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13/12/2005 | CEDH | N°15250/02

CEDH | AFFAIRE BEKOS ET KOUTROPOULOS c. GRECE


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE BEKOS ET KOUTROPOULOS c. GRÈCE
(Requête no 15250/02)
ARRÊT
STRASBOURG
13 décembre 2005
DEFINITIF
13/03/2006
En l'affaire Bekos et Koutropoulos c. Grèce,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,   MM. J. Casadevall,    C.L. Rozakis,    G. Bonello,    R. Maruste,    S. Pavloschi,    J. Borrego Borrego, juges,  et de M. M. O'Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré

en chambre du conseil le 29 novembre 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'o...

QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE BEKOS ET KOUTROPOULOS c. GRÈCE
(Requête no 15250/02)
ARRÊT
STRASBOURG
13 décembre 2005
DEFINITIF
13/03/2006
En l'affaire Bekos et Koutropoulos c. Grèce,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,   MM. J. Casadevall,    C.L. Rozakis,    G. Bonello,    R. Maruste,    S. Pavloschi,    J. Borrego Borrego, juges,  et de M. M. O'Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 novembre 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 15250/02) dirigée contre la République hellénique et dont deux ressortissants grecs d'origine rom, M. Lazaros Bekos et M. Eleftherios Koutropoulos (« les requérants »), ont saisi la Cour le 4 avril 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Les requérants sont représentés devant la Cour par le Centre européen des droits des Roms (European Roma Rights Centre), une organisation de droit international qui surveille la situation des Roms en matière de droits de l'homme à travers l'Europe, et le Greek Helsinki Monitor, membre de la Fédération internationale Helsinki. Le gouvernement défendeur (« le Gouvernement ») est représenté par les délégués de son agent, M. V. Kyriazopoulos et Mme V. Pelekou, respectivement conseiller et auditrice au Conseil juridique de l'Etat.
3.  Les requérants alléguaient qu'ils avaient fait l'objet de brutalités policières et que les autorités n'avaient pas mené d'enquête effective sur l'incident ; ils dénonçaient des violations des articles 3 et 13 de la Convention. Ils alléguaient également que les faits en question avaient été inspirés par des préjugés raciaux et qu'il y avait donc violation de l'article 14 de la Convention.
4.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
5.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
6.  Par une décision du 23 novembre 2004, la chambre a déclaré la requête recevable.
7.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
8.  Les requérants sont des ressortissants grecs d'origine rom nés en 1980 et résidant à Missolonghi, dans l'ouest de la Grèce.
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A.  Résumé des événements
9.  Le 8 mai 1998, vers 0 h 45, un véhicule de patrouille du commissariat de police de Missolonghi répondit à l'appel téléphonique du petit-fils du propriétaire d'un kiosque qui était en train d'être cambriolé. Arrivé sur les lieux, M. Pavlakis, le propriétaire, trouva le premier requérant qui tentait de pénétrer par effraction dans le kiosque au moyen d'une barre de fer tandis que le second requérant semblait faire le guet. Une lutte s'engagea entre M. Pavlakis et le second requérant, qui déclara par la suite que le propriétaire du kiosque lui avait donné un coup de poing au visage.
10.  Trois fonctionnaires de police, M. Sompolos, M. Alexopoulos et M. Ganavias, arrivèrent alors. Le premier requérant affirme qu'on le menotta d'abord sans le frapper. Puis un policier lui ôta les menottes et lui asséna plusieurs coups de matraque dans le dos et à la tête. Il cessa lorsque le premier requérant lui dit qu'il était malade et se sentait pris de vertiges.
11.  Après leur arrestation, les requérants furent conduits au commissariat de police de Missolonghi, où se trouvaient les fonctionnaires Tsikrikas, Avgeris, Zalokostas, Skoutas et Kaminatos. Le premier requérant allègue qu'en le conduisant à sa cellule un policier le frappa deux fois avec une matraque et un autre le gifla.
12.  A 10 heures du matin, le premier requérant fut conduit dans la salle d'interrogatoire, où, affirme-t-il, trois policiers lui donnèrent des coups de poing dans l'estomac et dans le dos pour essayer de lui faire avouer d'autres infractions et obtenir des informations sur les trafiquants de drogue dans les environs. Selon le premier requérant, les policiers se relayèrent pour le rouer de coups et le gifler. En outre, un autre policier l'aurait frappé avec la barre de fer utilisée pour la tentative de cambriolage, l'aurait projeté contre le mur en lui comprimant la gorge avec la barre, et l'aurait menacé de l'agresser sexuellement, lui disant « je vais t'e... » tout en essayant de baisser son pantalon.
13.  Le second requérant a aussi déclaré avoir été maltraité lors de l'interrogatoire. Tôt le matin, un policier lui aurait matraqué le dos et lui aurait donné des coups de pied dans l'abdomen puis serait revenu le frapper à nouveau. Par la suite, le second requérant a identifié ce policier comme étant M. Tsikrikas. Il a également affirmé que les policiers « lui avaient introduit une matraque dans le postérieur puis l'avaient approchée de [son] visage, en [lui] demandant si ça sentait ».
14.  Les requérants disent s'être entendus l'un l'autre crier et pleurer tout au long de l'interrogatoire. Le premier requérant a déclaré devant le tribunal interne : « J'entendais Koutropoulos pleurer dans l'autre pièce. » Le second requérant a dit ceci : « Je criais et je pleurais sous leurs coups. J'entendais aussi les cris et les pleurs de Bekos. » Les intéressés allèguent également avoir été insultés à maintes reprises au sujet de leur origine rom. Le premier requérant affirma dans sa déposition du 3 juillet 1998 devant le procureur que le policier qui lui avait comprimé la gorge avec la barre de fer lui avait dit « vous, les mecs, vous b... vos sœurs » et « vos mères sont b... par d'autres » (voir aussi le paragraphe 25 ci-dessous).
