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06/07/2005 | CEDH | N°43577/98;43579/98

CEDH | AFFAIRE NATCHOVA ET AUTRES c. BULGARIE


AFFAIRE NATCHOVA ET AUTRES c. BULGARIE
(Requêtes nos 43577/98 et 43579/98)
ARRÊT
STRASBOURG
6 juillet 2005
En l'affaire Natchova et autres c. Bulgarie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
MM. L. Wildhaber, président,    C.L. Rozakis,    J.-P. Costa,   Sir Nicolas Bratza,   MM. B. Zupančič,    C. Bîrsan,    K. Jungwiert,    J. Casadevall,    J. Hedigan,   Mme S. Botoucharova,   M. M. Ugrekhelidze,   Mmes A. Mularoni,    E. Fura-Sandström, 

 A. Gyulumyan,    L. Mijović,   MM. D. Spielmann,    Davíd Thór Björgvinsson, juges,  et de M. T.L. Early, greffi...

AFFAIRE NATCHOVA ET AUTRES c. BULGARIE
(Requêtes nos 43577/98 et 43579/98)
ARRÊT
STRASBOURG
6 juillet 2005
En l'affaire Natchova et autres c. Bulgarie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
MM. L. Wildhaber, président,    C.L. Rozakis,    J.-P. Costa,   Sir Nicolas Bratza,   MM. B. Zupančič,    C. Bîrsan,    K. Jungwiert,    J. Casadevall,    J. Hedigan,   Mme S. Botoucharova,   M. M. Ugrekhelidze,   Mmes A. Mularoni,    E. Fura-Sandström,    A. Gyulumyan,    L. Mijović,   MM. D. Spielmann,    Davíd Thór Björgvinsson, juges,  et de M. T.L. Early, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 février et 8 juin 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouvent deux requêtes (nos 43577/98 et 43579/98) dirigées contre la République de Bulgarie et dont quatre ressortissants de cet Etat, Mlle Anelia Kountchova Natchova, Mme Aksiniya Hristova, Mme Todorka Petrova Ranguelova et M. Ranguel Petkov Ranguelov (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 15 mai 1998 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Les requérants alléguaient que leurs parents proches respectifs, M. Kountcho Anguelov et M. Kiril Petkov, avaient été tués par balles par un membre de la police militaire en violation de l'article 2 de la Convention. En outre, d'après eux, aucune enquête effective n'avait été menée sur les événements, au mépris des articles 2 et 13 de la Convention. Ils soutenaient également que l'Etat défendeur avait enfreint l'article 2, en manquant à son obligation de protéger par la loi le droit à la vie, et que les événements litigieux résultaient d'attitudes discriminatoires envers des personnes d'origine rom, en violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 2.
3.  Les requêtes ont été transmises à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 duditProtocole), et attribuées à la quatrième section. Le 22 mars 2001, celle-ci a décidé de les joindre (article 43 § 1 du règlement).
4.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente affaire a été attribuée à la première section telle que remaniée (article 52 § 1 du règlement). Le 28 février 2002, une chambre de cette section, composée de M. C.L. Rozakis, président, M. G. Bonello, Mme N. Vajić, Mme S. Botoucharova, M. A. Kovler, M. V. Zagrebelsky, Mme E. Steiner, juges, et de M. S. Nielsen, greffier adjoint de section, a déclaré les requêtes partiellement recevables.
5.  Le 26 février 2004, une chambre de la même section, composée de M. C.L. Rozakis, président, M. P. Lorenzen, M. G. Bonello, Mme F. Tulkens, Mme N. Vajić, Mme S. Botoucharova, M. V. Zagrebelsky, juges, et de M. S. Nielsen, greffier de section, a rendu son arrêt dans lequel elle concluait à l'unanimité qu'il y avait eu violation des articles 2 et 14 de la Convention et qu'aucune question distincte ne se posait sous l'angle de l'article 13.
6.  Le 21 mai 2004, le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a demandé le renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre au titre des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le 7 juillet 2004, un collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.
7.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
8.  Devant la Grande Chambre, les requérants, représentés par Me Y. Grozev, du barreau de Sofia, et le gouvernement défendeur, représenté par Mme M. Dimova, du ministère de la Justice, coagente, ont déposé des mémoires le 30 novembre 2004 et le 29 novembre 2004 respectivement. Par ailleurs, des observations ont été reçues de trois organisations non gouvernementales : le Centre européen des droits des Roms, Interights et Open Society Justice Initiative, que le président avait autorisées à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement).
9.  Une audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 23 février 2005 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement  Mmes M. Dimova, ministère de la Justice,   M. Kotzeva, ministère de la Justice, coagentes ;
–  pour les requérants  Me Y. Grozev,   Lord Lester of Herne Hill QC, conseils.
La Cour les a entendus en leurs déclarations.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
10.  L'affaire concerne l'homicide, le 19 juillet 1996, de M. Anguelov et de M. Petkov par un membre de la police militaire qui tentait de les arrêter.
11.  Les requérants sont tous ressortissants bulgares d'origine rom.
12.  Mlle Anelia Kountchova Natchova, née en 1995, est la fille de M. Anguelov, et Mme Aksiniya Hristova, née en 1978, est la mère de Mlle Natchova. Toutes deux vivent à Dobrolevo (Bulgarie). Mme Todorka Petrova Ranguelova et M. Ranguel Petkov Ranguelov, nés respectivement en 1955 et 1954 et résidant à Lom (Bulgarie), sont les parents de M. Petkov.
A.  Les circonstances ayant entouré le décès de M. Anguelov et de M. Petkov
13.  En 1996, M. Anguelov et M. Petkov, tous deux âgés de vingt et un ans, effectuaient leur service militaire en tant qu'appelés dans la force de construction (Строителни войски), une division de l'armée chargée de la construction d'immeubles d'habitation et d'autres projets civils.
14.  Début 1996, ils furent arrêtés pour s'être absentés sans autorisation à plusieurs reprises. Le 22 mai 1996, ils furent condamnés respectivement à neuf mois et à cinq mois d'emprisonnement. Tous deux avaient déjà été condamnés précédemment pour vol.
15.  Le 15 juillet 1996, ils s'évadèrent d'un chantier à l'extérieur de la prison où on les avait amenés pour travailler et se réfugièrent chez la grand-mère de M. Anguelov, Mme Tonkova, dans le village de Lesura. Ils n'étaient armés ni l'un ni l'autre.
16.  Leur absence fut signalée le lendemain et leurs noms inscrits sur la liste des personnes recherchées par la police militaire. L'unité de Vratsa de la police militaire reçut un mandat d'arrêt le 16 juillet 1996.
17.  Le 19 juillet 1996, vers midi, le militaire de permanence à cette unité reçut un appel téléphonique anonyme selon lequel M. Anguelov et M. Petkov se cachaient dans le village de Lesura. C'est là que M. Anguelov avait été retrouvé lors d'une au moins de ses précédentes absences sans autorisation.
18.  L'officier commandant l'unité, le colonel D., décida d'envoyer quatre membres de la police militaire, placés sous les ordres du commandant G., rechercher et arrêter les deux hommes. Au minimum deux des militaires connaissaient l'un des hommes ou les deux. Le commandant G. connaissait apparemment Lesura puisque, d'après le secrétaire de mairie qui fut ultérieurement entendu comme témoin, sa mère était originaire du village.
19.  Le colonel D. déclara aux hommes que, « conformément au règlement », ils devaient se munir de leurs revolvers et fusils automatiques et porter des gilets pare-balles. Il les informa que M. Anguelov et M. Petkov étaient des « délinquants actifs » (криминално проявени) – expression employée pour décrire les personnes ayant déjà été condamnées ou celles soupçonnées d'une infraction – qui s'étaient évadés. Les militaires reçurent l'ordre de recourir à tous les moyens nécessaires pour arrêter les intéressés.
20.  Les militaires partirent immédiatement pour Lesura en jeep. Deux d'entre eux étaient en uniforme alors que les autres étaient en civil. Seul le commandant G. portait un gilet pare-balles. Il était muni de son revolver personnel et d'un fusil automatique kalachnikov de calibre 7,62 mm. Les autres hommes étaient armés de revolvers. Tout au long de l'opération, trois kalachnikovs restèrent dans le coffre du véhicule.
21.  Le commandant G. instruisit les hommes oralement alors qu'ils se rendaient à Lesura. Le sergent N. devait couvrir le côté est de la maison, le commandant G. le côté ouest et le sergent K. devait pénétrer dans la maison. Le sergent S., le conducteur, devait demeurer dans le véhicule et surveiller le côté nord.
22.  Vers 13 heures, les militaires arrivèrent à Lesura. Ils demandèrent au secrétaire de mairie et à un des villageois, M. T.M., de les accompagner pour leur montrer où se trouvait la maison de la grand-mère de M. Anguelov. Le véhicule se dirigea vers le quartier rom de Lesura.
23.  Le sergent N. reconnut la maison puisqu'il y avait précédemment arrêté M. Anguelov pour une absence sans autorisation.
24.  Dès que la jeep arriva devant la maison, entre 13 heures et 13 h 30, le sergent K. reconnut M. Anguelov, qui était à l'intérieur, derrière la fenêtre. Ayant remarqué le véhicule, les deux hommes recherchés tentèrent de s'enfuir. Les militaires entendirent le bruit d'une vitre cassée. Le commandant G. et les sergents K. et N. sautèrent du véhicule alors qu'il roulait toujours. Le commandant G. et le sergent K. entrèrent par la porte du jardin ; le premier se rendit du côté ouest et le deuxième pénétra dans la maison. Le sergent N. se dirigea vers le côté est de la maison. Le sergent S. resta dans la voiture, avec le secrétaire de mairie et M. T.M.
25.  Le sergent N. déclara par la suite que lorsqu'il avait constaté que M. Anguelov et M. Petkov s'échappaient par la fenêtre et couraient vers un jardin voisin, il avait crié : « Arrêtez, police militaire ! » Il avait sorti son revolver, mais n'avait pas tiré. Les deux hommes avaient continué de courir. Le sergent N. s'était précipité dans la rue pour tenter de les intercepter en contournant plusieurs maisons. Dans sa course, il avait entendu le commandant G. crier : « Pas un geste, police militaire, pas un geste [ou] je tire ! » C'était alors que la fusillade avait commencé.
26.  Dans son témoignage, le commandant G. déclara :
« (...) J'ai entendu le sergent N. crier : « Pas un geste, police » (...) J'ai vu les appelés ; ils couraient, puis se sont arrêtés devant la clôture entre le jardin de Mme Tonkova et celui des voisins (...) J'ai vu qu'ils tentaient de sauter par-dessus la clôture [grillagée], et j'ai donc crié : « Pas un geste, ou je tire ! » J'ai enlevé le cran de sûreté et chargé le fusil automatique. J'ai ensuite tiré un coup de feu en l'air, en tenant de la main droite le fusil automatique pointé vers le haut, à peu près perpendiculairement au sol (...) Les appelés ont grimpé par-dessus la clôture [grillagée] et continué de courir, je les ai suivis puis j'ai tiré un, deux ou trois coups de feu et crié : « Pas un geste ! », mais ils ont continué à courir. J'ai à nouveau tiré des coups en l'air avec le fusil automatique et crié : « Pas un geste ou je tire à balles réelles », et je les ai encore une fois avertis, mais ils ont continué à courir sans se retourner. Après l'avertissement, j'ai tiré à droite [des deux hommes] avec l'arme automatique en visant le sol et en espérant que cela les arrêterait. J'ai à nouveau crié : « Pas un geste ! » alors que les intéressés étaient au coin de l'autre maison, puis j'ai visé et tiré sur eux au moment où ils escaladaient la clôture. J'ai visé leurs pieds. Je me trouvais en contrebas (...) [S]'ils avaient sauté par-dessus la deuxième clôture, ils se seraient enfuis et je n'avais aucun autre moyen de les arrêter. La pente était un peu raide à cet endroit, [je] me tenais en contrebas (...) La deuxième clôture se trouvait plus haut, c'est pour cette raison que j'ai visé à côté [des deux hommes] lorsque j'ai tiré la première fois, pensant qu'ainsi aucun habitant des maisons voisines ne serait blessé, et la deuxième fois j'ai visé les appelés, mais tiré sur leurs pieds. L'article 45 du règlement nous autorise à utiliser les armes à feu pour arrêter des membres des forces militaires qui ont commis une infraction passible de poursuites à la diligence du procureur et qui ne se rendent pas après avoir reçu un avertissement. Toutefois, conformément au paragraphe 3 de [cette disposition], nous devons protéger la vie des personnes contre lesquelles [nous utilisons les armes à feu] – c'est pour cette raison que j'ai tiré sur les pieds [des victimes] – afin d'éviter des blessures mortelles. La dernière fois que j'ai tiré sur les pieds des appelés, je me tenais à une distance de vingt mètres d'eux et ils se trouvaient exactement au coin sud-est du jardin voisin. Après les tirs, les deux hommes sont tombés (...) Tous deux étaient couchés sur le ventre et donnaient signe de vie (...) Ils gémissaient (...) puis le sergent S. est arrivé, je l'ai appelé (...) et lui ai remis mon fusil automatique (...) »
27.  D'après les déclarations des trois militaires qui se trouvaient sous les ordres du commandant G., M. Anguelov et M. Petkov étaient couchés sur le sol devant la clôture, les jambes pointant dans la direction de la maison d'où ils étaient venus. L'un était couché sur le dos et l'autre sur le ventre.
