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15/02/2007 | CEDH | N°21740/02

CEDH | AFFAIRE BOCK ET PALADE c. ROUMANIE


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE BOCK ET PALADE c. ROUMANIE
(Requête no 21740/02)
ARRÊT
STRASBOURG
15 février 2007
DÉFINITIF
15/05/2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Bock et Palade c. Roumanie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. B.M. Zupančič, président,    C. Bîrsan,   Mme E. Fura-Sandström,   MM. E. Myjer,    Davi

d Thór Björgvinsson,   Mmes I. Ziemele,    I. Berro-Lefèvre, juges,
et de M. S. Quesada, greffier de sectio...

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE BOCK ET PALADE c. ROUMANIE
(Requête no 21740/02)
ARRÊT
STRASBOURG
15 février 2007
DÉFINITIF
15/05/2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Bock et Palade c. Roumanie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. B.M. Zupančič, président,    C. Bîrsan,   Mme E. Fura-Sandström,   MM. E. Myjer,    David Thór Björgvinsson,   Mmes I. Ziemele,    I. Berro-Lefèvre, juges,
et de M. S. Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 janvier 2007,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 21740/02) dirigée contre la Roumanie. M. Marian Dorel Iosef Bock, ayant les nationalités roumaine et allemande et Mme Monica Ligia Daniela Palade, de nationalité roumaine, (« les requérants »), ont saisi la Cour le 30 mai 2002, en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.   Les requérants sont représentés par Me Werner Krempels, avocat à Freiburg (Allemagne). Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Beatrice Ramaşcanu, directrice au ministère des Affaires étrangères.
3.  Le 25 avril 2005, la Cour (troisième section) a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
4.  Le Gouvernement allemand n'a pas entendu intervenir dans la procédure.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5.  Le premier requérant, Marian Dorel Iosef Bock, est né en 1940 et réside à Nordheim (Allemagne). A la suite de son décès, le 5 novembre 2003, ses héritiers, à savoir Mme Erika Hügel, son épouse, et M. Wolfgang Doru Bock, son fils, ont exprimé, par une lettre du 23 novembre 2005, le souhait de continuer l'instance. La requérante, Monica Ligia Daniela Palade, est née en 1942 et réside à Satu-Mare (Roumanie).
A.  Genèse de l'affaire
6.  Le 10 février 1944, les parents des requérants achetèrent un immeuble avec dix-huit appartements sis à Arad, 1 rue Andrei Mureşanu, et le terrain afférent. A cause d'un bombardement en avril 1944, l'immeuble fut en grande partie détruit.
7.  En 1950, l'État prit possession de l'immeuble, en invoquant le décret no 92/1950 relatif à la nationalisation de certains biens, mais il n'inscrivit pas son droit de propriété dans le livre foncier. En 1952, l'immeuble fut reconstruit par la direction régionale des chemins de fer de Timişoara. Ultérieurement, l'immeuble fut transféré dans le patrimoine du conseil municipal d'Arad.
8.  Le 8 juin 1994, en tant que cohéritiers de leurs parents conformément au certificat successoral du 11 octobre 1993, les requérants firent inscrire leur droit de propriété dans le livre foncier en vertu de la loi sur les livres fonciers. Ils commencèrent à payer les impôts pour l'immeuble, mais ils ne prirent possession que d'un seul appartement situé au rez-de-chaussée, qu'ils donnèrent en location à une société commerciale. Les autres appartements furent loués par le conseil municipal à des particuliers.
B.  Procédure portant sur le droit de propriété de l'immeuble et du terrain afférent
9.  Le 15 février 1999, prétendant être le propriétaire légitime de l'immeuble et du terrain afférent, le conseil municipal d'Arad assigna les requérants devant le tribunal de première instance d'Arad. Il fit valoir qu'ils étaient entrés dans sa propriété en vertu de la nationalisation et de la reconstruction de l'immeuble par l'État. Il demanda également l'annulation du certificat successoral des requérants et la rectification du livre foncier avec l'inscription du droit de propriété de l'État sur l'immeuble et le terrain.
10.  Les requérants firent une demande reconventionnelle, qualifiée par la suite par le tribunal départemental de mémoire en défense, par laquelle ils contestèrent l'existence même de la nationalisation puisque l'État n'avait pas fait inscrire son droit de propriété dans le livre foncier. A titre subsidiaire, les requérants estimèrent que la nationalisation avait été illégale car en vertu du décret no 92/1950, les biens des salariés ne pouvaient pas être nationalisés ; or, leur père était salarié au moment de la nationalisation de l'immeuble (caissier à la banque nationale roumaine).
11.  L'association des locataires de l'immeuble fit une demande d'intervention dans leur intérêt propre et dans celui du conseil municipal.
12.  Par un jugement du 16 mars 1999, le tribunal de première instance déclina sa compétence en faveur du tribunal départemental d'Arad.
13.  Par un jugement du 30 juin 1999, le tribunal départemental fit partiellement droit aux prétentions du conseil municipal. Il annula le certificat successoral des requérants et ordonna la radiation du livre foncier de la mention selon laquelle ils étaient les propriétaires de l'immeuble et du terrain. D'après le tribunal départemental, en raison de la reconstruction de l'immeuble par l'État, il ne s'agissait plus du même immeuble que celui que les parents des requérants avaient acheté et, dès lors, il était contraire à l'intérêt public de reconnaître les requérants comme héritiers de cet immeuble.
14.  En revanche, le tribunal départemental refusa de reconnaître le droit de propriété du conseil municipal sur l'immeuble et le terrain, puisqu'il constata que l'État avait omis d'inscrire son droit de propriété dans le livre foncier. Or, en vertu du droit en vigueur au moment de la nationalisation, l'inscription dans le livre foncier fondait le droit de propriété (efect constitutiv de drept).
