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16/06/2005 | CEDH | N°61603/00

CEDH | AFFAIRE STORCK c. ALLEMAGNE


TROISIÈME SECTION1
AFFAIRE STORCK c. ALLEMAGNE
(Requête no 61603/00)
ARRÊT
STRASBOURG
16 juin 2005
DÉFINITIF
16/09/2005
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Storck c. Allemagne,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. I. Cabral Barreto, président,    G. Ress,    L. Caflisch,    R. Türmen,    B. Zupančič,   Mmes  M. Tsatsa-Nikolovska,    A. Gyulumyan, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,r> Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 octobre 2004 et 24 mai 2005,
Rend l'arrêt que voici, ado...

TROISIÈME SECTION1
AFFAIRE STORCK c. ALLEMAGNE
(Requête no 61603/00)
ARRÊT
STRASBOURG
16 juin 2005
DÉFINITIF
16/09/2005
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Storck c. Allemagne,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. I. Cabral Barreto, président,    G. Ress,    L. Caflisch,    R. Türmen,    B. Zupančič,   Mmes  M. Tsatsa-Nikolovska,    A. Gyulumyan, juges,  et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 octobre 2004 et 24 mai 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 61603/00) dirigée contre la République fédérale d'Allemagne et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Waltraud Storck (« la requérante »), a saisi la Cour le 15 mai 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  La requérante, qui a été admise au bénéfice de l'assistance judiciaire, a été représentée par M. G. Rixe, avocat à Bielefeld. Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. K. Stoltenberg, Ministerialdirigent, puis par Mme A. Wittling-Vogel, Ministerialrätin, du ministère fédéral de la Justice.
3.  La requérante alléguait en particulier que son internement dans différents hôpitaux psychiatriques et le traitement médical qu'elle avait reçu avaient violé les articles 5 et 8 de la Convention. Elle se plaignait en outre que la procédure de contrôle de la légalité de ces mesures n'avait pas satisfait aux exigences de l'article 6 de la Convention.
4.  Le 15 octobre 2002, en application de l'article 28 de la Convention, un comité de trois juges de la Cour a déclaré la requête irrecevable et l'a rejetée conformément à l'article 35 § 4.
5.  Le 28 janvier 2003, le même comité a décidé de rouvrir la procédure.
6.  La requête a alors été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
7.  Par une décision du 26 octobre 2004, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.
8.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement). Les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l'autre.
9.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a cependant continué à être examinée par la chambre de l'ancienne troisième section.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
10.  La requérante est née le 30 août 1958 et réside à Niederselters (Allemagne).
A.  Genèse de l'affaire
11.  L'affaire concerne le placement répété de la requérante dans une institution psychiatrique, son séjour à l'hôpital, son traitement médical et ses diverses demandes d'indemnisation.
12.  La requérante est actuellement invalide à 100 % et touche une pension à ce titre. Elle affirme souffrir en permanence de douleurs importantes notamment aux bras et aux jambes et à la colonne vertébrale. Elle a passé près de vingt ans de sa vie dans différentes institutions psychiatriques et autres hôpitaux.
1.  Le placement de la requérante dans différentes institutions psychiatriques
13.  De janvier à mai 1974 (à l'âge de quinze ans), puis d'octobre 1974 à janvier 1975 (à l'âge de seize ans), la requérante fut placée dans le service psychiatrique pour enfants et adolescents de la clinique universitaire de Francfort-sur-le-Main, à la demande de son père, ce qui représente une durée totale de sept mois.
14.  Du 29 juillet 1977 (à l'âge de dix-huit ans) au 5 avril 1979, elle fut placée dans le service fermé (geschlossene Station) d'une institution psychiatrique privée de Brême, la clinique du docteur Heines, et ce à la demande de son père. Il y avait eu de graves conflits entre la requérante et ses parents, ce qui avait conduit son père à penser qu'elle était psychotique. La mère de la requérante avait souffert d'une psychose hallucinatoire paranoïde.
15.  La requérante – qui avait entre-temps atteint l'âge de la majorité – n'avait pas été placée sous tutelle, n'avait jamais signé de déclaration par laquelle elle consentait à son placement dans l'institution, et son internement psychiatrique n'avait jamais été autorisé par une décision de justice. La clinique privée du docteur Heines n'était pas habilitée à accueillir des patients relevant de la loi du Land de Brême sur l'internement des personnes atteintes de maladie mentale ou de déficience mentale et des toxicomanes (paragraphes 51-58 ci-dessous). Le 4 mars 1979, la police reconduisit la requérante de force à la clinique après une tentative de fuite.
16.  Pendant son séjour forcé à la clinique, la requérante ne fut pas en mesure d'entretenir des relations sociales régulières avec le monde extérieur. Elle avait contracté la poliomyélite à l'âge de trois ans et le traitement médical qui lui fut prescrit à la clinique provoqua l'apparition d'un syndrome post-poliomyélitique.
17.  Du 5 avril 1979 au 21 mai 1980, elle fut placée dans un hôpital psychiatrique à Gießen. Elle déclare qu'elle a échappé par hasard à un séjour plus long grâce à une des patientes de l'hôpital qui l'avait hébergée.
18.  Du 21 janvier au 20 avril 1981, elle fut de nouveau soignée à la clinique du docteur Heines, car elle avait à cette époque perdu l'usage de la parole et montrait selon les médecins des signes d'autisme.
2.  Les séjours de la requérante dans différents hôpitaux et cliniques
19.  Le 7 mai 1991, la requérante suivit un traitement médical dans la clinique de neurologie et de psychiatrie du docteur Horst Schmidt.
20.  Du 3 septembre 1991 au 28 juillet 1992, elle reçut un traitement médical (stationäre Behandlung) à la clinique universitaire de médecine psychosomatique et de psychothérapie de Mayence, une institution de droit public, où elle recouvra l'usage de la parole.
21.  Du 22 octobre au 21 décembre 1992, elle fut traitée dans le service d'orthopédie d'une clinique de Francfort-sur-le-Main puis, du 4 février au 18 mars 1993, dans le service d'orthopédie d'une clinique d'Isny.
22.  Le 18 avril 1994, le docteur Lempp, professeur de pédopsychiatrie à l'université de Tübingen et membre de la commission d'enquête du gouvernement fédéral, prépara une expertise à la demande de la requérante. Il indiqua que celle-ci n'avait « à aucun moment souffert de psychose de type schizophrénique » (« zu keinem Zeitpunkt lag eine Psychose aus dem schizophrenen Formenkreis vor ») et que son comportement excessif était le produit de ses conflits avec sa famille.
23.  Le 6 octobre 1999, le docteur Köttgen, psychiatre, rédigea une seconde expertise à la demande de la requérante. Confirmant les conclusions du docteur Lempp, elle estimait que la requérante n'avait jamais souffert de schizophrénie infantile mais se trouvait à l'époque en pleine crise d'identité liée à la puberté (Pubertätskrise). En raison de l'erreur de diagnostic qui avait été commise, on lui avait prescrit pendant des années des médicaments dont on connaissait déjà les effets secondaires nocifs. Etant donné que la requérante avait eu la poliomyélite, elle aurait dû être soignée avec la plus grande prudence. A cet égard, la situation faite à l'intéressée dans la clinique du docteur Heines semblait avoir été particulièrement dramatique : privation de liberté sans décision judiciaire, détention dépourvue de base légale, médicaments trop forts à des fins d'interrogatoire et recours à des méthodes de pédagogie noire (schwarze Pädagogik).
B.  Procédures engagées par la requérante devant les juridictions internes
1.  Procédure devant les juridictions de Brême
24.  Le 12 février 1997, sur la base du rapport d'expertise du docteur Lempp, la requérante déposa une demande d'assistance judiciaire et intenta une action en dommages et intérêts contre la clinique du docteur Heines devant le tribunal régional de Brême. Elle alléguait en premier lieu que sa détention du 29 juillet 1977 au 5 avril 1979 puis du 21 janvier 1981 au 20 avril 1981 avait été contraire au droit allemand et, en second lieu, que le traitement médical auquel elle avait été soumise était contre-indiqué dans son cas du fait qu'elle avait eu la poliomyélite. Selon elle, son internement forcé et le traitement subi avaient ruiné sa santé tant physique que mentale.
25.  Ce n'est qu'à cette époque, à savoir le 24 février 1997, que la requérante put avoir accès à son dossier médical conservé à la clinique du docteur Heines, alors qu'elle en avait demandé la communication à maintes reprises auparavant.
a)  Le jugement du tribunal régional de Brême du 9 juillet 1998
26.  Le 9 juillet 1998, le tribunal régional de Brême, après avoir tenu une audience, accueillit l'action en dommages et intérêts de la requérante, considérant que son internement avait été contraire au droit allemand.
27.  Le tribunal régional constata que la requérante, qui était majeure, n'avait pas été placée sous tutelle et que sa détention n'avait pas été ordonnée par un tribunal d'instance comme le prévoyait la loi du Land de Brême sur l'internement des personnes atteintes de maladie mentale ou de déficience mentale et des toxicomanes (paragraphes 51-58 ci-dessous).
28.  D'après le tribunal régional, l'internement de la requérante n'aurait été légal que si celle-ci avait donné son consentement, ce qui n'était pas le cas. Premièrement, elle n'avait pas signé le formulaire d'admission rempli le jour de son entrée à la clinique. Deuxièmement, elle n'avait pas consenti même tacitement (konkludente Einwilligung) à son internement et à son traitement à la clinique. Le simple fait qu'elle soit arrivée à la clinique accompagnée de son père ne suffisait pas à établir la validité de son consentement (wirksame Einwilligung). Selon les arguments de la clinique privée, on ne pouvait exclure qu'à l'époque la requérante n'ait pas été en mesure de se rendre compte de l'importance et des conséquences de son internement (« es ist ... vielmehr nicht auszuschließen, daß die Klägerin zum damaligen Zeitpunkt die Bedeutung und Tragweite der Unterbringung nicht erkennen konnte »). Cela aurait résulté notamment de ce que des médicaments très forts avaient été administrés à la requérante dès son arrivée.
29.  A cet égard, le tribunal régional conclut ce qui suit :
« Même à supposer que la demanderesse ait initialement donné son accord, celui-ci serait devenu caduc en raison des tentatives de fuite qu'elle a incontestablement commises et de la nécessité de l'attacher. Il aurait fallu, au plus tard à partir de ces dates-là, sur lesquelles la défenderesse n'a pas donné plus de précisions, obtenir une décision de justice. »
(« selbst wenn man doch von einer anfänglichen Einwilligung der Klägerin ausgehen wollte, wäre diese durch die unstreitig erfolgten Ausbruchsversuche der Klägerin und die erforderlich gewordenen Fesselungen hinfällig geworden. Spätestens zu diesen, von der Beklagten nicht näher vorgetragenen Zeitpunkten, wäre die Einholung einer gerichtlichen Anordnung erforderlich gewesen. »)
30.  Le tribunal régional constata que la requérante n'avait pas non plus consenti à son deuxième internement psychiatrique (du 21 janvier au 20 avril 1981), étant donné qu'elle présentait alors des signes d'autisme et avait temporairement perdu l'usage de la parole. Dès lors, une décision de justice aurait également été nécessaire pour cette période.
31.  Puisque la requérante avait ainsi d'ores et déjà droit à des dommages et intérêts, le tribunal régional ne se pencha pas sur la question de savoir si le traitement médical qu'elle avait suivi était adéquat ou non.
32.  Le tribunal régional jugea de plus que la demande formée par la requérante n'était pas prescrite. Aux termes de l'article 852 § 1 du code civil (paragraphe 63 ci-dessous), le délai de prescription de trois ans pour les délits (unerlaubte Handlung) ne commençait à courir que lorsque la victime avait connaissance du dommage et de la personne responsable du dommage. Le tribunal releva qu'on ne pouvait considérer que la victime disposait de ces connaissances que lorsqu'elle était en mesure d'engager une action en dommages et intérêts ayant des perspectives suffisantes de succès. Ce n'est qu'à partir de ce moment que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elle qu'elle engage une telle action (« daß ihm die Klage zuzumuten ist »), en tenant compte en outre de son état de santé. Le tribunal se référa à la jurisprudence de la Cour fédérale de justice (Bundesgerichtshof) en la matière.
33.  Même s'il se pouvait que la requérante ait été consciente du fait qu'elle avait été placée dans la clinique contre son gré, il était établi que pendant ses longs séjours à l'hôpital psychiatrique, elle avait été contrainte de prendre des médicaments très forts. A sa sortie de clinique, elle avait continué son traitement et était toujours considérée comme atteinte d'une maladie mentale. Elle avait aussi présenté de graves troubles physiques (schwere körperliche Ausfallerscheinungen) et avait notamment perdu ensuite l'usage de la parole pendant plus de onze ans (de 1980 à 1991/1992). Ce n'est qu'à la fin de ce traitement médical et après la présentation le 18 avril 1994 de l'expertise du docteur Lempp – où apparaissait pour la première fois la conclusion que la requérante n'avait jamais souffert de schizophrénie – qu'elle avait pris suffisamment conscience de sa situation, de son éventuel droit à des dommages et intérêts et de la possibilité d'engager une action en justice. Sa demande d'assistance judiciaire, soumise le 12 février 1997, avait interrompu le délai de prescription de trois ans. Dès lors, sa demande n'était pas prescrite.
b)  L'arrêt de la cour d'appel de Brême du 22 décembre 2000
34.  Le 22 décembre 2000, la cour d'appel de Brême, saisie d'un recours de la clinique, annula le jugement du tribunal régional de Brême et débouta la requérante.
35.  La cour d'appel marqua son désaccord avec le constat du tribunal régional de Brême selon lequel la requérante avait été illégalement privée de sa liberté pendant son séjour à la clinique. Elle nota que ce tribunal n'avait pas recueilli d'éléments de preuve au sujet de la question controversée et observa que la requérante avait concédé au cours de la procédure d'appel avoir en partie volontairement (« bedingt freiwillig ») consenti à son séjour dans la clinique en 1981.
36.  La cour d'appel ne trancha pas la question de savoir si la requérante pouvait demander des dommages et intérêts dans le cadre de la responsabilité délictuelle (Schadensersatzanspruch aus unerlaubter Handlung) en invoquant une privation illégale de liberté ou le dommage corporel provoqué par le traitement médical. En tout état de cause, pareille demande était selon elle prescrite en application de l'article 852 § 1 du code civil, qui prévoyait un délai de prescription de trois ans. La cour d'appel considéra que la requérante avait toujours été consciente du fait qu'elle aurait été internée contre son gré, indépendamment de l'expertise soumise par le docteur Lempp, et aussi qu'elle aurait été forcée de prendre des médicaments antipsychotiques. L'intéressée était ainsi en mesure d'engager une action en justice en dépit de ses problèmes physiques. D'après la jurisprudence de la Cour fédérale de justice, il suffisait que la personne soit consciente d'avoir subi un dommage, sans avoir forcément connaissance de toute l'étendue du dommage.
