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12/07/2005 | CEDH | N°36220/97

CEDH | AFFAIRE OKYAY ET AUTRES c. TURQUIE


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE OKYAY ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 36220/97)
ARRÊT
STRASBOURG
12 juillet 2005
DÉFINITIF
12/10/2005
En l'affaire Okyay et autres c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,    A.B. Baka,    I. Cabral Barreto,    R. Türmen,    K. Jungwiert,    M. Ugrekhelidze,   Mme A. Mularoni, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du

conseil le 21 juin 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affair...

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE OKYAY ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 36220/97)
ARRÊT
STRASBOURG
12 juillet 2005
DÉFINITIF
12/10/2005
En l'affaire Okyay et autres c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,    A.B. Baka,    I. Cabral Barreto,    R. Türmen,    K. Jungwiert,    M. Ugrekhelidze,   Mme A. Mularoni, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 juin 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 36220/97) dirigée contre la République de Turquie et dont dix ressortissants de cet Etat, M. Ahmet Okyay, Mme Derya Durmaz, M. Rıfat Bozkurt, M. Noyan Özkan, M. Uğur Kalelioğlu, Mme Banu Karabulut, M. Senih Özay, M. Talat Oğuz, M. Tamay Arslançeri et M. İbrahim Arzuk (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 9 décembre 1996 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent pour le représenter devant la Cour aux fins de la présente requête.
3.  Les requérants alléguaient sous l'angle de l'article 6 de la Convention la violation de leur droit à un procès équitable du fait de l'inexécution par les autorités administratives des décisions et ordonnances des juridictions administratives tendant à la suspension de l'activité des centrales thermiques de Yatağan, Gökova (Kemerköy) et Yeniköy situées dans le département de Muğla (sud-ouest de la Turquie).
4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).
5.  La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
6.  Par une décision du 17 janvier 2002, la chambre a déclaré la requête recevable.
7.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond (article 59 § 1 du règlement).
8.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). L'affaire a été confiée à la deuxième section ainsi constituée (article 52 § 1).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A.  Contexte de l'affaire
9.  L'affaire concerne l'inexécution par les autorités nationales des décisions des juridictions internes ordonnant la fermeture de trois centrales thermiques causant une pollution environnementale dans le département de Muğla (sud-ouest de la Turquie).
10.  Les requérants, tous avocats, vivent et travaillent à Izmir, ville située à 250 kilomètres environ des centrales. Invoquant l'article 56 de la Constitution et l'article 3 a) de la loi sur l'environnement (paragraphes 46 et 47 ci-dessous), ils soutiennent avoir le droit de vivre dans un environnement sain et équilibré et l'obligation de garantir la protection de l'environnement et de prévenir toute pollution environnementale.
11.  Les centrales thermiques de Yatağan, Yeniköy et Gökova sont exploitées depuis de nombreuses années par le ministère de l'Energie et des Ressources naturelles et par la société publique Türkiye Elektrik Kurumu (« TEAŞ ») à Muğla, sur la côte égéenne de la Turquie. Au cours de leur exploitation, le charbon de qualité médiocre utilisé par les centrales pour produire de l'énergie finit par causer une pollution et compromettre la diversité biologique de la région.
B.  La procédure devant les autorités administratives et judiciaires en vue de stopper l'exploitation des centrales
1.  Demande présentée aux autorités administratives
12.  Par des demandes datées des 16 avril 1993, 28 avril 1993 et 11 février 1994, les requérants invitèrent les ministères de la Santé, de l'Environnement, et de l'Energie et des Ressources naturelles, ainsi que TEAŞ et le préfet de la région de Muğla à prendre des mesures en vue de stopper l'exploitation des centrales thermiques de Gökova, de Yatağan et de Yeniköy. Ils alléguèrent que ces trois centrales n'avaient pas obtenu les autorisations requises et que leur exploitation constituait un danger pour la santé publique et pour l'environnement.
13.  Les autorités administratives susmentionnées ne répondirent pas à la demande des requérants, ce qui, en vertu de l'article 10 § 2 de la loi sur la procédure administrative (loi no 2577), équivalait à un refus.
2.  La procédure devant le tribunal administratif d'Aydın
14.  Les 16 juillet 1993, 18 juillet 1993 et 18 mai 1994, les requérants engagèrent trois actions séparées devant le tribunal administratif d'Aydın concernant respectivement les centrales de Gökova, de Yatağan et de Yeniköy, à l'encontre des ministères de la Santé, de l'Energie et des Ressources naturelles, et de l'Environnement, de TEAŞ et de la préfecture de Muğla. Ils sollicitaient l'annulation de la décision administrative refusant de stopper l'exploitation des centrales. Les requérants demandèrent également au tribunal d'ordonner la suspension provisoire des activités de ces centrales au motif qu'elles causaient des dommages irréversibles à la nature et à la santé publique. Quant à leur qualité pour engager la procédure en question, les requérants invoquèrent l'article 56 de la Constitution et les articles 3 et 30 de la loi sur l'environnement (paragraphes 46, 47 et 50 ci-dessous).