15.  Le tribunal départemental rejeta la demande d'intervention de l'association des locataires.
16.  Le conseil municipal, les requérants et l'association interjetèrent appel de la décision du tribunal départemental. Ils soutinrent que le conseil municipal n'avait pas qualité pour agir en justice eu égard au fait que l'immeuble avait été reconstruit par la direction régionale des chemins de fer de Timişoara et que le tribunal départemental n'était pas compétent pour juger en première instance l'affaire qui, selon les requérants, aurait dû être tranchée par le tribunal de première instance.
17.  Par un arrêt du 26 avril 2000, la cour d'appel de Timişoara rejeta d'abord les exceptions soulevées par les requérants. Pour ce qui était de l'exception visant l'absence de la qualité d'agir en justice du conseil municipal, la cour d'appel constata que ce dernier était le successeur à titre particulier de la direction régionale des chemins de fer Timişoara, ce qui lui conférait la qualité pour agir en justice.
18.  En ce qui concerne la deuxième exception, la cour d'appel confirma la compétence du tribunal départemental de trancher l'affaire en première instance vu le montant élevé de l'objet du litige.
19.  Ensuite, elle annula partiellement le certificat successoral, ordonna l'inscription dans le livre foncier du droit de propriété du conseil municipal sur l'immeuble à hauteur de 83,33% et du droit d'usage du terrain afférent. Elle estima que la nationalisation de l'immeuble et du terrain n'avait pas produit d'effet en l'absence d'inscription du droit de l'État dans le livre foncier. Mais, eu égard à la reconstruction de l'immeuble, elle constata un droit de propriété du conseil municipal sur celui-ci à hauteur de 83,33%. Renversant ainsi la présomption relative de propriété sur l'immeuble en faveur du propriétaire du terrain instituée par l'article 492 du code civil, la cour constata ensuite le droit d'usage du conseil municipal sur le terrain. La cour d'appel fit valoir à cette fin la bonne foi du constructeur. La proportion susmentionnée fut établie sur la base d'une expertise. La cour d'appel constata également l'obligation du conseil municipal de payer la taxe judiciaire en première instance et en appel.
20.  Les requérants et le conseil municipal se pourvurent en cassation contre la décision de la cour d'appel. Les requérants contestèrent le montant de la taxe judiciaire à payer par le conseil municipal et ils invoquèrent l'exception de la prescription de l'action en annulation du certificat successoral et l'exception de l'absence de la qualité d'agir en justice du conseil municipal. Les requérants firent valoir également que la cour d'appel avait méconnu l'objet du litige parce que le conseil municipal avait introduit une action en revendication de l'immeuble et du terrain, alors que la cour d'appel a accordé au conseil un droit d'usage sur le terrain. Sur le fond, ils invoquèrent un droit de propriété accessoire sur l'immeuble en tant que propriétaires du terrain, conformément à l'article 494 du code civil (voir la partie «  droit interne »).
21.  Par un arrêt du 5 décembre 2001, la Cour suprême de justice rejeta les deux recours. Elle constata que le conseil municipal, en tant que représentant de l'État, ne devait pas payer la taxe judiciaire. Elle rejeta également l'exception de la prescription de l'action en annulation du certificat successoral considérant que celle-ci devait être analysée par rapport à l'action principale en revendication introduite par le conseil municipal, qui revêtait un caractère imprescriptible. La Cour suprême de justice conclut que la cour d'appel n'avait pas méconnu l'objet du litige en accordant le droit de propriété sur l'immeuble et le droit d'usage sur le terrain au conseil municipal, puisque ce dernier avait fondé son action en revendication sur la reconstruction de l'immeuble. La Cour suprême de justice ne se prononça pas sur l'exception de la qualité d'agir en justice du conseil municipal.
22.  Sur le fond, la Cour suprême de justice rejeta l'argument basé sur l'accession de l'immeuble par les requérants en tant que propriétaires du terrain parce qu'ils n'avaient pas démontré qu'ils avaient construit l'immeuble avec leurs propres moyens comment l'exigeaient les articles 493 et 494 du code civil (paragraphe 29 ci-dessous). Elle s'exprima dans les termes suivants :
« Dans le cas du droit de superficie, nous sommes en présence d'une indivision et d'une superposition des deux droits de propriété appartenant à deux titulaires différents : le droit du superficiaire sur les constructions ou les plantations et le droit du propriétaire du terrain. Partant, le droit de superficie constitue un démembrement du droit de propriété du tréfoncier, qui attribue les prérogatives de la possession et de l'usage au constructeur.
En vertu de l'article 492 du code civil, toute construction, plantation ou toute chose bâtie dans la terre ou sur la terre sont présumées être réalisées par le propriétaire du terrain avec ses propres moyens et être sa propriété jusqu'à la preuve du contraire.
Vu que la présomption de propriété reconnue par la loi en faveur du tréfoncier sur la construction bâtie sur le terrain en cause est relative, le requérant, qui a bâti des constructions sur le terrain, a apporté la preuve incontestable qu'il est le propriétaire des constructions qu'il réclame. En conséquence, compte tenu de ce qu'il a été établi que les constructions appartiennent au requérant, donc une autre personne que le tréfoncier, le requérant acquiert un droit de superficie, droit intrinsèquement réel, qui peut être fondé sur la convention conclue entre les parties, la loi ou sur une situation de fait non voulue ou parfois inattendue par les deux propriétaires.
Autrement dit, le droit de superficie n'est pas fondé uniquement sur la convention entre les parties, comme les requérants allèguent, mais peut également prendre naissance sur la base de la loi ou d'une situation de fait qui n'est pas voulue ou connue par les intéressés. Par l'intermédiaire de la nationalisation qui a porté sur l'immeuble entier - la construction et le terrain (non seulement le premier étage) - bombardé pendant la deuxième guerre mondiale, détruit en grande partie et inhabité, le constructeur, qui a bâti sur le terrain un bloc d'appartements, a agi avec la conviction qu'il est le propriétaire du bien entier. La négation de ce droit équivaudrait au refus de reconnaître tout effet à l'apparence en droit (aparenţa de drept), qui est une concession faite en faveur de la bonne foi.