Le Gouvernement conteste que les requérants aient subi des voies de fait ou aient essuyé des insultes racistes pendant leur garde à vue.
15.  Les requérants furent détenus jusqu'au matin du 9 mai 1998. A 11 heures, ils furent conduits devant le procureur de Missolonghi. Le premier requérant fut inculpé de tentative de vol et le second de complicité de tentative de vol. Le procureur fixa la date du procès et remit les requérants en liberté. En novembre 1999, les requérants furent condamnés respectivement à trente jours et vingt jours d'emprisonnement, peines assorties d'un sursis de trois ans.
16.  Le 9 mai 1998, les intéressés s'étaient rendus à l'hôpital régional dans le but de faire constater leurs blessures par un médecin. Toutefois, l'interne qui les ausculta put seulement noter qu'ils présentaient des ecchymoses. Pour se procurer des preuves plus solides de leurs blessures, les requérants consultèrent un médecin légiste à Patras. Celui-ci délivra un certificat médical daté du 9 mai 1998, dans lequel il déclara que les requérants présentaient « des blessures légères provoquées au cours des dernières vingt-quatre heures par un lourd instrument contondant (...) ». En particulier, le premier requérant avait « deux contusions parallèles d'un rouge profond (presque noir) avec des zones de peau saine, s'étendant sur 10 cm environ de l'articulation de l'épaule gauche à la zone du muscle deltoïde et l'articulation de l'épaule droite ; il se plai[gnait] de douleurs au genou et dans la zone pariétale gauche ». Le second requérant présentait « de multiples contusions parallèles, « doubles », d'un rouge profond (presque noir) avec des zones de peau saine s'étendant sur 12 cm environ de l'articulation de l'épaule gauche le long du pli arrière de l'aisselle au bas de l'omoplate, une contusion de la même couleur d'environ 5 cm à l'arrière de la partie supérieure gauche du bras et une contusion de la même couleur d'environ 2 cm sur l'articulation carpienne droite. Il se plai[gnait] de douleurs au côté droit de la zone pariétale ainsi qu'à l'abdomen [et] d'un déchirement d'un ménisque du genou droit. Il souffr[ait] lorsqu'il se dépla[çait] et il a[vait] du mal à marcher ». Les requérants ont communiqué à la Cour des photographies de leurs blessures prises le jour de leur libération. Le Gouvernement révoque en doute l'authenticité de ces clichés et soutient qu'ils auraient d'abord dû être remis aux autorités internes. Il conteste aussi la crédibilité du médecin légiste qui a examiné les requérants et qui, selon lui, a déjà été condamné pour parjure.
17.  Le 11 mai 1998, le Greek Helsinki Monitor et le Groupe grec de défense des droits des minorités adressèrent au ministère de l'Ordre public une lettre ouverte commune pour protester contre l'incident. La lettre était intitulée : « objet : incident de mauvais traitements infligés à de jeunes Roms (Tsiganes) par des fonctionnaires de police » ; il y était indiqué que des membres des deux organisations susmentionnées avaient eu des contacts directs avec les deux victimes au cours d'une longue visite qu'ils avaient effectuée dans des campements roms en Grèce et qu'ils avaient recueilli une trentaine de déclarations faisant état d'incidents analogues de mauvais traitements envers des Roms. Le Greek Helsinki Monitor et le Groupe grec de défense des droits des minorités demandaient instamment au ministre de l'Ordre public en personne de faire en sorte qu'une enquête fût promptement menée sur l'incident et que les policiers impliqués fussent punis. Ils exprimaient l'opinion qu'il fallait donner à tous les commissariats de police du pays des instructions précises et détaillées sur la manière dont la police devait traiter les Roms. Plusieurs journaux grecs rendirent compte de l'incident par la suite.
B.  L'enquête administrative sur l'incident
18.  Le 12 mai 1998, une certaine publicité ayant été donnée à l'incident, le ministère de l'Ordre public décida d'ouvrir une enquête informelle.
19.  Puis, comme l'incident avait encore fait l'objet d'une plus grande publicité, la direction de la police grecque demanda la modification de l'enquête interne en enquête administrative sous serment (Ενορκη Διοικητική Εξέταση). Celle-ci débuta le 26 mai 1998.
20.  Le rapport sur cette enquête fut publié le 18 mai 1999. Les policiers qui avaient arrêté les requérants y étaient identifiés et la conclusion était que leur comportement au cours de l'arrestation avait été « légal et approprié ». Il était dit par ailleurs que deux autres policiers, M. Tsikrikas et M. Avgeris, s'étaient montrés « particulièrement cruels » envers les requérants pendant leur garde à vue. Le rapport relevait que le premier requérant avait invariablement identifié ces deux policiers dans ses dépositions sous serment des 30 juin et 23 octobre 1998 et que le second requérant avait aussi répété tout au long de l'enquête que M. Tsikrikas était le policier qui l'avait maltraité.
21.  Plus précisément, il était établi que M. Tsikrikas avait maltraité les requérants en les frappant avec une matraque et/ou en leur donnant des coups de pied dans l'abdomen. Le rapport indiquait en outre que, même si les deux policiers niaient avoir maltraité les requérants, ni l'un ni l'autre n'avait pu « expliquer de manière convaincante et logique où et comment les plaignants avaient été blessés, alors que le médecin légiste avait affirmé que les mauvais traitements avaient eu lieu à un moment qui correspondait à celui de la garde à vue ».
