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15/11/2005 | CEDH | N°44302/02

CEDH | AFFAIRE J.A. PYE (OXFORD) LTD c. ROYAUME-UNI


ANCIENNE QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE J.A. PYE (OXFORD) LTD c. ROYAUME-UNI
(Requête no 44302/02)
ARRÊT
(fond)
STRASBOURG
15 novembre 2005
CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT   LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE
30 août 2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire J.A. Pye (Oxford) Ltd c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (ancienne quatrième section), siégeant en une cha

mbre composée de :
M. M. Pellonpää, président,   Sir Nicolas Bratza,   Mme V. Strážnická,   MM. R. M...

ANCIENNE QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE J.A. PYE (OXFORD) LTD c. ROYAUME-UNI
(Requête no 44302/02)
ARRÊT
(fond)
STRASBOURG
15 novembre 2005
CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT   LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE
30 août 2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire J.A. Pye (Oxford) Ltd c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (ancienne quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
M. M. Pellonpää, président,   Sir Nicolas Bratza,   Mme V. Strážnická,   MM. R. Maruste,    S. Pavlovschi,    L. Garlicki,    J. Borrego Borrego, juges,  et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 octobre 2005,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44302/02) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd, sociétés de droit britannique (« les sociétés requérantes »), ont saisi la Cour le 17 décembre 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Les sociétés requérantes sont représentées par M. P. Lowe, du cabinet de solicitors Darbys, à Oxford. Le gouvernement du Royaume-Uni (« le Gouvernement ») est représenté par son agente, Mme E. Willmot, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth, Londres.
3.  Les sociétés requérantes alléguaient que la loi britannique sur la prescription acquisitive, en application de laquelle elles avaient été privées d’un terrain aménageable au bénéfice d’un voisin, leur a été appliquée en violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
4.  La requête a été attribuée à l’ancienne quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5.  Par une décision du 8 juin 2004, la chambre a déclaré la requête recevable, après une audience consacrée à la fois aux questions de recevabilité et à celles de fond (article 54 § 3 du règlement).
6.  Tant les sociétés requérantes que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
7.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a cependant continué à être examinée par la chambre de l’ancienne quatrième section telle qu’elle avait été constituée avant cette date.
8.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 8 juin 2004 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement  Mme E. Willmot, ministère des Affaires étrangères     et du Commonwealth, agente,  MM. J. Crow, conseil,   K. Harmes,   P. Hugues,  Mme R. Ellis,  conseillers ;
–  pour les sociétés requérantes  MM. D. Pannick, Q.C., conseil,   P. Lowe,  Mme S. Ingram, conseillers,
M. G. Pye,  Mme Y. Pye,  au nom des sociétés requérantes.
La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Crow et Pannick.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9.  La seconde société requérante est la propriétaire officielle d’un terrain agricole de vingt-trois hectares situé dans le Berkshire et qui appartenait auparavant à la première société requérante. Les propriétaires d’un fonds voisin, M. et Mme Graham (« les Graham ») occupèrent le terrain en vertu d’un bail de pâturage jusqu’au 31 décembre 1983. Le 30 décembre 1983, un expert-géomètre agissant au nom des sociétés requérantes écrivit aux Graham pour leur indiquer que, l’accord de pâturage étant sur le point d’expirer, ils devaient libérer le terrain. En janvier 1984, les sociétés requérantes refusèrent de reconduire le bail de pâturage pour l’année parce qu’elles comptaient demander un permis en vue de l’aménagement de l’ensemble ou d’une partie du terrain, et pensaient que la poursuite du pâturage pourrait compromettre leurs chances d’obtenir une telle autorisation.
10.  Bien que dans l’obligation de libérer le terrain à l’expiration du contrat signé pour 1983, les Graham continuèrent à l’occuper sans interruption, pour le pâturage. Les sociétés requérantes ne leur demandèrent pas d’évacuer le terrain ou de les payer pour ce pâturage. Il ressort des éléments de preuve que, si elles le leur avaient demandé, les Graham auraient volontiers payé.
11.  En juin 1984, les sociétés requérantes et les Graham parvinrent à un accord par lequel les premières acceptèrent de vendre au couple les foins se trouvant sur le terrain pour la somme de 1 100 livres sterling (GBP). La fenaison fut achevée le 31 août 1984. En décembre 1984, les Graham écrivirent aux sociétés requérantes pour savoir s’ils pouvaient à nouveau couper du foin ou bénéficier d’un autre bail de pâturage. Les sociétés requérantes ne répondirent ni à cette lettre ni à celles qui furent envoyées en mai 1985. Par la suite, les Graham ne tentèrent plus de communiquer avec elles. De septembre 1984 à 1999, ils continuèrent à utiliser l’ensemble du terrain litigieux à des fins agricoles, sans l’autorisation des intéressées.
12.  En 1997, M. Graham fit enregistrer au cadastre des actes d’opposition (cautions) au titre de propriété des sociétés requérantes au motif que la propriété du terrain lui revenait par le jeu de la prescription acquisitive.
13.  Le 30 avril 1998, les sociétés requérantes saisirent la High Court d’une demande d’annulation de ces actes. Le 20 janvier 1999, elles engagèrent une action en revendication du terrain litigieux.
14.  Les Graham contestèrent les demandes des requérantes en se fondant sur la loi de 1980 sur la prescription (« la loi de 1980 »), selon laquelle il n’est plus possible d’engager une action en revendication d’un terrain lorsqu’un tiers en a eu la possession de fait pendant douze ans. Ils invoquaient également la loi de 1925 sur le cadastre, qui s’appliquait à l’époque et disposait qu’au terme de cette période de douze ans le propriétaire légal était réputé détenir le terrain en fiducie au bénéfice de son occupant.
15.  Le 4 février 2000, le juge Neuberger statua en faveur des Graham ([2000]Ch 676) : attendu que ces derniers étaient les possesseurs sans titre du terrain depuis janvier 1984 et que le délai de la prescription acquisitive avait commencé à courir en septembre 1984, les sociétés requérantes avaient perdu leur droit de propriété en application de la loi de 1980, et les Graham pouvaient se voir inscrire comme les nouveaux propriétaires du terrain. A la fin de son jugement de trente pages, le juge Neuberger observait que le résultat auquel il était parvenu n’était pas juste et ne pouvait pas se justifier par des considérations pratiques : la justification avancée au droit d’obtenir la propriété d’un terrain par le jeu de la prescription acquisitive – à savoir éviter les situations incertaines – n’avait selon lui que peu de poids quant à l’utilisation de terrains enregistrés au cadastre dont le propriétaire était facilement identifiable sur consultation du registre du cadastre. Qu’un propriétaire qui s’était endormi sur ses droits pendant douze ans fût privé de son terrain était selon lui « illogique et disproportionné » ; selon ses termes, « le fait que, simplement parce que le propriétaire n’a pris aucune mesure pour expulser un occupant pendant douze ans, il perde 25 hectares de terrain au bénéfice de l’occupant sans aucune indemnisation, apparaît comme une mesure draconienne à l’encontre du propriétaire et une aubaine pour l’occupant ».
16.  Les sociétés requérantes interjetèrent appel et, le 6 février 2001, la Cour d’appel infirma la décision de la High Court au motif que les Graham n’avaient pas l’intention nécessaire de posséder la terre, dont les appelantes n’étaient par conséquent pas « dépossédées » au sens de la loi de 1980 ([2001]EWCA Civ 117, [2001]Ch 804). Même si ce constat suffisait pour statuer sur le recours, deux membres de la Cour d’appel examinèrent la question de savoir si la perte par les sociétés requérantes de la propriété du terrain avait aussi pu donner lieu à une violation de l’article 1 du Protocole no 1, tel qu’incorporé au droit interne par la loi de 1998 sur les droits de l’homme.
