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06/12/2005 | CEDH | N°29871/96

CEDH | AFFAIRE ILETMIS c. TURQUIE


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE İLETMİŞ c. TURQUIE
(Requête no 29871/96)
ARRÊT
STRASBOURG
6 décembre 2005
DÉFINITIF
06/03/2006
En l'affaire İletmiş c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,    A.B. Baka,    I. Cabral Barreto,    R. Türmen,    V. Butkevych,   Mme D. Jočienė,   M. D. Popović, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil

le 15 novembre 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une ...

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE İLETMİŞ c. TURQUIE
(Requête no 29871/96)
ARRÊT
STRASBOURG
6 décembre 2005
DÉFINITIF
06/03/2006
En l'affaire İletmiş c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,    A.B. Baka,    I. Cabral Barreto,    R. Türmen,    V. Butkevych,   Mme D. Jočienė,   M. D. Popović, juges,  et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 novembre 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 29871/96) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Nazmi İletmiş (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 15 décembre 1995 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représenté par Me S. Çınar, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent dans la procédure devant la Cour.
3.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 14 décembre 1999, celle-ci a décidé de la communiquer au Gouvernement.
4.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section telle que remaniée (article 52 § 1).
5.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement). Les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l'autre.
6.  Le 1er mars 2005, la Cour, appliquant les dispositions de l'article 29 § 3 de la Convention, a décidé que la recevabilité et le fond de l'affaire seraient examinés en même temps.
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
7.  Le requérant est né en 1953. A l'époque de l'introduction de la requête, il résidait à Izmir.
8.  En 1975, il se rendit en Allemagne, où il s'inscrivit à l'université de Brême.
9.  En 1979, il se maria avec une ressortissante turque. Titulaires de cartes de résidence, le requérant et son épouse exerçaient tous deux la profession de travailleur social. De leur union naquirent, en 1981 et en 1986, deux enfants qui furent scolarisés en Allemagne.
10.  Par un message secret du 19 mars 1984, le ministère des Affaires étrangères de Turquie avisa le ministère de la Défense de Turquie de ce que le requérant était respectivement membre et sympathisant de l'Union des étudiants de Turquie et du Comité du Kurdistan, deux organisations actives à Brême. D'après le message, le requérant avait des relations avec la HEVRA (Organisation européenne des Kurdes de la Turquie révolutionnaire), il était l'un des dirigeants de la KOMKAR (Fédération des associations ouvrières de l'Allemagne fédérale) et il avait participé à une manifestation organisée par des séparatistes de gauche dans le but de protester contre l'intervention militaire du 12 septembre 1980.
11.  Le 28 mars 1984, le ministère de la Défense porta les faits susmentionnés à la connaissance du 8e Commandement de l'état de siège d'Elazığ. Par un communiqué secret du 3 avril 1984, ce dernier dénonça le requérant au parquet militaire près le Commandement de l'état de siège, lequel entama une instruction préliminaire pour actes contraires aux intérêts nationaux perpétrés à l'étranger, infraction prévue à l'article 140 du code pénal.
12.  Le 13 mars 1986, l'Assemblée nationale leva l'état de siège dans le département d'Elazığ. Le 16 avril suivant, le substitut militaire chargé de l'affaire du requérant déclina donc sa compétence et renvoya le dossier devant le procureur de la République d'Elazığ, qui reprit l'instruction de l'affaire.
13.  Le 12 avril 1991, plusieurs articles du code pénal, dont l'article 140, furent abolis par la loi no 3713.
14.  Le 21 février 1992, le requérant fut appréhendé en Turquie alors qu'il était en visite dans sa famille. Il resta en garde à vue pendant sept jours et fut interrogé par la police à Izmir et à Istanbul. Son passeport lui fut confisqué.
15.  Le 27 février 1992, le procureur près la cour de sûreté de l'Etat d'Istanbul devant lequel il avait été traduit le relâcha, sans toutefois lui restituer son passeport.