28.  Un voisin, M. Z., qui habitait en face de la grand-mère de M. Anguelov, témoigna également. Vers 13 heures-13 h 30, il avait vu une jeep militaire s'arrêter devant la maison de Mme Tonkova. Puis il avait entendu quelqu'un crier : « Ne courez pas, je tire à balles réelles. » Il avait ensuite entendu des coups de feu. Il avait regardé dans le jardin voisin et aperçu M. Anguelov, qu'il connaissait, et un autre homme sauter par-dessus la clôture grillagée séparant le jardin de Mme Tonkova de celui d'un autre voisin. Il n'avait pas vu l'homme qui avait crié, étant donné qu'il se tenait derrière la maison de Mme Tonkova. Il avait ensuite vu M. Anguelov et M. Petkov tomber à terre et apparaître l'homme qui leur avait tiré dessus, tenant un fusil automatique. M. Z. déclara en outre :
« Les autres hommes en uniforme se sont alors mis à faire des reproches à [l'homme qui avait tiré sur M. Anguelov et M. Petkov], lui disant qu'il n'aurait pas dû ouvrir le feu, et qu'il n'aurait pas dû les accompagner. Parmi les hommes qui étaient arrivés dans la jeep, seul l'officier supérieur a tiré (...) Je le connais de vue, il a de la famille à Lesura. »
29.  Le sergent S. indiqua que lorsqu'ils étaient arrivés à la maison, il était resté près du véhicule et avait entendu le sergent N. crier du côté est de la maison : « Pas un geste, police ! » Il avait également entendu le commandant G. crier plusieurs fois : « Pas un geste, police ! » du côté ouest de la maison. Puis le commandant G. avait ouvert le feu avec son fusil automatique, tout en continuant à crier. Le sergent S. était alors entré dans le jardin. Il avait vu le commandant G. sauter par-dessus la clôture grillagée et l'avait entendu crier. Il l'avait rejoint, avait pris son fusil automatique et vu M. Anguelov et M. Petkov couchés à terre, près de la clôture. Ils étaient toujours vivants. A ce moment-là, le sergent K. était sorti de la maison. Le commandant G. était allé chercher la jeep et avait signalé l'incident par radio. A leur retour, le sergent N. était revenu de la rue voisine et les avait aidés à transporter les blessés dans le véhicule.
30.  Le chef de l'unité de la police militaire de Vratsa et d'autres officiers furent informés de l'incident vers 13 h 30.
31.  Dans son témoignage, le sergent K. précisa qu'il était entré dans la maison et était en train de parler à la grand-mère de M. Anguelov et à une autre femme lorsqu'il avait entendu le commandant G. sommer M. Anguelov et M. Petkov de s'arrêter. Dans la maison, il avait remarqué qu'une vitre avait été cassée dans la pièce surplombant le jardin. Il était sur le point de sortir lorsqu'il avait entendu des tirs provenant de derrière la maison. En se rendant dans le jardin, il avait rencontré le commandant G. qui lui avait dit que les fugitifs avaient été blessés. Le sergent K. avait alors grimpé par-dessus la clôture grillagée pour s'approcher des blessés, qui étaient toujours en vie et gémissaient. Il s'était retrouvé avec le fusil automatique dans les mains, mais ne se souvenait pas comment il l'avait reçu. Il avait ouvert le magasin de l'arme, où il n'avait vu aucune cartouche. Il ne restait plus qu'une cartouche dans le barillet.
32.  Immédiatement après la fusillade, un certain nombre de personnes du voisinage se rassemblèrent. Les sergents K. et S. emmenèrent les blessés à l'hôpital de Vratsa, alors que le commandant G. et le sergent N. restèrent sur place.
33.  M. Anguelov et M. Petkov décédèrent sur le trajet vers Vratsa. On constata leur mort à leur arrivée.
34.  La grand-mère de M. Anguelov, Mme Tonkova, donna la version suivante des événements. Son petit-fils et M. Petkov se trouvaient dans sa maison lorsqu'ils remarquèrent une jeep qui s'approchait. Mme Tonkova était sortie et avait vu quatre hommes en uniforme. Ils étaient tous entrés dans le jardin, l'un d'entre eux avait contourné la maison et commencé à tirer avec un fusil automatique pendant un très long moment. Les trois autres hommes étaient également armés mais n'avaient pas tiré. Elle s'était rendue dans la cour, et avait supplié l'homme qui tirait de s'arrêter. Celui-ci s'était toutefois dirigé vers l'arrière de la maison. Après quoi elle avait entendu des coups de feu dans le jardin de derrière. Elle avait suivi l'homme et avait alors vu son petit-fils et M. Petkov, blessés par balles, allongés dans le jardin du voisin.
35.  D'après un autre voisin, M. M.M., les trois policiers avaient tiré. Deux d'entre eux avaient tiré en l'air et le troisième – qui se trouvait sur le côté ouest de la maison (le commandant G.) – visait quelqu'un. M. M.M. avait entendu de quinze à vingt coups de feu, peut-être plus. Il avait ensuite vu les policiers militaires se rendre dans le jardin voisin, où M. Anguelov et M. Petkov étaient tombés. Ce jardin appartenait à M. M.M. et à sa fille. Lorsqu'il avait vu son petit-fils – un jeune garçon – qui se tenait là, M. M.M. avait demandé au commandant G. l'autorisation de s'approcher pour emmener l'enfant. Le commandant G. avait pointé son fusil sur lui de façon brutale et l'avait insulté en criant : « Maudits Tsiganes ! » (« мамка ви циганска »).
B.  L'enquête sur les décès
36.  Le 19 juillet 1996, tous les militaires impliqués dans l'incident firent des rapports séparés sur celui-ci à l'unité de la police militaire de Vratsa. Aucun d'entre eux ne fut soumis à un alcootest.
37.  Une enquête pénale sur les décès fut ouverte le même jour et un magistrat instructeur militaire inspecta les lieux entre 16 heures et 16 h 30. Dans son rapport, il les décrivit, en précisant notamment l'emplacement de la maison de Mme Tonkova et de la première clôture grillagée, ainsi que l'endroit où des douilles avaient été trouvées et des taches de sang relevées. Il indiqua que la première clôture grillagée était endommagée et qu'elle avait été arrachée à un endroit.
38.  Un croquis fut annexé au rapport. Il représentait le jardin de la maison de Mme Tonkova et le jardin voisin où M. Anguelov et M. Petkov étaient tombés. Les endroits où les douilles avaient été trouvées y étaient marqués. Le croquis et le rapport ne faisaient état que de quelques mesures relevées dans les jardins. La pente et les autres caractéristiques du terrain et des environs ne furent pas décrites.
39.  Neuf douilles furent récupérées. L'une fut trouvée dans la rue, devant la maison de Mme Tonkova (apparemment non loin de l'endroit où la jeep s'était arrêtée). Quatre furent découvertes dans la cour de Mme Tonkova, derrière la maison, près de la première clôture grillagée séparant son jardin de celui du voisin. Trois autres douilles furent trouvées dans le jardin du voisin (M. M.M.), près des taches de sang. La distance exacte entre ces douilles et les taches de sang ne fut pas indiquée. Une neuvième cartouche fut trouvée par la suite et remise à la police militaire par l'oncle de M. Anguelov. L'endroit où elle fut découverte ne fut pas consigné.
40.  Les taches de sang se trouvaient à un mètre les unes des autres. Sur le croquis, elles figuraient à un peu plus de neuf mètres de la première clôture grillagée. La distance entre les taches de sang et la deuxième clôture que M. Anguelov et M. Petkov avaient apparemment tenté d'escalader au moment des tirs n'était pas indiquée. Le magistrat instructeur recueillit des échantillons de sang.
41.  Le 21 juillet 1996, un médecin légiste procéda à une autopsie.
Selon le rapport d'autopsie no 139/96, M. Petkov était décédé d'« une blessure à la poitrine », les tirs l'ayant atteint « de face ». La blessure était décrite comme suit :
« On relève une plaie de forme ovale de 2,5 cm sur 1 cm à la poitrine, à 144 cm des pieds, avec des tissus manquants, et des bords déchiquetés et compressés dans la zone de l'épaule gauche. On constate une plaie de forme ovale de 3 cm dans le dos, à gauche de la ligne infrascapulaire, à une distance de 123 cm des pieds, avec des tissus manquants, des bords déchiquetés et déchirés vers l'extérieur. »
42.  Quant à M. Anguelov, le décès était dû, selon le rapport, à « une blessure par balle, qui [avait] endommagé une artère » et la balle avait été tirée « dans le dos ». Il était en outre précisé :
« On relève une blessure ronde d'environ 0,8 cm de diamètre sur la gauche des fesses, à 90 cm des pieds (...) avec des tissus manquants, et des parois et bords déchiquetés (...) On constate, au tiers inférieur [de l'abdomen], à une distance de 95 cm des pieds, légèrement à gauche du nombril, une plaie ovale de 2,1 cm avec des bords déchirés et déchiquetés et des parois ouvertes vers l'extérieur et des tissus manquants sur le bord. »
43.  Le rapport conclut que les blessures avaient été causées par des balles tirées d'une certaine distance avec un fusil automatique.
44.  Les 22, 23 et 24 juillet 1996, les quatre membres de la police militaire, deux voisins (M.M. et K.), le secrétaire de mairie et l'oncle de M. Anguelov furent interrogés par le magistrat instructeur. La mère de M. Petkov fut également entendue ultérieurement.
45.  Le 1er août 1996, un expert en balistique de la direction régionale des affaires intérieures de Vratsa examina le fusil automatique du commandant G., une cartouche trouvée dans ce fusil et les neuf douilles découvertes sur les lieux. D'après son rapport, le fusil automatique était en état de fonctionnement, les neuf cartouches recueillies avaient été tirées avec cette arme et la dernière cartouche, qui se trouvait dans le fusil, était prête à l'emploi.
46.  D'après le rapport d'un médecin légiste daté du 29 août 1996, M. Petkov avait un taux d'alcool de 0,55 gramme par litre de sang et M. Anguelov un taux de 0,75 gramme par litre (en droit bulgare, le fait de conduire avec une alcoolémie supérieure à 0,5 gramme par litre constitue une infraction administrative).
47.  Le 20 septembre 1996, un expert de la direction régionale des affaires intérieures de Vratsa pratiqua un examen médicolégal des taches de sang relevées sur les lieux ; il conclut que les groupes sanguins étaient les mêmes que ceux des victimes.
48.  Les 20 janvier et 13 février 1997, un autre voisin (M. T.M.) et Mme Hristova (l'une des requérantes) furent interrogés. Le 26 mars 1997, la grand-mère de M. Anguelov et un voisin, Z., furent entendus à leur tour.
49.  Le 7 janvier 1997, les familles de M. Anguelov et M. Petkov eurent accès au dossier de l'enquête. Ils sollicitèrent l'audition de trois autres témoins : T.M., Mme Tonkova et Z.H. Leur demande fut accueillie. Les témoins furent entendus par le magistrat instructeur les 20 janvier et 26 mars 1997. Les requérants ne demandèrent pas que d'autres éléments de preuve fussent rassemblés.
50.  Le 31 mars 1997, le magistrat instructeur clôtura l'enquête préliminaire et établit le rapport final. Il nota que M. Anguelov et M. Petkov s'étaient évadés alors qu'ils purgeaient une peine privative de liberté, et avaient donc commis une infraction. Le commandant G. avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour épargner leur vie. Il leur avait en effet ordonné de s'arrêter et de se rendre, et avait tiré des coups de feu en signe d'avertissement. Il avait visé les intéressés seulement après avoir constaté qu'ils continuaient de courir et risquaient de s'enfuir. Il n'avait pas cherché à atteindre les organes vitaux. Le magistrat instructeur conclut donc que le commandant G. avait agi conformément à l'article 45 du règlement de la police militaire et, étant donné que le commandant G. n'avait commis aucune infraction, recommanda au parquet régional de Pleven de clôturer l'instruction.
51.  Le 8 avril 1997, le procureur militaire de Pleven, se ralliant à la recommandation du magistrat instructeur, clôtura l'enquête préliminaire sur les décès. Il conclut que le commandant G. avait agi conformément à l'article 45 du règlement de la police militaire. Il avait adressé plusieurs avertissements aux deux hommes et tiré des coups de feu en l'air. Il avait tiré sur les intéressés uniquement parce qu'ils ne s'étaient pas rendus et risquaient de s'enfuir. Il avait tenté d'éviter d'infliger des blessures mortelles. Aucune autre personne n'avait été blessée.
52.  Lorsqu'il décrivit la situation personnelle des victimes, notamment leur environnement familial, leur formation et leurs condamnations antérieures, le procureur, dans sa décision, précisa que les intéressés étaient tous deux issus de « familles appartenant à une minorité » – expression principalement employée pour désigner les personnes de la minorité rom.
53.  Les requérants interjetèrent appel ; le procureur du parquet des forces armées les débouta par une ordonnance du 11 juin 1997 au motif que M. Anguelov et M. Petkov avaient provoqué la fusillade en tentant de s'enfuir et que le commandant G. avait pris les mesures requises par la loi en pareille situation. Dès lors, l'usage des armes avait été légal puisque conforme à l'article 45 du règlement de la police militaire.
54.  Le 19 novembre 1997, le procureur du service de contrôle des enquêtes du parquet des forces armées rejeta un autre recours pour des motifs similaires à ceux invoqués par les autres procureurs.
II.  RAPPORTS D'ORGANISATIONS INTERNATIONALES SUR LES ALLÉGATIONS DE DISCRIMINATION À L'ÉGARD DES ROMS
55.  Dans ses rapports par pays de ces dernières années, la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance (ECRI) du Conseil de l'Europe se déclare préoccupée par la violence policière motivée par le racisme, en particulier à l'égard des Roms, dans un certain nombre de pays européens, dont la Bulgarie, la République tchèque, la France, la Grèce, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie et la Slovaquie.
56.  Le rapport sur la situation des droits fondamentaux dans l'Union européenne et ses Etats membres en 2002, établi par le réseau d'experts indépendants en matière de droits fondamentaux de l'Union européenne à la demande de la Commission européenne, fait état, entre autres, d'abus policiers contre les Roms et des groupes similaires, y compris des violences physiques et un usage excessif de la force, signalés dans nombre d'Etats membres de l'Union européenne, tels l'Autriche, la France, la Grèce, l'Irlande, l'Italie et le Portugal.
