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08/03/2005 | CEDH | N°24790/04

CEDH | FAIRFIELD c. ROYAUME-UNI


EN FAIT
Les requérants, Mme Rosemary Fairfield, fille de M. Harry Hammond, et M. Andrew Tredea et M. Geoffrey Cox, exécuteurs testamentaires de M. Hammond, sont des ressortissants britanniques, nés en 1959, 1959 et 1956 et résidant à Fordingbridge, Birmingham et Poole, respectivement. Ils sont représentés devant la Cour par M. P. Conrathe, solicitor à Croydon.
A.  Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
M. Harry Hammond, né en 1932, était un chrétien Ã

©vangélique qui prêchait depuis vingt ans. Ses convictions religieuses étaient...

EN FAIT
Les requérants, Mme Rosemary Fairfield, fille de M. Harry Hammond, et M. Andrew Tredea et M. Geoffrey Cox, exécuteurs testamentaires de M. Hammond, sont des ressortissants britanniques, nés en 1959, 1959 et 1956 et résidant à Fordingbridge, Birmingham et Poole, respectivement. Ils sont représentés devant la Cour par M. P. Conrathe, solicitor à Croydon.
A.  Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
M. Harry Hammond, né en 1932, était un chrétien évangélique qui prêchait depuis vingt ans. Ses convictions religieuses étaient profondes et il avait le désir de convertir autrui à son mode de pensée.
Au cours de l'été 2001, M. Hammond fit fabriquer un grand panneau à double face, sur lequel étaient inscrits les mots « Stop Immorality » (« Stop à l'immoralité »), « Stop Homosexuality » (« Stop à l'homosexualité ») et « Stop Lesbianism » (« Stop au lesbianisme »). Cet écriteau, fixé sur un manche, portait aussi, à chaque coin, l'inscription « Jesus is Lord » (« Jésus est Seigneur »).
Avant le 13 octobre 2001, Harry Hammond avait déjà prêché en public au moins une fois en brandissant sa pancarte, ce qui avait provoqué une réaction hostile de la part de plusieurs personnes, dont certaines avaient tenté d'effacer les inscriptions ou de détruire la pancarte.
L'après-midi du samedi 13 octobre 2001, Harry Hammond se rendit en car à Bournemouth. Il recouvrit l'écriteau d'un sac poubelle pour la durée du trajet ; en effet, compte tenu de réactions précédentes, il pensait que, si les inscriptions étaient visibles, une échauffourée risquait d'éclater avec les passagers du car. Il se posta dans une zone piétonne du centre de Bournemouth appelée « The Square » et commença à prêcher en brandissant sa pancarte.
Autour de lui se forma un attroupement de trente à quarante personnes, qui protestaient et criaient. Les unes étaient en colère, les autres, agressives ou indignées ; certaines lui jetèrent des mottes de terre. A un certain moment, l'une d'elles tenta de lui arracher la pancarte, qui heurta quelqu'un à la tête. Eclata alors une bagarre, au cours de laquelle Harry Hammond tomba à terre. Il se releva et continua à prêcher en brandissant la pancarte. A ce moment-là, quelqu'un lui renversa de l'eau sur la tête.
Deux fonctionnaires de police, Mme Gandy et M. Elliott, arrivèrent sur les lieux. Mme Gandy trouva l'assistance en colère, agitée et indignée. Elle demanda à Harry Hammond de ranger sa pancarte et de s'en aller. Il refusa. Il déclara être conscient que ses inscriptions étaient jugées injurieuses, puisqu'elles avaient déjà suscité une réaction analogue. De l'avis de M. Elliott, il n'était pas nécessaire d'intervenir. En revanche, Mme Gandy, qui estimait que Harry Hammond provoquait des violences, l'arrêta pour atteinte à l'ordre public.
Le 4 décembre 2001, Harry Hammond fut inculpé pour infraction à la loi de 1986 sur l'ordre public (Public Order Act 1986), au motif qu'il avait montré un signe à caractère menaçant, offensant ou injurieux à portée de voix ou de vue d'une autre personne risquant de se sentir harcelée, alarmée ou angoissée, acte interdit par l'article 5 § 1 de cette loi.