Revendiquant la propriété des constructions à côté de celle du terrain, les parties défenderesses ont fait valoir en recours, sans support juridique, que leur droit sur les constructions est né en vertu de l'accession, en tant que modalité originaire de constitution du droit de propriété. Or, conformément aux articles 493 et 494 du code civil, l'accession immobilière artificielle, que les défendeurs invoquent, interviendrait uniquement si le tréfoncier (les requérants ou leurs prédécesseurs) avait bâti les constructions avec leurs matériaux ou ceux d'autrui ; en l'espèce, le contraire est prouvé, à savoir que les constructions ont été bâties par le requérant [le conseil municipal] avec les matériaux et la main d'œuvre assurés par des fonds publics. »
23.  Le 8 juin 2005, le conseil municipal forma une demande en révision de l'arrêt du 26 avril 2000 de la cour d'appel de Timişoara, invoquant la découverte d'un document attestant le fait que la banque V. avait une créance envers les antécesseurs des requérants. Cette créance était assortie d'une hypothèque portant sur l'immeuble litigieux.
24.  Par un arrêt du 21 octobre 2005, la cour d'appel de Timişoara rejeta la demande de révision. Elle constata que le conseil municipal aurait pu produire ce document pendant la procédure, eu égard au fait qu'il se trouvait dans les archives nationales, gardées par l'État. En outre, le document ne saurait modifier la solution des tribunaux car il n'attestait pas le fait que la banque aurait exécuté l'hypothèque en s'appropriant l'immeuble.
C.  Procédure portant sur le partage de l'immeuble
25.  Le 28 mai 2002, le conseil municipal d'Arad assigna les requérants devant le tribunal de première instance d'Arad, demandant le partage en nature de l'immeuble.
26.  Par un jugement du 13 mai 2003, le tribunal de première instance d'Arad ordonna le partage selon les pourcentages établis par l'arrêt du 26 avril 2000 de la cour d'appel de Timişoara. Il attribua aux requérants deux espaces commerciaux se trouvant au rez-de-chaussée de l'immeuble et le reste des appartements au conseil local. Il ordonna également aux requérants le paiement d'une soulte s'élevant à 54 985 000 lei roumains (ROL) [environ 1 500 EUR], en faveur du conseil municipal.
27.  Le 6 décembre 2004, le jugement fut confirmé en appel par le tribunal départemental d'Arad.
28.  La Cour n'a pas été informée si un recours a été formé contre ce dernier arrêt ou de la mise en exécution de la décision de partage.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
29.  Le code civil contient les dispositions pertinentes suivantes :
Article 492
« Toute construction, plantation ou toute chose bâtie dans la terre ou sur la terre sont présumées être réalisées par le propriétaire du terrain avec ses propres moyens et être sa propriété jusqu'à la preuve contraire. »
Article 493
« Le propriétaire d'un terrain qui a réalisé des constructions, des plantations et des travaux avec les matériaux d'autrui doit payer la valeur de ces matériaux. Il peut être obligé, en fonction des circonstances, au paiement de dommages et intérêts. Le propriétaire des matériaux n'a pas le droit de les enlever. »
Article 494
« Si des plantations, des constructions et des travaux ont été réalisés sur un terrain par un tiers avec ses matériaux, le propriétaire du terrain peut les garder pour lui ou contraindre le tiers à les enlever.
Dans ce dernier cas, l'enlèvement des plantations et des constructions se réalise aux frais de celui qui les a faites. Il peut même être condamné, en fonction des circonstances, au paiement des dommages et intérêts pour les préjudices ou les entraves que le propriétaire du terrain a subis.
Si le propriétaire du terrain veut garder pour lui les plantations ou les constructions, il doit payer la valeur des matériaux et le prix de la main d'œuvre sans tenir compte de l'augmentation de la valeur du terrain occasionnée par les constructions et les plantations. Toutefois, si les plantations, les constructions ou les travaux ont été réalisés par une tierce personne de bonne foi, le propriétaire du terrain ne pourra pas demander l'enlèvement des plantations, des constructions ou des travaux susmentionnés, mais il aura le droit soit de retourner la valeur des matériaux et le prix de la main œuvre soit de payer l'équivalent de la croissance en valeur du terrain. »
30.  Le droit de superficie est un droit réel qui permet à une personne (le superficiaire) d'être propriétaire des constructions, ouvrages ou plantations sur un terrain appartenant à une autre personne, terrain sur lequel le superficiaire a un droit d'usage. Le droit de superficie constitue une exception à la règle de l'accession immobilière artificielle régie par l'article 492 du code civil (paragraphe 29 ci-dessus). Il est défini comme un droit réel immobilier, perpétuel et imprescriptible.
31.  Le régime juridique du droit de superficie n'est défini par aucune disposition légale. Néanmoins, plusieurs actes législatifs font référence à l'expression « droit de superficie » comme, par exemple, l'article 11 du décret-loi no 115/1938 relatif à l'unification des livres fonciers, l'article 22 du décret no 167/1958 relatif à la prescription extinctive, l'article 21 de la loi no 7/1996 sur le cadastre et la publicité foncière et l'article 488 du code civil, tel que modifié par la décision gouvernementale no 138/2000.
32.  Ainsi, le régime juridique de la superficie a été le résultat de la jurisprudence et de l'œuvre doctrinale. S'agissant en particulier de la constitution du droit de superficie, tant la doctrine (voir, par exemple, Liviu Pop, Drept civil. Drepturile reale principale, Editions Universul Juridic, Bucarest, 2006 pp. 256-264 ; Ion Dogaru et T. Sâmbrian, Elementele dreptului civil, vol. 2, Drepturile reale, Editions Oltenia, Craiova, 1994, p. 154) que la jurisprudence (voir, par exemple, l'arrêt no 574 du 22 mai 1997 de la cour d'appel d'Iaşi, les arrêts no 165 du 28 janvier 1998 et no 240 du 10 février 1998 de la cour d'appel de Cluj, cités dans Marin Voicu et Mihaela Popoaca, Dreptul de proprietate şi alte drepturi reale ; tratat de jurisprudenţă, Editions Lumina Lex, Bucarest, 2002, p. 267-274 et l'arrêt no 2199 du 16 mars 2004 de la Haute Cour de cassation et justice), s'accordent à dire que le droit de superficie s'acquiert en vertu de la convention des parties, du legs, de la prescription acquisitive ou encore de la loi.