17.  Le Lord Justice Mummery estima que l’article 1 n’avait aucune répercussion sur les dispositions pertinentes de la loi de 1980 sur la prescription, qui n’avait pas pour effet de priver un individu de ses biens ou de porter atteinte à son droit au respect de ceux-ci mais ne le privait que de son droit d’accès à un tribunal pour se voir restituer ledit bien dans le cas où il aurait repoussé l’introduction d’une procédure douze ans ou plus après s’être vu ôter la possession du bien par un tiers. L’extinction du titre des sociétés requérantes n’était, selon lui, ni une privation de bien ni une mesure de confiscation devant donner lieu au versement d’une indemnité, mais simplement une conséquence pratique et logique de l’interdiction d’introduire une action une fois le délai de prescription écoulé. Le Lord Justice Mummery ajouta à titre subsidiaire que toute privation était justifiée dans l’intérêt général, les conditions énoncées dans la loi de 1980 étant requises à juste titre pour éviter le risque d’injustice qui découlerait de l’examen de plaintes tardives et pour garantir la sécurité quant à l’identité du propriétaire : ces conditions n’étaient pas disproportionnées, la période de douze ans étant raisonnable et n’imposant pas de fardeau excessif au propriétaire.
18.  Le Lord Justice Keene partit de l’idée que les délais de prescription n’étaient en principe pas contraires à la Convention et que le processus empêchant une personne de revendiquer ses droits en raison de l’écoulement du temps était clairement admis par la Convention. C’était selon lui cette situation qui prévalait même si les délais de prescription limitaient le droit d’accès à un tribunal et avaient aussi parfois pour effet de priver des personnes de leur droit de propriété, qu’il porte sur des biens mobiliers ou immobiliers, ou de dommages et intérêts : il n’y avait donc rien de fondamentalement incompatible entre la loi de 1980 et l’article 1 du Protocole.
19.  Les Graham se pourvurent devant la Chambre des lords qui, le 4 juillet 2002, accueillit leur recours en confirmant le jugement de la High Court ([2002] UKHL 30, [2002] 3 All ER 865). Lord Browne-Wilkinson, rejoint par Lord Mackay of Clashfern et Lord Hutton, expliqua que les Graham « possédaient » la terre selon l’acception ordinaire du terme et que, partant, les sociétés requérantes en avaient été « dépossédées » au sens de la loi de 1980. Il n’y avait pas de contradiction entre le fait que l’occupant fût prêt à payer le propriétaire officiel dans le cas où celui-ci le lui demanderait et le fait qu’il eût eu la possession du bien entre-temps. Lord Browne-Wilkinson se référa à la Convention européenne des Droits de l’Homme seulement pour noter qu’il n’y avait, dans la loi de 1980, aucune ambiguïté à lever.
20.  Lord Bingham of Cornhill, faisant siennes les vues de Lord Browne-Wilkinson, indiqua dans son arrêt :
« [Les Graham] tentèrent d’obtenir le droit de faire paître leur bétail ou de couper les foins après l’été 1984 ; ils étaient prêts à payer. Pye ne leur répondant pas, ils firent ce qu’aurait fait tout agriculteur à leur place : ils continuèrent à utiliser la terre. Ils n’étaient pas en faute. Mais la passivité de Pye a eu pour résultat que les Graham ont pu jouir pleinement du terrain pendant douze ans sans payer. Comme si cela ne suffisait pas, ils sont maintenant récompensés en obtenant le droit de propriété sur cette vaste étendue de terre de grande valeur sans aucune obligation d’indemniser l’ancien propriétaire de quelque façon que ce soit. Dans le cas de terrains non enregistrés au cadastre, et avant qu’un tel enregistrement ne devienne obligatoire, un tel résultat pouvait sans aucun doute se justifier par le souci d’éviter une incertitude prolongée quant à l’identité du propriétaire. Mais lorsque la terre est enregistrée, il est difficile de justifier une norme qui aboutit à un résultat aussi injuste en apparence et encore plus difficile de voir pourquoi la partie qui acquiert le droit de propriété ne serait pas pour le moins tenue de verser une indemnisation à la partie qui le perd. Il est rassurant de savoir que la loi de 2002 sur le cadastre traite du risque, pour un propriétaire légal, de perdre son titre par inadvertance. Cependant, les dispositions principales de cette loi ne sont pas encore entrées en vigueur et, même si elles l’étaient, elles ne seraient d’aucun secours pour Pye, qui a perdu son droit de propriété avant l’adoption de la loi. Si je suis convaincu que le pourvoi doit être accueilli pour les raisons exposées par mon éminent collègue, c’est une conclusion à laquelle j’aboutis (comme le juge [Neuberger]...) « sans enthousiasme ». » [JA Pye (Oxford) Ltd and another v. Graham and another, All England Reports 2000, vol. 3, p. 867].
21.  La question de savoir si le résultat était contraire aux droits que les requérantes tiennent de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention n’a pas été reprise devant la Chambre des lords car la loi de 1998 sur les droits de l’homme n’était pas rétroactive. Toutefois, Lord Hope of Craighead, qui partageait également le point de vue de Lord Browne-Wilkinson sur le raisonnement devant aboutir au rejet du recours, observa dans son arrêt que la question, au regard de la Convention,
« n’[était] pas facile, car on se serait attendu à ce que la loi, dans le contexte d’un régime juridique ne prévoyant aucune indemnisation, choisît de protéger un propriétaire officiel contre les actes de personnes ne pouvant se prévaloir d’un droit concurrent inscrit au registre. Heureusement (...) un régime beaucoup plus strict a été mis en place par l’annexe 6 à la loi de 2002. Avec ce texte, un occupant ayant la possession d’un terrain enregistré au cadastre aura beaucoup plus de mal à obtenir le titre si le propriétaire s’y oppose. L’injustice de l’ancien régime juridique que cette affaire a fait ressortir réside non pas dans l’absence d’indemnisation – même si c’est là un facteur important – mais dans l’absence de garanties contre l’erreur ou l’inadvertance du propriétaire officiel. »
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
22.  L’article 15 de la loi de 1980 sur la prescription, qui a refondu des lois antérieures, énonce :
« 1.  Nul ne peut introduire une action en revendication d’un terrain passé un délai de douze ans à compter de la date à laquelle le droit d’agir est né ou, si le droit d’agir est d’abord né au bénéfice d’une personne dont il tient le droit d’agir, passé un délai de douze ans à compter de la date à laquelle le droit d’agir est né au bénéfice de ladite personne (...)
6.  La première partie de l’annexe 1 à la présente loi expose comment déterminer, dans les cas qui y sont mentionnés, la date à laquelle naissent les droits d’agir en revendication de terrains. »
23.  Aux termes du paragraphe 1 de l’annexe 1 :
« Si celui qui introduit une action en revendication d’un terrain ou la personne dont il tient le droit d’agir a été en possession dudit terrain et, alors qu’il pouvait prétendre à ce terrain, en a été dépossédé ou a mis fin à sa possession, le droit d’agir est réputé né à la date de la dépossession ou de la fin de la possession. »
24.  Dans le cas de terrains non enregistrés au cadastre, l’article 17 de la loi de 1980 prévoit qu’à l’expiration du délai de prescription applicable à la revendication de terrains, le droit du propriétaire officiel s’éteint. Pour ce qui est des terrains enregistrés, l’article 75 § 1 de la loi de 1925 sur le cadastre dispose qu’à l’expiration du délai de prescription, le droit ne s’éteint pas mais le propriétaire officiel est à partir de ce moment-là réputé détenir le terrain en fiducie au bénéfice de son occupant.
25.  Le comité de réforme du droit (Law Reform Committee) a examiné le droit régissant les délais de prescription dans son rapport de 1977 (Cmnd 6923). Il a critiqué la pratique des tribunaux consistant à reconnaître que celui qui prétend avoir la possession de fait avait l’autorisation tacite d’occuper le terrain, ce qui avait pour effet d’interrompre le délai de prescription en défaveur du propriétaire ; il n’a proposé aucune modification des délais de prescription existants, et a reconnu que l’expiration du délai de prescription devait entraîner l’extinction du droit du plaignant.