22.  Le rapport recommandait donc de prendre des mesures disciplinaires – « une suspension temporaire » – à l'encontre de M. Tsikrikas et de M. Avgeris. L'enquête disculpa les autres fonctionnaires de police identifiés par les requérants. En dépit de cette recommandation, ni M. Tsikrikas ni M. Avgeris ne furent suspendus de leurs fonctions.
23.  Le 14 juillet 1999, le directeur de la police grecque infligea une amende de 20 000 drachmes (moins de 59 euros) à M. Tsikrikas au motif qu'il n'avait pas « pris les mesures nécessaires pour empêcher ses subordonnés de faire subir des traitements cruels aux détenus ». Le directeur de la police reconnut que les requérants avaient été maltraités. Il déclara que « les détenus avaient été frappés par des fonctionnaires de police pendant leur garde à vue (...) et avaient été blessés ».
C.  Les poursuites pénales contre des fonctionnaires de police
24.  Le 1er juillet 1998, les requérants et le père du premier d'entre eux déposèrent plainte contre le commandant en chef adjoint du commissariat de police de Missolonghi et « tous les autres » policiers du commissariat qui étaient « responsables ».
25.  Le 3 juillet 1998, le premier requérant fit une déclaration sous serment concernant ses allégations de mauvais traitements. Il affirma qu'au moment de son arrestation il avait été frappé à la tête avec une matraque par un « grand policier blond » qui l'avait aussi frappé au commissariat de police, et qu'il avait reçu des insultes racistes (paragraphe 14 ci-dessus).
26.  Le 18 décembre 1998, le procureur de Missolonghi pria le juge d'instruction de cette ville de mener une enquête préliminaire sur l'incident (προανάκριση). Les résultats de l'enquête furent communiqués au procureur près la cour d'appel de Patras. En janvier 2000, celle-ci ordonna l'ouverture d'une enquête judiciaire officielle sur l'incident (κύρια ανάκριση).
27.  Le 27 janvier 1999 et le 1er février 2000, le premier requérant déclara que le comportement des policiers n'avait pas été « si grave », qu'il voulait « tourner la page » et ne souhaitait pas que « les policiers fussent punis ». Aux mêmes dates, le second requérant répéta qu'il avait été passé à tabac par M. Tsikrikas, mais dit que le comportement des policiers avait été « brutal à juste titre » et qu'il ne voulait pas qu'ils fussent poursuivis. Il présenta ses excuses au propriétaire du kiosque et expliqua qu'il voulait « tourner la page » parce qu'il entrait dans l'armée et voulait « reprendre le droit chemin ».
28.  Le 31 août 2000, le procureur de Missolonghi recommanda l'ouverture de poursuites pénales contre trois policiers, MM. Tsikrikas, Kaminatos et Skoutas, pour violences physiques au cours d'un interrogatoire.
29.  Le 24 octobre 2000, la chambre d'accusation du tribunal pénal de première instance (Συμβούλιο Πλημμελειοδικών) de Missolonghi prononça la mise en accusation de M. Tsikrikas. Selon elle, « les preuves disponibles montr[ai]ent que M. Tsikrikas avait maltraité [les requérants] lors de l'interrogatoire préliminaire dans le but de leur faire avouer la tentative de vol (...) et d'autres infractions similaires non élucidées qu'ils auraient commises par le passé ». La chambre d'accusation ajoutait que M. Tsikrikas n'était pas parvenu à fournir une explication plausible aux blessures subies par les requérants pendant l'interrogatoire et relevait que ceux-ci avaient l'un et l'autre identifié sans hésitation en M. Tsikrikas le policier qui les avait maltraités. Elle décida par contre d'abandonner les poursuites contre MM. Kaminatos et Skoutas au motif que leur présence au moment des événements n'était pas établie (acte d'accusation no 56/2000).
30.  Le procès de M. Tsikrikas eut lieu les 8 et 9 octobre 2001 devant la cour d'appel de Patras, siégeant en formation de trois juges. La cour entendit plusieurs témoins et les requérants, qui réitérèrent leurs allégations de mauvais traitements (paragraphes 10-14 ci-dessus). Déposa, entre autres, M. Dimitras, un représentant du Greek Helsinki Monitor ; il déclara que cette organisation surveillait la situation des Roms en Grèce et que l'incident lui avait été rapporté au cours d'une visite qu'il avait effectuée dans des campements roms/tsiganes. Il dit avoir été horrifié lorsqu'il avait vu les blessures que portaient les corps des requérants et que ceux-ci avaient d'abord craint de porter plainte contre les policiers. M. Dimitras mentionna également les démarches que le Greek Helsinki Monitor avait entreprises par la suite pour prêter assistance aux requérants. La cour donna aussi lecture, entre autres documents, de la lettre ouverte conjointe du Greek Helsinki Monitor et du Groupe grec de défense des droits des minorités au ministère de l'Ordre public (paragraphe 17 ci-dessus).