33.  En l'absence d'une disposition légale, d'un legs ou si les conditions de la prescription acquisitive ne sont pas remplies, l'existence d'une convention entre le propriétaire du terrain et la personne ayant bâti les constructions est indispensable afin d'obtenir le droit de superficie (Cristian Alunaru, Noi aspecte teoretice şi practice ale dreptului de superficie, Dreptul no 5-6/1993, p. 65-73, et Irina Sferidan, Discuţii referitoare la dreptul de superficie, Dreptul no 6/2006, p. 54-79). Le simple fait d'ériger des constructions, même de bonne foi, en l'absence d'une convention, ne conduit pas à l'obtention d'un droit réel de superficie, le titulaire des constructions ne pouvant acquérir qu'une simple créance à l'encontre du propriétaire du terrain. Plusieurs décisions de justice constatent cela.
a)  l'arrêt no 892 du 1er avril 1994 de la Cour suprême de justice
« En vertu de l'article 492 du code civil, le propriétaire du terrain est présumé être également le propriétaire des constructions ou plantations érigées sur le terrain, cette réglementation découlant du droit d'accession qui est une modalité originaire d'acquisition du droit de propriété.
L'article 494 du même code régit les droits qui sont nés de la réalisation des constructions ou des plantations par un tiers.
Dans de tels cas, même si la réalisation des constructions ou des plantations se fait en toute bonne foi, ceci ne peut donner naissance à un droit réel, mais à une créance.
Il y a la possibilité, à laquelle renvoie l'article 492 du code civil in fine, de renverser la présomption du droit de propriétaire du terrain sur les constructions bâties sur ce terrain, si l'on apporte la preuve que ces constructions ont été bâties par un tiers sur la base d'une convention qui puisse justifier l'acquisition du droit de propriété sur les constructions en cause et le droit d'usage du terrain, ces droits étant l'expression du droit réel de superficie. »
b)  l'arrêt no 240 du 10 février 1998 de la cour d'appel de Cluj
« Le droit de superficie est un droit réel principal qui suppose le droit de propriété d'un tiers sur la construction ou autres ouvrages se trouvant sur le terrain qui appartient à une autre personne, terrain sur lequel le superficiaire a un droit d'usage. Le droit réel de superficie ne se constitue pas par le simple fait d'ériger une construction, des ouvrage, etc. ; il ne peut être constitué que sur la base d'un titre, de la prescription acquisitive [usucapion] ou ex lege. »
c)  l'arrêt no 694 du 12 mars 1996 de la cour d'appel de Ploieşti
« Impliquant la superposition de deux droits de propriété, le droit de superficie, en tant que démembrement du droit de propriété, se constitue par la convention des parties, avec le respect des exigences de fond et de forme relatives au transfert des terrains. Si ces conditions ne sont pas remplies, la convention des parties prévoyant un droit de nue propriété pour le propriétaire du terrain et l'exercice de facto des prérogatives du droit de propriétaire par le superficiaire (droit de propriété sur la construction et droit d'usage du terrain afférent) est interdite.
Par conséquent, la construction appartiendra par accession au propriétaire du terrain, alors que le constructeur aura une créance puisqu'il n'a pu acquérir d'autres droits par la convention conclue. »
d)  l'arrêt no 5351 du 17 juin 2005 de la Haute Cour de cassation et de justice
« En l'espèce, le tribunal ayant statué en appel, a irrégulièrement confirmé l'existence d'un droit de superficie au bénéficie des parties défenderesses, V.T. et V., sur le terrain afférent au garage qu'ils avaient construit.
Les dispositions légales régissant le transfert du droit de propriété s'appliquent également au droit de superficie, en tant que démembrement du droit de propriété.
En l'espèce, B.I. et V.T. n'ont pas conclu une convention portant constitution d'un droit de superficie qui respecte l'exigence légale visant la forme authentique de l'acte, mais un précontrat de vente.
Le fait de bâtir le garage sur le terrain appartenant au promettant B.I., même avec son accord, ne confère pas aux parties défenderesses T. un droit de superficie. Par conséquent, il n'est pas permis que le propriétaire du terrain n'ait qu'un droit de nue propriété et que le prétendu titulaire du droit de superficie exerce les prérogatives du droit de propriétaire, en gardant la propriété de la construction et l'usage du terrain.
Entre O.I. et O.R [les acquéreurs ultérieurs du terrain] d'une part, et V.T. et V. de l'autre, il n'y a pas de rapport juridique qui puisse constituer la base d'un droit de superficie, un argument dans ce sens étant le fait que le contrat de vente conclu entre B. et T. date de 1997, donc après l'édification du garage.
Or, la constitution du droit de superficie suppose une convention préalable ou concomitante à l'édification de la construction sur le terrain asservi au bénéfice du superficiaire, en sorte que le tribunal ne peut se substituer à l'intention des parties prononçant un jugement portant constitution d'un tel démembrement du droit de propriété. »
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE NO 1
34.  Les requérants estiment que leur droit de propriété a été méconnu du fait de la perte partielle du droit de propriété sur l'immeuble et de l'impossibilité de jouir de l'ensemble du terrain leur appartenant. Ils invoquent à cette fin l'article 1er du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A.  Sur la recevabilité
35.  La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B.  Sur le fond
1.  Thèses des parties
a)  Le Gouvernement
36.  Le Gouvernement estime, tout d'abord, qu'il n'y a pas d'ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens. Il fait valoir que, en droit roumain, le droit de propriété, bien qu'il soit absolu, exclusif et perpétuel, connaît néanmoins des démembrements : l'usufruit, l'usage, les servitudes ou la superficie. A son avis, ces démembrements ne peuvent constituer une ingérence au droit de propriété.
