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02/02/2006 | CEDH | N°66783/01

CEDH | MELCHIOR c. ALLEMAGNE


TROISIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 66783/01  présentée par Ib MELCHIOR
contre Allemagne 
[TRADUCTION]
EN FAIT
Le requérant, M. Ib Melchior, est un ressortissant américain né en 1917 et résidant à Los Angeles. Il est représenté devant la Cour par Me Huntemann, avocate à Berlin.
A.  Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
1.  La genèse de l’affaire
En 1937, le père du requérant, alors de nationalité danois

e, possédait un domaine de cent hectares à Chossewitz (le « domaine de Chossewitz »), dans la région du Niederl...

TROISIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 66783/01  présentée par Ib MELCHIOR
contre Allemagne 
[TRADUCTION]
EN FAIT
Le requérant, M. Ib Melchior, est un ressortissant américain né en 1917 et résidant à Los Angeles. Il est représenté devant la Cour par Me Huntemann, avocate à Berlin.
A.  Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
1.  La genèse de l’affaire
En 1937, le père du requérant, alors de nationalité danoise, possédait un domaine de cent hectares à Chossewitz (le « domaine de Chossewitz »), dans la région du Niederlausitz, sur le territoire de l’ex-République démocratique allemande (RDA). Il émigra aux Etats-Unis en 1939 et obtint la nationalité américaine en 1947. Le domaine de Chossewitz fut d’abord donné en location au département allemand de l’agriculture et de la sylviculture dans la zone d’occupation soviétique (Deutsche Verwaltung für Land- und Forstwirtschaft in der sowietischen Besatzungszone), qui fut ensuite désigné comme administrateur. En 1956 fut émis un certificat juridique (Rechtsträgernachweis) qui déclara le domaine de Chossewitz propriété de la RDA (Eigentum des Volkes). Lorsque son père décéda en 1973, le requérant hérita du domaine ainsi que de toute créance d’indemnisation susceptible d’être honorée par un gouvernement quant à ce bien. Par la suite, il déclara devant le consulat du Danemark à Los Angeles qu’il souhaitait renoncer à la succession en faveur de sa sœur, ressortissante danoise. En 1995, il revint sur sa renonciation avec le consentement de sa sœur.
Dans les années 1970, la RDA entama des négociations bilatérales avec le Royaume du Danemark au sujet de questions financières et patrimoniales non résolues. En 1976, le gouvernement danois déclara que le domaine de Chossewitz devait donner lieu à une indemnisation de la part de la RDA.
Entre 1984 et 1987, cet Etat conclut plusieurs accords d’indemnisation globale (Globalentschädigungsabkommen) avec des pays d’Europe de l’Ouest. Le 3 décembre 1987, il signa un tel accord avec les autorités danoises ; celui-ci prévoyait le paiement de 19 millions de couronnes danoises (DKK) au Danemark en règlement des questions financières et patrimoniales en suspens. L’accord entra en vigueur le 1er mars 1988. Après la réunification allemande, la République fédérale d’Allemagne (RFA) succéda à cet accord conformément à l’article 12 du traité d’union (Einigungsvertrag) à la suite de la proclamation, le 15 octobre 1992, de l’extinction des accords internationaux conclus entre la RDA et le Danemark (Bekanntmachung über das Erlöschen völkerrechtlicher Übereinkünfte der DDR mit Dänemark).
Lors de la négociation de l’accord d’indemnisation globale, les deux Etats avaient divergé sur la question de savoir si quatre biens immobiliers précis, dont le domaine de Chossewitz, devaient tomber ou non dans le champ d’application de l’accord. La délégation de la RDA estimait que, du fait de sa taille, le domaine de Chossewitz devait être considéré comme un Großgrundbesitz (terrain de plus de cent hectares situé dans la zone d’occupation soviétique de l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale) et que, étant visé par la réforme foncière (Bodenreform), il ne devait pas donner lieu à une indemnisation. La RDA alléguait par ailleurs que le domaine de Chossewitz était devenu sa propriété (Eigentum des Volkes). Toutes les demandes sur lesquelles les deux délégations s’étaient entendues furent ajoutées à une liste préparée par la délégation danoise et distribuée lors de la conclusion de l’accord. Le différend susmentionné empêcha de faire figurer le domaine de Chossewitz sur cette liste.