57.  Dans son deuxième rapport sur la Bulgarie, publié en mars 2000, l'ECRI déclare notamment :
« Un problème particulièrement préoccupant est la discrimination et les mauvais traitements pratiqués par la police pour ce qui concerne les membres de la communauté rom/tsigane. (...) [L]e Human Rights Project signale dans son rapport annuel pour 1998 de nombreux (...) cas de comportements contestables de la police envers (...) des [Roms] (...). Sont citées parmi les violations les plus communes : l'utilisation d'une force physique excessive pendant la détention afin d'extorquer des renseignements ; l'utilisation non justifiée d'armes à feu (...) et les menaces à la sécurité personnelle des personnes ayant porté plainte contre la police auprès des autorités compétentes. (...) Le Human Rights Project note (...) que la majorité des plaintes déposées par cette organisation non gouvernementale au nom de Roms victimes de violences policières n'ont pas été suivies d'effets. (...) [L]es victimes semblent peu désireuses de porter plainte, notamment lorsqu'elles sont en attente d'être jugées (...). [Il existe apparemment aussi] une mauvaise volonté des autorités à reconnaître la réalité du problème que posent certains comportements contestables de la part de la police. (...)
[L']ECRI [réitère sa recommandation quant à] la création d'un organe indépendant – au niveau central et local – chargé d'enquêter sur la police et sur les pratiques d'enquête et pénitentiaires en vue de déceler les formes latentes ou patentes de discrimination raciale et de veiller à ce que toute discrimination soit sévèrement punie. (...)
L'ECRI est préoccupée par la persistance d'une discrimination répandue contre les membres de la communauté rom/tsigane en Bulgarie. (...) On signale que les collectivités locales sont parfois impliquées dans une administration illégale de la justice concernant les communautés roms/tsiganes, souvent avec la complicité silencieuse de la police locale. »
58.  Dans son troisième rapport sur la Bulgarie, publié en janvier 2004, l'ECRI indique notamment :
« [Depuis le deuxième rapport de l'ECRI,] aucune modification n'a été apportée au Code pénal [afin que les dispositions du droit pénal prennent pleinement en compte les motivations racistes]. (...) L'ECRI recommande aux autorités bulgares d'insérer dans le Code pénal une disposition prévoyant expressément que, pour toute infraction ordinaire, la motivation raciste constitue une circonstance aggravante. (...)
L'ECRI est préoccupée par les allégations de cas d'utilisation excessive d'armes à feu par des membres de la police, ayant parfois entraîné la mort de Roms. (...) L'ECRI recommande vivement aux autorités bulgares de prendre toutes les mesures nécessaires pour restreindre l'utilisation des armes à feu par les forces de l'ordre aux cas qui l'exigent véritablement. En particulier, elle invite instamment les autorités bulgares à modifier la législation en ce sens et à faire en sorte que les standards internationaux soient respectés en pratique dans ce domaine.
L'ECRI est particulièrement préoccupée par les résultats d'enquêtes (...) qui indiquent que la proportion de personnes d'origine rom ayant déclaré avoir subi des violences physiques dans les commissariats de police est trois fois supérieure à celle des membres de la majorité bulgare (...). Jusqu'à présent, les autorités bulgares n'ont mis sur pied aucun organe indépendant compétent pour enquêter sur les mauvais traitements ou les actes de discrimination commis par des membres de la police. (...)
L'ECRI se réjouit d'apprendre qu'une Commission spécialisée des droits de l'homme a été créée au sein du Service de la police nationale en août 2000 (...). De nombreux projets visant à former les policiers aux droits de l'homme ont été lancés (...)
Le Programme-cadre pour l'intégration équitable des Roms dans la société bulgare est unanimement perçu, y compris par les représentants roms, comme un programme bien structuré, assez complet (...). Toutefois, il existe également un sentiment unanime au sein de la communauté rom et des organisations non gouvernementales (...) selon lequel, mis à part les quelques initiatives mentionnées dans le présent rapport, le programme reste lettre morte. (...) Pour certains, la volonté politique de l'Etat de mettre en œuvre un tel programme fait défaut. (...) L'ECRI est très inquiète d'apprendre que, quatre ans après l'adoption du programme-cadre, sa mise en œuvre en est restée à ses débuts. (...) »
59.  Des organisations non gouvernementales, telles que le Human Rights Project et Amnesty International, ont signalé ces dernières années de nombreux incidents de violences raciales alléguées envers des Roms en Bulgarie, y compris par des représentants de la loi.
III.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A.  Règlement non publié sur la police militaire, adopté par le ministère de la Défense le 21 décembre 1994
60.  L'article 45 du règlement, tel qu'en vigueur à l'époque des faits, était ainsi libellé :
« 1)  Les membres de la police militaire peuvent faire usage d'armes à feu (...) dans les circonstances suivantes :
2.  pour arrêter une personne servant dans l'armée, qui a commis ou est sur le point de commettre une infraction passible de poursuites à la diligence du procureur et qui ne se rend pas après avoir reçu une sommation (...)
2)  Le recours à la force doit être annoncé par une sommation et par un tir de semonce (...)
3)  Lorsqu'ils utilisent des armes à feu, les membres de la police militaire ont l'obligation, dans la mesure du possible, de protéger la vie de la personne contre laquelle ils emploient la force et de secourir les blessés (...)
5)  En cas d'utilisation d'armes à feu, un rapport décrivant les circonstances ayant entraîné pareil usage est établi ; [le rapport] est transmis aux supérieurs du militaire concerné. »
61.  En décembre 2000, l'article 45 du règlement a été remplacé par le décret no 7 du 6 décembre 2000 sur l'usage de la force et des armes à feu par la police militaire (publié au Journal officiel no 102/2000 et modifié en 2001). Selon l'article 21 du décret, les armes à feu peuvent être utilisées notamment en vue de l'arrestation de toute personne qui a commis une infraction de la catégorie des infractions passibles de poursuites à la diligence du procureur. La plupart des infractions prévues par le code pénal relèvent de cette catégorie, y compris, par exemple, les vols de simple police. En vertu des articles 2, 4 § 1, et 21 du décret, la nature de l'infraction commise par la personne contre laquelle la force et les armes à feu sont utilisées et la personnalité du délinquant sont des facteurs à prendre en considération.
B.  Autres éléments pertinents du droit et de la pratique sur l'usage de la force au cours d'une arrestation
62.  L'article 12 du code pénal régit le degré de force pouvant être utilisé dans les situations de légitime défense. Il requiert essentiellement que tout acte accompli en état de légitime défense ou pour la défense d'autrui soit proportionné à la nature et à l'intensité de l'attaque et raisonnable compte tenu des circonstances. Cette disposition ne prévoit pas les cas où un policier ou une autre personne ont recours à la force pour procéder à une arrestation sans qu'il y ait eu agression de l'agent procédant à l'arrestation ou d'une tierce personne. Avant 1997, aucune autre disposition ne régissait cette question. Il apparaît toutefois que les tribunaux ont appliqué l'article 12 dans certaines affaires concernant le recours à la force pour procéder à une arrestation.
63.  Pour combler cette lacune, la Cour suprême, dans sa décision interprétative no 12 rendue en 1973, a déclaré, sans autre précision, que le fait de causer un dommage à l'occasion d'une arrestation ne devait pas entraîner des poursuites si la force utilisée n'était pas supérieure à celle qui était nécessaire (12-1973-PPVS).
64.  Dans sa décision no 15 du 17 mars 1995, tout en constatant que le recours à la force afin de procéder à une arrestation n'était pas réglementé par la loi, ce qui était source de difficultés pour les tribunaux, la Cour suprême a estimé que les principes à appliquer étaient ceux qui avaient été dégagés par la doctrine. En particulier, le fait de causer un dommage ne se justifierait que s'il y avait des raisons plausibles de soupçonner que la personne devant être arrêtée avait commis une infraction, s'il n'existait aucun autre moyen de procéder à l'arrestation et si le dommage causé était proportionné à la gravité de l'infraction. La Cour suprême a également déclaré :
« (...) [Causer un dommage à l'auteur d'une infraction afin de procéder à son arrestation] doit être un acte de dernière extrémité. Si l'auteur de l'infraction ne tente pas de fuir ou (...) tente de fuir, mais dans un endroit connu, il ne se justifie pas de lui causer un dommage (...)
Le dommage causé doit être proportionné à la gravité (...) de l'infraction. Si le délinquant a commis une infraction constituant un danger insignifiant pour le public, sa vie et sa santé ne sauraient être mises en danger. Il pourrait en revanche se justifier de mettre la vie ou la santé d'une personne en péril lorsque celle-ci se cache après avoir perpétré une infraction grave (par exemple un meurtre, un viol ou un vol qualifié).
Les moyens utilisés pour procéder à l'arrestation (et le dommage causé) doivent être raisonnables au vu des circonstances. Il s'agit là de la principale condition de la légalité (...)
Lorsque le dommage causé dépasse ce qui était nécessaire (...), c'est-à-dire lorsqu'il ne correspond pas à la gravité de l'infraction et aux circonstances ayant entouré l'arrestation, (...) son auteur est passible de poursuites (...) »
65.  En 1997, le Parlement a décidé de combler la lacune législative en ajoutant un nouvel article 12 a) au code pénal. Cette disposition énonce que le fait de causer un dommage à l'auteur d'une infraction lors de son arrestation n'est pas punissable lorsqu'il n'existait aucun autre moyen de procéder à l'arrestation et que la force utilisée était nécessaire et légale. La force employée n'est pas considérée comme « nécessaire » lorsqu'elle n'est manifestement pas proportionnée à la nature de l'infraction commise par la personne qu'il y a lieu d'arrêter ou est en soi excessive et inutile. Peu de jugements interprétant l'article 12 a) ont été signalés.
C.  Le code de procédure pénale
66.  L'article 192 énonce que l'action publique ne peut être déclenchée que par un procureur ou un magistrat instructeur, qui agissent à la suite d'une plainte ou de leur propre initiative. D'après l'article 237 § 6, tel que libellé avant le 1er janvier 2000, la victime pouvait interjeter appel d'une décision de classement sans suite devant un procureur de rang supérieur. La victime ne disposait d'aucun autre moyen de contester un refus d'engager des poursuites.
67.  Lorsque les tribunaux militaires ont compétence pour connaître d'une affaire, par exemple lorsqu'elle concerne un membre de la police militaire, la conduite de l'enquête et des poursuites relève de la responsabilité des magistrats instructeurs et des procureurs militaires, dont les décisions sont susceptibles d'appel devant le procureur général.
68.  L'article 63 autorise les victimes d'une infraction à se constituer partie civile et, en cette qualité, à réclamer des dommages-intérêts, examiner le dossier et faire des copies des documents pertinents, apporter des éléments de preuve, soulever des exceptions, présenter des demandes et interjeter appel des décisions des autorités d'instruction et de poursuite.
D.  La loi sur la protection contre la discrimination
69.  La loi sur la protection contre la discrimination, adoptée en septembre 2003, est entrée en vigueur le 1er janvier 2004. Il s'agit d'une législation exhaustive qui vise à instaurer un mécanisme offrant une protection effective contre la discrimination illégale. Elle s'applique principalement dans les domaines des relations de travail, de l'administration publique et des prestations de service.
70.  L'article 9 prévoit un renversement de la charge de la preuve dans les affaires de discrimination. D'après cette disposition, lorsque le demandeur prouve des faits permettant de conclure à l'existence d'un traitement discriminatoire, il incombe au défendeur d'établir qu'il n'y a pas eu violation du droit à l'égalité de traitement. La loi prévoit également la création d'une commission pour la protection contre la discrimination, qui est notamment compétente pour examiner les plaintes présentées par des particuliers.
IV.  DISPOSITIONS PERTINENTES DU DROIT INTERNATIONAL ET ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ
A.  Les principes des Nations unies sur le recours à la force
71.  Les Principes de base des Nations unies sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des lois ont été adoptés le 7 septembre 1990 par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants.
72.  Le principe 9 énonce :
« Les responsables de l'application des lois ne doivent pas faire usage d'armes à feu contre des personnes, sauf en cas de légitime défense ou pour défendre des tiers contre une menace imminente de mort ou de blessure grave, ou pour prévenir une infraction particulièrement grave mettant sérieusement en danger des vies humaines, ou pour procéder à l'arrestation d'une personne présentant un tel risque et résistant à leur autorité, ou l'empêcher de s'échapper, et seulement lorsque des mesures moins extrêmes sont insuffisantes pour atteindre ces objectifs. Quoi qu'il en soit, ils ne recourront intentionnellement à l'usage meurtrier d'armes à feu que si cela est absolument inévitable pour protéger des vies humaines. »
73.  Selon d'autres dispositions des principes, l'action des responsables de l'application des lois « sera proportionnelle à la gravité de l'infraction et à l'objectif légitime à atteindre » (principe 5). En outre, « les gouvernements feront en sorte que l'usage arbitraire ou abusif de la force ou des armes à feu par les responsables de l'application des lois soit puni comme une infraction pénale » (principe 7). La réglementation nationale régissant l'usage des armes à feu doit « assurer que les armes à feu ne sont utilisées que dans des circonstances appropriées et de manière à minimiser le risque de dommages inutiles ».
74.  Le principe 23 dispose que les victimes ou leur famille doivent avoir accès à une procédure indépendante, « en particulier à une procédure judiciaire ». En outre, le principe 24 énonce :
« Les pouvoirs publics et les autorités de police doivent faire en sorte que les supérieurs hiérarchiques soient tenus pour responsables si, sachant ou étant censés savoir que des agents chargés de l'application des lois placés sous leurs ordres ont ou ont eu recours à l'emploi illicite de la force ou des armes à feu, ils n'ont pas pris toutes les mesures en leur pouvoir pour empêcher, faire cesser ou signaler cet abus. »
75.  Les Principes des Nations unies relatifs à la prévention efficace des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires et aux moyens d'enquêter efficacement sur ces exécutions, adoptés le 24 mai 1989 par le Conseil économique et social dans sa résolution 1989/65, disposent notamment qu'une enquête approfondie et impartiale sera promptement ouverte dans tous les cas où l'on soupçonnera des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires et que l'enquête aura notamment pour objet de déterminer « toute pratique pouvant avoir entraîné le décès, ainsi que tout ensemble de faits se répétant systématiquement ».