37.  En ce qui concerne le droit d'usage sur le terrain, le Gouvernement argue qu'il n'efface pas le droit de propriété des requérants. Il en transfère seulement certaines prérogatives au conseil municipal. D'ailleurs, eu égard à la situation créée par le droit de superficie, l'État est dans l'impossibilité objective d'utiliser le terrain sur lequel s'érige l'immeuble. Partant, aux yeux du Gouvernement, les trois prérogatives du droit de propriété, à savoir le droit d'usage (jus utendi), le droit aux fruits (jus fruendi) et, surtout le plus important, le droit de disposition (jus abutendi), appartiennent aux requérants.
38.  S'agissant de l'immeuble, le Gouvernement fait valoir qu'il a été rebâti par l'État après le bombardement et que, dès lors, c'est à juste titre que les tribunaux lui ont reconnu la propriété à hauteur de 83,33 %. Une solution différente aurait conduit à l'enrichissement sans cause des requérants. L'omission de l'État d'inscrire son droit de propriété dans le livre foncier ne saurait conduire à une autre conclusion. De l'avis du Gouvernement, l'attribution du droit de superficie ne constitue pas une expropriation de facto au sens de la jurisprudence Brumărescu de la Cour.
39.  A titre subsidiaire, le Gouvernement estime que l'ingérence dans le droit au respect des biens était légale, poursuivait un but d'intérêt public et était proportionnée.
40.  S'agissant du caractère légal de l'ingérence, le Gouvernement fait valoir que le droit de superficie est mentionné dans plusieurs actes normatifs (paragraphe 31 ci-dessus) et qu'il n'est pas le seul droit dont le régime juridique n'est pas établi par des dispositions légales. Il argue que la doctrine et la jurisprudence reconnaissent l'existence du droit de superficie et cite un arrêt de la Cour suprême de justice de 1994. Ainsi, l'ingérence est prévue par une loi accessible, précise et prévisible. En outre, invoquant l'affaire Jahn et autres c. Allemagne ([GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, CEDH 2005-...), le Gouvernement soutient qu'il n'appartient pas à la Cour d'interpréter et d'appliquer le droit interne.
41.  En ce qui concerne l'exigence d' « utilité publique », le Gouvernement affirme qu'il s'agit d'une notion ample et que, grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour en déterminer le sens.
En l'espèce, le Gouvernement met en exergue l'utilité publique de l'ingérence, qui était de clarifier la situation juridique de l'immeuble habité par dix-huit familles et d'éviter l'enrichissement sans cause des requérants.
42.  Pour ce qui est de la proportionnalité de l'ingérence, le Gouvernement souligne que l'attribution du droit de superficie au conseil local était légitimement basée sur la reconstruction de l'immeuble par l'État. En outre, si les tribunaux avaient constaté le droit de propriété des requérants sur l'immeuble et le terrain en vertu de l'accession immobilière artificielle et un droit de créance en faveur du conseil municipal pour la valeur marchande de l'immeuble, la situation n'aurait pas changé beaucoup pour les requérants, eu égard à la valeur considérable de l'immeuble.
43.  Ensuite, le Gouvernement estime que la présente affaire diffère de l'affaire Brumărescu c. Roumanie, parce que les requérants n'ont rien perdu de ce que leur avait appartenu antérieurement. En revanche, la partie de l'immeuble qui leur a été attribuée a une valeur plus élevée que celle qu'elle aurait eu si l'État se serait abstenu de la reconstruire.
44.  Enfin, les décisions des tribunaux ont été motivées en fait et en droit et il n'existe aucune raison de penser qu'elles ont été entachées d'arbitraire.
b)  Les requérants
45.  Les requérants considèrent que l'État roumain ne pourrait jamais prétendre être le propriétaire du terrain litigieux. Ainsi, l'État n'a jamais fait inscrire son droit de propriété dans le livre foncier, inscription qui aurait fondu ce droit, selon le décret-loi no 115/1938 relatif à l'unification des livres fonciers (efect constitutiv de drept).
46.  Les requérants font valoir que l'État n'aurait pu renverser la présomption d'accession immobilière artificielle prévue par l'article 492 du code civil et acquérir ainsi le droit de superficie, en l'absence de l'autorisation du propriétaire du terrain de construire. En premier lieu, il n'y avait pas de convention expresse ou tacite qui fondât le droit de l'État de construire sur le terrain d'autrui. En deuxième lieu, l'État ne pouvait prétendre avoir construit de bonne foi, en se croyant le propriétaire du terrain, eu égard au fait qu'il avait exproprié le terrain des prédécesseurs des requérants, sous la contrainte, dans les conditions de l'époque communiste.
47.  Dès lors, de l'avis des requérants, l'attribution du droit de superficie à l'État équivaut à une expropriation qui n'est pas prévue par la loi.
48.  Enfin, les requérants considèrent que, si les tribunaux n'avaient pas annulé leur certificat de succession et décidé la radiation de l'inscription du livre foncier, ils n'auraient pu les condamner au paiement de la valeur marchande de la partie de l'immeuble que l'État avait reconstruite. Compte tenu de la mauvaise foi de l'État et de l'article 494 du code civil, ils n'auraient été redevables que d'une indemnité représentant la valeur des matériaux et le prix de la main d'œuvre utilisés pour la reconstruction.
2.  Appréciation de la Cour
a)  Sur l'existence d'un bien
49.  La Cour note que les parties ont des vues divergentes sur la question de savoir si les requérants avaient ou non un bien susceptible d'être protégé par l'article 1 du Protocole no 1. En conséquence, elle est appelée à déterminer si la situation juridique dans laquelle se sont trouvés les intéressés est de nature à relever du champ d'application de l'article 1.