16.  A la suite de l'arrestation précitée, la famille du requérant quitta l'Allemagne pour rejoindre l'intéressé en Turquie.
17.  Le 14 avril 1992, le procureur de la République d'Elazığ mit le requérant en accusation du chef d'activités séparatistes au détriment de l'Etat et requit l'application des articles 125 et 168 § 1 du code pénal, qui réprimaient respectivement la trahison et la constitution de bande armée. Il précisa que, selon la presse, les organisations auxquelles le requérant appartenait menaient également des actions armées. Les accusations portaient sur la période de 1977 à 1983.
18.  Le 16 avril 1992, la cour d'assises d'Elazığ (« la cour d'assises ») ordonna notamment que les autorités allemandes soient, par le truchement du ministère de la Justice, invitées à communiquer des informations sur les activités et les caractéristiques institutionnelles de l'Union des étudiants de Turquie, du Comité du Kurdistan ainsi que des organisations HEVRA et KOMKAR.
19.  Le 2 juin 1992, constatant que les informations requises ne lui étaient pas parvenues, la cour d'assises fixa la date de l'audience au 14 juillet 1992. A cette dernière date, elle ne fit toutefois que procéder à la relecture des procès-verbaux afin de permettre au juge suppléant appelé à siéger de prendre connaissance du dossier. Elle reporta les débats au 24 septembre 1992 au motif qu'aucune réponse n'avait encore été reçue du ministère de la Justice. L'audience du 24 septembre et les dix-neuf audiences suivantes tenues devant la cour d'assises – à savoir celles des 12 novembre, 17 décembre 1992, 28 janvier, 11 mars, 6 mai, 17 juin, 9 septembre, 21 octobre, 9 décembre 1993, 3 février, 1er mars, 3 mai, 30 juin, 6 octobre, 4 novembre, 27 décembre 1994, 21 mars, 23 juin et 6 octobre 1995 – passèrent toutes sans acte sur le fond de l'affaire, dans l'attente d'une réponse de la part des autorités allemandes, et ne servirent qu'à informer les juges suppléants du contenu du dossier.
20.  Alors que son procès continuait, le requérant demanda plusieurs fois sans succès à la préfecture locale de lui restituer son passeport. On lui précisa qu'il ne pourrait récupérer son titre que s'il produisait une attestation du tribunal devant lequel il était jugé indiquant il n'y avait pas d'inconvénient à ce qu'il quitte le territoire national.
21.  Lors de l'audience du 3 février 1994, l'avocat du requérant demanda la levée de l'interdiction de quitter le territoire turc. Subsidiairement, il réclama un document attestant l'inexistence d'une telle interdiction.
22.  Selon le procès-verbal d'audience du 1er mars 1994, la cour d'assises répondit qu'elle n'avait prononcé aucune interdiction en ce sens et qu'elle ne pouvait fournir d'attestation que concernant la poursuite de la procédure devant elle.
23.  Le 18 janvier 1995, l'avocat du requérant présenta un mémoire ampliatif dans lequel, invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, il se plaignait de la durée excessive du procès et demandait que l'on n'attende plus la réponse des autorités allemandes pour trancher la cause. Il mettait en exergue le fait que bien qu'en liberté son client ne pouvait ni retourner en Allemagne ni avoir une perspective raisonnable de vie en Turquie à cause de la poursuite du procès et des interdictions que celui-ci avait entraînées.
24.  Le 17 octobre 1995, le requérant obtint de la préfecture une attestation signée d'un fonctionnaire de police selon laquelle le refus de restitution du passeport était basé sur une mesure, toujours valable, ordonnée par la Direction de la sûreté d'Ankara. La date et le motif de la mesure en question n'étaient pas indiqués sur l'attestation.
25.  La cour d'assises se réunit le 25 janvier 1995, les 18 avril, 20 juin, 19 septembre et 19 décembre 1996, les 21 février, 29 avril, 3 juillet, 18 septembre et 17 novembre 1997, et les 2 février et 20 avril 1998, sans marquer de progrès dans la procédure.