Le principe 11 prévoit :
« Lorsque les procédures d'enquête établies seront inadéquates, soit que les compétences techniques ou l'impartialité nécessaires fassent défaut, soit que la question soit trop importante, soit encore que l'on se trouve en présence manifestement d'abus systématiques, lorsque la famille de la victime se plaint de ces insuffisances ou pour toute autre raison sérieuse, les pouvoirs publics feront poursuivre l'enquête par une commission d'enquête indépendante ou par un organe similaire. Les membres de cette commission seront choisis pour leur impartialité, leur compétence et leur indépendance personnelle. Ils seront, en particulier, indépendants à l'égard de toute institution ou personne qui peut faire l'objet de l'enquête. La commission aura tout pouvoir pour obtenir tout renseignement nécessaire à l'enquête et elle mènera l'enquête en application des présents Principes. »
Le principe 17 dispose :
« Un rapport écrit sera établi dans un délai raisonnable sur les méthodes et les conclusions de l'enquête. Il sera rendu public immédiatement et comportera une description de l'enquête et des procédures et méthodes utilisées pour apprécier les éléments de preuve, ainsi que des conclusions et recommandations fondées sur des constatations et sur la loi applicable (...) »
B.  Instruments internationaux et éléments de droit comparé sur la violence raciste
76.  La Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, ratifiée par la Bulgarie en 1966 et en vigueur depuis 1969, a été publiée au Journal officiel bulgare en 1992. Le passage pertinent de l'article 4 est ainsi libellé :
« Les Etats parties (...) s'engagent à adopter immédiatement des mesures positives destinées à éliminer toute incitation à une telle discrimination [raciale] ou tous actes de discrimination et, à cette fin, (...)
a)  à déclarer délits punissables par la loi (...) tous actes de violence, ou provocation à de tels actes, dirigés contre toute race ou tout groupe de personnes d'une autre couleur ou d'une autre origine ethnique (...) »
77.  Dans son opinion du 16 mars 1993, formulée dans le cadre de la communication no 4/91, L.K. c. Pays-Bas, qui concernait des menaces de violence raciale proférées par des particuliers contre M. L.K. et le peu de cas fait de la plainte de la victime par les autorités, le Comité pour l'élimination de la discrimination raciale a déclaré notamment que l'Etat avait le devoir d'enquêter rapidement et diligemment dans les situations d'incitation à la discrimination et à la violence raciales.
78.  Le passage pertinent de l'article 6 de la Convention-cadre du Conseil de l'Europe pour la protection des minorités nationales, en vigueur en Bulgarie depuis 1999, énonce :
« Les Parties s'engagent à prendre toutes mesures appropriées pour protéger les personnes qui pourraient être victimes de menaces ou d'actes de discrimination, d'hostilité ou de violence en raison de leur identité ethnique, culturelle, linguistique ou religieuse. »
79.  Dans sa décision du 21 novembre 2002, le Comité des Nations unies contre la torture (« le CAT »), saisi de la requête no 161/2000 présentée par Hajrizi Dzemajl et consorts contre la Yougoslavie, a estimé que les motifs des habitants non roms de Danilovgrad, au Monténégro, qui avaient détruit un quartier rom au cours d'une émeute le 14 avril 1995 en présence de policiers, « étaient en grande partie raciaux ». Cette circonstance aggravait dans cette affaire la violation de l'article 16 § 1 de la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Dans son appréciation des éléments de preuve, le CAT a constaté qu'il n'avait obtenu aucune explication écrite de l'Etat partie concerné et a décidé de se fonder sur « les mémoires détaillés des requérants ».
80.  La directive 2000/43/CE du Conseil de l'Union européenne du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d'origine ethnique et la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail énoncent respectivement à l'article 8 et à l'article 10 :
« 1.  Les Etats membres prennent les mesures nécessaires conformément à leur système judiciaire, afin que, dès lors qu'une personne s'estime lésée par le non-respect à son égard du principe de l'égalité de traitement et établit, devant une juridiction ou une autre instance compétente, des faits qui permettent de présumer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte, il incombe à la partie défenderesse de prouver qu'il n'y a pas eu violation du principe de l'égalité de traitement.
2.  Le paragraphe 1 ne fait pas obstacle à l'adoption par les Etats membres de règles de la preuve plus favorables aux plaignants.
3.  Le paragraphe 1 ne s'applique pas aux procédures pénales.
5.  Les Etats membres peuvent ne pas appliquer le paragraphe 1 aux procédures dans lesquelles l'instruction des faits incombe à la juridiction ou à l'instance compétente. »
81.  En 2002, la Commission européenne a publié une Proposition de décision-cadre du Conseil concernant la lutte contre le racisme et la xénophobie, dont l'article 8 inclut, parmi les mesures à mettre en œuvre par les Etats membres dans ce domaine, les actions à prendre pour faire en sorte que la motivation raciste soit considérée comme une circonstance aggravante en droit pénal.
82.  En avril 2005, l'Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes a fait paraître une étude comparative de la violence raciste et des réponses qui y sont apportées dans quinze Etats membres de l'Union européenne. Il relève notamment que dans la plupart des ordres juridiques étudiés, traditionnellement, le droit pénal ne mentionne pas expressément la « violence raciste », l'accent n'étant pas mis sur la motivation qui se terre derrière les actes de violence. Toutefois, cette tradition évolue peu à peu, les législations commençant à reconnaître que les crimes peuvent avoir une « motivation raciste ». En particulier, la motivation raciste est de plus en plus souvent considérée comme une circonstance aggravante aux fins du prononcé de la peine en vertu de la législation de quelques Etats membres. La législation pertinente dans les pays suivants prévoit cette possibilité : Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Italie, Portugal, Royaume-Uni et Suède. En particulier, l'article 132-76 du code pénal français qui a été introduit en février 2003 donne dans son second paragraphe une définition « objective » du racisme en tant que circonstance aggravante entraînant un alourdissement de la peine :
« Dans les cas prévus par la loi, les peines encourues pour un crime ou un délit sont aggravées lorsque l'infraction est commise à raison de l'appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, de la victime à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.
La circonstance aggravante définie au premier alinéa est constituée lorsque l'infraction est précédée, accompagnée ou suivie de propos, écrits, images, objets ou actes de toute nature portant atteinte à l'honneur ou à la considération de la victime ou d'un groupe de personnes dont fait partie la victime à raison de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. »
EN DROIT
I.  SUR L'OBJET DU LITIGE
83.  Dans sa lettre demandant le renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre et dans ses observations écrites, le Gouvernement prie la Grande Chambre de réexaminer les questions soulevées sous l'angle de l'article 14 de la Convention. A l'audience devant la Cour, les représentants du Gouvernement ont déclaré accepter les constats formulés par la chambre sur le terrain des articles 2 et 13.
84.  Les requérants invitent la Cour à examiner uniquement les questions se posant au regard de l'article 14 de la Convention, les conclusions rendues par la chambre sous l'angle des articles 2 et 13 n'étant pas contestées.
85.  La Cour rappelle qu'une fois la demande de renvoi acceptée par le collège, c'est l'ensemble de « l'affaire » qui est renvoyé devant la Grande Chambre, laquelle se prononcera par un nouvel arrêt. « L'affaire » renvoyée devant la Grande Chambre englobe nécessairement tous les aspects de la requête que la chambre a examinés précédemment dans son arrêt, pas uniquement la « question » grave qui a motivé le renvoi (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, §§ 139-141, CEDH 2001-VII).
86.  Nonobstant le souhait des parties de limiter la procédure de
réexamen aux questions soulevées par l'affaire sur le terrain de l'article 14 de la Convention, la Grande Chambre doit également traiter les questions tirées des articles 2 et 13.
II.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
87.  Les requérants allèguent que M. Anguelov et M. Petkov ont été tués en violation de l'article 2 de la Convention. Selon eux, le décès de leurs proches est dû aux lacunes du droit et de la pratique internes qui ne réglementent pas d'une façon compatible avec la Convention l'usage des armes à feu par les agents de l'Etat. En effet, ces derniers étaient autorisés en l'espèce à user de la force meurtrière sans que cela fût absolument nécessaire. Cette circonstance entraîne à elle seule une violation de l'article 2. Les requérants se plaignent également que les autorités n'aient pas mené d'enquête effective sur les décès.
88.  L'article 2 de la Convention se lit ainsi :
« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2.  La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue ;
c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
A.  L'arrêt de la chambre
89.  La chambre a estimé que l'article 2 de la Convention interdisait l'usage d'armes à feu pour procéder à l'arrestation de personnes qui, comme M. Anguelov et M. Petkov, n'étaient pas soupçonnées d'avoir commis des infractions à caractère violent, n'étaient pas armées et ne représentaient aucune menace pour les militaires venus les arrêter ou pour autrui. Dans les circonstances de l'espèce, l'Etat défendeur était donc responsable des morts, infligées au mépris de l'article 2, la force meurtrière ayant été utilisée pour arrêter M. Anguelov et M. Petkov. La violation de l'article 2 se trouvait aggravée par le recours à une puissance de feu excessive et par le fait que les autorités avaient manqué à l'obligation de préparer et de contrôler d'une manière compatible avec l'article 2 de la Convention l'opération menée en vue de l'arrestation.
90.  Pour la chambre, l'Etat défendeur avait aussi méconnu l'obligation, résultant pour lui de l'article 2 § 1 de la Convention, de conduire une enquête effective sur le décès de M. Anguelov et de M. Petkov. En particulier, l'enquête s'était caractérisée par un certain nombre de graves omissions et incohérences inexpliquées, et la démarche adoptée était viciée du fait de l'application en droit interne d'un critère non comparable à celui de la « nécessité absolue » énoncé à l'article 2 § 2.
91.  Quant à l'allégation des requérants selon laquelle l'Etat défendeur avait également manqué à son obligation de protéger par la loi le droit à la vie, la chambre a estimé qu'elle avait traité l'ensemble des aspects pertinents de l'affaire et qu'il n'y avait pas lieu d'examiner séparément ce grief.
B.  Les observations des parties
92.  Devant la Grande Chambre, le Gouvernement et les requérants déclarent accepter les conclusions auxquelles la chambre est parvenue sur le terrain de l'article 2 de la Convention.
C.  Appréciation de la Cour
1.  Sur le point de savoir si la mort a été infligée à M. Anguelov et à M. Petkov au mépris de l'article 2
a)  Principes généraux
93.  L'article 2, qui garantit le droit à la vie, se place parmi les articles primordiaux de la Convention et consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l'Europe. La Cour doit examiner de façon extrêmement attentive les allégations de violation de cette disposition. Dans les cas où des agents de l'Etat font usage de la force, elle doit prendre en considération non seulement les actes des agents ayant effectivement eu recours à la force mais également l'ensemble des circonstances les ayant entourés, notamment le cadre juridique ou réglementaire en vigueur ainsi que leur préparation et le contrôle exercé sur eux (McCann et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1995, série A no 324, p. 46, § 150, et Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, §§ 56-59, CEDH 2004-XI).
94.  Comme le montre le texte de l'article 2 § 2 lui-même, le recours à la force meurtrière par les policiers peut se justifier dans certaines conditions. Tout usage de la force doit cependant être rendu « absolument nécessaire », c'est-à-dire être strictement proportionné dans les circonstances. Le droit à la vie revêtant un caractère fondamental, les circonstances dans lesquelles il peut être légitime d'infliger la mort appellent une interprétation stricte (Andronicou et Constantinou c. Chypre, arrêt du 9 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI, pp. 2097-2098, § 171, p. 2102, § 181, p. 2104, § 186, p. 2107, § 192, et p. 2108, § 193, et McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, §§ 108 et suiv., CEDH 2001-III).
95.  Par conséquent, et eu égard à l'article 2 § 2 b) de la Convention, le but légitime d'effectuer une arrestation régulière ne peut justifier de mettre en danger des vies humaines qu'en cas de nécessité absolue. La Cour estime qu'en principe il ne peut y avoir pareille nécessité lorsque l'on sait que la personne qui doit être arrêtée ne représente aucune menace pour la vie ou l'intégrité physique de quiconque et n'est pas soupçonnée d'avoir commis une infraction à caractère violent, même s'il peut en résulter une impossibilité d'arrêter le fugitif (voir la démarche adoptée par la Cour dans l'arrêt McCann et autres, précité, pp. 45-46, §§ 146-150, et pp. 56-62, §§ 192-214, et, plus récemment, dans l'arrêt Makaratzis, précité, §§ 64-66 ; voir également Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, §§ 87, 96 et 97, CEDH 2001-II, dans lequel la Cour a condamné l'usage des armes à feu contre des personnes non armées et non violentes qui tentaient de quitter la République démocratique allemande).
96.  Outre qu'il énonce les circonstances pouvant justifier d'infliger la mort, l'article 2 implique le devoir primordial pour l'Etat d'assurer le droit à la vie en mettant en place un cadre juridique et administratif approprié définissant les circonstances limitées dans lesquelles les représentants de l'application des lois peuvent recourir à la force et faire usage d'armes à feu, compte tenu des normes internationales en la matière (voir l'arrêt Makaratzis précité, §§ 57-59, et les dispositions pertinentes des Principes de base des Nations unies sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des lois, paragraphes 71-74 ci-dessus). Conformément au principe susmentionné de stricte proportionnalité, qui est inhérent à l'article 2 (McCann et autres, arrêt précité, p. 46, § 149), le cadre juridique national régissant les opérations d'arrestation doit subordonner le recours aux armes à feu à une appréciation minutieuse de la situation et, surtout, à une évaluation de la nature de l'infraction commise par le fugitif et de la menace qu'il représente.
