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14/02/2006 | CEDH | N°57986/00

CEDH | AFFAIRE TUREK c. SLOVAQUIE


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE TUREK c. SLOVAQUIE
(Requête no 57986/00)
ARRÊT
STRASBOURG
14 février 2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme. 
En l’affaire Turek c. Slovaquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,   MM. J. Casadevall,    M. Pellonpää,    R. Maruste,    K. Traja,   Mme L. MijoviĆ,   M. J.

Šikuta, juges,  et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 jan...

QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE TUREK c. SLOVAQUIE
(Requête no 57986/00)
ARRÊT
STRASBOURG
14 février 2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme. 
En l’affaire Turek c. Slovaquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,   MM. J. Casadevall,    M. Pellonpää,    R. Maruste,    K. Traja,   Mme L. MijoviĆ,   M. J. Šikuta, juges,  et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 janvier 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 57986/00) dirigée contre la République slovaque et dont un ressortissant de cet Etat, M. Ivan Turek (« le requérant »), a saisi la Cour le 15 avril 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant a été représenté par Me M. Benedik, avocat à Bratislava. Le gouvernement slovaque (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. P. Kresák puis Mme A. Poláčková.
3.  Le requérant alléguait que son inscription, dans les dossiers de l’(ancien) service de sécurité de l’ex-Tchécoslovaquie communiste, en tant qu’agent de ce service, le refus de lui délivrer un « certificat de sécurité », le fait de le débouter de son action en contestation de son inscription en tant qu’agent et les conséquences que ces décisions avaient eues pour lui emportaient violation de son droit au respect de la vie privée consacré par l’article 8 de la Convention. En substance, il se plaignait aussi de la durée de la procédure le concernant, qu’il jugeait incompatible avec l’exigence du « délai raisonnable » énoncée à l’article 6 § 1 de la Convention.
4.  La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5.  Par une décision du 14 décembre 2004, la Cour a déclaré la requête recevable.
6.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). La chambre ayant décidé, après consultation des parties, qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience sur le fond de l’affaire (article 59 § 3 in fine), chaque partie a répondu par écrit aux observations de l’autre. Par ailleurs, des observations ont été reçues de la Fondation Helsinki pour les droits de l’homme (Varsovie, Pologne), que le président avait autorisée à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement). Les parties ont répondu à ces observations (article 44 § 5 du règlement).
7.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a cependant continué à être examinée par la chambre de l’ancienne section IV telle qu’elle existait avant cette date.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8.  Le requérant est né en 1944 et réside à Prešov.
A.  Le refus de délivrer un certificat de sécurité concernant le requérant, et les effets de cette décision
9.  Le requérant travaillait dans l’administration de l’éducation nationale. Il y occupait un poste élevé entrant dans le champ d’application de l’article 1 de la loi qui figurait dans le recueil des lois sous le numéro 451/1991 (« la loi de lustration ») et énonçait des conditions supplémentaires à remplir pour exercer certaines fonctions dans l’administration publique.
10.  En janvier 1992, l’employeur du requérant, appliquant l’article 6 de la loi de lustration, demanda au ministère de l’Intérieur de la République fédérative tchèque et slovaque (« le ministère fédéral ») de délivrer un « certificat de sécurité » (lustračné osvedčenie) concernant le requérant en vertu de l’article 9 de cette loi (voir ci-dessous).
11.  Le 19 mars 1992, le ministère fédéral refusa de délivrer ce certificat de sécurité. Le document comportant cette décision indiquait que celle-ci était fondée sur l’article 9 § 1 de la loi de lustration et certifiait que le requérant « [était] enregistré comme figurant parmi les personnes visées à l’article 2 § 1 b) de la loi de lustration ». Cette disposition définissait six catégories de collaborateurs de l’(ancien) service de sécurité de l’Etat (Štátna bezpečnosť, « le StB »), qui, s’ils étaient enregistrés en tant que tels dans les dossiers du StB au cours de la période comprise entre le 25 février 1948 et le 17 novembre 1989, ne pouvaient pas occuper certains postes dans l’administration publique. Le document fut notifié au requérant le 26 mars 1992.
12.  Le requérant démissionna de son poste. En 1994, il quitta complètement son employeur, car il se sentait contraint à le faire. Depuis, il doit faire la navette entre son domicile et son lieu de travail, qui en est éloigné.
13.  Des listes de personnes inscrites sur les registres du StB dans les catégories définies à l’article 2 § 1 b) de la loi de lustration ont été publiées dans les journaux et sur Internet, sur des sites officiels ou non.
B.  L’action engagée en vertu de l’article 11 du code civil
14.  Le 25 mai 1992, le requérant engagea, en vertu des articles 11 et suivants du code civil, une action en défense de sa bonne renommée et de sa réputation contre le ministère fédéral, auprès du tribunal municipal (Městský soud) de Prague (République tchèque). Il alléguait avoir été enregistré à tort et de manière injustifiée en tant que collaborateur du StB. Il demandait que le ministère fédéral émît une nouvelle décision précisant qu’il ne figurait pas, dans les dossiers du StB, parmi les personnes visées à l’article 2 § 1 b) de la loi de lustration.
15.  Par la suite, le tribunal municipal envoya copie de l’acte introductif d’instance au défendeur, invita le requérant à payer les frais de justice et fixa la date de l’audience au 6 août 1992.
16.  Le 23 juillet 1992, le requérant déposa une demande de transfert de son dossier au tribunal régional (Krajský súd) de Košice, en vertu de l’article 12 §§ 2 et 3 du code de procédure civile. Le 29 juillet 1992, compte tenu de sa demande de transfert de dossier, il sollicita l’annulation de l’audience du 6 août 1992.
17.  Le 7 août 1992, après que le requérant eut payé les frais de justice, le tribunal municipal adressa copie de la demande du 23 juillet 1992 au défendeur pour commentaire. Le 23 septembre 1992, ce dernier fit part de son opposition au transfert.
18.  Le 24 septembre 1992, le tribunal municipal saisit la Cour suprême (Najvyšší súd) de la République fédérative tchèque et slovaque pour qu’elle déterminât quel tribunal devait statuer en première instance.
19.  Le 4 novembre 1992, la Cour suprême décida que c’était au tribunal régional qu’il incombait de connaître de l’affaire. Le dossier fut donc communiqué à ce tribunal le 13 novembre 1992.
20.  Le 16 novembre 1992, le tribunal régional invita le défendeur à soumettre ses observations en réponse. Par une lettre du 25 novembre 1992, le défendeur répondit qu’il avait déjà déposé ses observations auprès du tribunal municipal. Le 10 décembre 1992, le tribunal municipal communiqua ces observations au tribunal régional.
21.  Le 18 février 1993, le tribunal régional invita le requérant à préciser quel organisme public détenait les pouvoirs conférés par la loi de lustration en matière de contrôle de sécurité après la dissolution de la République fédérative tchèque et slovaque, le 1er janvier 1993. Le 26 février 1993, le requérant répondit que l’organisme alors responsable du contrôle de sécurité en Slovaquie était le ministère de l’Intérieur de la République slovaque (« le ministère slovaque »). Il était donc entendu que l’action engagée par le requérant était dirigée contre ce ministère.
22.  Les 9 mars et 8 avril 1993, le tribunal régional invita le requérant à soumettre dans les dix jours de secondes copies de l’acte introductif d’instance et des observations du 26 février 1993.
23.  Le 21 avril 1993, le tribunal régional pria le ministère slovaque de présenter ses observations relativement à la prétention du requérant. Dans sa réponse du 6 mai 1993, le ministère soutint principalement que ce n’était pas contre lui que l’action devait être dirigée, puisqu’il n’avait pas succédé au ministère fédéral dans les pouvoirs dont la loi de lustration investissait celui-ci. Se référant à la résolution no 276 du gouvernement de la Slovaquie datée du 20 avril 1993 (« la résolution no 276 »), le défendeur affirma que l’organisme à qui ces pouvoirs avaient été transférés était le service de renseignements slovaque (Slovenská informačná služba – « le SIS »). Le ministère déclara également que cette résolution assignait au Premier ministre slovaque la tâche de préparer, avec le ministre de la Justice slovaque, une demande de contrôle de la constitutionnalité de la loi de lustration, à adresser à la Cour constitutionnelle slovaque (Ústavný súd).
