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18/10/2005 | CEDH | N°5446/03

CEDH | PERRIN c. ROYAUME-UNI


[TRADUCTION]
EN FAIT
Le requérant, M. Stéphane Laurent Perrin, est un ressortissant français né en 1971 et résidant à Hove, au Royaume-Uni. Il est représenté devant la Cour par Me J. Welch, avocat à Londres.
A.  Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
Le 25 octobre 1999, un agent du service de la police de Londres chargé des publications obscènes utilisa, dans le cadre de ses fonctions, l’ordinateur d’un poste de police situé au Royaume-Un

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[TRADUCTION]
EN FAIT
Le requérant, M. Stéphane Laurent Perrin, est un ressortissant français né en 1971 et résidant à Hove, au Royaume-Uni. Il est représenté devant la Cour par Me J. Welch, avocat à Londres.
A.  Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
Le 25 octobre 1999, un agent du service de la police de Londres chargé des publications obscènes utilisa, dans le cadre de ses fonctions, l’ordinateur d’un poste de police situé au Royaume-Uni pour consulter une page Web. Il put y voir des personnes recouvertes de fèces, ainsi que des scènes de coprophilie, de coprophagie et de fellation entre hommes. La page était une page de prévisualisation donnant accès à d’autres pages moyennant le paiement de droits d’inscription. Toute personne souhaitant consulter d’autres pages de ce type pouvait cliquer sur le lien intitulé « inscription à nos meilleurs sites cochons ». C’est ce que fit le policier : il donna son nom, son adresse et le numéro de sa carte de crédit. Il eut alors accès à une deuxième page Web, au contenu analogue à celui de la première. Le 12 novembre 1999, le policier consulta à nouveau le site et se rendit sur une troisième page Web.
Le requérant fut par la suite arrêté et interrogé par la police sur sa participation à la publication de sites Internet. Il déclara lors de ces interrogatoires que le site visité par le policier était opéré et contrôlé par Metropole News Group, société qui avait son siège aux Etats-Unis d’Amérique, qui respectait toutes les lois locales, et dont il était actionnaire majoritaire.
Le requérant fut inculpé de trois chefs de publication d’articles obscènes, infraction réprimée par l’article 2 de la loi de 1959 sur les publications obscènes (« la loi de 1959 »). Les trois chefs correspondaient aux trois pages Web consultées par le policier.
L’affaire fut examinée par la Crown Court de Southwark en octobre 2000. Le requérant reconnut d’emblée, par l’intermédiaire de son conseil, qu’il était juridiquement responsable de la publication des pages Web consultées par le policier. Le jury devait trancher la question de savoir si ces pages étaient obscènes au sens de l’article 2 de la loi de 1959. Le juge lui fournit des explications au sujet de la définition du terme « obscène » que donnait l’article 1 § 1 de ladite loi (voir ci-dessous).
Le 16 octobre 2000, le requérant fut condamné sur le premier chef, à savoir celui correspondant à la page de prévisualisation, et acquitté sur les deux autres. Le 6 novembre 2000, il se vit infliger une peine de trente mois de prison.
Il demanda alors à la Cour d’appel l’autorisation de la saisir, arguant notamment que sa condamnation était contraire à l’article 10 de la Convention. Il y voyait une atteinte à son droit à la liberté d’expression qui n’était ni prévue par la loi ni proportionnée. Il soutenait principalement que la loi de 1959 n’était pas suffisamment prévisible, les démarches préalables à la publication des pages Web ayant pour l’essentiel été accomplies sur un territoire qui ne relevait pas de la juridiction du Royaume-Uni. Selon lui, les tribunaux anglais ne devaient avoir la possibilité de condamner que dans l’hypothèse d’un accomplissement sur un territoire relevant de leur juridiction des principales démarches préalables à la publication. Il ajoutait que l’article 2 de la loi de 1959 n’était pas suffisamment clair. Quant à la proportionnalité, il indiquait que des pages similaires étaient facilement accessibles sur Internet et qu’il existait de meilleurs moyens d’en empêcher l’accès, tels l’adoption par le secteur concerné lui-même d’un code de conduite, le blocage de l’accès par les fournisseurs ou l’adoption par les particuliers de mesures pouvant être mises en œuvre à leur domicile.