97.  De surcroît, le droit national réglementant les opérations de police doit offrir un système de garanties adéquates et effectives contre l'arbitraire et l'abus de la force, et même contre les accidents évitables (Makaratzis, arrêt précité, § 58). En particulier, les représentants de la loi doivent être formés pour être à même d'apprécier s'il est ou non absolument nécessaire d'utiliser les armes à feu, non seulement en suivant la lettre des règlements pertinents mais aussi en tenant dûment compte de la prééminence du respect de la vie humaine en tant que valeur fondamentale (voir les critiques formulées par la Cour relativement à la formation des militaires qui avaient pour instruction de « tirer pour tuer », McCann et autres, arrêt précité, pp. 61 et 62, §§ 211-214).
b)  Application des principes précités en l'espèce
98.  M. Anguelov et M. Petkov ont été tués par balles par un membre de la police militaire qui tentait de les arrêter après qu'ils se furent enfuis du lieu où ils étaient détenus. Il s'ensuit que l'affaire doit être examinée sous l'angle de l'article 2 § 2 b) de la Convention.
i.  Le cadre juridique pertinent
99.  La Cour relève avec une vive préoccupation que le règlement pertinent sur le recours aux armes à feu par la police militaire permettait effectivement d'utiliser la force meurtrière pour arrêter un membre des forces armées soupçonné d'un délit, même très mineur. Non seulement ce règlement n'était pas publié, mais il ne renfermait aucune garantie claire visant à empêcher que la mort ne fût infligée de manière arbitraire. En vertu du règlement, il était légitime de tirer sur tout fugitif qui ne se rendait pas immédiatement après une sommation et un tir de semonce (paragraphe 60 ci-dessus). Les événements ayant abouti à la fusillade mortelle pour M. Anguelov et M. Petkov et la réaction des autorités d'enquête à ces événements font clairement ressortir que le règlement sur l'usage des armes à feu était permissif et tolérait l'utilisation de la force meurtrière. La Cour reviendra sur ces questions ci-après.
100.  Un tel cadre juridique est fondamentalement insuffisant et bien en deçà du niveau de protection « par la loi » du droit à la vie requis par la Convention dans les sociétés démocratiques aujourd'hui en Europe (voir les paragraphes 94-97 ci-dessus exposant les principes qui doivent inspirer le cadre juridique pertinent).
101.  Certes, la Cour suprême a déclaré que l'exigence de proportionnalité est en filigrane dans le droit pénal national. Il reste que l'interprétation donnée par cette juridiction n'a pas été appliquée en l'espèce (paragraphes 50-54 et 64 ci-dessus).
102.  Dès lors, la Cour estime que l'Etat défendeur a manqué de façon générale aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 2 de la Convention de garantir le droit à la vie en mettant en place un cadre juridique et administratif approprié sur l'usage de la force et des armes à feu par la police militaire.
ii.  La préparation et le contrôle de l'opération
103.  La chambre a examiné séparément la manière dont l'opération d'arrestation avait été préparée. La Grande Chambre souscrit au constat de la chambre selon lequel les autorités ont failli à leur obligation de réduire au minimum le risque de perte de vies humaines étant donné que les policiers venus procéder à l'arrestation avaient reçu l'ordre d'utiliser tous les moyens nécessaires pour arrêter M. Anguelov et M. Petkov, au mépris du fait que les fugitifs n'étaient pas armés et ne représentaient aucune menace pour la vie ou l'intégrité physique de quiconque. La chambre a déclaré à juste titre (paragraphe 110 de son arrêt) :
« (...) [I]l est essentiel que la préparation d'une opération d'arrestation (...) s'accompagne d'une analyse de l'ensemble des informations disponibles sur la situation, y compris, et c'est là le minimum, sur la nature de l'infraction commise par la personne devant être appréhendée et sur le danger – le cas échéant – qu'elle représente. La question de savoir si et dans quelles circonstances l'usage des armes à feu doit être envisagé lorsque la personne qui doit être arrêtée tente de s'enfuir doit être tranchée sur la base de dispositions juridiques précises et d'une formation adéquate, ainsi qu'à la lumière des informations disponibles. »
104.  La Grande Chambre tient quant à elle à souligner une nouvelle fois l'absence de cadre réglementaire et juridique clair définissant les conditions dans lesquelles la police militaire peut avoir recours à une force potentiellement meurtrière (paragraphes 99-102 ci-dessus). Elle se rallie au constat de la chambre (paragraphe 112 de l'arrêt de celle-ci) selon lequel le règlement pertinent :
« (...) ne subordonn[ait] pas l'utilisation des armes à feu à une appréciation de la situation et, surtout, n'exige[ait] pas d'analyser la nature de l'infraction commise par le fugitif ni la menace qu'il représent[ait] ».
105.  En fait, le règlement en vigueur a permis d'envoyer une équipe de militaires puissamment armés arrêter les deux hommes, sans discussion préalable de la menace qu'ils pouvaient représenter et sans avertissement clair sur la nécessité de réduire au minimum le risque de perte de vies humaines. En résumé, la façon dont l'opération a été préparée et contrôlée trahit un mépris déplorable pour la prééminence du droit à la vie.
iii.  Les mesures prises par les militaires venus procéder à l'arrestation
106.  Nul ne conteste que M. Anguelov et M. Petkov servaient dans la force de construction, une division spéciale de l'armée où les appelés exécutaient leurs obligations militaires en tant qu'ouvriers du bâtiment sur des sites non militaires. Les intéressés avaient été condamnés à de courtes peines privatives de liberté pour des infractions à caractère non violent. Ils s'étaient évadés sans recourir à la violence, simplement en quittant leur lieu de travail, qui se trouvait en dehors du centre de détention. Bien qu'ils eussent été précédemment condamnés pour vol et se fussent absentés sans autorisation à plusieurs reprises, ils n'avaient pas d'antécédent d'acte de violence (paragraphes 13-15 ci-dessus). Aucun d'eux n'était armé et ne représentait une menace pour les militaires venus les arrêter ou pour des tiers, ce que les militaires ne devaient pas ignorer compte tenu des renseignements dont ils disposaient. Quoi qu'il en soit, lorsqu'ils ont rencontré les deux hommes dans le village de Lesura, les militaires, ou tout au moins le commandant G., ont noté que les intéressés n'étaient pas armés et ne montraient aucun signe de comportement menaçant (paragraphes 15-26 ci-dessus).
107.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que dans les circonstances de la présente affaire l'article 2 de la Convention interdisait tout recours à une force potentiellement meurtrière, nonobstant le risque de fuite de M. Anguelov et de M. Petkov. Comme elle l'a dit ci-dessus, le recours à une force potentiellement meurtrière ne saurait passer pour « absolument nécessaire » lorsque l'on sait que la personne qui doit être appréhendée ne représente aucune menace pour la vie ou l'intégrité physique d'autrui et n'est pas soupçonnée d'avoir commis une infraction à caractère violent.
108.  De surcroît, la conduite du commandant G., le policier militaire qui a tué les deux hommes, appelle de sérieuses critiques en ce que cet officier a utilisé une force manifestement excessive :
i.  d'autres solutions s'offraient, semble-t-il, pour procéder à l'arrestation : les militaires avaient une jeep, l'opération s'est déroulée dans un petit village en plein jour et le comportement de M. Anguelov et de M. Petkov était apparemment prévisible puisque, après une précédente fuite, M. Anguelov avait déjà été retrouvé à la même adresse (paragraphes 17, 18, 23 et 24 ci-dessus) ;
ii.  le commandant G. a choisi d'utiliser son fusil automatique qu'il a mis en mode automatique alors qu'il était également armé d'un revolver (paragraphe 26 ci-dessus). Il lui était absolument impossible de viser avec un degré de précision raisonnable en mode automatique ;
iii.  M. Petkov a été blessé à la poitrine, fait pour lequel aucune explication plausible n'a été fournie (paragraphes 41 et 50-54 ci-dessus). En l'absence de pareille explication, on ne saurait exclure que M. Petkov se soit retourné pour se rendre à la dernière minute, mais qu'il ait tout de même été visé.
iv.  Conclusion de la Cour
109.  La Cour estime que l'Etat défendeur a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 2 de la Convention en ce que le cadre juridique pertinent sur l'usage de la force était fondamentalement critiquable et que M. Anguelov et M. Petkov ont été tués dans des circonstances où l'utilisation d'armes à feu pour procéder à leur arrestation était incompatible avec l'article 2 de la Convention. En outre, une force manifestement excessive a été employée. Il y a donc eu violation de l'article 2 de la Convention en ce qui concerne le décès de M. Anguelov et de M. Petkov.
2.  Sur le point de savoir si l'enquête conduite sur le décès de M. Anguelov et de M. Petkov a été effective, comme l'exige l'article 2 de la Convention
a)  Principes généraux
110.  L'obligation de protéger le droit à la vie qu'impose l'article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l'Etat en vertu de l'article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », requiert, par implication, que soit menée une forme d'enquête officielle et effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d'homme (Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999-IV). Il s'agit essentiellement, au travers d'une telle enquête, d'assurer l'application effective des lois internes qui protègent le droit à la vie et, dans les affaires où des agents ou organes de l'Etat sont impliqués, de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des décès survenus sous leur responsabilité (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 137, CEDH 2002-IV).
111.  Les autorités doivent agir d'office, dès que l'affaire est portée à leur attention. Elles ne sauraient laisser aux proches du défunt l'initiative de déposer une plainte formelle ou une demande tendant à l'exploitation de certaines pistes d'enquête ou procédures d'investigation (voir, mutatis mutandis, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 63, CEDH 2000-VII).
112.  Pour qu'une enquête sur une allégation d'homicide illégal commis par des agents de l'Etat soit effective, il faut que les personnes qui en sont chargées soient indépendantes et impartiales, en droit et en fait (Güleç c. Turquie, arrêt du 27 juillet 1998, Recueil 1998-IV, p. 1733, §§ 81-82, Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, §§ 91-92, CEDH 1999-III, et Ergi c. Turquie, arrêt du 28 juillet 1998, Recueil 1998-IV, pp. 1778-1779, §§ 83-84).
113.  L'enquête doit également être effective en ce sens qu'elle doit permettre de déterminer si le recours à la force était justifié ou non dans les circonstances et d'identifier et de sanctionner les responsables (Oğur, arrêt précité, § 88). Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour assurer l'obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires et des expertises médicolégales. Les conclusions de l'enquête doivent se fonder sur une analyse approfondie, objective et impartiale de l'ensemble des éléments pertinents et doivent appliquer un critère comparable à celui de la « nécessité absolue » énoncé à l'article 2 § 2 de la Convention. Toute carence de l'enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l'affaire ou les responsabilités risque de faire conclure qu'elle ne répond pas à la norme requise d'effectivité (Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, §§ 96-97, 4 mai 2001, et Anguelova, arrêt précité, §§ 139 et 144).
b)  Application des principes précités en l'espèce
114.  La Grande Chambre ne voit aucune raison de s'écarter des constats de la chambre. Comme celle-ci, elle observe que la légalité de la conduite des militaires a été appréciée à la lumière du règlement pertinent dans le cadre de l'enquête sur le décès de M. Anguelov et de M. Petkov. La circonstance que l'enquête ait établi la légitimité du recours à la force en l'espèce confirme simplement les défauts fondamentaux de ce règlement et son manque de considération pour le droit à la vie. Les enquêteurs s'en étant tenus strictement à la lettre du règlement, ils n'ont pas examiné certains points pertinents tels que le fait que l'on savait que les victimes n'étaient pas armées et ne représentaient aucun danger pour quiconque, et encore moins l'opportunité de la décision d'envoyer une équipe de militaires puissamment armés à la poursuite de deux hommes dont la seule infraction était de s'être absentés sans autorisation. En résumé, l'ensemble des circonstances matérielles n'a pas été soumis à un contrôle rigoureux (paragraphes 50-54 ci-dessus).
115.  Indépendamment du cadre juridique excessivement étroit dans lequel l'enquête a été conduite, il y a lieu d'observer qu'un certain nombre de mesures d'instruction indispensables et évidentes n'ont pas été prises. En particulier, le croquis sur lequel les autorités se sont appuyées n'indiquait pas les caractéristiques du terrain. Les enquêteurs n'ont pas relevé toutes les mesures qui auraient pu être utiles. Aucune reconstitution des événements n'a eu lieu. Sans les informations qui auraient ainsi pu être obtenues, il était impossible de vérifier les récits des événements livrés par les militaires venus procéder à l'arrestation (paragraphes 36-54 ci-dessus).
116.  En outre, le magistrat instructeur et les procureurs n'ont pas tenu compte d'éléments extrêmement importants, par exemple que M. Petkov avait été atteint à la poitrine, que des douilles avaient été retrouvées dans le jardin de M. M.M., à quelques mètres à peine de l'endroit où M. Anguelov et M. Petkov étaient tombés, et que le commandant G. avait employé une force manifestement excessive en tirant en mode automatique. Les autorités ont ignoré ces faits significatifs et, sans solliciter la moindre explication valable, se sont contentées d'accepter les déclarations du commandant G. et de clôturer l'enquête. Le magistrat instructeur et les procureurs ont donc par là même mis le commandant G. à l'abri de poursuites.
117.  La Grande Chambre souscrit à l'avis de la chambre selon lequel une telle conduite de la part des autorités – qui a déjà été constatée par la Cour dans des affaires antérieures dirigées contre la Bulgarie (Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, CEDH 2000-VI, et Anguelova, arrêt précité) – est particulièrement préoccupante, car elle jette gravement le doute sur l'objectivité et l'impartialité des magistrats instructeurs et procureurs impliqués.
118.  La Cour rappelle à cet égard qu'une réponse rapide et effective des autorités lorsqu'elles enquêtent sur l'utilisation de la force meurtrière est essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de la légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr, arrêt précité, §§ 111-115).
119.  Partant, en l'espèce, il y a eu violation par l'Etat défendeur de l'obligation résultant pour lui de l'article 2 § 1 de la Convention de conduire une enquête effective sur les décès.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
120.  L'article 13 de la Convention énonce :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
121.  Eu égard à sa conclusion sur le terrain de l'article 2 de la Convention, la chambre a estimé que l'article 13 ne donnait lieu à aucune question distincte.
122.  Devant la Grande Chambre, le Gouvernement ne formule aucune observation sur les questions se posant sous l'angle de l'article 13 de la Convention. Les requérants déclarent accepter le constat de la chambre.
123.  Compte tenu des motifs à l'origine de son constat de violation de l'article 2 relativement aux aspects procéduraux, la Grande Chambre estime, à l'instar de la chambre, qu'aucune question distincte ne se pose au regard de l'article 13 de la Convention.
IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L'ARTICLE 2
124.  Les requérants allèguent la violation de l'article 14 de la Convention car, selon eux, des préjugés et des attitudes hostiles envers les personnes d'origine rom ont joué un rôle dans les événements qui ont conduit au décès de M. Anguelov et de M. Petkov. Ils soutiennent en outre que les autorités ont manqué à leur obligation de rechercher dans le cadre d'une enquête si les homicides étaient motivés par le racisme. Le Gouvernement combat ces allégations.