24.  Le 4 octobre 1993, le requérant modifia ses prétentions du 26 février 1993 au motif que les pouvoirs attribués par la loi de lustration au ministère fédéral avaient été transférés au SIS, contre lequel son action devait donc être dirigée.
25.  Le 21 octobre 1993, le tribunal régional invita le SIS à présenter ses observations en réponse. Le défendeur les soumit le 16 novembre 1993 et le tribunal régional en envoya copie au requérant le 9 décembre 1993.
26.  Le 9 mai 1994, le tribunal régional tint une audience, lors de laquelle le requérant modifia l’objet de son action : il sollicitait une décision judiciaire déclarant que son enregistrement en tant que personne visée à l’article 2 § 1 b) de la loi de lustration était une erreur. Il informa ensuite le tribunal de son souhait de faire convoquer comme témoins des agents de l’ex-StB, P., K. et M. Il donna les adresses de P. et de K. et déclara qu’il communiquerait celle de M. plus tard. Le défendeur consentit à la modification de l’objet de l’action et affirma que les documents pertinents de l’ex-StB étaient conservés dans les archives du ministère fédéral. Le tribunal suspendit la procédure en attendant d’obtenir ces pièces.
27.  Le 10 juin 1994, le tribunal régional adressa une lettre au ministère fédéral pour l’inviter à lui fournir des copies des documents de l’ex-StB dont il avait besoin. La lettre fut renvoyée à l’expéditeur avec la mention « non distribuée ».
28.  Le 12 septembre 1994, sur la base d’un traité d’entraide judiciaire conclu le 29 octobre 1992 entre la République slovaque et la République tchèque, le tribunal régional adressa une commission rogatoire au tribunal municipal pour lui demander d’obtenir du ministère de l’Intérieur de la République tchèque (« le ministère tchèque ») des copies de tous les documents de l’ex-StB que possédait ce ministère au sujet du requérant.
29.  Le 27 septembre 1994, le tribunal municipal avisa le tribunal régional que la demande avait été communiquée au ministère tchèque, qui répondrait directement à celui-ci.
30.  Par une lettre du 3 octobre 1994, le ministère tchèque informa le tribunal régional que tous les dossiers de l’ex-StB relatifs à la Slovaquie avaient été transmis au ministère slovaque, et que c’était donc à ce dernier qu’il fallait demander les documents concernant le requérant.
31.  Le 12 octobre 1994, le tribunal régional pria le ministère slovaque de lui fournir dans les quinze jours des copies de tous les documents de l’ex-StB concernant le requérant.
32.  Le 2 novembre 1994, le SIS répondit à la demande du 12 octobre 1994 en déclarant ne détenir aucun document de l’ex-StB concernant le requérant, à l’exception d’une base de données où l’intéressé figurait en tant qu’agent de l’ex-StB. Le défendeur invoqua un traité conclu entre les gouvernements de la République slovaque et de la République tchèque au sujet de l’usage conjoint des informations et des archives générées par les ministères de l’Intérieur dans le domaine de l’ordre et de la sécurité intérieurs, qui avait été signé le 29 octobre 1992 et publié au recueil des lois sous le numéro 201/1993. Le SIS expliqua que, selon ce traité, c’était le ministère tchèque qui détenait les documents recherchés. Le SIS affirma à son tour que ce n’était pas contre lui-même que l’action devait être dirigée, puisque les pouvoirs en matière de contrôle de sécurité que la résolution no 276 lui avaient conférés n’étaient valables que neuf mois. Ce délai ayant déjà expiré, aucun organisme officiel n’était alors investi de ces pouvoirs en Slovaquie.
33.  Le 21 décembre 1994, le tribunal régional demanda de nouveau au ministère tchèque des copies des documents de l’ex-StB concernant le requérant. Le même jour, il s’adressa également au Bureau du gouvernement de la République slovaque pour que celui-ci lui indiquât quel organisme détenait les pouvoirs prévus par la loi de lustration en matière de contrôle de sécurité. N’ayant reçu aucune réponse, le tribunal régional renouvela ses demandes en mai 1995.
34.  Le 22 mai 1995, le Bureau du gouvernement informa le tribunal régional que la question de la succession juridique qui se posait au regard des pouvoirs conférés par la loi de lustration n’était pas réglée dans la législation en vigueur. Toutefois, par analogie, les pouvoirs du ministère fédéral étaient exercés par le ministère slovaque.
35.  Par une lettre du 24 mai 1995, le ministère tchèque informa le tribunal régional de l’absence de documents concernant le requérant dans ses archives. Il estima que le passage pertinent de la lettre du SIS du 2 novembre 1994 était confus, et s’appuya sur le protocole au traité de 1992 pour affirmer que les documents recherchés étaient conservés en Slovaquie.
36.  Le 9 août 1995, le tribunal régional demanda au SIS de lui fournir dans un délai de vingt jours des copies de tous les documents de l’ex-StB concernant le requérant qui étaient en sa possession. Le SIS s’exécuta le 24 août 1995 et suggéra la clôture de l’action au motif qu’il n’avait pas la qualité de défendeur. Le SIS ajouta que les documents communiqués étaient ultrasecrets et qu’il convenait donc de respecter les règles de confidentialité applicables.
37.  Une autre audience eut lieu le 11 décembre 1995. Le requérant étendit son action pour la diriger aussi contre le gouvernement de la République slovaque, organe constitutionnel collectif doté de sa propre personnalité juridique. Le tribunal régional reporta l’audience pour permettre au requérant de présenter par écrit sa demande telle qu’il l’avait étendue, ce qu’il fit le 13 décembre 1995.
38.  Le 15 décembre 1995, le SIS soumit ses observations en réponse à l’action ainsi étendue.
39.  A une date ultérieure non précisée, le vice-président du tribunal régional, en vertu du pouvoir que lui conférait l’article 2 § 2 de la loi de 1992 sur l’administration de la justice, attribua l’affaire à une autre chambre de ce tribunal, à cause de la surcharge du rôle de la chambre initialement saisie.
40.  Le 9 septembre 1996, le tribunal régional autorisa l’extension de l’action au gouvernement de la République slovaque. Le même jour, il invita le requérant à donner l’adresse du troisième témoin, M.
41.  Dans des observations écrites datées du 19 septembre 1996, le Bureau du gouvernement affirma que le gouvernement n’était pas le successeur légal du ministère fédéral et que la loi de lustration ne lui conférait pas de pouvoirs. Ce n’était donc pas contre le gouvernement que l’action devait être dirigée.
42.  Le 28 octobre 1996, le requérant informa le tribunal régional qu’il ne connaissait pas l’adresse de M. et demanda que le tribunal lui-même fît les démarches nécessaires pour la retrouver.
43.  L’audience du 15 janvier 1997 dut être reportée pour défaut de comparution des représentants du requérant et du gouvernement.
44.  Le 21 avril 1997, le tribunal régional tint une autre audience. Il rendit une décision formelle autorisant la modification de l’objet de l’action, conformément à la demande présentée par le requérant le 9 mai 1994. Il entendit ensuite les parties et examina le dossier du StB concernant le requérant.
45.  Le 21 mai 1997, le SIS communiqua l’adresse de M. au tribunal régional.
46.  Le 2 juillet 1997, le requérant soumit un mémoire qui comportait ses observations sur les preuves documentaires produites par le défendeur.
47.  Par des lettres des 9 septembre, 20 novembre et 10 décembre 1997, le tribunal régional demanda au ministère slovaque de relever les témoins P., K. et M. de leur obligation de confidentialité en ce qui concernait l’objet de la procédure. Le ministère accéda à cette demande le 29 juin 1998.
48.  Le 13 août 1998, le tribunal régional tint une autre audience, à laquelle les témoins P., K. et M. ne se présentèrent pas. Le témoin K. s’excusa de son absence et expliqua par écrit qu’il ne se souvenait pas du requérant et que, à sa connaissance, le StB n’avait jamais détenu aucun dossier à son sujet.