L'affaire fut examinée par une magistrates' court les 23 et 24 avril 2002. Le 24 avril 2002, les magistrates reconnurent Harry Hammond coupable pour avoir refusé de ranger son panneau et de quitter les lieux lorsqu'il y avait été invité, bien qu'il fût conscient du risque d'offenser ou de choquer certaines personnes ou de provoquer des troubles. Ils lui infligèrent une amende de 300 livres sterling et le condamnèrent aux dépens. La pancarte fut confisquée.
M. Hammond fit appel devant la High Court selon la procédure du « renvoi sur point de droit » (case stated). Dans leur exposé de l'affaire daté du 9 juillet 2002, qui fut modifié le 7 janvier 2004, les magistrates déclarèrent avoir pris en considération les droits de M. Hammond au titre de la Convention, mais conclurent qu'il existait un besoin social impérieux de restreindre la liberté d'expression de l'intéressé pour défendre l'ordre. Ils invoquèrent les motifs suivants :
a)  Les mots inscrits sur le panneau étaient effectivement injurieux et avaient provoqué l'indignation de l'assistance.
b)  L'appelant était conscient du caractère injurieux des inscriptions ; il l'avait reconnu devant le fonctionnaire de police Gandy. En témoignaient également la précaution qu'il avait prise de recouvrir l'écriteau d'un sac poubelle en plastique noir pour la durée du trajet en car et sa déclaration selon laquelle il avait provoqué une réaction analogue par le passé.
c)  La limitation de la liberté d'expression de l'appelant poursuivait un but légitime, à savoir la défense de l'ordre, compte tenu de la réaction que la pancarte de l'intéressé avait provoquée chez certaines personnes de l'assistance.
d)  Il existait un besoin social impérieux d'imposer cette limitation, qui répondait à ce besoin. Les mots inscrits sur le panneau de l'appelant visaient spécifiquement les communautés homosexuelle et lesbienne et insinuaient qu'elles étaient immorales, alors qu'il était nécessaire de faire preuve de tolérance à l'égard de tous les groupes composant la société. M. Hammond avait exposé sa pancarte dans le centre de la ville, un samedi après-midi, ce qui avait suscité une réaction hostile de la part de certaines personnes.
e)  L'ingérence dans l'exercice, par l'appelant, de son droit à la liberté d'expression du fait des poursuites engagées contre lui était une réaction proportionnée, dans la mesure où le comportement de l'intéressé dépassait les limites d'une protestation raisonnable et avait provoqué des violences et porté atteinte aux droits d'autrui.
f)  Bien que l'appelant sût qu'il risquait d'offenser ou de choquer certaines personnes ou de provoquer des troubles s'il brandissait sa pancarte, puisqu'il avait déjà suscité des réactions analogues, il avait refusé de la ranger et de quitter les lieux à la demande du fonctionnaire de police Gandy.
Harry Hammond décéda le 16 août 2002. Le 10 novembre 2002, ses exécuteurs testamentaires obtinrent l'autorisation de poursuivre l'instance.
Après une audience tenue le 13 janvier 2004, la Divisional Court les débouta de leur appel.
Le Lord Justice May déclara notamment :
« (...) S'agissant des principaux moyens d'appel, (...) l'appelant allègue, premièrement, que les juges se sont trompés en estimant que les mots inscrits sur la pancarte étaient injurieux et, deuxièmement, qu'une lecture correcte des articles 9 et 10 de la Convention aurait dû les amener à rendre une décision de relaxe. Le cheminement intellectuel précis qui, selon l'appelant, devait aboutir à cette conclusion peut, à mon avis, être envisagé sous l'angle de la détermination du caractère raisonnable. (...)
(...) L'appelant affirme qu'aucun juge du fond ne pouvait raisonnablement conclure que les mots inscrits sur la pancarte allaient au-delà d'un mode d'expression légitime, et rien ne prouve qu'ils constituaient plus qu'un affront ou qu'un manque de respect. On ne relève ni application de stéréotypes ni élément d'insulte gratuite ou manifeste. (...)