26.  Un document de travail sur la prescription des actions (Law Com 151) établi en 1988 par la Commission du droit (Law Commission) explique les objectifs de politique générale que remplit le droit des prescriptions. Ce document précise que les défendeurs ont un intérêt légitime à ce que les affaires soient portées en justice dans un délai raisonnable, étant donné que les éléments de preuve ne seront peut-être pas indéfiniment disponibles et que les défendeurs doivent pouvoir se prévaloir de leur faculté présumée de jouir d’un droit incontesté. L’Etat, garant de la sécurité juridique, a lui aussi intérêt à veiller à ce que les demandes soient présentées et tranchées dans un délai raisonnable pour que le procès soit équitable. Enfin, selon ce document, les délais de prescription étaient censés encourager les plaignants à introduire leurs actions pétitoires dans un délai raisonnable.
27.  En 1998, dans un document de travail distinct relatif à l’inscription des terrains et établi en coopération avec le cadastre (Law Com 254), la Commission du droit précisa que bien que le but initial du système d’enregistrement des terrains fût d’appliquer les principes régissant les terrains non enregistrés au système des terrains enregistrés, cela n’était pas entièrement valable dans certains domaines – comme le montrait par exemple le statut des droits des occupants sans titre réel de propriété (le document renvoyait à l’article 75 § 1 de la loi de 1925 sur le cadastre). Le document de travail exposait et commentait quatre raisons particulièrement pertinentes souvent invoquées en faveur du droit de la prescription acquisitive, à savoir que :
i.  il fait partie du droit relatif à la prescription des actions. Il était noté dans le document que :
« (...) parce que la possession sans titre constitue un aspect du droit des prescriptions, il est bien sûr courant de l’expliquer, du moins en partie, par la politique des lois sur la prescription en général, qui vise notamment à protéger les défendeurs des revendications tardives et encourager les défendeurs à ne pas s’endormir sur leurs droits. Toutefois, la prescription acquisitive ne fait pas qu’empêcher les revendications. Elle a un effet positif : « l’occupant obtient en fin de compte le droit de propriété par la possession qu’il exerce et le jeu indirect de la loi sur la prescription (...) ». Ce qui ne peut se justifier que par des éléments qui viennent s’ajouter à ceux qui expliquent le droit des prescriptions (...) cette justification particulière prend un poids bien plus grand en ce qui concerne les terres non enregistrées que pour celles dont la propriété est enregistrée au cadastre. Les droits de propriété non enregistrés dépendent en fin de compte de la possession. Il appartient donc à un propriétaire de veiller à protéger cette possession et à ne pas s’endormir sur ses droits. (...) lorsque la propriété est enregistrée (...) c’est avant tout cette inscription, plutôt que la possession, qui fonde le droit de propriété. L’inscription confère le droit parce que l’enregistrement d’une personne en tant que propriétaire d’un terrain attribue par lui-même à cette personne la propriété officielle du fonds (...) »
ii.  si sa situation ne coïncide pas avec sa propriété, le terrain peut perdre toute valeur sur le marché. Lorsque le propriétaire officiel a disparu, ne peut être retrouvé, et qu’un occupant prend possession de la terre, le principe de la possession sans titre « a au moins pour effet de garantir que dans de tels cas la terre reste sur le marché et ne devienne pas stérile ». Lorsque des arrangements ont lieu qui ne font pas l’objet d’un enregistrement, par exemple si un exploitant agricole accepte un échange de terres avec un voisin dans le cadre d’un « gentleman’s agreement » mais ne fait pas enregistrer le changement de situation, « la possession sans titre remplit une fonction utile » ;
iii.  en cas d’erreur, l’occupant qui s’est trompé mais est de bonne foi peut avoir exposé des frais. La prescription acquisitive peut alors se justifier par les vicissitudes que l’occupant a subies, et on peut établir un parallèle avec les principes de la forclusion en matière de propriété ;
iv.  le droit de la prescription acquisitive facilite les recherches consacrées au droit de propriété et en amoindrit le coût. La Commission du droit a reconnu que cette dernière explication avait énormément de sens en ce qui concerne les terrains non enregistrés mais estimé qu’elle ne valait pas pour les terrains inscrits au cadastre, pour lesquels le droit dépend du contenu du registre foncier et non de la possession.
28.  La commission proposa à titre provisoire de remanier le régime de la prescription acquisitive tel qu’il s’appliquait aux terrains enregistrés de façon à tenir compte des principes de l’enregistrement des titres de propriété et de le limiter à un très petit nombre de cas exceptionnels.
29.  Deux rapports, l’un sur la prescription des actions (Law Com 270) et l’autre sur les terrains inscrits au cadastre (Law Com 271), furent établis à la suite des documents de travail et publiés en juillet 2001.
30.  Le rapport de la Commission du droit sur la prescription des actions recommandait de fixer à dix ans le délai général de prescription pour les actions concernant des terrains. Il y était précisé que dans le cas où les propositions relatives aux terrains enregistrés faites dans le document Law Com 254 seraient acceptées, cette recommandation ne concernerait que les droits sur les terrains non enregistrés (ainsi que les droits non enregistrables sur les terrains enregistrés1).
31.  Le rapport sur les terrains enregistrés (Law Com 271) suggérait d’accorder à l’occupant la possibilité de demander à être inscrit comme propriétaire après dix ans de possession de fait, le propriétaire officiel devant être informé de cette demande. Si le propriétaire s’opposait à l’enregistrement, la demande formulée à cette fin par l’occupant serait rejetée. Le propriétaire officiel serait alors tenu de régulariser la situation (par exemple en expulsant l’occupant) dans un délai de deux ans, à défaut de quoi l’occupant aurait le droit de se voir inscrire comme propriétaire du terrain.
32.  Les propositions contenues dans le rapport Law Com 271 ont été consacrées par la loi de 2002 sur le cadastre, qui n’a pas d’effet rétroactif.
33.  Le 23 mars 2005, le juge suppléant Strauss, de la Chancery Division, statua en l’affaire Beaulane Properties Ltd v. Palmer (Times Law Reports, 13 avril 2005). L’affaire concernait un concessionnaire qui était resté en possession d’un terrain enregistré pendant plus de douze ans après l’expiration de sa concession. Conformément à l’arrêt rendu par la Chambre des lords dans la présente affaire, le juge dit qu’en vertu du droit anglais tel qu’il existait avant l’entrée en vigueur de la loi de 1998 sur les droits de l’homme, le propriétaire officiel d’un terrain perdait tout droit sur celui-ci. Néanmoins, en analysant les faits sur la base de la Convention, il considéra que le droit de la prescription acquisitive ne servait aucun intérêt public ou général véritable dans le cas de terrains enregistrés, et que le préjudice subi par le propriétaire était disproportionné. En réinterprétant la législation pertinente au regard de l’article 3 de la loi sur les droits de l’homme, il conclut que la revendication exprimée par l’ancien concessionnaire, qui estimait avoir acquis le terrain litigieux, était dépourvue de fondement.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
34.  Les sociétés requérantes se plaignent d’avoir été privées de leur terrain par le jeu des règles internes sur la prescription acquisitive au mépris de l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A.  Arguments des parties
35.  Le Gouvernement note que les sociétés requérantes avaient acheté le terrain en question entre 1975 et 1977, une époque où le droit de la prescription acquisitive était dépourvu de toute ambiguïté. Elles avaient ainsi acquis leur droit sur le terrain dans le cadre de l’ancien régime juridique, où était souligné le risque que pareil droit se prescrivît après douze ans de possession de fait par un tiers. L’ancien régime juridique interne a été appliqué tout à fait normalement en l’espèce, de sorte que l’article 1 du Protocole no 1 n’entre pas en jeu. Le Gouvernement soutient que le droit des sociétés requérantes sur le terrain était révocable : dès qu’elles firent l’acquisition de celui-ci, leur droit de propriété fut soumis à des restrictions, réserves ou limitations imposées par l’ancienne loi sur la prescription et leurs droits cessèrent d’exister une fois que ces restrictions, réserves ou limitations prirent effet, après douze ans de possession de fait par un tiers. Cette situation ne faisait que correspondre au fonctionnement normal du régime juridique préexistant en vertu duquel le droit des sociétés requérantes sur le terrain fut en fin de compte révoqué, conformément à son caractère révocable par essence, et n’était pas de nature à mettre en jeu l’article 1 du Protocole no 1. Permettre à des individus se trouvant dans une situation semblable à celle des sociétés requérantes de soutenir que leurs droits se trouvent en jeu entraînerait un élargissement injustifié du champ d’application de cette disposition. Cela reviendrait en effet à tenter de convertir un droit de propriété révocable en droit irrévocable, ce qui serait contraire au principe bien établi selon lequel l’article 1 protège les droits existants mais ne confère pas à une personne le droit d’acquérir de nouveaux droits de propriété.
