La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

06/02/2007 | CEDH | N°23458/02

CEDH | GIULIANI c. ITALIE


QUATRIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 23458/02  présentée par Giuliano GIULIANI, Adelaide GAGGIO, Elena GIULIANI  contre l’Italie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant le 5 décembre 2006 et le 6 février 2007 en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,   MM. J. Casadevall,    G. Bonello,    K. Traja,    V. Zagrebelsky,    S. Pavlovschi,    L. Garlicki, juges,  et de M. T.L. Early, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introd

uite le 18 juin 2002,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées...

QUATRIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 23458/02  présentée par Giuliano GIULIANI, Adelaide GAGGIO, Elena GIULIANI  contre l’Italie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant le 5 décembre 2006 et le 6 février 2007 en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,   MM. J. Casadevall,    G. Bonello,    K. Traja,    V. Zagrebelsky,    S. Pavlovschi,    L. Garlicki, juges,  et de M. T.L. Early, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 18 juin 2002,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,
Vu les observations présentées oralement par les parties à l’audience du 5 décembre 2006,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérants, M. Giuliano Giuliani, Mme Adelaide Gaggio et Mme Elena Giuliani, sont des ressortissants italiens, nés respectivement en 1938, 1944 et 1972 et résidant respectivement à Gênes et à Milan. Ils sont représentés devant la Cour par Mes N. Paoletti et G. Pisapia, avocats à Rome. Les requérants sont respectivement le père, la mère et la sœur de Carlo Giuliani Giuliani. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, I.M. Braguglia, et par son coagent, F. Crisafulli.
A l’audience du 5 décembre 2006, les requérants étaient représentés par Me N. Paoletti, conseil, assisté de Mes A. Mari et G. Paoletti, conseillers. Le gouvernement défendeur était représenté par F. Crisafulli, coagent.
A.  Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Les 19, 20 et 21 juillet 2001, se déroula à Gênes le sommet dit du «G 8». De nombreuses manifestations antimondialistes furent organisées dans la ville et un important dispositif de sécurité fut mis en place par les autorités italiennes. En particulier, en vertu de la loi no 349 du 8 juin 2000, le préfet de Gênes était autorisé à utiliser le personnel des forces armées. En outre, une «zone rouge» avait été délimitée par un filet métallique dans la partie de la ville concernée par les travaux du G8 (à savoir le centre historique de la ville). De cette sorte, seuls les résidants et ceux qui devaient y travailler pouvaient y accéder. L’accès au port avait été interdit et l’aéroport fermé au trafic. La zone rouge était enclavée dans une zone jaune, qui à son tout était entourée d’une zone blanche (zone normale).
Quant aux ordres écrits par le commandant des forces de l’ordre, responsable du maintien et du rétablissement de l’ordre public, le Gouvernement a déposé des ordres de service datés des 14, 17 et 19 juillet 2001. Chacun de ces ordres de service s’ouvre par la phrase : « la présente modifie et complète l’ordonnance de service no 2143/R du 12 juillet relative aux services d’ordre et de sûreté, prédisposé en vue du sommet G8 prévu à Gênes du 20 au 22 juillet, comme suit ». Cette ordonnance du 12 juillet n’a pas été déposée.
L’ordre de service du 19 juillet 2001 est celui de la veille des faits. Il résume ainsi les priorités des services d’ordre public : mettre en place une ligne de défense à l’intérieur de la « zone rouge » chargée de repousser rapidement toute tentative d’intrusion ; mettre en place une ligne de défense dans la « zone jaune » devant faire face à toute action, en tenant compte de la position des manifestants à différents endroits, ainsi que des actions provenant d’éléments plus extrémistes ; enfin, prendre des mesures d’ordre public dans les axes intéressés par les manifestations, vu le danger d’agressions favorisé par les effets de masse.
Les parties s’accordent sur le fait que l’ordre de service du 19 juillet 2001 modifia les plans établis jusque-là quant à la manière de déployer les ressources et les moyens disponibles, afin de pouvoir contrer efficacement toute tentative de pénétration dans la zone rouge des manifestants qui prendraient part à la manifestation annoncée et autorisée pour le lendemain. Toutefois, la portée exacte de ces modifications de dernière heure n’est pas précisée. S’appuyant sur des témoignages rendus dans le cadre d’une procédure pénale actuellement pendante à l’encontre de 25 manifestants (infra « procès des 25 »), les requérants ont indiqué que l’ordre de service du 19 juillet affecta le peloton de carabiniers en cause à un emploi dynamique alors qu’auparavant il était censé être statique.
Quant à la manière dont ces instructions furent diffusées, le Gouvernement a indiqué que les ordres impartis et reçus par les officiers sur le terrain furent transmis oralement. Les requérants, quant à eux, se réfèrent aux témoignages rendus au ministère public et également dans le cadre du « procès des 25 » notamment par M. Lauro (voir infra).
Les parties s’accordent pour dire qu’un système de communications radio fut mis en place avec une salle opérationnelle inter forces située auprès de la questura (bureaux de la police) et que cette salle était en contact radio avec les troupes sur le terrain. Carabiniers et policiers ne pouvaient pas communiquer directement entre eux par radio, ils pouvaient contacter uniquement la centrale opérationnelle.
1. Le décès de Carlo Giuliani
Le 20 juillet, une manifestation autorisée réunissant un grand nombre de participants défila dans la ville de Gênes. De nombreux accrochages entre manifestants et forces de l’ordre eurent lieu.
Vers 17 heures, un groupe de carabiniers composé d’une cinquantaine d’hommes, après avoir été engagé dans des accrochages violents avec des manifestants, se replia de manière désordonnée à proximité de la place Alimonda, en laissant sans protection deux jeeps Defender qui se trouvaient en queue de dispositif (« ripiegamento disordinato che lascia scoperti i due defender che si trovano alle spalle del reparto 1»).
Les deux jeeps concernées se bloquèrent réciproquement place Alimonda. Alors qu’une des jeeps réussissait finalement à s’éloigner, l’autre jeep, en raison d’une fausse manœuvre du conducteur, resta immobilisée place Alimonda, bloquée par un container à immondices renversé.
La jeep fut rejointe par un groupe de manifestants armés de pierres, de bâtons et de barres de fer.
Les vitres latérales arrière et la lunette arrière de la jeep furent brisées.
Les manifestants hurlaient des injures et des menaces à l’encontre des occupants de la jeep. Ils lançaient des pierres vers le véhicule.
A bord de la jeep, il y avait trois carabiniers : Mario Placanica, Filippo Cavataio et Dario Raffone.
L’un d’eux, Mario Placanica (ci-après « MP »), était un grenadier âgé de vingt ans. Intoxiqué par les grenades lacrymogènes qu’il avait lancées lors d’accrochages antérieurs, il avait reçu l’autorisation du capitaine Cappello (commandant du contingent ECHO au sein du CCIR) de monter dans la jeep pour s’éloigner des lieux du précédent affrontement. Accroupi à l’arrière de la jeep, blessé, paniqué, se protégeant d’un côté avec un bouclier,2 hurlant aux manifestants de s’en aller, «faute de quoi il les tuerait», MP dégaina, sortit son Beretta 9mm, la pointa en direction de la lunette arrière, brisée, du véhicule, et, après quelques dizaines de secondes, tira deux coups de feu.
Le premier coup de feu atteignit Carlo Giuliani au visage, sous l’œil gauche, et le blessa grièvement, alors qu’il se trouvait à quelques mètres tout au plus de l’arrière de la jeep et venait de ramasser un extincteur vide. Carlo Giuliani s’écroula à proximité de la roue arrière gauche de la jeep. Peu après, Filippo Cavataio (ci-après «FC»), le chauffeur, réussit à redémarrer et, dans le but de se dégager, fit marche arrière, passant ainsi sur le corps de Carlo Giuliani. Il passa la première vitesse et roula une deuxième fois sur le corps de Carlo Giuliani en quittant les lieux.
La jeep se dirigea alors vers la place Tommaseo. Après «quelques mètres», le Maréchal des carabiniers Amatori monta à bord de la jeep et se mit au volant, «le chauffeur étant en état de choc». Le carabinier Rando monta également dans la jeep.
Après le départ de la jeep, JM, un manifestant, s’approcha de Carlo Giuliani et observa que celui-ci perdait beaucoup de sang, qui giclait d’un orifice situé près de l’œil gauche de la victime, et constata que «le pouls de Carlo Giuliani était très rapide et faible». Quelques instants plus tard, à la suite de l’arrivée de plusieurs carabiniers et policiers, JM s’éloigna de Carlo Giuliani.
Des forces de police qui stationnaient de l’autre côté de la place Alimonda intervinrent et dispersèrent les manifestants3. Ils furent rejoints par des carabiniers.
A 17h27, Gamma 103 appela la centrale opérationnelle pour demander une ambulance. Par la suite, un médecin arrivé sur place constata le décès de Carlo Giuliani.
a)  Les indications fournies par les parties quant aux moments précédant la mort de Carlo Giuliani Giuliani
La reconstitution des moments précédant la mort de Carlo Giuliani Giuliani qui ressort de la note du ministère de l’intérieur déposée par le Gouvernement est la suivante :
« A 6h00, le secteur reçut l’ordre de service et trois pelotons se placèrent à proximité de la Questura. Après quelques heures, le contingent fut dissous ; deux pelotons restèrent.
Vers la fin de la matinée, le contingent fut envoyé place Tommaseo, où il arriva lorsque les affrontements avec les manifestants étaient terminés. Le fonctionnaire de police Lauro prit le commandement du contingent.
Le personnel fut placé via Rimassa, à proximité des jardins King, et se trouva exposé à des jets d’objets divers. A partir de 15h00, le contingent, suivant les manifestants, parcourut via Ivrea et arriva place Alimonda, où la situation était relativement calme ; de ce fait, le contingent fut réorganisé. Les carabiniers présents étaient environ une cinquantaine.
Les deux jeeps Defender utilisées pour assurer la liaison entre les contingents étaient sur les lieux. Le policier Lauro et le capitaine Cappello décidèrent de disposer le contingent via Caffa, en direction de via Tolemaide, pour faire face à un groupe de manifestants qui avait construit une barricade en utilisant des containeurs à immondices. Les carabiniers firent l’objet d’une série intense de jets de pierres et de bouteilles. Craignant d’être rejoints par d’autres manifestants provenant de via Odessa, les carabiniers se replièrent à pied, en laissant les deux jeeps qui se trouvaient derrière le contingent à découvert.
Dans l’agitation du moment, les chauffeurs des deux jeeps essayèrent de se replier au plus vite, en marche arrière, vers la place Tommaseo. Dans leur tentative de faire demi-tour, les jeeps se firent obstacle l’une l’autre ; celle conduite par Filippo Cavataio (FC) n’arriva pas à terminer sa manœuvre et se retrouva bloquée à l’avant pas un container à immondices. Quelques instants plus tard, la jeep fut rejointe par des manifestants provenant de via Tolemaide et via Odessa. ».
S’appuyant entre autres sur des témoignages rendus par des membres des forces de l’ordre au «  procès des 25 », les requérants décrivent ainsi les évènements entourant la mort de Carlo Giuliani Giuliani :
« Le convoi de manifestants des « tute bianche » (combinaisons blanches) arriva via Tolemaide vers 14h50. A 14h53, les forces de l’ordre (la compagnie des carabiniers issus du bataillon Lombardia) les attaquèrent. Ces attaques se répétèrent huit fois, à l’aide de 19 blindés, d’autopompes, de lacrymogènes, de matraques. La dernière attaque eut lieu à 17h15.
Entre-temps, la compagnie Echo – qui avait aidé le bataillon Lombardia dans quelques attaques - s’était positionnée place Alimonda-Via Caffa, aux ordres du fonctionnaire de police Lauro. Deux jeeps Defender la rejoignirent. Les carabiniers purent enlever leurs masques à gaz, manger et se reposer.
En même temps, la police était positionnée via Caffa, aux ordres du fonctionnaire de police Fiorillo.
Dans ce contexte calme, le capitaine Cappello ordonna à MP et à DR de monter à bord de l’une des deux jeeps. Cappello estima opportun de faire monter les deux carabiniers, ceux-ci étant psychologiquement à plat (« a terra ») et ne répondant plus aux conditions physiques pour être en service. Cappello estima en outre opportun que MP arrête de tirer des lacrymogènes et lui enleva son lance-lacrymogènes, ainsi que la besace contenant les engins lacrymogènes.
A 17h20, la compagnie ECHO, composée à ce moment d’une centaine d’hommes, exécuta l’ordre du fonctionnaire de police Lauro, remit les masques à gaz, les boucliers et se mit en marche via Caffa vers via Tolemaide. Il fut décidé d’attaquer le cortège, en la présence du lieutenant colonel Truglio. Les deux jeeps suivaient le peloton. Plusieurs containers à immondices servaient de barrière aux manifestants. La compagnie ECHO commença sa retraite en suivant via Caffa, vers place Alimonda. La retraite fut accompagnée par les deux jeeps roulant en marche arrière. Environ 70 manifestants suivirent les carabiniers. Arrivée place Alimonda, la jeep dans laquelle se trouvait MP rencontra sur son chemin un conteneur à immondices, qui arrêta son parcours. Des manifestants jetèrent des pierres contre la jeep, puis un extincteur, qui retomba par terre.
Carlo Giuliani Giuliani se dirigea vers un extincteur gisant au sol. A ce moment-là, un carabinier dans la jeep avait déjà un pistolet en main, prêt à tirer. Carlo Giuliani prit l’extincteur et le souleva de terre. Il était 17h27. Il fut atteint au même moment par la balle létale. »
S’agissant du pistolet, les requérants renvoient aux photos versées au dossier d’enquête et soulignent que le pistolet était tenu horizontalement et vers le bas.
Quant au nombre des carabiniers et de policiers présents à proximité du lieu des faits et à leur distance par rapport à celui-ci, le ministère de l’intérieur a affirmé qu’il était impossible d’indiquer le nombre précis de carabiniers et policiers se trouvant sur les lieux au moment du décès de Carlo Giuliani ; de manière approximative, il y avait environ cinquante carabiniers, à une distance de 150 mètres de la jeep. En outre, à 200 mètres, à hauteur de la place Tommaseo, il y avait un groupe de policiers (reparto mobile della polizia di stato). L’extrait de l’enquête parlementaire fourni par le Gouvernement (1ère commission, chapitre II, séance du 20 septembre 2001) affirme quant à lui ceci : « L’on parle de milliers de manifestants, mais les vidéos montrent environ quarante manifestants à la place Alimonda, une partie d’entre eux autour de la jeep isolée. A environ 50 mètres, sont placés des contingents des forces de l’ordre, qui n’interviennent pas. »
Les requérants, quant à eux, renvoient aux déclarations du lieutenant colonnel Truglio (voir infra), qui a affirmé s’être trouvé à une dizaine de mètres de la place Alimonda et à trente-quarante mètres de la jeep. A quelques dizaines de mètres de la jeep se trouvaient les carabiniers (une centaine). Les policiers étaient à la fin de via Caffa, vers la place Tommaseo.
Les requérants rappellent en outre que les photos versées au dossier d’enquête montrent clairement la présence de carabiniers à quelques mètres de la jeep litigieuse.
b)   Les indications des requérants quant aux instants suivant immédiatement le départ de la jeep
Il ressort d’un film déposé par les requérants et basé sur des images versées au dossier d’enquête que plusieurs personnes et des membres des forces de l’ordre s’approchèrent du corps de la victime. Une pierre souillée de sang, à proximité de la tête de la victime, qui n’apparaît pas au début de la séquence d’images, apparut en fin de séquence. De plus, un policier présent près du corps de Carlo Giuliani (le fonctionnaire Lauro) montra du doigt un manifestant et hurla « sei stato tu, sei stato tu » (c’est toi ! c’est toi !) et des membres des forces de l’ordre se lancèrent à sa poursuite pour le rattraper, en vain.
Le carabinier Cappello, qui témoigna au procès des 25 (audience du 20 septembre 2005), indiqua qu’une jeune femme s’approcha du corps de Giuliani et souleva la cagoule qu’il portait. Il remarqua alors qu’il y avait une blessure en forme d’étoile sur le front de la victime. La jeune fille déclara que Carlo Giuliani était mort et que, selon elle, ce n’était pas à cause d’un coup de pierre. Deux minutes environ après que cette phrase fut prononcée, le fonctionnaire Lauro se livra à ce qu’il qualifia « d’épanchement », qui fut ensuite montré à la télévision.
2. L’enquête menée par les autorités nationales
a) Les premiers actes d’enquête
La brigade mobile de la police de la province de Gênes- 3ème section- infractions contre les personnes- se rendit vers 18h00 sur les lieux. Il ressort du compte rendu de service de Mme Bucci, fonctionnaire de police de la brigade mobile de la police de Gênes, que vers 18h00, celle-ci s’était rendue place Alimonda avec deux autres fonctionnaires de police, suite au signalement de la salle opérationnelle qu’un jeune homme était décédé. Elle avait trouvé le corps de la victime recouvert d’un drap. Dans la mesure du possible, elle avait circonscrit les lieux (à savoir fermé la place Alimonda au public) pour permettre à la police scientifique d’effectuer les relevés. Le visage de la victime était découvert, la cagoule se trouvant derrière la tête. Les policiers Fiorillo et Martino avaient été entendus (voir ci-dessous).
Une douille fut retrouvée à quelques mètres du corps de Carlo Giuliani. Aucune balle ne fut trouvée. À côté du corps furent récupérés un extincteur, ainsi qu’une pierre souillée de sang, de l’argent, un cutter, un téléphone portable, un briquet et des clefs. Les objets ci-dessus furent saisis par la police. Par ailleurs, il ressort du dossier que le ministère public confia à la police trente-six actes d’enquête. Par ailleurs, après s’être éloignée de la place Alimonda, la jeep, l’arme et l’équipement de MP restèrent sous contrôle des carabiniers et firent par la suite l’objet d’une saisie judiciaire. Une douille fut retrouvée à l’intérieur de la jeep.
Le cadavre fut transporté, sur ordre du parquet, à l’hôpital Galliera. Il put être identifié grâce aux empreintes digitales, inscrites dans le fichier de l’autorité judiciaire.
A 21h30, le policier Fiorillo, responsable du groupe de policiers présents rue Caffa, fut entendu au bureau de la brigade mobile de la police de Gênes. Il déclara avoir noté un contingent de carabiniers place Alimonda, qui était emporté (« travolto ») par un nombre impressionnant de manifestants qui tentaient d’attaquer les policiers. Les deux jeeps Defender restaient isolées au milieu des manifestants, étaient encerclées et gravement endommagées. Immédiatement après, les deux jeeps parvenaient à s’enfuir. A terre gisait un homme cagoulé. A proximité de lui, il y avait un extincteur.
A 20h50, au bureau de la brigade mobile de la police de Gênes, le policier Martino déclara avoir rejoint la place Alimonda avec son groupe de policiers aux ordres de Fiorillo et avoir vu le corps de Carlo Giuliani Giuliani à terre, qui saignait abondamment de la tête. A proximité, il y avait un extincteur. Une fois l’ambulance arrivée, un médecin avait tenté de réanimer Carlo Giuliani, puis avait constaté le décès et attendu l’arrivée du magistrat.
Le 21 juillet 2001, le capitaine Cappello, responsable de la compagnie ECHO, relata les évènements de la veille et indiqua les noms des carabiniers se trouvant à bord de la jeep litigieuse, qui avait été encerclée par de nombreux manifestants armés de barres de fer, de pierres et de planches en bois. En outre, il affirma qu’une fois que la jeep parvint à s’enfuir, la police présente de l’autre côté de la place intervint et dispersa les manifestants, permettant ainsi de voir un corps cagoulé gisant au sol. Cappello affirma ne pas avoir entendu de coups de feu, probablement à cause de l’oreillette de la radio, du casque et du masque à gaz qui limitaient son audition.
Le 28 juillet 2001, l’officier Mirante rédigea une note de service, qui reprend les considérations de l’officier Cappello, pour ce qui est des évènements de la place Alimonda.
b) La mise en examen de MP et FC, deux des trois carabiniers présents à bord de la jeep
Le soir du 20 juillet 2001, deux des trois carabiniers présents à bord de la jeep au moment des faits furent identifiés et entendus en tant qu’accusés d’homicide volontaire par le ministère public de Gênes, dans les locaux du commandement des carabiniers à Gênes.
Première déclaration du tireur (MP), entendu le 20 juillet 2001, à 23h00, par le ministère public, dans les locaux du commandement des carabiniers à Gênes
MP était un carabinier auxiliaire, affecté au Bataillon no 12 «Sicilia» et intégré à la compagnie ECHO, constituée pour les besoins du G8. Avec quatre autres compagnies en provenance d’autres régions d’Italie, la compagnie était incluse dans le CCIR (« contingente di contenzione e intervento risolutivo »), placée sous les ordres du lieutenant-colonel Truglio. La compagnie ECHO était placée sous les ordres du capitaine Cappello et de ses adjoints Mirante et Zappia, et sous la direction et coordination de M. Lauro, Adjoint au chef de la police (Vice questore) de Rome. En outre, il y avait un bataillon de parachutistes et des structures dénommées G2 et G3. Chacune des cinq compagnies était divisée en quatre pelotons de cinquante hommes chacune. Le commandant de toutes les compagnies était le colonel Leso ; le vice commandant chargé de la coordination était le lieutenant colonel Truglio.
MP, né le 13 août 1980, et entré en service le 16 septembre 2000, était grenadier et affecté au lancer de lacrymogènes. Il déclara que pendant les opérations de maintien et de rétablissement de l’ordre public (MROP), il était censé se déplacer à pied avec son peloton. Après avoir lancé plusieurs engins lacrymogènes, il eut les yeux et le visage en flamme et demanda au capitaine Cappello de pouvoir monter à bord de la jeep conduite par FC. Peu après, un autre carabinier (Dario Raffone), blessé, les rejoignit.
MP déclara avoir eu très peur, en raison de tout ce qu’il avait vu lancer pendant la journée, et craignait notamment que les manifestants ne lancent des cocktails Molotov. Puis il expliqua que sa peur fut accrue lorsqu’il fut blessé à une jambe par un objet métallique et à la tête, par une pierre. Il déclara avoir perçu la présence d’agresseurs en raison des jets de pierres et avoir pensé que «des centaines de manifestants encerclaient la jeep», même s’il ajouta qu’«au moment des tirs, il n’y avait personne en vue ». Il précisa avoir été «en proie à la panique». MP décrivit le moment du tir en disant qu’à un certain moment, il réalisa que sa main avait empoigné son pistolet, qu’il avait sorti sa main, armée, par la lunette arrière de la jeep et, qu’après environ une minute, il tira deux coups de feu4. MP soutint ne pas s’être aperçu de la présence de Carlo Giuliani derrière la jeep, ni avant, ni après avoir tiré.
Déclaration du chauffeur (FC), entendu par le ministère public le 20 juillet 2001, dans les locaux du commandement des carabiniers
FC, le chauffeur, né le 3 septembre1977, était en service depuis 22 mois. Il déclara qu’il s’était trouvé dans une ruelle à proximité de la Place Alimonda et qu’il avait cherché à revenir en marche arrière vers la place, car le peloton reculait sous la poussée des manifestants. Toutefois, il avait trouvé le chemin bloqué par un container à immondices qu’il n’arriva pas à déplacer, le moteur ayant calé. Il affirma avoir concentré ses efforts sur la manière de désengager la jeep, tandis que les collègues à bord de la jeep hurlaient. De ce fait, il n’avait pas entendu les détonations du pistolet de MP. Enfin, il déclara : « Je n’ai pas noté des personnes à terre parce que je portai le masque, qui me permettait une vue partielle (...) et aussi parce que la vue latérale de la voiture n’est pas optimale. J’ai fait marche arrière et je n’ai senti aucune résistance ; en fait j’ai senti un soubresaut de la roue sur la gauche, j’ai pensé à un tas de détritus étant donné que le container à poubelles avait été renversé ; je n’avais qu’une idée, celle de m’éloigner de ce désastre ».
Déclaration du troisième carabinier (DR) se trouvant à bord de la jeep au moment des faits, entendu le 21 juillet 2001 par le ministère public
DR, né le 25 janvier 1982, et en service militaire depuis le 16 mars 2001 (carabiniere di leva), déclara avoir été touché au visage et au dos par des pierres lancées par des manifestants et qu’il avait commencé à saigner. Il avait essayé de se protéger en se couvrant le visage, tandis que MP tentait à son tour de le protéger de son corps. A ce moment-là, il ne voyait plus rien, mais il entendait les hurlements et le bruit des coups et des objets qui entraient dans l’habitacle. Il avait entendu MP hurler aux agresseurs d’arrêter et de s’en aller, et il affirma avoir entendu deux coups de feu juste après.