(...) Je n'ai pas trouvé cette question facile, car il est certainement exact que les inscriptions figurant sur la pancarte sont concises et, en soi, ne constituent pas des excès de langage. (...) mais j'arrive à la conclusion nette qu'il était loisible aux juges de la magistrates' court de statuer comme ils l'ont fait, notamment parce que les mots semblent établir un lien entre homosexualité et lesbianisme et immoralité. Les juges eux-mêmes ont pris ce lien en considération lorsqu'ils ont déclaré que les mots inscrits sur la pancarte de l'appelant visaient spécifiquement les communautés homosexuelle et lesbienne et insinuaient qu'elles étaient immorales. C'est pourquoi, non sans hésitation, je suis parvenu à la conclusion qu'il était loisible aux juges d'estimer (...) que les mots inscrits sur la pancarte étaient effectivement injurieux.
J'ai aussi examiné si, sous l'angle de l'article 10 de la Convention en particulier, mais aussi de l'article 9, les juges auraient dû conclure que M. Hammond avait démontré que son comportement était raisonnable. Après tout, de son point de vue, l'intéressé exerçait son droit à la liberté d'exprimer des opinions, acceptables ou non pour les passants, mais il fallait cependant garder à l'esprit l'importance capitale de la liberté d'expression dans une société comme la nôtre. Néanmoins, j'estime que les juges, dans leurs motifs, ne se sont pas limités aux questions qu'ils étaient tenus de traiter (...) et sont parvenus à la conclusion que le comportement de l'appelant n'était pas raisonnable, conclusion à laquelle il leur était loisible d'aboutir, pour les motifs qu'ils ont exposés. »
La Divisional Court estima que l'affaire ne soulevait pas un point de droit d'intérêt général qu'il fallût porter devant la Chambre des lords. Sa décision était donc définitive.
B.  Le droit et la pratique internes pertinents
Le passage pertinent de l'article 5 de la loi de 1986 sur l'ordre public (Public Order Act 1986) énonce :
« (1)  Une personne se rend coupable d'une infraction si elle
(b)  montre un écrit, un signe ou toute autre représentation apparente à caractère menaçant, offensant ou injurieux,
à portée de voix ou de vue d'une autre personne susceptible de se sentir harcelée, alarmée ou angoissée.
(3)  Tout accusé peut se défendre en prouvant
(c)  que son comportement était raisonnable. »
L'article 6 porte sur l'élément intentionnel. Le paragraphe 4 en est ainsi libellé :
« Une personne ne se rend coupable d'une infraction à l'article 5 que si elle donne intentionnellement à ses propos ou à son comportement, ou encore à un écrit, à un signe ou à toute autre représentation apparente, un caractère menaçant, offensant ou injurieux, ou si elle est consciente de leur caractère potentiellement menaçant, offensant ou injurieux ou (selon le cas) si elle adopte intentionnellement un comportement déplacé ou est consciente qu'il risque d'être déplacé. »
GRIEFS
Invoquant les articles 9 et 10 de la Convention, les requérants se plaignent que l'arrestation et la condamnation de Harry Hammond ont porté atteinte à sa liberté de religion et à sa liberté d'expression. Il s'est vu dénier la possibilité d'enseigner sa religion par la prédication et il a été sanctionné pour le contenu de son message et pour avoir exprimé son opinion, bien qu'il n'eût pas tenu de propos offensants ou dégradants ni incité à la violence. Certes, son message a été mal perçu par diverses personnes, mais ses libertés ne pouvaient être limitées simplement en raison des réactions exagérées ou déplacées d'autrui.
EN DROIT
Les requérants allèguent que l'arrestation et la condamnation de Harry Hammond sont contraires aux articles 9 et 10 de la Convention, qui protègent, l'un la liberté de pensée, de conscience et de religion, l'autre la liberté d'expression.
La Cour observe que Harry Hammond est décédé le 16 août 2002. La présente requête a été déposée le 2 juin 2004 par sa fille et ses exécuteurs testamentaires. Ces derniers font valoir que la Divisional Court leur a reconnu qualité pour agir après le décès de M. Hammond, ce qui prouve, selon eux, leur légitimité et leur intérêt. Quant à sa fille, elle s'appuie sur l'arrêt Dalban c. Roumanie ([GC], no 28114/95, § 39, CEDH 1999-VI), dans lequel la Cour a estimé que la veuve du requérant avait un intérêt légitime à faire constater que la condamnation de son mari avait méconnu le droit de celui-ci à la liberté d'expression.