Le 22 mars 2002, la Cour d’appel rejeta le recours formé par l’intéressé contre sa condamnation. S’appuyant sur les affaires Handyside c. Royaume-Uni (arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 21, § 44) et Hoare c. Royaume-Uni (no 31211/96, décision de la Commission du 2 juillet 1997, non publiée), elle jugea que l’article 2 de la loi de 1959 était suffisamment précis pour que l’on pût considérer que l’atteinte en cause était prévue par la loi.
Quant à la proportionnalité, la Cour d’appel examina la jurisprudence issue de la Convention et observa qu’une marge d’appréciation s’appliquait dans le domaine des jugements moraux. Elle estima que l’atteinte portée à la liberté d’expression du requérant avait revêtu un caractère limité, l’intéressé n’ayant été condamné que sur le premier chef d’accusation. Elle considéra que, même si la loi de 1959 ne prévoyait qu’une protection restreinte des personnes vulnérables, il n’y avait pas de raisons pour qu’un gouvernement responsable renonçât à cette protection pour la remplacer par les solutions limitées évoquées par le requérant. Enfin, elle jugea que l’argument de l’intéressé selon lequel une condamnation ne devrait être possible que dans l’hypothèse d’un accomplissement des principales démarches préalables à la publication dans un lieu soumis à la juridiction du tribunal mettrait à mal la protection censée être assurée par la loi en encourageant les sociétés à entreprendre les démarches en question dans des pays où elles avaient peu de chances d’être poursuivies. Elle conclut que l’atteinte en cause était justifiée au regard de l’article 10 § 2 de la Convention.
La Cour d’appel rejeta également le recours dirigé par le requérant contre sa peine. Elle s’exprima comme suit :
« L’appelant indique que les pages litigieuses devaient être recherchées. Cela est vrai. Les jeunes avaient accès à ces pages, ainsi que l’admet [le conseil du requérant], mais ils devaient les rechercher. Par contre, il s’agit précisément du genre de sites que certains jeunes prendraient soin de rechercher dans l’intimité de leur chambre à coucher, et ce sont ces jeunes que la loi doit protéger dans toute la mesure du possible. L’aspect mondialisé d’Internet pose, comme le fait observer l’appelant, une difficulté, mais c’est grâce précisément à cette caractéristique de la Toile que l’on peut faire des profits tout à fait substantiels (...)
Enfin, l’appelant affirme que si l’on examine les précédents il apparaît que les peines prononcées pour d’autres infractions n’étaient pas de cette ampleur, du moins lorsque l’infraction n’avait apparemment rien à voir avec la pornographie infantile. C’est vrai, mais, là encore, le danger des infractions du type de celle pour laquelle l’appelant a été condamné est l’accessibilité des documents aux jeunes et aux personnes vulnérables. Dans ces conditions, et eu égard au fait que la loi prévoit une peine maximale de trois ans, il nous semble que le juge a adopté en l’espèce la démarche qui s’imposait ; nous ne voyons aucune raison de modifier la peine prononcée par lui. »
Le 30 octobre 2002, la Chambre des lords refusa d’accorder au requérant l’autorisation de la saisir.
B.  Le droit interne pertinent
La loi de 1959 sur les publications obscènes (Obscene Publications Act) telle que modifiée par la loi de 1964 sur les publications obscènes (Obscene Publications Act), par la loi de 1977 sur le droit pénal (Criminal Law Act), par la loi de 1985 sur le cinéma (Cinema Act), par la loi de 1990 sur l’audiovisuel (Broadcasting Act) et par la loi de 1994 sur la justice pénale et l’ordre public (Criminal Justice and Public Order Act) se lit comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :
Article 1 – La notion d’obscénité
« 1)  Un article est réputé obscène au sens de la présente loi si, apprécié dans son ensemble, son effet, ou celui de l’une de ses parties au cas où il en renferme plusieurs, est de nature à dépraver et corrompre des personnes qui, eu égard aux diverses circonstances pertinentes, ont des chances d’en lire, voir ou entendre le contenu.