15.  Le tribunal administratif d'Aydın nomma une commission d'experts, composée de trois professeurs d'université, experts en sylviculture, en environnement et en chimie respectivement, en vue de déterminer les effets sur l'environnement de l'exploitation des trois centrales.
16.  Le 16 février 1996, les experts soumirent leurs rapports au tribunal. Ils conclurent que les centrales émettaient des quantités considérables de dioxyde d'azote et de dioxyde de soufre et n'étaient pas équipées des filtres à cheminée obligatoires. Ils estimèrent que les centrales constituaient un danger dans une zone mesurant de 25 à 30 kilomètres de diamètre. En conséquence, ils recommandèrent la fermeture de la centrale de Gökova, la cessation de l'exploitation d'une unité dans chacune des centrales de Yeniköy et de Yatağan et l'installation d'unités de désulfuration dans ces centrales.
17.  Le 20 juin 1996, le tribunal administratif d'Aydın prit une injonction provisoire suspendant l'activité des centrales. Il estima que TEAŞ exploitait les centrales depuis 1994 « à titre expérimental », sans avoir obtenu les autorisations requises en matière de construction, d'émissions de gaz et d'évacuation des eaux usées. Sur la base des expertises, le tribunal releva que les centrales avaient déjà causé une pollution préjudiciable à la santé humaine et à l'environnement, et que le maintien de l'exploitation pouvait donner lieu à des dommages irréversibles pour le public. En conséquence, il déclara illégale la décision administrative refusant l'arrêt de l'exploitation des centrales.
18.  Le 29 août 1996, le tribunal administratif régional d'Aydın, un organe d'appel chargé d'examiner les décisions rendues par un juge unique au sein des tribunaux administratifs, rejeta le recours des autorités défenderesses contre l'injonction provisoire du 20 juin 1996.
a)  Cas de la centrale de Gökova
19.  Les requérants alléguèrent devant le tribunal administratif que le maintien de l'exploitation de la centrale de Gökova entraînerait un désastre écologique. Ils affirmèrent en particulier que cela diminuerait le nombre d'espèces de poissons marins, causerait des dommages aux zones forestières et agricoles, et aurait des conséquences néfastes sur le tourisme en raison du risque d'émissions dangereuses. A cet égard, les intéressés soutinrent que les autorités avaient omis de préparer une étude d'impact sur l'environnement et n'avaient pas obtenu les autorisations d'exploitation nécessaires.
20.  Dans ses conclusions au tribunal administratif, le ministère de l'Energie et des Ressources naturelles contesta la qualité pour agir des requérants, soutenant qu'ils n'avaient pas d'intérêt juridique à engager une telle action, en violation de l'article 5 § 2 de la loi sur la procédure administrative (paragraphe 55 ci-dessous). Le ministère affirma également, entre autres, que l'élaboration d'une étude d'impact sur l'environnement n'était pas obligatoire et que les autorités avaient déjà présenté des demandes pour obtenir les autorisations requises. Il observa également que les autorités étaient en train de prendre les mesures nécessaires pour installer un nouveau système de désulfuration des gaz de combustion.
21.  Outre ces observations du ministère de l'Energie et des Ressources naturelles, les ministères de la Santé et de l'Environnement, TEAŞ et la préfecture de Muğla soutinrent qu'il convenait de débouter les demandeurs, étant donné que les équipements nécessaires seraient installés dans la centrale en vue de prévenir toute pollution.
22.  Le 30 décembre 1996, le tribunal administratif d'Aydın annula la décision des autorités défenderesses refusant de stopper l'exploitation de la centrale de Gökova. Dans sa décision, le tribunal commença par rejeter l'exception concernant l'absence alléguée d'intérêt juridique des requérants à engager une action visant l'arrêt de l'exploitation de la centrale. Renvoyant à l'article 2 de la loi sur la procédure administrative, le tribunal releva qu'il n'y avait pas d'obligation d'alléguer la violation d'un intérêt personnel dans les affaires concernant la protection de l'environnement ou l'héritage historique et culturel, ou qui étaient étroitement liées à des questions d'intérêt public (paragraphe 53 ci-dessous). Il estima également que la centrale thermique était exploitée « à titre expérimental » et ne bénéficiait pas des autorisations requises. A cet égard, le tribunal déclara notamment :
« (...) En outre, afin de déterminer si la centrale thermique a causé des dommages à l'environnement, une étude sur zone a été conduite par trois experts, à savoir les professeurs Doğan Kantarcı, Ayşen Müzzinoğlu et İlker Kayadeniz. Le rapport [de ces experts], sur lequel le présent jugement se fonde, a relevé que la centrale thermique de Kemerköy (Gökova) se composait de trois unités, chacune d'elles étant capable de générer 210 mégawatts d'électricité. La centrale utilise du lignite de qualité médiocre pour produire de l'énergie. Elle ne dispose d'aucun équipement pour filtrer le dioxyde de soufre et le dioxyde d'azote qu'elle évacue par ses cheminées (...) Chacune des trois unités de la centrale thermique de Kemerköy utilise 1,4 million de tonnes de charbon. Il n'est pas possible de diminuer la pollution atmosphérique en réduisant la capacité d'une centrale thermique qui utilise un charbon de qualité médiocre. Il apparaît que 110,5 millions de tonnes de charbon sont stockées dans les locaux de la centrale. Etant donné que la quantité annuelle de charbon utilisée par les trois unités se monte à environ 4,2 millions de tonnes, il faudrait exploiter la centrale pendant 26 ans pour utiliser tout le charbon. Même si on exploitait une seule unité de la centrale de Kemerköy, cela aurait un effet néfaste sur l'environnement. Les gaz émis par les cheminées se propagent sur une zone mesurant environ 2 350 kilomètres de diamètre (...) Si on exploitait trois unités de la centrale de Kemerköy et deux unités de la centrale de Yeniköy, les zones de Datça et Betçe de la péninsule de Reşadiye seraient touchées par la propagation de dioxyde de soufre. La livraison de charbon par bateau à la centrale causerait également une pollution marine. [Il s'ensuit que] l'exploitation de la centrale de Kemerköy a un effet néfaste non seulement sur les zones voisines mais également sur des zones plus éloignées. [En conséquence], afin de supprimer le dioxyde de soufre des gaz émis par les cheminées, des unités de désulfuration doivent être installées. Cela permettrait d'éliminer 95 % des émissions de dioxyde de soufre.