125.  L'article 14 de la Convention se lit ainsi :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
A.  L'arrêt de la chambre
126.  La chambre a relevé que les articles 2 et 14 de la Convention combinés astreignaient les autorités internes à conduire une enquête effective lorsqu'il y avait eu mort d'homme, quelle que soit la race ou l'origine ethnique de la victime. Elle a également estimé que les autorités avaient de surcroît l'obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour déterminer si un incident impliquant le recours à la force par des représentants de la loi revêtait un caractère raciste.
127.  En l'espèce, en dépit de la déclaration de M. M.M. selon laquelle des injures racistes avaient été proférées ainsi que d'autres éléments de preuve qui auraient dû rendre les autorités attentives à la nécessité d'enquêter sur l'existence éventuelle d'un mobile raciste, aucune investigation de la sorte n'avait été menée. Pour la chambre, les autorités avaient dès lors manqué à l'obligation qui leur incombait en vertu de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 2.
128.  Considérant que les difficultés particulières qu'il y avait à prouver l'existence d'une discrimination appelaient l'adoption d'une démarche spécifique en matière de preuve, la chambre a estimé que dans les cas où, au cours de leur enquête, les autorités n'avaient pas exploité les pistes qui s'imposaient manifestement à elles concernant des actes de violence commis par des agents de l'Etat ni tenu compte d'éléments indiquant qu'il y avait peut-être eu discrimination, elle pouvait, lors de l'examen des griefs formulés au titre de l'article 14 de la Convention, tirer des conclusions négatives ou déplacer la charge de la preuve pour la faire peser sur le gouvernement défendeur.
129.  Au vu des circonstances de l'espèce, la chambre a jugé que la conduite des autorités chargées de l'enquête – lesquelles avaient omis de mentionner certains éléments troublants tels que la force excessive utilisée par le commandant G. et le témoignage selon lequel il avait proféré des injures racistes – justifiait de renverser la charge de la preuve. Il incombait donc au Gouvernement de convaincre la Cour, à l'aide d'éléments de preuve supplémentaires ou d'une explication emportant l'adhésion, que les événements dénoncés n'étaient pas inspirés par une attitude discriminatoire d'agents de l'Etat.
130.  N'ayant obtenu aucune explication convaincante de la part du Gouvernement et relevant qu'il ne s'agissait pas de la première affaire dans laquelle la Cour constatait que des représentants de la loi avaient soumis des Roms à des violences ayant entraîné la mort, la chambre a également conclu à la violation de l'aspect matériel de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 2.
B.  Thèses des parties
1.  Le Gouvernement
131.  Le Gouvernement marque son désaccord avec le constat de violation de l'article 14 formulé par la chambre, déclarant que celle-ci s'est uniquement appuyée sur des éléments généraux relatifs à des événements qui ne se situaient pas dans le cadre du litige et sur deux faits fortuits – le témoignage de M. M.M. au sujet de la remarque insultante que le commandant G. lui aurait adressée à lui, et non aux victimes, et la circonstance que les événements se fussent déroulés dans un quartier rom. De l'avis du Gouvernement, ces éléments ne sauraient justifier, à l'aune d'un critère de preuve admissible – quel qu'il soit –, une conclusion selon laquelle l'usage d'armes à feu était motivé par des préjugés raciaux.
132.  Le Gouvernement souligne que la Cour a toujours exigé une « preuve au-delà de tout doute raisonnable ». Le renversement de la charge de la preuve est possible lorsque les événements en cause sont, dans leur totalité ou pour une large part, connus exclusivement des autorités, comme dans le cas de décès survenant au cours d'une détention. Or tel n'était pas le cas en l'espèce.
133.  L'incident en question n'ayant comporté aucun élément à caractère raciste, toute enquête complémentaire des autorités internes n'aurait servi de rien. Le Gouvernement reconnaît que la violence raciale doit être punie plus sévèrement que les actes de violence dépourvus de connotation raciale. Toutefois, on ne saurait exiger des Etats qu'ils recherchent s'il y a eu des attitudes racistes en l'absence d'éléments suffisants étayant les allégations de racisme. Le Gouvernement estime que si l'on devait suivre la démarche adoptée par la chambre, la responsabilité des Etats contractants se trouverait systématiquement engagée dans toutes les affaires où une allégation de discrimination, même infondée, serait formulée.
134.  Le Gouvernement soutient en outre que la démarche de la chambre manque de clarté et de prévisibilité. En particulier, il est contradictoire, à son avis, de déclarer – comme la chambre l'a fait – que la Cour ne peut pas examiner l'intention et l'état d'esprit dans le contexte de l'article 2 de la Convention, puis émettre un constat de violation matérielle de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 2 au motif que le décès de M. Anguelov et de M. Petkov résulte d'un acte raciste.
135.  Dans ses observations écrites et orales, le Gouvernement a présenté un exposé détaillé de la législation, des programmes sociaux et d'autres mesures adoptées ces dernières années en Bulgarie pour lutter contre la discrimination et l'intolérance et favoriser l'intégration des Roms dans la société.
2.  Les requérants
136.  Dans leurs observations écrites, les requérants soutiennent que jusqu'à présent la Convention n'a pas réussi à assurer une protection effective contre la discrimination fondée sur la race et ils invitent la Grande Chambre à adopter une interprétation novatrice de l'article 14. Ils approuvent la chambre qui estime que les Etats contractants ont l'obligation de rechercher si un acte de violence a été inspiré par le racisme et que la Cour peut renverser la charge de la preuve pour la faire peser sur le gouvernement défendeur. Toujours dans leurs observations écrites, ils émettent toutefois l'avis que dans les affaires concernant une discrimination il ne faut pas adopter le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » et que dans les affaires comme celle dont il s'agit ici la charge de la preuve doit toujours incomber au gouvernement défendeur dès lors qu'un commencement de preuve de discrimination a été établi. A l'audience, les représentants des requérants ont invité la Cour à suivre la démarche de la chambre.
137.  Quant aux faits de l'espèce, les requérants allèguent qu'il y a eu une violation matérielle de l'article 14, étant donné qu'ils ont établi un commencement de preuve de discrimination et que le Gouvernement n'a soumis aucun élément en sens contraire. En particulier, les militaires qui avaient tenté d'arrêter M. Anguelov et M. Petkov connaissaient leur origine ethnique. Le commandant G. a proféré des insultes racistes à un passant parce qu'il était Rom. En outre, il y a lieu de tirer de fortes présomptions du fait que le commandant G. a utilisé une puissance de feu largement disproportionnée dans une zone habitée, le quartier rom du village. Ces circonstances doivent être appréciées à la lumière de la discrimination persistante dont les représentants de la loi témoignent à l'encontre des Roms en Bulgarie. En outre, les autorités bulgares auraient dû rechercher dans le cadre d'une enquête si l'homicide de M. Anguelov et de M. Petkov était motivé par des préjugés raciaux mais elles ne l'ont pas fait.
3.  Les parties intervenantes
a)  Le Centre européen des droits des Roms
138.  Le Centre souligne que depuis quelques années divers organes internationaux et organisations non gouvernementales rapportent de nombreux incidents de mauvais traitements et de meurtres de Roms commis par des représentants de la loi et par des particuliers d'origine ethnique bulgare. Il est largement reconnu que la violence raciale dirigée contre les Roms est un grave problème en Bulgarie. En outre, la communauté rom est en grande partie victime d'exclusion sociale, car elle connaît une forte pauvreté ainsi qu'un taux élevé d'analphabétisme et est très sévèrement frappée par le chômage.
139.  Les autorités n'ont pris aucune mesure, malgré l'ampleur de la violence raciale et les appels réitérés de divers organismes internationaux, tels que le Comité des Nations unies contre la torture, pour qu'« un système efficace, fiable et indépendant de dépôt de plaintes » soit mis en place et que les violences policières fassent l'objet d'enquêtes adéquates. Le droit pénal bulgare ne traite pas la motivation raciste comme une circonstance aggravante dans les cas d'infraction avec violence. En 1999, les autorités bulgares ont reconnu qu'une modification du droit pénal était nécessaire mais n'y ont jamais procédé. Par ailleurs, l'article 162 du code pénal, qui réprime les agressions racistes, prévoit des peines plus légères que celles envisagées par les dispositions concernant les voies de fait ordinaires. En conséquence, l'article 162 n'a jamais été appliqué, les accusations ayant été portées – si tant est qu'elles l'aient été – en vertu des dispositions générales relatives aux voies de fait ou au meurtre, et le caractère raciste des agressions est demeuré dans l'ombre. Il règne un climat d'impunité, comme l'a noté la Cour dans Velikova et Anguelova.
b)  Interights
140.  Interights critique l'adoption par la Cour du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » en ce qu'il érige des obstacles insurmontables lorsqu'il s'agit d'établir l'existence d'une discrimination. Selon Interights, les ordres juridiques nationaux assurant le plus haut niveau de protection judiciaire contre la discrimination sont généralement ceux de common law, qui appliquent le critère « de la plus forte probabilité » dans ce type d'affaires. Si les juges civils jouent un rôle dans l'établissement des faits et sont donc, du moins en théorie, en mesure de parvenir à un degré plus élevé de conviction, un examen des réactions des tribunaux à la discrimination donne à penser que l'approche suivie en common law se prête à une plus forte protection judiciaire contre la discrimination. Pour Interights, la Cour adopte dans la pratique un critère intermédiaire, étant donné qu'elle n'exige pas le même niveau de preuve qu'en matière pénale, mais son approche manque de clarté et de prévisibilité.
141.  Interights indique en outre qu'il se dégage de la pratique internationale que dans les affaires de discrimination il y a lieu de renverser la charge de la preuve et de la faire supporter au défendeur, dès lors que le demandeur fournit un commencement de preuve. C'est là la démarche retenue dans plusieurs directives de l'Union européenne, par la Cour de justice des Communautés européennes, par le Comité des droits de l'homme des Nations unies, et par les juridictions nationales d'un certain nombre d'Etats européens de même qu'aux Etats-Unis, au Canada et dans d'autres pays.
142.  Interights cite également des exemples types d'éléments que les juridictions nationales ont acceptés comme étant propres à constituer un commencement de preuve d'une discrimination : un « climat général » défavorable, la circonstance que la discrimination soit « de notoriété publique », des faits de tous les jours, des faits notoires, des données à caractère général, et les preuves indirectes. Il est également courant de s'appuyer sur des présomptions.
c)  Open Society Justice Initiative (OSJI)
143.  OSJI a présenté des observations sur l'obligation incombant aux Etats, en droit international et en droit comparé, d'enquêter sur les actes de discrimination et de violence raciales. A son avis, le principe largement reconnu selon lequel il est impossible d'assurer une protection effective des droits matériels sans garanties procédurales adéquates vaut aussi pour les affaires de discrimination. Une obligation procédurale découle donc implicitement de l'article 14 de la Convention. En outre, selon la pratique européenne et internationale prédominante, une motivation raciste constitue une circonstance aggravante en droit pénal et, dès lors, est sujette à enquête. Par conséquent, les Etats ont l'obligation d'enquêter sur les actes de violence raciale. C'est une obligation à remplir d'office, qui s'impose dès lors qu'il existe des raisons plausibles de soupçonner qu'un acte raciste a été commis.
C.  Appréciation de la Cour
1.  L'Etat défendeur est-il responsable en cas d'homicide commis en raison de la race ou de l'origine ethnique des victimes ?
144.  La Cour a établi ci-dessus que des agents de l'Etat défendeur ont illégalement tué M. Anguelov et M. Petkov, au mépris de l'article 2 de la Convention. Les requérants allèguent en outre une violation distincte de l'article 14 en ce que des préjugés raciaux ont joué un rôle dans les homicides dont il s'agit.
145.  La discrimination consiste à traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (Willis c. Royaume-Uni, no 36042/97, § 48, CEDH 2002-IV). La violence raciale constitue une atteinte particulière à la dignité humaine et, compte tenu de ses conséquences dangereuses, elle exige une vigilance spéciale et une réaction vigoureuse de la part des autorités. C'est pourquoi celles-ci doivent recourir à tous les moyens dont elles disposent pour combattre le racisme et la violence raciste, en renforçant ainsi la conception que la démocratie a de la société, y percevant la diversité non pas comme une menace mais comme une richesse. La Cour reviendra sur cette question plus loin.
146.  Saisie du grief des requérants, tel qu'il a été formulé par eux, alléguant une violation de l'article 14, la Cour a pour tâche d'établir si le racisme a constitué ou non un facteur de déclenchement de la fusillade ayant causé le décès de M. Anguelov et de M. Petkov et a entraîné de ce fait une violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 2.
147.  La Cour précise à cet égard que, pour l'appréciation des éléments de preuve, elle retient le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Elle n'a toutefois jamais eu pour dessein d'emprunter la démarche des ordres juridiques nationaux qui appliquent ce critère. Il ne lui incombe pas de statuer sur la culpabilité en vertu du droit pénal ou sur la responsabilité civile, mais sur la responsabilité des Etats contractants au regard de la Convention. La spécificité de la tâche que lui attribue l'article 19 de la Convention – assurer le respect par les Hautes Parties contractantes de leur engagement consistant à reconnaître les droits fondamentaux consacrés par cet instrument – conditionne sa façon d'aborder les questions de preuve. Dans le cadre de la procédure devant la Cour, il n'existe aucun obstacle procédural à la recevabilité d'éléments de preuve ni de formules prédéfinies applicables à leur appréciation. La Cour adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par une évaluation indépendante de l'ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu'elle peut tirer des faits et des observations des parties. Conformément à sa jurisprudence constante, la preuve peut résulter d'un faisceau d'indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. En outre, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l'allégation formulée et au droit conventionnel en jeu. La Cour est également attentive à la gravité d'un constat selon lequel un Etat contractant a violé des droits fondamentaux (voir, parmi d'autres, Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, pp. 64-65, § 161, Ribitsch c. Autriche, arrêt du 4 décembre 1995, série A no 336, p. 24, § 32, Akdivar et autres c. Turquie, arrêt du 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1211, § 68, Tanlı c. Turquie, no 26129/95, § 111, CEDH 2001-III, et Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 26, CEDH 2004-VII).