50.  La Cour rappelle qu'un requérant ne peut alléguer une violation de l'article 1 du Protocole no 1 précité que dans la mesure où les décisions qu'il incrimine se rapportaient à ses « biens », au sens de cette disposition. Elle relève aussi que, d'après la jurisprudence constante des organes de la Convention, la notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d'obtenir la jouissance effective d'un droit de propriété. En revanche, l'espoir de voir reconnaître la survivance d'un ancien droit de propriété qu'il est depuis bien longtemps impossible d'exercer effectivement ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 précité (Prince Hans-Adam II de Lichtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 83, ECHR, 27 juin 2001).
51.  La Cour note qu'en l'espèce, les requérants ne tendent pas à voir reconnaître la survivance d'un ancien droit de propriété, mais à la jouissance d'un droit de propriété qu'ils ont hérité de leurs parents conformément au certificat successoral du 11 octobre 1993 et qu'ils ont fait inscrire dans le livre foncier le 8 juin 1994. Depuis lors, les requérants ont payé la taxe foncière pour l'immeuble et le terrain et ils ont loué un appartement à une société commerciale.
52.  Partant, la Cour estime que les requérants avaient un bien au sens de l'article 1 du Protocole no 1, consistant dans l'immeuble litigieux et le terrain afférent.
b)  Sur l'existence d'une ingérence
53.  Le Gouvernement considère que l'attribution d'un droit de superficie au conseil municipal ne saurait constituer une ingérence au droit de propriété des requérants. Il estime que, comme tout démembrement du droit de propriété, le droit de superficie suppose uniquement le transfert de certaines prérogatives du droit de propriété. En l'espèce, le conseil municipal s'est vu reconnaître un droit d'usage sur le terrain, mais en raison de la situation inhérente créée par le droit de superficie, il n'était pas à même d'exercer ce droit, ce qui signifie que le droit de propriété des requérants sur le terrain n'est pas entravé. La reconnaissance du droit de propriété sur une partie de l'immeuble était légitime compte tenu de la reconstruction par l'État.
54.  La Cour ne peut accepter l'argument du Gouvernement. Elle note que le droit de propriété que les requérants ont fait inscrire dans le livre foncier le 8 juin 1994 portait sur l'immeuble entier et le terrain afférent. En outre, il s'agissait d'un droit de propriété absolu et exclusif, qui n'était sujet à aucun démembrement ou condition. C'est seulement en vertu de l'arrêt définitif du 5 décembre 2001 de la Cour suprême de justice que les requérants ont vu leur droit de propriété limité car ils ont perdu la propriété de 83,33 % et le droit d'usage du terrain afférant à la partie de l'immeuble passée dans la propriété du conseil municipal.
55.  La Cour estime que la limitation du droit de propriété constituée par le droit de superficie contient deux branches qu'il convient d'analyser séparément : l'attribution du droit de propriété sur l'immeuble à hauteur de 83,33 % et le droit d'usage du terrain.
56.  En ce qui concerne la première branche, la Cour note que les intéressés n'avaient plus la faculté d'entrer en possession de l'immeuble entier, de le vendre et de le léguer, d'en consentir la donation, ou d'en disposer d'une autre manière. Dans ces conditions, l'arrêt de la Cour suprême a eu donc pour effet de priver partiellement les requérants de leur bien, au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l'article 1 du Protocole no 1.
57.  Pour ce qui est de la deuxième branche, la Cour considère que l'attribution du droit d'usage du terrain afférent à la partie de l'immeuble passée en la propriété du conseil municipal ne saurait équivaloir à une expropriation puisque les requérants n'ont pas perdu le droit de propriété sur le terrain, ni à une réglementation de l'usage des biens, mais à une ingérence qui relève de la première phrase du premier alinéa de l'article 1.
c)  Sur la justification de l'ingérence
58.  La Cour rappelle que l'article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu'une ingérence de l'autorité publique dans la jouissance du droit au respect de biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n'autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi » ; le second alinéa reconnaît aux États le droit de réglementer l'usage des biens en mettant en vigueur des « lois ». Il s'ensuit que la nécessité de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu (Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 26, § 69, Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 57, CEDH 1999-II) ne peut se faire sentir que lorsqu'il s'est avéré que l'ingérence litigieuse a respecté le principe de la légalité et n'était pas arbitraire.
59.  Les mots « dans les conditions prévues par la loi », au sens de l'article 1 du Protocole no 1, veulent d'abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause. En tout état de cause, la Cour est appelée à vérifier si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué produit des effets conformes aux principes de la Convention.
60.  La Cour note que l'expression « droit de superficie » est mentionnée dans plusieurs actes législatifs nationaux (paragraphe 31 ci-dessus), mais qui ne contiennent pas de règles spécifiques établissant le régime juridique de ce droit.
61.  En revanche, on ne saurait faire abstraction de la jurisprudence abondante des tribunaux portant sur le droit de superficie (paragraphes 32-33 ci-dessus). A cette fin, la Cour rappelle qu'elle a toujours entendu le terme « loi » dans son acception « matérielle » et non « formelle » ; elle y a inclus à la fois des textes de rang infralégislatif (De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, arrêt du 18 juin 1971, série A no 12, p. 45, § 93, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), arrêt du 26 avril 1979, série A no 30, p. 30, § 47, Dudgeon c. Royaume-Uni, arrêt du 22 octobre 1981, série A no 45, p. 19, § 44, et Chappell c. Royaume-Uni, arrêt du 30 mars 1989, série A no 152-A, p. 22, § 52) et le « droit non écrit ». Les arrêts Sunday Times, Dudgeon et Chappell concernaient certes le Royaume-Uni, mais on aurait tort de forcer la distinction entre pays de common law et pays « continentaux »; le Gouvernement le souligne avec raison. La loi écrite (statute law) revêt aussi, bien entendu, de l'importance dans les premiers. Inversement, la jurisprudence joue traditionnellement un rôle considérable dans les seconds, à telle enseigne que des branches entières du droit positif y résultent, dans une large mesure, des décisions des cours et tribunaux. La Cour l'a du reste prise en considération en plus d'une occasion pour de tels pays (Müller et autres c. Suisse, arrêt du 24 mai 1988, série A no 133, p. 20, § 29, Salabiaku c. France, arrêt du 7 octobre 1988, série A no 141, pp. 16-17, § 29, et Kruslin c. France, arrêt du 24 avril 1990, série A no 176-A, p. 20, § 29). A la négliger, elle ne minerait guère moins le système juridique des États « continentaux » que son arrêt Sunday Times du 26 avril 1979 n'eût « frappé à la base » celui du Royaume-Uni s'il avait écarté la common law de la notion de « loi ».