Le requérant admit avoir rencontré K. et M. plusieurs fois, avant ou après un voyage à l’étranger ; selon le cas, ils lui avaient donné des consignes sur la manière de se comporter en dehors de son pays ou l’avaient interrogé sur son séjour. Ces entretiens à caractère général portaient aussi sur la situation qui prévalait sur le lieu de travail de l’intéressé. Celui-ci reconnut également s’être procuré et avoir fourni à K. une liste d’étudiants qui se préparaient à poursuivre des études à l’étranger, information qu’il tenait de toute façon pour publique. Il n’avait jamais eu l’impression d’être considéré comme un collaborateur et n’avait jamais été invité à garder le secret sur ses contacts avec K. et M.
Le tribunal suspendit les débats jusqu’au 24 août 1998, en vue de convoquer une nouvelle fois les témoins.
49.  A l’audience du 24 août 1998, le tribunal régional entendit M. et K. Le témoin M. confirma avoir été chargé de recruter le requérant comme collaborateur. Toutefois, le requérant n’avait jamais pris l’engagement officiel de coopérer (viazací akt), du moins pas en présence de M. Le témoin avait eu l’impression que cela n’intéressait pas le requérant de le rencontrer. Leur conversation avait porté sur des questions ordinaires et le requérant n’avait fourni aucun document. Les rapports mentionnés dans le dossier du StB avaient été rédigés par M. lui-même sur la base de sa conversation avec le requérant. Selon M., l’intéressé n’avait jamais donné aucune information susceptible de nuire à quelqu’un de précis. Il existait des normes quant au nombre de nouveaux agents à recruter. Par conséquent, les « recrutements » étaient souvent purement formels et pouvaient fort bien se faire à l’insu des nouveaux « agents ».
Le témoin K. déclara ne connaître le requérant que de vue. Il ne se souvenait pas l’avoir déjà rencontré et nia avoir jamais reçu de lui le moindre renseignement ou document. Le dossier du StB concernant le requérant avait en partie été fabriqué par K. En effet, à l’époque, pour atteindre leurs objectifs statistiques, des membres du StB pouvaient constituer un dossier sur un « agent » et y consigner des informations qu’ils avaient obtenues eux-mêmes en prétendant qu’elles émanaient de l’« agent ».
Le témoin P. ne se présenta pas à l’audience et le tribunal observa qu’il avait été impossible de lui faire parvenir la citation à comparaître. En réponse à la demande du tribunal, les parties déclarèrent ne pas avoir l’intention de s’appuyer sur des preuves complémentaires autres que le témoignage de P. et la directive interne du ministère fédéral datée de 1972 (« la directive de 1972 ») concernant la collaboration secrète.
50.  Le 10 septembre 1998, le tribunal régional ordonna que la police portât au domicile de P. la citation à comparaître à la prochaine audience. Toutefois, dans les faits, cet ordre ne fut pas exécuté.
51.  A l’audience du 24 septembre 1998, le SIS produisit la directive de 1972. Ce document étant secret, le requérant n’y eut pas accès. Hormis le témoignage de P., les parties n’entendaient s’appuyer sur aucune preuve complémentaire.
52.  Le tribunal régional fixa une audience au 24 février 1999 et ordonna que la police portât la citation à comparaître au domicile de P. A cette audience, P. comparut enfin et fit une déposition. Il admit avoir été le chef de la police du district durant la période considérée et reconnaître le requérant. Cependant, il n’avait pas de souvenir précis de leur collaboration. Il souligna que, vu l’organisation très rigoureuse du StB, si une information avait été consignée, elle était forcément vraie. Contrairement à M., P. jugeait impossible que le requérant n’eût pas su qu’il agissait pour le compte du StB en tant qu’ « agent ».
Le requérant soutint avoir effectué la plupart de ses voyages à l’étranger avant 1984, date à laquelle il aurait été recruté comme agent. L’allégation selon laquelle il aurait accepté de collaborer contre la promesse du StB de lui faciliter ses voyages était donc infondée.
53.  Le 19 mai 1999, à la suite d’une autre audience tenue le même jour, le tribunal régional débouta le requérant.
54.  Tout d’abord, le tribunal régional estima qu’il n’y avait aucune raison d’intenter un procès au gouvernement de la République slovaque et que c’était contre le SIS que l’action devait être dirigée. En effet, de l’avis du tribunal régional, l’entité qui avait qualité de défenderesse était celle qui détenait de facto les archives de l’ex-StB.
Selon le tribunal régional, il ressortait du dossier du StB concernant le requérant que celui-ci avait été inscrit sur la liste des « candidats à la collaboration secrète » en 1983 et sur celle des « agents » du StB en 1984. Pour des raisons tactiques, il avait été décidé de ne pas faire signer au requérant d’engagement de collaboration officiel, ce qui était autorisé par la directive de 1972. Le dossier du StB concernant le requérant ne faisait qu’énumérer les rapports et les documents qu’il avait fournis. Une note précisait que ceux-ci avaient été officiellement détruits fin 1989, lorsque, selon le dossier, la collaboration avec le requérant avait pris fin.
Le tribunal régional nota également que le requérant s’était rendu treize fois en Europe occidentale durant la période considérée et que, à l’époque, il était courant de se faire interroger par le StB avant et après de tels voyages. Le requérant admettait lui-même avoir eu des entretiens avec le StB à propos de ses déplacements. Il reconnaissait aussi avoir été en contact avec K., M. et P. et s’être entretenu avec eux contre son gré. Toutefois, il niait catégoriquement leur avoir jamais donné d’informations pouvant intéresser un service de renseignements.
Les déclarations des témoins étaient contradictoires. Pour statuer, le tribunal régional s’appuya sur le témoignage de P., qu’il jugeait crédible et compatible avec les autres pièces du dossier, contrairement au témoignage de K., observant que cette déposition contredisait les propres déclarations du requérant. Compte tenu de toutes les informations dont il disposait et de ce qu’il savait des capacités intellectuelles du requérant, le tribunal régional conclut que l’intéressé devait avoir compris qu’il s’entretenait avec des agents du StB et que ses contacts avec eux équivalaient en réalité à une collaboration formelle. Pour autant que le requérant avait contesté cette conclusion et affirmé que le StB l’avait fait figurer à tort dans ses dossiers, il avait manqué à étayer sa thèse ; en particulier, il n’avait pas démontré que son inscription fût contraire aux règles applicables.
55.  Le 6 juillet 1999, le requérant saisit la Cour suprême. Il contestait la crédibilité du témoin P., se plaignait de ne pas avoir eu accès à la directive de 1972, qui était un élément de preuve fondamental, et alléguait que le tribunal régional avait mal apprécié les faits de la cause.
56.  Le 4 août 1999, le SIS déposa des observations en réponse au recours du requérant. Le 24 août 1999, le tribunal régional transmit le dossier à la Cour suprême pour qu’elle se prononçât sur le recours.
57.  Le 26 octobre 1999, à la suite d’une audience tenue le même jour, la Cour suprême confirma la décision du tribunal régional.
Elle estima que celui-ci avait établi correctement les faits de la cause et ne décela aucune erreur de logique ou autre dans l’appréciation des preuves à laquelle il s’était livré.
Elle considéra que le fait que, dans les dossiers du StB, le requérant appartînt à la catégorie des personnes visées à l’article 2 § 1 b) de la loi de lustration ne prouvait aucunement qu’il eût été un « collaborateur conscient » du StB.
Conformément à une pratique judiciaire constante, la Cour suprême observa que la procédure aboutissant à la décision de délivrer ou non un certificat de sécurité en vertu de la loi de lustration ne pouvait être considérée comme une atteinte à la bonne renommée et à la réputation de l’intéressé. Seule une inscription injustifiée dans les dossiers du StB constituerait une telle atteinte.
La Cour suprême jugea essentiel que le requérant prouvât que son inscription avait été contraire aux règles en vigueur à l’époque des faits, et souscrit à la conclusion du tribunal régional selon laquelle l’intéressé avait manqué à le prouver. L’arrêt de la Cour suprême n’était susceptible d’aucun recours.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A.  La Constitution
58.  L’article 48 § 2 de la Constitution dispose notamment que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue sans retard injustifié.