2)  Par « article », la présente loi désigne tout objet contenant ou incorporant une chose destinée à être lue, regardée ou les deux, tout enregistrement sonore et tout film ou autre reproduction d’image.
3)  Aux fins de la présente loi, publie un article celui qui :
a)  distribue, fait circuler, vend, loue, donne, prête ou propose à la vente ou à la location pareil article ; ou
b)  dans le cas d’un article contenant ou incorporant une chose destinée à être regardée ou d’un enregistrement, montre, passe ou projette celui-ci, ou, si la chose est constituée de données électroniques, communique ces données (...) »
Article 2 – Interdiction de la publication de choses à caractère obscène
« 1)  Sous réserve des dispositions ci-après, toute personne qui, que ce soit ou non dans un but lucratif, publie un article obscène ou détient un tel article aux fins de publication dans un but lucratif (que le gain doive lui profiter à elle-même ou à autrui), est passible
a)  (...)
b)  après mise en accusation, d’une amende ou d’un emprisonnement ne dépassant pas trois ans, ou de chacune de ces deux peines (...) »
Article 4 – Défense du bien public
« 1)  Sous réserve du paragraphe 1 a) du présent article [relatif aux films et aux enregistrements sonores], nul n’est condamné pour infraction à l’article 2 de la présente loi, et aucune ordonnance de confiscation n’est prononcée en vertu de l’article 3, s’il est établi que le bien public justifie la publication de l’article en question au motif qu’elle sert la science, la littérature, l’art, la connaissance ou d’autres intérêts généraux.
GRIEFS
S’appuyant sur l’article 10 de la Convention, le requérant se plaint de la condamnation et de la peine qui lui ont été infligées pour la publication d’un article obscène sur un site Internet. Il y voit des atteintes à son droit à la liberté d’expression qui n’étaient pas prévues par la loi et/ou n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique.
EN DROIT
L’article 10 de la Convention, invoqué par le requérant, est ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...)
2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la protection de la santé ou de la morale, [ou] à la protection (...) des droits d’autrui (...) »
A.  Ingérence
La Cour considère que la condamnation et la peine infligées au requérant pour publication d’un article obscène, au sens de l’article 2 de la loi de 1959 sur les publications obscènes telle que modifiée (« la loi de 1959 »), s’analysent en une atteinte au droit à la liberté d’expression de l’intéressé (Müller et autres c. Suisse, arrêt du 24 mai 1988, série A no 133, p. 19, § 28).
B.  Prévues par la loi
Le requérant soutient que l’article 2 de la loi de 1959 n’était pas prévisible comme doit l’être une loi au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, dans la mesure où les principales démarches accomplies aux fins de la publication ont eu lieu aux Etats-Unis, où la loi de 1959 ne s’appliquait pas. Eu égard au caractère mondialisé d’Internet, il ne serait pas raisonnable selon lui d’obliger les éditeurs à tenir compte des exigences légales de tous les Etats dans lesquels les documents peuvent être consultés. Les tribunaux anglais ne devraient pouvoir condamner en vertu de la loi de 1959 que dans les cas d’accomplissement sur un territoire relevant de leur juridiction des principales démarches préalables à la publication.
Le requérant plaide par ailleurs qu’en tout état de cause l’article 2 de la loi de 1959 n’était pas suffisamment précis. Il distingue la présente espèce de l’affaire Müller et autres précitée, soulignant que dans cette dernière la loi suisse sur l’obscénité avait été clarifiée par plusieurs arrêts, alors qu’au Royaume-Uni ce sont des jurys qui statuent, et ils ne motivent pas leurs décisions.