36.  Le Gouvernement ajoute que, à supposer que l’article 1 du Protocole no 1 s’applique, il n’a pas été méconnu. Tout d’abord, l’Etat n’a ni encouragé ni cherché à empêcher l’ingérence dans le droit des sociétés requérantes au respect de leur bien – cette ingérence est résultée des actes des Graham et de l’inertie des sociétés. Lorsque celles-ci tentèrent de mettre fin à l’ingérence, les Graham excipèrent de la loi de 1980 ; or, selon le Gouvernement, l’application de celle-ci a limité le droit des sociétés requérantes à un accès à la justice, mais n’a pas constitué une ingérence dans leur droit de propriété. La présente affaire doit donc, toujours selon le Gouvernement, être envisagée au regard de l’article 6 de la Convention et non sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1.
37.  Quoi qu’il en soit, le Gouvernement avance par ailleurs que l’atteinte portée au droit des sociétés requérantes au respect de leur bien étant le fait des Graham, et non de l’Etat, il ne saurait être question d’un manquement de celui-ci à ses obligations fondamentales négatives. Ce sont tout au plus les obligations positives de l’Etat qui seraient en cause. Or l’Etat n’est pas tenu de protéger un promoteur immobilier de conséquences – qui pourraient être entièrement évitées – découlant du défaut par lui d’établir un contrat (ainsi, en l’espèce, il y a eu une série discontinue de baux de pâturage avec les Graham).
38.  A admettre que l’article 1 du Protocole no 1 soit applicable, le Gouvernement arguë que, pour évaluer la compatibilité des délais de prescription avec la Convention, il faut utiliser sur le terrain de cette disposition grosso modo le même critère que pour l’article 6. Au regard d’un tel critère, les prescriptions poursuivaient un but légitime, à savoir l’intérêt général qu’il y a à empêcher que les tribunaux ne soient saisis de revendications tardives et à garantir que la réalité d’une occupation non disputée d’un terrain et la propriété officielle de ce terrain coïncident. Le Gouvernement considère en outre que l’Etat dispose d’une ample marge d’appréciation lorsqu’il s’agit de déterminer la proportionnalité d’une mesure. Il observe à ce propos que, fixé à douze ans, le délai de prescription est long ; que les sociétés requérantes auraient pu intenter une action contre les Graham à n’importe quel moment de cette période ; que le délai de prescription aurait cessé de courir si elles avaient obtenu des Graham une reconnaissance écrite de leur propriété ; qu’elles n’ont pas répondu aux lettres des Graham et sont restées bien plus de douze ans sans prendre la moindre mesure pour faire valoir leur droit de propriété ; et qu’elles avaient forcément connaissance des implications générales de l’article 15 de la loi de 1980. Le Gouvernement relève de surcroît qu’il a fallu un temps considérable et des études approfondies pour parvenir à un juste équilibre dans le domaine des délais de prescription, et le simple fait que la loi de 2002 ait modifié la situation ne rend pas la législation antérieure contraire à l’article 1 du Protocole no 1. En ce qui concerne une éventuelle réparation, le Gouvernement rappelle que l’Etat n’a pas bénéficié de l’application de la législation sur les délais de prescription en l’espèce, et il précise que même lorsqu’une ingérence entraîne la perte complète, au bénéfice de l’Etat, du droit économique dont jouit une personne à l’égard d’une propriété, l’absence d’indemnisation peut ne pas être contraire à l’article 1 (Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas, 23 février 1995, série A no 306-B, §§ 66-74).
39.  Enfin, le Gouvernement observe que le droit de propriété peut être obtenu par le jeu de la prescription acquisitive dans un certain nombre d’autres ordres juridiques, et qu’en aucun cas une indemnisation n’est versée au propriétaire déchu. Il renvoie précisément à cet égard aux systèmes nord-irlandais, écossais, irlandais, hongrois, polonais, suédois, néerlandais, espagnol, allemand et français.
40.  Les sociétés requérantes soutiennent que l’article 1 du Protocole no 1 s’applique clairement à l’espèce. Elles soulignent que la loi de 1980 sur la prescription et la loi de 1925 sur le cadastre ont ensemble pour effet d’éteindre le droit du propriétaire d’un terrain en faveur de la personne qui est parvenue à établir la possession de fait – la législation n’a pas seulement pour effet, selon elles, de limiter le droit d’accès à un tribunal. En ce qui concerne l’argument du Gouvernement d’après lequel elles conservaient les terres sous réserve de l’application des lois sur la prescription, elles n’admettent pas qu’un Etat puisse appliquer une loi qui prévoit la dépossession d’un propriétaire de son bien et le transfert de celui-ci à autrui sans égard pour le critère du juste équilibre découlant de l’article 1 du Protocole no 1, au simple motif que la loi était en vigueur lors de l’acquisition de la propriété.
41.  Les sociétés requérantes n’acceptent pas l’idée que leur inertie ait été à l’origine de leur dépossession ; en effet, celle-ci s’est faite par le jeu des lois de 1925 et de 1980. Les décisions des juridictions qui ont appliqué ces lois ont été constitutives d’une ingérence de l’Etat dans l’exercice du droit des intéressées au respect de leur bien ; cette ingérence représente un manquement à l’obligation négative qui découle de l’article 1 du Protocole no 1. Les sociétés requérantes citent des observations formulées par des juges à l’occasion de la présente affaire ainsi que des commentaires de la Commission du droit ainsi que du cadastre soulignant que la législation devait être modifiée. Par ailleurs, elles estiment que les buts de la législation sur la prescription régulièrement invoqués ne sont pas satisfaisants. Selon elles, lorsqu’une terre est enregistrée au cadastre, il ne peut y avoir aucun doute sur l’identité du propriétaire et rien ne saurait justifier que celui-ci soit privé de son titre pour la simple raison qu’il ne se serait pas opposé à l’utilisation de son terrain par autrui. Toujours selon elles, il n’est pas d’utilité publique de transférer des terrains à des personnes en ayant eu la possession de fait dans des circonstances comme celles de l’espèce.
B.  Appréciation de la Cour
1.  Principes généraux
42.  L’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes. La première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété. La deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapports entre elles : la deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe général consacré par la première (voir, par exemple, Bruncrona c. Finlande, no 41673/98, § 65, 16 novembre 2004), respecter le principe de légalité et viser un but légitime par des moyens raisonnablement proportionnés à celui-ci (voir, par exemple, Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, §§ 108-114, CEDH 2000-I).
43.  La notion d’« utilité publique » de la seconde phrase du premier alinéa est ample par nature. En particulier, la décision d’adopter des lois sur le droit de propriété implique d’ordinaire l’examen de questions politiques, économiques et sociales. Une privation de propriété opérée dans le cadre d’une politique légitime – d’ordre social, économique ou autre – peut répondre à l’utilité publique même si la collectivité dans son ensemble ne se sert ou ne profite pas elle-même du bien dont il s’agit.
44.  Les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Estimant normal que le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l’« utilité publique » sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de fondement.
45.  Quant à des solutions de rechange, leur existence éventuelle ne rend pas à elle seule injustifiée la législation en cause. Tant que le législateur ne dépasse pas les limites de sa marge d’appréciation, la Cour n’a pas à dire s’il a choisi la meilleure façon de traiter le problème ou s’il aurait dû exercer son pouvoir différemment (James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, § 51).
46.  Une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit toutefois ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier, qui doit se lire à la lumière du principe général consacré par la première phrase. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété ou réglementant l’usage de celle-ci. Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 89, CEDH 2000-XII).