Les besoins en énergie électrique de notre pays ne peuvent pas être ignorés. Toutefois, les centrales électriques en activité, ou en projet, doivent respecter les exigences de la réglementation susmentionnée, de sorte que l'intérêt général soit respecté. Or on ne saurait considérer que l'intérêt général est respecté si des dommages irréversibles sont causés à l'environnement simplement pour produire de l'électricité.
Il apparaît que les mesures requises n'ont pas été prises avant la construction de la centrale et le début des opérations. Malgré la possibilité de minimiser les conséquences néfastes pour l'environnement des centrales, ce qui représente un investissement à long terme de l'Etat, il est évident que les mesures nécessaires n'ont pas été prises ou que peu a été fait depuis le stade de la planification jusqu'au début de l'exploitation.
Le coût financier de l'installation d'un système de désulfuration des gaz de combustion ne doit pas être dissuasif. Un débat autour du coût financier du bénéfice que tirerait la population des mesures à prendre par l'administration est incompatible avec les objectifs d'un Etat social (...) »
23.  Considérant que la centrale avait causé une pollution environnementale, qu'aucune mesure préventive n'avait été prise et que les autorisations requises pour la construction, l'exploitation, les émissions de gaz et l'évacuation des eaux usées n'avaient pas été obtenues, le tribunal conclut à l'illégalité du refus opposé à la demande des requérants tendant à l'arrêt de l'exploitation de la centrale.
b)  Cas de la centrale de Yeniköy
24.  Les requérants alléguèrent devant le tribunal administratif que l'exploitation de la centrale de Yeniköy sans les autorisations et installations requises conduirait à un désastre écologique. Ils demandèrent en conséquence au tribunal d'annuler la décision des autorités administratives de refuser l'arrêt de l'activité de la centrale.
25.  Le ministère de l'Energie et des Ressources naturelles soutint que la centrale bénéficiait du permis de construire requis et que TEAŞ était en train de prendre les mesures nécessaires pour installer un équipement de désulfuration des gaz de combustion. Toutefois, le ministère nia toute pollution de l'environnement par la centrale et déclara que la fermeture de celle-ci donnerait lieu à une pénurie d'énergie sur la côte égéenne.
26.  Le ministère de la Santé fit valoir que, en violation de l'article 5 § 2 de la loi sur la procédure administrative (paragraphe 55 ci-dessous), les demandeurs n'avaient pas d'intérêt juridique à introduire une telle action. Il soutint notamment que les autorités compétentes étaient en train de prendre les mesures nécessaires pour éviter que la centrale ne pollue l'environnement.
27.  Le ministère de l'Environnement déclara qu'il n'avait pas le pouvoir d'émettre une autorisation d'exploitation pour les centrales mais qu'il était néanmoins invité à présenter son avis sur de telles autorisations. Il releva qu'il avait déjà envoyé un avis au ministère de la Santé et à TEAŞ. Selon lui, aucune étude d'impact sur l'environnement n'était requise quant à la centrale, puisque celle-ci avait été érigée avant l'adoption de la loi sur l'environnement.
28.  Pour sa part, TEAŞ affirma que les demandeurs n'avaient pas d'intérêt juridique à engager l'action et qu'ils devaient donc être déboutés. La société allégua notamment que les autorités avaient accordé les autorisations requises à la centrale et que celle-ci avait été équipée de filtres à cheminée électroniques. La société fit en outre valoir qu'il n'existait pas de ressources énergétiques alternatives et que la fermeture de la centrale entraînerait des pénuries d'énergie dans la région.
29.  Le 30 décembre 1996, le tribunal administratif d'Aydın rendit un jugement similaire à celui adopté dans l'affaire concernant la centrale thermique de Gökova, et annula la décision des autorités administratives refusant l'arrêt de l'activité de la centrale thermique de Yeniköy. Se fondant sur le rapport des experts, le tribunal releva que la centrale de Yeniköy ne bénéficiait pas des autorisations d'exploitation requises et qu'elle avait déjà causé une pollution environnementale. Il estima donc que la décision des autorités administratives était illégale.
c)  Cas de la centrale de Yatağan
30.  Les requérants alléguèrent devant le tribunal administratif que la centrale de Yatağan était en activité depuis 1982 et que les dommages qu'elle causait à l'environnement étaient observés depuis 1985. Ils soutinrent que les autorités défenderesses n'avaient pas obtenu les autorisations requises pour l'exploitation de la centrale. Ils demandèrent donc au tribunal d'annuler la décision des autorités administratives refusant l'arrêt de la centrale.