La Cour rappelle que dans son arrêt Müller et autres précité elle s’est exprimée comme suit (p. 20, § 29) :
« D’après la jurisprudence de la Cour, la « prévisibilité » figure parmi les exigences inhérentes au membre de phrase « prévues par la loi », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. On ne peut qualifier de « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre à chacun – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (...) La Cour a cependant déjà souligné l’impossibilité d’arriver à une exactitude absolue dans la rédaction des lois, notamment dans des domaines dont les données changent en fonction de l’évolution des conceptions de la société (...) Beaucoup de lois, en raison de la nécessité d’éviter une rigidité excessive et de s’adapter aux changements de situation, se servent par la force des choses de formules plus ou moins vagues (...) Les dispositions de droit pénal en matière d’obscénité entrent dans cette catégorie. »
En l’espèce, la Cour relève que le requérant résidait au Royaume-Uni. Il ne saurait dès lors soutenir que les lois du Royaume-Uni ne lui étaient pas raisonnablement accessibles. En outre, la gestion par lui de son site Internet correspondait à l’exercice d’une activité professionnelle. On peut donc raisonnablement considérer qu’il lui incombait de faire preuve d’une grande prudence à cet égard et de prendre les avis juridiques nécessaires (voir, par exemple, Chauvy et autres c. France, no 64915/01, §§ 44 et 45, CEDH 2004-VI).
En ce qui concerne le deuxième argument du requérant, la Cour rappelle que les organes de la Convention ont à deux reprises, dans les affaires Handyside et Hoare précitées, considéré que l’article 2 de la loi de 1959 satisfaisait aux exigences inhérentes à l’expression « prévues par la loi » de l’article 10 § 2 de la Convention. Lesdites affaires ne concernaient certes pas des cas de publication sur Internet, mais l’article 1 § 3 de la loi de 1959 telle que modifiée indique clairement que celle-ci s’applique à la diffusion de données électroniques.
Par ailleurs, la Cour observe que l’article 1 § 1 de la loi de 1959 donne une définition du terme « obscène ». Il prévoit qu’un article est obscène si, apprécié dans son ensemble, « son effet (...) est de nature à dépraver et corrompre des personnes qui, eu égard aux diverses circonstances pertinentes, ont des chances d’en lire, voir ou entendre le contenu ».
On ne peut donc considérer que la loi en cause ne garantissait pas au requérant une protection adéquate contre les ingérences arbitraires. La Cour conclut dès lors que l’atteinte incriminée était « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.
C.  But légitime
La Cour estime que l’ingérence poursuivait le but légitime que constitue la protection de la morale et/ou des droits d’autrui, ce que le requérant ne conteste pas du reste.
D.  Proportionnalité
La Cour rappelle les principes pertinents de sa jurisprudence, tels qu’ils ont été énoncés dans l’arrêt Müller et autres précité (pp. 21-22, §§ 32-35) :
« Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2 (...), implique un « besoin social impérieux » (...)
A ce sujet, il échet de rappeler que la liberté d’expression, consacrée par le paragraphe 1 de l’article 10 (...), constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (arrêt Handyside du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49) (...)
Or, aujourd’hui comme à la date de l’arrêt Handyside (...), on chercherait en vain dans l’ordre juridique et social des divers Etats contractants une notion uniforme de [la morale]. L’idée qu’ils se font de ses exigences varie dans le temps et l’espace, spécialement à notre époque caractérisée par une évolution profonde des opinions en la matière. Grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’Etat se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis de ces exigences comme sur la « nécessité » d’une « restriction » ou « sanction » destinée à y répondre. »
1.  La condamnation
Le requérant plaide le caractère disproportionné de sa condamnation. Premièrement, les Etats ne devraient pas bénéficier d’une ample marge d’appréciation dans le domaine en cause, car cela reviendrait à imposer aux éditeurs de pages Web des normes morales non considérées comme nécessaires dans la société d’accomplissement des principales démarches préalables à la publication. Deuxièmement, des poursuites au titre de l’article 2 de la loi de 1959 seraient peu susceptibles d’avoir un quelconque effet significatif sur la protection de la morale, des documents semblables étant disponibles sur d’autres sites. Il y aurait lieu à cet égard d’établir un parallèle avec l’affaire Observer et Guardian c. Royaume-Uni (arrêt du 26 novembre 1991, série A no 216), dans laquelle la Cour avait jugé que dès lors que les informations litigieuses étaient déjà disponibles l’ordre d’empêcher la publication du livre Spycatcher n’était plus nécessaire. Troisièmement, d’autres mesures seraient plus efficaces pour atteindre les buts en question (comme l’utilisation de logiciels de contrôle parental, la mise hors la loi de l’accès à certains sites ou l’imposition aux fournisseurs Internet de l’obligation de bloquer l’accès aux sites en question). Quatrièmement, les sites Internet seraient rarement consultés accidentellement.