26.  Lors de la session du 5 juin 1998, la cour d'assises découvrit dans le dossier une lettre dans laquelle le ministère de la Justice affirmait avoir fourni en janvier 1998 les renseignements qui lui avaient été demandés. Convaincue que cela n'était pas le cas, la cour d'assises fixa une autre audience au 14 septembre 1998, de manière à permettre la transmission des renseignements en question. Le jour dit – après la relecture des procès-verbaux – la cour d'assises constata que le ministère avait effectivement communiqué un document daté du 22 janvier 1998 et d'après lequel tout ce que les registres du Consulat général de Turquie à Hanovre comportaient comme renseignements était une indication selon laquelle l'intéressé était le frère d'une certaine Gülşen İletmiş, qui faisait partie de l'équipe dirigeante du KOMKAR à Brême.
27.  Le 14 septembre 1998, la cour d'assises décerna un mandat d'arrêt contre le requérant.
28.  Le 22 mars 1999, l'avocat de l'intéressé demanda l'annulation de ce mandat au vu de l'état des preuves du dossier.
29.  Le 23 mars 1999, la cour d'assises annula le mandat d'arrêt.
30.  Par un arrêt du 1er juillet 1999, la cour d'assises acquitta le requérant faute de la moindre preuve à sa charge.
31.  Par la suite, à une date non précisée, un passeport fut délivré au requérant, qui repartit en Allemagne avec sa famille. Il vit actuellement en Turquie avec son épouse. Leurs enfants, qui sont majeurs, vivent en Allemagne.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
32.  Telles qu'elles s'appliquaient à l'époque des faits de la cause, les dispositions du code pénal et de la loi sur le passeport étaient les suivantes :
1.  Le code pénal
Article 140
« Tout citoyen qui, dans un pays étranger, donne et publie des informations mensongères ou exagérées dans un but subversif, ou déploie une activité contraire aux intérêts nationaux, de façon à nuire à la considération ou au respect dont bénéficie la Turquie à l'étranger, encourt une peine de cinq ans d'emprisonnement. »
Article 125
« Quiconque commet un acte tendant à soumettre tout ou partie du territoire de l'Etat à la domination d'un Etat étranger, à affaiblir son indépendance, à altérer son unité, ou à soustraire une partie du territoire à la souveraineté de l'Etat, est passible de la peine capitale. »
Article 168
« Quiconque, en vue de commettre les infractions énoncées aux articles 125 (...), constitue une bande ou organisation armée, prend la direction et le commandement d'une telle bande ou organisation ou acquiert une responsabilité particulière dans une telle bande ou organisation encourt une peine minimum de quinze ans d'emprisonnement.
Les membres de la bande ou de l'organisation encourent une peine de cinq à quinze ans d'emprisonnement. »
2.  La loi no 5682 sur le passeport
Article 22
« (...) aucun passeport ou autre titre de voyage n'est délivré aux personnes faisant l'objet d'une interdiction de quitter le territoire national en vertu d'une décision de justice, ni à celles dont la sortie du pays comporte, selon le ministère de l'Intérieur, un inconvénient pour la sécurité générale (...) »
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
33.  Le requérant soutient que la durée de la procédure pénale a méconnu le principe du « délai raisonnable » inscrit à l'article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »
A.  Sur la recevabilité
34.  La Cour constate que le grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité.
B.  Sur le fond
35.  La période à considérer a débuté le 3 avril 1984, date de l'ouverture d'une instruction préliminaire par le parquet militaire (paragraphe 11 ci-dessus), et s'est terminée le 1er juillet 1999, date de l'arrêt d'acquittement prononcé par la cour d'assises (paragraphe 30 ci-dessus). Elle a donc été d'environ quinze ans pour un seul degré de juridiction.
36.  La Cour a traité à maintes reprises, y constatant la violation de l'article 6 § 1 de la Convention, d'affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d'espèce (voir, par exemple, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, CEDH 2000-VII).