37.  La cour d'appel jugea que la requérante n'était pas non plus habilitée à demander des dommages et intérêts en matière de responsabilité contractuelle (Schadensersatzansprüche aus Vertrag) à la suite de son traitement médical. A son avis, l'intéressée n'avait pas suffisamment démontré qu'elle s'était expressément opposée à son séjour en hôpital psychiatrique. De plus, un contrat tacite (konkludenter Vertrag) aurait pu être conclu entre la clinique et la requérante au sujet du traitement médical de celle-ci. On ne pouvait présumer que les tentatives de fuite de la requérante avaient mis fin à un tel contrat car ces tentatives étaient dues à sa maladie (« Es kann nicht angenommen werden, daß dieser konkludent geschlossene Vertrag durch jeden krankheitsbedingten Fluchtversuch beendet worden ist »). D'ailleurs, lorsque la clinique avait empêché la requérante de s'échapper, elle n'avait fait que respecter son obligation de soins (Fürsorgepflicht). Selon l'expertise du docteur Rudolf, un psychiatre désigné par la cour d'appel, la requérante était à l'époque gravement malade et avait besoin d'un traitement médical.
38.  Quoi qu'il en soit, la cour d'appel fit observer que la clinique avait contesté l'affirmation de la requérante selon laquelle elle avait été internée contre son gré, de sorte que l'on ne pouvait savoir si cette affirmation était vraie (« so daß offenbleibt, ob dieser Vortrag überhaupt zutrifft »).
39.  Même si l'on ne pouvait présumer l'existence d'un contrat entre la clinique et la requérante, qui avait alors atteint l'âge de la majorité, un contrat avait en tout état de cause été tacitement conclu entre la clinique et le père de la requérante au bénéfice de cette dernière. Ce contrat valait au moins pour la période allant du 29 juillet 1977 à janvier 1978, où l'on avait tenté de la placer dans une autre institution psychiatrique.
40.  La cour d'appel considéra de surcroît que le traitement de la requérante n'avait pas été erroné et que le dosage des médicaments n'avait pas été trop élevé. Elle s'appuya à cet égard sur l'expertise concluante du docteur Rudolf. Pour évaluer l'opinion de ce spécialiste, exprimée par écrit et oralement à l'audience, la cour examina de manière approfondie les conclusions partiellement différentes contenues dans les rapports d'expertise des docteurs Lempp et Köttgen, rédigés à la demande de la requérante.
2.  Procédure devant les juridictions de Mayence et de Coblence
41.  La requérante saisit également le tribunal régional de Mayence d'une demande de dommages et intérêts contre les médecins qui l'avaient traitée à la clinique universitaire de Mayence et contre la clinique elle-même. Elle soutenait qu'elle avait été soignée pour des symptômes psychosomatiques alors qu'elle souffrait en réalité d'un syndrome post-poliomyélitique. Etant donné que son dossier médical relatif à son traitement à la clinique avait temporairement disparu, la clinique reconstitua un dossier (Notakte) d'une centaine de pages, auquel l'avocat de la requérante put par la suite avoir accès.
42.  Par un jugement rendu le 5 mai 2000, le tribunal régional de Mayence rejeta la demande de la requérante. Il conclut, d'après l'expertise du docteur Ludolph, médecin-chef à la clinique de neurologie de l'université d'Ulm, à l'absence de preuves suffisantes démontrant que le syndrome post-poliomyélitique et les troubles mentaux dont la requérante souffrait à l'époque n'avaient pas été soignés correctement.
43.  On retrouva l'original du dossier médical de la requérante pendant la procédure engagée ensuite par celle-ci devant la cour d'appel de Coblence ; son avocat put y avoir accès.
44.  Par un arrêt du 30 octobre 2001, la cour d'appel de Coblence confirma l'arrêt qu'elle avait rendu le 15 mai 2001 par défaut en raison de la non-comparution de la requérante à l'audience (Versäumnisurteil). Elle y statuait dans le même sens que le tribunal régional de Mayence. S'appuyant sur les expertises du docteur Ludolph et de deux spécialistes en orthopédie, la cour d'appel jugea notamment que la requérante n'avait pas été soumise à un traitement médical erroné, que ce soit intentionnellement ou par négligence. Elle déclara que le fait que l'un des rapports d'expertise ait été rédigé avec le concours de médecins qui étaient les assistants de l'expert désigné par la cour n'empêchait pas de l'utiliser dans la procédure. L'expert désigné avait assumé l'entière responsabilité du rapport et avait été interrogé en personne à l'audience. De plus, même à supposer qu'il y ait eu une erreur de traitement, la requérante, à qui incombait en l'occurrence la charge de la preuve, n'avait pas démontré l'existence d'un lien de causalité entre l'erreur de traitement et ses problèmes de santé. En particulier, comme il n'y avait en tout état de cause pas eu d'erreur grave de traitement, il n'y avait pas lieu, conformément à la jurisprudence établie de la Cour fédérale de justice, d'appliquer une règle moins stricte en matière de charge de la preuve (Beweiserleichterungen).
3.  Procédure devant la Cour fédérale de justice
45.  La requérante forma un pourvoi devant la Cour fédérale de justice contre l'arrêt de la cour d'appel de Brême du 22 décembre 2000 et contre les décisions rendues par le tribunal régional de Mayence le 5 mai 2000 et la cour d'appel de Coblence le 30 octobre 2001.
46.  Le 15 janvier 2002, la Cour fédérale de justice refusa d'examiner le pourvoi pour autant qu'il concernait l'arrêt de la cour d'appel de Brême.
47.  Le 5 février 2002, les cinq juges de la Cour fédérale de justice compétents pour connaître de l'affaire refusèrent d'octroyer à la requérante l'assistance judiciaire relativement à son pourvoi contre les décisions des juridictions de Mayence et de Coblence, estimant que ce recours n'avait pas de perspectives suffisantes de succès. Le 25 mars 2002, ces cinq juges déclarèrent le pourvoi irrecevable au motif que la requérante n'avait pas présenté ses moyens d'appel dans le délai légal.
4.  Procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale
48.  Le 2 février 2002, la requérante forma un recours constitutionnel contre les arrêts de la cour d'appel de Brême du 22 décembre 2000 et de la Cour fédérale de justice du 15 janvier 2002. Citant les dispositions pertinentes de la Loi fondamentale, elle alléguait une violation de son droit à la liberté et à la dignité et de son droit à un procès équitable, et se plaignait d'une atteinte à son intégrité physique. Elle exposait dans le détail les conditions dans lesquelles elle avait été internée dans les différentes institutions psychiatriques, les audiences devant les juridictions de Brême et les décisions rendues par celles-ci, et expliquait pourquoi elle estimait que ses droits avaient été enfreints.
49.  Le 19 février 2002, la requérante forma un recours constitutionnel contre les décisions prononcées par le tribunal régional de Mayence le 5 mai 2000 et la cour d'appel de Coblence le 30 octobre 2001, et contre la décision de la Cour fédérale de justice du 5 février 2002 de ne pas lui octroyer l'assistance judiciaire. Elle dénonçait une violation de son droit à un procès équitable et alléguait qu'on lui avait prescrit un traitement médical incorrect. Elle expliquait en détail comment elle avait été soignée à la clinique universitaire de Mayence, la façon dont s'était déroulée la procédure devant les juridictions de Mayence et de Coblence et pourquoi elle estimait que ses droits constitutionnels n'avaient pas été respectés.
50.  Le 6 mars 2002, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d'examiner les recours constitutionnels de la requérante. Elle fit valoir que les griefs ne revêtaient pas une importance fondamentale (« keine grundsätzliche Bedeutung »), car les questions qu'ils soulevaient étaient déjà résolues dans sa jurisprudence. De plus, elle n'avait pas pour rôle de connaître des erreurs de droit qui auraient été commises par les juridictions civiles compétentes. Par ailleurs, les griefs en cause ne faisaient pas apparaître de violation des droits constitutionnels de la requérante.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A.  Dispositions régissant la détention dans un hôpital psychiatrique
1.  Dispositions en vigueur en 1977, à l'époque de l'internement de la requérante à la clinique de Brême
51.  A l'époque où la requérante fut admise pour la première fois à la clinique de Brême, les règles régissant l'internement en hôpital psychiatrique étaient notamment exposées dans la loi du Land de Brême du 16 octobre 1962 sur l'internement des personnes atteintes de maladie mentale ou de déficience mentale et des toxicomanes (Gesetz über die Unterbringung von Geisteskranken, Geistesschwachen und Süchtigen – « la loi de 1962 »).
52.  L'article 1 § 2 de la loi de 1962 disposait que celle-ci couvrait les cas où l'internement se produisait contre la volonté ou sans le consentement de la personne internée.
53.  En vertu de l'article 2 de la loi de 1962, la détention était légale si la personne concernée, de par son comportement envers elle-même ou envers autrui, représentait pour la sûreté ou l'ordre publics une menace grave qui ne pouvait être écartée d'une autre manière.
54.  Conformément à l'article 3 de la loi de 1962, la détention devait être ordonnée par un tribunal d'instance (Amtsgericht) sur demande écrite de l'autorité administrative compétente.
55.  Aux termes de l'article 7 de la loi de 1962, la demande d'internement devait être accompagnée d'un rapport d'expertise sur la maladie mentale de la personne concernée émanant du médecin du secteur (Amtsarzt) ou d'un spécialiste de la santé mentale. Ce rapport devait indiquer si la personne représentait une grave menace pour la sûreté ou l'ordre publics de par son comportement envers elle-même ou autrui et, si oui, dans quelle mesure.
56.  En vertu de l'article 8 de la loi de 1962, le tribunal d'instance était tenu de désigner un avocat pour représenter la personne concernée si cela se révélait nécessaire pour la protection de ses intérêts.
57.  Aux termes de l'article 9 de la loi de 1962, le tribunal devait en principe interroger la personne internée avant de rendre sa décision. Il n'était toutefois pas nécessaire d'entendre celle-ci personnellement si cela était susceptible d'avoir des effets négatifs sur son état de santé ou s'il n'était pas possible de communiquer avec elle. En pareil cas, le tribunal devait désigner un tuteur ad litem (Verfahrenspfleger) si la personne n'avait pas déjà été placée sous tutelle.
58.  La décision d'internement rendue par le tribunal d'instance était susceptible d'appel (sofortige Beschwerde – article 10 de la loi de 1962). A l'issue d'une période d'un an, en principe, le tribunal d'instance devait décider s'il y avait lieu de prolonger l'internement. Pareille mesure ne pouvait être ordonnée que sur la base d'une nouvelle expertise médicale (articles 15 et 16 de la loi de 1962).
2.  Evolutions ultérieures
59.   Le 9 juillet 1979 est entrée en vigueur dans le Land de Brême une nouvelle loi sur les mesures d'aide et de protection en cas de troubles mentaux (Gesetz über Hilfen und Schutzmaßnahmen bei psychischen Krankheiten). Cette loi, qui remplace la loi de 1962, vise à faire respecter les droits des patients.
60.  L'article 34 de la loi a notamment créé une commission de visiteurs des hôpitaux psychiatriques. Une fois par an au moins, celle-ci se rend sans avertissement préalable dans les hôpitaux psychiatriques où des personnes sont internées en exécution d'une décision de justice rendue en vertu de l'article 17 de la loi. La commission a en particulier pour tâche de vérifier si les droits des personnes ainsi internées sont respectés et de donner aux patients l'occasion de soulever des griefs. Plusieurs années après l'entrée en vigueur de la loi, la commission a décidé de se rendre dans tous les hôpitaux psychiatriques et non plus seulement dans ceux où des personnes se trouvaient internées conformément à une décision de justice. Ces visites, qui dépassaient le cadre strictement prévu par l'article 34 de la loi, étaient effectuées avec l'accord des institutions concernées.
B.  Dispositions administratives relatives aux cliniques privées
61.  Conformément à l'article 30 de la loi sur le commerce et l'industrie (Gewerbeordnung), dans sa version en vigueur depuis le 16 février 1979, les hôpitaux privés et les institutions psychiatriques privées doivent disposer d'une licence émise par l'autorité de l'Etat compétente. La licence peut notamment être refusée s'il existe des faits de nature à mettre en cause la fiabilité de la gestion de l'institution concernée.
C.  Dispositions pénales
62.  En vertu de l'article 239 § 1 du code pénal, quiconque prive autrui de sa liberté est passible d'une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à cinq ans ou d'une amende. Le paragraphe 3 de cet article dispose qu'une privation de liberté qui dure plus d'une semaine ou compromet gravement la santé de la victime, du fait soit de la détention elle-même soit d'un acte commis durant la détention, est punie d'une peine d'emprisonnement de un à dix ans. Conformément aux articles 223 à 226 du code pénal, les brutalités sont punies d'une peine d'emprisonnement pouvant atteindre dix ans ou d'une amende. Quiconque contraint illégalement autrui par la force à agir, consentir à agir ou omettre d'agir est passible d'une peine d'emprisonnement allant jusqu'à trois ans ou d'une amende (article 240 § 1 du code pénal).
D.  Dispositions du droit civil et jurisprudence relative aux demandes d'indemnisation
63.  Les demandes d'indemnisation relevant de la responsabilité délictuelle sont régies par le paragraphe 1 de l'article 823 du code civil, aux termes duquel une personne qui provoque intentionnellement ou par négligence un dommage corporel à autrui, compromet la santé d'autrui ou prive autrui de sa liberté est tenue d'indemniser la victime du préjudice ainsi causé. En vertu de l'article 823 § 2 du code civil, la même obligation pèse sur toute personne qui viole intentionnellement ou par négligence une disposition conçue pour la protection d'autrui, comme les articles 223 à 226, 239 et 240 du code pénal. D'après l'article 847 § 1 du code civil (dans sa version en vigueur jusqu'au 31 juillet 2002 et applicable aux dommages causés avant cette date), une indemnisation de la douleur et de la souffrance peut être réclamée en cas de dommage corporel, de préjudice pour la santé ou de privation de liberté. Enfin, l'article 852 du code civil, dans sa version en vigueur à l'époque, disposait que les demandes d'indemnisation dans le cadre de la responsabilité délictuelle étaient prescrites trois ans après la date à laquelle la victime avait eu connaissance du dommage et de l'identité de la personne susceptible de l'indemniser.
64.  Au moment des faits, le code civil ne contenait aucune disposition concernant expressément les demandes d'indemnisation en matière de responsabilité contractuelle pour les affaires relatives à la mauvaise exécution d'un contrat (positive Vertragsverletzung) conclu entre un médecin et son patient. Toutefois, conformément à la jurisprudence bien établie des juridictions civiles, une personne pouvait réclamer des dommages et intérêts si le contrat qu'elle avait conclu avec autrui avait délibérément ou par négligence été mal exécuté et si cela lui avait porté préjudice.