La deuxième déclaration de MP au ministère public
Le 11 septembre 2001, MP, interrogé par le parquet, confirma ses déclarations du 20 juillet 2001, et ajouta avoir hurlé aux manifestants «allez vous-en ou je vous tue».
c)   Déclarations recueillies pendant l’enquête
Déclarations faites par d’autres carabiniers
Le maréchal Amatori, qui se trouvait dans l’autre jeep immobilisée un temps sur la place Alimonda déclara avoir noté que la jeep à bord de laquelle se trouvait MP était immobilisée par un container à immondices et qu’elle était entourée d’un nombre important de manifestants, «certainement plus de vingt». Ces derniers lançaient des projectiles sur la jeep. En particulier, le maréchal avait noté qu’un manifestant avait déjà lancé un extincteur contre la lunette arrière. Le maréchal déclara avoir entendu les détonations et avoir vu Carlo Giuliani s’écrouler. Il avait également vu la manœuvre de la jeep, qui était passée deux fois sur le corps de Carlo Giuliani. Une fois que la jeep avait réussi à quitter la place Alimonda, il s’était approché de celle-ci et avait vu que FC, le chauffeur, était descendu de la voiture, et demandait de l’aide, visiblement agité. Le maréchal avait pris la place du chauffeur et avait remarqué que MP avait un pistolet à la main, et lui avait ordonné de remettre le cran de sûreté. Il déclara avoir pensé immédiatement qu’il s’agissait de l’arme qui venait de tirer les deux coups de feu, mais n’en parla pas à MP, vu que ce dernier était blessé et saignait de la tête. Le maréchal affirma que le chauffeur (FC) lui avait raconté avoir entendu les détonations pendant qu’il manœuvrait la jeep. Le maréchal ne recueillit aucune explication quant aux circonstances entourant la décision de tirer et ne posa aucune question à ce sujet.
Le carabinier Rando avait rejoint, à pied, la jeep litigieuse. Il déclara avoir vu l’arme de MP sortie de la gaine et avoir alors demandé à MP s’il avait tiré. Celui-ci avait répondu par l’affirmative, sans préciser s’il avait tiré en l’air ou en direction d’un manifestant donné. M. Rando relata que MP répétait sans cesse la phrase «ils voulaient me tuer, je ne veux pas mourir».
Le 11 septembre 2001, le ministère public entendit le capitaine Cappello, qui était chargé du commandement de la compagnie de carabiniers à laquelle MP était affecté pendant le G8, et qui était placé sous les ordres du lieutenant-colonel Truglio. Cappello déclara qu’il avait autorisé MP à monter dans la jeep, et qu’il avait récupéré le lance-lacrymogènes de ce dernier, puisque MP était en difficulté5. Il s’était ensuite dirigé avec ses hommes – une cinquantaine - dans l’angle de la place Alimonda et de la rue Caffa. Cappello déclara avoir été requis par le fonctionnaire de police Lauro de remonter la rue Caffa en direction de la rue Tolemaide pour aider les forces occupées là-bas à repousser les manifestants. Il déclara avoir été perplexe face à cette demande, vu le nombre et l’état de fatigue des hommes à sa disposition. Néanmoins, Cappello et ses hommes se placèrent rue Caffa. Sous la poussée des manifestants provenant de la rue Tolemaide, les carabiniers furent obligés de reculer ; les carabiniers procédèrent initialement à une retraite dans l’ordre et puis de manière désordonnée. Cappello déclara ne pas avoir réalisé qu’au moment du retrait des carabiniers, deux jeeps Defender suivaient ceux-ci, parce que la présence de ces jeeps n’avait aucune «justification fonctionnelle». Le capitaine Cappello déclara en outre que les manifestants ne furent dispersés que grâce à l’intervention de brigades mobiles de la police, présentes de l’autre côté de la place Alimonda, et qu’alors seulement, il constata qu’un homme cagoulé gisait à même le sol, apparemment grièvement blessé. Cappello indiqua enfin que certains de ces hommes portaient un casque équipé de camera vidéo, ce qui permettrait d’éclaircir le déroulement des faits, et que les enregistrements vidéo avaient été livrés au responsable des CCIR, le Colonel Leso.
Le Lieutenant-colonel Truglio, déclara s’être arrêté à une dizaine de mètres de la place Alimonda et à trente-quarante mètres de la jeep litigieuse et avoir remarqué que la jeep passait sur un corps étendu sur le sol.
Déclarations du fonctionnaire de police Lauro
Le 21 décembre 2001, Lauro fut entendu par le ministère public et déclara que le 20 juillet 2001, il s’était présenté à 6h00 à l’endroit où il était censé prendre en charge 200 hommes, pour commencer son service. Deux heures plus tard, n’ayant vu arriver personne, il se renseigna auprès de la Questura et apprit que les ordres de service avaient été modifiés6. Par conséquent, il fut chargé d’aller près de la foire et de rejoindre un contingent de 100 carabiniers pour contrôler la zone. Lauro put rentrer en contact avec le contingent et son capitaine – M. Cappello – seulement à 12h30. Il se rendit place Tommaseo où des accrochages avec les manifestants avaient lieu. A 15h30, dans un moment de calme, le lieutenant-colonel Truglio et les deux jeeps rejoignirent le contingent. Un déjeuner fut pris. Le contingent participa à des accrochages corso Torino entre 16h et 16h45. Puis, il arriva place Tommaseo-place Alimonda. Le lieutenant colonel Truglio et les deux jeeps revinrent. Le contingent fut réorganisé. Lauro déclara avoir remarqué un groupe de manifestants à la fin de via Caffa, qui avaient formé une barrière avec des containers à immondices sur roulettes et qu’ils avançaient vers les forces de l’ordre. Lauro affirma avoir demandé à Cappello si ses hommes étaient en mesure de faire face à la situation et avoir obtenu une réponse affirmative. Lauro et le contingent se placèrent dès lors près de la via Caffa. Il entendit un ordre de se replier et assista à la retraite désordonnée du contingent.
Déclarations faites par des manifestants au ministère public
Des manifestants présents au moment des faits furent également entendus. Certains d’entre eux déclarèrent avoir été très proches de la jeep, avoir lancé eux-mêmes des pierres et avoir donné des coups de bâtons ou d’autres objets contre la jeep. Un des manifestants déclara que MP avait hurlé «bâtards, je vais vous tuer tous». Un autre s’aperçut que MP à bord de la jeep avait sorti son pistolet, alors il hurla à ses camarades de faire attention et s’éloigna. M. Predonzani déclara que MP se protégeait avec un bouclier.
Autres déclarations au ministère public
Des personnes ayant assistés aux faits depuis les fenêtres de leurs habitations déclarèrent avoir vu un manifestant ramasser un extincteur et le soulever. Ils avaient entendu deux détonations et avaient vu le manifestant s’écrouler.
d)   Matériel audiovisuel
Au cours de l’enquête, le ministère public ordonna aux forces de l’ordre de lui remettre le matériel audiovisuel pouvant contribuer à la reconstitution des faits intervenus place Alimonda. Pendant les opérations de MROP, des photos et des enregistrements vidéo avaient été faits par des équipes de tournage, par des cameras montées sur des hélicoptères et par des mini-caméras montées sur les casques de quelques agents. Par ailleurs, des images de source privée étaient également disponibles.
e)   Les expertises
i.   L’autopsie
Dans les vingt-quatre heures, une autopsie fut effectuée sur le corps de Carlo Giuliani par MM. Canale et Salvi, deux experts mandatés par le ministère public pour établir la cause de la mort de Carlo Giuliani. Les requérants n’envoyèrent aucun représentant ni expert nommé par eux.
Le 23 juillet 2001, le ministère public donna son autorisation pour l’incinération du corps de Carlo Giuliani Giuliani.
Le rapport d’expertise fut déposé le 6 novembre 2001. Les experts relevèrent que Carlo Giuliani avait été atteint sous l’œil gauche par un projectile et que celui-ci avait traversé le crâne et était ressorti par la paroi postérieure gauche. La trajectoire du projectile avait été la suivante : tiré à plus de 50 centimètres, de l’avant vers l’arrière, de la droite vers la gauche, du haut vers le bas. Carlo Giuliani mesurait 165 cm. Le tireur se trouvait face à la victime, légèrement décalé vers la droite. Selon les experts, le coup de feu à la tête était d’une gravité telle qu’il avait entraîné la mort en quelques minutes ; le passage de la jeep sur le corps de Carlo Giuliani n’avait provoqué que des lésions mineures et non évaluables aux organes thoraciques et abdominaux.
ii.   L’expertise médico légale sur MP et DR
Après avoir quitté la place Alimonda, les trois carabiniers s’étaient rendus aux services d’urgence de l’hôpital Galliera à Gênes. MP avait signalé des contusions diffuses sur le jambe droite et un traumatisme crânien avec blessures ouvertes ; malgré l’avis des médecins voulant l’hospitaliser, MP avait signé une décharge et, vers 21h30, avait quitté l’hôpital. MP souffrait de traumatisme crânien, provoqué, selon l’intéressé, par un coup à la tête dû à un objet contondant pendant qu’il était à bord de la jeep. Selon les médecins, il ne s’agissait pas d’un état de santé pouvant mettre MP en danger de mort.
DR présentait des contusions et des écorchures sur le nez et la pommette droite, des contusions à l’épaule gauche et au pied gauche. FC avait signalé un syndrome psychologique post-traumatique guérissable en 15 jours.
Les expertises médico-légales menées pour établir la nature et l’identité précises de ces lésions et leurs liens avec l’agression subie par les occupants de la jeep conclurent que les blessures infligées à DR et à MP n’avaient pas mis leur vie en danger. Quant à MP, les blessures à la tête furent jugées comment ayant pu être causées par un jet de pierre, tandis qu’on ne pouvait pas déterminer l’origine des autres blessures. Quant à DR, la lésion au visage pouvait avoir été causée par un jet de pierre, et celle à l’épaule par un coup infligé à l’aide d’une planche.
iii.   Les expertises balistiques ordonnées par le ministère public
ά)   . La première expertise
Le 4 septembre 2001, le ministère public chargea M. Cantarella d’établir si les deux douilles retrouvées sur les lieux (l’une dans la jeep, l’autre à quelques mètres du corps de Carlo Giuliani) provenaient de la même arme, notamment de celle de MP. Dans son rapport du 5 décembre 2001, l’expert estima qu’il y avait 90 % de probabilité que la douille retrouvée dans la jeep provienne du pistolet Beretta de MP, alors qu’il n’y avait que 10% de probabilités que la douille retrouvée à proximité du corps de Carlo Giuliani provienne de ce même pistolet.
β)    La deuxième expertise
Le ministère public nomma un deuxième expert, l’inspecteur de police Biagio Manetto. L’expert estima, dans un rapport déposé le 15 janvier 2002, qu’il y avait 60% de probabilité que la douille retrouvée à proximité du corps de la victime provienne de l’arme de MP. Il conclut que les deux douilles provenaient du pistolet de MP. Quant à la distance entre MP et Carlo Giuliani au moment de l’impact, il évalua qu’elle se situait entre 110 et 140 cm.
iiii. La troisième expertise : l’expertise collégiale
Le 12 février 2002, le parquet ordonna à un collège d’experts composé de Nello Balossino, Pietro Benedetti, Paolo Romanini et Carlo Torre, de vérifier la distance entre MP et Carlo Giuliani au moment du premier coup de pistolet, et d’établir si MP avait tiré à hauteur d’homme et s’il avait pu voir Carlo Giuliani à ce moment-là. Les experts furent autorisés à consulter toute la documentation, le matériel audiovisuel et les expertises à disposition du parquet. Les représentants et les experts des requérants participèrent aux actes d’expertise.
Une descente sur les lieux fut effectuée le 20 avril 2002. A cette occasion, l’existence d’un impact provoqué par le deuxième coup de pistolet fut découverte sur le mur d’un bâtiment de la place Alimonda, à environ cinq mètres de hauteur.
Le 10 juin 2002, le rapport d’expertise fut déposé au parquet. Les experts précisèrent d’emblée que l’indisponibilité du cadavre de Carlo Giuliani (en raison de son incinération) avait constitué un grand obstacle affectant le caractère exhaustif de leur travail, d’une part pour la possibilité de réexaminer des parties anatomiques, d’autre part pour rechercher des microtraces.
Tout d’abord, sur la base du «peu de matériel à disposition», les experts tentèrent de répondre à la question de savoir quel impact le projectile avait eu sur Carlo Giuliani. Selon eux, les blessures au crâne étaient très graves et avaient entraîné la mort «après peu de temps».  Ils constatèrent ensuite que le projectile n’était pas sorti entier de la tête de Carlo Giuliani, le scanner effectué avant l’autopsie permettait en effet d’identifier un morceau métallique opaque qui, de par son aspect, semblait être un fragment de balle. Quant à l’orifice d’entrée sur l’avant du visage, il avait un aspect qui ne permettait pas une interprétation univoque, sa forme irrégulière s’expliquait en premier lieu par la typologie des tissus de la zone du corps atteinte par la balle. Une explication pouvait toutefois être avancée, selon laquelle la balle n’aurait pas atteint directement Carlo Giuliani, mais elle aurait rencontré un objet intermédiaire, capable de la déformer et de la ralentir, avant d’atteindre le corps de Carlo Giuliani. Cette hypothèse concordait avec les dimensions réduites de l’orifice de sortie et avec le fait que le projectile s’était fragmenté à l’intérieur de la tête de Carlo Giuliani.
Se basant sur cette hypothèse, les experts recherchèrent ensuite des traces et affirmèrent avoir retrouvé un petit fragment métallique de plomb, provenant vraisemblablement de la balle, qui s’était détaché de la cagoule de Carlo Giuliani lors de la manipulation de celle-ci. Il était donc impossible de savoir si ce fragment provenait de la partie antérieure, latérale ou postérieure de la cagoule. Ceci dit, les experts firent état de traces d’une matière n’appartenant pas au projectile en tant que tel, mais provenant d’un matériel utilisé dans la construction. En outre, des micro-fragments de plomb furent trouvés à l’avant et à l’arrière de la cagoule. Ceci semblait confirmer l’hypothèse selon laquelle le projectile avait en partie perdu son blindage au moment de l’impact.
Quant à la nature de l’«objet intermédiaire», les experts affirmèrent qu’il n’était pas possible d’établir de quel objet il s’agissait, mais qu’il était possible d’exclure qu’il s’agisse de l’extincteur que Carlo Giuliani tenait à bout de bras.
Enfin, quant à la distance de tir, les experts estimaient qu’il y avait une distance minimale de 50-100 cm.
Pour reconstituer les faits dans le cadre de «l’hypothèse de l’impact avec un objet», les experts procédèrent ensuite à des épreuves de tir et à des simulations vidéo et logicielle. Leurs conclusions étaient les suivantes : en partant du postulat que la balle avait eu un impact avec un autre objet, il ne leur était pas possible d’en établir la trajectoire, puisque cet impact l’avait certainement modifiée. Se basant sur une séquence vidéo montrant une pierre se désintégrant en l’air et sur la détonation perçue dans la bande son, les experts estimèrent que la pierre avait explosé immédiatement après le tir de pistolet.
Sur la base d’une simulation logicielle, les experts en déduisirent que la balle tirée vers le haut par MP avait frappé Carlo Giuliani à la suite de l’impact avec cette pierre, qui avait été lancée par un autre manifestant contre la jeep. Les experts estimèrent que la distance entre Carlo Giuliani et la jeep était d’environ 1,75 mètre au moment du tir et qu’à ce moment précis, MP pouvait voir Carlo Giuliani.
3. Les activités d’enquête menées par les requérants
Les requérants déposèrent une déclaration faite devant leur avocat par le manifestant JM en date du 19 février 2002. JM déclara notamment que Carlo Giuliani était encore vivant après le passage de la jeep sur son corps et qu’il avait attiré l’attention des agents sur le blessé et avait hurlé des mots comme «médecin, hôpital ...». A l’arrivée des membres des forces de l’ordre, JM s’était éloigné.
Les requérants déposèrent ensuite une déclaration d’un carabinier (VM) faisant état d’une pratique répandue au sein des forces de l’ordre, consistant à modifier les projectiles du type de celui utilisé par MP, afin de les rendre plus aptes à l’expansion et donc à la fragmentation.
Les requérants déposèrent enfin deux rapports d’expertise rédigés par des experts de confiance. Selon l’expert M. Gentile, la balle était fragmentée au moment de l’impact avec le corps de la victime. La fragmentation de la balle pouvait s’expliquer par un défaut ou une manipulation de la balle visant à accroître sa capacité de fragmentation. Il estimait que ceci se vérifiait dans un nombre limité de cas ; de ce fait, il s’agissait d’une hypothèse moins probable que l’hypothèse élaborée par les experts du ministère public (à savoir que la balle avait eu un impact avec un objet pendant son trajet).
En outre, les autres experts mandatés par les requérants afin de reconstruire le déroulement des faits, excluaient que « la pierre » s’était fragmentée suite à un impact avec le projectile tiré par MP ; la pierre s’était fragmentée contre la jeep. Selon les experts, pour pouvoir reconstituer les faits à partir du matériel audiovisuel, et notamment à partir des photos, l’on ne pouvait pas se passer d’établir la position précise du photographe, notamment son angle de vision, en tenant compte également du type de matériel (focale, boîtier, caméra) utilisé. En outre, il fallait mettre en rapport, d’une part, les images et le temps, et d’autre part, les images et le son. Par ailleurs, les experts contestaient la méthode des experts mandatés par le ministère public, qui s’étaient basés sur une «simulation vidéo et logicielle» et n’avaient pas analysé les images disponibles avec rigueur et précision. Des critiques similaires furent formulées à l’égard de ces mêmes experts, au motif qu’ils n’avaient pas suivi une méthode fiable dans les épreuves de tir.
Les experts des requérants conclurent que Carlo Giuliani se trouvait à environ trois mètres de la jeep au moment du tir ; que si l’on ne pouvait pas nier que le projectile meurtrier était fragmenté lorsqu’il avait atteint Carlo Giuliani, on devait exclure que ce projectile ait eu un impact avec la pierre visible sur l’image litigieuse, notamment parce qu’une pierre aurait déformé différemment la balle et aurait laissé un autre type de traces sur le corps de Carlo Giuliani. De plus, MP n’avait pas tiré vers le haut.
4)   La demande de classement sans suite
A titre préliminaire, le ministère public observa que l’organisation des opérations de MROP avait été profondément modifiée dans la nuit du 19 au 20 juillet 2001, et considéra que ceci était à l’origine d’une partie des disfonctionnements ayant eu lieu le 20 juillet. Il n’énuméra toutefois pas les modifications et les dysfonctionnements en découlant.
Sur la base des éléments du dossier, le ministère public reconstruisit les faits précédant la mort de Carlo Giuliani Giuliani. Quant à l’initiative de se poster dans la rue Caffa pour bloquer les manifestants présents dans la rue Tolemaide, le ministère public prit note de ce que la version des faits de M. Lauro était en partie discordante de celle du capitaine Cappello : alors que M. Lauro parlait d’une décision prise d’un commun accord, le capitaine Cappello soutenait que les hommes avaient été postés sur décision unilatérale de Lauro et ce, malgré les risques que pouvait comporter une telle décision (nombre réduit et fatigue des hommes du détachement).
Le ministère public examina ensuite les rapports d’expertise et releva que les différents experts s’accordaient notamment sur le fait que le pistolet de MP avait tiré deux balles, dont la première avait atteint mortellement Carlo Giuliani ; que la balle litigieuse ne s’était pas fragmentée uniquement en raison de l’impact avec le corps de Carlo Giuliani ; que la photo montrant Carlo Giuliani portant l’extincteur avait été prise alors qu’il était à environ trois mètres de la jeep.
Les experts avaient des opinions divergentes notamment sur les points suivants :
a) selon les experts du ministère public, au moment où il fut blessé, Carlo Giuliani était à 1,75 mètres de la jeep (à environ 3 mètres pour les experts de la famille Giuliani) ;
b) concernant l’écart entre l’image de la pierre et le son de la détonation, pour les experts de la famille Giuliani, le tir était parti avant qu’on puisse voir la pierre, contrairement à l’avis des experts du ministère public.
Etant donné que les parties s’accordaient pour dire que la balle était fragmentée avant d’atteindre le corps de la victime, le ministère public en déduisit que les parties s’accordaient également sur les causes de cette fragmentation et que les requérants adhéraient à la « théorie de la balle déviée par un objet solide». Le passage pertinent se lit ainsi :
« Les points ne faisant l’objet d’aucune contestation substantielle sont reportés schématiquement ci-après :
Avant de toucher Giuliani, la balle a rencontré sur sa trajectoire un objet qui en a causé la fragmentation partielle.
La note en bas de page dit : A la page 13 du rapport d’expertise du 10.06.02, l’expert, M. Torre, affirme : « En bref, tous les éléments à disposition nous indiquent que la balle, avant d’atteindre le visage de Carlo Giuliani Giuliani, est entrée en contact avec un objet dur (cible intermédiaire) capable d’en ralentir la trajectoire de manière significative, d’en endommager le blindage, favorisant sa décomposition, et de laisser des traces sur le noyau de plomb ». L’expert de la famille Giuliani, M. Gentile, affirme quant à lui, à la page 2 de son rapport d’expertise déposé le 09.08.02 : « Nous ne pouvons que partager l’évaluation du prof. Torre quant au fait qu’un projectile d’un tel calibre, conforme à l’équipement OTAN, n’aurait pu (la négation a été ajoutée le 5.10.02 de la main de M. Gentile durant la confrontation entre les experts) être fragmenté à la suite d’un seul impact final avec la victime ».
Les autres hypothèses pouvant expliquer la fragmentation de la balle et avancées par les requérants – telle qu’une manipulation de la balle visant à accroître la capacité de se fragmenter ou un défaut de fabrication – étaient considérées par les requérants eux-mêmes comme étant « beaucoup plus improbables ». De par leur plus faible probabilité, ces hypothèses ne pouvaient pas – selon le ministère public - fournir une explication valable.
Avant de passer aux considérations en droit, le ministère public observa que l’enquête avait été longue, notamment en raison du retard de quelques experts et de la «superficialité» du rapport d’autopsie, et des erreurs commises par l’expert M. Cantarella. Ensuite, il estima que l’enquête avait été menée à terme et que toute question pertinente avait été approfondie. En conclusion, le ministère public estima que l’hypothèse de la balle tirée vers le haut et déviée par la pierre lancée en l’air était «la plus convaincante». Toutefois, il considéra que les éléments du dossier ne permettaient pas d’établir si MP avait tiré avec la seule intention de disperser les manifestants ou en prenant le risque d’en blesser ou d’en tuer un ou plusieurs. Trois hypothèses étaient retenues, et « la solution n’aurait jamais de réponse certaine » :
- dans le premier cas, il s’agissait de tirs d’intimidation et donc d’homicide par faute ;
- dans le deuxième cas, MP avait tiré pour arrêter l’agression et avait pris le risque de tuer, et il s’agissait donc d’un homicide volontaire ;
- dans le troisième cas, MP avait visé Carlo Giuliani et il s’agissait également d’un homicide volontaire.
Selon le ministère public, les éléments du dossier permettaient d’exclure la troisième hypothèse.
Le ministère public considéra ensuite que l’impact de la pierre sur la balle n’était pas de nature à interrompre le lien de causalité entre le comportement de MP et la mort de Carlo Giuliani. Le lien de causalité subsistait, la question étant de savoir si MP avait agi en état de légitime défense.
Aux yeux du ministère public, il était avéré que l’intégrité physique des occupants de la jeep était en danger et que MP avait «riposté» alors qu’il était en danger. Cela dit, il fallait évaluer la riposte de MP, tant du point de vue de la nécessité que de la proportionnalité, «ce dernier point étant le plus délicat».
Quant à la question de savoir si MP avait une alternative et si l’on pouvait s’attendre à ce qu’il se conduise autrement, le ministère public répondit par la négative, en avançant les raisons suivantes : «la jeep était encerclée par les manifestants, l’agression physique contre les occupants était évidente et virulente». Il était justifié que MP ait eu la perception d’être en danger de mort. Le pistolet était un instrument apte à arrêter l’agression, et l’on ne pouvait pas adresser à MP d’éventuelles critiques quant aux choix de l’équipement qu’on lui avait fourni. D’un point de vue juridique, l’on ne pouvait exiger de MP qu’il évite d’utiliser son arme à feu et soit la victime d’une agression susceptible de mettre en péril son intégrité physique.