B.  Le code de procédure civile
59.  En application de l’article 6, tel qu’il était en vigueur à l’époque considérée, les tribunaux devaient collaborer avec les parties de telle sorte que les faits litigieux fussent établis de manière probante et que les droits des parties fussent rapidement et effectivement protégés.
60.  En vertu de l’article 100 § 1, une fois l’affaire en état, le tribunal doit s’abstenir de tout acte de procédure complémentaire, afin d’examiner l’affaire et de rendre sa décision dans les meilleurs délais.
61.  Aux termes de l’article 114 § 1, le président de la chambre doit préparer l’audience pour que l’affaire puisse en principe (spravidla) être jugée en une seule séance.
62.  L’article 120 § 1 dispose que les parties à la procédure doivent produire des preuves à l’appui de leurs affirmations. Le tribunal peut aussi recueillir et examiner (vykonať) des éléments de preuve qui n’ont pas été présentés [par les parties]. Le tribunal se prononce sur les faits tels qu’ils ont été établis sur la base des preuves recueillies et examinées.
63.  Le mécanisme garantissant la protection juridique de l’intégrité personnelle prévue aux articles 11 et suivants du code civil trouve à s’appliquer principalement dans les procédures en diffamation. Certaines décisions judiciaires (voir les arrêts de la Cour suprême nos 1Co 23/94 et 5Cdo 39/2000) et certains ouvrages de doctrine (voir J. Švestka, Ochrana osobnosti, Linde Praha, a.s., 1996, p. 138, et J. Drgonec, Tlačové právo na Slovensku, Archa, 1995, p. 148) donnent à penser que, dans les procédures de ce type, c’est au défendeur qu’il incombe de prouver que l’atteinte à la bonne renommée et à la réputation du demandeur était justifiée.
C.  Le code civil
64.  Aux termes de l’article 11, toute personne physique a droit à la protection de ses droits de la personne (intégrité personnelle), en particulier de sa vie et de sa santé, de sa dignité civile et humaine, de sa vie privée, de son nom et de ses caractéristiques personnelles.
65.  Selon l’article 13 § 1, toute personne physique est en droit de demander qu’il soit mis un terme à toute atteinte injustifiée à ses droits individuels et que les conséquences de pareille ingérence soient effacées. Elle a aussi droit à une juste réparation.
66.  L’article 13 § 2 dispose que, lorsque la réparation qu’elle a obtenue au titre de l’article 13 § 1 est insuffisante, notamment parce que sa dignité ou sa position sociale ont été considérablement affectées, la partie lésée peut aussi prétendre à des dommages-intérêts pour préjudice moral.
D.  Loi de l’Assemblée fédérale de la République fédérative tchèque et slovaque du 4 octobre 1991 (loi no 451/1991 du recueil des lois)
67.  Cette loi énonçait des conditions supplémentaires à remplir pour occuper certains postes importants dans les organes et les institutions de l’Etat, qui étaient pourvus par élection, désignation ou nomination. Elle interdisait aux personnes visées à l’article 2 § 1) (alinéas a) à h)) d’exercer les fonctions énumérées à l’article 1.
68.  En vertu de l’article 2 § 1 b), les fonctions entrant dans le champ d’application de la loi ne pouvaient être exercées que par des personnes qui, au cours de la période comprise entre le 25 février 1948 et le 11 novembre 1989, ne figuraient pas, dans les dossiers de l’[ex-] StB, sous l’une des catégories suivantes : « résident », « agent », « détenteur d’un appartement attribué », « détenteur d’un appartement utilisé pour des réunions secrètes », « informateur » ou « collaborateur idéologique du StB ».
69.  Selon l’article 2 § 1 c), les fonctions entrant dans le champ d’application de la loi ne pouvaient être exercées que par des personnes qui n’avaient pas été des « collaborateurs conscients » du StB au cours de la période considérée. Le 26 novembre 1992, la Cour constitutionnelle de la République fédérative tchèque et slovaque (Ústavný súd Českej a Slovenskej Federatívnej Republiky) jugea cette condition contraire à la Charte des libertés et droits fondamentaux (Listina základných práv a slobôd) et au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. En conséquence, cette disposition fut abrogée et privée d’effet à compter du 15 décembre 1992.
70.  Pour prouver que l’on remplissait les conditions énoncées à l’article 2 de la loi, il fallait produire un « certificat de sécurité » délivré par le ministère de l’Intérieur en vertu de l’article 9 de la loi. Le premier paragraphe de cet article précisait que le document contenant la décision de délivrer ou non ce certificat devait être remis en mains propres à l’intéressé, et à lui seul.
71.  Aux termes de l’article 14 § 1, si une personne ne remplissait pas les conditions énoncées à l’article 2 de la loi, son employeur devait la licencier en respectant un préavis de quinze jours, à moins que le contrat de travail ne prît fin avant l’expiration de ce délai (à la suite de la conclusion d’un accord ou pour une autre raison) ou que la personne concernée ne fût affectée à un autre poste ne relevant pas de l’article 1 de la loi.
72.  L’article 18 § 2 précisait que ce licenciement pouvait être contesté en justice dans un délai de deux mois à compter de la date de la rupture alléguée du contrat de travail.
73.  L’article 19 interdisait toute divulgation de la décision de délivrer ou non un certificat de sécurité et des informations qu’elle contenait sans le consentement de l’intéressé.
74.  Les modalités d’application de la loi dans le temps étaient définies à l’article 23, en vertu duquel la loi a cessé de s’appliquer en Slovaquie le 31 décembre 1996.
75.  Selon la doctrine et la jurisprudence pertinente, quiconque estimait avoir subi un préjudice du fait de son inscription dans les dossiers de l’ex-StB pouvait demander réparation devant les juridictions civiles en formant une action en défense de son intégrité, en vertu des articles 11 et suivants du code civil.
E.  Loi sur la mémoire nationale (Zákon o pamäti národa) (loi no 553/2002 du recueil des lois, dans sa version modifiée)
76.  Depuis le 29 septembre 2002, les dossiers que le StB s’était constitués sur ses collaborateurs, réels ou supposés, sont soumis à la loi sur la divulgation des documents concernant les activités des services de la sûreté de l’Etat entre 1939 et 1989 et sur la création de l’institut de la mémoire nationale (la loi sur la mémoire nationale) (Zákon o sprístupnení dokumentov o činnosti bezpečnostných zložiek štátu 1939 - 1989 a o založení Ústavu pamäti národa).
77.  Cette loi régit a) la création de l’institut de la mémoire nationale ; b) la collecte, l’archivage, la divulgation, la publication, la gestion et l’utilisation des documents élaborés par les forces de sécurité concernées entre le 18 avril 1939 et le 31 décembre 1989, relativement aux crimes commis contre des personnes de nationalité ou de citoyenneté slovaques ; c) la manière d’enquêter sur ces crimes et d’en poursuivre les auteurs ; d) la protection des données à caractère personnel des individus persécutés ; et e) les actions de sensibilisation du public.
III.  INSTRUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS
Résolution 1096 (1996) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe relative aux mesures de démantèlement de l’héritage des anciens régimes totalitaires communistes
78.  « 9.  L’Assemblée se réjouit de l’ouverture des dossiers des services secrets à l’accès du public dans certains des anciens pays totalitaires communistes. Elle recommande à tous les pays intéressés de permettre aux personnes concernées d’examiner, si elles le désirent, les dossiers conservés sur elles par les anciens services secrets.
11.  En ce qui concerne le traitement des personnes qui n’ont commis aucun des crimes susceptibles d’être poursuivis conformément au paragraphe 7, mais qui cependant détenaient de hautes fonctions sous les anciens régimes totalitaires communistes, et qui ont soutenu ces régimes, l’Assemblée relève que certains Etats ont jugé nécessaire d’adopter des mesures administratives, telles que les lois de « lustration » ou de « décommunisation ». Celles-ci consistent à écarter de l’exercice du pouvoir les personnes dont on ne peut être certain qu’elles exerceront leurs fonctions conformément aux principes démocratiques, car elles n’ont montré aucun engagement ou attachement envers ces principes par le passé et n’ont aucun intérêt ou aucune raison de se rallier maintenant à ces principes.