EN DROIT
I.  SUR L'EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
65.  Le Gouvernement réitère l'exception qu'il a soulevée au stade de la recevabilité quant à la réouverture de la procédure devant la Cour. Il soutient en effet que la Cour n'a pas le droit de rouvrir la procédure après qu'un comité a déclaré une requête irrecevable et qu'elle n'a pas non plus compétence pour ce faire en cas d'erreur manifeste dans les faits ou l'appréciation des critères de recevabilité pertinents. En tout état de cause, il n'aperçoit en l'espèce aucune erreur de ce genre.
66.  La requérante ne se prononce pas à cet égard.
67.  La Cour note que le Gouvernement a énoncé en détail son exception préliminaire relative à la force de chose jugée au stade de la recevabilité. Dans sa décision sur la recevabilité du 26 octobre 2004, la Cour a dit :
« La Cour reconnaît que ni la Convention ni son règlement ne prévoient expressément une réouverture de la procédure devant elle (voir Des Fours Walderode c. République tchèque (déc.), no 40057/98, CEDH 2004-V, et Harrach c. République tchèque (déc.), no 77532/01, 18 mai 2004). Toutefois, dans des circonstances exceptionnelles, lorsqu'il y a eu une erreur manifeste dans les faits ou l'appréciation des critères de recevabilité pertinents, la Cour dispose bien, dans l'intérêt de la justice, du pouvoir de reprendre l'examen d'une requête qu'elle avait déclarée irrecevable et de rectifier ces erreurs (voir, entre autres, V.S. et T.H. c. République tchèque, no 26347/95, décision de la Commission du 10 septembre 1996, Appietto c. France (déc.), no 56927/00, § 8, 26 février 2002, Des Fours Walderode, précitée, et Harrach, précitée). Dès lors, il y a lieu de rejeter l'exception formulée par le Gouvernement. »
La Cour ne voit aucune raison de s'écarter de cette décision.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION À RAISON DE L'INTERNEMENT DE LA REQUÉRANTE DANS UNE CLINIQUE PRIVÉE DE JUILLET 1977 À AVRIL 1979
68.  La requérante allègue qu'en raison de son séjour forcé à la clinique du docteur Heines, à Brême, elle a été privée de sa liberté au mépris de l'article 5 § 1 de la Convention, qui dispose en ses passages pertinents :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
e)  s'il s'agit de la détention régulière (...) d'un aliéné (...) »
A.  Sur le point de savoir si la requérante a été privée de sa liberté
69.  La requérante soutient qu'elle a été détenue contre son gré dans la clinique du docteur Heines. Citant les conclusions du tribunal régional de Brême, elle souligne qu'elle était opposée à son internement dans cette clinique, où elle était placée dans un service fermé sans possibilité de contact avec l'extérieur.
70.  Le Gouvernement conteste ce point de vue. Selon lui, la requérante n'a pas été privée de sa liberté car elle aurait consenti à son séjour dans la clinique du docteur Heines. Dans le cas contraire, elle n'y serait certainement pas retournée de son plein gré en 1981.
71.  La Cour rappelle que, pour savoir si une personne a été privée de sa liberté, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères propres à son cas particulier comme le genre, la durée, les effets et les modalités d'exécution de la mesure considérée (voir, entre autres, Guzzardi c. Italie, arrêt du 6 novembre 1980, série A no 39, p. 33, § 92, Nielsen c. Danemark, arrêt du 28 novembre 1988, série A no 144, p. 24, § 67, et H.M. c. Suisse, no 39187/98, § 42, CEDH 2002-II).
72.  La Cour observe que, si la situation qu'a concrètement connue la requérante dans la clinique ne suscite guère de controverse, le tribunal régional de Brême a constaté que l'intéressée avait été privée de sa liberté parce qu'elle n'avait consenti ni expressément ni tacitement à y séjourner. La cour d'appel de Brême, en revanche, a considéré que la requérante avait conclu avec la clinique un contrat tacite concernant son traitement médical ou bien que son père et la clinique avaient conclu un tel contrat pour son bien. La Cour doit prendre en compte les constatations de fait pertinentes émanant des juridictions internes mais elle n'est pas tenue par leurs conclusions juridiques quant au point de savoir si la requérante a ou non été privée de sa liberté au sens de l'article 5 § 1 de la Convention (H.L. c. Royaume-Uni, no 45508/99, § 90, CEDH 2004-IX).
73.  Pour ce qui est de la situation concrète de la requérante à la clinique de Brême, la Cour observe que nul ne conteste que l'intéressée s'y trouvait dans un service fermé. La requérante était placée sous la supervision et le contrôle constants du personnel de la clinique et n'a été libre de quitter la clinique à aucun moment de son séjour, qui a duré près de vingt mois. Lorsqu'elle a tenté de s'enfuir, il a fallu l'attacher pour la contraindre à rester et, lorsqu'elle a réussi à s'échapper, c'est la police qui l'a reconduite à la clinique. Elle n'a pas pu rester en contact régulier avec le monde extérieur. On peut donc considérer qu'elle a objectivement été privée de sa liberté.
74.  Toutefois, la notion de privation de liberté au sens de l'article 5 § 1 ne comporte pas seulement un aspect objectif, à savoir l'internement d'une personne dans un certain espace restreint pendant un laps de temps non négligeable. Une personne ne peut passer pour avoir été privée de sa liberté que si – et cela constitue l'aspect subjectif – elle n'a pas valablement consenti à son internement (voir, mutatis mutandis, H.M. c. Suisse, précité, § 46). La Cour note qu'en l'espèce le point de savoir si la requérante a consenti à son séjour à la clinique est controversé entre les parties.
75.  Eu égard aux constatations de fait pertinentes émanant des juridictions internes et aux éléments sur lesquels les parties s'accordent, la Cour observe que la requérante était majeure au moment où elle a été admise à la clinique et qu'elle n'avait pas été placée sous tutelle. Elle était donc considérée comme capable de consentir ou de s'opposer à son admission et à son traitement à l'hôpital. Nul ne conteste qu'elle n'a pas signé le formulaire d'admission préparé par la clinique le jour de son arrivée. Il est vrai qu'elle y était venue par elle-même en compagnie de son père. Toutefois, le droit à la liberté revêt une trop grande importance dans une société démocratique pour qu'une personne perde le bénéfice de la protection de la Convention du seul fait qu'elle accepte d'être internée (De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, arrêt du 18 juin 1971, série A no 12, p. 36, § 65, et H.L. c. Royaume-Uni, précité, § 90).
76.  Pour ce qui est de la suite du séjour de la requérante à la clinique, la Cour estime que le facteur clé en l'espèce est que l'intéressée a tenté à plusieurs reprises de s'échapper, ce que d'ailleurs nul ne conteste. Il a fallu l'attacher afin de l'empêcher de s'enfuir et la police a dû la reconduire à la clinique la fois où elle a réussi à fuir. Dans ces conditions, la Cour ne discerne aucun fait concret de nature à étayer l'hypothèse selon laquelle la requérante – à supposer qu'elle ait eu la capacité de donner son consentement – avait accepté de rester dans la clinique. A titre subsidiaire, en présumant que la requérante n'était plus en mesure de consentir après avoir été traitée avec des médicaments puissants, elle ne saurait en tout état de cause passer pour avoir valablement accepté de séjourner à la clinique.
77.  D'ailleurs, une comparaison des circonstances de l'espèce avec celles de l'affaire H.L. c. Royaume-Uni (précitée) ne peut que confirmer cette conclusion. Dans cette dernière affaire, qui portait sur l'internement d'un individu majeur mais incapable de donner son consentement dans une institution psychiatrique qu'il n'avait jamais tenté de quitter, la Cour a conclu qu'il y avait eu une privation de liberté. Il y a donc a fortiori lieu de tirer la même conclusion en l'espèce. L'absence de consentement de la requérante doit également passer pour un élément décisif de nature à distinguer la présente cause de l'affaire H.M. c. Suisse (précitée, § 46), où la Cour a conclu que le placement d'une personne âgée dans un foyer en vue d'assurer les soins médicaux nécessaires n'avait pas emporté une privation de liberté. Dans l'affaire H.M. c. Suisse, en effet, la requérante, qui était légalement capable d'exprimer son avis, était indécise quant au point de savoir si elle souhaitait rester dans ce foyer. Celui-ci était donc autorisé à conclure qu'elle ne s'opposait pas à son séjour.
78.  Dès lors, la Cour conclut que la requérante a été privée de sa liberté au sens de l'article 5 § 1 de la Convention.
B.  Responsabilité de l'Etat défendeur
1.  Arguments des parties
a)  La requérante
79.  La requérante estime que la privation de liberté dont elle a été l'objet est imputable à l'Etat, étant donné que des institutions de l'Etat ont pris part à son internement à plusieurs égards. Même si la clinique du docteur Heines était privée, l'Etat était impliqué dans son séjour et son traitement dans cette institution puisque sa maladie était couverte par le régime obligatoire d'assurance maladie (gesetzliche Krankenversicherung). Cela avait donné naissance à une relation de droit public entre la clinique et la compagnie d'assurances, ainsi qu'entre la clinique et elle-même. De plus, la clinique avait été intégrée dans le système public de santé. La clinique avait aussi été informée par un médecin qui travaillait pour un organisme public et avait organisé son admission à la clinique que son internement dans cet établissement devait avoir été ordonné par un tribunal. Enfin, le 4 mars 1979, la police l'avait reconduite de force à la clinique après qu'elle eut tenté de s'en échapper.
80.  La requérante soutient par ailleurs que la façon arbitraire dont la cour d'appel de Brême a interprété les dispositions pertinentes du code civil s'analysent en une violation de l'article 5 § 1 de la Convention.
81.  Premièrement, la cour d'appel a donné de l'article 852 § 1 du code civil une interprétation qui a constitué une limitation disproportionnée à son droit de solliciter une indemnisation. En effet, la requérante ne pouvait pas avoir eu connaissance du préjudice provoqué par une personne donnée au sens de cette disposition avant d'avoir appris que le comportement des médecins avait été illégal et que le préjudice provenait d'un traitement incorrect et non de son propre état de santé. Elle avait toujours été traitée pour une maladie mentale et avait continué à suivre un traitement médical longtemps après sa sortie de la clinique du docteur Heines. A l'époque en cause, elle avait même perdu l'usage de la parole pendant plus de dix ans. Elle ne pouvait donc passer pour avoir eu une connaissance suffisante de la situation et l'on ne pouvait raisonnablement attendre d'elle qu'elle présente une demande tant qu'elle n'avait pas eu accès à son dossier médical. Or elle n'avait pu consulter celui-ci que le 24 février 1997, c'est-à-dire après avoir saisi le tribunal régional de Brême. La requérante invoque à l'appui une décision du tribunal régional de Marburg du 19 juillet 1995 (no 5 O 33/90), où cette juridiction avait conclu qu'en vertu de l'article 852 du code civil le délai de prescription ne commençait à courir qu'à partir du moment où la personne concernée avait eu accès à son dossier médical. Ce n'est qu'à compter de ce moment que la personne pouvait être considérée comme en mesure d'apprécier s'il y avait eu une erreur dans son traitement.
82.  Deuxièmement, la requérante met en cause l'hypothèse de la cour d'appel selon laquelle elle aurait pu demander des dommages et intérêts à raison de la mauvaise exécution d'un contrat qu'elle aurait tacitement conclu avec la clinique. Cette interprétation lui paraît totalement incompréhensible et donc arbitraire. Il en va de même de l'hypothèse selon laquelle elle aurait pu consentir à son traitement médical sur la base d'un contrat conclu dans son intérêt par son père avec la clinique. Elle souligne que, comme son dossier médical le montre, elle était opposée à son admission à la clinique, à la poursuite de son séjour dans celle-ci ainsi qu'à son traitement médical. Ses diverses tentatives de fuite auraient en tout cas dû être interprétées comme mettant un terme au contrat supposé exister concernant son traitement médical. Même en présumant l'existence de pareil contrat, cela n'aurait pas justifié son internement illégal, l'administration forcée de médicaments contre-indiqués et son immobilisation répétée.
83.  La requérante est par ailleurs d'avis que l'Allemagne a violé l'obligation positive qui incombait à cet Etat en vertu de l'article 5 § 1 de la Convention de la protéger d'une privation de liberté commise par des particuliers. Elle signale que, comme elle avait atteint l'âge de la majorité, son internement dans la clinique devait être ordonné par un tribunal. Elle conteste que les autorités sanitaires, de par leurs pouvoirs de supervision, aient été suffisamment en mesure de juger du respect de cette exigence. Elle fait remarquer que, pendant son séjour à la clinique, d'où on l'a empêchée de s'enfuir notamment en lui administrant de force des médicaments, elle n'a pu demander du secours à l'extérieur. Le téléphone était placé sous la surveillance du personnel de la clinique et les seules visites qu'elle recevait étaient celles de son père, qui n'aurait certainement rien fait pour obtenir sa libération. Elle souligne que la protection que les personnes enfermées dans des institutions psychiatriques pouvaient éventuellement attendre de la commission de visiteurs créée en vertu de l'article 34 de la loi sur les mesures d'aide et de protection en cas de troubles mentaux (paragraphes 59-60 ci-dessus) n'avait pour ce qui la concernait pas été effective. Cette loi, dont l'adoption montrait que l'Etat reconnaissait la nécessité d'instaurer une protection à cet égard, n'était entrée en vigueur que le 9 juillet 1979, à savoir après son premier séjour dans la clinique du docteur Heines. De plus, ce texte n'habilitait pas les autorités sanitaires à contrôler des institutions psychiatriques telles que cette clinique, qui n'était pas autorisée à accueillir des personnes internées en vertu d'une décision de justice. Elle fait valoir que seul un médiateur, avec lequel les patients peuvent prendre contact à tout moment, aurait pu protéger ses droits comme il convient. Enfin, ni les dispositions du droit civil allemand ni les garanties du droit pénal ne lui offraient une protection adéquate contre une privation illégale de liberté. Ces dispositions prévoient certes des sanctions rétroactives, mais elles ne pouvaient empêcher la privation de liberté elle-même de survenir ou de se prolonger. Eu égard à la gravité de toute atteinte au droit à la liberté, elles ne sauraient passer pour fournir une protection suffisante.
b)  Le Gouvernement
84.  Le Gouvernement soutient que la requérante n'a pas été victime d'une privation de liberté imputable à l'Etat. En effet, l'intéressée a été internée dans une clinique privée, et aucune ordonnance de justice ou autre décision d'un organe de l'Etat n'a autorisé son internement. Aucune autorité de l'Etat n'a non plus été chargée de sa surveillance, puisque la loi prévoyait que seules soient soumises à une surveillance les institutions compétentes pour accueillir des patients internés sur décision de justice. Or tel n'était pas le cas de la clinique du docteur Heines. Cette clinique n'était nullement obligée d'informer les autorités de l'Etat que la requérante était traitée dans ses murs et, en raison du secret professionnel auquel les médecins sont tenus, n'en avait d'ailleurs pas le droit.