47.  A cet égard, sans le versement d’une somme en rapport raisonnable avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive qui ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1. Ce dernier ne garantit pourtant pas dans tous les cas le droit à une compensation intégrale, car des objectifs légitimes « d’utilité publique » peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (voir, parmi d’autres, Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 48, CEDH 1999-II). Une privation de propriété sans indemnisation peut, dans certaines circonstances, être conforme à l’article 1 (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, CEDH 2005-VI, § 117). Lorsqu’une propriété agricole est achetée sous les conditions du droit commun, et que l’acquéreur est par la suite contraint de revendre le bien à un prix nettement inférieur, la Cour examine la légalité et le but de la privation, en prenant en compte la marge d’appréciation dont l’Etat dispose (Håkansson et Sturesson c. Suède, arrêt du 21 février 1990, série A no 171-A, §§ 44-55).
48.  Nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, les procédures applicables en l’espèce doivent aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition. Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de vue général (voir, parmi d’autres, Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 45, CEDH 2002-IV).
2.  Sur l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1 en l’espèce
49.  La Cour note que les sociétés requérantes avaient la pleine propriété (freehold) du terrain en question, que cette propriété était enregistrée au cadastre comme étant absolue, jusqu’à ce que, en application des lois de 1925 et de 1980, elles perdent ce droit, les Graham ayant prescrit la propriété du terrain par la possession sans titre. En expliquant que la perte de la propriété ne faisait pas entrer en jeu les dispositions de l’article 1 du Protocole, le Gouvernement soutient que lorsque les sociétés requérantes avaient acquis le terrain, elles l’avaient fait conformément au droit en vigueur à l’époque, en vertu duquel leurs droits étaient révocables à partir du moment où un tiers aurait eu la possession de fait du terrain pendant douze ans. Tout en admettant que, comme dans l’affaire James et autres, lorsqu’un Etat contractant adopte une législation qui rend obligatoire le transfert de propriété d’un individu à un autre, cette législation peut donner lieu à une ingérence dans les droits de l’ancien propriétaire au titre de l’article 1, le Gouvernement soutient qu’il en va différemment lorsque, comme en l’espèce, le droit en question est en vigueur au moment de l’acquisition du bien et lorsque l’application de la loi doit être considérée comme un incident du droit de propriété au moment de l’acquisition.
50.  La Cour ne fait pas sien l’argument du Gouvernement. En tant que propriétaires fonciers officiels, les sociétés requérantes avaient sur le terrain un droit absolu qui ne pouvait être soumis à aucune restriction, réserve ou limitation. Leurs droits de propriété étaient à cet égard assez différents des droits de ceux qui détiennent des baux, licences ou autres intérêts patrimoniaux révocables ou limités, susceptibles de s’éteindre par l’écoulement du temps et de cesser d’exister en tant que tels. C’est l’application des dispositions des lois de 1925 et 1980 qui a mis fin au droit de propriété des sociétés requérantes et non pas un défaut ou une limitation inhérents au droit en question.
51.  La Cour ne partage pas l’avis du Gouvernement selon lequel l’application de la législation doit être considérée comme un incident ou comme une limitation du droit de propriété des sociétés requérantes au moment de l’acquisition, de sorte que l’article 1 cessa de se trouver en jeu lorsque les dispositions en question prirent effet et que le droit de propriété fut perdu après douze ans de possession de fait par autrui. Il est vrai que les dispositions en question existaient au moment de l’acquisition du terrain par les sociétés requérantes et que les effets, sur le droit de propriété de celles-ci, de douze ans de possession de fait par autrui étaient connus. Toutefois, l’article 1 ne cesse pas de s’appliquer simplement parce qu’une personne acquiert un bien sous les conditions du droit commun, qui ont pour effet de mettre fin au droit de propriété dans l’hypothèse où certains événements précis surviennent, et parce que cette hypothèse se concrétise. Pour savoir s’il entre ou non en jeu, il faut se demander si la loi en cause doit effectivement être considérée comme ayant restreint ou limité le droit de propriété au moment de l’acquisition ou si elle doit plutôt être considérée comme privant le propriétaire d’un droit qui existe au moment où les événements ont lieu et où elle prend effet. C’est uniquement dans le premier cas que l’on peut dire que l’article 1 ne s’applique pas.
52.  La Cour estime que, en l’espèce, les dispositions des lois de 1925 et de 1980 ne sauraient passer pour ayant imposé des réserves ou limitations à la pleine propriété des requérantes au moment de l’acquisition du terrain. A cet égard, les dispositions étaient sensiblement différentes de celles sur lesquelles la Commission s’était penchée dans les décisions qu’invoque le Gouvernement (J.S. et autres c. Pays-Bas, no 14561/89, décision de la Commission du 7 septembre 1995 ; Gudmundsson c. Islande, no 23285/94, décision de la Commission du 17 janvier 1996 ; Zacher c. Allemagne, nos 27026/95 et 30032/96, décisions de la Commission du 4 septembre 1996), qui concernaient toutes l’octroi de concessions soumises dès le départ à des conditions prévues par la loi qui, soit ne furent jamais remplies, soit cessèrent d’être respectées. Les dispositions en question sont également à distinguer de celles examinées par la Chambre des lords dans l’affaire Wilson v. The First County Trust Ltd. [2003] UKHL 40 – que le Gouvernement cite également –, où la majorité avait estimé que la législation pertinente réglementant la manière dont les conventions d’emprunt peuvent être exécutées était « entrée en jeu » au moment de la transaction et que le prêteur n’avait par conséquent pas le droit d’exiger le remboursement du prêt dont il pouvait se voir privé au sens de l’article 1. A contrario, les lois de 1925 et de 1980 doivent, selon la Cour, être considérées comme « jouant » sur les droits de propriété des sociétés requérantes seulement à partir du moment où les Graham eurent occupé pendant douze ans le terrain en question, et non pas comme ayant délimité le droit au moment de l’acquisition. La Cour rejette donc l’argument du Gouvernement selon lequel, pour ce motif, l’article 1 ne serait pas en jeu en l’espèce. Les droits des requérantes ne pouvant par conséquent pas être considérés comme des droits révocables au moment de l’acquisition, la Cour ne peut pas non plus rejoindre le Gouvernement lorsqu’il considère que dire que l’article 1 est applicable serait contraire au principe bien établi selon lequel cette disposition protège seulement les droits existants et ne confère pas à une personne le droit d’acquérir de nouveaux droits de propriété.
3.  Ingérence alléguée dans les droits des sociétés requérantes au ttre de l’article 1
53.  Le Gouvernement soutient en outre que, même si l’article 1 est en principe applicable, il n’y a pas eu atteinte au droit de propriété des requérantes ou, du moins, aucune atteinte dont l’Etat puisse être tenu pour responsable. Il trouve qu’il faut voir dans l’application de la loi de 1980 une limitation au droit d’accès des sociétés requérantes à un tribunal, et non une atteinte à leur droit de propriété ; il ajoute que la présente affaire devrait être examinée sous l’angle de l’article 6 de la Convention plutôt que sous celui de l’article 1 du Protocole no 1. Il avance encore que, étant donné que toute atteinte éventuelle au droit des sociétés requérantes au respect de leurs biens est résultée des actes des Graham et non de ceux de l’Etat, il ne saurait être question d’un manquement de l’Etat à ses obligations négatives au regard du Protocole. Ce seraient tout au plus les obligations positives de l’Etat qui se trouveraient en cause ; or ces obligations ne pourraient s’étendre à la protection des requérantes contre les conséquences – qu’elles auraient pu éviter – de leur manquement pendant douze ans à prendre des mesures pour mettre fin à la possession de fait des Graham.