31.  Le 9 octobre 2001, la cour conclut qu'il n'était pas démontré que M. Tsikrikas eût participé à quelques mauvais traitements que ce fût et le déclara non coupable (décision no 1898/2001). Elle commença par évoquer les circonstances dans lesquelles les requérants avaient été arrêtés et la façon dont des membres du Greek Helsinki Monitor s'étaient occupés du cas des requérants, en relevant que cette organisation surveillait les violations des droits de l'homme dont les minorités seraient victimes. Elle prit aussi en compte les constatations du médecin légiste. Elle aboutit à la conclusion que voici :
« (...) Apparemment, le second [requérant] et M. Pavlakis en sont venus aux mains. En outre, les [requérants] étant légèrement vêtus, il n'est pas étonnant qu'ils aient été blessés pendant la bagarre qui eut lieu au moment de leur arrestation. Même si certaines des blessures ont été infligées par des policiers pendant la garde à vue, il n'a pas été démontré que l'accusé y ait participé d'une façon ou d'une autre car il était absent lorsque MM. Bekos et Koutropoulos furent amenés au poste de police et il ne les rencontra qu'environ deux heures plus tard, lorsqu'il arriva lui-même au commissariat. Dans sa déposition sous serment datée du 3 juillet 1998, le premier [requérant] a déclaré qu'au moment de son arrestation il avait été frappé avec une matraque par un grand policier blond (description qui ne correspond pas à la physionomie de l'accusé) et que le même policier l'avait également battu pendant la garde à vue. Or l'accusé n'était pas présent lorsque les [requérants] furent arrêtés. Si ceux-ci avaient effectivement été frappés par des fonctionnaires de police pendant leur garde à vue, ils en auraient informé leurs proches venus au commissariat cette nuit-là. Par conséquent, l'accusé doit être déclaré non coupable. »
32.  Le droit grec ne permettait pas aux requérants, qui s'étaient constitués partie civile au procès, de faire appel de la décision.
II.  RAPPORTS D'ORGANISATIONS INTERNATIONALES SUR LA DISCRIMINATION DONT LES ROMS SERAIENT VICTIMES
33.  Dans ses rapports par pays ces dernières années, la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance (ECRI) du Conseil de l'Europe s'est dite préoccupée par les actes de violence à motivation raciste perpétrés par la police, en particulier contre les Roms, dans un certain nombre de pays européens dont la Bulgarie, la France, la Grèce, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, la Roumanie et la Slovaquie.
34.  Dans le rapport qu'il a établi en 2002, à la demande de la Commission européenne, sur la situation des droits fondamentaux dans l'Union européenne et ses Etats membres, le réseau d'experts indépendants en droits fondamentaux de l'Union européenne (UE) indique qu'ont été signalés dans plusieurs Etats membres de l'Union européenne tels que l'Autriche, la France, la Grèce, l'Irlande, l'Italie et le Portugal, des abus de la police à l'égard des Roms et de certains autres groupes, dont des violences physiques et un recours excessif à la force.
35.  Dans son deuxième rapport sur la Grèce qu'elle a adopté le 10 décembre 1999 et publié le 27 juin 2000, l'ECRI dit notamment ceci :
« 26.  Il est fait état, de manière persistante, de nombreux cas dans lesquels des Roms/Tsiganes, des Albanais et d'autres immigrés seraient victimes de comportements illicites de la part de la police en Grèce. Les Roms/Tsiganes, en particulier, seraient fréquemment victimes d'un usage excessif de la force – ayant parfois des suites fatales – , de mauvais traitements et d'insultes verbales de la part de la police. Les contrôles et vérifications discriminatoires visant les membres de ces groupes sont monnaie courante. Il semble que, le plus souvent, ces affaires ne fassent l'objet que d'une enquête superficielle, dont les résultats manquent de transparence. La plupart de ces incidents ne donnent pas lieu au dépôt d'une plainte par la victime ; mais quand la victime porte des accusations, il arrive parfois, semble-t-il, que des pressions s'exercent sur elle afin qu'elle renonce à porter plainte. L'ECRI souligne le besoin urgent d'améliorer la réponse apportée par les mécanismes de contrôle interne et externe aux plaintes visant le comportement de la police à l'égard des membres de groupes minoritaires. A cet égard l'ECRI note avec intérêt la création récente d'une instance chargée d'examiner les plaintes visant les cas les plus graves de comportements illicites de la part de la police ; il importe que cette instance soit indépendante et accessible aux membres des groupes minoritaires.
27.  Parallèlement, l'ECRI encourage les autorités grecques à poursuivre leurs efforts en ce qui concerne la mise en place d'une formation initiale et d'une formation continue de la police en matière de droits de l'homme et de normes anti-discrimination. Des efforts supplémentaires doivent aussi être engagés pour assurer un recrutement permanent de membres de groupes minoritaires dans la police.
31.  Comme l'ECRI le notait dans son premier rapport, la population rom/tsigane de Grèce est particulièrement vulnérable aux désavantages, à l'exclusion et à la discrimination dans de nombreux domaines. (...)
34.  Il existe également des rapports indiquant que les Roms/Tsiganes sont victimes de discrimination dans divers secteurs de la vie publique. (...) Ils sont souvent en butte à un traitement discriminatoire, et parfois à des violences et des insultes de la part de la police. (...) »
36.  Dans son troisième rapport sur la Grèce, adopté le 5 décembre 2003 et publié le 8 juin 2004, l'ECRI déclare notamment ce qui suit :
« 67.  L'ECRI note avec inquiétude que, depuis l'adoption de son second rapport sur la Grèce, la situation des Roms en Grèce n'a pas fondamentalement changé et qu'en général, ils connaissent les mêmes difficultés – y compris des discriminations – en matière de logement, d'emploi, d'éducation ou d'accès aux services publics. (...)
69.  L'ECRI note avec satisfaction que le Gouvernement a pris d'importantes mesures pour améliorer les conditions de vie des Roms en Grèce. Il a mis en place un comité interministériel pour l'amélioration des conditions de vie des Roms. (...)
70.  (...) l'ECRI déplore les nombreux cas où les autorités locales refusent d'intervenir en faveur des Roms quand ceux-ci sont harcelés par des membres de la population locale. Elles refusent souvent aussi de leur accorder des droits que la loi garantit pourtant aux membres de la communauté rom au même titre qu'à tout autre citoyen grec. (...)