L’article 6 de l’accord d’indemnisation globale prévoyait que toutes les questions financières et patrimoniales non résolues entre les parties devraient avoir été complètement et définitivement réglées à l’entrée en vigueur de l’accord. Les deux Etats avaient également exprimé dans le préambule de l’accord leur volonté de régler ces questions intégralement.
Après avoir déposé un dossier, la sœur du requérant obtint environ 100 000 marks allemands (DEM), prélevés sur la somme globale, au titre du domaine de Chossewitz.
2.  La procédure devant les tribunaux allemands après la réunification
En 1992, la RFA fut inscrite au registre foncier comme propriétaire du domaine de Chossewitz. Le requérant engagea par la suite une procédure en restitution du bien. Le 18 décembre 1996, le tribunal régional de Francfort-sur-l’Oder ordonna à la RFA de rendre le domaine et d’approuver la rectification du registre foncier. Il estima que la créance du requérant ne s’était pas éteinte avec le versement, par le gouvernement danois et conformément à l’accord d’indemnisation globale, d’environ 100 000 DEM à la sœur de l’intéressé. Il considéra que cet accord ne concernait que les créances de ressortissants danois sur des biens situés dans l’ex-RDA, tandis que le requérant avait la nationalité américaine.
La partie défenderesse forma un recours. La cour d’appel de Brandebourg infirma, le 8 mai 1998, le jugement du tribunal régional de Francfort-sur-l’Oder du 18 décembre 1996 et se prononça en défaveur du requérant. La juridiction d’appel constata que les faits pertinents et décisifs concernant l’accord d’indemnisation globale n’avaient pas été portés à la connaissance du tribunal régional. Elle estima que, bien que la RDA n’eût pas formellement exproprié le père du requérant, la créance de celui-ci s’était éteinte avec l’entrée en vigueur de l’accord d’indemnisation globale, qui couvrait également ce domaine même si celui-ci avait donné lieu à des discussions entre les deux parties au traité. En échange de la somme globale versée par la RDA, le gouvernement danois avait renoncé à faire valoir les prétentions éventuelles de ses ressortissants sur des biens situés dans l’ex-RDA.
Appliquant les articles 31 et suivants de la Convention de Vienne relative au droit des traités du 23 mai 1969 (la « Convention de Vienne »), la cour d’appel de Brandebourg jugea que l’accord d’indemnisation globale couvrait également le domaine de Chossewitz. Elle considéra que, si cette conclusion ne découlait pas directement de la formulation de l’accord, l’interprétation des articles 2 et 6 de celui-ci, combinés avec le préambule, montrait que les deux Etats avaient opté pour un règlement définitif et complet de l’ensemble des questions patrimoniales. Elle examina les documents provenant des négociations et constata que le gouvernement danois n’avait pas été satisfait du montant de l’indemnisation initialement proposé par la délégation de la RDA. La délégation danoise avait insisté pour que des indemnités fussent également versées au titre des quatre domaines faisant l’objet des discussions, afin de prévenir toute action indemnitaire de la part des personnes se prétendant les propriétaires de ces biens. La RDA avait alors accru le montant global d’une somme supplémentaire (appelée Restsumme) pour permettre au Danemark d’indemniser chacun des individus se disant propriétaires des domaines litigieux, après avoir satisfait les créanciers des biens figurant sur la liste distribuée à la conclusion de l’accord. En ajoutant la Restsumme, la RDA ne s’était pas trouvée dans l’obligation de renoncer à la thèse qu’elle défendait à propos de ces domaines et avait évité d’avoir à reconnaître les prétentions formulées à leur sujet. La cour d’appel estima que le fait que le domaine de Chossewitz n’eût pas été inclus sur la liste des créances ne prouvait pas qu’il n’était absolument pas visé par l’accord, mais plutôt que l’indemnité avait été payée sur la Restsumme.