31.  Comme elles l'avaient fait dans les affaires concernant les centrales de Gökova et de Yeniköy, les autorités administratives défenderesses contestèrent l'intérêt juridique des requérants à engager une action devant le tribunal administratif aux fins d'obtenir la fermeture de la centrale de Yatağan. Elles nièrent toute pollution de l'environnement par la centrale et soutinrent que les autorisations nécessaires seraient obtenues et qu'un dispositif de désulfuration des gaz de combustion serait installé. Elles soulignèrent également qu'il y aurait une pénurie d'énergie notable dans la région si l'exploitation de la centrale devait être arrêtée. Elles demandèrent au tribunal de débouter les demandeurs.
32.  Le 30 décembre 1996, le tribunal administratif d'Aydın rejeta l'exception des défenderesses concernant l'absence alléguée d'intérêt juridique des requérants, et annula la décision administrative tendant à la continuation de l'exploitation de la centrale en l'absence des autorisations nécessaires. Se référant au rapport des experts, le tribunal estima que la centrale causait une pollution environnementale et conclut donc à l'illégalité de la décision administrative refusant l'arrêt de l'activité de celle-ci.
3.  La procédure devant le Conseil d'Etat
33.  Par des arrêts des 3 et 6 juin 1998, le Conseil d'Etat confirma les trois jugements susmentionnés rendus par le tribunal administratif d'Aydın.
34.  Le 26 avril 1999, la haute juridiction rejeta les demandes de rectification des autorités défenderesses.
C.  Exécution des décisions des juridictions administratives
35.  En vertu de l'article 28 de la loi sur la procédure administrative et de l'article 138 § 4 de la Constitution, les autorités administratives sont tenues de respecter les décisions des tribunaux et de les exécuter dans les trente jours suivant leur signification (paragraphes 57 et 58 ci-dessous).
36.  Par une décision du 3 septembre 1996, le Conseil des ministres, composé du premier ministre et d'autres ministres, décida que les trois centrales thermiques devaient continuer leur activité, malgré les décisions des juridictions administratives. Le Conseil des ministres fit valoir que la fermeture des centrales donnerait lieu à des pénuries d'énergie et à des pertes d'emplois, et affecterait donc le revenu que la région tirait du tourisme. Estimant que les autorités étaient en train de prendre les mesures nécessaires en vue de prévenir toute pollution environnementale par les centrales, le Conseil des ministres décida que l'activité de celles-ci ne devait pas être stoppée.
37.  Par des lettres des 6 et 14 septembre 1996, les requérants demandèrent aux autorités administratives défenderesses d'exécuter les jugements du tribunal administratif d'Aydın.
38.  Le 11 novembre 1996, les requérants déposèrent des plaintes pénales auprès du parquet général d'Ankara et des parquets compétents dans les régions où les centrales étaient situées. Ils demandèrent aux procureurs d'instituer des procédures pénales contre les membres du Conseil des ministres et d'autres autorités administratives concernées en raison de l'inexécution des décisions judiciaires.
39.  Dans une lettre du 20 novembre 1996, le ministère de l'Energie et des Ressources naturelles informa les requérants que l'activité des trois centrales thermiques ne serait pas stoppée. Il remarqua que les centrales représentaient 7 % de la production d'électricité totale du pays et que leur contribution à l'économie était estimée à environ 500 milliards de livres turques. Le ministère fit valoir en outre que 4 079 personnes perdraient leur emploi et que le secteur touristique de la région serait affecté si l'on cessait d'exploiter ces centrales. Il fut en outre allégué que des contrats avaient déjà été signés pour l'installation de systèmes de désulfuration des gaz de combustion et que les mesures nécessaires avaient donc été prises pour protéger l'environnement et la santé publique.
40.  Le 27 novembre 1996, le procureur général d'Ankara émit une décision de classement quant aux poursuites à l'encontre du premier ministre et des autres ministres, eu égard à l'article 100 de la Constitution selon lequel les poursuites à l'encontre de ces autorités exigeaient une enquête parlementaire.
41.  Le 25 décembre 1996, le procureur général de Yatağan émit une décision de classement quant aux poursuites à l'encontre du directeur de la centrale thermique de Yatağan, étant donné que le jugement du tribunal administratif d'Aydın n'avait pas été signifié à l'intéressé et que les administrateurs de TEAŞ n'étaient pas chargés de prendre des mesures pour faire respecter le jugement du tribunal.
42.  Le 12 mars 1997, le procureur général de Milas émit une décision de classement quant aux poursuites à l'encontre des directeurs des centrales thermiques de Yeniköy et Gökova. Le procureur général estima que les directeurs des centrales n'avaient fait qu'exécuter les décisions adoptées le 3 septembre 1996 par le Conseil des ministres, et que rien ne permettait de considérer qu'ils refusaient délibérément de respecter les décisions des juridictions administratives.
