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12/07/2007 | CEDH | N°74613/01

CEDH | AFFAIRE JORGIC c. ALLEMAGNE


CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE JORGIC c. ALLEMAGNE
(Requête no 74613/01)
ARRÊT
STRASBOURG
12 juillet 2007
DÉFINITIF
12/10/2007
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Jorgic c. Allemagne,
La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,   Snejana Botoucharova,   Volodymyr Butkevych,   Margarita Tsatsa-Nikolovska,   Rait Maruste,   Javier Borrego Borrego,   Renate Jaeger, juges,  et de Claudia

Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 juin 2007,
R...

CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE JORGIC c. ALLEMAGNE
(Requête no 74613/01)
ARRÊT
STRASBOURG
12 juillet 2007
DÉFINITIF
12/10/2007
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Jorgic c. Allemagne,
La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,   Snejana Botoucharova,   Volodymyr Butkevych,   Margarita Tsatsa-Nikolovska,   Rait Maruste,   Javier Borrego Borrego,   Renate Jaeger, juges,  et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 juin 2007,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 74613/01) dirigée contre la République fédérale d'Allemagne et dont un ressortissant de Bosnie-Herzégovine d'origine serbe, M. Nicola Jorgic (« le requérant »), a saisi la Cour le 23 mai 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant est représenté devant la Cour par Me H. Grünbauer, avocat à Leipzig. Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme A. Wittling-Vogel, Ministerialdirigentin au ministère fédéral de la Justice, assistée de M. G. Werle, professeur de droit à l'Université Humboldt de Berlin.
3.  Dans sa requête, M. Jorgic, qui invoquait les articles 5 § 1 a) et 6 § 1 de la Convention, se plaignait d'avoir été déclaré coupable de génocide par des juridictions allemandes incompétentes pour ce faire. Il soutenait par ailleurs qu'à raison notamment du refus desdites juridictions de convoquer des témoins à décharge se trouvant à l'étranger il n'avait pas bénéficié d'un procès équitable au sens de l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention et que sa condamnation pour génocide avait emporté violation de l'article 7 § 1 de la Convention, les juridictions allemandes ayant selon lui donné de ce crime une interprétation large qui ne trouvait d'appui ni dans le droit allemand ni dans le droit international public.
4.  Le 7 juillet 2005, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Le 2 octobre 2006, elle a décidé d'examiner conjointement la recevabilité et le fond de l'affaire, conformément aux dispositions combinées de l'article 29 § 3 de la Convention et de l'article 54A § 3 du règlement.
5.  Informé de son droit d'intervenir à la procédure (articles 36 § 1 de la Convention et 44 du règlement), le Gouvernement de Bosnie-Herzégovine n'a pas exprimé l'intention d'exercer ce droit.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
6.  Le requérant est né en 1946. Au moment de l'introduction de sa requête, il était détenu à Bochum (Allemagne).
1.  La genèse de l'affaire
7.  En 1969, le requérant, ressortissant de Bosnie-Herzégovine d'origine serbe, entra en Allemagne, où il résida légalement jusqu'au début de l'année 1992. Il retourna ensuite à Kostajnica, dans la ville de Doboj (Bosnie), où il est né.
8.  Le 16 décembre 1995, fortement soupçonné d'avoir commis des actes de génocide, il fut arrêté à son entrée en Allemagne et placé en détention provisoire.
2.  La procédure devant la cour d'appel de Düsseldorf
9.  Le 28 février 1997, le procès du requérant s'ouvrit devant la cour d'appel (Oberlandesgericht) de Düsseldorf statuant en première instance. L'intéressé était accusé d'avoir commis des actes de génocide dans la région de Doboj entre mai et septembre 1992.
10.  Au cours du procès, la cour d'appel entendit les dépositions de six témoins à charge qui avaient dû être convoqués à l'étranger.
11.  Le 18 juin 1997, le requérant pria la cour d'appel de convoquer et d'entendre en leurs dépositions huit témoins de Kostajnica, aux fins d'établir qu'il avait séjourné en détention provisoire à Doboj du 14 mai au 15 août 1992 et ne pouvait donc avoir commis les crimes dont il était accusé. Le 10 juillet 1997, il sollicita la convocation de dix-sept autres témoins de Kostajnica, en vue de prouver son allégation.