Cette juridiction examina aussi une déclaration sur ce sujet émanant du ministère danois des Affaires étrangères (et fournie par le requérant). Elle conclut que, même si le ministère avait suggéré une autre appréciation de l’accord, sa déclaration portait sur les mêmes faits et ne donnait donc pas lieu à une autre interprétation en l’espèce. La cour d’appel de Brandebourg nota que la déclaration avait au contraire été soumise en même temps qu’un rapport de la commission chargée de distribuer la somme globale aux créanciers légitimes. Dans son rapport, cette commission expliquait qu’elle avait informé les créanciers des quatre domaines concernés, dont la sœur du requérant, que leur demande pouvait être satisfaite grâce à la Restsumme. Les intéressés n’avaient élevé aucune objection à cette procédure. D’autre part, la cour d’appel de Brandebourg vit dans le fait que la sœur du requérant eût accepté et perçu une indemnité provenant de la somme globale une indication supplémentaire que le domaine de Chossewitz était couvert par l’accord. Compte tenu de la relative importance de la somme globale, une lecture correcte des articles 2 et 6 révélait non seulement qu’en droit international public l’accord était contraignant pour les deux Etats parties, mais aussi qu’il réglait définitivement la question des créances privées de ressortissants danois à l’égard de l’ex-RDA. Distribuer la somme globale aux créanciers n’aurait eu aucun sens si ceux-ci avaient conservé leurs créances privées envers l’ex-RDA.
La cour d’appel de Brandebourg ne jugea pas déterminante la question de la validité de la renonciation à la succession à laquelle le requérant avait consenti en 1973 en faveur de sa sœur danoise. Vu la situation politique à l’époque, le requérant, en tant que ressortissant américain, ne pouvait espérer la conclusion d’un accord d’indemnisation analogue entre les Etats-Unis et la RDA. Il n’avait pas eu d’autre choix que de renoncer à la succession afin que sa famille pût percevoir de l’Etat danois une indemnisation pour le domaine de Chossewitz. Le fait qu’il n’eût retiré sa renonciation qu’en 1995, après que le contexte historique eut changé, prouvait qu’il avait initialement admis que l’indemnité provenant de la somme globale et versée à sa sœur mettait un terme définitif à toutes les prétentions concernant le domaine de Chossewitz. Dans ces conditions, et en dépit de sa nationalité américaine, l’accord lui était également opposable. La cour d’appel de Brandebourg estima aussi sans importance que l’accord eût été ou non incorporé au droit de la RDA conformément aux dispositions applicables.
Le requérant se pourvut en cassation. Le 22 avril 1999, la Cour fédérale de justice le débouta. Il engagea alors une action en réintégration dans ses droits et présenta des éléments qu’il n’avait jusque-là soumis qu’à la Cour fédérale de justice. Le 26 novembre 1999, la cour d’appel de Brandebourg repoussa sa demande. L’intéressé ne se pourvut pas en cassation contre cet arrêt.
Le requérant saisit la Cour constitutionnelle fédérale qui, le 4 octobre 2000, refusa d’admettre le recours. La haute juridiction ne se prononça pas sur la question de savoir si l’intéressé, qui avait omis de se pourvoir en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel de Brandebourg du 26 novembre 1999, avait épuisé les voies de recours s’offrant à lui devant les tribunaux ordinaires. Elle estima que l’interprétation donnée par la cour d’appel de l’accord d’indemnisation globale, qui s’était imposé à la RFA après la réunification, n’avait emporté violation d’aucun des droits fondamentaux du requérant. Elle dit qu’il incombait en principe aux juridictions de droit commun d’interpréter et d’appliquer les traités internationaux, son rôle à elle consistant à exercer un contrôle en se fondant sur les mêmes critères que lorsqu’elle était appelée à contrôler l’application que ces juridictions ordinaires avaient faite du droit interne. Elle jugea que le droit de propriété, tel que le consacre l’article 14 de la Loi fondamentale allemande, n’était pas applicable sur le territoire de l’ex-RDA. Partant, elle contrôla les arrêts de la cour d’appel de Brandebourg sous l’angle du principe d’égalité (Gleichheitsgrundsatz) énoncé à l’article 3 de la Loi fondamentale, combiné au principe de l’état de droit visé à l’article 20 § 3 de la Loi fondamentale. Elle estima qu’il y aurait eu violation de cet article 3 uniquement si l’interprétation des tribunaux ordinaires avait été manifestement erronée. Or tel n’avait pas été le cas. L’opinion de la cour d’appel de Brandebourg selon laquelle la créance du requérant s’était éteinte avec l’entrée en vigueur de l’accord d’indemnisation globale reposait sur le principe