A la lumière de ces considérations, le ministère public demanda le classement sans suite de la procédure.
5.  L’opposition des requérants
Le 10 décembre 2002, les requérants firent opposition à la demande de classement sans suite. S’appuyant sur le fait que le ministère public lui-même avait reconnu que l’enquête avait été caractérisée par des erreurs et par des doutes qui n’avaient pas trouvé des réponses certaines, ils soutenaient que des débats contradictoires étaient indispensables à la recherche de la vérité.
Quant à MP, les requérants contestaient la thèse de la déviation de la balle par la pierre et alléguaient qu’on ne pouvait pas soutenir en même temps que MP avait tiré en l’air et qu’il avait agi en état de légitime défense, compte tenu aussi de ce que MP avait déclaré ne pas avoir vu Carlo Giuliani au moment du tir.
Les requérants faisaient ensuite remarquer que la thèse de la balle déviée par un objet avait été élaborée un an après les faits par un expert nommé par le ministère public et se fondait sur une simple hypothèse, non corroborée par des éléments objectifs. L’expert des requérants avait affirmé que l’impact avec une pierre aurait déformé autrement la balle. En outre, les requérants se référaient à la déclaration faisant état de la pratique de modifier les projectiles pour les rendre plus aptes à l’expansion et donc à la fragmentation.
Quant à FC, les requérants faisaient observer qu’il ressortait du dossier que Carlo Giuliani était encore vivant après le passage de la jeep sur son corps. A cet égard, ils soulignaient que l’autopsie ayant conclu à l’absence de lésions appréciables provoquées par les passages de la jeep, avait été qualifiée de superficielle par le ministère public.
A la lumière de ces considérations, et critiquant le choix de confier aux carabiniers plusieurs actes d’enquête, les requérants insistaient pour qu’un procès ait lieu, pour établir les responsabilités du décès de Carlo Giuliani.
Subsidiairement, les requérants demandaient au à ce que d’autres actes d’enquête soient accomplis,  notamment :
a) une expertise pouvant établir les causes et le moment du décès de Carlo Giuliani, en particulier pour savoir si celui-ci était encore vivant au moment et après le passage de la jeep ;
b) une audition du chef de la police, M. De Gennaro, et du carabinier Zappia, pour savoir quelles directives avaient été données quant au port de l’arme sur la cuisse ;
c) la recherche et l’identification de la personne ayant lancé la pierre litigieuse ;
d) une deuxième audition des manifestants qui s’étaient présentés spontanément ;
e) l’audition du carabinier VM, qui avait fait état de la pratique d’entailler la pointe des projectiles afin de leur donner un meilleur effet ;
f) une expertise sur les douilles retrouvées, et sur les armes de tous les policiers ou gendarmes se trouvant place Alimonda au moment des faits.
6. L’audience devant la juge de l’enquête préliminaire
L’audience devant la juge de l’enquête préliminaire eut lieu le 17 avril 2003. Il ressort du compte rendu d’audience que les requérants maintenaient leur thèse selon laquelle la balle litigieuse ne s’était pas fragmenté à la suite d’un impact avec la pierre. Ils excluaient la possibilité que la balle ait été déviée et soutenaient que celle-ci avait directement atteint le corps de la victime. Me Vinci, le représentant des requérants à l’audience, déclara quant à l’hypothèse selon laquelle le projectile avait pu être modifié afin de le rendre plus performant, conformément à la pratique relatée par un témoin : « évidemment nous n’avons des preuves pour rien soutenir, il s’agit d’un témoignage qu’on a produit pour avancer différentes hypothèses. Surement nous ne pouvons pas affirmer, et nous ne le prétendons pas, que MP ait fait ça ».
Le ministère public présent à l’audience déclara qu’il avait l’impression que « certaines questions, qu’il avait crû comme faisant l’objet d’accord, ne l’étaient pas et qu’il y avait au contraire des divergences ». Il rappela que l’expert des requérants, M. Gentile, était d’accord sur le fait que le projectile avait été endommagé avant d’atteindre Carlo Giuliani ; et qu’il avait reconnu que, parmi les causes possibles du dommage, il y avait un impact avec quelque chose ou bien un défaut intrinsèque du projectile, et que cette deuxième hypothèse était moins probable que la première.
7. La décision de la juge de l’enquête préliminaire7
Par une ordonnance déposée au greffe le 5 mai 2003, la juge de l’enquête préliminaire de Gênes classa la procédure sans suite.
Afin de reconstruire les faits, la juge fit référence à un résumé des faits, anonyme, mis sur le net par un site anarchiste (www.anarchy99.net), résumé que la juge estima crédible vu la concordance entre celui-ci et le matériel audiovisuel, et les déclarations de témoins (« il est particulièrement intéressant de se pencher sur la description, versée au dossier, qui avait été mise en ligne par un participant anonyme aux manifestations sur un site Internet pouvant être relié à des anarchistes français (www.anarchy99.net) ; elle donne un compte-rendu détaillé et certainement fidèle à la réalité, comme on peut en juger par les détails qui sont attestés dans les vidéos et photographies ainsi que dans les témoignages versés au dossier, et peut donc servir de base pour reconstituer les événements avec précision, tant pour ce qui est des mouvements des manifestants à l’endroit où Carlo Giuliani Giuliani a trouvé la mort que pour l’appréciation de leur nombre et de leur comportement ainsi que de celui des forces de l’ordre dans les instants qui ont précédé la mort du jeune homme ».)
Le site en question décrivait le contexte de la place Alimonda et relatait une charge des manifestants contre les carabiniers avec, en première ligne, ceux qui lançaient tout ce qu’ils trouvaient sous la main et, en deuxième ligne, ceux qui transportaient des containers, poubelles, etc., pouvant servir de barricades mobiles. L’atmosphère sur la place était décrite comme «furieuse». Ci-dessous le passage retenu par la juge dans la décision :
 «... Je pense vraiment pas qu’on ait été très nombreux de ce cortège à aller jusqu’au cœur de la zone d’affrontement, là où le corso Gastaldi se rétrécit et devient la Via Tolemaide ...
Il y avait des milliers de personnes dans cette zone proche des affrontements qui se reposaient, observaient, s’aéraient après avoir reçu des gaz lacrymogènes. J’ai continué à descendre vers la Via Tolemaide. Il y avait toujours plein de gens et les premières traces d’affrontements commençaient à apparaître ... Il y avait vraiment beaucoup de gens qui portaient des équipements ou des éléments d’équipement « à la mode Tute bianche » ...
J’ai continué à descendre. Il y avait toujours plein de gens ... Il y avait des centaines de personnes dans les premières lignes d’émeutiers ... Peu de temps après que j’eus rejoint les premières lignes d’émeutiers, une grosse contre-attaque des manifestants a commencé à se déclencher ... Des centaines de gens ont commencé à avancer vers les flics. Les jets de projectiles sur les rangs de la police se sont intensifiés peu à peu. Ça a commencé à être une véritable pluie de pierres. Ils y en avait toujours plus qui leur tombaient dessus ... Ils en prenaient plein la gueule et ils voyaient tous que derrière les centaines de gens qui les attaquaient, il y en avait mille, deux mille, plus haut sur l’avenue, qui commençaient à suivre, de plus en plus massivement et rapidement, les premières lignes émeutières, droit sur eux. Les gens criaient « Avanti ! Avanti ! ».
Alors, les rangs des flics ont commencé à se disloquer ... Les gens ont tous chargé en criant et en lançant tout ce qu’ils pouvaient ... Les gens se précipitaient sur tous les projectiles qui traînaient par terre. Tous les 20 mètres, ce qui avait été lancé sur les flics était récupéré et réutilisé immédiatement. Le caillassage a pris la forme d’un roulement intensif et rapide. Légèrement en arrière, des dizaines de gens trimballaient en courant poubelles, containers, grilles, etc. et déplaçaient ainsi la barricade en même temps que la charge qui progressait par petits bonds qui s’enchaînaient rapidement. L’ambiance était furieuse. Le niveau de violence était vraiment élevé. Du fond de ce qui restait du dispositif policier, ça a commencé à grenader furieusement. Ça nous a ralenti. Les véhicules ont réussi à se dégager. Les flics ont commencé à reconstituer leurs lignes. On les avait fait reculer de 200 mètres je pense. Ils avaient dû mettre beaucoup de temps à les gagner ces 200 mètres. On les leur a fait perdre en dix minutes. Les gens ont commencé à essayer de réunir les éléments nécessaires à une nouvelle attaque (ramener et stocker des projectiles, des éléments de barricades mobiles, se regrouper à beaucoup derrière les premières lignes...). Les flics venaient de se prendre une bonne claque et ils étaient déstabilisés, sur la défensive. C’est pour ça qu’ils ont dû envoyer ces 30 ou 40 flics dans la petite rue latérale, sur la gauche des premières lignes de manifestants. Ils devaient penser que les premiers rangs allaient avoir peur d’une charge sur le flanc qui les auraient coupés du reste de la manif (charge qui aurait immédiatement été suivie d’une autre de face) et qu’ils allaient reculer légèrement permettant ainsi de réduire la pression sur le dispositif policier de la Via Tolemaide ou peut-être qu’ils cherchaient à nous dissuader de nous répandre dans les petites rues sur la gauche et d’étendre ainsi le périmètre des combats. Je sais pas pourquoi ils ont fait ça mais, en tout cas, c’était pas une bonne idée parce qu’il y avait plein de gens énervés qui arrivaient pour appuyer les premières lignes et occuper l’espace gagné pendant la charge des manifestants et les quelques dizaines de flics ont très vite été chargés par au moins 60-70 personnes. Les flics ont reculé vers une petite rue perpendiculaire. On a continué à les charger. Plus ils reculaient, plus on chargeait. On les a poursuivis dans la petite rue perpendiculaire. On s’est retrouvés en sortant de la petite rue sur une petite Place avec une église. Les flics ont continué à reculer sous les projectiles. Pas mal de manifestants avaient des barres de fer ou des manches de pioche. On était plus nombreux qu’eux et ils fuyaient le contact. Les flics sont allés reconstituer leur ligne à l’entrée d’une rue qui donnait sur la place. En se repliant, ils ont laissé à 20-30 mètres derrière eux, deux petites voitures 4 × 4 des carabiniers. C’était violent, rapide et confus, alors je vais être prudent. Les deux voitures ont essayé de reculer mais, pour une raison que j’ignore, au moins la deuxième n’a pas pu le faire. Le véhicule s’est alors retrouvé coupé du reste du dispositif policier et au contact des manifestants qui ont commencé à le lapider et à frapper dessus avec des barres ou des manches. La vitre arrière du véhicule a été brisée, j’ai pas vu comment mais il n’y en avait plus. J’étais à environ 10 mètres du véhicule, un peu en surplomb par rapport à lui (qui était sur ma gauche) parce que j’étais sur les marches de la petite église. C’est à ce moment-là que j’ai entendu la première détonation, assez forte, sèche et proche. Je me suis instinctivement courbé et j’ai pensé que c’était un coup de feu. J’ai regardé droit devant moi le dispositif policier qui était à l’entrée de la petite rue pour voir ce qui se passait, si c’était eux qui tiraient, s’ils chargeaient. Il y avait des gaz, ils étaient à 30 mètres environ, je voyais pas grand-chose. Je crois qu’il y a eu une autre détonation. J’ai pivoté sur moi-même, toujours courbé, j’ai descendu deux ou trois marches vers l’arrière, fait quelques pas et je me suis accroupi derrière je ne sais plus trop quoi pour m’abriter. Je me suis relevé un peu. Droit en face de moi, toujours à environ 10 mètres à mon avis, il y avait l’arrière du 4 × 4 des carabiniers avec sa vitre défoncée. J’ai perçu des mouvements à l’intérieur. Je me suis rabaissé et quasi immédiatement je me suis un peu relevé et je crois (mais c’est un peu confus, je ne peux pas être catégorique) avoir aperçu, par la vitre arrière brisée, assez distinctement, deux flics casqués, courbés ou accroupis, serrés l’un contre l’autre. J’ai vu la "tache claire" d’une main, hauteur de torse, avec dans le prolongement de cette main, une masse noir et luisante. J’ai immédiatement compris que ça ne pouvait être qu’une arme de poing et que c’était de cette arme que provenaient les détonations. J’ai pensé qu’ils avaient tiré en l’air pour se dégager. Les flics (parce qu’il me semble qu’ils étaient deux) paraissaient agités et regardaient, en pivotant légèrement sur eux-mêmes, par la fenêtre cassée si des manifestants s’approchaient. Je ne voyais pas ce qui se passait au sol. J’ai ensuite regardé derrière moi pour voir ce qui se passait, si les manifestants avançaient ou reculaient. Quand j’ai regardé devant moi de nouveau, la bagnole des carabiniers était partie. Je me suis relevé. J’ai avancé. Il y avait très peu de gens devant moi. J’ai eu le sentiment que le bruit diminuait considérablement pendant quelques secondes. Puis il y a eu quelques cris. Je me suis dit qu’il y avait un problème, que quelque chose de grave s’était produit. J’ai vu quelques personnes courir et s’arrêter à 6-7 mètres de moi sur la gauche. Je me suis approché. Il y avait 4-5 personnes en cercle. Je les ai contournées. J’ai aperçu quelqu’un à terre. Une lacrymo a roulé près de notre groupe. J’ai shooté dedans pour la renvoyer vers les flics qui bougeaient pas, toujours à 30 mètres environ ... Ses pieds étaient près des miens. Je me souviens de son tee-shirt blanc et de sa cagoule noire poisseuse et luisante de sang. J’ai vu une flaque de sang qui s’élargissait à partir de sa tête. J’ai remarqué qu’il pissait du sang par l’orbite gauche. J’ai compris que c’était une balle qui avait fait ça et que les coups de feu n’avaient pas été tirés en l’air. J’ai fait quelques pas en arrière en me tenant la tête. Quand je me suis retourné, j’ai vu 2-3 journalistes avec caméras et appareils photo qui zoomaient sur le type à terre. Les flics ont commencé à approcher lentement. Un groupe de 6-7 flics s’est détaché de leur rang et, derrière 3-4 boucliers, ils ont avancé droit sur nous assez lentement et tranquillement à ce qu’il m’a semblé. Deux gars ont commencé à soulever le type par terre. Je me suis approché pour les aider mais un autre manifestant s’est amené en disant que le type était gravement blessé et qu’il ne fallait pas le bouger. Alors, les deux gars l’ont reposé. Personne ne pensait qu’il était déjà mort en fait. Le petit groupe de 6-7 flics s’était encore rapproché. Ils étaient à 10 mètres peut-être. On a reculé et le rang de flics qui suivait le petit groupe de tête à distance s’est mis à charger, alors on s’est barrés à fond. On savait pas quoi faire parce qu’on pensait que le type à terre était salement touché mais pas mort. On n’a pas vérifié si son cœur ou son pouls battait encore. Si on avait compris qu’il était déjà mort, évidemment, on aurait jamais laissé son corps entre les mains des flics et on l’aurait porté Via Tolemaide où on aurait chopé une ambulance (j’ose pas imaginer l’effet que ça aurait produit sur les centaines et les centaines de gens qui s’y trouvaient). Toujours est-il que les flics ont chargé et la Place s’est vidée, les derniers manifestants ont rattrapé le gros du groupe et ont dit qu’un type avait pris une balle et qu’il était peut-être mort. Les gens ont poussé des cris de colère. Les flics, après avoir vidé la place, se sont pointés dans la petite rue par où les gens avaient commencé à se tirer vers la Via Tolemaide. Quand ils les ont vus arriver, les gens leur ont foncé dessus en hurlant « Assassini » et ont fait refluer les flics sur la petite place. En face de moi, il y avait la rue où les gens chargeaient vers la Place et, sur ma droite, la rue qui débouchait sur la Via Tolemaide. J’ai aperçu au bout de cette rue, un blindé léger qui remontait à fond la Via Tolemaide en défonçant tous les obstacles. J’espère que personne s’est trouvé sur sa route parce que le blindé fonçait tout droit, moteur à fond. J’ai croisé un des journalistes qui avait assisté à la mort du manifestant, il parlait français et m’a dit, à moi et à un autre Français qui traînait là, qu’il fallait pas se faire d’illusions : le type était mort. Il a dit qu’il filait envoyer les images. J’ai rejoint la Via Tolemaide par une petite rue, plus haut que l’endroit où j’avais aperçu le blindé passer. La nouvelle commençait à se répandre dans les premières lignes émeutières et les gens ont attaqué les flics furieusement. Moi, j’ai commencé à remonter lentement en sens inverse. La funeste nouvelle remontait le cortège, elle aussi ... Ensuite, j’ai accéléré et crié, pendant un bout de temps, tout en marchant vite, en plusieurs langues, qu’il y avait un mort avec une balle dans la tête. J’ai informé le SO de la LCR de la nouvelle. Puis, j’ai continué encore quelque temps à remonter la manif en annonçant la nouvelle ... Les premières lignes émeutières étaient enragées par la nouvelle et la majorité de la manif était, quant à elle, écœurée par celle-ci et quittait les lieux. Fin du récit. Un anarchiste quelque part en France - fin 07 2001.»
Selon la juge, la description du manifestant anonyme concordait pleinement avec le contenu des communications liées au signalement du délit ainsi qu’avec les résultats des enquêtes lancées immédiatement, selon lesquels « vers 17 heures, un groupe de manifestants s’était regroupé Rue Caffa, au croisement avec la Rue Tolemaide, érigeant des barricades avec des poubelles, des chariots de supermarché et tout ce qu’ils avaient réussi à récupérer sur place. À partir de cette barricade, le groupe avait commencé à lancer des pierres et des objets contondants en grand nombre sur un contingent de carabiniers qui, au départ positionné Place Alimonda à l’angle avec la Rue Caffa, avait commencé à avancer dans le but d’arrêter les manifestants dont le groupe avait entre-temps vu son nombre augmenter du fait de l’arrivée d’autres manifestants venant de la Rue Tolemaide. »
La juge reconstruisit ainsi la suite :
« C’est pourquoi deux Jeep « defender », dont l’une était conduite par le carabinier Cavataio et à bord de laquelle se trouvait les carabiniers Raffone et Placanica, étaient venues en renfort pour aider le contingent bloqué.
De manière totalement inattendue, les manifestants avaient entamé une charge extrêmement violente qui avait contraint le contingent des carabiniers à reculer dans la Rue Caffa pour retrouver une position relativement sûre ; les deux Jeep avaient entamé en conséquence une manoeuvre en marche arrière jusqu’à la Place Alimonda où, alors que l’une des deux réussissait à repartir en direction de la Place Tommaseo, l’autre, conduite par le carabinier Cavataio, en voulant faire demi-tour, allait heurter son pare-chocs avant contre une poubelle, sans réussir à effectuer une manoeuvre de marche arrière immédiatement. En l’espace d’un instant, le véhicule était entouré par un grand nombre de manifestants qui l’ont encerclé, le prenant d’assaut et frappant le véhicule avec tout ce qu’ils avaient sous la main (tubes, poteaux de panneaux de signalisation, planches, etc.), tandis que les manifestants à proximité même du véhicule ou plus loin continuaient de lancer des pierres à jet continu. Les nombreuses prises vidéos filmées sur les lieux montrent la violence de l’attaque contre le contingent des carabiniers, notamment le film réalisé par «Luna Rossa Cinematografica», où l’on voit bien que l’assaut contre la Jeep bloquée à l’angle de la Place Alimonda a été d’une extrême violence, les manifestants s’acharnant contre le véhicule, brisant les vitres à coups de pierres, à coups de barres et de bâtons. Les images extraites de films et les photographies prises dans les moments immédiats de l’événement et rassemblées dans l’album de la Brigade mobile qui contient 34 photographies donnent une séquence précise des faits, montrant les carabiniers à pied déployés dans la partie de la Rue Caffa qui joint la Place Alimonda à la Rue Tolemaide, alors qu’ils sont confrontés à de nombreux manifestants qui, armés de barres de fer et de bâtons, lancent des pierres depuis une barricade érigée au croisement avec la Rue Tolemaide, derrière laquelle on note, sur la photo no 1, même Carlo Giuliani Giuliani en train de lancer une pierre contre les carabiniers.
Les photographies 3 à 7 montrent les manifestants qui avancent vers le contingent de carabiniers suivi par la Jeep ; ils sont armés de barres de fer et de bâtons ainsi que de nombreuses pierres qu’ils lancent sur les carabiniers, comme le montre de manière évidente la photographie no 4.
Les images suivantes montrent la retraite du contingent de carabiniers, précédé des Jeep roulant en marche arrière, « suivi » de très nombreux manifestants (parmi lesquels, on voit, sur la photo no 10, Massimiliano Monai qui court en serrant une poutre), un grand nombre d’autres manifestants provenant de la Rue Tolemaide s’étant entre-temps joints à ceux qui se trouvaient déjà Rue Caffa. Le contingent à pied réussit à traverser à la course la place, faisant retraite en direction de la Place Tommaseo, toujours suivi par les manifestants, et les Jeep entament une rapide manoeuvre de demi-tour, mais sont toutefois rejointes par les manifestants qui, entre-temps, tentent un assaut, comme le montrent bien les photographies no 13 et 14. L’un des véhicules réussit à mener à bien sa manoeuvre et à quitter la place, l’autre, en tentant un demi-tour, va heurter par l’avant une poubelle, dans laquelle il reste encastré, notamment aussi, comme nous allons le voir, parce que son moteur a calé à plusieurs reprises.
Tandis que quelques manifestants continuent de lancer des pierres mêmes contre le contingent à pied qui s’est désormais éloigné et contre la Jeep qui est en train de s’éloigner, le véhicule conduit par le carabinier Cavataio, dans lequel ont pris place les carabiniers Raffone et Placanica, est immédiatement encerclé par les manifestants qui s’acharnent sur la Jeep, défonçant les vitres et frappant les occupants avec des pierres et des barres de fer qu’ils introduisent à plusieurs reprises par les vitres des fenêtres. L’acharnement des manifestants contre le véhicule, comme le montre le matériel vidéo et photographique versé au dossier, est impressionnant ; le véhicule est soumis à un jet de pierres, dont certaines, comme on le verra, frappent les carabiniers au visage et à la tête, et on note distinctement Massimiliano Monai, encore armé de la longue poutre de bois, qui enfile cette dernière par la vitre latérale droite, occasionnant ainsi au carabinier Dario Raffone, entre autres, « des contusions et éraflures au niveau de la région scapulaire droite » que les conclusions de l’expertise médico-légale prévue par le Ministère Public attesteront comme présentant des caractéristiques de compatibilité avec un coup porté précisément par un tel moyen (photos 16 à 22). Dans la photo no 18, on note que, de la vitre arrière totalement défoncée, dépasse le pied de l’un des carabiniers qui se trouvent à bord, qui est en train de repousser un extincteur lancé vers l’intérieur du véhicule, extincteur qui pourrait être l’objet ayant occasionné la « forte contusion à la jambe droite avec oedème diffus dans toute la jambe » signalée par le carabinier Placanica qui, au cours de son interrogatoire, a en effet mentionné avoir été touché également à la jambe par un objet « extrêmement lourd et métallique ».
Tandis que les objets continuent d’être lancés contre la Jeep « defender » et que ses assaillants restent massés autour du véhicule, l’un des carabiniers à l’intérieur du véhicule prend un pistolet de la main droite ; ceci est clairement visible sur les photographies 18, 19, 20, 21 et 22 où l’on voit une main qui, de l’intérieur, braque un pistolet au niveau de la limite supérieure de la ligne formée sur la photographie par la masse de la roue de secours placée sur la portière arrière ; tandis que l’agression se poursuit, un jeune se penche à terre et ramasse un extincteur qu’il élève vers la vitre arrière de la Jeep comme pour le projeter.
De l’intérieur partent deux coups de feu rapprochés. Le jeune à l’extincteur s’écroule et son corps roule, s’arrêtant contre la roue arrière gauche du véhicule ; à côté de celle-ci, à l’avant du corps, a roulé l’extincteur.
Quelques instants après, la Jeep « defender » réussit à passer la marche arrière, touchant avec la roue arrière gauche le corps du jeune, puis le touchant à nouveau tandis qu’elle avance et s’engage dans la Rue Caffa en direction de la Place Tommaseo, s’arrêtant presque immédiatement à l’angle avec une rue latérale. Sur la chaussée, il reste le corps inanimé d’un jeune à la tête recouverte d’un passe-montagne, qui sera identifié comme Carlo Giuliani ».