105.  L'ECRI exprime son inquiétude quant aux allégations sérieuses de mauvais traitements à l'encontre de membres des groupes minoritaires tels que les Roms et les immigrés en situation régulière ou non. Ces allégations de mauvais traitements vont de l'insulte raciste aux violences physiques infligées soit au moment d'une arrestation soit en détention. L'ECRI déplore notamment qu'une utilisation abusive d'armes à feux, parfois fatale, ait pu devenir l'objet d'allégations tenaces. Il en est de même en ce qui concerne des mauvais traitements infligés à des mineurs, ainsi que des expulsions de non-ressortissants en dehors de la procédure légale.
106.  Les autorités grecques ont indiqué qu'elles suivent attentivement la situation et qu'il existe des mécanismes permettant de sanctionner efficacement de tels abus. Par exemple, la Direction des affaires internes de la Police grecque a été mise en place en 1999 et a pour tâche de mener des investigations notamment sur des actes de torture et d'atteinte à la dignité humaine. La police – et notamment des fonctionnaires de police travaillant dans un autre secteur que celui de la personne mise en cause – et le Ministère public sont compétents à titres égaux et doivent informer cet organe quand ils traitent d'une affaire mettant en cause un policier. L'Ombudsman grec est aussi compétent pour enquêter, à la suite d'une plainte ou de son propre chef, sur les allégations de mauvais comportement d'agents de police, mais son pouvoir se limite à recommander de prendre des mesures appropriées. L'ECRI salue le fait que le Procureur général a récemment rappelé à ses subordonnés la nécessité de prévenir et de poursuivre avec toute la sévérité nécessaire les cas de mauvais traitements de la part de la police, notamment à l'encontre des non-ressortissants. Les autorités ont souligné le fait que les mauvais traitements existants étaient surtout dus aux conditions de détention difficiles. L'ECRI note avec satisfaction des exemples où des représentants de la loi ont été poursuivis et, dans certains cas, sanctionnés pour mauvais traitements. Toutefois, les ONG de droits de l'homme évoquent des cas d'impunité de fonctionnaires, responsables de violences pour lesquelles les poursuites n'ont pas abouti ou n'ont même pas été entamées. L'ECRI déplore une telle situation et espère qu'elle ne sera plus tolérée. »
37.  Dans leur rapport commun publié en avril 2003 (« Cleaning Operations – Excluding Roma in Greece » (« Les opérations de nettoyage – L'exclusion des Roms en Grèce »)), le Centre européen des droits des Roms et le Greek Helsinki Monitor, qui représentent les requérants en l'espèce, déclarent notamment :
« La surveillance des activités policières assurée par le CEDR et le GHM au cours des cinq dernières années a permis de constater que les mauvais traitements, notamment les sévices physiques et les insultes verbales racistes, dont les Roms font l'objet pendant les gardes à vue sont monnaie courante. Bien que les autorités grecques démentent que les mauvais traitements infligés aux Roms soient inspirés par le racisme, les victimes roms avec lesquelles le CEDR et le GHM se sont entretenus ont déclaré que les policiers les avaient insultées en employant des épithètes racistes.
Le sentiment anti-Roms qui habite les policiers se traduit souvent par des actes de harcèlement, des traitements inhumains et dégradants, des agressions physiques et verbales, ainsi que par des arrestations et détentions arbitraires de Roms par la police. Le CEDR et le GHM constatent régulièrement des mauvais traitements que des Roms subissent de la part de la police, que ce soit au moment de leur arrestation ou pendant leur garde à vue. Le fait que les policiers emploient des épithètes racistes dans certains cas de brutalités policières envers les Roms est un signe que les préjugés raciaux jouent un rôle dans l'hostilité dont les policiers font montre quand ils ont affaire à des Roms. (...) »
III.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
38.  Selon l'article 2 § 1 de la Constitution grecque, le respect et la protection de la valeur humaine constituent l'obligation primordiale de la République.
39.  L'article 5 § 2 de la Constitution énonce :
« Tous ceux qui se trouvent sur le territoire hellénique jouissent de la protection absolue de leur vie, de leur honneur et de leur liberté sans distinction de nationalité, de race, de langue, de convictions religieuses ou politiques. Des exceptions sont permises dans les cas prévus par le droit international (...) »
40.  La loi no 927/1979 (telle qu'elle a été modifiée par la loi no 1419/1984 et la loi no 2910/2001) est le principal texte d'application consacré à la prévention des actes ou activités s'apparentant à de la discrimination raciale ou religieuse.
IV.  LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT
41.  La Directive 2000/43/CE du Conseil de l'Union européenne du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d'origine ethnique et la Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail, énoncent, respectivement à l'article 8 et à l'article 10 :
« 1.  Les Etats membres prennent les mesures nécessaires, conformément à leur système judiciaire, afin que, dès lors qu'une personne s'estime lésée par le non-respect à son égard du principe de l'égalité de traitement et établit, devant une juridiction ou une autre instance compétente, des faits qui permettent de présumer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte, il incombe à la partie défenderesse de prouver qu'il n'y a pas eu violation du principe de l'égalité de traitement.
2.  Le paragraphe 1 ne fait pas obstacle à l'adoption par les Etats membres de règles de la preuve plus favorables aux plaignants.