12.  L’Assemblée souligne que, dans l’ensemble, ces mesures ne sont compatibles avec un Etat de droit démocratique que si plusieurs critères sont respectés. Premièrement, la culpabilité – qui est individuelle et non collective – doit être prouvée pour chaque personne, ce qui montre bien la nécessité d’une application individuelle, et non collective, des lois de « lustration ». Deuxièmement, il faut garantir le droit de défense, la présomption d’innocence jusqu’à preuve de la culpabilité et la possibilité d’un recours judiciaire régulier contre toute décision. La vengeance ne peut jamais constituer l’objectif de ces mesures, pas plus que l’on ne saurait permettre le détournement politique ou social du processus de lustration qui en résulte. Le but de la « lustration » n’est pas de punir les personnes présumées coupables – c’est le travail des procureurs, sur la base du droit pénal – mais de protéger la démocratie émergente.
13.  L’Assemblée propose par conséquent de veiller à ce que les lois de « lustration » et les mesures administratives analogues soient compatibles avec les exigences d’un Etat de droit et qu’elles soient dirigées contre les dangers qui menacent les droits fondamentaux de l’homme et le processus de démocratisation. Elle suggère de se reporter aux « Principes directeurs à respecter pour que les lois de lustration et les mesures administratives analogues soient conformes aux exigences d’un Etat de droit » en tant que texte de référence. »
EN DROIT
I.  SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
A.  Sur la compatibilité du grief tiré de l’article 6 § 1 avec les dispositions de la Convention
79.  Comme il l’avait fait au stade de l’examen de la recevabilité de la requête, le Gouvernement soutient que le certificat de sécurité négatif délivré au requérant le 19 mars 1992 a eu des répercussions dommageables essentiellement sur l’emploi occupé par l’intéressé dans l’administration publique, où celui-ci exerçait de hautes fonctions ressortissant au domaine du « service public». Selon le Gouvernement, bien que la procédure engagée par le requérant en 1992 tendît formellement à la protection de l’intégrité personnelle de celui-ci, elle concernait en réalité son emploi dans la fonction publique. Or les litiges se rapportant à celle-ci sont exclus du champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, par exemple, Pellegrin c. France [GC], no 28541/95, §§ 65-67, CEDH 1999-VIII). Pour le Gouvernement, la procédure en question échappe donc ratione materiae à la protection offerte par cette disposition.
80.  L’intéressé conteste la thèse du Gouvernement.
81.  S’appuyant sur la Résolution no 1096 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, la partie tierce intervenante soutient que la « lustration » revêt en soi un caractère punitif, que cette mesure est susceptible de produire toute une série d’effets sur la sphère socioéconomique des personnes concernées et a aussi des incidences sur la bonne renommée et la réputation de celles-ci. Selon elle, pareille mesure ne frappe pas exclusivement des individus dont les activités relèvent du domaine de la « fonction publique », auquel l’article 6 § 1 de la Convention a été jugé inapplicable. A ses yeux, cette disposition et l’ensemble des garanties procédurales qu’elle prévoit s’appliquent aux procédures où sont en cause des mesures de « lustration ».
82.  La Cour rappelle qu’elle a déjà eu à connaître, lors de l’examen de la recevabilité de la requête, de la question de l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention à l’action intentée par le requérant. Elle constate que l’issue de la procédure à laquelle celle-ci a donné lieu n’a pas eu d’incidences sur les fonctions exercées par l’intéressé dans l’administration publique. Si ces fonctions s’étaient trouvées en jeu, le requérant aurait pu utiliser une autre voie de droit spécifique pour la défense de ses intérêts en la matière, à savoir le recours ouvert par l’article 18 § 2 de la loi de lustration. Or la procédure qu’il a diligentée tendait à la protection de son intégrité personnelle, de sorte qu’elle bénéficiait de la protection offerte par l’article 6 § 1 de la Convention qu’il invoque. La Cour n’aperçoit aucune raison de conclure autrement à présent. L’exception préliminaire du Gouvernement est donc rejetée.
B.  Sur l’objet du grief tiré de l’article 8 de la Convention et sa compatibilité avec la Convention
1.  Thèse du requérant
83.  Dans le formulaire initial de sa requête, le requérant se plaignait de son inscription dans les dossiers de l’ex-StB, de la délivrance d’un certificat de sécurité négatif, de l’issue de l’action qu’il avait engagée ainsi que des répercussions que celle-ci avait sur sa vie personnelle et ses relations sociales.
Au cours de la procédure, l’intéressé a précisé que le fait qu’il avait été identifié comme étant un « agent » sur la foi des informations figurant dans le dossier litigieux indiquait que l’Etat avait conservé des archives qui établissaient un lien entre le StB et lui. Il estimait que le « maintien de son inscription » n’avait pas de base légale valable et ne pouvait légitimement se justifier.
2.  Thèse du Gouvernement
84.  En ce qui concerne les critiques que le requérant a formulées en cours de procédure au sujet de la conservation par l’Etat du dossier constitué par le StB sur lui, du cadre juridique, de la légitimité et de la proportionnalité de cette mesure, le Gouvernement estime qu’elles excèdent les limites du grief articulé sous l’angle de l’article 8 de la Convention tel qu’il figure dans les conclusions initiales du requérant et dans la décision de la Cour sur la recevabilité. Le Gouvernement considère en outre que la mesure critiquée satisfait en tout état de cause au critère de proportionnalité.
85.  Reprenant l’argumentation qu’il avait développée au stade de l’examen de la recevabilité de la requête quant au grief portant sur la délivrance du certificat de sécurité, le Gouvernement soutient que ce document a avant tout pour conséquence de rendre l’intéressé désormais inapte à l’exercice de certaines hautes fonctions de l’administration publique.
Il fait valoir que, en application de l’article 9 § 1 de la loi de lustration, le certificat de sécurité doit être délivré en mains propres à son destinataire, et à lui seul. Il relève que l’article 19 de la loi interdit toute divulgation de cette pièce ou de son contenu sans l’autorisation de la personne qu’elle concerne et que même un employeur ne peut prendre connaissance des indications qui y figurent, à moins que l’intéressé ne les lui révèle.
Il soutient que la divulgation de ce certificat n’avait donc jamais été envisagée et que ce document ne concernait que l’emploi du requérant dans l’administration. Or, selon lui, l’accès à la fonction publique ne figure pas en tant que tel parmi les droits relevant du champ d’application ratione materiae de l’article 8 de la Convention. Pour lui, la responsabilité de la divulgation de la pièce litigieuse et des conséquences sur la vie privée du requérant qui ont pu en découler doit être imputée à l’intéressé lui-même ou à un tiers contre lequel celui-ci peut agir pour faire valoir ses droits.
3.  Thèse de la partie tierce intervenante
86.  La partie tierce intervenante considère que les mesures de lustration tombent sous le coup de l’article 8 de la Convention, d’une part parce qu’elles peuvent avoir de multiples répercussions sur la bonne renommée ainsi que sur la réputation des personnes qu’elles visent et, d’autre part, parce qu’elles portent sur des données personnelles provenant de registres secrets.
4.  Appréciation de la Cour
87.  La Cour rappelle que l’objet du litige dont elle est saisie se trouve délimité par sa décision sur la recevabilité (voir, mutatis mutandis, Çiraklar c. Turquie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, p. 3070, § 28).
88.  Par une décision rendue le 14 décembre 2004, la Cour a déclaré recevables les plaintes que le requérant avait formulées au sujet de la conservation du dossier litigieux, de la délivrance d’un certificat de sécurité négatif fondée sur son inscription dans le dossier en question, de l’impossibilité pour lui de contester cette inscription et des conséquences de l’ensemble de ces éléments sur sa vie privée.
89.  Compte tenu du désaccord existant entre les parties quant à l’objet du litige, la Cour estime qu’il convient avant tout de rappeler qu’elle n’est pas compétente ratione temporis pour connaître de faits survenus avant l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Partie contractante mise en cause, c’est-à-dire le 18 mars 1992 en l’espèce (voir, parmi beaucoup d’autres, Omasta c. Slovaquie (déc.), no 40221/98, 31 août 2000). En outre, les situations qui ont pris fin plus de six mois avant la date d’introduction d’une requête – le 15 avril 2000 en l’espèce – échappent à l’examen de la Cour. La Cour observe enfin qu’elle n’a pas pour tâche d’examiner dans l’abstrait la législation ou la pratique internes litigieuses (Les saints monastères c. Grèce, arrêt du 9 décembre 1994, série A no 301-A, pp. 30-31, § 55).