148.  Les requérants invoquent plusieurs faits distincts qui, selon eux, fournissent des indices suffisants d'un acte raciste.
149.  Tout d'abord, ils estiment révélateur que le commandant G. ait déclenché des tirs automatiques dans une zone habitée, au mépris de la sécurité publique. Etant donné qu'il n'y avait aucune explication rationnelle à cette conduite, les requérants sont d'avis que les sentiments de haine raciale nourris par le commandant G. constituent la seule explication plausible et que ce militaire n'aurait pas agi ainsi dans un quartier non habité par des Roms.
150.  La Cour note toutefois que l'utilisation des armes à feu dans les circonstances de l'espèce n'était malheureusement pas interdite par le règlement interne pertinent, lacune flagrante qu'elle a déjà condamnée (paragraphe 99 ci-dessus). Les agents de la police militaire portaient leurs fusils automatiques « conformément au règlement » et avaient reçu l'ordre de recourir à tous les moyens nécessaires pour procéder à l'arrestation (paragraphes 19 et 60 ci-dessus). On ne saurait donc exclure que la conduite du commandant G. s'explique par le strict et simple respect du règlement et que ce militaire aurait agi comme il l'a fait dans toute situation analogue, quelle que fût l'origine ethnique des fugitifs. Si le règlement pertinent était fondamentalement critiquable et ne répondait nullement aux exigences de la Convention en matière de protection du droit à la vie, rien n'indique que le commandant G. n'aurait pas utilisé son arme dans un quartier non habité par des Roms.
151.  Il est vrai, comme la Cour l'a constaté ci-dessus, que la conduite adoptée par le commandant G. au cours de l'opération d'arrestation appelle de vives critiques en ce que ce militaire a usé d'une force manifestement excessive (paragraphe 108 ci-dessus). Néanmoins, on ne saurait, d'un autre côté, exclure que la réaction de l'intéressé soit due au caractère inadéquat du cadre juridique régissant l'usage des armes à feu et à la circonstance qu'il était formé pour agir dans ce cadre (paragraphes 60 et 99-105 ci-dessus).
152.  Les requérants déclarent également que l'attitude des militaires a été fortement influencée par le fait qu'ils connaissaient l'origine rom des victimes. Cependant, on ne peut se livrer à des spéculations quant au point de savoir si l'origine rom de M. Anguelov et de M. Petkov a eu ou non une incidence sur la manière dont les militaires les ont perçus. D'ailleurs, des éléments indiquent que certains militaires connaissaient personnellement les victimes ou l'une d'elles (paragraphe 18 ci-dessus).
153.  Les requérants invoquent le témoignage de M. M.M., voisin de l'une des victimes, selon lequel le commandant G. lui avait crié « Maudits Tsiganes » immédiatement après les tirs. Si cette déposition signalant que des injures racistes avaient été proférées à l'occasion d'un acte violent aurait dû en l'espèce amener les autorités à vérifier les dires de M. M.M., ceux-ci ne constituent pas en soi une base suffisante pour conclure que l'Etat défendeur est responsable d'un meurtre raciste.
154.  Enfin, les requérants s'appuient sur des informations relatives à de nombreux incidents impliquant le recours à la force contre des Roms par des représentants de la loi en Bulgarie qui n'ont pas débouché sur la condamnation des responsables.
155.  Certes, plusieurs organisations, y compris des organes intergouvernementaux, se déclarent préoccupées par la survenance de tels incidents (paragraphes 55-59 ci-dessus). La Cour ne saurait toutefois perdre de vue que son seul souci est d'établir si en l'espèce l'homicide de M. Anguelov et de M. Petkov a été motivé par le racisme.
156.  Dans son arrêt, la chambre a décidé de renverser la charge de la preuve pour la faire peser sur le Gouvernement en raison du manquement des autorités à mener une enquête effective sur le mobile prétendument raciste des homicides. Le Gouvernement n'ayant pas réussi à la convaincre que les événements dénoncés n'étaient pas inspirés par le racisme, la chambre a conclu à une violation matérielle de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 2.
157.  La Grande Chambre rappelle que, dans certaines circonstances, lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas de décès de personnes soumises à leur contrôle pendant une garde à vue, on peut considérer que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante notamment quant aux causes du décès de la personne détenue (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII). La Grande Chambre n'exclut pas la possibilité d'inviter, dans certains cas où est dénoncée une discrimination, le gouvernement défendeur à réfuter un grief défendable de discrimination et, s'il ne le fait pas, de conclure à la violation de l'article 14 de la Convention. Toutefois, lorsqu'il est allégué – comme en l'espèce – qu'un acte de violence était motivé par des préjugés raciaux, une telle démarche reviendrait à exiger du gouvernement défendeur qu'il prouve que la personne concernée n'a pas adopté une attitude subjective particulière. Si dans les ordres juridiques de nombreux pays la preuve de l'effet discriminatoire d'une politique ou d'une décision dispense de prouver l'intention s'agissant d'une discrimination qui se serait produite dans les domaines de l'emploi ou de la prestation de services, cette démarche est difficile à transposer dans une affaire où un acte de violence aurait été motivé par des considérations raciales. S'écartant de l'approche de la chambre, la Grande Chambre estime que le manquement allégué des autorités à mener une enquête effective sur le mobile prétendument raciste des homicides ne doit pas faire peser la charge de la preuve sur le Gouvernement, en ce qui concerne la violation matérielle alléguée de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 2. Le respect par les autorités de leur obligation procédurale est une question distincte, à laquelle la Cour reviendra plus loin.
158.  En résumé, après avoir apprécié l'ensemble des éléments pertinents, la Cour ne tient pas pour établi que des attitudes racistes aient joué un rôle dans le décès de M. Anguelov et de M. Petkov.
159.  Elle conclut donc à la non-violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 2 sous son aspect matériel.
2.  Aspect procédural : sur le point de savoir si l'Etat défendeur a satisfait à son obligation d'enquêter sur l'hypothèse d'un mobile raciste
a)  Principes généraux
160.  La Grande Chambre souscrit en l'espèce à l'analyse de la chambre selon laquelle un Etat contractant a l'obligation procédurale d'enquêter sur l'existence éventuelle d'un mobile raciste en cas d'acte de violence. La chambre a déclaré en particulier (§§ 156-159) :
« (...) [L]es Etats ont une obligation générale, en vertu de l'article 2 de la Convention, de conduire une enquête effective en cas d'homicide.
Cette obligation doit être acquittée sans discrimination, comme l'exige l'article 14 de la Convention (...) [L]orsque l'on soupçonne que des attitudes racistes sont à l'origine d'un acte de violence, il importe particulièrement que l'enquête officielle soit menée avec diligence et impartialité, eu égard à la nécessité de réaffirmer en permanence la condamnation, par la société, du racisme et de la haine ethnique et de préserver la confiance des minorités dans la capacité des autorités à les protéger de la menace de violences racistes. Le respect par l'Etat des obligations positives qui lui incombent en vertu de l'article 2 de la Convention exige que l'ordre juridique interne montre sa capacité à faire appliquer la loi pénale contre les auteurs d'un meurtre, indépendamment de la race ou de l'origine ethnique de la victime (Menson et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 47916/99, CEDH 2003-V).
(...) [L]orsqu'elles enquêtent sur des incidents violents et, en particulier, sur des décès survenus alors que les victimes se trouvaient entre les mains d'agents de l'Etat, les autorités de l'Etat ont de surcroît l'obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour découvrir s'il existait une motivation raciste et pour établir si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l'origine ethnique ont joué un rôle dans les événements. A défaut et si la violence et les brutalités à motivation raciste étaient traitées sur un pied d'égalité avec les affaires sans connotation raciste, cela équivaudrait à fermer les yeux sur la nature spécifique d'actes particulièrement destructeurs des droits fondamentaux. L'absence de distinction dans la façon dont des situations qui sont essentiellement différentes sont gérées peut constituer un traitement injustifié inconciliable avec l'article 14 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000-IV). Pour maintenir la confiance du public dans le mécanisme d'application des lois, il s'agit pour les Etats contractants, dans le cadre d'enquêtes relatives à des incidents impliquant le recours à la force, de veiller à ce qu'une distinction soit établie tant dans le système juridique que dans la pratique entre les affaires où il y a eu recours à une force excessive et celles concernant des meurtres racistes.
Certes, il est souvent extrêmement difficile dans la pratique de prouver une motivation raciste. L'obligation de l'Etat défendeur d'enquêter sur d'éventuelles connotations racistes dans un acte de violence est une obligation de moyens et non de résultat absolu (voir, mutatis mutandis, Shanaghan c. Royaume-Uni, no 37715/97, § 90, CEDH 2001-III, exposant le même critère quant à l'obligation générale d'enquêter). Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables, vu les circonstances, pour recueillir et conserver les éléments de preuve, étudier l'ensemble des moyens concrets de découvrir la vérité et rendre des décisions pleinement motivées, impartiales et objectives, sans omettre des faits douteux révélateurs d'un acte de violence motivé par des considérations de race. »
161.  La Grande Chambre ajoute que le devoir qu'ont les autorités de rechercher s'il existe un lien entre des attitudes racistes et un acte de violence constitue un aspect des obligations procédurales découlant pour elles de l'article 2 de la Convention, mais ce devoir peut également passer pour faire implicitement partie de la responsabilité qui incombe aux autorités, en vertu de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 2, d'assurer sans discrimination la jouissance du droit à la vie. Compte tenu de l'interaction des deux dispositions, on peut considérer ou bien que des questions comme celles de l'espèce appellent un examen sur le terrain de l'une des deux dispositions seulement, et qu'aucun problème distinct ne se pose au regard de l'autre, ou bien qu'elles exigent un examen sous l'angle des deux articles. Ce problème doit être tranché dans chaque cas, selon les faits et la nature des allégations formulées.
b)  Application des principes précités en l'espèce
162.  La Cour a déjà constaté que les autorités bulgares avaient enfreint l'article 2 de la Convention en ce qu'elles n'avaient pas mené une enquête sérieuse sur le décès de M. Anguelov et de M. Petkov (paragraphes 114-119 ci-dessus). Elle estime devoir examiner séparément en l'espèce le grief selon lequel les autorités n'ont de surcroît pas recherché s'il existait un lien de causalité entre des attitudes racistes alléguées et l'homicide des deux hommes.
163.  Les autorités qui ont enquêté sur le décès de M. Anguelov et de M. Petkov disposaient de la déclaration de M. M.M., voisin des victimes, qui avait indiqué que le commandant G. avait crié « Maudits Tsiganes » tout en pointant une arme sur lui immédiatement après les tirs (paragraphe 35 ci-dessus). Cette déclaration, considérée à la lumière des nombreux rapports publiés sur les préjugés et les attitudes hostiles dont les Roms sont l'objet en Bulgarie, appelait une vérification.
164.  La Grande Chambre estime – à l'instar de la chambre – que tout élément indiquant que des représentants de la loi ont proféré des injures racistes dans le cadre d'une opération impliquant le recours à la force contre des personnes d'une minorité ethnique ou autre revêt une importance particulière lorsqu'il s'agit de déterminer si on est ou non en présence d'actes de violence illégaux inspirés par des sentiments de haine. Lorsque de tels éléments apparaissent au cours de l'enquête, il faut les vérifier et – s'ils sont confirmés – procéder à un examen approfondi de l'ensemble des faits afin de mettre au jour un mobile raciste éventuel.
165.  En outre, la circonstance que le commandant G. a utilisé une force manifestement excessive contre deux hommes non armés et non violents appelait elle aussi des investigations approfondies.
166.  En résumé, le magistrat instructeur et les procureurs qui sont intervenus dans l'affaire disposaient d'informations plausibles suffisantes pour les rendre attentifs à la nécessité de procéder à une première vérification et, selon les résultats, à rechercher si les événements ayant abouti au décès des deux hommes avaient ou non une connotation raciste.
167.  Or les autorités n'ont rien fait pour vérifier la déclaration de M. M.M. Elles n'ont interrogé aucun témoin à ce sujet. Le commandant G. n'a pas été invité à expliquer pourquoi il avait jugé nécessaire de recourir à une telle force. Rien n'a été entrepris pour vérifier ses antécédents et rechercher, par exemple, si par le passé il avait déjà été impliqué dans des incidents analogues ou accusé d'avoir manifesté de l'hostilité envers les Roms. Ces défauts se trouvent exacerbés par la conduite du magistrat instructeur et des procureurs, lesquels, comme la Cour l'a constaté ci-dessus, n'ont pas tenu compte d'éléments pertinents et ont prononcé la clôture de l'enquête, mettant par là même le commandant G. à l'abri de poursuites (paragraphes 36-54 et 115-117 ci-dessus).
168.  En conséquence, la Cour estime que les autorités ont manqué à l'obligation qui leur incombait en vertu de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 2 de prendre toutes les mesures possibles pour rechercher si un comportement discriminatoire avait pu ou non jouer un rôle dans les événements. Il s'ensuit qu'il y a eu une violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 2 sous son aspect procédural.
V.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
169.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
170.  Devant la Grande Chambre, les requérants présentent les mêmes demandes que devant la chambre pour dommage matériel et moral. Le Gouvernement ne formule aucune observation.
171.  Le passage pertinent de l'arrêt de la chambre se lit ainsi (§§ 177-184) :
« Mlle Natchova, la fille de M. Anguelov, et Mme Hristova, la compagne de ce dernier et la mère de Mlle Natchova, demandent conjointement 25 000 euros (EUR) pour le décès de M. Anguelov et les violations de la Convention qui en résultent. Cette somme comprend 20 000 EUR pour préjudice moral et 5 000 EUR pour dommage matériel.
Mme Ranguelova et M. Ranguelov sollicitent conjointement les mêmes sommes pour le décès de leur fils, M. Kiril Petkov, et pour toutes les violations de la Convention constatées en l'espèce.
En ce qui concerne le préjudice moral, la Cour accorde en totalité les montants réclamés.