54.  S’il est vrai qu’une application des délais de prescription entraînant l’impossibilité d’agir en justice est généralement examinée sous l’angle de l’article 6 de la Convention et au regard du droit des parties à un accès effectif à un tribunal (voir, par exemple, Stubbings et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 22 octobre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV), rien n’empêche que l’application de tels délais puisse, dans certains cas, donner lieu à des questions qui relèvent d’autres articles de la Convention ; rien n’interdit en principe l’examen d’une demande sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 lorsque la législation en cause a des effets sur le droit de propriété d’un requérant. En l’espèce, la Cour constate que l’application de l’article 15 de la loi de 1980, combiné avec l’article 75 de la loi de 1925, a manifestement un tel effet sur le droit de propriété des requérantes, qui a été de les priver de leur intérêt sur le terrain, qu’elles furent dès lors réputées détenir en fiducie au bénéfice des Graham.
55.  Le Gouvernement s’appuie sur le jugement rendu en l’espèce par le Lord Justice Mummery, de la Cour d’appel, selon lequel l’extinction du droit de propriété des requérantes (en vertu de l’article 75) n’était que la conséquence logique et pragmatique de l’impossibilité pour un propriétaire d’introduire une action (en vertu de l’article 15). Or, même si les dispositions de l’article 75 doivent bien être interprétées de la sorte en droit interne – un point dont la Cour relève qu’il fut controversé dans le jugement du juge adjoint Strauss en l’affaire Beaulane Properties Ltd. v. Palmer –, il est clair que les dispositions pertinentes n’ont pas seulement empêché les requérantes de demander l’aide des tribunaux afin de récupérer la possession du bien litigieux : elles ont eu pour effet combiné de priver les requérantes de la substance de leur droit de propriété et de les mettre dans l’impossibilité de recouvrer légalement la possession de leur terrain, dont elles avaient perdu la propriété effective.
56.  Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel l’atteinte au droit des sociétés requérantes au respect de leur bien disputé a été provoquée par l’action d’une partie et l’inaction de l’autre, et selon lequel l’Etat n’avait aucune responsabilité directe dans cette atteinte, la Cour admet que c’est la possession sans titre du terrain par les Graham pendant douze années qui a directement conduit les requérantes à perdre leur droit de propriété. Cela dit, la Cour observe également que, n’étaient les dispositions des lois de 1925 et de 1980, la possession sans titre par les Graham aurait été sans effet sur le droit de propriété des requérantes ou sur l’aptitude de celles-ci à rentrer à tout moment en possession du terrain. Ce sont ces dispositions législatives qui ont à elles seules privé les requérantes de leur titre sur leur fonds, transféré la propriété effective (beneficial title) de celui-ci aux Graham, et ont ainsi engagé la responsabilité de l’Etat au regard de l’article 1 du Protocole no 1.
57.  Dès lors, la Cour estime que l’article 1 du Protocole no 1 s’applique et que le jeu des dispositions pertinentes de la loi de 1980 sur les prescriptions et de la loi de 1925 sur les cessions de terrain a entraîné en l’espèce une ingérence de l’Etat dans le droit des sociétés requérantes garanti par cet article.
4.  La nature de l’ingérence
58.  Le Gouvernement soutient que l’ingérence en question s’apparentait plutôt à une réglementation de l’usage du bien qu’à une privation de celui-ci. Il estime que l’Etat n’a rien fait de plus que de réglementer les conditions dans lesquelles les propriétaires fonciers peuvent recourir aux tribunaux pour recouvrer un bien et que le transfert du titre en application de l’article 75 n’était qu’une mesure destinée à mettre en œuvre cette réglementation.
59.  Le Gouvernement invoque à cet égard l’affaire AGOSI (AGOSI c. Royaume-Uni, arrêt du 24 octobre 1986, série A no 108) dans laquelle la Cour a considéré la confiscation des kruegerrands comme un moyen de faire respecter l’interdiction de l’importation de pièces et l’a examinée sous l’angle du deuxième alinéa de l’article 1 et non sous l’angle de la seconde phrase du premier alinéa. Il soutient que cela vaut a fortiori pour la présente affaire, dans la mesure où aucune expropriation par l’Etat n’a eu lieu. Il cite également l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce (arrêt du 9 décembre 1994, série A no 301-B) où la Cour a estimé qu’on se trouvait en présence d’une atteinte au droit au respect des biens au sens de la première phrase de l’article 1 et non d’une privation de propriété au sens de la seconde phrase de cet article.
60.  La Cour observe que les dispositions pertinentes des lois de 1925 et de 1980 n’emportent pas réglementation de l’usage d’un terrain ; elles se distinguent ainsi, dans leur but et dans leur effet, d’une législation sur l’aménagement du territoire, par exemple. Les dispositions en question concernent quant à elles le droit à un terrain lorsqu’un tiers en a eu la possession sans titre pendant un certain laps de temps ; elles ont à elles deux pour conséquence, lorsque les exigences légales sont remplies, de transférer la propriété effective d’un terrain d’un particulier à un autre. Les mesures incriminées ressemblent plus à cet égard à celles de l’affaire James et autres (précitée), dans laquelle un bien avait été cédé par un individu à un autre conformément à la politique sociale générale, qu’à celles de l’affaire AGOSI, où la Cour a vu dans la confiscation des pièces un élément constitutif de la procédure de contrôle de l’importation illégale de pièces, ou qu’à celles de l’affaire des Raffineries grecques, qui avaient pour objet de prévenir l’exécution d’une sentence arbitrale définitive.
61.  Si, comme le Gouvernement le souligne, les mesures en question n’impliquaient aucune forme d’expropriation par l’Etat, la Cour relève qu’il en allait de même dans l’affaire James et autres, où elle a expressément rejeté l’argument des requérants selon lequel le transfert de la propriété d’une personne à une autre pour le seul bénéfice privé de cette dernière ne pouvait en aucun cas être considéré comme relevant « d’un intérêt public » au sens de la seconde phrase. En effet, le fait même que les mesures incriminées impliquaient un transfert de propriété et non pas une expropriation par l’Etat conformément à un système de réglementation semblerait contrarier, plutôt que renforcer, l’argument selon lequel l’affaire constitue un exemple de réglementation de l’usage des biens qui relève du second alinéa de l’article 1.
62.  La Cour considère en conséquence que les requérantes ont été « privé[es] de [leur] propriété » par la législation contestée et que l’affaire doit être examinée sous l’angle de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1. Elle rappelle toutefois que les trois règles énoncées dans cet article ne sont ni distinctes ni étanches en cela qu’elles seraient dépourvues de liens entre elles, et que les principes qui gouvernent la question de la justification sont en substance les mêmes puisqu’ils portent sur la légitimité du but de l’ingérence ainsi que sur sa proportionnalité et le maintien d’un juste équilibre.
5.  But légitime
63.  Aucun élément ne laisse penser en l’espèce que les délais de prescription sont contraires à la Convention, en général ou en matière d’actions en revendication de terrains. Ainsi que la Cour l’a noté dans l’affaire Stubbings et autres c. Royaume-Uni (arrêt du 22 octobre 1996, Recueil 1996-IV, § 51) :
« Il faut noter que des délais de prescription dans les affaires d’atteinte à l’intégrité de la personne sont un trait commun aux systèmes juridiques des Etats contractants. Ces délais ont plusieurs finalités importantes, à savoir garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé. »
64.  La Cour rappelle toutefois que la présente affaire ne concerne pas seulement les effets des dispositions de la loi de 1980 sur les prescriptions mais se rapporte également à ceux de la loi de 1925 sur le cadastre, qui a abouti à priver les requérantes de leur droit de propriété. Ainsi qu’il ressort du document consultatif de la Commission du droit, lorsque la prescription acquisitive empêche non seulement une action en revendication d’un bien mais entraîne le transfert du titre de propriété, de telles mesures ne peuvent se justifier que par des éléments qui vont au-delà de ceux qui justifient le droit des prescriptions.