S’agissant de FC, la juge estima que les éléments du dossier permettaient d’exclure sa responsabilité pénale, étant donné que la mort de Carlo Giuliani avait certainement été provoquée, en quelques minutes, par le tir de pistolet et que les passages de la jeep sur le corps n’avaient provoqué que des contusions et des ecchymoses. De plus, FC n’avait pu voir Carlo Giuliani, compte tenu de la confusion qui régnait autour de la jeep. Ceci excluait toute responsabilité pour homicide du chauffeur.
Quant à MP, la juge pris acte de ce que les éléments du dossier montraient que la première balle tirée avait frappé mortellement Carlo Giuliani. Il s’agissait d’un projectile blindé, calibre 9 mm parabellum, et donc de grande puissance. Compte tenu de celle-ci, et vu la faible résistance des tissus traversés par la balle, l’on pouvait, selon le juge, retenir l’hypothèse élaborée par les experts du ministère public selon laquelle le projectile avait frappé un objet avant d’atteindre Carlo Giuliani. Cet objet intermédiaire pouvait être une des nombreuses pierres qui avaient été lancées par des manifestants en direction de la jeep. Ceci semblait confirmé par la séquence vidéo montrant une pierre se désintégrant en l’air, au moment même d’une détonation.
Quant à la trajectoire précise du tir, la juge pris acte de ce que celle-ci n’avait pas été établie. Cependant, selon elle, si l’on partait du principe que la jeep était haute de 1,96 m, que la pierre apparaissant dans le film se trouvait à environ 1,90 m de hauteur lorsque la caméra l’avait prise, il était sensé de penser que le tir avait été tiré vers le haut, conformément aux conclusions des experts du ministère public. Selon la juge, MP avait tiré vers le haut.
La juge estima que la première hypothèse formulée par le parquet - à savoir que MP avait tiré dans le seul but d’intimider - ne pouvait être retenue, et affirma que MP voulait contrer l’agression. Par ailleurs, il n’y avait pas assez d’éléments permettant d’affirmer que MP avait pu voir Carlo Giuliani au moment du tir et donc que MP avait visé la victime.
Selon la juge, l’hypothèse la plus probable était que MP avait tiré en prenant le risque de tuer et, de ce fait, qu’il s’agissait d’un homicide volontaire. Toutefois, deux faits neutralisant la responsabilité pénale intervenaient en l’espèce : premièrement, l’usage légitime des armes, tel que prévu par l’article 53 du Code pénal, trouvait à s’appliquer («l’officier d’Etat qui utilise ou qui ordonne l’usage d’armes ou d’autres moyens de coercition physique aux fins d’accomplir un devoir relevant de sa fonction, n’est pas punissable lorsqu’il est obligé par la nécessité de riposter à un acte de violence ou de gagner la résistance à l’autorité) ; deuxièmement, la légitime défense.
S’agissant de l’usage de l’arme, il était question de décider si celui-ci avait été nécessaire. La reconstruction détaillée des faits permettait de penser que MP s’était trouvé dans une situation d’extrême violence visant à déstabiliser l’ordre public et concernant les carabiniers, dont l’intégrité physique était directement mise en péril. Selon le juge, le danger provenait du nombre des manifestants et des modalités globales de l’action («modalità complessive dell’azione»), qui rendaient les actes de violence contre MP et les deux autres carabiniers susceptibles de mettre en péril leur intégrité physique. En conclusion, l’usage de l’arme à feu était justifié, et susceptible de ne pas être gravement préjudiciable, vu que MP avait «certainement tiré vers le haut» et que la balle avait frappé Carlo Giuliani juste parce que sa trajectoire avait été modifiée de manière imprévisible. Le passage pertinent de la décision se lit ainsi :
« La mort de Carlo Giuliani, atteint par le projectile d’un carabinier qui, au cours d’une manifestation, a fait usage de son arme, impose avant toute chose d’évaluer si la conduite de Placanica est justifiée au titre de l’article 53 c.p. qui prévoit que ne peut être sanctionné « l’officier public qui, dans l’exercice d’un devoir relevant de sa fonction, fait usage ou ordonne de faire usage d’une arme ou de tout autre moyen de coercition physique, quand il y est obligé par la nécessité de repousser un acte de violence ou de vaincre une résistance à l’Autorité ». Il ne s’agit pas de légitime défense mais d’un pouvoir plus étendu, où la légitimité de la réaction n’est pas subordonnée à la limite de la proportionnalité par rapport à la menace, à condition de ne pas dépasser les limites de la « nécessité », car si celles-ci sont franchies, il conviendra alors d’appliquer les éléments de l’article 55 c.p. qui punit l’usage excessif involontaire, étant entendu que même pour les officiers publics, le recours à une arme constitue une «extrema ratio » et qu’il convient donc de toujours préférer le moyen le moins nocif. Mais quand le recours à une arme est retenu comme légitime, à condition d’avoir respecté le principe de proportionnalité, le fait qu’il se produise un événement plus grave non voulu ne peut pas être retenu à charge de l’officier public dans la mesure où la prévisibilité d’un tel événement est liée de manière intrinsèque à la composante de risque inhérente à l’utilisation d’une arme à feu qui a été remise à l’officier public, et que ce risque pourrait être annulé uniquement en renonçant à l’utilisation de l’arme, utilisation autorisée par la loi (voir jurisprudence où l’usage légitime de leurs armes par des carabiniers a été reconnu : ces derniers ayant visé les roues pour arrêter une voiture en fuite, il a été exclu qu’ils aient eu à répondre au titre de l’article 55 c.p. de la mort non intentionnelle des occupants du véhicule automobile Cass 22.9.2000 – Brancatelli). L’usage des armes ou de tout autre moyen de coercition physique (consistant donc en une violence matérielle faite à la personne) n’est pas punissable :
- quand l’acte est commis pour s’acquitter d’un devoir propre à la fonction et du fait de la nécessité dans laquelle se trouve l’auteur de l’acte de repousser une violence ou une résistance à l’Autorité ;
- quand elle est autorisée de manière spécifique par un texte de loi ;
- de manière générale, et donc sans qu’il soit nécessaire d’invoquer d’autorisation législative particulière, le caractère punissable est exclu lorsque l’acte a pour cause la nécessité de repousser une violence ou de vaincre une résistance à l’Autorité, qu’il s’agisse ou non d’une violence ou d’une résistance constitutives de l’un des délits traités aux articles 336 et suivant c.p.
L’article 53 c.p. prévoit cependant une exception, y compris pour ce qui est des officiers publics, aux dispositions traitées dans les articles 51et 52 c.p. et justifie le comportement de l’officier public quand bien même celui-ci n’est pas en train de réagir au danger d’un délit injuste commis à son encontre, puisque cet article 53 c.p. contient une exception spéciale s’appliquant également dans le cas de l’obligation de remplir un devoir lié à une fonction qui qualifie la conduite.
Il s’agit donc d’une disposition qui complète celle des articles 51 et 52 c.p. en conférant une discipline autonome à l’utilisation des armes et en éliminant tout doute sur les conditions nécessaires requises par la loi pour que l’officier public ou l’individu ne soit pas punissable.
Il s’agit, comme on l’a dit, d’une justification plus étendue de la légitime défense qui trouve des applications plus fréquentes dans des hypothèses de résistance que de violences directes commises à l’encontre de l’officier public, mais il est indubitable que la limite entre les deux cas de figure juridiques, quand l’auteur de l’événement délictuel est précisément un officier public, peut devenir ténue.
Il ne fait aucun doute, sur la base de la reconstitution des faits minutieusement effectuée, que Placanica, mandé en service pour faire respecter l’ordre public, ait été pleinement légitimé à faire usage de son arme lorsque se sont réalisés les présupposés de la nécessité de repousser une violence ou de vaincre la résistance à l’Autorité. Et il n’y a, de la même manière, pas de doute que la situation dans laquelle Placanica s’est trouvé à devoir agir était une situation d’extrême violence visant à déstabiliser l’ordre public et à s’opposer aux forces de l’ordre elles-mêmes, dont l’intégrité était directement mise en péril.
En fait, dans le cas en l’espèce, il ne s’agissait pas de la nécessité de vaincre un acte de violence selon un concept compris de manière générique qui couvre également l’absence de respect de l’autorité, mais bel et bien de la nécessité de se défendre contre le danger concret d’un acte d’agression injuste visant directement la personne de Placanica et ceux qui se trouvaient avec lui.
Il est certain que, du fait du nombre des manifestants et des caractéristiques mêmes de l’action violente lancée à l’encontre de Placanica et de l’équipage de la « Land-Rover » dans laquelle celui-ci se trouvait, il était exposé au risque de graves dommages physiques, comme il ressort à l’évidence des blessures que Placanica lui-même et le carabinier Raffone ont signalé, puisqu’ils ont été atteints à la tête et au visage par de gros morceaux de pierre ainsi qu’en d’autres endroits de leur corps par des coups assénés avec des planches, des poutres et des bâtons qui étaient introduits violemment à travers les fenêtres brisées de la Jeep.
Il s’agissait donc d’une situation de grave danger qui est incontestable, non seulement du fait des documents vidéo et photographiques versés au dossier, mais également telle qu’elle ressort des déclarations des participants eux-mêmes à l’agression.
Il suffit de se souvenir de la description que l’anarchiste anonyme a faite de ces instants, ainsi que des paroles de certains des agresseurs directs de la Jeep :
« ... moi, j’essaie de m’enfuir par une rue latérale, et je me retrouve avec environ 400 personnes dans le bout de rue qui conduit à la Place Alimonda, où j’espérais que la situation serait plus tranquille et que je pourrais reprendre mon souffle ... à peine avons-nous pénétrés dans la rue latérale que nous nous trouvons face une cinquantaine de carabiniers qui, me voyant arriver en courant, prennent peur et s’enfuient également en courant après nous avoir aspergé à l’aide de petites bombes de produits lacrymogènes.
Nous continuons de courir, les carabiniers devant, nous derrière, jusqu’à la Place Alimonda. C’est là que deux Jeep des carabiniers s’interposent entre nous et eux, nous arrêtent et protègent la course des agents.
Sur les deux Jeep arrivées sur place, l’une prend rapidement position pour rejoindre le cordon de police et de carabiniers qui se trouvaient dans le morceau de la Rue Caffa près de la Place Alimonda, l’autre, de manière incompréhensible, se dirige, avec la vitre arrière déjà brisée, contre une poubelle qui s’encastre entre la Jeep et le mur.
À ce moment, je suis à côté de la Jeep ; je vois plusieurs manifestants se masser autour du véhicule, qui se défoulent de quatre heures de peur et d’exaspération ...
Je regarde ce qui se passe autour de la Jeep, je me rends compte que le carabinier qui est assis à l’intérieur est en train de brandir le pistolet et je l’entends qui hurle « je vais tous vous tuer, porcs, bâtards !». Je me retourne et je crie qu’il a un pistolet, je cherche à prévenir les autres du danger. À ce moment, Carlo Giuliani, que je n’ai pas encore reconnu, est près de moi et regarde par terre. Pendant que je cours vers la rue où je voulais aller, j’entends les coups de feu, je me retourne et je vois le corps d’un jeune par terre, les autres qui se trouvent à côté du véhicule s’arrêtent et s’éloignent ... J’ai l’impression qu’entre le moment où j’ai vu le pistolet et celui où j’ai entendu les coups de feu, plusieurs secondes se sont écoulées pendant lesquelles le carabinier continuait de hurler « je fais tous vous tuer ». Je précise en outre que, avant de tirer sur celui dont je saurai plus tard que c’était Carlo Giuliani, le carabinier avait pointé l’arme vers d’autres personnes, surtout vers le jeune avec l’écharpe et le casque noir, qui, s’étant rendu compte comme moi qu’il y avait ce pistolet, s’est échappé en sortant de la ligne de mire » et, par la suite, dans le même interrogatoire, il revient sur ses propos en disant « nous cherchions à passer vers un endroit où, selon certains, « il n’y a personne », en fait, Rue Caffa, il y avait 40 carabiniers, bizarrement, il semblait qu’ils s’étaient perdus ... Il devait y avoir 50 mètres avant de déboucher sur la Place Alimonda ; ils étaient 40, nous entre 400 et 500, à peine ils nous ont vu, ils nous ont aspergé de gaz lacrymogènes à trois, en l’air ... À ce moment, ils s’enfuient, nous sommes à 15 ou 20 mètres ... Moi je n’ai pas envoyé de pierre, ni tapé sur la Jeep ... J’ai tiré un caillou, à une cinquantaine de mètres de distance ... J’ai peut-être donné quelques coups de pieds à la Jeep, mais de là à dire que j’ai pris quelque chose, un morceau de fer, et que j’aurais donné des coups sur le Jeep, çà je ne l’ai pas fait ... j’ai peut-être lancé une pierre, je ne sais pas, en tout cas sans intention de faire du mal à qui que ce soit, j’avais peur avant toute chose ... Vous savez, si quelqu’un m’arrive dessus avec un pistolet pointé, je pourrais comprendre que je prendrais l’extincteur pour lui enlever son arme, par exemple, je peux le comprendre, je peux le concevoir ... Je ne suis pas allé là-bas avec l’intention de donner l’assaut à une Jeep ... Je ne pense pas être resté autour de cette Jeep pendant plus de 15 à 20 secondes, juste le temps de voir ce carabinier sur le côté qui se tournait ensuite, oui, avant cette photo, il était tourné, j’étais en train de regarder dans la direction de ce jeune avec l’écharpe violette qui parlait anglais. Le temps de le regarder, j’enlevais mon foulard et j’ai commencé à crier qu’il fallait s’enfuir et, 15 secondes après que la photo a été prise, j’ai entendu les coups de feu ... Une quinzaine de personnes se sont enfuies avec moi, les autres sont restés autour ... La Jeep est arrivée le nez contre la poubelle, avec une vitre déjà défoncée et cette personne déjà étendue à l’intérieur de la Jeep avec le bras qui portait le bouclier vers la fenêtre latérale, quand on regarde la Jeep, c’est la fenêtre de gauche, et avec le pistolet à la main ... Je vous dis que nous avons vu la Jeep et, probablement, je dis probablement parce que je ne peux pas me rappeler ce qui m’est passé par l’esprit à ce moment-là, je ne me rappelle plus. Aujourd’hui, je vous dis « j’étais en train de fuir », dans l’état d’esprit de ce moment-là, probablement, aussi parce qu’il avait tous les autres, je pensais qu’il avait beaucoup moins de personnes, j’ai vu l’ennemi dans la Jeep, dans la Jeep des carabiniers et je lui ai peut-être envoyé deux pierres ... Si j’avais voulu faire du mal à quelqu’un, j’aurais pris des poutres en bois que j’ai réussi à trouver, des bâtons, des masses etc. et je me serais mis derrière pour taper sur la Jeep où était le carabinier à la fenêtre, comme celui qui a essayé de lui envoyer une pierre dans la figure, et çà, je ne l’ai pas fait ... Si j’avais eu l’intention, depuis que j’étais descendu dans la rue à une heure de l’après-midi, de faire du mal à quelqu’un, dans ce cas quelqu’un des forces de l’ordre, j’ai eu une très très bonne possibilité, j’aurais eu une possibilité remarquable de faire du mal à quelqu’un, et je ne l’ai pas fait ... (Interrogatoire de Predonzani par le ministère public en date du 6 septembre 2001).
Pour comprendre ce qui s’est réellement produit Place Alimonda, il est en outre utile de reprendre les déclarations faites par Massimiliano Monai, qui s’est présenté spontanément au Ministère public le 30.8.2001, et qui a déclaré :
« ... Durant les affrontements, durant le foutoir, quand ils nous chargeaient encore et toujours, un moment, on est près de Carlo Giuliani, moi en tout cas j’étais près d’Ottavio Barbieri ... je cherchais à faire quelque chose, à faire retraite vers l’arrière, ou alors avancer, mais je ne pouvais aller nulle part : devant il y avait eux. Derrière il y avait une foule de gens qui jetait des pierres. À ce moment-là, il se passait quelque chose, on était tous là avec quelques personnes que je ne connais pas, quelques-uns avaient un passe-montagne, il y en avait qui étaient comme moi, d’autres avaient un foulard, on a vu les carabiniers reculer ... J’ai vu des gens qui jetaient les cailloux contre les carabiniers. Les carabiniers couraient vers l’arrière il y avait un groupe qui avançait et un groupe qui voulait les encercler ; on a reculé en jetant des pierres ... Les carabiniers couraient vers l’arrière et les gens les caillassaient... Bon, ils se sont rapprochés clairement de nous, nous, nous fuyions ... À ce moment, les carabiniers sont partis, nous nous sommes arrêtés et ces deux Jeep sont arrivées à toute vitesse, pourquoi ? bon, elles ont roulé vers nous, il est évident que nous partions à la course ; des deux voitures, une a fait marche arrière depuis l’église et a réussi à s’en aller, l’autre a fait une manœuvre en U et est resté coincée ; on lui est tous tombés dessus, comme on peut le voir ; là, à 20 mètres, j’ai vu cette poutre, je l’ai prise et j’ai donné trois coups contre le véhicule, mais pas contre la vitre, parce que, quand je suis arrivé, elle était déjà brisée. J’ai donné trois coups sur le véhicule qui arrivait, puis j’ai pris le bâton, la vitre était déjà brisée et il y avait le carabinier qui me regardait ... Celui qui n’a pas tiré, celui qui me voyait avec la poutre ... Je n’ai rien vu, même pas le pistolet, rien, puis, laissant le bâton et tournant sur moi-même, j’ai entendu dire « allez, on va peut-être le sauver, allez » « assassins, assassins, il l’ont tué ». J’ai donné trois coups de bâtons sur le fourgon, j’ai reculé, il y avait deux carabiniers, celui qui n’a pas tiré qui me regardait, je lui tape dedans avec la poutre et je ne sais même pas si je l’ai cueilli, je l’ai peut-être touché au côté. Lui s’est baissé pour se mettre à l’abri, moi je me suis arrêté, j’ai lâché la poutre et, entre-temps, les gens continuaient à jeter des pierres ; lui a tiré et moi j’étais toujours là, quand j’ai jeté la poutre, je n’ai pas fui pour autant ... Quand je me suis jeté contre lui, c’est là que le type a tiré ... Ce sont eux qui nous ont attaqué avec les Land-Rover, c’est différent. Les forces de l’ordre étaient en train de reculer à pied, et nous, on courait, on est arrivé quasiment au corps à corps, eux ont reculé le plus possible, nous nous sommes arrêtés, les deux Jeep sont venues vers nous. Puis elles ont fait marche arrière et la Jeep s’est arrêtée, ensuite il y a eu les 10 secondes de folie, avec tous les gens qui étaient là. Moi, je n’aurais tué personne parce que je ne suis pas un délinquant ... À cause de toutes les pierres que les gens ont jetées, je n’ai pas entendu qu’on avait tiré ... Quelqu’un hurlait « bâtards, allez-vous-en » pendant une dizaine de secondes ... » Et, quand on lui a demandé combien de personnes se trouvaient près de la Jeep, il a répondu « énormément ».
Les photographies versées au dossier attestent largement de la violence décrite par les manifestants eux-mêmes.
Il suffit de visionner les photographies 16 à 20 montrant clairement un extincteur qui, projeté vers la vitre arrière déjà fracassée de la Jeep, touche le pied droit de Placanica, ce dernier, clairement, se penche par-dessus la roue de secours pour tenter d’empêcher l’extincteur de pénétrer à l’intérieur de la Jeep, ce même extincteur que, quelques secondes après, Carlo Giuliani ramassera par terre, soulèvera au-dessus de la tête pour le projeter à nouveau à l’intérieur de la Jeep, comme quelqu’un, à moins que ce ne soit lui-même, avait peu avant tenter de le faire, selon que ce qu’a déclaré à la police judiciaire le 23 juillet 2001 Neri Ernesta, gérante de la pompe à essence de la société Q8 sise rue Tolemaide, qui a signalé que, peu après 16 heures, elle avait noté depuis son habitation un jeune avec un passe-montagne sombre, un tee-shirt blanc et un pantalon sombre qui s’éloignait de la pompe à essence avec un extincteur dont il vidait le contenu, tournant ensuite dans la Rue Caffa ; elle a ensuite reconnu l’extincteur portatif comme étant celui qui a été saisi à côté du corps de Carlo Giuliani.
La violence de l’assaut mené par de nombreux manifestants, le constant caillassage auquel était soumis le véhicule et qui a causé des dommages physiques aux occupants relevés par les expertises médico-légales, l’agression à l’encontre des occupants par les manifestants qui continuaient à entourer le véhicule de très près en y introduisant des objets contondants et, en conséquence, le prolongement de la situation de danger constituaient indubitablement une réelle atteinte injuste à l’intégrité personnelle de Placanica et de ses compagnons, ce qui rendait certainement nécessaire une défense qui ne pouvait que déboucher sur l’utilisation de l’unique moyen dont disposait Placanica pour réagir : l’arme.
En fait, le geste de Giuliani n’a pas été un acte d’agression isolé comme l’ont avancé les défenseurs de sa famille, mais uniquement l’une des phases d’une violente agression à l’encontre de la Jeep mise en oeuvre par de nombreuses personnes qui l’avaient encerclée, qui tentaient de la faire basculer et, probablement, d’en ouvrir la portière, comme l’ont déclaré certaines des personnes présentes au moment des faits, avec le risque de blesser directement de manière plus grave les occupants du véhicule.
Partant de l’hypothèse, désormais prouvée, que le coup tiré par Placanica était dirigé vers le haut, il ne fait pas de doute que la conduite de ce dernier, qui a abouti à la mort de Carlo Giuliani, est couverte par les dispositions de l’article 53 c.p., le militaire ayant tiré deux coups directement vers le haut après les nombreuses et inutiles intimations destinées à faire cesser la violence, l’un des éléments projetés ayant, du fait d’un facteur absolument imprévisible, dévié le projectile, causant la mort de Carlo Giuliani.
Tous les éléments de l’enquête, dont il n’est pas possible de douter qu’elle a été menée complètement, permettent donc d’exclure avec certitude que Placanica ait délibérément dirigé ses coups vers Carlo Giuliani ; mais, quand bien même il se serait avéré que tel aurait été le cas, il ne fait pas de doute que le carabinier, autorisé à utiliser des armes, avec le risque inhérent à l’utilisation d’un tel instrument, se trouvait en présence d’un danger réel pour sa vie ou son intégrité physique ainsi que celle de ses compagnons, danger qui s’était déjà matérialisé par des actes ayant porté atteinte à l’intégrité physique et qui se faisaient toujours plus violents ; et, donc, légitimement, il aurait pu diriger le coup d’arme à feu contre les agresseurs afin de les mettre dans l’impossibilité de poursuivre leur acte, même en cherchant à limiter les dommages ainsi causés (par des coups destinés par exemple à ne pas atteindre des organes vitaux), puisqu’il ne s’agissait pas d’une résistance passive et que l’agresseur n’avait pas non plus pris un otage pour bouclier - les seuls cas où la doctrine et la jurisprudence concordent pour exclure la légitimité de l’utilisation de l’arme directement à l’encontre de l’agresseur.
Les arguments exposés ci-dessus permettent donc de conclure que la conduite de Placanica est justifiée au sens de l’article 53 c.p., d’autant plus que l’usage de l’arme, absolument indispensable, a été gradué pour être le moins dangereux que possible, étant entendu que les coups ont été certainement dirigés vers le haut et que ce n’est que du fait d’une modification imprévisible de la trajectoire que l’un d’entre eux est allé toucher Carlo Giuliani. »
La juge estima ensuite de devoir décider si MP avait agi en état de légitime défense, vu que cette dernière était un fait neutralisant la responsabilité «plus rigoureux».
A cet égard, la juge estima que MP avait, à juste titre, eu la perception de danger à son intégrité physique et à celle de ses compagnons, et que ce danger subsistait, en raison du contexte violent. Selon la juge, pour évaluer la nécessité de la riposte et la proportionnalité de celle-ci, il ne fallait pas considérer la situation isolée de Carlo Giuliani et évaluer son geste isolé (il avait soulevé un extincteur vide) ; il fallait au contraire considérer le geste de Carlo Giuliani comme l’une des phases d’une violente agression visant la jeep, mise en œuvre par une masse de manifestants. L’agression ne provenait pas de Carlo Giuliani pris isolément ; elle provenait de la masse d’agresseurs. La riposte de MP devait ainsi être mise en rapport avec celle-ci, pour l’apprécier dans son «contexte».
Vu le nombre d’agresseurs, les moyens utilisés, le caractère continu des actes de violence, les blessures des carabiniers dans la jeep, la difficulté pour la jeep de s’éloigner de la place en raison des disfonctionnements du moteur, toutes ces circonstances permettaient de dire que la riposte de MP était nécessaire. Ensuite, la riposte était adéquate vu le degré de violence.