Quant au premier argument du requérant, si la diffusion des images en question peut n’avoir rien eu d’illégal dans d’autres Etats, y compris des Etats non parties à la Convention, comme les Etats-Unis, cela ne signifie pas qu’en interdisant pareille diffusion sur son territoire et en poursuivant et en condamnant le requérant l’Etat défendeur ait outrepassé sa marge d’appréciation. La Cour rappelle ici ce qu’elle a dit dans son arrêt Handyside précité (pp. 27-28, § 57) :
« Les Etats contractants ont fixé chacun leur attitude à la lumière de la situation existant sur leurs territoires respectifs ; ils ont eu égard notamment aux différentes manières dont on y conçoit les exigences de la protection de la morale dans une société démocratique. Si la plupart d’entre eux ont résolu de laisser diffuser l’ouvrage, il n’en résulte pas que le choix contraire des Inner London Quarter Sessions ait enfreint l’article 10. »
La Cour ne peut davantage accueillir le deuxième argument du requérant. Ainsi que la Cour d’appel l’a souligné, le fait que l’on puisse considérer que la loi de 1959 ne fournit qu’une protection limitée aux personnes vulnérables ne justifierait en rien qu’un gouvernement responsable renonce à tenter de les protéger. La présente affaire ne peut en fait être comparée à l’affaire Observer et Guardian invoquée par le requérant : il existe une nette différence entre ce qui est nécessaire pour préserver la confidentialité d’informations secrètes, laquelle est compromise dès la toute première publication des informations en cause, et ce qui est nécessaire à la protection de la morale, laquelle peut subir une atteinte à chaque fois qu’une personne est confrontée aux documents litigieux.
Quant au troisième argument, le fait qu’il puisse exister d’autres mesures de protection contre les préjudices pouvant être causés par de telles publications ne signifie pas qu’un gouvernement adopte une mesure disproportionnée s’il engage des poursuites pénales, particulièrement en l’absence de preuves que les autres mesures auraient été plus efficaces.
Quant au quatrième argument du requérant, selon lequel les sites Internet sont rarement consultés accidentellement et doivent généralement être recherchés par l’utilisateur, la Cour relève que la page Web qui a valu à M. Perrin sa condamnation était librement accessible à quiconque naviguait sur Internet et que de toute manière, comme la Cour d’appel l’a souligné, les fichiers litigieux correspondaient précisément au type de fichiers susceptibles d’être recherchés par les jeunes personnes que les autorités nationales tentaient de protéger.
La Cour observe de plus que le requérant aurait pu éviter de porter préjudice à quiconque – et, par conséquent, d’être condamné – et poursuivre ses activités s’il avait veillé à ce qu’aucune photographie n’apparût sur la page de prévisualisation à accès gratuit (sur laquelle il n’y avait pas de vérification d’âge). Il choisit de ne pas procéder ainsi, certainement parce qu’il espérait attirer plus de clients en faisant figurer les photographies sur la page en question.
Dès lors, la Cour considère que la condamnation au pénal du requérant était nécessaire, dans une société démocratique, à la protection de la morale et/ou des droits d’autrui. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.