90.  En l’espèce, l’inscription du requérant dans les dossiers du StB en tant que collaborateur de celui-ci a eu toute une série de conséquences étroitement liées qui doivent être examinées dans leur contexte. La délivrance d’un certificat de sécurité négatif, fondée sur cette inscription, a été à l’origine de la procédure ultérieure. Si le document en question met essentiellement en cause l’aptitude du requérant à exercer les plus hautes fonctions de l’administration publique, on ne saurait toutefois le dissocier de l’ensemble du contexte ainsi évoqué. Dès lors, l’exception d’incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention que le Gouvernement soulève relativement au grief tiré de la délivrance du certificat de sécurité ne peut être accueillie.
91.  Eu égard aux critères énoncés ci-dessus, la Cour observe qu’il existe toujours un dossier de l’ex-StB dans lequel le requérant est inscrit en tant qu’agent de cette institution, qu’au vu de ce dossier un certificat de sécurité négatif a été délivré à l’intéressé et que celui-ci a saisi en vain la justice pour contester l’inscription en question, qui a assurément eu des conséquences sur sa vie privée. Conformément à sa décision sur la recevabilité, la Cour examinera au fond ces éléments de fait sous l’angle de l’article 8 de la Convention.
II.  Sur la violation AlléguÉe de l’article 6 § 1 de la Convention
92.  Le requérant allègue que la durée de la procédure a été excessive. Il invoque à cet égard l’article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
93.  Il reconnaît que, après la dissolution de la République fédérative tchèque et slovaque, la question de savoir contre quelle entité son action devait être dirigée présentait une certaine complexité. Il soutient néanmoins que les tribunaux ne se sont pas montrés efficaces à cet égard et que rien ne justifie la durée globale de la procédure. Il souligne en outre que celle-ci a été marquée par des périodes où les juridictions internes ont été manifestement inactives ou peu efficientes. Selon lui, tous les retards provoqués par les autorités de l’Etat, qu’elles soient ou non judiciaires, doivent être imputés au gouvernement défendeur.
94.  Le Gouvernement estime que les questions dont l’intéressé avait saisi les tribunaux nationaux étaient complexes. Il reconnaît que des retards sont intervenus mais considère qu’ils ne tiraient pas à conséquence et que la procédure a par ailleurs été menée avec célérité.
95.  La partie tierce intervenante soutient que les procédures judiciaires concernant des mesures de lustration, où sont en jeu des questions aussi délicates que celle de la réputation des personnes visées, doivent être traitées avec une diligence particulière.
96.  La période à considérer a débuté le 25 mai 1992 et a pris fin le 26 octobre 1999. Elle a donc duré près de sept ans et cinq mois, pour deux instances.
97.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure doit s’apprécier suivant les circonstances de la cause et à l’aide des critères suivants : la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour l’intéressé (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
98.  La Cour a maintes fois conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans des affaires soulevant des problèmes similaires à celui qui se pose en l’espèce (Frydlender, précité).
99.  Au vu de l’ensemble des éléments qui lui ont été communiqués et de l’enjeu du litige pour l’intéressé, la Cour considère que le Gouvernement n’a présenté aucun fait ou argument susceptible de la conduire à une conclusion différente dans la présente affaire. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, elle estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse a été excessive et n’a pas répondu à l’exigence du « délai raisonnable ».
Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.
III.  sur la violation alléguÉe de l’article 8 de la Convention
100.  Le requérant se plaint également de son inscription dans les dossiers du StB, de la délivrance du certificat de sécurité négatif, de l’issue de la procédure qu’il a diligentée et des conséquences que ces événements ont entraînées pour lui. Il y voit une violation de son droit au respect de sa vie privée, au sens de l’article 8 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent ainsi :
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...)
2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1.   Thèse du Gouvernement
101. Le Gouvernement soutient que la délivrance du certificat contesté avait assurément une base légale dans la loi de lustration et qu’elle était nécessaire à la sécurité nationale. Selon lui, le texte en question offrait un éventail complet de garanties de fond et de procédure, de sorte que la remise du certificat à l’intéressé doit être considérée comme une mesure proportionnée. Le Gouvernement avance en outre que la loi de lustration n’a plus aucune valeur juridique en Slovaquie depuis le 1er janvier 1997 et qu’elle n’empêche donc plus le requérant de vivre comme il l’entend.
Il plaide que l’aptitude de l’intéressé à exercer de hautes fonctions dans l’administration publique est le seul point sur lequel le certificat litigieux ait eu des répercussions et que l’intéressé n’a pu apporter la preuve de l’existence d’un lien direct entre ce document et sa démission, intervenue en 1994.
Il décline toute responsabilité pour le cas où la teneur du certificat aurait été rendue publique par le fait d’un tiers.
102.  Le Gouvernement souligne en outre que la situation du requérant a été minutieusement examinée par deux degrés de juridiction dans le cadre d’une procédure qui répondait aux critères applicables en la matière, lesquels satisfaisaient selon lui aux exigences du procès équitable posées par l’article 6 § 1 de la Convention.
Il soutient que le procès a été contradictoire et que l’intéressé, qui fut représenté par un avocat tout au long de la procédure, a eu amplement l’occasion de présenter sa cause, de contester les arguments exposés par son adversaire et de soumettre l’ensemble des éléments qu’il jugeait pertinents.
A son avis, s’il est vrai que l’intéressé n’a pu prendre pleinement connaissance de la directive de 1972, en raison du caractère ultrasecret de ce texte, le seul renseignement qu’il comptait y trouver concernait la question de savoir si une personne pouvait devenir « agent » du StB sans s’engager formellement à collaborer avec cet organisme. Les tribunaux auraient étudié la directive litigieuse et indiqué au requérant la teneur de la disposition pertinente, lui révélant notamment les modalités de recrutement des nouveaux « agents ». Dès lors, le fait que l’intéressé n’a pas eu accès au texte même de ce document n’aurait eu aucune incidence sur l’issue de la procédure.
Les tribunaux auraient recueilli et examiné les éléments de preuve dont le requérant souhaitait la production et, en tout état de cause, la recevabilité des preuves relèverait au premier chef du droit et des juridictions internes.
Le rejet de la demande de l’intéressé serait fondé sur des motifs pertinents et suffisants (voir, notamment, Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, § 62, CEDH 2003-VIII).
En ce qui concerne la répartition de la charge de la preuve, le Gouvernement relève que le requérant n’était ni accusé ni inculpé, qu’il était au contraire demandeur à la procédure, de sorte qu’il lui incombait d’apporter la preuve de ses allégations. Il dit n’apercevoir aucun signe d’iniquité ou d’arbitraire dans la manière dont les tribunaux ont traité la demande de l’intéressé et apprécié les éléments de preuve.
En conclusion, le Gouvernement estime que la façon dont la procédure a été conduite et l’issue de celle-ci n’ont été entachées d’aucun vice susceptible de les rendre incompatibles avec les garanties procédurales inhérentes à l’article 8 de la Convention.
2.  Thèse du requérant
103.  Selon le requérant, le StB avait la réputation de brider les droits de l’homme et elle faisait l’objet d’un mépris général, de sorte que le qualifier de « collaborateur » de cet organisme portait gravement atteinte à son intégrité morale et psychologique ainsi qu’à sa bonne renommée et à sa réputation.
104.  S’il reconnaît que la délivrance de certificats de sécurité pouvait fort bien passer pour une mesure poursuivant un but légitime de protection de la sûreté nationale, il estime qu’elle était inacceptable en ce qui le concernait car elle se fondait sur une inscription effectuée à tort.
105.  L’intéressé allègue que la manière dont les tribunaux ont traité la procédure qu’il a diligentée ne lui a pas permis de bénéficier d’une protection effective de son droit au respect de sa vie privée.