A cet égard, la juge affirma qu’il était certain que si MP n’avait pas sorti son arme et tiré deux fois, l’agression n’aurait pas cessé ; ensuite, que si l’extincteur - que MP avait déjà repoussé une fois avec sa jambe - avait réussi à pénétrer dans la jeep, il aurait provoqué de graves blessures aux occupants. La juge affirma que MP avait à disposition un seul moyen pour contrer la violence : l’arme à feu. A cet égard, la juge estima que MP en avait fait un usage proportionné, en ce qu’avant de tirer, il avait hurlé aux manifestants de s’en aller pour que ceux-ci cessent leur comportement ; puis, il avait tiré vers le haut. La juge conclut que MP avait agi en état de légitime défense. Par ailleurs, il précisa que le fait que MP avait pu voir Carlo Giuliani - ce qui était affirmé par les experts du ministère public et par les requérants - et le fait que MP avait pris le risque de tuer ne changeait en rien la conclusion, vu que le comportement de MP était dû à la nécessité de défendre l’intégrité physique des occupants de la jeep, et qu’il était proportionné par rapport à l’importance des biens à défendre et par rapport aux moyens à disposition pour les défendre.
Ci-dessous l’extrait intégral de la décision de classement sans suite :
« Il convient d’examiner la conduite de Placanica également à la lumière de la persistance des conditions les plus limitatives exigées par l’article 52 c.p. pour vérifier si l’on peut invoquer aussi pour les circonstances du fait et la réaction engagée les éléments nécessaires à l’application de la cause plus rigoureuse de justification de la légitime défense. Les circonstances du fait et l’environnement dans lequel Placanica dû agir ont été longuement présentées. Et il ne fait pas de doute que dans une telle situation, analogue à celle qui, près de là, cours Torino, avait peu avant abouti à l’incendie d’un véhicule blindé à l’intérieur duquel un cocktail Molotov avait été lancé, Placanica ait eu l’impression concrète que subsistait le danger d’atteinte à son intégrité et à celle de ses compagnons, danger qui s’était déjà matérialisé par des blessures (au vu de la documentation versée au dossier et des blessures signalées par les occupants de la Jeep), et que ce danger persistait malgré les intimations formulées à plusieurs reprises en montrant l’arme. Il suffit d’observer les nombreuses photographies qui montrent la Jeep toujours encerclée par des manifestants défonçant les vitres du véhicule avec des bâtons et des barres de fer qu’ils introduisent à l’intérieur avec l’intention claire, non seulement d’endommager le véhicule en guise de protestation, mais de faire du mal à son équipage, lançant vers le véhicule un nombre extrêmement important de pierres, dont une grande partie ont pénétré à l’intérieur de l’habitacle et atteint les occupants, pour avoir une idée de la violence concrète déchaînée et des dommages ultérieurs possibles qui auraient pu être causés aux occupants du véhicule. Il n’est pas possible non plus d’étayer l’hypothèse soutenue par la défense des personnes lésées au cours de l’audience, qui a avancé que les blessures à la tête de Placanica auraient pu être occasionnées par le choc contre les leviers internes du gyrophare positionné sur le toit de la Jeep plutôt que par la conduite des manifestants. En dehors de la considération objective que de nombreuses pierres souillées de sang ont été récupérées à l’intérieur de la Jeep, le levier du gyrophare positionné sur le toit est revêtu de plastique et inséré dans un élément à rotule couvert d’une coiffe protectrice qui sert à orienter le phare et le fait même que ce levier soit relié à un élément à rotule prive l’ensemble de la rigidité nécessaire pour infliger des blessures à la tête des passagers de la Jeep, et encore moins des blessures avec écorchures de la nature de celles signalées par Placanica. Si nous revenons maintenant à la situation effective, il ne fait pas de doute que la réaction mise en œuvre a été nécessaire compte tenu de toutes les circonstances qui l’entouraient et en particulier du nombre des agresseurs, des moyens utilisés par ces derniers pour agresser les personnes, de la durée de la violence qui ne cessait pas malgré les nombreuses intimations de la part des militaires, des blessures déjà occasionnées à ces derniers et enfin de la difficulté à s’éloigner du lieu, étant donné que le moteur de la Jeep a calé, cet éloignement n’étant pas exigé mais qui a été néanmoins tenté. Il s’ensuit que même l’analyse de l’adéquation de la défense face à l’offense mise en œuvre, pour ce qui est de l’équivalence substantielle des biens mis en danger, ne peut qu’aboutir à une conclusion positive, l’attaque contre la Jeep des carabiniers se matérialisant par des actes non seulement dangereux mais, en eux-mêmes, constituant déjà une violation des droits et en particulier de l’intégrité physique des occupants du véhicule ; et il est incontestable, à la lumière des circonstances du fait, que si Placanica n’avait pas extrait l’arme en menaçant les manifestants, puis en tirant les deux coups, l’attaque n’aurait pas cessé et aurait eu des conséquences certainement ultérieures et plus graves, et que, si l’extincteur que Placanica avait déjà rejeté une fois d’un coup de pied avait pénétrer dans l’habitacle et touché les carabiniers déjà blessés, il leur aurait causé des blessures d’une grande gravité, voire même avec des conséquences plus graves. La réalité actuelle du danger et l’injustice de l’offense qui, non seulement été motivée par le niveau de risque mais était déjà en train d’être commise, se trouve donc justifiée, et il convient de vérifier si l’exigence de proportionnalité a été respectée y compris en ce qui concerne les moyens mis à disposition de l’agressé et les modalités de leur utilisation. Pour ce qui est de la proportionnalité des moyens de défense par rapport à l’offense, la Cour de cassation a à plusieurs reprises précisé que, aux fins de déterminer s’il y avait nécessité d’une légitime défense, la décision à l’égard de la proportionnalité, qui doit être prise par référence aux moyens dont dispose l’agressé et aux biens protégés, ne peut pas ne pas être qualitative et ne peut être que de nature relativiste. En effet, la mise en adéquation concerne toujours le bien d’un agresseur et le bien d’un agressé, lequel, pour sa défense, n’est pas en mesure, dans la situation concrète, de prendre l’exacte mesure du danger réel et des effets de la réaction, de sorte que la proportionnalité n’est pas entachée quand bien même le mal infligé à l’agresseur serait d’une intensité légèrement supérieure à celle du mal menaçant l’agressé » (en l’espèce, pour ce qui concerne l’exception acceptée, l’inculpé s’était défendu en utilisant un fusil, unique instrument dont il disposait à ce moment-là, pour neutraliser l’agression inattendue que la victime, armé d’une barre de fer une longueur d’environ un mètre, avait auparavant déclenché contre le père de l’inculpé puis contre ce dernier, leur causant diverses blessures. Cour de cassation, section I, arrêt 08204 du 13/04/1987 - Catane). La Cour a en outre établi que pour ce qui est de légitime défense, les expressions « nécessité de défendre » et « à condition que la défense soit proportionnelle à l’offense » contenues à l’article 52 du code pénal, doivent s’entendre au sens où la réaction doit être, dans la circonstance, la seule possible puisqu’elle ne peut être remplacée par une autre moins dommageable qui serait également apte à protéger le droit (propre ou d’un tiers) agressé » (Cour de cassation, Section I, arrêt 02554 du 1/12/1995 – M.P. et Vellino). Ces principes, sur lesquels s’alignent la jurisprudence constante et la doctrine dominante, appliqués aux circonstances du fait où s’est produite la mort tragique de Carlo Giuliani, permettent de conclure également au respect de l’exigence de proportionnalité entre les moyens offensifs dont disposaient les agresseurs et les moyens dont disposaient les agressés, ainsi justifiée compte tenu du fait que le concept de proportionnalité doit faire référence non seulement aux biens objets du conflit, dont on a parlé, mais également aux moyens utilisés pour les défendre. Mario Placanica avait à disposition un seul moyen pour faire face à la violence déployée à son encontre et à l’agression contre son intégrité physique, voire sa vie, et celle de ses compagnons : l’arme. Et, également à ce propos, les conclusions des faits vont dans le sens de l’utilisation d’un tel moyen gradué de manière à infliger à l’agresseur le minimum de dommages possibles, dans la tentative toutefois de le décourager d’agir et de le faire cesser. La Cour de cassation a en effet même précisé qu’aux fins de la détermination de l’exception de légitime défense, la proportionnalité entre les moyens défensifs à disposition de l’agressé et ceux utilisés doit être évaluée, quand on ne dispose que d’un seul moyen mais que celui-ci peut être utilisé de manière diverse et graduée, pour mettre en regard les diverses utilisations possibles et l’usage qu’il est choisi concrètement d’en faire en relation avec les modalités de l’agression mise en œuvre ou de ses conséquences prévisibles, une telle situation étant en tous points identique à celle dans laquelle l’évaluation doit être faite en mettant en regard plusieurs moyens à disposition est celui qui était utilisé. C’est pourquoi l’usage d’une arme à feu, en tant que moyen de défense, doit être réservé, lorsque l’agression vise à infliger le maximum de dommages de l’intégrité de la personne, à la seule mise en évidence de l’arme et en adoptant un comportement montrant que l’on est décidé à l’utiliser, en se limitant toutefois à tirer en l’air et à terre, ou contre l’agresseur mais en faisant attention de ne pas le toucher ou, au maximum, de ne le toucher que dans des zones qui ne sont pas vitales, et donc dans le seul but de décourager ou de blesser, mais non d’ôter la vie » ; autrement dit « dans un but de simple résistance ou de lésion à l’intégrité physique de l’agresseur » (Cass. 20.9.1982 – Tosani). Or, nonobstant le fait que de nombreuses photographies montrent la Jeep encerclée par les manifestants d’où dépasse la main de Placanica qui brandit l’arme et que les déclarations versées au dossier de la personne objet de l’enquête mais également des agresseurs eux-mêmes témoignent des intimations répétées de carabiniers ordonnant aux manifestants de s’éloigner, ce même matériel photographique montre clairement que ces tentatives de décourager l’agression n’ont produit aucun effet sur le comportement des manifestants qui continuaient de faire preuve d’une violence exacerbée, poussant à la fin Placanica à se servir de l’arme, unique moyen à sa disposition pour contrer la violence en action. Qui plus est, la conduite de Placanica apparaît avoir respecté l’exigence de proportionnalité maximale dans le cadre des modalités d’utilisation des moyens à sa disposition, si l’on considère que, si Placanica avait voulu infliger à coup sûr un dommage à l’un ou l’autre de ses agresseurs, il aurait pu diriger l’arme latéralement vers les vitres contre lesquelles s’agglutinaient de nombreux manifestants, alors que les conclusions techniques complexes attestent que les coups ont été avec certitude tirés vers le haut ; le premier des deux, uniquement par une tragique fatalité, a causé la mort du jeune Giuliani. En conséquence, que Placanica ait pu entrevoir Giuliani, comme l’a soutenu la défense des personnes lésées et comme l’ont également envisagé par hypothèse les experts du Ministère public, ou qu’il ne l’ait vraiment pas vu, comme cela semble plus probable, en tirant du point le plus haut que le lui permettait sa position et en acceptant peut-être le risque que le coup puisse atteindre des personnes qui se trouvaient sur les lieux des faits, son comportement apparaît justifié par une situation de légitime défense, attendu que le caractère intentionnel dans la production de l’événement voulu, voire simplement prévu, a certainement été déterminé par la nécessité de défendre des droits injustement violés, et que cette action de défense a été intentée dans le respect des limites de la proportionnalité, que ce soit en ce qui concerne la valeur des biens concernés ou en ce qui concerne les moyens à disposition pour les protéger.
Concernant les demandes de la Défense tendant à obtenir un complément d’enquête, la juge les rejeta entièrement pour les motifs suivants :
- quant à l’expertise médico-légale sur les causes de la mort de Carlo Giuliani, visant en particulier à déterminer si celui-ci était encore vivant au moment où la Jeep a roulé sur lui et, en conséquence, à vérifier si les méthodologies d’enquêtes appliquées étaient scientifiquement correctes.
« Il a déjà été dit qu’il n’y a au dossier aucun élément permettant de remettre en doute que les vérifications ont été effectuées de manière scrupuleuse et que les méthodes d’investigation employées par les experts étaient correctes, c’est pourquoi cette vérification supplémentaire demandée n’apparaît pas nécessaire. Il est en outre fait observer que les personnes lésées, s’étant vu proposer de participer à l’autopsie effectuée sur le corps du jeune homme avec leurs propres experts et donc de s’assurer que les méthodes d’enquêtes appliquées étaient correctes, n’ont pas jugé bon de se prévaloir de cette possibilité, ni de procéder à des vérifications eux-mêmes sur la dépouille du jeune qui, au contraire, a été incinérée trois jours à peine après sa mort, ce qui rend, en admettant que cela fût utile (ce qui n’est pas le cas), impossible toute vérification ultérieure. »
- quant à l’audition du chef de la Police De Gennaro et du sous-lieutenant des carabiniers Zappia, au sujet des directives données pour le maintien de l’ordre public et concernant la régularité de l’utilisation des « étuis de cuisse » tels que celui duquel MP a décidé d’extraire l’arme d’où est parti le coup de feu qui a atteint Carlo Giuliani.
« Cette enquête aussi paraît parfaitement inappropriée par rapport à la vérification des faits tragiques qui ont entraîné la mort de Carlo Giuliani, attendu que les directives données pour le maintien de l’ordre public ne peuvent avoir qu’un caractère général et ne prévoient assurément pas des instructions applicables à des situations imprévisibles d’attaques directes contre les personnes des militaires, telles que celles à laquelle le carabinier Placanica a réagi ; la conduite de celui-ci, ainsi qu’il a été dit à de multiples reprises, se justifie tant par l’utilisation légitime de l’arme que par l’hypothèse plus rigoureuse de la légitime défense. Pour ce qui concerne la requête de vérification de la régularité de l’utilisation des « étuis de cuisse », et des modalités de cette utilisation par les militaires de l’Arme des carabiniers, on ne comprend pas ce que ces éléments pourraient apporter à l’enquête, étant entendu que la position dans laquelle Placanica portait le pistolet n’a aucune pertinence, puisqu’il aurait pu légitimement, dans la situation décrite, faire usage de l’arme quel que soit l’endroit où il la portait ou le lieu où il l’avait prise. »
- Quant aux enquêtes sur l’identification de la personne qui pourrait avoir lancé la pierre susceptible d’avoir dévié la trajectoire du projectile, afin de recueillir son témoignage au sujet de la trajectoire de cette pierre.
« La vérification serait en pratique impossible, même si elle était jugée nécessaire, attendu qu’il n’est pas réaliste de considérer que des manifestants aient suivi la trajectoire des pierres après les avoir lancées contre la cible qu’ils avaient repérée, pour s’assurer qu’elles avaient bien atteint cette cible ; ils s’occupaient davantage de trouver de nouveaux objets contondants à lancer sur les forces de l’ordre.
En outre, même en admettant la possibilité d’un tel témoignage de la part du manifestant inconnu qui a paradoxalement, sans le vouloir, causé la mort d’un de ses co-manifestants, il serait impossible d’identifier ce manifestant et ses déclarations ne seraient de toute façon pas pertinentes par rapport aux conclusions techniques dont on dispose. »
- Quant à une nouvelle audition du manifestant M. Monai sur le comportement des militaires à l’intérieur de la jeep « Defender », sur le nombre de manifestants qui se trouvaient à proximité du véhicule et sur la personne qui, à l’intérieur de la jeep, a réellement saisi l’arme, à la lumière des déclarations de Monai lors d’un entretien ; ainsi que nouvelle audition d’E. Predonzani sur les mêmes circonstances, sur la position de Giuliani avant qu’il n’ait été atteint par le coup d’arme à feu mortel et sur le nombre de vitres de la jeep qui étaient brisées.
« Toute nouvelle audition serait parfaitement inutile, compte tenu des déclarations que Monai et Predonzani, très peu de temps après les faits et alors qu’ils en avaient un souvenir plus vif qu’aujourd’hui, ont décidé de faire en se présentant spontanément au Ministère public afin de témoigner, d’après leur connaissance sur les faits dont ils avaient été des protagonistes et sur la mort tragique de Carlo Giuliani ; ces déclarations contiennent en effet des détails extrêmement précis qui ont été confirmés par les documents vidéo et photographiques versés au dossier, au point de constituer une confirmation importante des résultats des enquêtes techniques, alors que les différentes déclarations de Predonzani et Monai, et en particulier de ce dernier, à des organes de presse écrite ou de télévision n’aient aucune forme judiciaire et que de toute façon leur contenu ne nécessite aucun éclaircissement à la lumière de la reconstitution précise effectuée immédiatement après les faits qui a été confirmée par des données objectives telles que des photographies et des films. Il ne paraît pas non plus pertinent de savoir combien de vitres de la jeep étaient brisées puisqu’il est incontestable que certaines vitres du côté droit l’étaient, ainsi que la vitre arrière. »
- Quant à l’audition de Marco D’Auria afin d’avoir la confirmation qu’aucun cocktail Molotov n’a été lancé Place Alimonda, contrairement à ce qu’avait laissé entendre MP, ainsi que pour déterminer la distance à laquelle il se trouvait lorsqu’il a pris la photo sur laquelle les experts du Ministère public se sont fondés pour effectuer la reconstitution balistique.
« Cette demande ne paraît pas non plus apte à apporter une contribution quelconque à l’enquête puisque la photographie de D’Auria n’a été qu’un des éléments utilisés pour déterminer la position dans laquelle se trouvait Giuliani lorsqu’il a été atteint par le coup de l’arme à feu ; la distance entre la victime et la jeep a en effet été calculée en tenant compte de la position supposée des personnes qui figurent sur les photos par rapport à des éléments fixes tels que du mobilier urbain et des panneaux de signalisation d’après lesquels ont été effectuées des mesures concrètes ; cette distance est confirmée par les déclarations des personnes qui se trouvaient à côté de Giuliani.
Pour ce qui concerne le fait que Placanica aurait laissé entendre que des cocktails Molotov avaient été lancés Place Alimonda, comme il ressortirait de la demande d’une vérification ultérieure, cette affirmation est inexacte. Placanica n’a en effet jamais affirmé que des cocktails Molotov avaient été lancés Place Alimonda : il a seulement indiqué qu’il avait craint que tel fût le cas. »
- Quant à l’audition du maréchal Primavera concernant le moment où la vitre arrière du hayon de la jeep a été brisée.
« Il n’y a aucun doute sur le fait que la vitre n’a pas été brisée par le coup de l’arme à feu de Placanica, puisqu’il est manifeste, sur les photos où l’on voit la main de Placanica saisir le pistolet pour menacer les manifestants, que la vitre était déjà brisée – probablement par un jet de pierre – bien avant que Placanica tire le coup de feu qui a causé la mort de Giuliani. La perception divergente de celui qui se trouvait dans une autre jeep n’a pas influencé la reconstitution des faits, qui ont été établis de manière incontestable et sereine dans leur objectivité. »
- Quant à l’obtention des images filmées sur la Place Alimonda par deux carabiniers dont les casques étaient équipés de caméras vidéo, « étiquetées et remises au colonel Leso ».
« Il s’agit de matériels déjà versés au dossier, comme il ressort de la communication des carabiniers de Gênes en date du 13/9/2001 qui donne acte de la transmission au Ministère public de 17 vidéocassettes, dont 15 concernent des images filmées en divers endroits de la ville – parmi lesquels la rue Caffa – provenant des caméras vidéo fixées sur les casques de certains militaires ; deux autres vidéocassettes transmises contiennent des images filmées depuis l’hélicoptère de l’Armée. »
- Quant à l’audition du carabinier VM concernant les raisons pour lesquelles le projectile a perdu sa chemise.
« La demande de la Défense des personnes lésées est fondée sur les déclarations spontanées de Mattioli dont il ressort que « le fait d’entailler la pointe d’un projectile afin de lui donner un meilleur pouvoir de fragmentation est une pratique répandue », ce qui exclut automatiquement « l’intention de faire usage des armes à feu à des fins d’intimidation. Elles servent à tuer du premier coup ».
Si l’on prend acte de la connaissance de cette pratique du fait de la déclaration de Mattioli, on ne comprend pas quel intérêt il pourrait y avoir à ce qu’il soit entendu par le Ministère public alors qu’on dispose déjà des conclusions des expertises balistiques enregistrées qui reposent sur des vérifications objectives ; étant entendu que l’hypothèse de Mattioli ne peut être considérée que comme une mauvaise pratique peu répandue, on comprend alors mal pour quel motif et sur la base de quelles données objectives il faudrait l’attribuer au carabinier Placanica, attendu par ailleurs que les autres balles trouvées dans le chargeur de son pistolet se sont avérées parfaitement normales. »
- Quant à l’expertise technique de la jeep afin de déterminer les causes des dégâts occasionnés sur le montant supérieur du véhicule au-dessus du deuxième « I » de l’inscription « CARABINIERI ».
« Les vérifications effectuées afin de déterminer l’origine des dégâts occasionnés au hayon, imputables certainement au grand nombre de pierres et d’objets contondants qui se sont abattus sur le véhicule, ont déjà été exposées amplement. Et il est incontestable que le dégât dont il est question ici ne peut lui non plus avoir une autre origine.
La nouvelle vérification demandée ne permet donc pas de dissiper les doutes de la Défense des opposants au sujet de la collision du projectile avec une pierre, puisqu’on ne peut certainement pas supposer qu’une seule pierre ait été lancée contre le véhicule, qui a été cabossé en plusieurs endroits, puisque les objets lancés sur les lieux et contre les véhicules des forces de l’ordre étaient très nombreux et ont causé non seulement des lésions corporelles mais aussi les dégâts visibles sur la carrosserie de la jeep. »
- Quant à l’expertise technique collégiale des douilles saisies afin de vérifier de quelle arme elles ont été tirées, en élargissant la vérification aux armes de tous les membres des forces de l’ordre présents sur la Place Alimonda au moment où Carlo Giuliani a été atteint par la balle.
« Il s’agit évidemment d’une vérification dénuée de toute utilité concrète. Il ne fait en effet aucun doute, de l’aveu même de Placanica et d’après les résultats des expertises effectuées, que c’est bien avec l’arme de ce dernier qu’a été tiré le coup d’arme à feu mortel qui a atteint Carlo Giuliani.
Les investigations menées par le Ministère public à l’époque pour vérifier si d’autres membres des forces de l’ordre avaient utilisé leur arme à feu dans la zone de la Place Alimonda le 20 juillet 2001 ont en effet abouti à une réponse négative, sauf en ce qui concerne les coups de feu d’intimidation tirés dans la rue Tolemaide, au croisement avec la rue Armenia, par le carabinier Errichiello Massimiliano afin d’éloigner quelques manifestants, armés de barres, de pierres et de pioches, qui avaient encerclé un autre véhicule blindé contre lequel ils lançaient des pierres. »
Concernant par ailleurs les critiques des avocats des requérants, qui avaient fait valoir que de nombreux points de l’enquête avaient été délégués aux carabiniers et qu’un grand nombre d’auditions avaient été menées en présence de membres de l’Arme des carabiniers, la juge s’exprima ainsi : «on observe que de telles considérations peuvent à première vue sembler justifiées, mais qu’elles n’ont cependant rien à voir avec les faits qui ont véritablement été établis comme s’étant déroulés sur la Place Alimonda et ayant entraîné la mort tragique du jeune Giuliani, faits dont le déroulement dramatique a été reconstitué au moyen d’un grand nombre de documents vidéo et photographiques versés au dossier et d’après les déclarations des personnes mêmes qui ont participé à l’événement ; la profusion de ces ressources et de ces détails ne peut pas – et ne doit pas – permettre qu’on prête davantage attention à d’autres considérations parfaitement non pertinentes. »
A la lumière de ces considérations, la juge de l’enquête préliminaire conclut que « la preuve avait été faite que le carabinier MP avait agi dans une situation justifiant qu’il ne soit pas condamné pour ces faits et qu’aucun élément ne permettait de reconnaître la responsabilité du carabinier FC dans la mort de Carlo Giuliani. » Partant, la juge classa sans suite l’enquête.
8. La Commission parlementaire d’enquête
Une commission d’enquête parlementaire entendit, le 5 septembre 2001, M. Lauro, adjoint au chef de la police de Rome, qui avait participé aux opérations de MROP à Gênes.
M. Lauro déclara que les carabiniers étaient équipés de laryngophones, un instrument permettant de communiquer entre eux très rapidement.