62.  Au demeurant, les requérants ne prétendent pas que les termes « prévue par la loi » exigent pareil texte dans tous les cas. Ils allèguent seulement que les tribunaux internes n'ont pas fait application de la jurisprudence constante portant sur les modalités de constitution du droit de superficie, ce qui touche au cœur même du principe de la sécurité juridique.
63.  En l'espèce, la Cour note que l'arrêt de la Cour suprême de justice du 5 décembre 2001 a établi que le conseil municipal d'Arad a acquis le droit de superficie en vertu d'une « situation de fait qui n'est pas voulue ou connue par les intéressés » et qui permet de donner effet à « l'apparence de droit » (aparenţa de drept). Or, en vertu de la jurisprudence des tribunaux internes, le droit de superficie résulte uniquement de la loi, de la prescription acquisitive, du legs ou de la convention des parties. Le simple fait d'ériger des constructions sur le terrain d'autrui, même en toute bonne foi, ne pourrait constituer un droit de superficie au bénéfice du constructeur (paragraphes 32-33 ci-dessus), en l'absence d'un des quatre éléments susmentionnés. La Cour constate ainsi que l'apparence de droit à laquelle renvoie la Cour suprême de justice n'entre pas dans les catégories d'actes et faits pouvant fonder le droit de superficie. Il en résulte de toute évidence que l'ingérence dans le droit au respect des biens des requérants ne trouve pas de base dans le droit interne.
64.  Partant, la Cour considère que l'ingérence litigieuse n'est pas « prévue par la loi » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 et, par conséquent, est incompatible avec le droit au respect des biens des requérants. Une telle conclusion la dispense de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits individuels.
65.  Dès lors, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
66.  Les requérants dénoncent une violation de leur droit à un procès équitable. Ils se plaignent de ce que les tribunaux n'ont pas accueilli les diverses exceptions invoquées durant la procédure, et en particulier que la Cour suprême de justice ne s'est pas prononcée sur l'exception visant l'absence de la qualité d'ester en justice pour le conseil municipal. Ils se plaignent aussi de ce que le tribunal départemental d'Arad a qualifié de mémoire en défense le document qu'ils avaient produit au dossier de l'affaire, intitulé « demande reconventionnelle ». Ils invoquent l'article 6 § 1 de la Convention qui se lit ainsi dans sa partie pertinente :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »
67.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle elle n'est pas compétente pour examiner une requête relative à des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où ces erreurs lui semblent susceptibles d'avoir entraîné une atteinte aux droits et libertés garantis par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I).
68.  En l'espèce, la Cour note que, devant les juridictions internes, les requérants ont pu présenter leurs arguments et proposer des preuves. Les tribunaux ont statué sur les différentes exceptions invoquées, les rejetant avec des motifs pertinents.
69.  S'agissant du motif tiré du fait que la Cour suprême de justice ne s'est pas prononcée sur l'exception de l'absence de la qualité pour ester en justice du conseil municipal, la Cour observe que la cour d'appel de Timişoara l'avait déjà rejetée de manière motivée dans son arrêt du 26 avril 2000 que la Cour suprême de justice a entendu confirmer en entier. En outre, elle rappelle que l'article 6 § 1 oblige les tribunaux à motiver leurs décisions, mais il ne peut se comprendre comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument. De même, la Cour n'est pas appelée à rechercher si les arguments ont été adéquatement traités (Van de Hurk c. Pays-Bas, arrêt du 19 avril 1994, série A no 288, p. 20, § 61).
70.  En ce qui concerne la qualification du document intitulé « demande reconventionnelle » comme mémoire en défense, la Cour note que les requérants n'ont pas fait valoir ce grief devant les tribunaux nationaux.
71.  Se livrant à une appréciation générale, la Cour estime que rien ne permet à de conclure que la solution des tribunaux internes était arbitraire.
72.  Partant, la Cour conclut que la procédure à laquelle les requérants ont été parties ne saurait être considérée comme contraire à l'article 6 § 1 de la Convention. Il s'ensuit que ce grief doit être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
73.  Les requérants estiment que le rejet de leur recours introduit devant la Cour suprême de justice alors que le procureur ayant participé à la procédure avait plaidé pour l'irrecevabilité de l'action du conseil municipal, s'analyse dans une violation de leur droit à un recours effectif. Ils invoquent l'article 13 de la Convention qui se lit ainsi :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
74.  La Cour rappelle qu'en matière civile, les garanties de l'article 13 s'effacent en principe devant celles, plus strictes, de l'article 6 § 1 de la Convention. Dès lors qu'elle a examiné les griefs des requérants sur le terrain de l'article 6 § 1, elle n'estime pas nécessaire de se placer de surcroît sur le terrain de l'article 13 (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, 26.10.2000, § 146, CEDH 2000-XI). En outre, s'il est vrai que le recours exigé par l'article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 97, CEDH 2000-VII), son « effectivité » ne dépend pas de la certitude d'une issue favorable pour les requérants.
75.  En l'espèce, la Cour observe que l'efficacité du droit à un recours des requérants ne pourrait être entravée par le rejet du recours introduit devant la Cour suprême de justice, en dépit de la position du procureur participant dans la procédure. Qui plus est, deux tribunaux avaient déjà statué sur les prétentions des requérants jusqu'à ce moment-là.
76.  Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
77.  Les requérants estiment enfin qu'ils ont été discriminés en raison du fait qu'ils ont dû payer la taxe judiciaire lors du dépôt de l'appel interjeté contre le jugement du 30 juin 1999 du tribunal départemental d'Arad, alors que le conseil municipal d'Arad ne devait le faire que suite à l'arrêt rendu en appel par la cour d'appel de Timişoara.