106.  Il affirme n’avoir eu accès à la directive de 1972 – qui définissait la notion d’ « agent » et déterminait les modalités de la coopération des agents ainsi que de leur recrutement – à aucun moment de la procédure, alors que ce texte constituait un élément de preuve fondamental dans l’instance en question. Il soutient que, n’ayant pu disposer de ce document, il ne se trouvait pas sur un pied d’égalité avec son adversaire quant au choix de la stratégie procédurale qu’il convenait d’adopter. Il doute en outre que le classement de la directive litigieuse comme « ultrasecrète » ait été réellement justifié alors que des années s’étaient écoulées depuis l’effondrement du régime communiste, d’autant que ce texte avait été formellement abrogé.
107.  Le requérant considère par ailleurs que lui imputer la charge de prouver le caractère erroné de son inscription en tant que collaborateur du StB allait à l’encontre d’une jurisprudence établie dans le domaine des actions visant à la défense de la bonne renommée et de la réputation. Selon lui, cette obligation était en l’espèce d’autant plus disproportionnée que l’inscription litigieuse à l’origine de tous les griefs formulés par la suite avait été effectuée par l’Etat en secret. Il aurait été presque impossible au requérant de prouver qu’il n’était pas un « agent » du StB puisqu’il ne pouvait prendre connaissance de la définition de ce terme.
L’intéressé relève que l’imputation de la charge de la preuve à une partie emporte des conséquences en cas d’échec de celle-ci à rapporter la preuve demandée et il allègue que, en l’espèce, cela revenait à présumer qu’il avait collaboré avec le StB. Il y voit une violation de la Résolution no 1096 (1996) et une inobservation de la présomption boni viri qu’il estime applicable à l’interprétation et à l’application de la Convention. Il fait valoir que bien qu’il ne fût pas accusé au sens formel du terme, les autorités publiques l’ont présenté comme étant un collaborateur du StB, et qu’elles auraient dès lors dû apporter la preuve de cette allégation.
108.  Enfin, le requérant soutient que l’appréciation des témoignages et des autres éléments de preuve par les tribunaux a été empreinte d’arbitraire et de partialité, notamment en ce que ceux-ci n’ont pas examiné et pris en compte la déposition de M. Il allègue que les juges ont rejeté ses demandes sans établir s’il avait jamais vraiment fourni des informations susceptibles d’intéresser les services de renseignements et sans même avoir pris connaissance de l’intégralité du dossier que le StB avait constitué sur lui, se contentant des indications formelles qui subsistaient dans celui-ci, après que les pièces importantes qu’il contenait eurent prétendument été détruites à la fin des années 80.
3.  Thèse de la partie tierce intervenante
109.  Selon la partie tierce intervenante, les mesures de lustration présentent un risque réel d’ingérence dans les droits garantis par l’article 8 de la Convention. L’atteinte en question se justifierait en général par l’aspiration légitime de la société à l’information et à la transparence, ainsi que par le souci de protéger les démocraties nouvelles en phase de transition. Toutefois, l’ingérence devrait être mise en balance avec les intérêts des personnes concernées, de manière que la bonne renommée et la réputation de celles-ci bénéficient d’une protection adéquate, ce qui impliquerait l’instauration de garanties de fond et de procédure. La tierce partie intervenante estime enfin que les Parties contractantes jouissent à cet égard d’une ample marge d’appréciation.
4.  Appréciation de la Cour
110.  La Cour constate que l’inscription du requérant dans les dossiers du StB en tant qu’« agent » de cet organisme se trouve au cœur des griefs formulés dans la requête. Elle observe que l’examen de la mesure litigieuse elle-même échappe à sa compétence ratione temporis, mais relève que l’inscription contestée a en outre donné lieu à la remise d’un certificat de sécurité négatif au requérant, dont le nom et la réputation furent mis en cause, et que le système juridique interne offrait à l’intéressé la possibilité de contester son inscription devant les tribunaux pour défendre ses droits, ce qu’il a fait en vain.
Pour la Cour, il y a là une ingérence dans le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée (voir les arrêts Leander c. Suède, du 26 mars 1997, série A no 116, p. 22, § 48 ; Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 46, CEDH 2000-V, Sidabras et Džiautas c. Lituanie [GC], no 55480/00 et 59330/00, § 49, CEDH 2004-VIII).
111.  La Cour rappelle que si l’article 8 ne comporte pas d’exigences procédurales explicites, le processus décisionnel lié aux mesures d’ingérence doit être équitable et respecter comme il convient les intérêts protégés par cette disposition (Buckley c. Royaume-Uni, no 20348/92, § 76, CEDH 1996-IV).
112.  En outre, la différence entre les objectifs visés par les garanties respectives des articles 6 § 1 et 8 de la Convention peut justifier l’examen d’une même série de faits sous l’angle de l’un et l’autre articles (voir, notamment, Görgülü c. Allemagne, no 74969/01, § 58, 26 février 2004). La Cour relève à cet égard que, contrairement à la Pologne, la Slovaquie a choisi de soumettre les procédures relatives aux droits en cause à la compétence des tribunaux civils, et non à celle des juridictions répressives. Dans ces conditions, elle estime qu’il convient d’examiner la question de l’équité de la procédure sous l’angle de l’article 8 de la Convention.
113.  La Cour recherchera en particulier si le système juridique interne a offert au droit du requérant au respect de sa vie privée en vertu de l’article 8 de la Convention une protection procédurale concrète et effective (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Papamichalopoulos et autres c. Grèce, du 24 juin 1993, série A no 260-B, § 42) et par conséquent compatible avec cette disposition.
114.  En se livrant à cette analyse, la Cour tiendra compte du fait qu’aux termes de l’article 19 de la Convention, elle a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Etats contractants. Spécialement, elle n’est pas une instance d’appel et il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. En outre, il revient en principe aux juridictions nationales d’apprécier les éléments rassemblés par elles et la pertinence de ceux dont les défendeurs souhaitent la production (Vidal c. Belgique, arrêt du 22 avril 1992, série A no 235-B, p. 32, § 33). Toutefois, la Cour doit s’assurer que la procédure dans son ensemble, y compris la manière dont ont été traitées les preuves, a revêtu un caractère équitable aux fins de l’article 8 de la Convention.
115.  La Cour reconnaît que, en particulier dans une procédure concernant les activités de services de sécurité de l’Etat, il peut y avoir des motifs légitimes de limiter l’accès à certains documents ou autres éléments. Cependant, dans le cas d’une procédure de lustration, cette considération n’est plus guère valable, et ce pour trois raisons. Premièrement, par sa nature même, une procédure de lustration vise à établir des faits remontant à l’époque communiste et n’est pas directement liée aux fonctions et activités actuelles des services de sécurité. On ne peut donc pas partir du principe que l’intérêt public continue réellement d’exiger de limiter l’accès à des éléments qui avaient été classés secrets sous des régimes précédents, sauf si dans un cas donné les faits démontrent le contraire. Deuxièmement, une procédure de lustration passe inévitablement par l’examen de documents relatifs aux activités des anciens services de sécurité communistes. Or, si la partie dont il est question dans les pièces classées secrètes se voit refuser l’accès à la totalité ou à la majorité de celles-ci, ses possibilités de contester la version des faits présentée par les services de sécurité sont considérablement réduites. Troisièmement, enfin, les lois pertinentes confèrent généralement aux services de sécurité eux-mêmes le pouvoir de décider quels éléments doivent rester secrets et pour combien de temps. Dans la mesure où c’est la légalité des activités des services de sécurité qui est en cause dans une procédure de lustration, l’existence de ce pouvoir ne se concilie pas avec l’équité de la procédure et notamment pas avec le principe de l’égalité des armes. Par conséquent, si un Etat envisage d’adopter des mesures de lustration, il doit veiller à ce que les personnes concernées bénéficient, dans toute procédure liée à l’application de ces mesures, de l’ensemble des garanties procédurales prévues par la Convention.