Appelé à expliquer pourquoi les forces de l’ordre se trouvant assez près de la jeep (15 ou 20 mètres) n’étaient pas intervenues, M. Lauro répondit que les hommes étaient en service depuis le matin et avaient eu plusieurs accrochages pendant la journée. Puis, il ajouta qu’il n’avait pas remarqué au moment des faits qu’il y avait un groupe de carabiniers et de policiers qui auraient pu intervenir.
Quant à la fonction des deux jeeps, M. Lauro expliqua que les deux jeeps avaient apporté du ravitaillement aux alentours de 16 heures, qu’elles étaient reparties et avaient réapparu environ une heure plus tard pour vérifier s’il y avait des blessés.
En outre, M. Lauro déclara avoir appelé une ambulance pour Carlo Giuliani, puisqu’il n’y avait pas de médecin sur les lieux. Le 20 septembre 2001, des parlementaires demandèrent au Gouvernement d’expliquer les raisons pour lesquelles les forces de l’ordre déployées en MROP avaient été équipées de balles létales et non pas de balles en caoutchouc. Les parlementaires prônaient l’utilisation de ce type de projectiles et alléguaient que ceux-ci avaient été employés à plusieurs reprises avec succès dans des pays étrangers.
Le représentant du Gouvernement répondit que la législation ne prévoyait pas une telle possibilité et que, toutefois, il n’était pas établi que de telles munitions n’engendrent également des conséquences très graves pour la victime. Enfin, il expliqua que des recherches sur l’opportunité d’introduire des armes non létales étaient en cours.
L’extrait de l’enquête parlementaire fourni par le Gouvernement (1ère commission, chapitre II, séance du 20 septembre 2001) affirme quant à lui ceci : « L’on parle de milliers de manifestants, mais les vidéos montrent environ quarante manifestants à la place Alimonda, une partie d’entre eux autour de la jeep isolée. A environ 50 mètres, sont placés des contingents des forces de l’ordre, qui n’interviennent pas. »
B.  Le droit et la pratique internes pertinents
1.  Usage légitime des armes
L’article 53 du code pénal prévoit que ne peut être sanctionné « l’officier public qui, dans l’exercice d’un devoir relevant de sa fonction, fait usage ou ordonne de faire usage d’une arme ou de tout autre moyen de coercition physique, quand il y est obligé par la nécessité de repousser une violence ou de vaincre une résistance à l’autorité, et, en tout cas, s’il s’agit d’empêcher l’accomplissement de faits délictueux tels que massacre, naufrage, submersion, désastre aéronautique, désastre ferroviaire, homicide volontaire, hold up et enlèvement de personne (...) La loi prévoit d’autres cas où l’usage des armes ou de tout autre moyen de coercition physique ».
2.  Légitime défense
L’article 52 du code pénal prévoit que ne peut être sanctionné «quiconque a commis une infraction pour y avoir été contraint par la nécessité de défendre son droit ou le droit d’autrui contre le danger actuel d’une offense injuste, à condition que la réaction de défense soit proportionnée à l’offense ».
3.  Excès involontaire
Aux termes de l’article 55 du code pénal, en cas notamment de légitime défense ou d’usage légitime des armes, lorsque l’intéressé a consciemment dépassé les limites établis par la loi ou par l’autorité ou par la nécessité, son comportement est punissable comme comportement involontaire, dans la mesure où la loi le prévoit.
4.  Dispositions sur la sûreté publique
Les articles 18-24 du code (Testo Unico) de la sûreté publique du 18 juin 1931 régissent le déroulement des réunions publiques et des rassemblements en lieu public. Lorsqu’une réunion ou un rassemblement en lieu public ou ouvert au public est susceptible de mettre en danger l’ordre public, ou la sûreté, ou lorsque des infractions sont commises, la réunion peut être dissoute. Avant de procéder à la dissolution d’une telle réunion, les participants sont invités par les forces de l’ordre à se disperser. Si l’invitation reste sans effet, la foule est formellement sommée, à trois reprises, de se disperser. Si les trois sommations restent sans effets ou lorsque celles-ci ne peuvent avoir lieu pour cause de révolte ou d’opposition, les officiers de la sûreté publique ou des carabiniers ordonnent que la réunion ou le regroupement soient dissous par la force. Cet ordre est exécuté par la force publique et par la force armée, sous le commandement des chefs respectifs. Quiconque refuse d’obéir à l’ordre de dispersion est puni d’un emprisonnement de minimum un mois – maximum un an et d’une amende de (60 000 ITL – 800 000 ITL).
5.  Réglementation de l’usage des armes
Une directive du ministère de l’intérieur, datée de février 2001 et adressée aux Questori, contient des dispositions générales sur l’usage des engins lacrymogènes et des matraques (sfollagente). L’usage de ce matériel doit être ordonné de manière expresse et claire par le responsable du service, après consultation avec le Questore. Le personnel doit en être informé.
6.   Enquête préliminaire et partie lésée
Les articles pertinents du code de procédure pénale (« CPP ») disposent :
Article 79
« La constitution de partie civile a lieu à partir de l’audience préliminaire (...) »
Article 90
« La partie lésée exerce les droits et les facultés qui lui sont expressément reconnus par la loi et peut en outre, à tout stade de la procédure, présenter des mémoires ainsi que, sauf en cassation, indiquer des éléments de preuve. »
Article 101
« La partie lésée peut nommer un représentant légal pour l’exercice des droits et des facultés dont elle jouit (...) »
Article 360, § 1
« Lorsque les reliefs techniques (...) sont à effectuer sur des personnes, objets ou lieux susceptibles de modification, le ministère public informe sans délai le prévenu, la partie lésée et les défenseurs de la date, de l’heure et du lieu fixés (...) et de la faculté de nommer des experts. »
Article 392
« 1.  Au cours des investigations préliminaires, le ministère public et le prévenu auteur présumé de l’infraction (persona sottoposta alle indagini) peuvent demander au juge la production immédiate d’un moyen de preuve (incidente probatorio) (...) »
« 2. Le ministère public et la partie lésée peuvent demander au juge d’ordonner une expertise, lorsque celle-ci pourrait entraîner une suspension (du procès) d’au moins 60 jours si ordonnée pendant les débats ».
Article 394
« 1.  La partie lésée peut demander au ministère public de solliciter auprès du juge des investigations préliminaires la production immédiate d’un moyen de preuve (incidente probatorio) au cours des investigations.
2.  Au cas où le ministère public ne fait pas droit à cette demande, il doit motiver sa décision et la notifier à la partie lésée. »
Article 409
« 1. Mis à part le cas où il y a eu opposition à la demande de classement sans suite, si le juge accepte la demande de classement il prononce par décret le classement sans suite et restitue le dossier au ministère public. (...)
2. Lorsque le juge n’accepte pas la demande de classement sans suite, il fixe la date de l’audience en chambre de conseil et en donne avis au ministère public, au prévenu et à la partie lésée. La procédure se déroule conformément à l’article 127. Les actes sont déposés au greffe jusqu’au jour de l’audience, et le défenseur peut en faire une copie.
3. Le juge informe de l’audience le procureur général près la cour d’appel.
4. Après l’audience, le juge peut indiquer par ordonnance au ministère public les actes complémentaires d’enquête qu’il estime nécessaires, et fixe un délai.
5. (Lorsque des actes complémentaires d’enquête ne sont pas nécessaires et) Lorsque le juge rejette la demande de classement sans suite, il demande au ministère public de formuler l’accusation dans les dix jours (...).
6. La décision de classement sans suite peut être attaquée devant la Cour de cassation uniquement pour cause de nullité au sens de l’article 127 § 5. »
Article 410
« 1. En s’opposant à la demande de classement sans suite, la partie lésée demande que l’enquête se poursuive. Elle indique l’objet du complément d’enquête et les moyens de preuve, sous peine d’irrecevabilité.
2. Lorsque l’opposition est irrecevable et les soupçons sont infondés, le juge classe la procédure sans suite par décret et restitue le dossier au ministère public.
3. Dans les hypothèses non couvertes par l’alinéa 2, le juge décide conformément à l’article 409 §§ 2, 3, 4, 5. S’il y a pluralité de parties lésées, l’avis est notifié uniquement à l’opposant.
6.   Sépulture et incinération
L’article 116 des dispositions d’exécution du code de procédure pénale, relatif aux investigations sur le décès d’une personne lorsqu’il y a soupçon de crime, dispose :
« Au cas où, s’agissant du décès d’une personne, il y a un soupçon de crime, le ministère public vérifie la cause du décès et, s’il le considère nécessaire, ordonne une autopsie (...) »
« (...) La sépulture ne peut avoir lieu sans l’ordre du procureur de la République.
L’article 79 du décret du Président de la République no 285 du 10 septembre 1990 prévoit que l’incinération d’un cadavre doit être autorisée par l’autorité judiciaire lorsque la mort est soudaine ou suspecte.
C.  Le droit international pertinent
1.   Principes de base de l’ONU sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois
Adoptés le 7 septembre 1990 par le huitième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants.
Le paragraphe 1 prévoit : « Les pouvoirs publics et les autorités de police adopteront et appliqueront des réglementations sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu contre les personnes par les responsables de l’application des lois. En élaborant ces réglementations, les gouvernements et les services de répression garderont constamment à l’examen les questions d’éthique liées au recours à la force et à l’utilisation des armes à feu ».
Le paragraphe 2 prévoit : « Les gouvernements et les autorités de police mettront en place un éventail de moyens aussi large que possible et muniront les responsables de l’application des lois de divers types d’armes et de munitions qui permettront un usage différencié de la force et des armes à feu. Il conviendrait à cette fin de mettre au point des armes nom meurtrières neutralisantes à utiliser dans les situations appropriées, en vue de limiter de plus en plus le recours aux moyens propres à causer la mort ou des blessures. Il devrait également être possible, dans ce même but, de munir les responsables de l’application des lois d’équipements défensifs tels que pare-balles, casques ou gilets anti balles et véhicules blindés afin qu’il soit de moins en moins nécessaire d’utiliser des armes de tout genre. »
Le paragraphe 9 prévoit : « Les responsables de l’application des lois ne doivent pas faire usage d’armes à feu contre des personnes, sauf en cas de légitime défense ou pour défendre des tiers contre une menace imminente de mort ou de blessure grave, ou pour prévenir une infraction particulièrement grave mettant sérieusement en danger des vies humaines, ou pour procéder à l’arrestation d’une personne présentant un tel risque et résistant à leur autorité, ou l’empêcher de s’échapper, et seulement lorsque des mesures moins extrêmes sont insuffisantes pour atteindre ces objectifs. Quoi qu’il en soit, ils ne recourront intentionnellement à l’usage meurtrier d’armes à feu que si cela est absolument inévitable pour protéger des vies humaines. »
Le paragraphe 10 précise que « Dans les circonstances visées au principe 9, les responsables de l’application des lois doivent se faire connaître en tant que tels et donner un avertissement clair de leur intention d’utiliser des armes à feu, en laissant un délai suffisant pour que l’avertissement puisse être suivi d’effet, à moins qu’une telle façon de procéder ne compromette indûment la sécurité des responsables de l’application des lois, qu’elle ne présente un danger de mort ou d’accident grave pour d’autres personnes ou qu’elle ne soit manifestement inappropriée ou inutile vu les circonstances de l’incident. »
Le paragraphe 11 précise que «Une réglementation régissant l’usage des armes à feu par les responsables de l’application des lois doit comprendre des directives aux fins ci-après:
a) Spécifier les circonstances dans lesquelles les responsables de l’application des lois sont autorisés à porter des armes à feu et prescrire les types d’armes à feu et de munitions autorisés;
b) S’assurer que les armes à feu ne sont utilisées que dans des circonstances appropriées et de manière à minimiser le risque de dommages inutiles;
c) Interdire l’utilisation des armes à feu et des munitions qui provoquent des blessures inutiles ou présentent un risque injustifié;
d) Réglementer le contrôle, l’entreposage et la délivrance d’armes à feu et prévoir notamment des procédures conformément auxquelles les responsables de l’application des lois doivent rendre compte de toutes les armes et munitions qui leur sont délivrées;
e) Prévoir que des sommations doivent être faites, le cas échéant, en cas d’utilisation d’armes à feu;
f) Prévoir un système de rapports en cas d’utilisation d’armes à feu par des responsables de l’application des lois dans l’exercice de leurs fonctions.
Le paragraphe 18 prévoit que « Les pouvoirs publics et les autorités de police doivent s’assurer que tous les responsables de l’application des lois sont sélectionnés par des procédures appropriées, qu’ils présentent les qualités morales et les aptitudes psychologiques et physiques requises pour le bon exercice de leurs fonctions et qu’ils reçoivent une formation professionnelle permanente et complète. Il convient de vérifier périodiquement s’ils demeurent aptes à remplir ces fonctions. »
Le paragraphe 19 prévoit que « Les pouvoirs publics et les autorités de police doivent s’assurer que tous les responsables de l’application des lois reçoivent une formation et sont soumis à des tests selon des normes d’aptitude appropriées sur l’emploi de la force. Les responsables de l’application des lois qui sont tenus de porter des armes à feu ne doivent être autorisés à en porter qu’après avoir été spécialement formés à leur utilisation.). »
Le paragraphe 20 précise que « Pour la formation des responsables de l’application des lois, les pouvoirs publics et les autorités de police accorderont une attention particulière aux questions d’éthique policière et de respect des droits de l’homme, en particulier dans le cadre des enquêtes, et aux moyens d’éviter l’usage de la force ou des armes à feu, y compris le règlement pacifique des conflits, la connaissance du comportement des foules et les méthodes de persuasion, de négociation et de médiation, ainsi que les moyens techniques, en vue de limiter le recours à la force ou aux armes à feu. Les autorités de police devraient revoir leur programme de formation et leurs méthodes d’action en fonction d’incidents particuliers). »
2.  Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)
Il ressort du rapport relatif à la visite en Italie en 2004, rendu public le 17 avril 2006, que :
« § 14 : Le CPT a engagé, dès 2001, un dialogue avec les autorités italiennes concernant les évènements qui se sont déroulés à Naples (le 17 mars 2001) et à Gênes (du 20 au 22 juillet 2001). Les autorités italiennes ont continué d’informer le Comité sur les suites réservées aux allégations de mauvais traitements formulées à l’encontre des forces de l’ordre. Dans ce cadre, les autorités ont fourni, à l’occasion de la visite, une liste des poursuites judiciaires et disciplinaires en cours. Le CPT souhaite être tenu régulièrement informé de l’évolution des poursuites judiciaires et disciplinaires ci-dessus. En outre, il souhaite recevoir des informations détaillées sur les mesures prises par les autorités italiennes visant à éviter le renouvellement d’épisodes similaires dans le futur (par exemple, au niveau de la gestion des opérations de maintien de l’ordre d’envergure, au niveau de la formation du personnel d’encadrement et d’exécution, et au niveau des systèmes de contrôle et d’inspection.) »8
« §15 : Dans son rapport sur la visite en 2000, le CPT avait recommandé que des mesures soient prises en matière de formation des membres des forces de l’ordre, plus particulièrement en ce qui concerne l’intégration des principes des droits de l’homme à la formation pratique – initiale et continue – à la gestion des situation à haut risque, telles que l’appréhension et l’interrogatoire de suspects. Dans leurs réponses, les autorités italiennes ont seulement fourni des réponses de nature générale sur la composante « droits de l’homme » de la formation proposée aux membres des forces de l’ordre. Le CPT souhaite recevoir des informations plus détaillées – et mises à jour – sur cette question .....). »
GRIEFS
1. Invoquant l’article 2 de la Convention, les requérants allèguent que le décès de Carlo Giuliani est dû à l’usage excessif de la force. Ils contestent que la conduite de MP ait été «proportionnée au danger» et que le recours à l’arme à feu ait été «nécessaire». Les requérants allèguent l’insuffisance des mesures visant à prévenir des épisodes comme celui de l’espèce, et considèrent que l’organisation des opérations de maintien et de rétablissement de l’ordre public (MROP) n’était pas adéquate.
2. Sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention, les requérants allèguent que l’absence de secours immédiats après que Carlo Giuliani se soit écroulé et que la jeep ait roulé sur son corps constituent un traitement inhumain.
3. Les requérants se plaignent de ne pas avoir bénéficié d’une enquête conforme aux exigences procédurales découlant de l’article 2, ainsi que des articles 6 et 13 de la Convention. Selon eux, au vu des résultats contradictoires et incomplets de l’enquête, l’affaire nécessitait des approfondissements, dans le cadre de véritables débats contradictoires. L’enquête n’aurait pas été efficace à de nombreux égards. Elle n’aurait été non plus indépendante.
EN DROIT
A.  Grief tiré de l’article 2 de la Convention
Les requérants se plaignent que Carlo Giuliani a été tué par les forces de l’ordre et que les autorités n’ont pas protégé sa vie, ni mené une enquête effective sur sa mort. Ils invoquent l’article 2 de la Convention, ainsi libellé :
« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2.  La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
1.   L’exception du Gouvernement
Se référant à l’affaire Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, CEDH 2002-I, le Gouvernement excipe du non épuisement des voies de recours internes, au motif que les requérants n’ont pas intenté une « action civile ». Selon lui, ce type d’action n’a pas moins de chances d’aboutir à l’identification d’un responsable qu’une action pénale. A cet égard, le Gouvernement observe que le régime de la preuve en matière civile est moins sévère qu’en matière pénale, puisque le principe du favor rei ne s’applique pas en matière civile (à savoir que le doute ne profite pas nécessairement au défendeur). Ensuite, contrairement à la responsabilité pénale, la responsabilité civile n’est pas strictement personnelle ; elle peut ainsi viser une personne morale, publique ou privée, et non seulement une personne physique. En outre, un lien de causalité moins étroit suffirait entre un comportement et les conséquences de celui-ci par rapport à celui requis par le droit pénal. Enfin, la loi civile serait moins exigeante quant à l’élément subjectif nécessaire pour engager la responsabilité de l’auteur. Le Gouvernement estime qu’une « action civile » aurait permis aux autorités internes, conformément au principe de subsidiarité, d’accomplir elles mêmes les tâches que les requérants confient à la Cour par le biais de leur requête, à savoir : constater une éventuelle responsabilité étatique, indépendamment de la responsabilité pénale individuelle de Mario Placanica (MP), et réparer autant que possible ce manquement. Dans cette optique, l’action civile aurait répondu à la fois aux exigences des articles 6 et 13 et à celles du volet procédural de l’article 2, et à celles de l’article 35 de la Convention.
Les requérants s’opposent à cette thèse et soutiennent que les obligations découlant de l’article 2 de la Convention ne peuvent pas être satisfaites par le simple octroi d’une indemnisation. Une enquête conforme aux articles 2 et 13 doit être de nature à identifier et punir les responsables. De ce fait, si un requérant était requis d’intenter une action susceptible de lui accorder uniquement un dédommagement, la protection offerte par l’article 2 deviendrait illusoire. Les requérants font ensuite observer que le Gouvernement a omis d’indiquer quel remède serait efficace et adéquat en droit interne, et n’a fourni aucune référence à des dispositions ni de la jurisprudence pertinente. Enfin, les requérants estiment que l’exception du Gouvernement confirme leur thèse selon laquelle l’enquête pénale diligentée au niveau national n’a pas été complète et exhaustive.
La Cour relève d’emblée que le Gouvernement italien s’est borné à indiquer qu’« une action civile » était ouverte aux requérants, sans spécifier les dispositions sur lesquelles cette action se fonde, et à l’encontre de qui et à quelles conditions elle doit être intentée. En outre, aucune décision nationale prouvant l’efficacité d’un tel recours n’a été déposée.
Même à supposer l’existence d’un tel recours, permettant aux requérants de faire établir les responsabilités de l’Etat pour la mort de Carlo Giuliani Giuliani, la Cour estime que, dans les circonstances particulières du cas d’espèce, il serait déraisonnable de demander aux requérants de se prévaloir dudit recours, et d’en attendre l’issue pour se livrer à l’examen du volet substantiel de l’affaire (voir, mutatis mutandis, Shanaghan c. Royaume-Uni, no 37715/97, §§ 95-99, 4 mai 2001). Concernant l’aspect procédural, la Cour rappelle que les obligations de l’Etat découlant de l’article 35 § 1 de la Convention ne sauraient être satisfaites par le simple octroi de dommages et intérêts lorsque la mort a été infligée par les forces de sécurité d’un Etat (voir, par exemple, les arrêts Kaya c. Turquie, Recueil 1998-I, p. 329, § 105, et Yaşa c.Turquie, Recueil 1998-VI, p. 2431, § 74). L’enquête requise par les articles 2 et 13 de la Convention doit être propre à conduire à l’identification et au châtiment des responsables (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 121, CEDH 2001-III ; Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 115, CEDH 2001-III (extraits) ; Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, § 105, 4 mai 2001 ; McShane c. Royaume-Uni, no 43290/98, § 125). De ce fait, les procédures civiles visant à obtenir des dommages et intérêts et, le cas échéant, la réparation du préjudice moral ne peuvent pas être prises en compte dans l’examen du respect des obligations procédurales de l’Etat au titre de l’article 2 de la Convention (Scavuzzo-Hager et autres c. Suisse, no 41773/98, § 79, 7 février 2006). Dès lors la Cour ne peut retenir l’argument avancé par le Gouvernement tiré de l’affaire Calvelli et Ciglio précitée, qui concernait un décès dû à une négligence médicale.
A la lumière de ces considérations, l’exception de non épuisement des voies de recours internes doit être rejetée.
2.   Sur le bien fondé du grief
a)   Le Gouvernement
Le Gouvernement observe d’emblée qu’il faut partir de l’examen du volet procédural du grief, et invite la Cour à conclure que l’enquête a été conforme à l’article 2. Sur la base de cette conclusion, il sera ensuite possible d’examiner le volet substantiel du grief sans remettre en cause les conclusions des juges nationaux.
i.   Sur la violation alléguée des obligations procédurales découlant de l’article 2
Le Gouvernement soutient que l’enquête a été menée conformément aux exigences procédurales de l’article 2.
Quant à l’exigence d’efficacité, le Gouvernement souligne qu’il s’agit d’une obligation de moyens et non pas d’une obligation de résultats. Par conséquent, le fait que les moyens déployés, malgré leur caractère adéquat, n’aient pas su tirer entièrement au clair tous les aspects du cas d’espèce ne saurait, en tant que tel, conduire la Cour à un constat d’insuffisance de l’enquête. Le Gouvernement concède que « certains actes et documents font état de difficultés dans la reconstruction des faits, notamment en raison de l’indisponibilité de certains éléments, mais ces difficultés ne sont nullement imputables aux autorités ou à une négligence de leur part, mais résultent de conditions objectives et non maîtrisables. A défaut d’un manque avéré de diligence, les zones d’ombre sur la reconstruction des faits ne sauraient donc être imputées aux enquêteurs, qui ont donc rempli leur obligation de moyens ». En l’espèce, les éléments factuels auraient été suffisamment bien vérifiés. Toutefois, à supposer qu’un doute puisse subsister quant à certains des éléments factuels, en matière pénale c’est à l’accusé, et non à la victime que le doute doit profiter (in dubio pro reo). Ce principe ne peut pas être remis en cause par une interprétation forcée de l’article 2. En tout état de cause, il n’appartient pas à la Cour de se substituer aux juridictions nationales pour apprécier le caractère concluant de tel ou tel élément de preuve.
Quant à l’exigence de célérité dans l’ouverture de la procédure et dans l’acquisition des preuves, elle aurait également été respectée, notamment au vu des éléments suivants : la mise en examen des deux suspects date du lendemain des faits ; immédiatement après les faits, la place Alimonda fut isolée et la scène du drame aurait été préservée ; des objets pertinents furent tout de suite identifiés et saisis ; l’autopsie fut pratiquée dans les 24 heures ; les principaux acteurs et témoins furent entendus immédiatement (MP et FC le soir même, DR le lendemain) ; les autres témoins facilement accessibles furent également entendus dans des délais très rapides ; seuls les manifestants qu’il était plus difficile d’identifier furent convoqués plus tard, mais en tout cas dans des délais pleinement compatibles avec l’exigence de célérité.