Pour ce qui est du dommage matériel, les requérants sollicitent une indemnité pour la perte de revenus résultée des décès. Ils ne sont pas en mesure de fournir des preuves documentaires, mais déclarent que chacun des défunts subvenait aux besoins de sa famille et aurait continué à le faire s'il n'avait pas trouvé la mort. Ils invitent la Cour à octroyer 5 000 EUR pour chacun des défunts.
Le Gouvernement trouve excessives les sommes demandées, eu égard au niveau de vie en Bulgarie.
La Cour observe que le Gouvernement ne conteste pas la déclaration des requérants selon laquelle ils ont subi un dommage matériel en ce que M. Anguelov et M. Petkov les auraient aidés financièrement s'ils étaient encore en vie. La Cour ne voit aucune raison de conclure différemment.
Pour ce qui concerne le montant, dans certaines affaires, comme en l'espèce, un calcul précis des sommes nécessaires à une réparation intégrale (restitutio in integrum) des pertes matérielles subies par les requérants peut se heurter au caractère intrinsèquement aléatoire du dommage découlant de la violation. Une indemnité peut être octroyée malgré le nombre élevé d'impondérables qui peuvent compliquer l'appréciation de pertes futures. Ce qu'il faut déterminer en pareil cas, c'est le niveau de la satisfaction équitable à allouer, la Cour jouissant en la matière d'un pouvoir d'appréciation dont elle use en fonction de ce qu'elle estime équitable (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 120, CEDH 2001-V).
En l'espèce, eu égard aux arguments des parties et à l'ensemble des facteurs pertinents, y compris l'âge des victimes et des requérants et leurs liens de proche parenté, la Cour estime approprié d'allouer 5 000 EUR conjointement à Mlle Natchova et Mme Hristova pour la perte de revenus résultée du décès de M. Anguelov, et 2 000 EUR conjointement à Mme Ranguelova et M. Ranguelov pour la perte de revenus résultée du décès de M. Petkov. »
172.  La Grande Chambre souscrit à l'analyse de la chambre. Elle estime que les demandes des requérants concernent le dommage matériel et moral dû aux violations des articles 2 et 14 de la Convention constatées en l'espèce et qu'il n'y a pas lieu de réduire les indemnités accordées au motif que la Grande Chambre, contrairement à la chambre, n'a conclu qu'à une violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 2 sous son aspect procédural. Par conséquent, elle alloue pour préjudice matériel et moral 25 000 EUR à Mlle Natchova et Mme Hristova conjointement et 22 000 EUR à Mme Ranguelova et M. Ranguelov conjointement.
B.  Frais et dépens
173.  La chambre a accordé en entier le montant sollicité par les requérants pour frais et dépens et a octroyé conjointement aux intéressés 3 740 EUR de ce chef.
174.  Dans le cadre de la procédure devant la Grande Chambre, les requérants réitèrent leurs demandes initiales et réclament des montants supplémentaires pour les frais et dépens se rapportant à celle-ci. Ils sollicitent en particulier 7 931 livres sterling (environ 11 630 EUR) au titre des honoraires facturés par Lord Lester QC, pour le travail effectué sur l'affaire ainsi que pour les dépenses liées à sa participation à l'audience, et 1 920 EUR pour quarante-huit heures de travail juridique accomplies par M. Grozev dans le cadre de la procédure écrite devant la Grande Chambre. Les requérants ont soumis des copies des conventions d'honoraires et des récapitulatifs des heures de travail que les avocats ont consacrées à leur affaire. Ils précisent qu'ils ne sollicitent pas le remboursement des honoraires ou des dépenses liées à la participation de M. Grozev à l'audience, ces montants étant couverts par la somme (1 906,50 EUR) qui lui a été versée par le Conseil de l'Europe au titre de l'assistance judiciaire. En résumé, les requérants réclament 5 660 EUR pour le travail accompli par M. Grozev sur l'affaire et une somme équivalant à 11 630 EUR pour la participation de Lord Lester à l'audience devant la Grande Chambre. Ils demandent que les indemnités éventuelles pour frais et dépens soient versées directement à leurs avocats. Le Gouvernement ne formule aucune observation.
175.  La Cour estime que les frais et dépens revendiqués se trouvent établis dans leur réalité et leur nécessité, et se rapportent aux violations constatées (Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002). Pour ce qui est des montants, elle estime que les demandes relatives à l'audience sont excessives. Eu égard à l'ensemble des facteurs pertinents, elle alloue conjointement à l'ensemble des requérants 11 000 EUR pour frais et dépens (5 500 EUR pour M. Grozev et 5 500 EUR pour Lord Lester), à verser sur les comptes en banque des avocats des intéressés.
C.  Intérêts moratoires
176.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention quant au décès de M. Anguelov et de M. Petkov ;
2.  Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention en ce que les autorités ont manqué à conduire une enquête effective sur le décès de M. Anguelov et de M. Petkov ;
3.  Dit, à l'unanimité, qu'aucune question distincte ne se pose sous l'angle de l'article 13 de la Convention ;
4.  Dit, par onze voix contre six, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 2 quant à l'allégation selon laquelle les événements ayant conduit au décès de M. Anguelov et de M. Petkov ont constitué un acte de violence raciale ;
5.  Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 2 en ce que les autorités n'ont pas recherché si les événements ayant abouti au décès de M. Anguelov et de M. Petkov avaient pu avoir un mobile raciste ;
6.  Dit, à l'unanimité,
a)  que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, les sommes suivantes, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt :
i.  conjointement à Mlle Natchova et à Mme Hristova 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros) pour préjudice matériel et moral, à convertir dans la monnaie de l'Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement,
ii.  conjointement à Mme Ranguelova et à M. Ranguelov 22 000 EUR (vingt-deux mille euros) pour préjudice matériel et moral, à convertir dans la monnaie de l'Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement,
iii.  conjointement à l'ensemble des requérants 11 000 EUR (onze mille euros) pour frais et dépens, payables comme suit : 5 500 EUR, à convertir dans la monnaie de l'Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement, sur le compte en banque dont M. Grozev est titulaire en Bulgarie, et 5 500 EUR sur le compte en banque dont Lord Lester est titulaire au Royaume-Uni ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7.  Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 6 juillet 2005.
Luzius Wildhaber    Président   Lawrence Early   Greffier adjoint
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes :
–  opinion concordante de Sir Nicolas Bratza ;
–  opinion partiellement dissidente commune à M. Casadevall, M. Hedigan, Mme Mularoni, Mme Fura-Sandström, Mme Gyulumyan et M. Spielmann.
L.W.  T.L.E.
OPINION CONCORDANTE DE Sir Nicolas BRATZA, JUGE
(Traduction)
Je souscris pleinement aux conclusions formulées par la majorité de la Cour et aux motifs qui l'y amènent en ce qui concerne les différents aspects de l'affaire, sauf pour ce qui est d'un passage du raisonnement relatif au grief tiré de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 2 sous son volet matériel.
Au paragraphe 157 de l'arrêt, il est dit que l'on ne saurait exclure dans certains cas la possibilité d'inviter le gouvernement défendeur à réfuter un grief défendable de discrimination et, s'il ne le fait pas, de conclure à la violation de l'article 14. Toutefois, l'arrêt précise ensuite que lorsqu'il est allégué – comme en l'espèce – qu'un acte de violence était motivé par des préjugés raciaux, une telle démarche reviendrait à exiger du gouvernement défendeur qu'il prouve que la personne concernée n'a pas adopté une attitude subjective particulière. Ce passage semble indiquer qu'en raison des difficultés auxquelles un Gouvernement se trouverait confronté en matière de preuve, il n'y aurait guère de situations, voire aucune, où la charge de la preuve pourrait être renversée et un gouvernement défendeur invité à prouver qu'un homicide n'était pas motivé par des considérations raciales.
Si c'est ainsi qu'il faut interpréter ce passage, il m'est difficile de l'approuver. Je puis parfaitement envisager des cas où, relativement à un homicide commis par un agent de l'Etat, les éléments fournis à la Cour soient de nature à exiger du gouvernement défendeur qu'il établisse que l'homicide n'était pas inspiré par des considérations raciales. On peut prendre l'exemple d'une affaire où les preuves montreraient que les tentatives d'arrêter des personnes appartenant à un groupe ethnique particulier ont invariablement ou systématiquement abouti au décès de celles-ci, alors que l'arrestation de personnes d'une autre origine ethnique aurait rarement, voire n'aurait jamais entraîné mort d'homme. On peut également envisager des affaires où les éléments de preuve indiqueraient que dans le cadre de la préparation d'une opération d'arrestation, ce n'est que lorsque des personnes d'une certaine origine ethnique étaient impliquées que les agents chargés de l'arrestation ont été munis d'armes à feu ou autorisés à en faire usage. En pareils cas, il incomberait au Gouvernement, me semble-t-il, de convaincre la Cour que l'apparente différence de traitement était fondée sur des raisons objectivement justifiées et que l'origine ethnique d'une victime particulière n'a pas constitué un élément matériel de l'homicide.
Or, en l'espèce, aucun élément de la sorte n'a été fourni à la Cour et, pour les raisons exposées dans l'arrêt, j'estime que les preuves dont la Cour a disposé n'étaient pas de nature à justifier le renversement de la charge de la preuve pour la faire supporter au gouvernement défendeur ou pour juger établi selon le critère de preuve requis que l'homicide de M. Anguelov et de M. Petkov, outre qu'il était totalement injustifié, était également inspiré par des considérations raciales.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE  À M. CASADEVALL, M. HEDIGAN, Mme MULARONI,  Mme FURA-SANDSTRÖM, Mme GYULUMYAN  ET M. SPIELMANN, JUGES
1.  Nous avons voté contre le point 4 du dispositif pour les raisons que nous exposons ci-après.
2.  Nous ne pouvons souscrire à la nouvelle approche de la Cour qui consiste à lier une éventuelle violation de l'article 14 de la Convention aux aspects matériel et procédural de l'article 2. Une approche globale de la violation de l'article 14 combiné avec l'article 2 eût été préférable, car elle aurait mieux rendu compte de la particularité de cette disposition qui n'a pas d'existence indépendante puisqu'elle vaut uniquement pour les droits et libertés garantis par la Convention. L'article 14 n'ayant pas d'existence indépendante, il est selon nous artificiel et inutile de distinguer entre les aspects matériel et procédural, cela d'autant plus que la Cour a conclu en l'espèce à une double violation, sous ce double aspect, de l'article 2. A quoi il s'ajoute qu'au stade actuel il est difficile de mesurer l'influence que cette nouvelle approche aura sur l'application et l'interprétation du Protocole no 12 à la Convention, qui vient d'entrer en vigueur à l'égard des Etats qui l'ont ratifié.
3.  En distinguant entre les aspects matériel et procédural, la majorité arrive à un constat de violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 2 limité au fait que les autorités n'ont pas recherché si les événements ayant abouti au décès de M. Anguelov et de M. Petkov auraient pu avoir un mobile raciste.
4.  Nous souscrivons à ce constat. Toutefois, dépassant ce constat limité audit aspect procédural, nous sommes d'avis que les autres éléments factuels, évalués globalement, sont constitutifs d'une violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 2.
5.  Parmi ces éléments, il y a lieu de relever les tirs dans une zone habitée – le quartier rom du village – au mépris de la sécurité publique, la connaissance par les militaires de l'origine rom des victimes qui, de surcroît, n'étaient ni armées ni qualifiées de dangereuses, les rapports publiés sur les préjugés et attitudes hostiles dont les Roms sont l'objet en Bulgarie, la circonstance que la présente cause n'est pas la première affaire dirigée contre la Bulgarie où la Cour a conclu que des représentants de la loi avaient fait subir à des Roms des violences ayant entraîné la mort, le témoignage de M. M.M. selon lequel le commandant G. a crié immédiatement après la fusillade l'injure à connotation raciste « Maudits Tsiganes » et, enfin, la passivité des autorités et les graves lacunes procédurales qui ont empêché d'établir la vérité.
6.  Les lacunes procédurales constituent certes un élément à pondération spécifique qui pèse lourd dans la balance. En effet, ce manquement est au cœur de la question de la répartition de la charge de la preuve, étant donné qu'il incombe aux autorités nationales de contribuer de manière effective à l'élucidation de tous les faits pertinents, une défaillance au niveau procédural se répercutant inéluctablement sur la conclusion qu'il y a lieu de tirer quant au fond du problème.
7.  Mais en limitant le constat de violation à l'aspect procédural, la majorité de la Cour n'a pas suffisamment tenu compte des présomptions non réfutées, suffisamment graves, précises et concordantes qui se dégagent de l'ensemble des données factuelles de l'espèce et qui nous amènent à la conclusion qu'il y a eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 2.
ARRÊT NATCHOVA ET AUTRES c. BULGARIE
ARRÊT NATCHOVA ET AUTRES c. BULGARIE
ARRÊT NATCHOVA ET AUTRES c. BULGARIE
ARRÊT NATCHOVA ET AUTRES c. BULGARIE –
OPINION CONCORDANTE DE Sir Nicolas BRATZA, JUGE
ARRÊT NATCHOVA ET AUTRES c. BULGARIE
ARRÊT NATCHOVA ET AUTRES c. BULGARIE – OPINION 
PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE


Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 2 (décès) ; Violation de l'art. 2 (manquement à conduire une enquête effective) ; Aucune question distincte au regard de l'art. 13 ; Non-violation de l'art. 14+2 (allégation d'un acte de violence raciale) ; Violation de l'art. 14+2 (absence d'enquête sur la possibilité d'un mobile raciste) ; Dommage matériel - réparation pécuniaire ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 13) RECOURS EFFECTIF, (Art. 14) DISCRIMINATION, (Art. 2-1) VIE, (Art. 2-2) ABSOLUMENT NECESSAIRE, (Art. 2-2) EMPECHER L'EVASION


Parties
Demandeurs : NATCHOVA ET AUTRES
Défendeurs : BULGARIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Formation : Cour (grande chambre)
Date de la décision : 06/07/2005
Date de l'import : 14/10/2011

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 43577/98;43579/98
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2005-07-06;43577.98 ?
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