3.  Le paragraphe 1 ne s'applique pas aux procédures pénales.
5.  Les Etats membres peuvent ne pas appliquer le paragraphe 1 aux procédures dans lesquelles l'instruction des faits incombe à la juridiction ou à l'instance compétente. »
EN DROIT
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
58.  Les requérants allèguent que les mauvais traitements subis par eux ainsi que l'absence d'enquête effective sur l'incident sont en partie dus à leur origine ethnique rom. Ils y voient une violation de l'article 14 de la Convention, ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
A.  Les thèses défendues par les parties
59.  Les requérants admettent que, pour apprécier les éléments en sa possession, la Cour applique le critère de la « preuve au-delà de tout doute raisonnable », mais ils relèvent que la Cour a précisé qu'il n'est pas besoin d'atteindre un degré de probabilité aussi élevé que pour les procès en matière pénale. Selon eux, lorsque le plaignant établit un commencement de preuve d'une discrimination, le fardeau de la preuve doit se déplacer sur le gouvernement défendeur.
60.  Pour ce qui est des circonstances de la présente affaire, les requérants soutiennent que la nature de l'incident lui-même, les propos racistes employés par la police et le fait que les autorités internes manquent invariablement à sanctionner les brutalités policières anti-Roms démontrent de manière patente l'existence d'abus à motivation raciale et un déni de responsabilité. Les requérants rappellent à cet égard que les fonctionnaires de police avaient expressément employé un langage raciste et avaient évoqué l'origine ethnique des intéressés d'une manière péjorative. Les observations discriminatoires que ces fonctionnaires ont criées pendant la garde à vue devraient être replacées dans le contexte plus large du racisme et de l'hostilité systématiques que les représentants de l'ordre en Grèce manifestent de manière réitérée à l'encontre des Roms. Des organisations intergouvernementales et de défense des droits de l'homme ont largement fait état de cette attitude.
61.  Le Gouvernement souligne que la Cour exige constamment une « preuve au-delà de tout doute raisonnable » et qu'en l'espèce il n'existe aucune preuve d'acte d'inspiration raciste de la part des autorités. Il dément avec force que les requérants aient été maltraités ; toutefois, même à supposer que les fonctionnaires de police qui ont été mêlés à l'incident aient agi d'une manière violente, le Gouvernement croit que leur comportement n'avait pas une motivation raciale mais tenait au fait que les requérants avaient déjà commis une infraction.
62.  Le Gouvernement avance en outre que dans son dernier rapport sur la Grèce (paragraphe 36 ci-dessus) l'ECRI a appelé l'attention des autorités grecques sur la situation des Roms, en insistant en particulier sur les problèmes de discrimination auxquels ceux-ci se heurtent en matière de logement, d'emploi, d'éducation et d'accès aux services publics. L'ECRI a aussi souligné qu'il importe de vaincre la résistance locale aux initiatives favorables aux Roms mais s'est félicitée de ce que le gouvernement eût pris des mesures importantes pour améliorer les conditions de vie des Roms en Grèce. Le Gouvernement observe que le rapport ne mentionne aucune autre forme de discrimination que subiraient les Roms quant aux droits que garantit la Convention. Il rappelle enfin que la Constitution grecque proscrit expressément la discrimination raciale et relève que l'Etat a entrepris récemment une action pour transposer dans l'ordre juridique grec les directives 2000/43/CE et 2000/78/CE de l'Union européenne contre le racisme.
B.  L'appréciation de la Cour
1.  Sur le point de savoir si l'Etat défendeur est responsable en cas de traitement dégradant infligé en raison de la race ou de l'origine ethnique des victimes
63.  La discrimination consiste à traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (Willis c. Royaume-Uni, no 36042/97, § 48, CEDH 2002-IV). La violence raciale constitue une atteinte particulière à la dignité humaine et, compte tenu de ses conséquences dangereuses, elle exige une vigilance spéciale et une réaction vigoureuse de la part des autorités. C'est pourquoi celles-ci doivent recourir à tous les moyens dont elles disposent pour combattre le racisme et la violence raciste, en renforçant ainsi la conception que la démocratie a de la société, y percevant la diversité non pas comme une menace mais comme une richesse (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 145, CEDH 2005-VII).
64.  Saisie du grief des requérants, tel qu'il a été formulé par eux, tiré de la violation de l'article 14, la Cour a pour tâche d'établir si le racisme a constitué ou non un facteur ayant déclenché la conduite incriminée des fonctionnaires de police et a entraîné de ce fait une violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 3.
65.  La Cour rappelle que, pour l'appréciation des éléments de preuve, elle retient le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (...). Elle n'en exclut pas moins la possibilité d'inviter, dans certains cas où est dénoncée une discrimination, le gouvernement défendeur à réfuter un grief défendable de discrimination et, s'il ne le fait pas, de conclure à la violation de l'article 14 de la Convention. Toutefois, lorsqu'il est allégué – comme en l'espèce – qu'un acte de violence était motivé par des préjugés raciaux, une telle démarche reviendrait à exiger du gouvernement défendeur qu'il prouve que la personne concernée n'a pas adopté une attitude subjective particulière. Si dans les ordres juridiques de nombreux pays la preuve de l'effet discriminatoire d'une politique ou d'une décision dispense de prouver l'intention s'agissant d'une discrimination qui se serait produite dans les domaines de l'emploi ou de la prestation de services, cette démarche est difficile à transposer dans une affaire où un acte de violence aurait été motivé par des considérations raciales (Natchova et autres [GC], précité, § 157).