D.  Développements ultérieurs
43.  Les requérants soumettent les copies de neuf jugements rendus par le tribunal civil de première instance (sulh hukuk mahkemesi) de Yatağan. Dans ces affaires, engagées contre TEAŞ, les demandeurs (des agriculteurs résidant dans le voisinage de la centrale thermique de Yatağan) alléguaient que leurs productions d'olives et de tabac étaient affectées du point de vue tant qualitatif que quantitatif par les émissions nocives de gaz et de cendres émanant de la centrale, et qu'ils avaient donc subi un dommage matériel (affaires nos 1998/80, 1998/81, 1999/68, 2000/225, 2000/226, 2000/499, 2001/72, 2001/73, 2001/76 ; et décisions nos 1998/108, 1998/113, 1999/339, 2000/164, 2000/183, 2001/59, 2001/75, 2001/78, 2001/79).
44.  Le tribunal civil de première instance de Yatağan accueillit les demandes des intéressés et leur octroya une réparation à chacun. Se fondant sur les expertises concernant les terrains des demandeurs, il estima que les gaz dangereux émis par la centrale avaient causé des dommages considérables aux cultures dans la région, en ce que les oliviers et les plants de tabac ne se développaient pas correctement et n'atteignaient donc pas un rendement suffisant.
45.  La Cour de cassation confirma les neuf jugements de première instance.
II.  LE DROIT PERTINENT
A.  Le droit interne de l'environnement
1.  La Constitution
46.  Aux termes de l'article 56 de la Constitution :
« Toute personne a le droit de vivre dans un environnement sain et équilibré. L'Etat et les citoyens ont le devoir d'améliorer et de préserver l'environnement ainsi que d'en empêcher la pollution. (...) L'Etat s'acquitte de cette tâche en utilisant et en surveillant les institutions sanitaires et sociales des secteurs public et privé. (...) »
2.  La loi sur l'environnement
47.  L'article 3 de la loi no 2872 sur l'environnement, publiée au Journal officiel le 11 août 1983, se lit ainsi :
« Les principes généraux régissant la protection de l'environnement et la prévention de la pollution environnementale sont les suivants :
a)  La protection de l'environnement et la prévention de la pollution environnementale incombent aux particuliers et aux personnes morales ainsi qu'à tous les citoyens, et tous sont tenus de respecter les mesures à prendre et les principes exposés en la matière. (...) »
48.  L'article 10 de la même loi dispose :
« Les établissements et exploitations qui envisagent de réaliser des activités susceptibles de causer des problèmes environnementaux, préparent une étude d'impact sur l'environnement. Cette étude porte notamment sur les mesures envisagées pour réduire les conséquences dommageables des déchets et les précautions nécessaires à cette fin.
Les types de projets pour lesquels une telle étude est requise, son contenu et les principes qui régissent son approbation par les instances compétentes seront déterminés par un règlement. »
49.  Aux termes de l'article 28 de la loi :
« Qu'il y ait ou non faute de sa part, la personne qui pollue et nuit à l'environnement est responsable du dommage résultant de la pollution ou de la détérioration de l'environnement.
Cette responsabilité est sans préjudice de celle qui pourrait découler des dispositions générales. »
50.  L'article 30 énonce :
« Les personnes physiques et morales qui subissent des dommages en raison d'une activité polluante ou nuisible à l'environnement, ou sont informées de l'existence d'une telle activité, peuvent en demander l'arrêt aux autorités administratives. »
B.  Textes internationaux pertinents concernant le droit à un environnement sain
51.  En juin 1992, à Rio de Janeiro (Brésil), la Conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement a adopté une déclaration (« Déclaration de Rio sur l'environnement et le développement », A/CONF.151/26 (Vol. I)) destinée à faire progresser le concept des droits et responsabilités des Etats dans le domaine de l'environnement. Le « principe 10 » de cette déclaration est ainsi libellé :
« La meilleure façon de traiter les questions d'environnement est d'assurer la participation de tous les citoyens concernés, au niveau qui convient. Au niveau national, chaque individu doit avoir dûment accès aux informations relatives à l'environnement que détiennent les autorités publiques, y compris aux informations relatives aux substances et activités dangereuses dans leurs collectivités, et avoir la possibilité de participer aux processus de prise de décision. Les Etats doivent faciliter et encourager la sensibilisation et la participation du public en mettant les informations à la disposition de celui-ci. Un accès effectif à des actions judiciaires et administratives, notamment des réparations et des recours, doit être assuré. »
52.  L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a adopté le 27 juin 2003 la Recommandation 1614 (2003) concernant l'environnement et les droits de l'homme. Le passage pertinent de cette recommandation est ainsi libellé :
« 9.  L'Assemblée recommande aux gouvernements des Etats membres :
i.  d'assurer une protection adéquate de la vie, de la santé, de la vie privée et familiale, de l'intégrité physique et des biens de la personne, tels que garantis par les articles 2, 3 et 8 de la Convention européenne des Droits de l'Homme et par l'article 1er de son Protocole additionnel, en tenant aussi particulièrement compte de la nécessité de protéger l'environnement ;
ii.  de reconnaître un droit de l'homme à un environnement sain, viable et digne, droit qui contient l'obligation objective pour l'Etat de protéger l'environnement dans sa législation nationale, de préférence au niveau constitutionnel ;
iii.  de garantir les droits procéduraux individuels, reconnus par la Convention d'Aarhus, à l'information environnementale, à la participation du public au processus décisionnel et à l'accès aux tribunaux en matière d'environnement ;
C.  L'engagement d'une action devant les juridictions administratives
53.  Aux termes de l'article 2 de la loi no 2577 sur la procédure administrative, quiconque dont l'intérêt personnel a été violé du fait d'un acte administratif illégal peut engager une action en annulation de cet acte. Une procédure devant les juridictions administratives peut également être engagée en raison de la violation d'un droit personnel du fait d'un acte ou d'une action de nature administrative.