de la protection diplomatique, en vertu duquel un Etat peut, à travers ses ressortissants, se prévaloir de son droit de faire respecter les règles de droit international. Par conséquent, la renonciation du Danemark aux créances patrimoniales en échange du versement de la somme globale était valable en droit international aussi bien pour le requérant que pour les créanciers, que le droit interne offrît ou non cette possibilité de renonciation. De plus, la manière dont la cour d’appel de Brandebourg avait interprété l’accord d’indemnisation globale et appliqué les articles 31 et suivants de la Convention de Vienne ne pouvait passer pour arbitraire. Renvoyant à un arrêt de la Cour internationale de justice (affaires du Sud-Ouest africain, exceptions préliminaires, CIJ, Recueil 1962, p. 336), la Cour constitutionnelle fédérale déclara que l’objet et le but d’un traité international pouvaient primer sur la formulation dudit traité. Dans la mesure où le requérant alléguait une violation de l’article 31 § 2 a) de la Convention de Vienne au motif que la non-inscription du domaine de Chossewitz sur la liste des créances n’avait pas été considérée comme un élément décisif par les tribunaux internes, la Cour constitutionnelle fédérale estima que l’intéressé n’avait pas démontré que cette liste fût devenue partie intégrante de l’accord. Elle trouva que la cour d’appel de Brandebourg avait suffisamment examiné la liste lorsqu’elle avait apprécié le but de l’accord et le déroulement de sa négociation. Elle jugea conformes à l’article 3 de la Loi fondamentale (principe d’égalité) le raisonnement de la cour d’appel relatif à l’applicabilité de l’accord au requérant et son analyse des discussions préalables à l’accord, en particulier le fait que la RDA n’avait pas reconnu la créance de la sœur du requérant alors que, parallèlement, le Danemark avait dû insister sur cette créance afin que sa propre responsabilité ne fût pas engagée.
B.  Le droit interne et international pertinent
1.  L’accord d’indemnisation globale de 1987 entre la RDA et le Danemark
Selon son article 2, l’accord d’indemnisation globale portait sur des créances patrimoniales et financières détenues par le Danemark ainsi que par des ressortissants danois et des personnes morales danoises sur des biens administrés par la RDA, étant entendu que les intéressés devaient pouvoir justifier de leur qualité d’ayant droit à la fois au 8 mai 1945 et à la date de la signature de l’accord. L’article 1 prévoyait le versement de 19 millions de DKK par la RDA au Danemark à titre d’indemnisation pour les créances patrimoniales et financières visées à l’article 2.
En vertu de l’article 6, toutes les questions patrimoniales et financières non résolues entre les parties devaient avoir été complètement et définitivement réglées à l’entrée en vigueur de l’accord. Dans le préambule de l’accord, les deux Etats exprimaient leur volonté de parvenir à un règlement global de ces questions.
2.  La Convention de Vienne relative au droit des traités
Article 31 – Règle générale d’interprétation
« 1.  Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but.
2.  Aux fins de l’interprétation d’un traité, le contexte comprend, outre le texte, préambule et annexes inclus : a) tout accord ayant rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les parties à l’occasion de la conclusion du traité ; b) tout instrument établi par une ou plusieurs parties à l’occasion de la conclusion du traité et accepté par les autres parties en tant qu’instrument ayant rapport au traité.
3.  Il sera tenu compte, en même temps que du contexte : a) de tout accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité ou de l’application de ses dispositions ; b) de toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité ; c) de toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties.
4.  Un terme sera entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était l’intention des parties. »
Article 32 – Moyens complémentaires d’interprétation
« Il peut être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, et notamment aux travaux préparatoires et aux circonstances dans lesquelles le traité a été conclu, en vue, soit de confirmer le sens résultant de l’application de l’article 31, soit de déterminer le sens lorsque l’interprétation donnée conformément à l’article 31 : a) laisse le sens ambigu ou obscur ; ou b) conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable. »
GRIEFS
Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention européenne des Droits de l’Homme, le requérant se plaint de l’arrêt rendu par la cour d’appel de Brandebourg le 8 mai 1998 et des décisions ultérieures des juridictions allemandes qui ont confirmé cet arrêt.