12.  Le 18 août 1997, la cour d'appel, se fondant sur la deuxième phrase de l'article 244 § 5 du code de procédure pénale (paragraphe 39 ci-dessous), rejeta les demandes de convocation de ces témoins présentées par le requérant, considérant que la valeur probante de leurs dépositions eût été minime. Sept d'entre eux avaient fait des dépositions écrites, qui avaient déjà été lues à l'audience. Un seul avait déclaré avoir rendu visite au requérant en prison. Compte tenu des témoignages qu'elle avait déjà reçus, la cour estima pouvoir exclure la possibilité que les témoins cités par le requérant eussent influé sur son appréciation des éléments si elle les avait entendus en personne. Elle souligna que plus de vingt témoins qu'elle avait déjà entendus, parmi lesquels deux journalistes qui n'étaient pas victimes des crimes dont le requérant était accusé, l'avaient vu en différents lieux hors de la prison pendant la période où l'intéressé disait s'être trouvé en détention. Elle considéra enfin que les documents présentés par M. Jorgic pour attester les dates de début et de fin de sa détention à Doboj ne permettaient pas de parvenir à une conclusion différente, dans la mesure où ils avaient manifestement été signés par une personne qu'il connaissait bien.
13.  Le 8 septembre 1997, le requérant pria la cour de convoquer trois témoins de Doboj afin de prouver qu'il avait séjourné en détention du 14 mai au 15 août 1992. Il demanda également qu'il fût procédé à une inspection des lieux du crime (Augenscheinseinnahme) à Grabska, ou du moins qu'un plan des lieux fût établi, afin de prouver que les déclarations des témoins relatives aux actes qu'il était supposé avoir commis à Grabska n'étaient pas dignes de foi.
14.  Le 12 septembre 1997, la cour d'appel rejeta les demandes du requérant. Pour refuser de convoquer les trois témoins, elle estima, en s'appuyant là aussi sur l'article 244 § 5 du code de procédure pénale, que la valeur probante de leurs dépositions eût été minime. Ayant entendu les dépositions d'autres témoins, elle était convaincue que le requérant ne se trouvait pas en détention au moment des faits. Elle considéra par ailleurs qu'une inspection ou un plan des lieux du crime étaient, au sens de l'article 244 § 3 du code de procédure pénale (paragraphe 38 ci-dessous), des preuves impossibles à obtenir (unerreichbare Beweismittel), qu'elle n'était donc pas tenue de recueillir.
15.  Par un arrêt du 26 septembre 1997, la cour d'appel de Düsseldorf reconnut le requérant coupable de onze chefs de génocide (article 220a nos 1 et 3 du code pénal, paragraphe 34 ci-dessous), du meurtre de vingt-deux personnes dans une affaire, de sept dans une autre affaire et de une dans une troisième affaire, et de plusieurs chefs de coups et blessures dangereux et de séquestration dans les autres affaires. Elle le condamna à une peine d'emprisonnement à vie, en soulignant la gravité particulière (paragraphe 37 ci-dessous) de sa culpabilité.
16.  La cour d'appel retint que le requérant avait créé un groupe paramilitaire et qu'avec lui il avait pris part au nettoyage ethnique ordonné par les chefs politiques serbes de Bosnie et les forces militaires serbes dans la région de Doboj : il avait notamment participé à l'arrestation et à la séquestration, accompagnées de violences et de mauvais traitements, des Musulmans de sexe masculin de trois villages de Bosnie au début du mois de mai et en juin 1992 ; il avait tué plusieurs habitants de ces villages, et notamment abattu par balle, en juin 1992, vingt-deux habitants du village de Grabska (des femmes, des handicapés et des personnes âgées) ; par la suite, avec le groupe paramilitaire qu'il dirigeait, il avait expulsé de leur village une quarantaine d'hommes ; sur ses ordres, ceux-ci avaient subi des mauvais traitements et six d'entre eux avaient été tués par balle ; un septième, blessé, était mort brûlé avec les corps des six hommes abattus ; enfin, en septembre 1992, il avait tué avec une matraque en bois un détenu de la prison de Doboj qui était molesté par des soldats, afin de faire la démonstration d'une nouvelle méthode de mauvais traitements et d'exécution.
17.  La cour d'appel jugea qu'elle était compétente pour connaître de l'affaire en vertu de l'article 6 no 1 du code pénal (paragraphe 34 ci-dessous) dès lors qu'il existait un lien légitime permettant d'ouvrir des poursuites pénales en Allemagne, dans la mesure où, d'une part, les faits relevaient des missions militaires et humanitaires allemandes en Bosnie-Herzégovine et où, d'autre part, le requérant avait résidé en Allemagne pendant plus de vingt ans et avait été arrêté sur le sol allemand. Souscrivant aux conclusions d'un expert en la matière, elle conclut également que le droit international public n'interdisait pas aux juridictions allemandes de juger l'affaire. En particulier, elle considéra que ni l'article VI de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide (Convention sur le génocide), ni l'article 9 du Statut du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (Statut du TPIY) de 1993 (paragraphes 48-49 ci-dessous) n'écartaient la compétence des juridictions allemandes pour connaître d'actes de génocide commis hors d'Allemagne par un non-national sur des non-nationaux, et que ce point de vue était confirmé par le fait que le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) avait déclaré qu'il n'était pas disposé à poursuivre lui-même le requérant.