85.  Le Gouvernement déclare en outre qu'il n'y a pas eu violation de l'article 5 § 1 de la Convention à raison d'une application incorrecte du droit interne. La requérante n'a pas cherché à engager une procédure pénale contre les personnes responsables de son internement dans la clinique du docteur Heines. Par ailleurs, la cour d'appel de Brême a rejeté son action civile en dommages et intérêts contre la clinique. Toutefois, même à supposer que cette juridiction devait prendre en compte l'article 5 de la Convention pour interpréter les dispositions du droit civil allemand applicables, l'interprétation à laquelle elle a procédé ne saurait passer pour arbitraire. En effet, il faut avoir égard à la marge d'appréciation dont jouissent les Etats contractants dans le domaine considéré.
86.  Tout d'abord, la manière dont la cour d'appel de Brême a calculé le délai de prescription de trois ans prévu à l'article 852 § 1 du code civil (paragraphe 63 ci-dessus), dont la requérante disposait pour présenter une demande de dommages et intérêts dans le cadre de la responsabilité délictuelle, ne saurait être considérée comme déraisonnable. La requérante a engagé une action contre la clinique du docteur Heines en 1997, soit dix-huit ans après la fin de son premier traitement dans cette institution. En vertu de l'article 852 § 1 du code civil, le délai de prescription pour soumettre une demande d'indemnisation commençait à courir à partir du moment où l'individu concerné se rendait compte qu'un dommage lui avait été causé par une personne donnée. Ainsi que la cour d'appel de Brême l'a dit à juste titre, la requérante avait conscience dès son entrée à la clinique qu'elle y était – selon elle – internée contre son gré. En attestent non seulement les expertises concluant qu'elle ne souffrait en réalité pas de schizophrénie à l'époque, mais aussi le fait qu'elle a pu apprendre le métier de dessinateur industriel (technische Zeichnerin) et obtenir le permis de conduire. Elle possédait donc les capacités intellectuelles nécessaires pour avoir connaissance des faits pertinents. Par conséquent, la cour d'appel de Brême était en droit de supposer qu'à sa sortie de la clinique, soit en 1981 au plus tard, la requérante pouvait avoir les connaissances nécessaires, et qu'on pouvait alors raisonnablement attendre d'elle qu'elle intente une action contre la clinique. En tout état de cause, il s'agit là de questions factuelles qui relèvent de la compétence des juridictions internes.
87.  De plus, pour ce qui est de l'action en indemnisation que la requérante pouvait éventuellement former en matière de responsabilité contractuelle, la cour d'appel de Brême n'a pas arbitrairement supposé que la requérante avait conclu un contrat tacite avec la clinique concernant son traitement médical. L'intéressée ne s'était pas opposée à son admission ni à son traitement médical. La cour d'appel n'a pas non plus fait preuve d'arbitraire lorsqu'elle a conclu que les diverses tentatives de fuite n'avaient pas mis fin à pareil contrat. Les autres constats de la cour d'appel quant à l'existence éventuelle d'un contrat entre la clinique et le père de la requérante au bénéfice de cette dernière – ce qui n'aurait pas permis à la clinique de traiter l'intéressée contre sa volonté – n'ont donc pas joué un rôle décisif dans sa conclusion.
88.  Le Gouvernement fait en outre remarquer que l'Allemagne n'a pas failli à l'obligation positive qui lui incombait de protéger la requérante d'une privation de liberté prétendument commise par des particuliers. On peut d'ailleurs se demander si l'article 5 de la Convention entraîne une telle obligation positive. Quoi qu'il en soit, la législation allemande contient de nombreux instruments protégeant les individus des ingérences dans leur droit à la liberté. Premièrement, l'internement en hôpital psychiatrique doit être ordonné par un juge. Deuxièmement, les autorités sanitaires compétentes disposent de larges pouvoirs de supervision leur permettant de surveiller l'exécution de telles ordonnances. Troisièmement, l'article 34 de la loi sur les mesures d'aide et de protection en cas de troubles mentaux (paragraphes 59-60 ci-dessus), entrée en vigueur le 9 juillet 1979, a créé une commission de visiteurs chargée de surveiller la détention de personnes internées en hôpital psychiatrique en vertu de cette loi, qui a ainsi mis en place un mécanisme de protection novateur. Quatrièmement, une personne qui en prive une autre de sa liberté encourt une peine d'emprisonnement pouvant atteindre dix ans, en vertu de l'article 239 du code pénal (paragraphe 62 ci-dessus). Un individu illégalement privé de sa liberté a également le droit de réclamer des dommages et intérêts, ainsi que la réparation du préjudice moral qu'il a subi, au titre des articles 823 et 847 du code civil (paragraphe 63 ci-dessus). De surcroît, en application de l'article 30 de la loi sur le commerce et l'industrie (paragraphe 61 ci-dessus), il faut pour exploiter une clinique privée détenir une licence délivrée par l'Etat. Dans le cadre de l'examen de la demande présentée par la clinique du docteur Heines en vue d'obtenir la délivrance et la prorogation d'une telle licence, les autorités compétentes de l'Etat ont vérifié que la clinique était gérée de manière fiable et qu'elle fournissait un traitement médical suffisant à ses patients.
2.  Appréciation de la Cour
89.  La Cour rappelle que la question de savoir si une privation de liberté est imputable à l'Etat a trait à l'interprétation et à l'application de l'article 5 § 1 de la Convention et soulève des problèmes de fond que l'on ne saurait trancher par un simple examen préliminaire (voir, mutatis mutandis, Nielsen, précité, p. 22, § 57). Elle pense comme les parties qu'en l'espèce la responsabilité de l'Allemagne au titre de la Convention est susceptible d'être engagée, s'agissant de la détention de la requérante dans une clinique privée de Brême, sous trois aspects. Premièrement, la privation de liberté pourrait être imputable à l'Etat en raison de la participation directe des autorités de l'Etat à l'internement de la requérante. Deuxièmement, l'Etat pourrait passer pour avoir violé l'article 5 § 1 en ce que les tribunaux internes, lors de la procédure en indemnisation engagée par la requérante, n'auraient pas interprété les dispositions de droit civil applicables conformément à l'esprit de l'article 5. Troisièmement, l'Etat pourrait avoir enfreint l'obligation positive qui lui incombait de protéger la requérante contre les ingérences dans son droit à la liberté du fait de particuliers.
a)  Participation des autorités publiques à l'internement de la requérante
90.  La Cour observe qu'aucune des parties ne conteste que l'admission de la requérante dans la clinique privée de Brême n'a pas été autorisée par un tribunal ou par un autre organe de l'Etat. De même, au moins à l'époque des faits, il n'existait aucun mécanisme permettant aux autorités de l'Etat de contrôler la régularité de l'internement des personnes traitées dans la clinique ni leurs conditions d'internement.
91.  Toutefois, la Cour note que le 4 mars 1979 la police a reconduit par la force la requérante à la clinique après qu'elle s'en fut échappée. Dès lors, les autorités publiques ont pris une part active à l'internement de la requérante. La Cour observe que rien n'indique que l'opposition expressément manifestée par la requérante à l'égard de son retour à la clinique ait donné lieu au moindre contrôle par la police ou par une autre autorité publique quant à la régularité de l'internement de la requérante dans un établissement privé. Partant, même si les autorités de l'Etat ne sont à l'origine de l'internement de la requérante dans la clinique que vers la fin de son séjour dans cette institution, leur action engage leur responsabilité car, sans leur intervention, l'internement se serait terminé à la date précitée.
b)  Défaut d'interprétation du droit interne dans l'esprit de l'article 5
92.  En l'espèce, la requérante allègue qu'il y a eu violation dans son chef des droits garantis par l'article 5 § 1 de la Convention en ce que la cour d'appel de Brême n'a pas interprété les dispositions de droit civil applicables dans l'esprit de cet article lors de la procédure en indemnisation qu'elle a intentée. A cet égard, son grief est étroitement lié tant à la question de savoir si l'Etat s'est conformé aux obligations positives qui découlaient éventuellement pour lui de l'article 5 § 1 (paragraphes 100-108 ci-dessous) qu'à celle de savoir si elle a bénéficié d'un procès équitable aux fins de l'article 6 § 1 de la Convention (paragraphes 130-136 ci-dessous).
93.  La Cour rappelle qu'elle n'a pas pour tâche de se pencher sur les erreurs de fait ou de droit prétendument commises par les juridictions internes et que c'est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et aux tribunaux, qu'il incombe d'interpréter la législation interne. Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (voir, entre autres, Platakou c. Grèce, no 38460/97, § 37, CEDH 2001-I). Lorsqu'ils reconnaissent les droits garantis par la Convention, les Etats contractants, et en particulier leurs tribunaux, doivent appliquer le droit interne en respectant l'esprit de la Convention. Un Etat qui n'agit pas ainsi commet une violation de l'article de la Convention en cause. A cet égard, la Cour rappelle que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, mutatis mutandis, Artico c. Italie, arrêt du 13 mai 1980, série A no 37, pp. 15-16, § 33, et Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 71, CEDH 2004-VI).
94.  En l'espèce, il y a lieu de vérifier sur deux plans la conformité avec l'esprit de l'article 5 de la Convention de l'interprétation adoptée par la cour d'appel de Brême lorsqu'elle a rejeté la demande d'indemnisation formée par la requérante. Premièrement, la cour d'appel a examiné les demandes en matière de responsabilité délictuelle en adoptant une position restrictive quant au point de départ du délai de prescription prévu à l'article 852 § 1 du code civil. La demande de la requérante s'est ainsi vu frappée de prescription. La cour d'appel a en particulier jugé, contrairement au tribunal régional, que la requérante était consciente qu'elle avait été, comme elle l'allègue, privée de liberté contre son gré, et qu'elle avait donc une connaissance suffisante des faits pour être en mesure d'intenter une action en indemnisation alors qu'elle se trouvait encore internée à la clinique.
95.  Pour déterminer si pareille interprétation du droit interne peut être considérée comme conforme à l'esprit de l'article 5 § 1 de la Convention, la Cour juge utile d'apprécier l'attitude des tribunaux internes à l'aune des principes élaborés dans la jurisprudence de la Convention s'agissant du calcul du délai de six mois énoncé à l'article 35 § 1 de la Convention. Elle réaffirme que la règle des six mois doit être appliquée sans formalisme excessif et en tenant compte des circonstances propres à l'affaire (voir, entre autres, Toth c. Autriche, arrêt du 12 décembre 1991, série A no 224, pp. 22-23, § 82). Il peut en particulier y avoir des circonstances spéciales – par exemple, lorsque l'état mental du requérant le rend incapable de formuler ses griefs dans le délai prescrit – susceptibles d'interrompre ou de suspendre le cours du délai de prescription (K. c. Irlande, no 10416/83, décision de la Commission du 17 mai 1984, Décisions et rapports (DR) 38, p. 163, et H. c. Royaume-Uni et Irlande, no 9833/82, décision de la Commission du 7 mars 1985, DR 42, p. 62).
96.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que, dans son interprétation des dispositions relatives au délai de prescription, la cour d'appel n'a pas tenu suffisamment compte du droit à la liberté garanti par l'article 5 § 1 de la Convention. En particulier, la cour d'appel ne s'est pas penchée sur la situation de la requérante pendant son internement, où elle était en réalité incapable d'intenter une action en justice. Contrairement au tribunal régional, la cour d'appel n'a pas non plus tenu compte des difficultés rencontrées par l'intéressée après sa sortie de la clinique. En effet, celle-ci a été traitée à l'aide de médicaments puissants au moment de sa sortie et encore longtemps après. Nul ne conteste qu'elle souffrait à l'époque de graves troubles physiques et qu'elle a notamment perdu l'usage de la parole pendant plus de onze ans (de 1980 à 1991/1992). Elle a aussi été considérée comme atteinte d'une maladie mentale jusqu'à ce qu'elle obtienne finalement deux expertises attestant du contraire en 1994 et 1999. De plus, il faut noter que la requérante s'est vu refuser l'accès à son dossier médical relatif à son traitement dans la clinique avant d'engager une action devant le tribunal régional de Brême. A cet égard, la Cour tient aussi compte du fait que, à la suite d'une décision du tribunal régional de Marburg produite par la requérante, on a estimé que le délai de prescription aux fins de l'article 852 du code civil ne commençait à courir qu'à partir du moment où la personne concernée avait eu accès à son dossier médical.
97.  Deuxièmement, il y a lieu de rechercher si l'interprétation adoptée par la cour d'appel de Brême pour ce qui est des demandes de dommages et intérêts formées par la requérante dans le cadre de la responsabilité contractuelle était conforme à l'esprit de l'article 5 de la Convention. Pour rejeter ces demandes, la cour d'appel est partie du principe que la requérante avait tacitement conclu un contrat avec la clinique concernant son traitement médical. La Cour renvoie à ce sujet à ses précédentes conclusions sur la question de savoir si la requérante avait été privée de sa liberté (paragraphes 71-78 ci-dessus). A supposer que la requérante ait été capable de donner son consentement, il n'existe pas le moindre fait concret susceptible d'étayer l'hypothèse selon laquelle l'intéressée avait consenti à rester et être traitée dans la clinique, concluant ainsi un contrat tacite, alors qu'elle s'était clairement opposée à son séjour à la clinique et avait tenté de s'en enfuir à plusieurs reprises. A titre subsidiaire, si la requérante n'était pas capable de consentir après avoir pris les médicaments puissants qu'on lui avait immédiatement prescrits, on ne saurait considérer qu'elle avait valablement conclu un contrat. Dans ces conditions, un contrat qui aurait été tacitement conclu entre le père de la requérante et la clinique au bénéfice de l'intéressée à l'âge de dix-huit ans, dont la cour d'appel a supposé l'existence à titre subsidiaire, ne saurait avoir autorisé la détention de l'intéressée contre son gré ce que, au demeurant, le Gouvernement ne conteste pas.
98.  Par conséquent, force est de considérer comme arbitraire la conclusion de la cour d'appel selon laquelle, dans de telles conditions, il existait une relation contractuelle en vertu de laquelle la requérante aurait accepté de séjourner et d'être traitée dans la clinique. Dès lors, on ne saurait dire que la cour d'appel a appliqué dans l'esprit de l'article 5 § 1 les dispositions internes de droit civil conçues pour protéger le droit à la liberté garanti par cet article. Enfin, la Cour ne peut que discerner une certaine contradiction entre les conclusions de la cour d'appel relatives aux demandes de la requérante en matière de responsabilité contractuelle et celles qui se rapportent aux demandes dans le cadre de la responsabilité délictuelle. Lorsqu'elle a examiné les premières, la cour d'appel a supposé que la requérante avait consenti à son séjour à la clinique, c'est-à-dire avait accepté d'y rester. Or elle a déclaré à propos des deuxièmes que la requérante savait déjà lors de son internement à la clinique qu'elle y était retenue contre son gré.