EN DROIT
Le requérant allègue que l’arrêt rendu par la cour d’appel de Brandebourg le 8 mai 1998 et les décisions ultérieures des juridictions allemandes ont porté atteinte à son droit de propriété tel que le garantit l’article 1 du Protocole no 1, qui dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
Le requérant soutient qu’en se prétendant la propriétaire légitime du domaine de Chossewitz et en le privant du droit de faire inscrire son nom sur le registre foncier, la RFA a porté atteinte à son droit de propriété. Il serait devenu propriétaire du domaine par voie de succession et ni sa renonciation ni l’émission, en 1956, du certificat juridique qui déclara le domaine de Chossewitz propriété de la RDA ne lui auraient fait perdre son titre de propriété. Sa créance n’aurait pas été visée par l’accord d’indemnisation globale conclu entre le Danemark et la RDA. Le domaine n’aurait pas figuré sur la liste de biens distribuée lors des négociations et l’accord n’aurait pas été opposable à l’intéressé du fait de sa nationalité américaine. En outre, ce traité n’aurait pas concerné les créances de droit privé. Au moment de la signature de l’accord, en décembre 1987, ce serait l’intéressé, et non sa sœur, qui aurait été le propriétaire légitime du domaine de Chossewitz. Le requérant soutient que le Danemark n’avait aucune compétence ratione personae à son égard et que cet Etat n’était donc pas habilité à renoncer à faire valoir une créance de l’intéressé sur la RDA. Il considère également qu’en vertu de l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne la cour d’appel de Brandebourg aurait dû interpréter l’accord en se fondant en premier lieu sur sa formulation. L’article 6 de l’accord n’aurait pas étendu le champ d’application de celui-ci, mais aurait simplement concerné les créances de l’une des parties envers l’autre.
La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes (James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, pp. 29-30, § 37). La première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. La deuxième et la troisième, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, par exemple, Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 1999-II). Quant à savoir s’il y a eu ou non atteinte au droit de propriété, la Cour note qu’un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens existants » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété. Par contre, l’espoir de voir reconnaître un droit de propriété que l’on est dans l’impossibilité d’exercer effectivement ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (von Maltzan et autres c. Allemagne (déc.) [GC], nos 71916/01, 71917/01 et 10260/02, § 74, CEDH 2005-V, et Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, §§ 82 et 83, CEDH 2001-VIII).
En l’espèce, la Cour doit donc d’abord se pencher sur la question de l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1. A cette fin, elle doit examiner si le requérant avait un « bien » au sens de cette disposition.
Comme l’a indiqué la Cour constitutionnelle fédérale, l’accord d’indemnisation globale conclu en 1987 entre la RDA et le Danemark s’est imposé à la RFA après la réunification allemande, conformément à l’article 12 du traité d’union, à la suite de la proclamation du 15 octobre 1992 relative à l’extinction des accords internationaux entre la RDA et le Danemark.
Dans son arrêt du 8 mai 1998, la cour d’appel de Brandebourg a conclu que l’action du requérant en restitution du domaine de Chossewitz s’était éteinte avec l’entrée en vigueur de l’accord d’indemnisation globale, le 1er mars 1988. Le requérant et la RFA avaient divergé sur la question de savoir si cet accord s’appliquait au domaine de Chossewitz. La cour d’appel a jugé que, même si cela ne ressortait pas clairement des termes employés dans l’accord, le domaine de Chossewitz relevait du champ d’application de ce dernier. Elle a fondé sa décision sur l’interprétation des articles 2 et 6, combinés avec le préambule de l’accord, ainsi que sur l’analyse des documents disponibles relatifs à sa négociation. La Cour fédérale de justice a confirmé cette conclusion dans son arrêt du 22 avril 1999 et la Cour constitutionnelle fédérale a fait de même le 4 octobre 2000.
A ce propos, la Cour rappelle le principe fondamental qui se dégage de sa jurisprudence relative à l’interprétation et à l’application du droit interne, à savoir qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, § 49, Recueil des arrêts et décisions 2001-II, et Schenk c. Suisse, arrêt du 12 juillet 1988, série A no 140, p. 29, § 45). Il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, mutatis mutandis, Kopp c. Suisse, arrêt du 25 mars 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, p. 541, § 59). Dans son arrêt du 4 octobre 2000, la Cour constitutionnelle fédérale a déclaré qu’il appartenait en premier lieu aux juridictions de droit commun d’interpréter et d’appliquer les traités internationaux contraignants pour la RFA, son rôle à elle consistant à exercer un contrôle en se fondant sur les mêmes critères que lorsqu’elle contrôle l’application du droit interne par ces tribunaux de droit commun. L’accord d’indemnisation globale entre la RDA et le Danemark étant devenu partie intégrante de la législation de la RFA en vertu de l’article 59 § 2 de la Loi fondamentale allemande, la Cour estime que l’interprétation et l’application de cet accord incombaient au premier chef aux tribunaux internes.