Quant à l’ampleur et à l’approfondissement des investigations, le Gouvernement observe que l’autorité judiciaire n’a fait l’économie d’aucun moyen pour établir les faits et a eu recours dans ce but aux ressources technologiques les plus avancées, tout comme à des méthodes plus traditionnelles. Ainsi, le parquet et les enquêteurs procédèrent à des interrogatoires supplémentaires de personnes déjà entendues une première fois, lorsque cela parut nécessaire, et se livrèrent également à l’audition de tierces personnes (des habitants qui avaient pu assister aux évènements) étrangères aussi bien aux manifestants qu’aux forces de l’ordre. Il fut procédé à une reconstitution des faits et à des épreuves de tir sur place. Un matériel audiovisuel important fut intégré aux actes de la procédure. Il s’agissait non seulement du matériel tourné par les forces de l’ordre (qui, au demeurant, ne saurait être taxé de non fiable pour cette seule raison), mais également de celui qui avait pu être identifié auprès de particuliers (notamment de journalistes). Trois expertises balistiques furent commanditées par le ministère public, dont la troisième fut confiée à un collège de quatre experts très réputés pour les expertises délicates accomplies dans d’autres procès. Enfin, le Gouvernement rappelle que la juge de l’investigation préliminaire, dans sa décision, s’est également appuyée sur du matériel provenant de sources proches des manifestants eux-mêmes (le matériel d’un site internet anarchiste). Cela prouverait « le soin et l’impartialité avec lesquels tout élément potentiellement utile a été recueilli et analysé, même lorsqu’il n’était pas évident d’en apprendre l’existence et d’en prévoir le contenu ».
Quant au fait que l’enquête n’ait visé que MP et FC, le Gouvernement observe que la responsabilité pénale est strictement personnelle et présuppose un rapport de causalité selon lequel le fait délictueux est la conséquence directe et immédiate de l’acte incriminé. Or, d’éventuels erreurs ou dysfonctionnements dans l’organisation, la direction ou la conduite des opérations d’ordre public ne pouvaient en aucun cas être considérés comme étant directement à l’origine du drame qui s’est déroulé place Alimonda. Il eût été donc superflu, et étranger à la compétence et aux pouvoirs de l’autorité judiciaire, d’étendre l’enquête aux hauts responsables de la police ou de rechercher d’autres responsables, « le but d’une procédure pénale n’étant pas de trouver à tout prix un bouc émissaire. En particulier, la disposition du code pénal prévoyant le « manquement à un devoir de sa charge » ne trouvait pas à s’appliquer en l’espèce, personne n’ayant jamais insinué qu’un fonctionnaire, officier ou agent de police ait refusé ou omis d’accomplir un acte imposé par sa fonction.
Quant à l’exigence de transparence de l’enquête – qui fut ouverte d’office, conformément au principe de droit de l’action pénale obligatoire - les requérants auraient eu, dès le début, la possibilité de participer pleinement à l’enquête, en se faisant représenter par des avocats. Ils auraient également pu participer aux opérations de nature technique en mandatant des experts. Les requérants prirent part, au moyen de leurs propres experts, à la troisième expertise balistique et à la reconstitution des faits. Ceci fut rendu possible grâce au ministère public, qui « alla jusqu’à forcer l’interprétation et l’utilisation de l’article 360 du code de procédure pénale ». Par ailleurs, les requérants ne profitèrent pas de la possibilité de participer à l’autopsie. Enfin, le Gouvernement observe que les requérants ont pu formuler des critiques et des demandes lors de l’opposition à la demande de classement ; la décision de classement de la juge a fourni une réponse suffisamment détaillée pour motiver le rejet de leurs demandes d’instruction supplémentaire.
Quant à l’exigence d’impartialité de l’enquête, le Gouvernement observe que dès les premiers instants après le drame, la police de Gênes (Squadra mobile della Questura di Genova) intervint et prit en main les investigations. Les carabiniers ne furent mandatés que « pour des actes de moindre importance et lorsqu’il s’agissait d’objets se trouvant en leur possession - par exemple, la saisie du véhicule ou de l’arme – ou de personnes appartenant à leurs effectifs – par exemple, lorsqu’il fallait citer (non pas entendre) des carabiniers. » En outre, le ministère public réduisit au minimum les actes délégués, préférant les accomplir personnellement, notamment les interrogatoires les plus importants et ceux qui auraient pu être influencés par l’appartenance de l’enquêteur à un corps de police ou à un autre. « Compte tenu de l’autonomie et de l’indépendance du judiciaire, qui a atteint en Italie un niveau parmi les plus élevés d’Europe, et dont bénéficient au même titre (à la différence d’autres pays) aussi bien les juges que les représentants du parquet, et du fait qu’il faut bien confier l’enquête à une autorité de police (à moins de s’en remettre aux détectives privés pour les affaires concernant l’article 2), on ne saurait reprocher à l’enquête ou aux enquêteurs un manque quelconque d’impartialité (que ce soit sous l’angle subjectif ou objectif). D’ailleurs, qu’une telle hypothèse relève de la pure fantaisie est une chose confirmée par deux éléments circonstanciels : ab interno, par les résultats des investigations, qui n’ont nullement donné à penser qu’on essayait de cacher des éléments, ainsi que par les motifs du classement sans suite. Ab externo, par l’aboutissement d’une autre enquête – concernant certains agissements ultérieurs à l’épisode de la place Alimonda – dans laquelle plusieurs appartenant aux forces de l’ordre, accusés de s’être livré à un raid dans une école qui abritait des manifestants pour la nuit, ont été renvoyés en jugement ».
Au demeurant, le Gouvernement observe que tous les experts du ministère public étaient des civils, à l’exception du deuxième expert balistique, qui était un policier. Quant à l’expert Romanini, le ministère public aurait ignoré à l’époque où il lui confia l’expertise, que celui-ci avait publié un éditorial en septembre 2001 dans lequel il formulait l’avis que MP avait agi en état de légitime défense, compte tenu de la gravité de la situation de danger et de peur dans laquelle il s’était manifestement trouvé. Le Gouvernement soutient que l’éditorial litigieux n’avait pour but que d’exposer une théorie politique fondée sur la comparaison entre l’épisode en question et une autre tragédie, qui s’était consommée à Naples auparavant, et que M. Romanini jugeait objectivement plus grave, mais qui, d’après lui, avait fait beaucoup moins de bruit dans les média parce qu’elle ne se prêtait pas à des instrumentalisations politiques. Selon le Gouvernement, le fait d’avoir écrit cet article ne rendait pas M. Romanini inapte à exercer de manière objective et impartiale son mandat d’expert, vu que ce mandat ne consistait ni à dire si MP avait agi en état de légitime défense, ni si le déroulement des faits était de nature à étayer la thèse de la légitime défense. Le collège d’experts devait s’exprimer en particulier sur la trajectoire de la balle. Le rôle spécifique de M. Romanini aurait été confiné à effectuer des épreuves de tir, en présence des autres experts, et en présence des requérants et de leurs experts. Cette activité « purement technique et essentiellement matérielle » n’aurait pas laissé de place pour des appréciations préconçues, qui auraient pu influencer le résultat de l’enquête. Au demeurant, le Gouvernement observe que les requérants ne soulevèrent aucune objection sur le choix de sa personne.
En conclusion, le Gouvernement estime que l’enquête a été effective et que les obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention ont été respectées.
ii.   Sur le manquement allégué des autorités à leur devoir de protéger le droit à la vie de Carlo Giuliani Giuliani
Se fondant sur la thèse selon laquelle l’enquête menée au niveau national a été effective, le Gouvernement observe d’emblée que la Cour n’est pas compétente à remettre en cause les résultats de l’enquête et les conclusions des juges nationaux. De ce fait, la réponse – négative – à la question de savoir si les autorités nationales ont manqué à leur devoir de protéger la vie de Carlo Giuliani Giuliani est écrite dans la demande de classement sans suite, tout comme le déroulement des faits qui doit être retenu. A l’appui de ces allégations, le Gouvernement invoque l’opinion dissidente des juges Thomassen et Zagrebelsky annexée à l’arrêt Ramsahai et autres c. Pays-Bas, no 52391/99, CEDH 2005-... (extraits) et demande à la Cour de suivre cette approche.
Selon le Gouvernement, en l’espèce, la mort n’a pas été infligée intentionnellement. En outre, il n’y aurait pas eu un « usage excessif de la force » ni de la part de MP, ni quant à l’organisation et à la gestion des opérations de maintien de l’ordre public.
Dans sa note intégrée aux observations du Gouvernement, le ministère de l’Intérieur fait observer qu’à l’issue de l’enquête judiciaire, c’est l’usage légitime des armes qui a été retenu au bénéfice de MP et que le classement de l’enquête se fonde sur cet élément.
Le co-agent du Gouvernement plaide l’absence de causalité entre le coup de feu tiré par MP et la mort de Carlo Giuliani ; ce n’est que par un hasard tout à fait exceptionnel et imprévisible que la balle toucha la victime. Selon lui, cette thèse se dégage de la décision de classement sans suite. A cet égard, il indique que le classement sans suite de l’affaire ne fut pas motivé par l’exclusion de la responsabilité objective de MP (il n’y a guère eu de doute, dès les premiers moments de l’enquête, que Carlo Giuliani avait été tué par une balle tirée par lui), mais par des motifs de caractère juridique (la légitime défense), combinés avec certains éléments de fait relatifs à la direction du tir, à la visibilité et à la trajectoire anormale de la balle. S’il est vrai que la juge de l’enquête préliminaire a bien appliqué les règles excluant la responsabilité en cas d’usage légitime des armes et en cas de légitime défense, elle n’aurait toutefois pas négligé la circonstance exceptionnelle et imprévisible de la déviation du tir suite à l’impact de la pierre, circonstance qui a été appréciée sur le terrain de la proportionnalité. Le Gouvernement en déduit que la décision de classement sans suite a exclu la responsabilité de MP au motif que le lien de causalité entre le coup de feu et le décès de Carlo Giuliani avait été brisé par l’impact de la balle avec la pierre et la déviation de la trajectoire du tir. Cela « constitue d’ailleurs un volet de la motivation de son acquittement, mais en définitive ce détail procédural importe peu ».
Le Gouvernement rappelle les conclusions de la juge de l’enquête préliminaire : MP agit de sa propre initiative, en état de panique, dans une situation où il avait des raisons valables de croire que sa propre vie ou intégrité physique étaient en danger grave et imminent, de même que celles de ses collègues. En outre, MP ne visa ni Carlo Giuliani, ni qui que ce fût d’autre. MP tira vers le haut, dans une direction incompatible avec le risque de toucher une personne.
Il serait dès lors inapproprié de tenir MP pour responsable de la mort de Carlo Giuliani Giuliani, car le lien de causalité entre son action et ses effets a été rompu par l’intervention d’un agent externe imprévisible et incontrôlable. La mort ne fut pas la conséquence voulue et directe d’un recours à la force, et cette force n’était pas potentiellement meurtrière (Scavuzzo-Hager c. Suisse, précité, §§ 58 et 60 ; Kathleen Stewart c. Royaume-Uni (décision de la Commission), DR 39, p.162). Quant à la trajectoire de la balle, le Gouvernement souligne « le caractère improbable et imprévisible de l’impact de la balle avec un corps solide qui l’a déviée. » Cette théorie de la « déviation de la balle » aurait eu l’adhésion des requérants, comme le ministère public l’indique dans sa demande de classement sans suite, vu que les experts des deux parties concordaient sur le fait que la balle était fragmentée avant d’atteindre le corps de la victime ; ceci impliquerait qu’il y avait également accord sur les causes de cette fragmentation. A cet égard, le Gouvernement observe que les autres hypothèses pouvant expliquer la fragmentation de la balle et avancées par les requérants – telle qu’une manipulation de la balle visant à accroître la capacité de se fragmenter ou un défaut de fabrication – étaient considérées par les requérants eux-mêmes comme étant « beaucoup plus improbables ». De par leur plus faible probabilité, ces hypothèses ne pouvaient pas fournir une explication valable. Quant enfin à l’impossibilité d’identifier l’objet susceptible d’avoir croisé, endommagé et dévié la balle, le Gouvernement estime – tout comme le ministère public – qu’il s’agit d’un détail qui ne semble pas pouvoir exercer une influence décisive sur les conclusions de l’enquête.
Subsidiairement, « par acquis de conscience », si un lien de causalité juridiquement appréciable entre le coup de feu et la mort de Carlo Giuliani était retenu par la Cour, et si la responsabilité de l’Etat se trouvait dès lors engagée, le Gouvernement argue que le recours à la force « meurtrière » a été « absolument nécessaire » et « proportionné » (Andronicou et Constantinou c. Chypre, arrêt du 9 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI ; Brady c. Royaume-Uni (déc), no 55151/00, 3 avril 2001 ; Ahmet Özkanet et autres c. Turquie, no 21689/93, 6 avril 2004 ; Kelly c. Royaume, no 30054/96, décision de la Commission, 13 janvier 1993). A l’appui de cette thèse, le Gouvernement se livre à une analyse de la décision de classement sans suite et prend en compte les éléments suivants qui s’en dégagent : l’ampleur et la violence généralisée qui caractérisait, depuis le début, les manifestations ; la force de l’assaut des manifestants contre le contingent des carabiniers juste avant les faits litigieux, et le paroxysme de violence que les évènements avaient atteint à ce moment ; la condition personnelle, physique et psychologique des carabiniers impliqués, surtout de MP ; l’extrême rapidité de la scène, depuis l’assaut au véhicule jusqu’au coup de feu mortel (sur ce point, le Gouvernement renvoie aux deux cassettes vidéo qu’il a déposées) ; le fait que MP n’ait tiré que deux coups et les ait dirigés vers le haut ; la probabilité que MP ne pouvait pas voir la victime au moment du tir, ou qu’il pouvait tout au plus l’apercevoir indistinctement à la limite de son champ visuel ; les blessures subies par MP et DR pendant le service, le 20 juillet.
Le Gouvernement souligne ensuite « l’impossibilité objective, retenue par le ministère public, de reconstruire l’attitude psychologique de MP, ses intentions précises, en raison de l’état de confusion, de panique, dans lequel il se trouvait au moment des faits et de son incapacité de se donner des réponses à lui-même ». Toutefois, « il suffit de regarder les images vidéo et de tenir compte des lésions personnelles déjà subies par les carabiniers, pour se rendre compte que ces derniers couraient effectivement un danger immédiat et sérieux de perdre leur vie ou de subir des blessures graves. Du moins pouvaient-ils légitimement penser courir ce risque ». L’équipement de MP était constitué de sa tenue d’ordre public, de deux casques équipés d’une visière, d’un sac à dos, de six grands artifices lacrymogènes, d’un filtre Dirin 500Sekur pour masque à gaz, d’un pistolet Beretta et son chargeur. Le ministère de l’intérieur affirme qu’il n’est pas possible de savoir s’il y avait un bouclier à bord de la jeep au moment des faits. Les requérants observent que certaines des photos prises au moment des faits montrent un bouclier des carabiniers faisant office de protection à la place d’une des vitres cassées de la jeep.
Le Gouvernement observe que MP n’a, à aucun moment, reçu l’ordre de tirer et qu’il a agi de sa propre initiative, en état de panique, dans une situation où il avait des raisons valables de croire que sa propre vie ou intégrité physique était en danger grave, de même que celle de ses collègues. L’usage des armes à feu n’aurait à aucun moment été préconisé dans la planification des opérations. L’épisode de la mort de Carlo Giuliani doit être placé dans un contexte général de violence et, de ce fait, tout excès dans l’usage de l’arme et toute disproportion doit être exclu. Selon le Gouvernent, MP n’avait pas d’autres possibilités que de tirer à l’arme à feu ; la position du véhicule empêchait la fuite. En outre, les carabiniers se trouvant dans la jeep ne purent appeler au secours, vu leur panique, les intentions agressives des manifestants, la rapidité de l’action. Les secours n’auraient d’ailleurs pas eu le temps d’arriver, compte tenu de la distance et du fait que les forces de l’ordre devaient se réorganiser et étaient à leur tour engagées dans un affrontement avec les manifestants.
La demande de classement du ministère public se fonde sur la prise en compte de tous ces éléments, ainsi que sur le principe du favor rei : lorsqu’il y a des doutes et qu’il apparaît impossible de soutenir en jugement l’accusation avec des chances de succès sur la base des éléments rassemblés, et que les débats ne sont pas susceptibles d’intégrer le matériel probatoire de manière significative, alors le classement d’une affaire s’impose.
Le Gouvernement en conclut que la responsabilité de l’Etat n’est dans aucun cas engagée pour les agissements de MP et FC.
Sur la question de savoir si une responsabilité des autorités peut être retenue pour avoir indirectement provoqué la situation de danger qui a abouti à la nécessité pour MP de faire feu, le Gouvernement soutient que les conclusions de l’enquête – tir vers le haut intercepté et dévié par une pierre – permettent d’exclure que toute responsabilité de l’Etat soit engagée, y inclus la responsabilité indirecte en raison de prétendus défauts d’organisation ou de gestion des opérations de MROP dans leur ensemble. S’agissant des « dysfonctionnements » évoqués par le ministère public dans sa demande de classement sans suite, notamment en raison des modifications à l’organisation apportées la nuit précédant les faits, le Gouvernement observe que ceux-ci n’ont pas été précisés ou établis. Pour sa part, le Gouvernement nie que la conduite des opérations ait été perturbée par des changements de plan inopportuns et, de toute manière, nie que d’éventuels dysfonctionnements se situent à l’origine des faits litigieux.
Se référant à l’affaire Andronicou et Constantinou c. Chypre, arrêt du 9 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI, le Gouvernement appelle la Cour à faire preuve de la même retenue et à ne pas aller au-delà d’un « simple regret » pour la mort de Carlo Giuliani. Il ne serait pas justifié de se substituer à l’appréciation des officiers et des fonctionnaires qui, dans leurs bureaux ou sur le terrain, ont planifié et conduit les opérations.
Quant aux aspects généraux de l’organisation de MROP, le Gouvernement observe que rien n’indique qu’il y ait eu une erreur d’appréciation pouvant être rattachée à l’évènement litigieux. Rien ne permet de dire qu’il ne fallait pas conduire le contingent des carabiniers place Alimonda, prendre le temps pour le réorganiser, le déployer face aux manifestants.
Contrairement aux affaires Ergi c. Turquie, arrêt du 28 juillet 1998, Recueil 1998-IV, Ogur c. Turquie et Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, CEDH 2004-XI, la planification des opérations ne pouvait en l’espèce qu’être partielle et approximative, étant donné que les manifestants auraient pu rester pacifiques ou se livrer à la violence. De ce fait, les manifestant étaient « pour ainsi dire, inévitablement, maîtres du jeu en ce qui concerne le développement des évènements, et les autorités ne pouvaient pas prévoir dans les détails ce qui allait se passer et devaient assurer une flexibilité d’intervention difficile à programmer».
Le Gouvernement observe ensuite qu’un deuxième élément distingue le cas d’espèce des affaires ci-dessus. Dans ces affaires, les victimes avaient été atteintes par une balle tirée à hauteur d’homme et dans le cadre de tirs multiples. En somme, « dans aucune dédites affaires, le hasard n’avait joué un rôle comparable à celui qu’il a tenu dans la situation litigieuse ».
Le Gouvernement observe que les manifestations de Gênes auraient dû être pacifiques et se dérouler dans la légalité. Les images vidéo montrent qu’une grande partie des manifestants sont restés dans les limites de la légalité et de la non violence. Les autorités auraient fait tout ce qui était en leur pouvoir – par le biais des services de renseignement – pour éviter autant que possible que des éléments perturbateurs (anarchistes, provocateurs, sujets violents et agressifs, voire terroristes) se mêlent aux manifestants et fassent dégénérer la manifestation. A cet égard, le Gouvernement allègue « qu’un nombre considérable de sujets violents (dont le jeune Giuliani) purent rejoindre la ville et la mettre à feu et à sang ». En prévision du fait que la situation ne dégénère, d’importantes précautions auraient été prises. Toutefois, aucune autorité n’aurait pu – « sans l’assistance d’un voyant » – prévoir exactement quand, où et comment la violence aurait éclaté, dans quelles directions elle se serait répandue. Au moment où les carabiniers parvinrent place Alimonda, la situation était calme et les commandants en profitèrent pour réorganiser leurs hommes et pour faire monter à bord de la jeep litigieuse MP et DR, les deux carabiniers intoxiqués par des gaz lacrymogènes. Ce n’est qu’à la suite de l’assaut donné par les manifestants (qui lançaient des objets contondants et commençaient une manœuvre d’encerclement avec l’intention évidente de porter une véritable attaque contre les militaires) que les carabiniers avaient dû se replier. Au cours de cette retraite, les deux jeeps se retrouvèrent isolées. Selon le Gouvernement, si les évènements n’avaient pas été précipités, la jeep concernée se serait éloignée aussitôt avec les blessés.
Sur la question de savoir pourquoi une jeep non blindée comme celle où se trouvait MP avait été utilisée au G8, le Gouvernement soutient que la jeep litigieuse n’était pas destinée à être opérationnelle dans le maintien de l’ordre et qu’elle jouait un rôle de simple support logistique. Par ailleurs, le Gouvernement précise que la jeep Defender était équipée de grilles métalliques pour protéger le pare-brise et les vitres latérales antérieures. Les vitres latérales postérieures et la lunette arrière n’étaient pas équipées de grille. En outre, la jeep était équipée du système radio Gamma 400.
S’agissant de l’expérience professionnelle des carabiniers employés au G8 de Gênes, le Gouvernement précise que FC (le chauffeur) était en service depuis le 16 septembre 1999 ; DR, auxiliaire, était en service depuis le 16 mars 2001 ; MP, auxiliaire, était en service depuis le 14 septembre 2000. Leur formation aurait inclus un cours de base d’entraînement technique dispensé au moment de leur recrutement ; des stages de perfectionnement en matière d’ordre public et d’usage de l’équipement en dotation. En outre, ils auraient acquis des expériences significatives, à l’occasion d’évènements sportifs ou d’autres évènements.
Enfin, en vue du G8, tout le personnel utilisé à Gênes, y compris les trois carabiniers ci-dessus, avait participé à des sessions d’entraînement à Velletri. A cette occasion, des moniteurs expérimentés avaient approfondi les techniques d’intervention en opérations d’ordre public.
Quant à la question de savoir pour quelles raisons les forces de l’ordre présentes à proximité de la jeep litigieuse ne sont pas intervenues, le Gouvernement observe que les carabiniers présents sur les lieux venaient de se replier sous l’attaque des manifestants. Ils devaient donc avoir le temps de se réorganiser. Quant aux policiers, « présents à une distance relativement courte, mais non à proximité immédiate », ils sont intervenus aussi rapidement que possible. A cet égard, le Gouvernement souligne la rapidité avec laquelle l’évènement tragique s’est déroulé (quelques dizaines de secondes au total).
A la lumière des éléments ci-dessus, le Gouvernement demande à la Cour de rejeter le grief des requérants.
b)   Les requérants
i.    Sur la violation alléguée des obligations procédurales découlant de l’article 2
Les requérants soutiennent que l’enquête n’a pas été effective au sens de l’article 2 de la Convention. De ce fait, ils invitent la Cour à traiter avec précaution les conclusions de l’autorité judiciaire nationale (Erdogan et autres c. Turquie, no 19807/92, 25 avril 2006).
Selon eux, l’enquête menée par les autorités nationales a été défaillante tant sur le plan de son étendue qu’à cause de nombreux dysfonctionnements, et du manque d’impartialité.
S’agissant de l’étendue de l’enquête, les requérants observent qu’à aucun moment il n’a été question d’évaluer la responsabilité des autorités dans son ensemble pour les défaillances dans la conduite des opérations et pour leur incapacité d’assurer un usage proportionné de la force pour disperser les manifestants (Simsek et autres c. Turquie, no 35072/97 et 37194/97, 26 juillet 2005). L’enquête n’a pas porté sur la planification et la coordination des opérations (Erdogan et autres c. Turquie, précité). Elle n’a pas non plus porté sur les instructions imparties aux membres des forces de l’ordre, ni sur les raisons pour lesquelles les forces de l’ordre n’avaient que des balles létales (ibidem). Le ministère public semble avoir accepté la version des faits des membres des forces de l’ordre, sans se poser d’autres questions sur les circonstances de fait. Le ministère public ne s’est jamais posé la question de savoir si les supérieurs de MP pouvaient être tenus pour responsables d’avoir laissé une arme létale entre les mains d’un carabinier, malgré l’état psychologique et physique qui rendait celui-ci inapte à continuer le service.
Les requérants rappellent que, dans sa défense, le Gouvernement a plaidé l’impossibilité d’étendre l’enquête au motif que le ministère public ne pouvait procéder que par rapport à la personne soupçonnée d’avoir commis l’infraction. Une enquête sur les décisions politiques et d’organisation étaient exclues, puisque le ministère public ne pouvait examiner le bien-fondé des choix opérationnels effectués pendant le G8.
Selon les requérants, si cela est vrai, c’est le droit national qui est incompatible avec l’article 2 de la Convention, dans la mesure où il ne permet pas que l’enquête soit étendue à la recherche des responsabilités pour la planification, l’organisation et la gestion des opérations et aux circonstances entourant la mort de la victime.