99.  La Cour conclut que la cour d'appel de Brême, dont les juridictions supérieures ont confirmé la décision, n'a pas interprété en respectant l'esprit de l'article 5 les dispositions du droit civil relatives aux demandes d'indemnisation formées par la requérante en matière de responsabilité contractuelle et de responsabilité délictuelle. Partant, il y a eu dans le droit de la requérante à la liberté, tel que garanti par l'article 5 § 1 de la Convention, une ingérence imputable à l'Etat défendeur.
c)  Respect des obligations positives de l'Etat
100.  La Cour estime que les circonstances propres à l'espèce l'appellent à examiner la question de savoir si l'internement de la requérante est imputable à l'Etat défendeur en ce que celui-ci aurait enfreint l'obligation positive qui lui incombait de protéger l'intéressée de toute ingérence dans sa liberté de la part de particuliers.
101.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, la responsabilité d'un Etat se trouve engagée quand la violation de l'un des droits et libertés définis dans la Convention dérive d'une infraction à l'article 1, aux termes duquel il les reconnaît dans son droit interne à toute personne relevant de sa juridiction (voir, entre autres, Costello-Roberts c. Royaume-Uni, arrêt du 25 mars 1993, série A no 247-C, p. 57, § 26, et Woś c. Pologne (déc.), no 22860/02, § 60, CEDH 2005-IV). En conséquence, la Cour a expressément constaté que l'article 2 (voir, entre autres, L.C.B. c. Royaume-Uni, arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, p. 1403, § 36), l'article 3 (voir, notamment, Costello-Roberts, précité, pp. 57-58, §§ 26 et 28) et l'article 8 de la Convention (voir, entre autres, X et Y c. Pays-Bas, arrêt du 26 mars 1985, série A no 91, p. 11, § 23, et Costello-Roberts, ibidem) exigent de l'Etat non seulement qu'il s'abstienne de commettre une ingérence active dans les droits en question par l'intermédiaire de ses représentants, mais aussi qu'il prenne des mesures appropriées en vue d'assurer une protection contre une ingérence dans ces droits provenant soit d'agents de l'Etat soit de particuliers.
102.  Eu égard à ces principes, la Cour considère que la première phrase de l'article 5 § 1 de la Convention doit elle aussi être comprise comme imposant à l'Etat l'obligation positive de protéger la liberté de ses ressortissants. Conclure que tel n'est pas le cas serait non seulement en contradiction avec la jurisprudence de la Cour, en particulier sous l'angle des articles 2, 3 et 8 de la Convention, mais créerait également une lacune assez grande dans la protection contre la détention arbitraire, ce qui ne cadrerait pas avec l'importance que revêt la liberté individuelle dans une société démocratique. L'Etat est donc tenu de prendre des mesures offrant une protection effective aux personnes vulnérables, notamment des mesures raisonnables destinées à empêcher une privation de liberté dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (voir, mutatis mutandis, Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001-V, et Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, §§ 332-352 et 464, CEDH 2004-VII).
103.  S'agissant en particulier de personnes nécessitant un traitement psychiatrique, la Cour observe que l'Etat est dans l'obligation de reconnaître à ses citoyens le droit à l'intégrité physique énoncé à l'article 8 de la Convention. C'est dans ce but que des hôpitaux publics gérés par l'Etat coexistent avec des établissements privés. L'Etat ne peut se décharger entièrement de sa responsabilité en déléguant ses obligations dans ce domaine à des organismes privés ou à des particuliers (voir, mutatis mutandis, Van der Mussele c. Belgique, arrêt du 23 novembre 1983, série A no 70, pp. 14-15, §§ 28-30, et Woś, décision précitée, § 60). La Cour fait remarquer que, dans l'affaire Costello-Roberts (précitée, p. 58, §§ 27-28), l'Etat a été tenu pour responsable des actes du directeur d'une école indépendante en raison de l'obligation qui est la sienne de reconnaître aux élèves les droits énoncés aux articles 3 et 8 de la Convention. La Cour estime de même qu'en l'espèce l'Etat a le devoir d'exercer une surveillance et un contrôle sur les institutions psychiatriques privées. Ces institutions, notamment celles où des personnes ont été internées sans décision de justice, doivent non seulement disposer d'une licence mais aussi être placées sous la surveillance régulière de personnes compétentes chargées de vérifier que les internements et traitements médicaux sont justifiés.
104.  Pour en venir à la présente espèce, la Cour relève qu'en droit allemand l'internement d'une personne dans un hôpital psychiatrique doit être ordonné par un juge si la personne en question n'a pas donné son consentement ou est incapable de le faire. En pareil cas, l'autorité sanitaire compétente a également le pouvoir de surveiller l'exécution de ces décisions de justice. Toutefois, en ce qui concerne la requérante, la clinique n'avait pas obtenu la décision judiciaire nécessaire alors même que l'intéressée n'avait pas donné son consentement. Partant, aucune autorité sanitaire n'a jamais apprécié – ce qui est plus que douteux – si la requérante représentait une grave menace pour la sûreté ou l'ordre publics au sens de l'article 2 de la loi du Land de Brême sur l'internement des personnes atteintes de maladie mentale ou de déficience mentale et des toxicomanes. L'Etat n'a donc exercé aucun contrôle de la régularité de l'internement de la requérante dans la clinique pendant une durée de vingt mois environ.
105.  Il est néanmoins vrai que, la privation de liberté étant une infraction punie d'une peine d'emprisonnement pouvant atteindre dix ans, la législation allemande prévoyait des sanctions rétroactives ayant un effet dissuasif. De plus, en droit civil allemand, une victime peut demander réparation, au titre de la responsabilité délictuelle, du préjudice découlant d'une détention irrégulière. Toutefois, eu égard à l'importance que revêt le droit à la liberté, la Cour ne pense pas que de telles mesures rétroactives fournissent à elles seules une protection effective à des individus aussi vulnérables que la requérante. Elle note en particulier que la loi de 1962 prévoit des garanties nombreuses – et nécessaires – pour les personnes internées dans une institution psychiatrique sur décision de justice. Or ces garanties ne s'appliquent pas dans le cas encore plus délicat de personnes internées dans de tels établissements sans pareille décision. Il convient de se rappeler que la requérante, une fois internée et traitée à l'aide de médicaments antispychotiques puissants, n'était plus en mesure de faire appel à l'aide de personnes indépendantes extérieures à la clinique.
106.  L'absence de tout contrôle effectif de l'Etat est illustrée de manière particulièrement frappante par le fait que, le 4 mars 1979, la police a reconduit de force la requérante dans le lieu où elle était internée et dont elle avait tenté de s'échapper. Comme on l'a montré plus haut, les autorités publiques ont par là pris part à l'internement de la requérante à la clinique, mais sans que sa fuite et sa volonté manifeste de ne pas y retourner aient entraîné un contrôle de la régularité de son séjour forcé dans cette institution. Cela prouve qu'il existe un grand risque d'abus dans ce domaine, particulièrement dans des cas tels que celui de la requérante, qui s'est trouvée détenue pendant une longue période dans un établissement psychiatrique à cause de troubles provoqués par un conflit familial et une crise d'identité. La Cour n'est donc pas convaincue que le contrôle exercé par les autorités de l'Etat à la seule occasion de la délivrance d'une licence pour l'exploitation d'une clinique privée, conformément à l'article 30 de la loi sur le commerce et l'industrie, suffise à mettre en place une surveillance compétente et régulière permettant de détecter une privation de liberté intervenant dans une telle clinique. En outre, la version pertinente dudit article 30 n'était pas encore en vigueur au moment où la requérante a été admise à la clinique.
107.  La Cour observe que, peu après la sortie de la requérante de la clinique privée, l'article 34 de la loi sur les mesures d'aide et de protection en cas de troubles mentaux a créé de nouvelles garanties au bénéfice des personnes détenues dans des institutions psychiatriques, afin de pallier l'insuffisance de protection dans ce domaine. Une commission de visiteurs a notamment été instaurée pour inspecter les institutions psychiatriques, s'assurer du respect des droits des patients et donner à ces derniers la possibilité de soulever des griefs. Cependant, ces mécanismes ont été adoptés trop tard pour que la requérante puisse en profiter.
108.  Dès lors, la Cour conclut que l'Etat défendeur a failli à l'obligation positive qui lui incombait de protéger la requérante contre les ingérences de particuliers dans son droit à la liberté de juillet 1977 à avril 1979. Il y a donc eu violation de la première phrase de l'article 5 § 1 de la Convention.
C.  Quant à savoir si la détention a respecté « les voies légales » et était « régulière » au sens de l'article 5 § 1 e)
109.  Les parties ne contestent nullement que la détention d'un aliéné contre son gré ou sans son consentement – lorsqu'une telle détention est avérée – doit être ordonnée par un tribunal, en application de l'article 3 de la loi de 1962.
110.  La Cour rappelle qu'il n'y a lieu d'examiner la question de savoir si l'internement de la requérante était conforme aux voies légales et régulier que pour autant que les autorités publiques et notamment les tribunaux ont été directement impliqués dans l'ingérence dans le droit de la requérante à la liberté (paragraphes 90-99 ci-dessus). Or cette ingérence n'étant le résultat que d'actes commis par des particuliers (paragraphes 100-108 ci-dessus), elle ne relève pas du champ d'application de la deuxième phrase de l'article 5 § 1 de la Convention. En ce cas, le simple fait que l'Etat ait failli à l'obligation générale qui découle pour lui de la première phrase de l'article 5 § 1 de protéger le droit de la requérante à la liberté emporte violation de l'article 5 (voir, mutatis mutandis, Nielsen, précité, avis de la Commission, p. 38, § 102).
111.  La régularité de la détention aux fins de l'article 5 § 1 e) suppose la conformité au droit interne mais aussi au but des restrictions autorisées par cet article. Pour ce qui est de la conformité au droit interne, la Cour rappelle que le terme « régulier » recouvre les aspects procédural et matériel du droit interne et qu'il existe un certain chevauchement entre ce terme et l'exigence générale énoncée à l'article 5 § 1 de respect des « voies légales » (voir, entre autres, Winterwerp c. Pays-Bas, arrêt du 24 octobre 1979, série A no 33, pp. 17-18, § 39, et H.L. c. Royaume-Uni, précité, § 114).
112.  La Cour note que, ainsi qu'elle l'a constaté plus haut, la requérante a été privée de sa liberté contre son gré ou à tout le moins sans son consentement. Dans ces conditions, nul ne conteste que, conformément à l'article 3 de la loi de 1962 (paragraphe 54 ci-dessus), l'internement ne pouvait être régulier que s'il avait été ordonné par le tribunal d'instance compétent. La Cour renvoie à cet égard à la conclusion du tribunal régional de Brême sur ce point (paragraphe 29 ci-dessus) :
« Même à supposer que la demanderesse ait initialement donné son accord, celui-ci serait devenu caduc en raison des tentatives de fuite qu'elle a incontestablement commises et de la nécessité de l'attacher. Il aurait fallu, au plus tard à partir de ces dates-là, sur lesquelles la défenderesse n'a pas donné plus de précisions, obtenir une décision de justice. »
Etant donné que l'internement de la requérante dans la clinique privée n'a été autorisé par aucune ordonnance de justice, sa détention n'était pas conforme aux voies légales au sens de la deuxième phrase de l'article 5 § 1 de la Convention. Il n'y a donc pas lieu de rechercher s'il a été établi de manière probante que l'intéressée était atteinte d'un trouble mental revêtant un caractère ou une ampleur légitimant un internement d'office.
113.  Dès lors, la Cour conclut que l'internement de la requérante à la clinique du docteur Heines de juillet 1977 à avril 1979 a emporté violation du droit de l'intéressée à la liberté garanti par l'article 5 § 1 de la Convention.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION À RAISON DU PLACEMENT DE LA REQUÉRANTE DANS UNE CLINIQUE PRIVÉE DE JUILLET 1977 À AVRIL 1979
114.  La requérante se plaint de n'avoir pas disposé d'un recours effectif qui lui aurait permis d'obtenir une décision quant à la légalité de sa détention dans la clinique. Elle invoque l'article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d'introduire un recours devant un tribunal, afin qu'il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
115.  S'appuyant sur les arguments qu'elle a invoqués sur le terrain de l'article 5 § 1 de la Convention, la requérante indique qu'il n'existait pas de garanties suffisantes pour permettre à une personne se considérant comme internée contre son gré de saisir un tribunal en vue de faire statuer sur la légalité de sa détention, ce qui selon elle emporte violation de l'article 5 § 4.
116.  Le Gouvernement ne formule pas d'observations distinctes sur ce point.
117.  La Cour rappelle qu'il est indispensable pour les instances judiciaires relevant de l'article 5 § 4 que la personne concernée ait accès à un tribunal et l'occasion d'être entendue elle-même ou, au besoin, moyennant une certaine forme de représentation, sans quoi elle ne jouira pas des garanties fondamentales de procédure appliquées en matière de privation de liberté. En cas de détention pour maladie mentale, des garanties spéciales de procédure peuvent s'imposer pour protéger ceux qui, en raison de leurs troubles mentaux, ne sont pas entièrement capables d'agir pour leur propre compte (voir, entre autres, Winterwerp, précité, p. 24, § 60).
118.  La Cour note qu'en principe la loi de 1962 (paragraphes 51-58 ci-dessus) prévoyait que la détention d'une personne pour maladie mentale devait être contrôlée par un tribunal à intervalles réguliers. A cette occasion, la personne concernée pouvait se voir assistée d'un avocat commis d'office pour défendre ses intérêts et devait être entendue par le tribunal soit en personne soit par l'intermédiaire de son représentant. En l'espèce, toutefois, la requérante, qui n'avait apparemment pas pu faire appel à une aide extérieure pendant son séjour à la clinique, n'a pas été en mesure d'engager une telle procédure de contrôle juridictionnel. En conséquence, il y a effectivement lieu de se demander s'il existait des garanties suffisantes pour permettre à la requérante d'avoir un accès effectif à un tribunal en vue de faire contrôler la légalité de sa détention. Néanmoins, les questions qui se posent à cet égard sont essentiellement les mêmes que celles soulevées quant au respect de l'obligation positive de l'Etat de protéger la requérante de toute ingérence dans son droit à la liberté. Etant donné qu'elle a conclu plus haut au non-respect par l'Etat de cette obligation positive sous l'angle de l'article 5 § 1 de la Convention (paragraphes 100-108 ci-dessus), la Cour considère qu'aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l'article 5 § 4 de la Convention.
IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 § 5 DE LA CONVENTION À RAISON DU PLACEMENT DE LA REQUÉRANTE DANS UNE CLINIQUE PRIVÉE DE JUILLET 1977 À AVRIL 1979
119.  La requérante allègue que l'interprétation restrictive qu'a faite la cour d'appel de Brême des dispositions internes applicables à sa demande d'indemnisation l'a privée du droit d'obtenir réparation de sa détention. Elle invoque l'article 5 § 5 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne victime d'une arrestation ou d'une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »
120.  Renvoyant aux arguments qu'elle a déployés sous l'angle de l'article 5 § 1 de la Convention, la requérante déclare que la façon dont la cour d'appel de Brême a interprété les dispositions en vigueur en matière de prescription a entraîné une restriction disproportionnée à l'égard de sa demande d'indemnisation. Elle s'est ainsi vu en pratique refuser le droit de demander réparation de sa détention irrégulière. Le même raisonnement vaut pour le constat de la cour d'appel selon laquelle, ayant conclu un contrat tacite avec la clinique, elle aurait par là accepté son internement ou son traitement médical.
121.  Le Gouvernement, qui s'appuie lui aussi sur ses arguments relatifs à l'article 5 § 1 de la Convention, estime que la requérante n'a pas été détenue en violation de l'article 5 § 1. Cependant, même à supposer qu'elle l'ait été, elle serait habilitée en droit allemand à réclamer des dommages et intérêts. Les conclusions de la cour d'appel de Brême, notamment celles se rapportant au calcul du délai applicable et à l'hypothèse d'un contrat tacite portant sur le traitement médical de la requérante, ne sauraient passer pour déraisonnables. Dès lors, la demande de réparation émise par l'intéressée n'aurait pas été rejetée de manière arbitraire.
122.  La Cour réaffirme que l'article 5 § 5 de la Convention crée un droit direct à réparation, à condition que les juridictions nationales ou les institutions de la Convention aient conclu que la personne concernée a subi une privation de liberté contraire à l'article 5 §§ 1 et 4 de la Convention (voir, entre autres, Brogan et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 29 novembre 1988, série A no 145-B, p. 35, § 67). De fait, en l'espèce, la Cour a dit que la requérante avait été détenue dans la clinique au mépris de l'article 5 § 1 de la Convention. La Cour observe toutefois que, pour contester la manière dont les juridictions internes ont appliqué les dispositions en vigueur en matière d'indemnisation, l'intéressée répète en substance le grief qu'elle tire de l'article 5 § 1. Eu égard à sa conclusion précédente selon laquelle la cour d'appel n'a pas interprété les dispositions de droit civil pertinentes dans l'esprit de l'article 5 § 1 de la Convention (paragraphes 92-99 ci-dessus), la Cour conclut qu'aucune question distincte ne se pose sous l'angle de l'article 5 § 5 de la Convention.
V.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 §§ 1, 4 et 5 DE LA CONVENTION À RAISON DU SÉJOUR DE LA REQUÉRANTE DANS UNE CLINIQUE PRIVÉE DE JANVIER À AVRIL 1981
123.  La requérante allègue avoir été également privée de sa liberté lors de son second séjour à la clinique du docteur Heines, de janvier à avril 1981. Elle invoque l'article 5 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
e)  s'il s'agit de la détention régulière (...) d'un aliéné (...) »
Elle ajoute qu'elle n'a pas bénéficié d'un accès suffisant à un tribunal pour obtenir une décision sur la légalité de sa détention dans cette clinique, au mépris de l'article 5 § 4 de la Convention, lequel dispose :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d'introduire un recours devant un tribunal, afin qu'il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
Enfin, elle déclare que l'interprétation qu'a faite la cour d'appel de Brême des dispositions internes applicables à sa demande d'indemnisation a entraîné une restriction disproportionnée à l'égard de cette demande, ce qui l'a en pratique privée du droit d'obtenir réparation de sa détention irrégulière. Elle invoque l'article 5 § 5 de la Convention, rédigé en ces termes :
« Toute personne victime d'une arrestation ou d'une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »
124.  La requérante soutient qu'elle a également été privée de sa liberté lors de son séjour à la clinique du docteur Heines en 1981. Selon elle, elle a été adressée à la clinique par son médecin traitant en raison des forts symptômes de manque qu'elle présentait après avoir cessé brutalement tout traitement médical. Elle n'aurait donc pas consenti à son internement dans cette clinique.
125.  Le Gouvernement conteste cette version des faits. Selon lui, la requérante s'est rendue à la clinique sans y être contrainte, ainsi que la cour d'appel de Brême l'a constaté à juste titre, car elle souhaitait y poursuivre son traitement médical parce que sa santé s'était considérablement dégradée. A l'évidence, elle n'a donc nullement été privée de sa liberté.
126.  S'agissant du second séjour de la requérante à la clinique, la Cour estime que l'intéressée ne peut passer pour avoir été privée de sa liberté que si elle n'a pas consenti à y séjourner et à y être traitée. Eu égard aux constatations factuelles pertinentes émanant des juridictions internes, la Cour note que la requérante s'est rendue d'elle-même à la clinique. Cela n'est pas remis en cause au motif que le médecin traitant de la requérante a pu recommander à celle-ci d'effectuer cette démarche en raison des forts symptômes de manque qu'elle présentait après avoir cessé brutalement toute prise de médicaments. Toutefois, la simple circonstance que la requérante a accepté d'être internée ne lui fait pas perdre le bénéfice de la protection de l'article 5 § 1 pour ce qui est de la totalité de la durée de son séjour à la clinique (voir, mutatis mutandis, De Wilde, Ooms et Versyp, précité, p. 36, § 65, et H.L. c. Royaume-Uni, précité, § 90).
127.  Il est vrai que, d'après les constatations émanant tant du tribunal régional que de la cour d'appel, le jour même de son admission à la clinique, la requérante ne pouvait parler et montrait des signes d'autisme. Toutefois, elle était majeure et n'avait pas été placée sous tutelle. On est donc en droit de supposer qu'elle était toujours en mesure d'exprimer valablement son consentement, et ce au moins au cours de son traitement à la clinique en 1981. De plus, la Cour accorde une importance capitale au fait que la requérante, qui connaissait le régime en vigueur à la clinique et les types de traitements médicaux qui y étaient pratiqués pour y avoir séjourné de 1977 à 1979, a elle-même concédé lors de la procédure devant la cour d'appel de Brême avoir « en partie volontairement » (« bedingt freiwillig ») consenti à y séjourner parce qu'elle avait besoin d'être traitée. De surcroît, contrairement à ce qui a été établi à propos de son premier séjour à la clinique, nul n'a constaté que l'intéressée a tenté de s'enfuir de la clinique en 1981.
128.  Dans ces conditions, les circonstances concrètes du second séjour de la requérante à la clinique, contrairement à celles caractérisant son premier séjour, ne permettent pas de conclure que l'intéressée a été internée contre son gré ou sans son consentement. Elle n'a donc pas été privée de sa liberté au sens de l'article 5 § 1 de la Convention. Dès lors, il n'y a pas eu violation de cette disposition de ce chef.
129.  Eu égard au constat selon lequel la requérante n'a pas été détenue au sens de l'article 5 de la Convention, la Cour conclut qu'il n'y a pas non plus eu violation de l'article 5 §§ 4 et 5 de la Convention.
VI.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION À RAISON DES DEUX SÉJOURS DE LA REQUÉRANTE DANS UNE CLINIQUE PRIVÉE
130.  La requérante allègue que tant l'interprétation restrictive des dispositions applicables à sa demande d'indemnisation faite par la cour d'appel que l'appréciation par celle-ci d'une expertise médicale ont emporté violation de son droit à un procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention, lequel dispose en ses passages pertinents :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
131.  Renvoyant aux arguments qu'elle a invoqués sur le terrain de l'article 5 § 1 de la Convention, la requérante fait observer que la manière dont la cour d'appel de Brême a interprété et appliqué à sa demande d'indemnisation les dispositions pertinentes de la législation allemande a emporté violation de son droit à un procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention. En outre, elle allègue que l'expert désigné par la cour d'appel a rédigé son rapport avec incompétence et sans la rencontrer personnellement, et se plaint de l'appréciation qu'a faite la cour d'appel de l'avis contradictoire rendu par cet expert.
132.  Le Gouvernement considère que la cour d'appel de Brême a apprécié les faits pertinents et interprété les dispositions du droit interne applicables sans arbitraire et que la procédure n'a donc pas été inéquitable. Il s'appuie à cet égard sur son argumentation relative à l'article 5 de la Convention. Il soutient par ailleurs que la requérante et son conseil ont eu amplement l'occasion – dont ils ont usé – d'interroger l'expert désigné par le tribunal et de commenter son rapport tant oralement que par écrit. Lorsqu'elle a motivé sa décision, la cour d'appel a soigneusement pesé les arguments des parties et les trois expertises à sa disposition, dont deux lui avaient été soumises par la requérante.
133.  Pour autant que la requérante dénonce la façon dont la cour d'appel de Brême a interprété et appliqué les dispositions du droit allemand concernant sa demande d'indemnisation, la Cour, se référant à ses différentes constats sur le terrain de l'article 5 § 1 (paragraphes 92-99 ci-dessus), conclut qu'aucune question distincte ne se pose sous l'angle de l'article 6 § 1 de la Convention.
134.  La requérante se plaint aussi de n'avoir pas bénéficié d'un procès équitable en ce que l'expert désigné par la cour d'appel s'est montré incompétent et que la cour d'appel a mal apprécié son avis. A cet égard, la Cour rappelle qu'il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l'admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève dès lors au premier chef du droit interne et des juridictions nationales (voir, entre autres, Schenk c. Suisse, arrêt du 12 juillet 1988, série A no 140, p. 29, §§ 45-46, et García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I).
135.  La Cour note que l'expert désigné par la cour d'appel, psychiatre de son état, a rendu un rapport médical concluant qu'il a présenté à l'audience, où les parties ont pu lui poser des questions. Les conclusions des deux expertises rédigées auparavant à la demande de la requérante ont été attentivement examinées et prises en compte par cette juridiction dans son appréciation des éléments de preuve. Quant au grief de la requérante selon lequel l'expert ne l'aurait pas personnellement rencontrée, la Cour observe que ce spécialiste était appelé à évaluer son état de santé non pas au moment de la procédure mais à l'époque où elle séjournait à la clinique, plus de quinze ans auparavant. Eu égard à tous les éléments dont elle dispose, la Cour conclut dès lors que le choix de l'expert et l'appréciation de son rapport ne font apparaître aucune absence d'équité dans la conduite de la procédure interne.
136.  Il s'ensuit que, pour autant qu'il se pose sous l'angle de l'article 6 § 1 de la Convention des questions qui n'ont pas été traitées sur le terrain de l'article 5 § 1, il n'y a pas eu sous ce rapport violation de l'article 6.
VII.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION À RAISON DES DEUX SÉJOURS DE LA REQUÉRANTE DANS UNE CLINIQUE PRIVÉE
137.  La requérante soutient qu'elle se plaint aussi en substance d'une violation de l'article 8 de la Convention s'agissant des restrictions à sa liberté, de son immobilisation et du traitement médical qui lui a été administré contre son gré pendant ses séjours à la clinique du docteur Heines, de 1977 à 1979 puis en 1981. A son avis, il y a également lieu d'examiner ces faits sur le terrain de l'article 3 de la Convention.
138.  La Cour estime qu'il échet d'étudier les griefs de la requérante sous l'angle de l'article 8 de la Convention pris isolément, lequel dispose en ses passages pertinents :
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...)
2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
139.  Se référant aux arguments qu'elle a soumis sous l'angle de l'article 5 § 1 de la Convention, la requérante déclare avoir été traitée avec des médicaments contre-indiqués qui ont provoqué l'apparition d'un syndrome post-poliomyélitique. Chaque fois qu'elle a refusé de prendre ses médicaments, on les lui a administrés de force. Elle a été bourrée de psychotropes et de neuroleptiques, a été attachée à des lits, à des chaises et à des radiateurs. Elle a été traitée pour maladie mentale pendant de nombreuses années, ce qui lui a définitivement ruiné la santé et a gâché toute sa vie. A son avis, tant sa détention que l'atteinte à son intégrité physique sont imputables à l'Etat. L'Allemagne a également enfreint l'obligation positive qui lui incombait de la protéger de ces ingérences dans son droit au respect de la vie privée.
140.  Le Gouvernement souligne que la requérante n'a pas expressément invoqué les articles 3 et 8 de la Convention dans sa requête à la Cour. S'appuyant sur son argumentation relative à l'article 5, il déclare que ni la privation de liberté alléguée ni le traitement médical prétendument erroné qui aurait été administré à la requérante pendant son internement ne sont imputables à l'Etat. Pour les raisons déjà indiquées sous l'angle de l'article 5, l'Etat s'est par ailleurs acquitté de son obligation positive de reconnaître de manière effective à la requérante les droits garantis par les articles 3 et 8. L'intéressée pouvait notamment déposer une plainte pénale (Strafanzeige) pour dénoncer une agression ou des mesures de contrainte de la part des médecins qui l'avaient soignée ou intenter une action en indemnisation devant les tribunaux civils. Lorsqu'elle a rejeté la demande d'indemnisation de la requérante, la cour d'appel de Brême n'a pas négligé de tenir compte des droits de l'intéressée au titre des articles 3 et 8. Quoi qu'il en soit, il n'y a pas eu violation dans le chef de la requérante des droits énoncés dans ces articles à raison d'une erreur de diagnostic médical ou de traitement. Ainsi que l'a constaté la cour d'appel de Brême après qu'elle eut recueilli les éléments de preuve, rien n'indiquait que le traitement médical eût été erroné.
141.  En raison des circonstances différentes qui entourent, d'une part, l'internement de la requérante contre son gré dans la clinique du docteur Heines de 1977 à 1979 et, d'autre part, son séjour dans cet établissement en 1981, la Cour juge nécessaire d'étudier ces deux périodes séparément.
A.  Internement dans la clinique de 1977 à 1979
1.  Ingérence dans le droit de la requérante au respect de la vie privée
142.  Pour autant que la requérante soutient que sa liberté a fait l'objet de restrictions contraires à l'article 8 de la Convention lors de son internement contre son gré dans la clinique, la Cour rappelle que le droit à la liberté est régi par l'article 5, qui doit passer pour la lex specialis par rapport à l'article 8 dans ce domaine (voir, a contrario, Winterwerp, précité, p. 21, § 51, et Ashingdane c. Royaume-Uni, arrêt du 28 mai 1985, série A no 93, p. 21, § 44). La Cour constate que, lorsqu'elle se plaint de restrictions à sa liberté de circulation, la requérante répète en substance le grief tiré de l'article 5 § 1. Elle juge en conséquence qu'il ne se pose à cet égard aucune question distincte sous l'angle de l'article 8.