116.  En l’espèce, le requérant cherchait à défendre ses droits face à une ingérence découlant d’un acte de puissance publique dont il pouvait peut-être prétendre avoir ignoré l’existence au moment où celui-ci avait été pris. Les tribunaux ont considéré qu’il était fondamental que l’intéressé prouvât que l’ingérence litigieuse était contraire aux règles applicables à l’époque pertinente, alors que celles-ci étaient secrètes et que le requérant, contrairement aux autorités étatiques, c’est-à-dire le SIS en l’espèce, n’y avait pas pleinement accès. Dans ces conditions, indépendamment de la question de savoir si l’imputation du fardeau de la preuve à l’intéressé était ou non conforme au droit interne, pareille exigence lui imposait en pratique une charge irréaliste, et était contraire au principe d’égalité. Partant, elle était excessive. La procédure intentée par le requérant ne peut passer pour lui avoir offert une protection effective de son droit au respect de sa vie privée. La Cour parvient à cette conclusion sans examiner la question de l’appréciation des éléments de preuve qui, à ses yeux, prête également à critique en l’espèce.
Elle considère par conséquent que l’absence d’une procédure par laquelle le requérant aurait pu obtenir la protection effective de son droit au respect de sa vie privée a emporté violation de l’article 8 de la Convention.
117.  La Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure diligentée par l’intéressé aurait abouti si elle avait été conduite d’une manière compatible avec l’article 8 de la Convention. Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue ci-dessus (paragraphe 116) et au rôle subsidiaire qu’elle joue par rapport aux juridictions internes, elle estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les incidences de l’inscription du requérant dans les dossiers du StB et du certificat de sécurité négatif sur la vie privée de l’intéressé.
IV.   SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
118.  L’article 41 de la Convention énonce :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
119.  Le requérant réclame 300 000 couronnes slovaques (SKK) pour le dommage qui résulterait de la violation de son droit à être jugé dans un délai raisonnable et 500 000 SKK en réparation de l’atteinte à son droit au respect de sa vie privée. Il ne précise pas si les prétentions qu’il formule correspondent à un dommage matériel ou à un préjudice moral. Il souligne que sa seconde demande concerne sa réputation, qui serait compromise depuis qu’on le considère comme l’ancien collaborateur d’un régime qui faisait régner la terreur parmi la population, et qu’il estime impossible à rétablir. Il en éprouverait un sentiment de frustration et d’impuissance et aurait perdu confiance dans l’état de droit.
120.  Le Gouvernement conteste les demandes ci-dessus, les estimant inacceptables, excessives et non étayées.
121.  Les éléments fournis par le requérant ne permettent pas de conclure à l’existence d’un dommage matériel en l’espèce. La Cour estime par contre que les violations constatées (paragraphes 99 et 116) n’ont pas manqué de causer un tort moral à l’intéressé. Statuant en équité, elle alloue à celui-ci 8 000 euros (EUR) de ce chef.
B.  Frais et dépens
122.  Le requérant demande 9 641 SKK au titre des frais exposés pour la procédure interne, 8 900 SKK en remboursement de divers frais de déplacement et 23 800 SKK pour les dépenses afférentes à sa représentation devant la Cour.
123.  Le Gouvernement considère comme excessives les sommes réclamées et souligne que les frais de déplacement n’ont fait l’objet d’aucun justificatif. Il invite la Cour à ne rembourser que les frais et dépens qui ont été réellement et raisonnablement exposés et sont d’un montant adéquat.
124.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Eu égard aux informations dont elle dispose en l’espèce – notamment en ce qui concerne la complexité de l’affaire – et compte tenu des critères rappelés ci-dessus, elle estime raisonnable d’octroyer à l’intéressé la somme de 900 EUR au titre de l’ensemble des frais et dépens réclamés.
C.  Intérêts moratoires
125.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1.  Rejette, à l’unanimité, les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement;
2.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention;
3.  Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention faute d’une procédure qui aurait permis au requérant de bénéficier d’une protection effective de son droit au respect de sa vie privée ;
4.  Dit, à l’unanimité,
a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, 8 000 EUR (huit mille euros) pour dommage moral et 900 EUR (neuf cents euros) au titre des frais et dépens, à convertir en couronnes slovaques au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, et notifié par écrit le 14 février 2006, conformément à l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’Boyle Nicolas Bratza   Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente de M. Maruste.
N.B.  M.OB
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE MARUSTE
(Traduction)
La chambre a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention à raison de l’absence d’une procédure par laquelle le requérant aurait pu obtenir la protection effective de son droit au respect de sa vie privée. La chambre a aussi estimé que la procédure interne n’avait pas été équitable car le principe d’égalité n’avait pas été respecté et qu’une charge irréaliste avait été imposée au requérant.
Dans son arrêt, la chambre souligne que si une partie dont il est question dans des pièces classées secrètes se voit refuser l’accès « à la totalité ou à la majorité de celles-ci, ses possibilités de contester la version des faits présentée par les services de sécurité sont considérablement réduites » (voir le paragraphe 115 de l’arrêt). J’adhère à cette affirmation de principe, que je considère comme généralement valable. En revanche, j’en désapprouve l’application à la présente affaire dans la mesure où les faits de la cause, tels que je les comprends, ne se prêtent pas à une conclusion aussi générale. A l’évidence, on ne peut pas dire que, en l’espèce, « la totalité ou la majorité » des pièces étaient classées secrètes et ne pouvaient être consultées par le requérant. En effet, il y a un seul document auquel l’intéressé n’eut jamais accès, la directive de 1972, et c’est ce fait qu’il invoque pour étayer ses allégations d’iniquité. Je ne pense pas que le refus de donner accès à un document d’archive rende inéquitables et incompatibles avec les exigences de la Convention toutes les procédures de recours disponibles. De mon point de vue, les juridictions internes ont eu raison de ne pas adopter une approche formaliste, c’est-à-dire de s’attacher à la substance de l’affaire plutôt que de se référer à la directive, qui d’ailleurs n’avait qu’un lointain rapport avec les circonstances de l’espèce et l’évaluation du comportement du requérant à l’époque considérée. Cela dit, je partage l’avis de la chambre selon lequel l’accès aux documents qui avaient été classés « confidentiels », voire « secrets », sous les anciens régimes communistes totalitaires ne devrait faire l’objet d’aucune restriction. Bien entendu, ce n’est pas aux services de sécurité eux-mêmes de décider quelles archives doivent rester secrètes et pour combien de temps.
Mais revenons aux circonstances de l’espèce : le 19 mars 1992, le ministère fédéral délivra un certificat de sécurité négatif, en précisant que le requérant était enregistré comme figurant parmi les personnes visées à l’article 2 § 1 b) de la loi de lustration. Cette disposition distinguait plusieurs catégories : « résident », « agent », « détenteur d’un appartement attribué », « détenteur d’un appartement utilisé pour des réunions secrètes » « informateur » et « collaborateur idéologique du StB ». Le requérant engagea une procédure judiciaire, qui se déroula non sans mal mais aboutit finalement à un arrêt de la Cour suprême confirmant la décision rendue par 
le tribunal régional le 19 mai 1999. Selon le tribunal régional, l’intéressé devait avoir compris qu’il s’entretenait avec des agents du StB et que ses contacts avec eux équivalaient en réalité à une collaboration formelle. Le requérant lui-même ne contesta pas cette thèse, qui était corroborée par d’autres éléments. Par conséquent, à l’issue de plusieurs procédures, dont l’équité ne prêta pas à controverse en tant que telle, il fut confirmé que l’intéressé appartenait à une certaine catégorie (l’une de celles énumérées plus haut), et rien de plus. Il convient aussi de noter que le droit à un recours effectif n’est pas un droit à obtenir gain de cause et que l’appréciation des faits incombe en premier lieu aux juridictions internes.
Tout en déplorant les difficultés rencontrées par le requérant au début de la procédure et en reconnaissant que les autorités devraient se montrer plus coopératives à l’avenir, j’estime que la procédure en tant que telle a répondu à la nécessité de garantir la protection procédurale des droits consacrés par l’article 8.
ARRÊT TUREK c. SLOVAQUIE 
ARRÊT TUREK c. SLOVAQUIE 


Synthèse
Formation : Cour (quatrième section)
Numéro d'arrêt : 57986/00
Date de la décision : 14/02/2006
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exception préliminaire rejetée ; Violation de l'art. 6-1 ; Violation de l'art. 8 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure nationale ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE CIVILE, (Art. 6-1) DELAI RAISONNABLE


Parties
Demandeurs : TUREK
Défendeurs : SLOVAQUIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2006-02-14;57986.00 ?
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