La Cour rappelle cependant que, pour pouvoir former une requête en application de l'article 34, une personne physique, une organisation non gouvernementale ou un groupe de particuliers doit se prétendre « victime d'une violation (...) des droits reconnus dans la Convention (...) ». L'article 34 exige qu'un individu requérant se prétende effectivement lésé par la violation qu'il allègue (Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, pp. 90-91, §§ 239-240, et Klass et autres c. Allemagne, arrêt du 6 septembre 1978, série A no 28, pp. 17-18, § 33) ; cet article n'institue pas au profit des particuliers une sorte d'actio popularis pour l'interprétation de la Convention et ne les autorise pas non plus à se plaindre d'une loi au seul motif qu'elle leur semble enfreindre la Convention (Norris c. Irlande, arrêt du 26 octobre 1988, série A no 142, pp. 15-16, § 31 ; et Sanles Sanles c. Espagne (déc.), no 48335/99, CEDH 2000-XI). Ce principe s'applique aussi aux événements ou décisions qui seraient contraires à la Convention.
La Cour réaffirme que l'existence d'une victime, c'est-à-dire d'un individu qui est personnellement touché par la violation alléguée d'un droit garanti par la Convention, est nécessaire pour que soit enclenché le mécanisme de protection prévu par celle-ci, bien que ce critère ne puisse être appliqué de façon rigide, mécanique et inflexible tout au long de la procédure (Karner c. Autriche, no 40016/98, § 25, CEDH 2003-IX). La présente affaire doit donc être distinguée de l'affaire Dalban (précitée), dans laquelle le requérant lui-même avait engagé la procédure, que sa veuve n'a fait que poursuivre après son décès. De manière analogue, dans l'affaire Karner (précitée), bien que la Cour ait estimé que l'examen d'une requête pouvait se prolonger après le décès du requérant (et même en l'absence d'héritiers souhaitant prendre le relais) lorsque les problèmes posés dépassent les intérêts du requérant et soulèvent une question importante d'intérêt général concernant les normes relatives aux droits de l'homme dans les Etats contractants, on peut noter que le requérant était aussi décédé après l'introduction de la requête devant les organes de la Convention. S'il est vrai que les proches de personnes décédées dans des circonstances soulevant des questions sous l'angle de l'article 2 de la Convention peuvent se déclarer requérants à part entière, c'est là une situation particulière régie par la nature de la violation alléguée et des considérations liées à l'application effective de l'une des dispositions les plus fondamentales du système de la Convention.
En conséquence, la Cour estime qu'en l'espèce les requérants ne peuvent prétendre à la qualité de victime requise par l'article 34 de la Convention et que la requête doit être rejetée pour incompatibilité ratione personae avec les dispositions de la Convention, en application de l'article 35 §§ 3 et 4.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
DÉCISION FAIRFIELD ET AUTRES c. ROYAUME-UNI
DÉCISION FAIRFIELD ET AUTRES c. ROYAUME-UNI 


Synthèse
Formation : Cour (troisième section)
Numéro d'arrêt : 24790/04
Date de la décision : 08/03/2005
Type d'affaire : Décision
Type de recours : Exceptions préliminaires rejetées (non-épuisement des voies de recours internes, victime) ; Violation de l'art. 6-1 ; Préjudice moral - réparation pécuniaire

Analyses

(Art. 34) VICTIME, (Art. 35-1) RECOURS INTERNE EFFICACE, (Art. 6) PROCEDURE ADMINISTRATIVE, (Art. 6-1) DROITS ET OBLIGATIONS DE CARACTERE CIVIL, (Art. 6-1) TRIBUNAL IMPARTIAL


Parties
Demandeurs : FAIRFIELD
Défendeurs : ROYAUME-UNI

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2005-03-08;24790.04 ?
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