143.  Pour autant que la requérante allègue s'être vu administrer un traitement médical contre son gré pendant son internement, la Cour réaffirme qu'une atteinte même minime à l'intégrité physique d'un individu doit passer pour une ingérence dans le droit de celui-ci au respect de la vie privée énoncé à l'article 8 si elle a eu lieu contre la volonté de cet individu (voir, entre autres, X c. Autriche, no 8278/78, décision de la Commission du 13 décembre 1979, DR 18, p. 159, A.B. c. Suisse, no 20872/92, décision de la Commission du 22 février 1995, DR 80-A, p. 70, et, mutatis mutandis, Herczegfalvy c. Autriche, arrêt du 24 septembre 1992, série A no 244, p. 26, § 86).
144.  Pour déterminer si le traitement composé de plusieurs médicaments ayant porté atteinte à l'intégrité physique de la requérante lui a été administré contre son gré, la Cour s'appuie sur les conclusions qu'elle a tirées sur le terrain de l'article 5 § 1 de la Convention (paragraphes 71-78 ci-dessus). Etant donné que la requérante s'est non seulement constamment opposée à la prolongation de son séjour à la clinique, mais a également refusé de prendre ses médicaments au point qu'il a parfois fallu les lui administrer de force, la Cour constate que ce traitement médical lui a été imposé contre son gré. La Cour observe de plus que, selon les conclusions de l'un des experts au moins (paragraphe 23 ci-dessus), les médicaments donnés à la requérante à la clinique étaient contre-indiqués et auraient gravement porté préjudice à sa santé. Toutefois, la Cour n'a pas besoin de rechercher si le traitement de la requérante était conforme aux règles de l'art en ce que, indépendamment de cela, ce traitement lui a été administré contre son gré et a dès lors entraîné une ingérence dans son droit au respect de la vie privée.
2.  Responsabilité de l'Etat
145.  La Cour réitère, comme elle l'a dit sur le terrain de l'article 5 § 1 de la Convention, que l'ingérence dans la vie privée de la requérante est susceptible d'être imputable à l'Etat à deux égards : du fait que celui-ci a été impliqué dans le traitement médical en tant que tel en ce que les tribunaux n'ont pas interprété le droit interne conformément à l'esprit de l'article 8, ou du fait que l'Etat n'a pas respecté ses obligations positives au titre de cette disposition.
a)  Participation des autorités de l'Etat au traitement médical de la requérante
146.  S'appuyant sur ses conclusions relatives à l'article 5 § 1 (paragraphes 90-91 ci-dessus), la Cour observe que le 4 mars 1979 la police a reconduit la requérante de force à la clinique, ce qui a rendu possible la poursuite du traitement. Dès ce moment, les autorités publiques ont activement pris part au traitement médical de la requérante et en sont donc devenues responsables.
b)  Défaut d'interprétation du droit interne dans l'esprit de l'article 8
147.  Pour déterminer si la cour d'appel a interprété dans l'esprit du droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 les dispositions du droit civil relatives à la demande d'indemnisation de son traitement médical formée par la requérante, la Cour renvoie une nouvelle fois à ses conclusions relatives à l'article 5 § 1 (paragraphes 92-99 ci-dessus). Elle juge en particulier que la cour d'appel, lorsqu'elle a interprété les clauses régissant le délai prévu pour engager l'action en indemnisation – y compris la possibilité d'interrompre ou de suspendre le délai de prescription –, n'a pas tenu suffisamment compte du mauvais état de santé de l'intéressée tant durant qu'après son traitement à la clinique. S'agissant du constat de la cour d'appel selon lequel la requérante avait conclu un contrat au sujet de son traitement médical à la clinique, la Cour relève que l'intéressée s'est opposée non seulement à son internement à la clinique mais aussi à son traitement médical, qui a dû lui être administré de force à plusieurs reprises. Dans ces conditions, la Cour, supposant que la requérante était capable de donner son consentement, ne saurait discerner la moindre base factuelle raisonnable susceptible d'étayer la conclusion des juridictions internes selon laquelle la requérante avait constamment accepté son traitement médical et ainsi valablement conclu un contrat sans y mettre fin.
148.  Dès lors, la cour d'appel, dont les juridictions supérieures ont confirmé la décision, n'a pas interprété dans l'esprit de l'article 8 les dispositions du droit civil relatives à la demande d'indemnisation formée par la requérante au titre de la responsabilité délictuelle et de la responsabilité contractuelle. Il s'ensuit qu'il y a eu dans le droit de la requérante au respect de la vie privée une ingérence imputable à l'Etat défendeur.
c)  Respect des obligations positives de l'Etat
149.  Il reste à déterminer si l'ingérence dans le droit de la requérante au respect de la vie privée est aussi imputable à l'Etat défendeur en ce que celui-ci a failli à son obligation positive de protéger la requérante de pareille ingérence provenant de particuliers. S'appuyant sur sa jurisprudence constante, la Cour rappelle que l'article 8 met à la charge de l'Etat l'obligation positive d'adopter des mesures raisonnables et adéquates pour protéger le droit des individus au respect de la vie privée (voir, notamment, X et Y c. Pays-Bas, précité, p. 11, § 23, et Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, § 98, CEDH 2003-VIII).
150.  La Cour, se référant une fois encore à ses conclusions relatives à l'article 5 § 1 (paragraphes 100-108 ci-dessus), considère qu'en raison de l'obligation où il se trouve de garantir à ses citoyens le droit à l'intégrité physique et morale, l'Etat est tenu d'exercer une surveillance et un contrôle sur les institutions psychiatriques privées. Elle note aussi que, s'agissant des atteintes à l'intégrité physique, le droit allemand prévoit des sanctions rétroactives, l'agression étant par exemple punie d'une peine d'emprisonnement pouvant atteindre dix ans en vertu des articles 223 à 226 du code pénal. De surcroît, une personne ayant subi une atteinte dirigée contre son intégrité physique peut engager une action en responsabilité délictuelle en vue d'obtenir le dédommagement du préjudice physique et moral. Cependant, tout comme dans les cas de privation de liberté, la Cour constate que de telles mesures rétroactives ne suffisent pas à elles seules à protéger comme il convient l'intégrité physique de personnes se trouvant dans une situation aussi vulnérable que la requérante. Les conclusions qu'elle a formulées plus haut (paragraphes 103-108 ci-dessus) quant à l'absence de contrôle effectif de l'Etat sur les institutions psychiatriques privées à l'époque des faits s'appliquent également lorsqu'il s'agit de la protection d'individus contre des atteintes à leur intégrité physique. Partant, la Cour dit que l'Etat défendeur n'a pas respecté l'obligation positive qui était la sienne de protéger la requérante d'ingérences dans son droit au respect de la vie privée tel que garanti par l'article 8 § 1 de la Convention.
3.  Justification sous l'angle de l'article 8 § 2 de la Convention
151.  La Cour, renvoyant à ses conclusions relatives à l'article 5 § 1 (paragraphe 110 ci-dessus), rappelle qu'il n'y a lieu de rechercher si l'ingérence dans le droit de la requérante au respect de la vie privée se justifiait au regard du paragraphe 2 de l'article 8 que pour autant que les autorités publiques, et notamment les tribunaux, ont participé activement à cette ingérence. Or le constat que l'Etat n'a pas respecté l'obligation positive que l'article 8 § 1 mettait à sa charge de protéger la requérante d'ingérences dans sa vie privée provenant de particuliers implique une violation de l'article 8.
152.  Il échet donc de déterminer si l'ingérence dans le droit de la requérante au respect de la vie privée commise par les tribunaux internes était prévue par la loi au sens de l'article 8 § 2. La Cour relève qu'aucune des parties ne conteste que la détention d'un malade mental en vue d'un traitement médical doit avoir été ordonnée par un tribunal si la personne concernée n'a pas consenti à son internement et à son traitement ou n'était pas en mesure de le faire (article 3 de la loi de 1962). Or l'internement de la requérante à la clinique pour traitement médical de 1977 à 1979 n'a pas été autorisé par un tribunal. L'ingérence dans le droit de l'intéressée au respect de la vie privée n'était donc pas prévue par la loi au sens de l'article 8 § 2.
153.  Il s'ensuit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention à cet égard.
B.  Séjour dans la clinique en 1981
154.  La Cour relève que le traitement médical prescrit à la requérante pendant son second séjour à la clinique, en 1981, aurait porté atteinte à son droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 s'il lui avait été imposé contre son gré. Or, s'appuyant sur ses conclusions relatives à l'article 5 § 1 (paragraphes 126-128 ci-dessus), elle note qu'il n'a pas été prouvé que la requérante n'avait pas valablement consenti à son séjour et à son traitement à cette époque. Même en supposant que la requérante puisse seulement passer pour avoir accepté d'être traitée avec la diligence voulue et selon les normes médicales en vigueur à ce moment, la Cour rappelle que la cour d'appel a conclu à partir des éléments dont elle disposait que l'intéressée n'avait pas été soumise à un traitement médical incorrect. Cette juridiction a fondé sa conclusion sur un rapport dûment motivé émanant de l'expert qu'elle avait nommé et a aussi tenu compte des conclusions en partie divergentes de deux expertises soumises par la requérante. En conséquence, il n'y a pas eu d'ingérences dans le droit de l'intéressée au respect de la vie privée au sens de l'article 8.
155.  Il s'ensuit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention à cet égard.
VIII.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION À RAISON DU TRAITEMENT MÉDICAL DE LA REQUÉRANTE À LA CLINIQUE UNIVERSITAIRE DE MAYENCE
156.  La requérante se plaint que la procédure suivie devant le tribunal régional de Mayence et la cour d'appel de Coblence a été inéquitable car ces juridictions ont mal apprécié une expertise qui n'avait pas été effectuée comme il se doit, et ont refusé d'appliquer une règle moins stricte s'agissant de la charge de la preuve. Elle invoque l'article 6 § 1 de la Convention, qui dispose en ses passages pertinents :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
157.  La requérante allègue que son procès a été inéquitable en ce que l'expert, le docteur Ludolph, n'a pas correctement traité les questions qui lui avaient été soumises mais s'est penché sur des sujets qu'il ne pouvait pas connaître. Les tribunaux compétents n'ont pas examiné de manière approfondie son expertise, qui avait été rédigée avec le concours de médecins assistants. Etant donné que son dossier médical, qu'elle a demandé à consulter à partir de 1993, ne lui a pas été communiqué pendant sept ans, ce vice de procédure n'a pu être redressé lors de la procédure devant la cour d'appel. Pour que le principe d'égalité des armes soit respecté, il aurait fallu appliquer une règle moins stricte en matière de charge de la preuve s'agissant du lien de causalité entre le traitement médical erroné qu'elle a subi et l'atteinte portée à son intégrité physique.
158.  Le Gouvernement soutient que l'expertise soumise lors de l'audience ne contenait pas de contradictions. Le fait que l'expert avait été convoqué pour présenter son rapport devant le tribunal, avait été interrogé ainsi qu'invité à préparer deux rapports complémentaires démontre que la requérante a eu amplement l'occasion de lui poser des questions. La circonstance que le rapport ait été rédigé avec l'aide de médecins assistants n'entre pas en ligne de compte étant donné que l'expert en a personnellement assuré la supervision et s'en est porté garant. De plus, les tribunaux ont soigneusement soupesé son rapport dans leurs décisions. Par ailleurs, la disparition temporaire du dossier médical de la requérante relatif à son traitement à la clinique universitaire de Mayence n'a pas non plus entraîné un manque d'équité. L'avocat de la requérante a été autorisé à consulter un dossier reconstitué (Notakte) de plus de cent pages établi par la clinique. Il a par la suite pu avoir accès à l'original du dossier, qui a été retrouvé au cours de la procédure devant la cour d'appel de Coblence. Ainsi que cette juridiction l'a dit à juste titre, il n'était pas non plus nécessaire d'appliquer une règle moins stricte en matière de charge de la preuve, notamment parce que c'est l'original du dossier qu'elle a pris en considération.
159.  Pour autant que la requérante se plaint de la manière dont le médecin expert a préparé et présenté son rapport et de celle dont les tribunaux ont évalué cet élément de preuve, la Cour rappelle que l'article 6 ne réglemente pas l'admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève dès lors au premier chef du droit interne et des juridictions nationales. La Cour ne saurait substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions nationales. Sa tâche consiste à rechercher si la procédure envisagée dans son ensemble, y compris la façon dont les témoignages ont été admis, a revêtu un caractère « équitable » au sens de l'article 6 § 1 (voir, entre autres, Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas, arrêt du 27 octobre 1993, série A no 274, pp. 18-19, § 31, et García Ruiz, précité, § 28).
160.  La Cour note que la cour d'appel de Coblence a expressément pris en compte et traité le grief de la requérante selon lequel l'expertise du docteur Ludolph avait été rédigée avec l'aide de médecins assistants. Cette juridiction a entendu le témoignage de l'expert, et la requérante a pu interroger ce dernier pendant l'audience. De plus, la cour d'appel ne s'est pas contentée de s'appuyer sur l'expertise du docteur Ludolph, mais a aussi consulté deux autres médecins experts. Dans ces conditions, la Cour estime que la requérante ne saurait valablement arguer que la procédure suivie dans son affaire a été inéquitable à cet égard.
161.  Pour autant que la requérante se plaint que les tribunaux compétents n'ont pas appliqué une règle moins stricte en matière de charge de la preuve au motif que l'original de son dossier médical avait temporairement disparu, la Cour doit rechercher si le principe de l'égalité des armes, qui constitue un aspect du droit à un procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention, a été respecté. Elle réaffirme que, dans les litiges opposant des intérêts privés, l'égalité des armes implique l'obligation d'offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause – y compris ses preuves – dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (voir, entre autres, Dombo Beheer B.V., précité, p. 19, § 33, et Hämäläinen et autres c. Finlande (déc.), no 351/02, 26 octobre 2004).
162.  La Cour note que, bien que l'original du dossier médical de la requérante n'ait pas été retrouvé avant le début de la procédure devant la cour d'appel, l'avocat de l'intéressée avait pu consulter un dossier reconstitué de quelque cent pages en première instance. La requérante n'a pas prouvé qu'elle avait été placée dans une situation de désavantage par rapport à son adversaire du fait qu'elle n'avait pu consulter l'ensemble de son dossier médical lors de la procédure devant le tribunal régional de Mayence. De plus, la Cour observe que la cour d'appel a examiné la demande de la requérante tendant à faire appliquer une règle moins stricte en matière de charge de la preuve. La cour d'appel, s'appuyant sur la jurisprudence constante de la Cour fédérale de justice à cet égard, a considéré qu'il n'y avait pas lieu de procéder comme la requérante le demandait car aucune erreur grave n'avait en tout état de cause été commise dans son traitement médical. La Cour est consciente qu'il est en général difficile pour un patient de prouver que son médecin a commis une erreur qui a nui à sa santé. Toutefois, elle estime que, compte tenu de l'ensemble des preuves dont disposait la cour d'appel, les raisons invoquées par celle-ci pour ne pas s'écarter de la répartition habituelle de la charge de la preuve ne sauraient passer pour arbitraires et n'ont pas conduit à placer la requérante, en l'occurrence la demanderesse, dans une situation de net désavantage. Dès lors, les faits de la cause ne révèlent aucun manquement au principe de l'égalité des armes.