66.  En conséquence, pour ce qui est des faits de la présente affaire, la Cour estime que, si le comportement des fonctionnaires de police pendant la garde à vue des requérants appelle de sérieuses critiques, ce comportement ne constitue pas en soi une base suffisante pour que l'on puisse conclure que le traitement infligé par la police aux intéressés était motivé par le racisme. Par ailleurs, pour autant que les requérants invoquent des informations à caractère général sur les abus auxquels la police se livre à l'encontre des Roms en Grèce, la Cour ne saurait perdre de vue que son seul souci est d'établir si en l'espèce le traitement infligé aux requérants était motivé par le racisme (Natchova et autres [GC], précité, § 155). Enfin, la Cour estime que le manquement allégué des autorités à mener une enquête effective sur le mobile prétendument raciste de l'incident ne doit pas faire peser la charge de la preuve sur le gouvernement défendeur en ce qui concerne la violation alléguée de l'article 14 combiné avec le volet matériel de l'article 3. Le respect par les autorités de leur obligation procédurale est une question distincte, sur laquelle la Cour reviendra plus loin (Natchova et autres [GC], précité, § 157).
67.  En résumé, après avoir apprécié l'ensemble des éléments pertinents, la Cour ne tient pas pour établi au-delà de tout doute raisonnable que des attitudes racistes aient joué un rôle dans le traitement que la police a fait subir aux requérants.
68.  Elle conclut donc à la non-violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 3 sous son aspect matériel.
2.  Sur le point de savoir si l'Etat défendeur a satisfait à son obligation d'enquêter sur l'hypothèse d'un mobile raciste
69.  La Cour considère que, lorsqu'elles enquêtent sur des incidents violents, les autorités de l'Etat ont de surcroît l'obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour découvrir s'il existait une motivation raciste et pour établir si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l'origine ethnique ont joué un rôle dans les événements. Certes, il est souvent extrêmement difficile dans la pratique de prouver une motivation raciste. L'obligation qu'a l'Etat défendeur d'enquêter sur d'éventuelles connotations racistes dans un acte de violence est une obligation de moyens et non de résultat absolu. Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables, vu les circonstances, pour recueillir et conserver les éléments de preuve, étudier l'ensemble des moyens concrets de découvrir la vérité et rendre des décisions pleinement motivées, impartiales et objectives, sans omettre des faits douteux révélateurs d'un acte de violence motivé par des considérations de race (voir, mutatis mutandis, Natchova et autres c. Bulgarie, nos 43577/98 et 43579/98, §§ 158-159, 26 février 2004).
70.  En outre, le devoir qu'ont les autorités de rechercher s'il existe un lien entre des attitudes racistes et un acte de violence constitue un aspect des obligations procédurales découlant pour elles de l'article 3 de la Convention, mais ce devoir peut également passer pour faire implicitement partie de la responsabilité qui incombe aux autorités, en vertu de l'article 14 de la Convention, d'assurer sans discrimination le respect de la valeur fondamentale consacrée par l'article 3. Compte tenu de l'interaction des deux dispositions, on peut considérer ou bien que des questions comme celles dont il s'agit en l'espèce appellent un examen sur le terrain de l'une des deux dispositions seulement, et qu'aucun problème distinct ne se pose au regard de l'autre, ou bien qu'elles exigent un examen sous l'angle des deux articles. Ce problème doit être tranché dans chaque cas, selon les faits et la nature des allégations formulées (voir, mutatis mutandis, Natchova et autres [GC], précité, § 161).
71.  En l'espèce, la Cour a déjà constaté1 que les autorités grecques avaient enfreint l'article 3 de la Convention en ce qu'elles n'avaient pas mené une enquête effective sur l'incident. Elle estime devoir examiner séparément le grief selon lequel elles ont de surcroît manqué à rechercher s'il existait un lien de causalité entre les attitudes racistes alléguées et les violences auxquelles la police s'est livrée à l'encontre des requérants.
72.  Les autorités qui ont enquêté sur les mauvais traitements qu'auraient subis les requérants disposaient des déclarations sous serment du premier d'entre eux qui affirmait que les intéressés n'avaient pas seulement été victimes de graves voies de fait, mais avaient eu à subir des insultes racistes de la police qui était responsable des mauvais traitements. Elles disposaient en outre de la lettre ouverte conjointe du Greek Helsinki Monitor et du Groupe grec de défense des droits des minorités qui s'élevait contre les mauvais traitements subis par les requérants, qui parlait des brutalités auxquelles la police grecque se livrait sur la personne de Roms, et faisait état d'une trentaine de témoignages oraux se rapportant à des incidents analogues de mauvais traitements dirigés contre des membres de la communauté rom. La lettre demandait instamment que des instructions précises et détaillées fussent données à tous les commissariats de police du pays en ce qui concerne le traitement des Roms par la police (paragraphe 17 ci-dessus).
73.  Combinées avec les rapports d'organisations internationales sur la discrimination dont la police grecque ferait preuve envers les Roms et des groupes similaires, notamment par des actes de violence physique et un recours excessif à la force, ces déclarations appelaient des vérifications. Pour la Cour, lorsque des éléments indiquant que des représentants de l'ordre ont proféré des injures racistes en même temps qu'ils se livraient à des mauvais traitements sur des personnes d'une minorité ethnique ou autre, il faut procéder à un examen approfondi de l'ensemble des faits afin de mettre au jour un mobile raciste éventuel (voir, mutatis mutandis, Natchova et autres [GC], précité, § 164).