65.  Le Gouvernement soutient que les dispositions incriminées, qui régissent la prescription acquisitive de terrains, servent deux intérêts généraux : le premier, comme dans l’affaire Stubbings, est de prévenir l’insécurité juridique et l’injustice qui naîtraient de requêtes tardives ; le second est de garantir que la réalité d’une occupation non disputée d’un terrain et la propriété légale de celui-ci coïncident. Ces buts reflètent deux des intérêts généraux identifiés par la Commission du droit dans son document consultatif. La Cour reconnaît qu’ils sont incontestablement pertinents et importants dans le cas de terrains non enregistrés, mais leur importance est plus discutable lorsqu’on se trouve en présence de terrains enregistrés. Ainsi que le juge Neuberger l’a expliqué dans son jugement en l’espèce, à une ou deux petites exceptions près, les incertitudes qui surgissent parfois quant à la propriété de terres ont très peu de chances de se produire dans le cadre d’un régime de propriété foncière prévoyant une inscription obligatoire au cadastre, où le propriétaire du terrain est facile à identifier au moyen du registre cadastral. Des constats semblables sont faits dans le rapport de la Commission du droit sur les terrains enregistrés ainsi que dans l’arrêt de Lord Bingham, de la Chambre des lords, qui observe qu’à l’époque où l’inscription n’était pas encore la norme, il pouvait se justifier de récompenser une personne ayant eu la possession continue d’un terrain en lui conférant le droit de propriété car cela permettait d’éviter de prolonger l’incertitude quant à l’identité du propriétaire, mais que lorsque l’inscription au cadastre est obligatoire, on voit mal comment justifier une règle de droit qui aboutit à un résultat aussi injuste.
66.  Le Gouvernement invoque le droit et la pratique d’autres Etats qui, selon lui, confirment que le transfert de la propriété par le jeu de la prescription acquisitive se retrouve dans de nombreux ordres juridiques. La Cour considère toutefois que les éléments de comparaison doivent être envisagés avec prudence, dans la mesure où il n’apparaît pas clairement si, dans l’ensemble des systèmes mentionnés, le même régime d’inscription obligatoire des terrains s’applique. Il est intéressant de noter à cet égard que dans le document consultatif établi par la Commission du droit et par le cadastre, il est indiqué que de nombreux systèmes de common law connaissant un dispositif d’inscription des titres de propriété soit ont totalement supprimé la prescription acquisitive soit en ont largement limité les effets.
67.  La Cour note cependant qu’en dépit des changements profonds apportés à la législation sur la prescription acquisitive par la loi de 2002 pour ce qui est des terres inscrites au cadastre, cette législation n’a pas été abolie. Dès lors, et compte tenu de la marge d’appréciation dont jouissent les autorités internes, elle ne peut accepter l’argument des requérantes selon lequel la législation sur la prescription acquisitive en Angleterre et au pays de Galle ne sert plus aucun intérêt public en ce qui concerne les terres inscrites au cadastre.
Reste à déterminer si, s’agissant de ces terres inscrites au cadastre, l’intérêt public revêtait une importance si grande que la Cour doive juger l’ingérence proportionnée.
6.  Proportionnalité
68.  Le Gouvernement, comme le Lord Justice Mummery, de la Cour d’appel, invoque en particulier deux éléments pour soutenir que le système tel qu’il a fonctionné dans le cas des requérantes était proportionné et a ménagé un juste équilibre : le caractère raisonnable du délai de douze ans pour introduire une action, et le fait qu’il n’était ni impossible ni difficile pour un propriétaire d’empêcher l’occupant d’acquérir le titre par le jeu de la prescription acquisitive. En effet, le simple octroi aux Graham du droit d’utiliser le terrain sous réserve d’une reconnaissance que les requérantes étaient propriétaires aurait suffi à interrompre le délai de prescription.
69.  La Cour reconnaît qu’une durée de prescription de douze ans est relativement longue et que la législation sur la prescription acquisitive était bien ancrée et n’avait pas changé pendant la période où les requérantes furent propriétaires du fonds. De même, il importe d’avoir à l’esprit que, pour éviter de perdre leur droit de propriété, les requérantes n’avaient rien de plus à faire que de régulariser l’occupation du fonds par les Graham ou d’engager dans le délai de douze ans une procédure pour en recouvrer la possession.
70.  Demeure toutefois la question de savoir si, même en tenant compte de la négligence et de l’inadvertance dont ont fait preuve les requérantes et leurs conseillers, la privation de leur droit de propriété sur le fonds inscrit au cadastre et le transfert de la propriété effective aux personnes qui en détenaient la possession sans autorisation a ménagé un juste équilibre avec tel ou tel intérêt public légitime que l’on aurait par là cherché à protéger.
71.  La Cour note tout d’abord que les requérantes ont non seulement été privées de leur propriété mais qu’en outre elles n’ont reçu aucune indemnisation pour cette perte. Elles ont donc subi des conséquences d’une sévérité exceptionnelle. Pour reprendre les termes du juge Neuberger :
« (...) le fait que, simplement parce que le propriétaire n’a pris aucune mesure pour expulser un occupant pendant douze ans, il perde 25 hectares de terrain au bénéfice de l’occupant sans aucune indemnisation, apparaît comme une mesure draconienne à l’encontre du propriétaire et une aubaine pour l’occupant ».
Lord Bingham, de la Chambre des lords, a observé dans le même sens :
« (...) lorsque la terre est enregistrée, il est difficile de justifier une norme qui aboutit à un résultat aussi injuste en apparence et encore plus difficile de voir pourquoi la partie qui acquiert le droit de propriété ne serait pas pour le moins tenue de verser une indemnisation à la partie qui le perd (...) »
72.  La Cour réaffirme que la confiscation de biens dans l’intérêt public sans le versement d’une indemnisation proportionnelle à leur valeur ne se justifie que dans des circonstances extraordinaires. Ainsi qu’il ressort de l’arrêt James et autres, ce principe ne se limite pas à la confiscation à des fins publiques mais s’applique également au transfert obligatoire d’une personne à une autre. Le Gouvernement soutient qu’il s’agit là de l’un des cas exceptionnels dans lesquels il n’y a pas lieu d’allouer une indemnisation. Il cite à l’appui l’affaire Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas (arrêt du 23 février 1995, série A no 306-B). Or, non seulement la Cour a vu dans l’affaire Gasus une affaire de réglementation de l’usage des biens plutôt qu‘une affaire de privation de propriété, mais elle ne trouve pas de similarités suffisantes dans les circonstances des deux affaires qui justifieraient de traiter la présente espèce comme une exception au principe général.
73.  L’absence de dédommagement des requérantes doit aussi être considérée à la lumière de l’absence de protection procédurale adéquate du droit de propriété dans le cadre du système juridique en vigueur à l’époque des faits. En particulier, même s’il était loisible – ainsi qu’il ressort des faits de l’espèce – au propriétaire dépossédé d’un terrain de soutenir après l’expiration du délai de douze ans que le terrain n’avait pas fait l’objet d’une possession continue, il n’y avait nulle obligation d’adresser au propriétaire pendant ce délai telle ou telle notification qui l’eût peut-être rendu attentif au risque qu’il encourait de perdre son droit de propriété. Ainsi que Lord Hope, de la Chambre des lords, l’a observé :
« L’injustice de l’ancien régime juridique que cette affaire a fait ressortir réside (...) dans l’absence de garanties contre l’erreur ou l’inadvertance du propriétaire légal. »
74.  Le Gouvernement avance que l’Etat n’est nullement tenu de protéger une personne de sa propre négligence ou inadvertance. Cependant, la Cour observe que pareille négligence aurait été dénuée de conséquences néfastes pour les requérantes si les dispositions de loi contestées n’avaient pas existé. Qui plus est, le Parlement lui-même a reconnu les carences que présentait la protection procédurale des propriétaires dans le cadre du système alors en vigueur puisqu’il a adopté la loi de 2002. Celle-ci non seulement met l’occupant dans l’obligation de notifier officiellement son intention de demander à se faire inscrire comme le propriétaire d’un terrain au bout de dix années de possession sans titre, mais de plus elle lui impose de fournir des raisons particulières pour pouvoir en acquérir la propriété lorsque le propriétaire officiel s’oppose à sa demande. La simple circonstance qu’un système juridique ait changé afin d’améliorer la protection individuelle sous l’angle de la Convention ne signifie pas nécessairement que le système antérieur n’était pas conforme à la Convention. Toutefois, pour juger de la proportionnalité du système appliqué en l’espèce, la Cour accorde une importance particulière aux amendements apportés à celui-ci, ainsi qu’au fait que la Commission du droit et le cadastre avaient estimé qu’il n’existait pas de raisons pertinentes justifiant le système de la prescription acquisitive tel qu’il s’appliquait aux terrains enregistrés.