54.  Dans son arrêt du 2 février 1990 (affaire no 1989/430, décision no 1990/18), le Conseil d'Etat établit une distinction entre l'intérêt personnel et le droit personnel :
« (...) La violation d'un intérêt n'a pas la même signification que la violation d'un droit. La première suppose un lien sérieux et raisonnable. Il n'est pas nécessaire que l'intérêt violé soit de nature économique ou financière. (...) »
55.  L'article 5 § 2 de la loi no 2577 se lit ainsi :
« L'engagement d'une action par une demande conjointe présentée par plusieurs personnes suppose un droit ou un intérêt commun de la part des demandeurs et la similarité des faits et des moyens de droit. »
56.  L'article 10 § 2 de la loi no 2577 se lit ainsi :
« [Si les autorités administratives] ne répondent pas [à une demande] dans un délai de soixante jours [après sa réception], la demande est réputée rejetée. »
D.  Exécution des décisions judiciaires par les autorités
57.  L'article 138 § 4 de la Constitution se lit ainsi :
« Les organes des pouvoirs exécutif et législatif ainsi que l'administration sont tenus de se conformer aux décisions judiciaires ; lesdits organes et l'administration ne peuvent, en aucun cas, modifier les décisions judiciaires ni en différer l'exécution. »
58.  Les passages pertinents de l'article 28 de la loi no 2577 se lisent ainsi :
« 1.  L'administration est tenue d'adopter sans tarder un acte ou d'agir en vertu des décisions relatives au fond ou à une demande de sursis à exécution rendues par le Conseil d'Etat, les tribunaux administratifs ordinaires, régionaux ou du contentieux des impôts. Ce délai ne peut en aucun cas dépasser les trente jours qui suivent la signification de la décision à l'administration.
3.  Lorsque l'administration n'a pas établi un acte ou n'a pas réagi conformément à une décision du Conseil d'Etat, des tribunaux administratifs ordinaires, régionaux ou du contentieux des impôts, une action en réparation du dommage moral ou matériel peut être engagée contre l'administration devant le Conseil d'Etat et les tribunaux compétents.
4.  En cas de non-exécution délibérée des décisions des tribunaux par les fonctionnaires dans les trente jours [qui suivent la décision], une action en indemnisation peut être engagée tant contre l'administration que contre le fonctionnaire qui refuse d'exécuter la décision en question. »
59.  L'article 52 § 4 de la loi no 2577 dispose :
« L'annulation d'un jugement entraîne ipso facto le sursis à l'exécution de la décision. »
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
60.  Les requérants allèguent la violation de leur droit à un procès équitable en raison de l'inexécution par les autorités nationales des décisions rendues par les juridictions administratives. Ils invoquent l'article 6 § 1 de la Convention, dont le passage pertinent se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A.  Applicabilité de l'article 6 § 1
61.  Le Gouvernement soutient que l'article 6 § 1 n'est pas applicable en l'espèce. Renvoyant au raisonnement de la Cour dans les affaires Balmer-Schafroth et autres c. Suisse (arrêt du 26 août 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, p. 1359, § 40) et Athanassoglou et autres c. Suisse ([GC], no 27644/95, § 55, CEDH 2000-IV), ainsi que Ünver c. Turquie ((déc.), no 36209/97, 26 septembre 2000), il affirme qu'il n'y avait aucun lien entre les conditions d'exploitation litigieuses des centrales et la violation alléguée des droits de caractère civil des requérants. En particulier, les intéressés n'ont pas démontré que l'exploitation des centrales les a personnellement exposés à un risque grave, spécifique et imminent. Au contraire, les requérants reconnaissent n'avoir pas été personnellement affectés mais se disent préoccupés par les problèmes environnementaux de leur pays et souhaitent vivre dans un environnement sain. Par ailleurs, ils n'ont prétendu à aucun stade de la procédure avoir subi une perte économique ou autre. En conséquence, l'issue de la procédure litigieuse n'était pas directement déterminante pour l'un de leurs droits de caractère civil.