Cependant, vu que le ministère public dans sa demande de classement sans suite a fait état (sans les préciser) de dysfonctionnements, et vu que ce constat de sa part n’a pas donné lieu à la recherche des causes et des responsabilités à l’origine de ces dysfonctionnements, la violation de l’article 2 dépend également du choix du ministère public d’avoir une enquête incomplète.
Les requérants soulignent s’être opposés au classement et avoir demandé, en vain, l’approfondissement et l’élargissement de l’enquête. Ils reprochent aux enquêteurs de ne pas avoir entendu JM, le témoin ayant vu Carlo Giuliani vivant après le tir ; de ne pas avoir tenté d’identifier le lanceur de «la pierre» ; de ne pas avoir enquêté sur la régularité de l’arme de MP ; de ne pas avoir entendu le photographe auteur de la photo représentant Carlo Giuliani avec l’extincteur soulevé, de sorte que la distance de celui-ci par rapport aux lieux a été présumée et non confirmée ; de ne pas avoir pris en compte l’hypothèse que le projectile meurtrier ait été modifié avant le tir (effet dum-dum), conformément à la tradition en vigueur au sein des forces de l’ordre ; de ne pas avoir entendu les hauts responsables de la police.
Les requérants énumèrent ensuite plusieurs dysfonctionnements de l’enquête:
- les projectiles n’ont jamais été retrouvés et donc aucune véritable expertise balistique n’était possible. Seules deux douilles ont été retrouvées, et il n’y a pas de certitude que les deux douilles soient celles des projectiles tirés par MP (voir 1ère et 2ème expertises balistiques) ;
- dans la tête de Carlo Giuliani, le scanner avait permis de voir un fragment métallique. Celui-ci n’a jamais été retrouvé et versé au dossier ;
- l’intervention de l’autorité judiciaire sur les lieux n’a pas été rapide et n’a pu préserver l’état des lieux ;
- l’arme, l’équipement et la jeep sont restés en possession des carabiniers ;
- MP, DR, et FC ont eu un entretien avec leurs supérieurs avant d’être entendus par le ministère public et ont pu communiquer entre eux. Par ailleurs, DR n’a été entendu qu’au lendemain des faits ;
- des membres des forces de l’ordre présents sur les lieux ont été entendus avec beaucoup de retard (le capitaine Cappello a été entendu le 11 septembre 2001 ; son adjoint Zappia, le 21 décembre 2001).
- la juge de l’enquête préliminaire a basé sa décision de classement aussi sur du matériel provenant d’un site internet anonyme ;
- il n’y a pas eu de procédure contradictoire, vu que le classement sans suite a empêché d’avoir des débats contradictoires.
Les requérants mettent en cause l’impartialité de l’enquête en raison du rôle joué par les carabiniers de Gênes (comando provinciale di Genova), vu que, potentiellement, ces carabiniers auraient pu être entendus si l’enquête avait été conforme à l’article 2 de la Convention. Ils observent que :
- immédiatement après la mort de Carlo Giuliani, les trois carabiniers se sont éloignés (avec la jeep et les armes) jusqu’au moment, des heures plus tard, où le ministère public a commencé les auditions. Ainsi MP, FC et DR auraient été entendus par leurs supérieurs avant d’être entendus par le ministère public ;
- les carabiniers ont eu en main les premiers le pistolet de MP  et ont procédé à la saisie de celui-ci ; ils ont déclaré que le chargeur de l’arme comptait moins des quinze balles ;
- les premiers relevés techniques sur le cadavre auraient été faits les carabiniers ;
- les carabiniers ont procédé aux relevés techniques de la jeep, ont eu la garde de celle-ci et du matériel se trouvant à bord, y inclus une douille ;
- ils ont effectué les relevés photographiques de l’équipement de MP ;
- ils ont été chargés de trouver et transmettre à l’autorité judiciaire tous les films et toutes les photos (aériennes et au sol) prises par les carabiniers ou d’autres sujets, concernant les évènements du 20 juillet entre 12h et 18h près de la place Alimonda ;
- ils ont été requis de vérifier le matériel audiovisuel ;
- ils ont acté les déclarations faites au ministère public.
Les requérants mettent ensuite en cause l’impartialité de l’enquête au motif que la police de Gênes (squadra mobile di Genova) aurait dû faire l’objet de l’enquête si elle avait été conforme à l’article 2. A cet égard, les requérants observent que le questore de Gênes était le plus haut responsable de l’ordre public pendant le G8 ; que la centrale opérationnelle pendant le G8 était au siège de la questura de Gênes ; que les ordres d’attaquer les manifestants ont été donnés par les fonctionnaires de police.
Les requérants mettent enfin en cause l’impartialité de l’expert Romanini, choisi par le ministère public pour coordonner la troisième expertise balistique. Selon eux, la partialité de cet expert est évidente vu sa thèse de la légitime défense. En outre, ils observent que l’article de presse litigieux a été publié en septembre 2001 dans une revue spécialisée (TAC Armi) et que la question de l’incompatibilité de cet expert avait été soulevée par le quotidien « Il Manifesto » le 19 mars 2003, à savoir avant la décision de classement du 5 mai 2003. Les requérants n’avaient pas la possibilité de demander l’exclusion de l’expert du ministère public, étant donné que l’affaire en était restée au stade de l’une enquête préliminaire.
Les requérants soulignent l’importance que l’expertise de M. Romanini a eu sur l’autorité judiciaire, qui a retenu sa théorie de la « balle déviée par la pierre ». A la lumière de ces éléments, les requérants demandent à la Cour de conclure à la violation de l’article 2 de la Convention.
ii.)   Sur le manquement allégué des autorités à leur devoir de protéger le droit à la vie de Carlo Giuliani Giuliani
Se référant à la jurisprudence de la Cour (notamment aux affaires Simsek c. Turquie; Sergey Vasilyevich Shevschenko c. Ukraine, Erdogan et autres c. Turquie, no 19807/92, 25 avril 2006 ), les requérants rappellent que la Cour a le pouvoir de prendre en compte tous les éléments du dossier afin d’apprécier s’il y eu violation de l’article 2 de la Convention. De ce fait, elle peut parvenir à des conclusions différentes par rapport à celles des décisions nationales. Les requérants demandent dès lors à la Cour de ne pas limiter son examen aux conclusions de l’enquête pénale interne.
Les requérants estiment que les agissements de MP mettent en cause la responsabilité de l’Etat, et affirment l’existence d’un lien de causalité entre le tir de MP et la mort de Carlo Giuliani Giuliani. Selon eux, il faut se tenir à ce que l’autopsie avait constaté : que MP avait tiré du haut vers le bas, et avait atteint la victime.
Quant à la « théorie de la pierre », ils observent que celle-ci n’a jamais rencontré leur accord et renvoient sur ce point à l’acte d’opposition au classement, ainsi qu’au procès-verbal de l’audience devant la juge de l’enquête préliminaire. Les requérants renvoient à l’opinion de leur expert, M. Gentile, qui, dans rapport d’expertise, a affirmé que la fragmentation du projectile n’était pas survenue en raison de l’impact avec le corps de la victime ; toutefois, vu que l’on ne disposait pas du projectile, et vu que l’on ne connaissait ni la forme, ni les dimensions ni la masse de la « cible intermédiaire », il était impossible de formuler une hypothèse scientifique quant au type de « traumatisme » souffert par le projectile dans sa trajectoire et de soutenir que la trajectoire avait été déviée. En outre, les autres experts mandatés par eux afin de reconstituer le déroulement des faits, ont exclu que « la pierre » se soit fragmentée suite à un impact avec le projectile tiré par MP ; la pierre s’était fragmentée contre la jeep.
Les requérants allèguent ensuite que les occupants de la jeep ne se trouvaient pas en danger de mort, vu que les carabiniers se trouvaient à bord d’une jeep Defender, qui, même non blindée, est suffisamment robuste. En outre, le nombre de manifestants que les images montrent ne dépasse pas la douzaine. Les manifestants n’avaient pas d’armes létales. En outre, les images montrent bien que les manifestants n’avaient pas encerclé la jeep : il n’y avait aucun manifestant à gauche et devant le véhicule. A bord de la jeep, il y avait un bouclier, comme les photos le prouvent. MP portait un gilet pare-balles et avaient deux casques à disposition. Enfin, d’autres forces de l’ordre étaient à proximité. Quant aux blessures de MP et DR, les requérants estiment qu’il n’y a aucun élément prouvant que celles-ci ont été infligées au moment des faits.
Selon les requérants, il y a eu en l’espèce un usage disproportionné de la force. Les éléments suivants viennent corroborer cette thèse : MP a tiré du haut vers le bas, selon l’autopsie et selon ce qu’on peut déduire des déclarations de MP. Ce dernier n’a jamais affirmé avoir tiré vers le haut et a déclaré ne pas avoir vu Carlo Giuliani Giuliani au moment du tir. Selon les requérants, ceci implique que MP a admis avoir tiré à hauteur d’homme, et implique qu’il n’a pas tiré pour contrer une violence illégale provenant de Carlo Giuliani Giuliani. En outre, MP n’a pas donné d’avertissements clairs quant à son intention d’utiliser l’arme à feu. Les images versées au dossier montrent clairement que le pistolet est tenu horizontalement et vers le bas. Enfin, les balles létales en dotation des carabiniers renforcent la thèse de l’usage excessif de la force. La responsabilité de l’Etat est donc engagée par les agissements de MP.
Les requérants estiment ensuite que la responsabilité de l’Etat est également engagée en raison des défaillances de la planification, de l’organisation, et de la gestion de l’opération de maintien de l’ordre et des défaillances du cadre normatif.
Selon les requérants, un premier problème est posé par le fait que les forces de l’ordre n’ont pas bénéficié d’un cadre normatif approprié, mis en place par le droit interne et la pratique.
Le droit interne a rendu l’usage de l’arme à feu inévitable, et ceci est démontré par le fait que l’enquête a été classée sans suite, la conduite de MP tombant sous le coup des articles 52 et 53 du code pénal.
Les requérants allèguent que le droit national en matière d’usage des armes de la part des forces de l’ordre est inadéquat, dépassé et non conforme aux standards internationaux. Les requérants arguent qu’à la lumière de la jurisprudence de la Cour (Erdogan et autres c. Turquie, précité; Tzekov c. Bulgarie, no 45500/99, 23 février 2006 ; Natchova et autres c. Bulgarie [GC], no 43577/98 et 43579/98, CEDH 2005-VII; Makaratzis c. Grèce[GC], no 50385/99, CEDH 2004-XI), un contexte normatif (législatif et administratif) déficient rabaisse le niveau de protection légale du droit à la vie qui est requis dans un Etat démocratique ; en l’espèce, il n’y avait pas assez de mesures préventives et il n’y a pas eu des lignes de conduite claires et des critères présidant l’usage de force et des armes à feu.
S’agissant des dispositions de droit interne, les requérants observent que l’article 53 du code pénal et l’article 24 du code de la sûreté publique ne sont pas conformes à l’article 2 de la Convention et aux standards internationaux, en raison de l’époque de leur adoption (époque fasciste) et en raison de leur contenu, reflétant ce contexte. A cet égard, les requérants estiment que la notion de « nécessité » légitimant l’usage des armes et la notion d’« usage de la force » ne sont pas équivalentes aux principes dégagés par la jurisprudence de Strasbourg s’agissant du recours aux armes, qui se fonde sur « l’absolue nécessité ». En outre, l’article 52 du code pénal prévoit que la légitime défense s’applique lorsque « la défense est proportionnée à l’agression » ; ceci n’est pas équivalent au principe de la jurisprudence de la Cour « strictement inévitable pour protéger la vie » et « strictement proportionné aux circonstances ».
En outre, il n’y pas eu en l’espèce des dispositions réglementaires claires sur l’usage des armes à feu conformes aux standards internationaux. En effet, aucun des ordres de service du questore de Gênes déposés par le Gouvernement ne réglemente l’usage des armes à feu.
Les requérants se réfèrent aux principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois, adoptés par le huitième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants qui s’est tenu à La Havane (Cuba) du 27 août au 7 septembre 1990. Ils renvoient en particulier à l’obligation pour les pouvoirs publics et les autorités de police d’adopter et d’appliquer des dispositions sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois (principe 1). Ils renvoient également au principe 11, selon lequel la réglementation régissant l’usage des armes à feu doit notamment spécifier les circonstances dans lesquelles les responsables de l’application des lois sont autorisés à porter des armes à feu ; prescrire les types d’armes à feu et de munitions autorisés; s’assurer que les armes à feu ne sont utilisées que dans des circonstances appropriées et de manière à minimiser le risque de dommages inutiles; interdire l’utilisation des armes à feu et des munitions qui provoquent des blessures inutiles ou présentent un risque injustifié.
Un autre problème se situe dans la sélection et formation du personnel. A cet égard, les requérants allèguent que la compagnie de carabiniers CCIR était commandée par des personnes expérimentées en missions de police militaire internationale à l’étranger, mais qui n’avaient pas d’expérience en matière de maintien et de rétablissement de l’ordre public. Les officiers Leso, Truglio et Cappello avaient précédemment eu des expériences internationales (par exemple, en Somalie). Quant à l’expérience du personnel en général, les requérants observent qu’aucun règlement prévoyant des critères de recrutement et de sélection pour des opérations de maintien et de rétablissement de l’ordre public n’était en vigueur au moment des faits. Ceci est contraire aux principes 18 et 19 de l’Onu. Le Gouvernement n’a d’ailleurs pas précisé les conditions minimales pour qu’un carabinier soit déployé lors d’une opération de maintien et de rétablissement de l’ordre public de grande envergure.
Quant à l’expérience des troupes employées à Gênes, les requérants arguent que trois quarts des forces engagées étaient des jeunes en service militaire dans l’arme des carabiniers ou juste nommés auxiliaires (carabinieri di leva, carabinieri ausiliari). Ceci donne une idée de l’inexpérience des troupes. En particulier, pour ce qui est des trois carabiniers à bord de la jeep : DR avait 19 ans et six mois au moment des faits et faisait son service militaire depuis quatre mois ; MP n’avait pas encore vingt ans au moment des faits et était en service depuis moins de dix mois ; FC, n’avait pas encore 24 ans au moment des faits et était en service depuis 22 mois.
Quant au stage de formation d’une semaine à Velletri mentionné par le Gouvernement, les requérants observent qu’il ne s’agissait pas d’une formation ayant pour objet la connaissance des standards internationaux en vue de minimiser au maximum les risques pour la vie des manifestants. Il s’agissait plutôt d’un entraînement de guerre, vu que les moniteurs – tel le capitaine Cappello – avaient une expérience professionnelle militaire à l’étranger. Ceci serait incompatible avec le principe no 20 de l’ONU. Les requérants rappellent enfin les observations du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), dans son rapport relatif à la visite en Italie, et rendu public le 17 avril 2006 (voir droit international pertinent ci-dessus).
L’équipement des carabiniers serait également problématique, puisque non conforme au principe no 2 de l’ONU, étant donné que les carabiniers étaient équipés uniquement de balles létales et non pas de balles en caoutchouc. En outre, un certain nombre de carabiniers aurait utilisé des armes non réglementaires, telles que des matraques métalliques.
Les requérants se penchent ensuite sur l’ordre de service du 19 juillet 2001 et observent que celui-ci avait profondément modifié les instructions précédentes, en ce qu’il avait prévu un dispositif de défense dynamique, impliquant la mobilité des carabiniers, alors qu’auparavant il s’agissait d’une organisation statique. En outre, l’ordre de service du 19 juillet autorisait, en plus des manifestations statiques, également le cortège des « tute bianche ». Cependant, l’ordre de service n’aurait pas été diffusé de manière adéquate. En témoigneraient les déclarations faites au « procès des 25 » par le fonctionnaire de police Lauro et par l’officier des carabiniers Zappia, le premier affirmant avoir été informé par radio des modifications le 20 juillet au matin, le deuxième affirmant que l’ordre de service était arrivé à 3h du matin le 20 juillet. Lauro précisa en outre que le 19 juillet, on lui avait dit qu’aucun cortège n’était autorisé pour le lendemain et qu’il devait commencer son service à 6h à un endroit donné, alors que le 20 juillet il reçut d’autres instructions par radio, au courant de la matinée, selon lesquelles le début de son service était fixé à 10 heures à un autre endroit. Enfin, il affirma ne pas avoir su qu’il devait y avoir un cortège (déclaration de Lauro à l’audience du 26 avril 2005 au « procès des 25 » ; déclaration de Zappia à l’audience du 3 mai 2005 au « procès des 25 »). Enfin, les requérants allèguent que les forces de l’ordre sélectionnées et déployées à Gênes ne connaissaient pas la ville et ses routes. Ils renvoient sur ce point à plusieurs déclarations rendues au « procès des 25 » (Mondelli, audience du 16.11.2004 ; Bruno, audience du 16.11.2004 ; Fiorillo, audience du 8.2.2005 ; Lauro, audience du 26.4.2005 ; Mirante, 15.3.2005).
Les requérants soutiennent ensuite que les autorités italiennes n’ont pas pris les mesures nécessaires pour protéger la vie pendant la gestion des opérations de MROP et qu’elles n’ont pas été capables d’évaluer le risque de manière adéquate. A cet égard, ils observent que MP a été considéré par son supérieur, le capitaine Cappello, comme étant inapte psychiquement et physiquement à continuer le service.9 De ce fait, le lance-lacrymogène et les engins lacrymogènes lui ont été enlevés. Les requérants se demandent dès lors pourquoi le pistolet muni de balles létales ne lui a pas été enlevé aussi. Ceci représente pour les requérants un élément permettant, à lui seul, d’établir la violation de l’article 2 de la Convention.
Les requérants observent en outre que la jeep dans laquelle se trouvait MP était une jeep non blindée et que, malgré cela, elle a été laissée sans protection. Les raisons pouvant expliquer la présence des jeeps en fin de peloton, lorsque celui-ci était parti à l’attaque d’un groupe de manifestants, ne ressortent pas du dossier d’enquête. Les responsables Lauro et Cappello ont déclaré au « procès des 25 » ne pas s’être aperçus de ce que les deux jeeps suivaient. Le deuxième aurait déclaré que « la jeep qui suit doit être blindée, sinon c’est un suicide » (audiences au « procès des 25 » respectivement des 26 avril et 20 septembre 2005). Quoi qu’il en soit, les requérants estiment que le fait qu’aucune surveillance sur les deux jeeps qui suivent la compagnie n’ait été assurée, si bien qu’elles purent suivre le peloton une fois celui-ci parti à l’attaque des manifestants, révèle la désorganisation et l’absence d’une chaîne de commandement clair.
Les requérants observent que le système des communications a connu également des dysfonctionnements, dus à sa structure, puisque beaucoup de policiers et carabiniers devaient communiquer avec la centrale opérationnelle. Policiers et carabiniers ne pouvaient pas communiquer par radio directement entre eux.
Enfin, les requérants affirment ne pas comprendre pourquoi, malgré leur proximité, les forces de l’ordre présentes sur les lieux ne sont pas intervenues. Les policiers présents à proximité ont forcément dû voir la scène.
De surcroît, les requérants critiquent l’attitude du Gouvernement durant la procédure devant la Cour et allèguent que celui-ci n’a pas suffisamment coopéré au sens de l’article 38 de la Convention. Il aurait, d’une part, fourni des réponses fausses ou incomplètes (par exemple, quant à l’expérience professionnelle des carabiniers présents à bord de la jeep, quant à la présence d’un bouclier dans la jeep). D’autre part, le Gouvernement aurait omis de préciser des circonstances essentielles (notamment, en omettant de fournir la liste de la structure du commandement du service d’ordre jusqu’au sommet ; en ne précisant pas les critères de sélection des agents pouvant être déployées en opération de maintien et rétablissement de l’ordre public ; en ne produisant pas les documents attestant de la carrière des carabiniers concernés (fogli matricolari) ; en omettant de déposer les ordres que le fonctionnaire de police Lauro et les officiers responsables de la compagnie reçurent de la part de leurs supérieurs ; en ne fournissant aucune explication quant à l’identité de la personne qui ordonna l’attaque du cortège des manifestants « tute bianche », attaque qui a précédé les faits de place Alimonda ; en omettant de produire les transcriptions des communications radio pertinentes).
c)   Appréciation de la Cour
La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que cette partie de la requête pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que cette partie de la requête ne saurait être déclarée manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.
B.  Grief tiré des articles 6 et 13 de la Convention
Les requérants se plaignent de ne pas avoir bénéficié d’une enquête conforme aux exigences procédurales découlant des articles 6 et 13 de la Convention.
Les parties pertinentes de l’article 6 de la Convention disposent :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
L’article 13 de la Convention se lit ainsi :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leur fonction officielles. »
Le Gouvernement demande à la Cour de dire qu’aucune question séparée ne se pose sur le terrain des articles 6 et 13 de la Convention ou que ces dispositions n’ont pas été méconnues, au vu de la conduite de l’enquête et de la participation des requérants à celle-ci.
Les requérants contestent cette thèse et soutiennent qu’au vu des résultats contradictoires et incomplets de l’enquête, l’affaire nécessitait des approfondissements, dans le cadre de véritables débats contradictoires. Toutefois, il ne disposait d’aucun remède leur permettant d’avoir une telle enquête.
La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que cette partie de la requête pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que cette partie de la requête ne saurait être déclarée manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.
C.  Grief tiré des articles 2 et 3 de la Convention
Sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention, les requérants allèguent que l’absence de secours immédiats après que Carlo Giuliani se soit écroulé et que la jeep ait roulé sur son corps ont contribué au décès de Carlo Giuliani et constituent un traitement inhumain.
L’article 3 de la Convention prévoit :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitement inhumains ou dégradants ».
Le Gouvernement soutient que ce grief est manifestement mal fondé, car le rapport d’autopsie a fait état de ce que le passage du véhicule sur le corps de Carlo Giuliani Giuliani fut sans conséquences sérieuses pour celui-ci, et compte tenu de la rapidité avec laquelle on essaya de secourir la victime.
Les requérants s’opposent à cette thèse et renvoient aux principes no 5 et no 8 de l’ONU susmentionnés.
La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête recevable, tous moyens de fond réservés.
T.L. Early Nicolas Bratza   Greffier Président
1 Ainsi décrit par le ministère public dans sa demande de classement sans suite de la procédure.
2 Déclaration du manifestant Predonzani
3 déclaration du capitaine Cappello.
4 MP ne donna aucune précision quant au moment où il enleva le cran de sûreté de son pistolet.
5 Au « procès des 25 » (audience du 20 septembre 2005) le capitaine Cappello a fourni plus de détails, en précisant que MP était physiquement inapte à continuer son service, étant donné que, tout comme DR, il avait des problèmes de tension nerveuse et était psychologiquement à plat.
6 Au « procès des 25 » (audience du 26 avril 2005) Lauro a précisé que le 19 juillet 2001, on lui avait dit qu’aucun cortège n’était autorisé pour le lendemain, et qu’il devait commencer son service à 6h à un endroit donné, alors que le 20 juillet, il reçut d’autres instructions par radio, au courant de la matinée, selon lesquelles le début de son service était fixé à 10 heures à un autre endroit. En outre, il a affirmé ne pas avoir su qu’il devait y avoir un cortège.
7 Le texte intégral de la décision de la juge de l’enquête préliminaire est annexée à la décision de la Cour
8 En gras dans le texte
9 Au « procès des 25 » (audience du 20 septembre 2005) Cappello a déclaré qu’il fit monter MP dans la jeep étant donné que ce dernier n’était plus en condition de continuer son service. Un deuxième carabinier qui avait eu, lui aussi, eu des problèmes de tension nerveuse (DR) prit place dans la jeep. Psychologiquement, les carabiniers étaient à plat et par conséquent leur condition physique ne répondait plus aux critères pour être en service.
DÉCISION GIULIANI c. ITALIE
DÉCISION GIULIANI c. ITALIE 


Type d'affaire : Décision
Type de recours : Violation de l'art. 10 ; Dommage matériel - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens - procédure de la Convention ; Remboursement frais et dépens - procédure nationale

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 10-2) PROTECTION DE LA REPUTATION D'AUTRUI, (Art. 10-2) PROTECTION DES DROITS D'AUTRUI, (Art. 35-1) EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES


Parties
Demandeurs : GIULIANI
Défendeurs : ITALIE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Formation : Cour (première section)
Date de la décision : 06/02/2007
Date de l'import : 14/10/2011

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 23458/02
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2007-02-06;23458.02 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award