74.  En l'espèce, bien que les autorités aient disposé de renseignements plausibles selon lesquels les violences alléguées avaient une motivation raciste, rien ne montre qu'elles aient examiné la question. En particulier, elles n'ont rien fait pour vérifier les déclarations du premier requérant, qui affirmait que lui et l'autre jeune homme avaient essuyé des insultes racistes, ou les autres déclarations mentionnées dans la lettre ouverte, qui faisaient état de mauvais traitements similaires infligés aux Roms ; elles ne semblent pas davantage avoir enquêté pour vérifier si M. Tsikrikas avait déjà été mêlé à des incidents analogues ou s'il avait jamais été accusé par le passé d'avoir manifesté des sentiments anti-Roms ; aucune enquête ne paraît davantage avoir été menée sur la question de savoir si les autres fonctionnaires du commissariat de Missolonghi respectaient leurs devoirs lorsqu'ils avaient affaire à des groupes ethniques minoritaires. La Cour note d'ailleurs que, même si le Greek Helsinki Monitor a déposé devant le tribunal dans la cause des requérants et que la motivation raciste possible de l'incident ne peut dès lors avoir échappé à la juridiction en question, celle-ci ne semble pas avoir particulièrement considéré cet élément puisqu'elle a traité l'affaire de la même manière qu'un cas n'ayant aucune connotation raciale.
75.  La Cour estime en conséquence que les autorités ont manqué à l'obligation qui leur incombait en vertu de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 3 de prendre toutes les mesures possibles pour rechercher si un comportement discriminatoire avait pu ou non jouer un rôle dans les événements. Il y a donc eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 3 sous son aspect procédural.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
4.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 3 en ce qui concerne l'allégation selon laquelle le traitement que la police a infligé aux requérants avait une motivation raciale ;
5.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 3 faute pour les autorités d'avoir recherché si l'incident avait pu être inspiré par des motivations racistes ;
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 13 décembre 2005, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O'Boyle Nicolas Bratza   Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions suivantes :
–  opinion concordante de Sir Nicolas Bratza ;
–  opinion séparée de M. Casadevall.
N.B.  M.O'B.
OPINION CONCORDANTE DE Sir Nicolas BRATZA
(Traduction)
Je souscris aux conclusions et aux motifs de la chambre, si ce n'est que j'ai les mêmes hésitations en ce qui concerne le passage figurant au paragraphe 65 de l'arrêt, qui s'inspire du paragraphe 157 de l'arrêt de la Cour dans l'affaire Natchova (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, CEDH 2005-VII), que j'avais dans l'affaire Natchova elle-même.
Bien que cela ne joue en rien sur l'issue de la présente cause, pas plus que cela n'avait joué dans l'affaire Natchova, je continue à penser que le paragraphe est libellé en termes trop larges lorsqu'il donne à entendre que, compte tenu des difficultés auxquelles un gouvernement serait confronté en matière de preuve, il n'y aurait pas souvent lieu, sinon jamais, de faire peser sur lui la charge de prouver qu'un acte donné contraire à la Convention (en l'espèce, à l'article 3 ; dans Natchova, à l'article 2) n'avait pas une motivation raciale. Comme dans l'affaire Natchova, j'estime que l'on peut assez aisément imaginer des circonstances dans lesquelles il serait justifié de demander à un gouvernement de prouver que l'origine ethnique d'un détenu n'a pas joué dans les mauvais traitements que des agents de l'Etat ont fait subir à celui-ci.
OPINION SÉPARÉE DE M. LE JUGE CASADEVALL
1.  Je me suis prononcé – sans trop de conviction, je l'avoue – en faveur d'un constat de non-violation de l'article 14 combiné avec l'article 3 de la Convention en ce qui concerne l'allégation des requérants selon laquelle les traitements infligés par la police avaient une motivation raciale (point 4 du dispositif). Ce vote m'a été dicté par la solidarité et la cohésion qui s'imposent après la récente décision de la Grande Chambre dans l'affaire Natchova et autres c. Bulgarie ([GC], nos 43577/98 et 43579/98, CEDH 2005-VII), laquelle soulève une question presque identique à celle de l'espèce, à savoir l'existence d'un mobile raciste dans le comportement des agents des forces de l'ordre. Je maintiens donc le point de vue que nous avons exprimé avec certains collègues dans notre opinion partiellement dissidente commune jointe à l'arrêt Natchova.
2.  En effet, la Cour ayant aussi constaté dans la présente affaire une double violation, sous les angles substantiel et procédural de l'article 3, il aurait suffi à mon avis de conclure également à la violation de l'article 14 en adoptant une approche globale du grief, sans minimiser le problème en le rattachant aux simples aspects procéduraux de l'article 3.
3.  Les graves présomptions, précises et concordantes, qui découlent de l'ensemble des faits du dossier, auxquelles s'ajoutent les « renseignements plausibles selon lesquels les violences alléguées avaient une motivation raciste (...) » (paragraphe 74 de l'arrêt) ainsi que la lettre ouverte du 11 mai 1998 adressée conjointement par le Greek Helsinki Monitor et le Groupe grec de défense des droits des minorités au ministère de l'Ordre public (paragraphe 17 de l'arrêt), confirment la conclusion que l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 3, sans nécessité de distinguer entre les aspects matériel et procédural, a été violé.
1.  NDLR : partie de l’arrêt non publiée au Recueil.
ARRÊT BEKOS ET KOUTROPOULOS c. GRÈCE
ARRÊT BEKOS ET KOUTROPOULOS c. GRÈCE 


Synthèse
Formation : Cour (quatrième section)
Numéro d'arrêt : 15250/02
Date de la décision : 13/12/2005
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violations de l'art. 3 ; Aucune question distincte au regard de l'art. 13 ; Non-violation de l'art. 14+3 (allégation de traitement raciste) ; Violation de l'art. 14+3 (absence d'investigations concernant de possibles motifs racistes)

Analyses

(Art. 13) RECOURS EFFECTIF, (Art. 14) DISCRIMINATION


Parties
Demandeurs : BEKOS ET KOUTROPOULOS
Défendeurs : GRECE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2005-12-13;15250.02 ?
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