62.  Le Gouvernement relève en outre que, en droit turc, seuls ceux dont les « droits » ont été violés peuvent se prétendre victimes, alors qu'en l'espèce les requérants ont simplement allégué une atteinte à leurs « intérêts » devant les juridictions internes. Renvoyant à la jurisprudence du Conseil d'Etat sur ce point, le Gouvernement souligne que la notion de « victime » suppose la violation d'un droit (paragraphe 54 ci-dessus) et non pas celle d'un intérêt. Dès lors, si les requérants étaient en droit d'engager une action pour faire annuler un acte administratif portant atteinte à leurs intérêts, cet élément ne leur permet pas en soi de se prévaloir de la qualité de victime (paragraphe 53 ci-dessus). Ainsi, en l'absence de tout droit en jeu, les griefs des requérants ne portent pas sur des « droits et obligations de caractère civil » au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.
63.  Les requérants contestent les arguments du Gouvernement et affirment être préoccupés par la protection de l'environnement dans la région où ils vivent, à savoir la côte égéenne de la Turquie. Ils allèguent également que l'inexécution par le Gouvernement des décisions des juridictions nationales leur a causé des souffrances psychologiques et a porté atteinte au principe de la prééminence du droit.
64.  La Cour rappelle que, pour que l'article 6 § 1 sous sa rubrique « civile » trouve à s'appliquer, il faut qu'il y ait « contestation » sur un « droit » de « nature civile » que l'on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne. Il doit s'agir d'une contestation réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l'existence même d'un droit que son étendue ou ses modalités d'exercice. L'issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question : un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisent pas à faire entrer en jeu l'article 6 § 1 (voir, parmi plusieurs autres, les arrêts Taşkın et autres c. Turquie, no 46117/99, § 130, CEDH 2004-X, Balmer-Schafroth et autres, précité, p. 1357, § 32, et Athanassoglou et autres, précité, § 43).
65.  La Cour relève qu'il ressort clairement des demandes présentées par les requérants aux autorités administratives et de la procédure devant les juridictions nationales que les intéressés ont contesté le fonctionnement de trois centrales thermiques en raison des dommages qu'elles causent à l'environnement et des risques qu'elles posent pour la vie et la santé des habitants de la côte égéenne, dont ils font partie. Si les requérants n'ont pas prétendu avoir subi une perte économique ou autre, ils ont invoqué leur droit constitutionnel de vivre dans un environnement sain et équilibré (paragraphe 14 ci-dessus). Pareil droit est reconnu en droit turc, ainsi qu'il ressort clairement des dispositions de l'article 56 de la Constitution (paragraphe 46 ci-dessus), et a été consacré par les décisions des juridictions administratives. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les requérants pouvaient prétendre, de manière défendable, avoir le droit en droit turc d'être protégés contre les dommages causés à l'environnement par les activités à risque des centrales. Il s'ensuit qu'il existe en l'espèce une « contestation » réelle et sérieuse.
66.  Il reste dès lors à déterminer si le droit en cause était un « droit de caractère civil ». A cet égard, la Cour relève que la pollution environnementale causée par les centrales thermiques de Gökova, Yeniköy et Yatağan du fait de l'émission de gaz dangereux et de cendres, et le risque consécutif à cette pollution pour la santé publique, ont été établis par le tribunal administratif d'Aydın sur la base d'une expertise. Il ressort des constats de la juridiction administrative que les gaz dangereux émis par les centrales peuvent se répandre sur une zone mesurant 2 350 kilomètres de diamètre (paragraphe 22 ci-dessus). Cette distance comprend la région dans laquelle vivent les requérants ; leur droit à la protection de leur intégrité physique est donc mis en jeu, bien que le risque qu'ils encourent ne soit pas aussi grave, spécifique et imminent que celui auquel sont exposées les personnes résidant dans le voisinage immédiat des centrales.
67.  Quoi qu'il en soit, force est de constater que les requérants, en tant que particuliers ayant le droit de vivre dans un environnement sain et équilibré et l'obligation de protéger l'environnement et d'en prévenir toute pollution (paragraphes 46 et 47 ci-dessus), avaient en droit turc qualité pour agir devant les juridictions administratives, et pouvaient leur demander d'émettre des injonctions suspendant les activités des centrales dangereuses pour l'environnement et d'annuler la décision des autorités administratives tendant à la continuation de leur exploitation (paragraphes 22 et 53 ci-dessus). De plus, les décisions rendues par les juridictions administratives étaient favorables aux requérants et tout acte administratif refusant d'exécuter ces décisions ou tentant de les contrecarrer ouvrait la voie de l'indemnisation (paragraphes 57 et 58 ci-dessus ; Taşkın et autres, précité, § 133). Par conséquent, l'issue de la procédure devant les juridictions administratives, dans son ensemble, peut être considérée comme portant sur des droits de caractère civil des requérants.
68.  Cela étant, la Cour relève qu'on ne saurait interpréter la notion de « droit de caractère civil » au sens de l'article 6 § 1 comme restreignant un droit exécutoire en droit interne au sens de l'article 53 de la Convention. A cet égard, l'espèce diffère des précédents invoqués par le Gouvernement, notamment des affaires Balmer-Schafroth et autres et Athanassoglou et autres, dans lesquelles les requérants n'avaient pas pu obtenir une décision d'un tribunal sur leurs objections à la prorogation des autorisations d'exploitation de centrales nucléaires, ainsi que de l'affaire Ünver, dans laquelle le droit invoqué par le requérant était un droit procédural au regard du droit administratif et n'était pas lié à la défense d'un quelconque droit spécifique qui aurait pu lui être conféré par le droit interne.