37.  Après avoir examiné tous les éléments produits devant elle, la Cour considère que le Gouvernement n'a exposé aucun fait ni argument convaincant propre à mener à une conclusion différente dans le cas présent. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu'en l'espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l'exigence du « délai raisonnable ».
Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
38.  Le requérant soutient que l'interdiction de quitter le territoire national qu'il dit lui avoir été imposée en l'espèce s'analyse en une violation de son droit au respect de sa vie privée et familiale, au sens de l'article 8 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes, se lit comme suit :
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)
2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, (...) à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales (...) »
A.  Sur la recevabilité
39.  Le Gouvernement plaide que le grief du requérant est manifestement mal fondé, aucune mesure d'interdiction de quitter le territoire n'ayant selon lui été ordonnée par les autorités judiciaires.
40.  Le requérant estime que l'objet de son grief n'est pas une mesure judiciaire mais une mesure administrative dont l'existence est établie.
41.  La Cour constate que le grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité.
B.  Sur le fond
42.  La Cour considère que la mesure de confiscation et de non-restitution, pendant des années, du passeport du requérant par les autorités administratives s'analyse en une ingérence dans l'exercice par l'intéressé de son droit au respect de sa vie privée. Elle estime en effet qu'il y avait des liens personnels suffisamment forts qui risquaient d'être gravement affectés par l'application de cette mesure (voir, mutatis mutandis, Moustaquim c. Belgique, arrêt du 18 février 1991, série A no 193, p. 18, § 36, Dalia c. France, arrêt du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 91, § 52, et Amrollahi c. Danemark, no 56811/00, § 33, 11 juillet 2002). Elle observe à cet égard que le requérant vivait en Allemagne depuis dix-sept ans, qu'il s'y était rendu à l'âge de vingt-deux ans, pour faire des études universitaires, que depuis il s'y était marié, que ses deux enfants y étaient nés et que toute la famille vivait dans le pays, où les époux exerçaient le métier de travailleur social.
43.  Pareille ingérence enfreint l'article 8, sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou plusieurs buts légitimes au regard du second paragraphe dudit article et apparaît « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
44.  En ce qui concerne tout d'abord le critère de « légalité », au sens de l'article 8 § 2 de la Convention, la Cour reconnaît que l'ingérence était « prévue par la loi » (à savoir l'article 22 de la loi sur le passeport ; paragraphe 32 ci-dessus).
45.  De même, la Cour admet que le retrait du passeport en 1992, au moment de l'arrestation du requérant, poursuivait au moins l'un des « buts légitimes » énoncés dans cette disposition, à savoir « la sécurité nationale » et/ou « la prévention des infractions pénales ».
46.  Quant à la question de savoir si la mesure litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique », c'est-à-dire si elle répondait à un besoin social impérieux et était proportionnée au but légitime poursuivi, la Cour note d'emblée que la Convention ne s'oppose pas aux mesures préventives de ce type (voir, mutatis mutandis, M. c. Italie, no 12386/86, décision de la Commission du 15 avril 1991, Décisions et rapports 70, p. 59).
47.  La Cour considère toutefois que plus la procédure se prolongeait sans marquer de progrès et plus l'absence de toute preuve à la charge du requérant perdurait, plus l'intérêt lié au but légitime perdait de son poids. Parallèlement, plus le temps passait, plus l'intérêt lié au droit à la libre circulation du requérant, qui en l'espèce s'analysait en un aspect de son droit au respect de sa vie privée, l'emportait sur les impératifs de la sécurité nationale et de la prévention des infractions pénales.