163.  La Cour conclut qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention à cet égard.
IX.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION À RAISON DU TRAITEMENT MÉDICAL DE LA REQUÉRANTE À LA CLINIQUE UNIVERSITAIRE DE MAYENCE
164.  La requérante affirme que les restrictions à sa liberté, l'atteinte à son intégrité physique et le refus de lui accorder un traitement médical adéquat à la clinique universitaire de Mayence ont emporté violation de son droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention, ainsi que de l'article 3 de la Convention.
165.  Pour la Cour, il y a lieu d'examiner ces griefs sous l'angle de l'article 8 pris isolément, qui dispose en ses passages pertinents :
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...)
2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
166.  La requérante réitère à l'appui de sa thèse les arguments qu'elle avait présentés au sujet de son traitement à la clinique du docteur Heines, à Brême.
167.  Le Gouvernement signale que le tribunal régional de Mayence a conclu avec le concours d'un médecin expert que le traitement suivi par la requérante à la clinique universitaire de Mayence était correct, ce que la cour d'appel de Coblence a confirmé. Les droits de la requérante au titre des articles 3 et 8 n'ont donc pas été violés.
168.  La Cour réaffirme qu'une atteinte même minime à l'intégrité physique d'un individu doit passer pour une ingérence dans le droit de celui-ci au respect de la vie privée énoncé à l'article 8 si elle a eu lieu contre la volonté de cet individu (voir la jurisprudence citée au paragraphe 143 ci-dessus). Or elle note que rien ne montre que la requérante a été traitée à la clinique universitaire de Mayence sans son consentement. Même en supposant que l'intéressée puisse seulement passer pour avoir accepté d'être traitée avec la diligence voulue et selon les normes médicales en vigueur à l'époque, la Cour relève que les juridictions nationales ont conclu raisonnablement, en s'appuyant sur des expertises médicales, que la requérante ne s'était vu prescrire aucun traitement médical erroné, que ce soit volontairement ou par négligence. Par conséquent, il n'y a pas eu ingérence dans le chef de la requérante dans le droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8.
169.  Il s'ensuit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention à cet égard.
X.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
170.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
171.  La requérante demande réparation du dommage matériel et moral qu'elle a subi ainsi que le remboursement de ses frais et dépens.
A.  Dommage
172.  La requérante réclame au total 1 449 259,66 euros (EUR) pour dommage matériel. Ce montant comprend 1 211 530,90 EUR pour le manque à gagner dû au fait qu'elle n'a pu exercer la profession d'ingénieur technique – qu'elle souhaitait embrasser avant le début de son traitement médical – et dont elle a déduit sa pension d'invalidité. S'y ajoute la somme de 237 728,76 EUR, qui correspond à la pension qu'elle aurait reçue jusqu'à l'âge de quatre-vingt-quatre ans. De plus, elle sollicite 1 548,36 EUR pour les honoraires de dentiste et appareillages non couverts par son assurance maladie. A titre subsidiaire, elle demande 1 126 970,30 EUR pour dommage matériel, ce qui reflète les revenus et la pension procurés par le métier de dessinateur industriel, qu'elle a appris en 1990. En outre, elle demande réparation de tout dommage matériel à venir découlant du traitement qu'elle a suivi à la clinique du docteur Heines à Brême et à la clinique universitaire de Mayence pour autant qu'il ne serait pas couvert par les sociétés d'assurance maladie.
173.  La requérante demande également réparation du dommage moral résultant des graves violations des articles 3, 5, 6 et 8 de la Convention qu'elle a subies. Elle souligne que le traitement médical erroné qu'on lui a imposé lui a causé un préjudice corporel très sérieux, en conséquence de quoi elle est aujourd'hui invalide à 100 % et souffre en permanence de douleurs importantes aux bras, aux jambes et à la colonne vertébrale. Son internement et le traitement dégradant qui lui a été infligé, notamment à la clinique de Brême, ainsi que son traitement médical ont provoqué en elle des sentiments d'angoisse et d'impuissance qui ont complètement détruit sa vie pour toujours. Etant donné que sa santé ne cesse de se dégrader en raison du traitement médical incorrect qu'elle a subi dans sa jeunesse, elle deviendra encore plus isolée et dépendante de l'aide d'autrui à mesure que le temps passe. Elle ne réclame pas moins de 500 000 EUR de ce chef.
174.  Concernant la demande de la requérante pour dommage matériel, le Gouvernement soutient que l'intéressée n'a pas démontré l'existence d'un lien de causalité entre les violations alléguées de la Convention et le manque à gagner en matière de salaire et de pension.
175.  De plus, il trouve excessive la somme réclamée pour dommage moral et souligne que, d'après les juridictions internes, les institutions psychiatriques en question n'ont prescrit un traitement médical erroné à la requérante ni volontairement ni par négligence.
176.  En ce qui concerne la demande de la requérante pour dommage matériel, la Cour rappelle qu'il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le préjudice allégué par le requérant et la violation de la Convention établie et que la réparation peut, le cas échéant, inclure une indemnité pour perte de revenus (voir, entre autres, Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne (article 50), arrêt du 13 juin 1994, série A no 285-C, pp. 57-58, §§ 16-20, et Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 127, CEDH 1999-IV). En l'espèce, la Cour constate qu'elle a conclu à la violation des articles 5 § 1 et 8 pour ce qui est du séjour de la requérante à la clinique du docteur Heines de 1977 à 1979. Elle relève que la requérante n'a jamais appris ni exercé le métier d'ingénieur technique ni celui de dessinateur industriel avant son admission à la clinique, de sorte que son internement n'a pas interrompu une source de revenus existante. La Cour est consciente que l'internement de la requérante dans la clinique contre son gré, son traitement médical dans cette institution et les conséquences qui en ont résulté sur sa santé ont entraîné une perte de chances dans le domaine professionnel. Toutefois, elle ne saurait spéculer sur la profession que la requérante aurait embrassée ou sur le montant du salaire qu'elle aurait touché ultérieurement si elle n'avait pas été internée à la clinique de 1977 à 1979. Dès lors, l'existence d'un lien de causalité entre la perte de revenus estimée par la requérante ainsi que la pension correspondante n'a pas été établie. De même, se fondant sur les éléments à sa disposition, la Cour ne discerne aucun lien de causalité manifeste entre l'internement de la requérante à la clinique du docteur Heines et sa demande de remboursement d'honoraires de dentiste et appareillages non couverts par son assurance maladie.
177.  Pour ce qui est de la demande de remboursement de tout dommage matériel ultérieur susceptible de découler du traitement subi à la clinique du docteur Heines à Brême et à la clinique universitaire de Mayence, la Cour observe qu'elle n'a pas conclu à la violation de la Convention s'agissant du traitement suivi par la requérante à la clinique du docteur Heines en 1981 ni à la clinique universitaire de Mayence. En conséquence, l'intéressée ne saurait réclamer de dédommagement à cet égard. Quant à la demande relative au traitement à la clinique du docteur Heines de 1977 à 1979, la Cour estime qu'elle ne saurait non plus spéculer sur le montant exact du préjudice matériel qui pourrait survenir en raison de l'internement dans cette clinique ni sur l'existence d'un lien de causalité entre un tel dommage ultérieur éventuel et le traitement à la clinique. Dès lors, la Cour n'octroie aucune somme pour dommage matériel.
178.  En ce qui concerne la demande pour dommage moral, la Cour rappelle qu'elle a constaté en l'espèce de graves violations des articles 5 § 1 et 8 de la Convention. Elle réitère que la requérante a été internée dans une clinique sans base légale et y a été traitée alors qu'elle était relativement jeune pendant une durée de plus de vingt mois. L'atteinte à l'intégrité physique qui a résulté pour la requérante de son traitement médical forcé a été d'une gravité particulière, puisqu'elle a nui de façon sérieuse et irréversible à sa santé et l'a de fait privée de la possibilité de mener une vie personnelle et professionnelle autonome. La Cour indique qu'aux fins de l'appréciation du préjudice moral il échet de distinguer la présente cause d'affaires telles que H.L. c. Royaume-Uni (précitée, §§ 148-150). En l'espèce, en effet, il y a tout lieu de douter qu'il aurait été possible d'interner la requérante contre son gré au motif qu'elle représentait une grave menace pour la sûreté ou l'ordre publics, en application de la législation pertinente (article 2 de la loi du Land de Brême sur l'internement des personnes atteintes de maladie mentale ou de déficience mentale et des toxicomanes – paragraphe 53 ci-dessus). Aucune des parties n'a d'ailleurs allégué cela. Prenant en compte des requêtes antérieures comparables mettant également en jeu des atteintes importantes à l'intégrité physique et morale des requérants (voir, par exemple, A. c. Royaume-Uni, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VI, p. 2701, § 34, et Peers c. Grèce, no 28524/95, § 88, CEDH 2001-III), et statuant en équité, la Cour alloue à la requérante 75 000 EUR au titre du dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt.
B.  Frais et dépens
179.  La requérante sollicite au total 32 785,10 EUR pour frais et dépens, justificatifs à l'appui. Elle souhaite obtenir le remboursement des frais et dépens exposés au cours de la procédure devant les juridictions internes, à savoir les honoraires de ses avocats, les frais d'expertises médicales et d'hébergement et de voyage pour la procédure qui a commencé devant le tribunal régional de Brême (21 198,51 EUR) et pour celle entamée devant le tribunal régional de Mayence (4 260,82 EUR). Elle réclame aussi la somme forfaitaire de 2 500 EUR pour ses dépenses personnelles lors de ces procédures, y compris celles afférentes à la rédaction des recours constitutionnels, à laquelle elle a procédé personnellement. Enfin, elle demande 4 825,77 EUR pour les frais et dépens relatifs aux services de l'avocat qui l'a représentée devant la Cour.
180.  Le Gouvernement trouve ces montants excessifs.
181.  D'après la jurisprudence constante de la Cour, les frais et dépens dont il y a lieu d'accorder le remboursement à la partie lésée doivent avoir été engagés afin de prévenir ou de faire redresser une violation de la Convention, de faire reconnaître cette violation par la Cour ou de s'en faire indemniser. Il y a lieu également de démontrer que les frais ont été réellement exposés, qu'ils correspondaient à une nécessité et qu'ils sont raisonnables quant à leur taux (voir, entre autres, Venema c. Pays-Bas, no 35731/97, § 117, CEDH 2002-X).
182.  Concernant les frais et dépens afférents à la procédure devant les juridictions internes, la Cour rappelle qu'elle n'a conclu à la violation de la Convention que pour ce qui est de la procédure engagée devant le tribunal régional de Brême. Elle admet donc que les frais et dépens exposés à cette occasion l'ont été pour faire redresser une violation des articles 5 et 8 de la Convention. Même si la requérante n'a pas présenté de justificatifs de ses dépenses personnelles s'agissant de la procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale, la Cour reconnaît que l'intéressée a dû avoir des frais à cet égard (Migoń c. Pologne, no 24244/94, § 95, 25 juin 2002, et H.L. c. Royaume-Uni, précité, § 152). Compte tenu de sa jurisprudence et de sa propre appréciation du caractère raisonnable des frais et dépens réclamés, la Cour alloue à la requérante 15 000 EUR de ce chef, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt.
183.  Quant aux frais et dépens afférents à la procédure à Strasbourg, la Cour, à la lumière de sa jurisprudence et de sa propre appréciation, octroie à la requérante 4 000 EUR moins les 685 EUR versés dans le cadre de l'assistance judiciaire par le Conseil de l'Europe, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt.
C.  Intérêts moratoires
184.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Rejette l'exception préliminaire du Gouvernement ;
2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 5 § 1 de la Convention à raison du placement de la requérante dans une clinique privée de 1977 à 1979 ;
3.  Dit qu'aucune question distincte ne se pose sous l'angle de l'article 5 §§ 4 et 5 de la Convention à raison du placement de la requérante dans une clinique privée de 1977 à 1979 ;
4.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 5 de la Convention à raison du séjour de la requérante dans une clinique privée en 1981 ;
5.  Dit que, pour autant qu'il se pose une question distincte sous l'angle de l'article 6 § 1 de la Convention à raison des deux séjours de la requérante dans une clinique privée, il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
6.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention à raison du séjour de la requérante dans une clinique privée de 1977 à 1979 ;
7.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention à raison du séjour de la requérante dans une clinique privée en 1981 ;
8.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention à raison du traitement médical suivi par la requérante à la clinique universitaire de Mayence ;
9.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention à raison du traitement médical suivi par la requérante à la clinique universitaire de Mayence ;
10.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i.  75 000 EUR (soixante-quinze mille euros) pour dommage moral,
ii.  18 315 EUR (dix-huit mille trois cent quinze euros) pour frais et dépens,
iii.  tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur lesdites sommes ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
11.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 16 juin 2005, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Vincent Berger Ireneu Cabral Barreto   Greffier Président
1.  Dans sa composition antérieure au 1er novembre 2004.
ARRÊT STORCK c. ALLEMAGNE
ARRÊT STORCK c. ALLEMAGNE 


Synthèse
Formation : Cour (troisième section)
Numéro d'arrêt : 61603/00
Date de la décision : 16/06/2005
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Objection préliminaire rejetée (res judicata) ; Violation de l'art. 5-1 (placement dans une clinique privée de 1977 à 1979) ; Aucune question distincte au regard des art. 5-4 et 5-5 ; Non-violation de l'art. 5 (séjour en clinique privée en 1981) ; Violation de l'art. 8 (placement en clinique privée en 1977 à 1979) ; Non-violation de l'art. 8 (séjour en clinique privée en 1981 et traitement en clinique universitaire) ; Non-violation de l'art. 6-1 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure nationale ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 1) RESPONSABILITE DES ETATS, (Art. 5-1) ARRESTATION OU DETENTION REGULIERE, (Art. 5-1) PRIVATION DE LIBERTE, (Art. 5-1) VOIES LEGALES, (Art. 5-1-e) ALIENE, (Art. 5-4) CONTROLE PAR UN TRIBUNAL, (Art. 5-5) REPARATION, (Art. 6) PROCEDURE CIVILE, (Art. 6-1) PROCEDURE CONTRADICTOIRE, (Art. 6-1) PROCES EQUITABLE, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE PRIVEE, (Art. 8-2) INGERENCE


Parties
Demandeurs : STORCK
Défendeurs : ALLEMAGNE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2005-06-16;61603.00 ?
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