69.  En somme, l'article 6 de la Convention est applicable en l'espèce.
B.  Observation de l'article 6 § 1
70.  Le Gouvernement affirme que les autorités administratives ont obtenu toutes les autorisations nécessaires au fonctionnement des centrales à la suite des décisions des juridictions administratives et, en conséquence, n'ont pas failli à exécuter les décisions en question.
71.  Les requérants contestent les affirmations du Gouvernement et allèguent que l'inexécution des décisions des juridictions administratives est incompatible avec le principe de la prééminence du droit et enfreint les exigences de l'article 6 § 1 de la Convention. Ils relèvent également que les centrales représentent toujours une menace pour l'environnement et la santé publique, comme le démontrent les récents jugements rendus par les tribunaux administratifs (paragraphes 43-45 ci-dessus).
72.  La Cour rappelle que l'exécution d'un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l'article 6 de la Convention (Hornsby c. Grèce, arrêt du 19 mars 1997, Recueil 1997-II, pp. 511-512, § 40). Le droit d'accès à un tribunal que garantit cette disposition serait illusoire si l'ordre juridique interne d'un Etat contractant permettait qu'une décision judiciaire définitive et obligatoire, ou une injonction provisoire prise dans l'attente d'une décision définitive, reste inopérante au détriment d'une partie. Ces affirmations revêtent encore plus d'importance dans le contexte du contentieux administratif, à l'occasion d'un différend dont l'issue est déterminante pour les droits civils du justiciable (ibidem).
73.  La Cour relève que les autorités administratives n'ont pas respecté l'injonction provisoire émise le 20 juin 1996 par le tribunal administratif d'Aydın, qui suspendait les activités des trois centrales thermiques (paragraphe 17 ci-dessus). En outre, les décisions du Conseil d'Etat confirmant les jugements du tribunal administratif d'Aydın du 30 décembre 1996 n'ont pas été exécutées dans les délais prescrits. Au contraire, par une décision du 3 septembre 1996, le Conseil des ministres a décidé que les trois centrales devaient continuer à fonctionner malgré les décisions des tribunaux administratifs. Cette dernière décision n'avait pas de base légale et était manifestement contraire au droit interne (paragraphe 57 ci-dessus). Cela équivalait à contourner les décisions judiciaires. De l'avis de la Cour, pareille situation a porté atteinte à l'état de droit, fondé sur la prééminence du droit et la sécurité des rapports juridiques (Taşkın et autres, précité, § 136).
74.  A la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les autorités nationales ont omis de se conformer réellement et dans un délai raisonnable aux décisions rendues par le tribunal administratif d'Aydın le 30 décembre 1996 et confirmées par la suite par le Conseil d'Etat les 3 et 6 juin 1998, privant ainsi l'article 6 § 1 de tout effet utile.
75.  Dès lors, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
76.  Aux termes de l'article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
77.  Les requérants ne réclament d'indemnisation ni pour le dommage matériel ni pour les frais et dépens. Toutefois, ils allèguent avoir subi un dommage du fait des souffrances psychologiques et du sentiment de désarroi que leur a causés l'inexécution des décisions des tribunaux administratifs. Ils s'en remettent à la discrétion de la Cour quant à l'indemnité à accorder.
78.  Le Gouvernement ne fait aucun commentaire sur les prétentions des requérants.
79.  La Cour estime que les intéressés doivent avoir éprouvé un sentiment de désarroi en raison du fait que les autorités ne se sont pas conformées aux décisions des juridictions administratives. Les requérants, qui avaient déjà dû engager une procédure complexe en vue d'obtenir des décisions des juridictions administratives en leur faveur, ont été obligés d'engager une autre instance pour s'assurer que les autorités se conforment à ces décisions, en violation des principes fondateurs de l'état de droit (Taşkın et autres, précité, § 144). S'il est difficile d'apprécier un tel dommage, le désarroi ressenti par les requérants ne saurait être réparé par le simple constat d'une violation. En conséquence, statuant en équité, la Cour accorde à chacun des requérants la somme de 1 000 euros.
80.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
2.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser à chacun des requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle le présent arrêt deviendra définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, la somme de 1 000 EUR (mille euros) pour dommage moral, à convertir dans la monnaie nationale de l'Etat défendeur à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 12 juillet 2005, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P. Costa   Greffière Président
ARRÊT OKYAY ET AUTRES c. TURQUIE
ARRÊT OKYAY ET AUTRES c. TURQUIE 


Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 6-1 ; Préjudice moral - réparation pécuniaire

Analyses

(Art. 53) DROITS GARANTIS AILLEURS, (Art. 6) PROCEDURE D'EXECUTION, (Art. 6-1) ACCES A UN TRIBUNAL, (Art. 6-1) CONTESTATION, (Art. 6-1) DELAI RAISONNABLE


Parties
Demandeurs : OKYAY ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Formation : Cour (deuxième section)
Date de la décision : 12/07/2005
Date de l'import : 14/10/2011

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 36220/97
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2005-07-12;36220.97 ?
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