78.  La Cour rappelle qu'une distinction est discriminatoire, au sens de l'article 14 de la Convention, si elle manque de justification objective et raisonnable, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s'il n'y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Il convient aussi de rappeler la marge d'appréciation dont jouissent les États contractants pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d'autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Gaygusuz c. Autriche du 16 septembre 1996, § 36, CEDH 1996-IV, p. 1141).
79.  En l'espèce, la Cour note que le paiement de la taxe judiciaire par le conseil municipal fait partie des points litigieux. La Cour suprême de justice, dans son arrêt du 5 décembre 2001, a jugé que le conseil municipal, en tant que représentant de l'État, ne devait même pas payer cette taxe. Par conséquent, le moment où l'obligation du conseil municipal de payer cette taxe a pris naissance ne revêt aucune importance.
80.  Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
V.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
81.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
82.  Dans son formulaire de requête, la requérante demandait la restitution de l'immeuble, alors que le requérant demandait la restitution de l'immeuble à l'exception du troisième étage et des dédommagements pour le droit de superficie attribué au conseil municipal. Dans leur lettre du 19 octobre 2005, ils demandent, à titre subsidiaire, l'octroi d'une indemnité représentant la valeur marchande de leur bien, estimée à 614 000 EUR, déposant un rapport d'expertise en ce sens. Par la même lettre, ils sollicitaient également la somme de 1 964 112 EUR correspondant aux loyers qu'ils auraient pu toucher entre 1973 et 2005.
83.  Le Gouvernement estime que la valeur marchande du bien exposée par les requérants n'est pas correcte. Il renvoie à cet effet au rapport d'expertise établi pendant la procédure interne qui retient une valeur de 219 241 EUR (204 285 EUR pour l'immeuble et 14 956 EUR pour le terrain). Il soumet également l'opinion d'un expert immobilier qui retient une valeur de 297 039 EUR (264 050 EUR pour l'immeuble et 32 989 EUR pour le terrain).
84.  S'agissant des dédommagements correspondant aux loyers non perçus, le Gouvernement estime que la somme avancée est spéculative et fait valoir que les requérants ne pourraient demander ces dédommagements qu'à partir du 5 décembre 2001, date de l'arrêt définitif par lequel la Cour suprême de justice a annulé le certificat successoral et ordonné la rectification du livre foncier. En outre, et surtout, il souligne que la pratique de la Cour est de refuser l'octroi des dommages-intérêts pour le défaut de jouissance (Surpaceanu c. Roumanie, no 32260/96, § 54-56, 21 mai 2002, Anghelescu c. Roumanie, no 29411/95, § 75-78, 9 avril 2002 et Popescu Nasta c. Roumanie, no 33355/96, § 62, 7 janvier 2003).
85.  Enfin, le Gouvernement considère que, eu égard à la reconstruction de l'immeuble par l'État, tout dédommagement accordé aux requérants constituerait un enrichissement sans cause.
86.  La Cour estime que la question de l'application de l'article 41 sur ce point ne se trouve pas en état, de sorte qu'il convient de la réserver en tenant également compte de l'éventualité d'un accord entre l'État défendeur et les intéressés (article 75 §§ 1 et 4 du règlement de la Cour).
B.  Frais et dépens
87.  Les requérant demandent également 206 716,72 EUR, qu'ils ventilent comme suit :
a)  42 630 EUR à titre d'honoraires pour le travail accompli par leur avocat dans la procédure devant la Cour ;
b)  2 000 EUR pour la traduction des documents vers le roumain ;
c)  2 400 EUR pour les frais de déplacement de leur avocat en Roumanie ;
d)  5 000 EUR pour frais d'expert ;
e)  154 686,72 EUR pour les frais des procédures internes (honoraires d'avocat et taxes judiciaires).
88.  Le Gouvernement considère que le montant des frais et dépens est excessif et souligne que les requérants n'ont pas fourni les justificatifs pour aucune des sommes avancées.
89.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, la Cour observe que les requérants n'ont déposé aucun justificatif concernant les frais et dépens occasionnés par les procédures internes et celles devant la Cour. Néanmoins, la Cour est de l'avis que les requérants, représentés par un avocat devant elle, ont nécessairement dû engager certains frais. Compte tenu des circonstances de la cause, elle juge raisonnable de leur allouer conjointement 2 000 EUR, taxe sur la valeur ajoutée comprise.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1 et irrecevable pour le surplus ;
2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3.  Dit que la question de l'application de l'article 41 de la Convention en ce qui concerne la fixation de la réparation pour les violations constatées en l'espèce ne se trouve pas en état ;
en conséquence,
a)  la réserve en entier ;
b)  invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans le délai de trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c)  réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin ;
4.  Dit
a) que l'État défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux mille euros) au titre des frais et dépens , à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur la somme susmentionnée;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5.  Rejette, pour le surplus, la demande de satisfaction équitable pour ce qui est des frais et dépens.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 février 2007 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Boštjan M. Zupančič   Greffier Président
ARRÊT BOCK ET PALADE c. ROUMANIE
ARRÊT BOCK ET PALADE c. ROUMANIE 


Synthèse
Formation : Cour (troisième section)
Numéro d'arrêt : 21740/02
Date de la décision : 15/02/2007
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Violation de P1-1 ; Partiellement irrecevable ; Remboursement partiel frais et dépens - procédures nationale et de la Convention ; Dommage matériel - décision réservée ; Préjudice moral - décision réservée

Analyses

(Art. 13) RECOURS EFFECTIF, (Art. 14) DISCRIMINATION, (Art. 6) PROCEDURE CIVILE, (Art. 6-1) PROCES EQUITABLE, (P1-1-1) BIENS, (P1-1-1) INGERENCE, (P1-1-1) PREVUE PAR LA LOI


Parties
Demandeurs : BOCK ET PALADE
Défendeurs : ROUMANIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2007-02-15;21740.02 ?

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