2.  La peine
Le requérant soutient à titre subsidiaire que la peine qui lui a été infligée était disproportionnée. Il souligne qu’aucun élément n’a été produit au procès qui aurait montré que la publication des documents litigieux était illégale dans la société où avaient été accomplies les principales démarches préalables à la publication. Il y voit une preuve que les documents en question n’étaient pas des plus attentatoires aux bonnes mœurs.
La Cour rappelle à cet égard ce qu’elle a dit dans son arrêt Cumpănă et Mazăre c. Roumanie ([GC], no 33348/96, § 111, CEDH 2004-XI) :
« La nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 (...) La Cour doit aussi faire preuve de la plus grande prudence lorsque les mesures ou sanctions prises par les autorités nationales sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de questions présentant un intérêt général légitime (...) »,
et dans son arrêt Skałka c. Pologne (no 43425/98, § 41, 27 mai 2003) :
« Même s’il appartient en principe aux juridictions internes de déterminer la peine, compte tenu des circonstances de l’espèce, la Cour doit faire respecter des normes communes relatives au principe de proportionnalité. Ces normes concernent la gravité de la culpabilité, celle de l’infraction et la répétition des infractions alléguées. »
La Cour considère qu’une peine d’emprisonnement n’avait rien de disproportionné en l’espèce. Le requérant n’a contesté ni devant la Cour d’appel ni à Strasbourg le caractère gravement obscène de la page de prévisualisation incriminée. Contrairement à l’affaire Cumpănă et Mazăre précitée et comme il a été indiqué ci-dessus, l’expression litigieuse était d’ordre purement commercial, et nul n’a laissé entendre qu’elle avait pour objet de contribuer à un débat public d’intérêt général ou qu’elle revêtait un quelconque intérêt artistique. On ne saurait donc dire que la condamnation du requérant a produit un effet inhibiteur manifestement préjudiciable. En outre, étant donné que le requérant pouvait augmenter ses recettes en faisant figurer des photographies obscènes sur la page de prévisualisation, il était raisonnable de la part des autorités internes de considérer qu’une sanction purement financière n’aurait pas eu un effet dissuasif suffisant ou aurait constitué une peine trop légère.
La Cour estime que la durée de la peine d’emprisonnement ne rend pas en elle-même l’atteinte disproportionnée. Pour déterminer la peine, les juridictions internes apprécient la gravité de l’infraction. Leur appréciation dépend de la manière dont elles conçoivent les exigences de la protection de la morale, domaine dans lequel les autorités nationales bénéficient en principe d’une ample marge d’appréciation (voir l’arrêt Handyside précité, pp. 27-28, § 57). Même s’il s’agissait en l’espèce de la première condamnation du requérant pour une infraction de ce type, la Cour considère qu’une peine d’emprisonnement de trente mois ne peut passer pour avoir excédé la marge d’appréciation reconnue aux juridictions nationales dans ce domaine, d’autant qu’en vertu de la loi l’intéressé pouvait prétendre à une libération conditionnelle au bout de quinze mois (Ezeh et Connors c. Royaume-Uni [GC], nos 39665/98 et 40086/98, § 48, CEDH 2003-X).
Il s’ensuit que cette partie de la requête est elle aussi mal fondée, au sens de l’article 35 § 3, et que la requête dans son ensemble est irrecevable, au sens de l’article 35 § 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
DÉCISION PERRIN c. ROYAUME-UNI
DÉCISION PERRIN c. ROYAUME-UNI 


Type d'affaire : Décision
Type de recours : Partiellement irrecevable

Analyses

(Art. 11-1) LIBERTE D'ASSOCIATION, (Art. 6) PROCEDURE PENALE, (Art. 6-1) DELAI RAISONNABLE


Parties
Demandeurs : PERRIN
Défendeurs : ROYAUME-UNI

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Formation : Cour (troisième section)
Date de la décision : 18/10/2005
Date de l'import : 14/10/2011

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 5446/03
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2005-10-18;5446.03 ?
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