75.  La Cour en conclut que l’application des dispositions des lois de 1925 et de 1980 qui a privé les sociétés requérantes de leur droit de propriété sur le fonds enregistré en cause leur a infligé un fardeau individuel excessif et a rompu le juste équilibre à ménager entre les exigences de l’intérêt public, d’une part, et le droit des requérantes au respect de leurs biens, d’autre part.
76.  Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
77.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
78.  Les sociétés requérantes réclament une indemnité pour la perte de leur terrain. Estimations à l’appui, elles disent avoir perdu au moins 10 millions de livres sterling (GBP).
79.  Le Gouvernement conteste cette demande. Il soutient que, même si l’article 1 du Protocole no 1 avait été violé, il ne serait ni nécessaire ni équitable d’exiger de l’Etat qu’il utilise des fonds publics pour indemniser un promoteur immobilier des conséquences de sa propre incompétence. A partir d’autres estimations, et en soustrayant une certaine somme pour tenir compte du comportement des requérantes, il estime que la perte subie par elles pourrait se chiffrer – selon la date d’estimation retenue – à 380 725 GBP (1996), 1 225 000 GBP (2002) ou 1 151 500 GBP (2004).
80.  Les requérantes demandent le remboursement des frais qu’elles ont engagés devant la Cour (191 408,84 GBP) et devant les juridictions internes (383 479,03 GBP), ainsi que les frais qu’elles ont été condamnées à verser aux Graham dans le cadre de la procédure interne (424 000 GBP).
81.  Le Gouvernement conteste ausssi cette revendication, car selon lui il ne serait pas équitable d’allouer en l’espèce une quelconque somme au titre des frais. Il estime que dans le cas où la Cour jugerait opportun d’accorder un certain montant, les prétentions des requérantes seraient de toute manière excessives et, pour partie, exorbitantes. Il soutient que le montant éventuellement alloué devrait être sensiblement inférieur à ceux dont les sociétés requérantes font état.
82.  Dans les circonstances de l’espèce, la Cour considère que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état, de sorte qu’il y a lieu de la réserver en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’Etat défendeur et les sociétés requérantes (article 75 § 1 du règlement de la Cour).
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
2.  Dit, à l’unanimité, que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;
      en conséquence,
a)  la réserve ;
b)  invite le Gouvernement et les sociétés requérantes à lui adresser par écrit, dans le délai de six mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c)  réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 15 novembre 2005, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’Boyle Matti Pellonpää   Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente commune à MM. Maruste, Garlicki et Borrego Borrego.
M.P.  M.O’B.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE À MM. LES JUGES MARUSTE, GARLICKI ET BORREGO BORREGO
(Traduction)
1.  Nous estimons que les sociétés requérantes n’ont pas eu à supporter un fardeau individuel excessif. Elles ont perdu leur terrain en raison de l’application, prévisible, de la législation sur la prescription des actions, refondue peu avant par le législateur, et elles auraient pu prévenir les effets de l’écoulement du délai de prescription en prenant un minimum de mesures pour préserver leurs intérêts. Nous estimons dès lors que la privation de propriété en cause était conforme à l’article 1 du Protocole no 1, en dépit du fait que les intéressées n’aient pas touché d’indemnité.
2.  En l’espèce, la véritable « faute », si faute il y a eu, est celle des sociétés requérantes et non pas celle de l’Etat. Il faut garder à l’esprit que les sociétés requérantes n’étaient pas un particulier ou une société ordinaire ayant a priori une connaissance limitée de la législation foncière applicable. Il s’agissait de promoteurs immobiliers professionnels ; de telles sociétés avaient ou auraient dû avoir pleinement connaissance de la législation pertinente et des devoirs en découlant. Elles auraient dû s’entourer, au besoin, de conseils juridiques et ne sauraient invoquer leur ignorance des conséquences négatives pour elles de la législation sur la prescription. Elles auraient dû savoir dès le départ que leur droit de propriété était soumis à des restrictions, réserves ou limitations imposées par le régime préexistant de la loi sur la prescription. L’Etat n’a rien fait de plus que de poursuivre la mise en œuvre d’un mécanisme qui, au terme d’une période de prescription relativement longue, aboutit à ce que le droit de propriété foncière reflète la forclusion de l’action contre la prescription acquisitive.
La possession (la propriété) comporte non seulement des droits mais aussi et toujours des devoirs. La législation en question avait pour finalité de mettre un propriétaire foncier dans l’obligation de protéger son bien et de ne pas « s’endormir sur ses droits » (voir, par exemple, l’affaire Bahia Nova S.A. c. Espagne (no 50924/99, décision du 12 décembre 2000), dans laquelle l’inertie de la société requérante pendant une longue période a sensiblement réduit son droit à indemnisation). Le devoir, dans la présente affaire – qui consistait, sans plus, à entamer une action en récupération d’un bien dans les douze ans – ne peut passer pour excessif ou déraisonnable.
3.  La Convention a pour vocation de garantir un standard minimum de protection des droits de l’homme. Les autorités internes sont libres d’assurer un niveau de protection plus élevé. La Cour ne doit pas être influencée par une évolution survenant après les faits d’une affaire. Parallèlement à cela, elle laisse aux Etats membres une marge d’appréciation quand il s’agit de déterminer les modes de mise en œuvre de ce standard. La marge est plus ample en ce qui concerne le droit protégé par l’article 1 du Protocole no 1.  
Nous reconnaissons que la loi de 2002 sur le cadastre assure aux propriétaires négligents une protection procédurale supplémentaire, mais cela ne signifie pas que la situation antérieure était contraire à la Convention. Nous relevons que les dispositions du Royaume-Uni sur la prescription acquisitive semblent n’avoir jamais été mises en cause devant l’ancienne Commission ou la Cour jusqu’à ce jour, et craignons que la majorité n’ait été influencée par les réformes législatives et les commentaires de juges, au lieu d’envisager quelle aurait été la situation si, par exemple, la loi de 2002 n’avait pas été adoptée.
4.  Conformément à la pratique générale, nous avons voté avec la majorité en ce qui concerne l’article 41. Les questions qui relèvent de cette disposition, et que la Cour a réservées, soulignent la difficulté qu’il y a à constater une violation de l’article 1 du Protocole no 1 en l’espèce : si l’Etat est responsable de la privation de propriété, quelle est l’ampleur de cette responsabilité ? La perte du terrain ne constituait quoi qu’il en soit ni une privation de propriété ni une mesure de confiscation pour laquelle le versement d’une indemnité aurait été approprié. Juger que les sociétés requérantes ne furent en rien responsables de la perte de leur terrain – et qu’elles devraient être indemnisées à hauteur de la pleine valeur du terrain, aux frais du contribuable – serait contraire à l’idée que l’on se fait généralement de la justice élémentaire.
1.  Les droits futurs, comme le retour d’un bien mis à bail, pour lesquels le délai de prescription ne commençait à courir que lorsque le droit futur devenait effectif.
ARRÊT J.A. PYE (OXFORD) LTD c. ROYAUME-UNI
ARRÊT J.A. PYE (OXFORD) LTD c. ROYAUME-UNI 
ARRÊT J.A. PYE (OXFORD) LTD c. ROYAUME-UNI – OPINION DISSIDENTE    COMMUNE À MM. LES JUGES MARUSTE, GARLICKI ET BORREGO BORREGO


Synthèse
Formation : Cour (quatrième section)
Numéro d'arrêt : 44302/02
Date de la décision : 15/11/2005
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Violation de P1-1 ; Satisfaction équitable réservée

Analyses

(P1-1-1) PRIVATION DE PROPRIETE


Parties
Demandeurs : J.A. PYE (OXFORD) LTD
Défendeurs : ROYAUME-UNI

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2005-11-15;44302.02 ?
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