48.  A cet égard, la Cour observe que durant les quinze années de procédure au cours desquelles le requérant subit l'interdiction de quitter le territoire aucune preuve plaidant dans le sens de l'existence d'un danger pour la sécurité nationale, ou d'un risque d'infraction pénale, n'a figuré dans le dossier. L'inexistence d'un tel danger est par ailleurs confirmée par le fait que la cour d'assises n'a jamais prononcé d'interdiction de quitter le territoire à l'encontre du requérant. En outre, les autorités administratives n'ont, de leur côté, jamais motivé l'interdiction litigieuse. Or la Cour voit mal comment le simple fait qu'en 1984 le requérant avait fait l'objet de soupçons d'appartenance à une organisation illégale, ou que la procédure y relative était toujours pendante, pouvait justifier, pendant quinze ans, des mesures aussi lourdes à son encontre en l'absence de tout élément concret témoignant d'un risque réel qu'il commette des infractions. La Cour souligne par ailleurs que le requérant n'avait aucun antécédent pénal et qu'il a finalement été acquitté de l'accusation en question, aucun élément concret suggérant son affiliation aux organisations concernées n'ayant pu être trouvé au cours des enquêtes préliminaires et du procès.
49.  La Cour rappelle enfin la situation personnelle et familiale qui était celle du requérant lorsqu'il vivait en Allemagne (paragraphe 42 ci-dessus) et prend en considération l'incertitude et le bouleversement que le maintien indéfini de la mesure litigieuse a pu causer dans sa vie.
50.  A une époque où la liberté de circulation, et en particulier la circulation transfrontalière, est considérée comme essentielle pour l'épanouissement de la vie privée, surtout quand il s'agit de personnes, tel le requérant, ayant des liens familiaux, professionnels et économiques ancrés dans plusieurs pays, refuser cette liberté sans aucune motivation à une personne relevant de sa juridiction constitue, de la part d'un Etat, un manquement grave à ses obligations.
Le fait que la « liberté de circulation » soit garantie en tant que telle à l'article 2 du Protocole no 4, signé mais non ratifié par la Turquie, ne tire pas à conséquence quant à ce constat, étant donné qu'un seul et même fait peut se heurter à plus d'une disposition de la Convention et de ses Protocoles (Poiss c. Autriche, arrêt du 23 avril 1987, série A no 117, p. 108, § 66).
La Cour parvient à la conclusion qu'au bout d'un moment (paragraphe 47 ci-dessus) le maintien de l'interdiction de quitter le territoire national ne correspondait plus à un « besoin social impérieux » et était donc disproportionné aux buts, légitimes au regard de l'article 8 de la Convention, que la mesure poursuivait.
Il y a donc eu violation de l'article 8 de la Convention.
III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
51.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
52.  Le requérant réclame 153 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et 50 000 EUR pour préjudice moral.
53.  Le Gouvernement combat ces prétentions.
54.  Statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour octroie au requérant la somme de 25 000 EUR tous dommages confondus.
B.  Frais et dépens
55.  Le requérant demande également 6 670 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour.
56.  Le Gouvernement combat ces prétentions.
57.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, compte tenu des éléments en sa possession, des critères susmentionnés et des montants déjà versés au titre de l'assistance judiciaire, la Cour estime raisonnable d'accorder au requérant la somme de 1 350 EUR tous frais confondus.
C.  Intérêts moratoires
58.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Déclare la requête recevable ;
2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;
4.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention, 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros) pour dommages et 1 350 EUR (mille trois cent cinquante euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ou de taxe au moment du versement, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 décembre 2005, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P. Costa   Greffière Président
ARRÊT İLETMİŞ c. TURQUIE
ARRÊT İLETMİŞ c. TURQUIE 


Synthèse
Formation : Cour (deuxième section)
Numéro d'arrêt : 29871/96
Date de la décision : 06/12/2005
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 6-1 ; Violation de l'art. 8 ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Dommage matériel - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure nationale ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE PENALE, (Art. 6-1) DELAI RAISONNABLE, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE FAMILIALE, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE PRIVEE, (Art. 8-2) INGERENCE, (Art. 8-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 8-2) PREVUE PAR LA LOI


Parties
Demandeurs : ILETMIS
Défendeurs : TURQUIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2005-12-06;29871.96 ?
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