Dans son arrêt du 8 mai 1998, la cour d’appel de Brandebourg a examiné minutieusement les faits de la cause et les arguments du requérant avant de conclure que le domaine de Chossewitz était visé par l’accord d’indemnisation globale. Elle a expliqué en détail les raisons pour lesquelles elle était parvenue à cette conclusion alors que la question du paiement d’une indemnité au titre du domaine avait fait l’objet de contestations entre les parties au traité et que le domaine ne figurait pas sur la liste des créances distribuée par la délégation danoise vers la fin des négociations. La cour d’appel s’est appuyée sur de nombreux documents soumis par le requérant. Elle a souligné que les deux parties à l’accord avaient accru la somme globale afin de régler toutes les questions financières et patrimoniales, y compris les cas des quatre biens non inscrits sur la liste (parmi lesquels le domaine de Chossewitz), au motif qu’il avait fallu parvenir à un règlement final au sujet de ces biens sans contraindre aucune des parties à abandonner sa position. La cour d’appel de Brandebourg a conclu, à partir des documents pertinents, que l’indemnité versée à la sœur du requérant avait été prise sur cette somme supplémentaire, la Restsumme.
La Cour constitutionnelle fédérale a confirmé, dans un arrêt détaillé, l’application que la cour d’appel de Brandebourg avait faite des articles 31 et suivants de la Convention de Vienne, l’incidence de l’accord d’indemnisation globale, en tant que traité international, sur les créances de droit privé, et la conclusion selon laquelle la créance du requérant relevait de la compétence de l’Etat danois.
La Cour constitutionnelle fédérale était elle aussi d’avis que la créance du requérant s’était éteinte, par le jeu du principe de la protection diplomatique, avec l’entrée en vigueur de l’accord. Elle a dit en particulier que la cour d’appel de Brandebourg, en considérant que l’accord, d’après son article 6, couvrait toutes les créances financières et patrimoniales entre les parties, y compris celles qui étaient contestées, s’était livrée à une interprétation irréprochable sur le plan constitutionnel.
Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que l’interprétation de l’accord d’indemnisation globale donnée par la cour d’appel de Brandebourg puis confirmée par la Cour constitutionnelle fédérale était compréhensible et ne peut passer pour manifestement erronée ou arbitraire. Cette interprétation, bien qu’elle ne se fondât pas sur les termes mêmes de l’accord, était en harmonie avec l’objet et le but du traité, qui consistent à régler complètement, définitivement et globalement toutes les questions patrimoniales et financières non résolues entre les Parties contractantes, ainsi qu’avec la pratique adoptée ultérieurement par ces dernières, puisqu’une indemnité a effectivement été versée à la famille du requérant (article 31 § 1 de la Convention de Vienne). Les travaux préparatoires à l’accord le confirment également (article 31 § 2 de la Convention précitée) : le déroulement des négociations montre clairement que le domaine de Chossewitz devait être inclus dans les biens donnant lieu à une indemnisation. La Cour dit en conséquence que le requérant n’a pas démontré qu’il avait une espérance légitime d’obtenir la restitution de son bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Partant, les décisions des juridictions allemandes n’ont pas constitué une atteinte au droit du requérant au respect de ses biens et les faits de la cause ne tombent pas sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1.
Il s’ensuit que le grief que le requérant tire de cet article est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Vincent Berger Boštjan M. ZupanČiČ   Greffier Président
DÉCISION MELCHIOR c. ALLEMAGNE


Synthèse
Formation : Cour (deuxième section)
Numéro d'arrêt : 66783/01
Date de la décision : 02/02/2006
Type d'affaire : Décision
Type de recours : Violation de l'art. 6-1 ; Violation de l'art. 6-3-d ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE PENALE, (Art. 6-1) PROCES EQUITABLE, (Art. 6-3) DROITS DE LA DEFENSE


Parties
Demandeurs : MELCHIOR
Défendeurs : ALLEMAGNE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2006-02-02;66783.01 ?
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