18.  La cour jugea également que le requérant avait agi dans l'intention de commettre un génocide, au sens de l'article 220a du code pénal. S'appuyant sur les opinions exprimées par une partie de la doctrine, elle considéra que la « destruction d'un groupe » au sens de l'article 220a du code pénal s'entendait de la destruction du groupe en tant qu'unité sociale dans ses caractéristiques distinctives et particulières et dans son sentiment d'appartenance à une même communauté (« Zerstörung der Gruppe als sozialer Einheit in ihrer Besonderheit und Eigenart und ihrem Zusammengehörigkeitsgefühl »), une destruction biologique et physique n'étant pas nécessaire à cette fin. Elle conclut donc que le requérant avait agi dans l'intention de détruire le groupe des Musulmans du nord de la Bosnie, ou du moins de la région de Doboj.
3.  La procédure devant la Cour fédérale de Justice
19.  Le 30 avril 1999, après une audience, la Cour fédérale de Justice, saisie d'un pourvoi par le requérant, reconnut celui-ci coupable d'un chef de génocide et de trente chefs de meurtre. Elle le condamna à une peine d'emprisonnement à vie et souligna la gravité particulière de sa culpabilité.
20.  Souscrivant au raisonnement de la cour d'appel, elle conclut que le droit pénal allemand était applicable en l'espèce et que les juridictions allemandes étaient donc compétentes pour connaître de l'affaire en application de l'article 6 no 1 du code pénal. Elle considéra en particulier qu'aucune règle de droit international public n'interdisait aux juridictions pénales allemandes de condamner le requérant en vertu du principe de la compétence universelle (Universalitäts- /Weltrechtsprinzip) consacré par cet article. Tout en reconnaissant que ce principe n'était pas expressément énoncé dans l'article VI de la Convention sur le génocide, même si des versions antérieures de celle-ci montraient qu'il avait été envisagé de l'y inclure au moment de la rédaction du texte, elle estima que ledit article ne faisait pas obstacle à ce que des personnes accusées de génocide fussent jugées par des juridictions nationales autres que celles de l'Etat sur le territoire duquel l'acte avait été commis, et que toute autre interprétation eût été incompatible avec le caractère erga omnes de l'obligation de prévenir et de réprimer les actes de génocide à laquelle les Etats contractants avaient souscrit à l'article premier de la Convention de 1948 (paragraphe 48 ci-dessous). Elle jugea également que l'article 9 § 1 du Statut du TPIY, qui prévoyait la compétence concurrente du TPIY et de toutes les juridictions nationales, confirmait cette interprétation de la Convention sur le génocide.
21.  La Cour fédérale de Justice estima par ailleurs que les juridictions allemandes étaient aussi compétentes pour connaître de l'affaire en vertu de l'article 7 § 2 no 2 du code pénal (paragraphe 34 ci-dessous).
22.  Elle ne répondit pas expressément au grief du requérant selon lequel la cour d'appel, avant de rendre sa décision du 18 août 1997, avait refusé, sur le fondement de l'article 244 § 5 du code de procédure pénale, de convoquer les témoins résidant à l'étranger qu'il avait cités. En revanche, elle évoqua de manière générale les conclusions du procureur général (Generalbundesanwalt), qui avait estimé que le recours était irrecevable sur ce point, les faits pertinents n'y ayant pas été exposés de manière suffisamment détaillée. En ce qui concerne le grief relatif au refus de convoquer trois autres témoins à décharge se trouvant à l'étranger, expliqué par la cour d'appel dans sa décision du 12 septembre 1997, la Cour fédérale de Justice le jugea irrecevable au motif qu'il ne précisait pas suffisamment les faits pertinents et n'était pas suffisamment motivé. Quant au grief du requérant relatif au refus de la cour d'appel de faire établir un plan des lieux, elle se référa là encore aux conclusions du procureur général, suivant lesquelles ce grief était mal fondé, dès lors notamment que la cour d'appel disposait déjà d'une vidéo de la localité.
23.  La Cour fédérale de Justice confirma la conclusion de la cour d'appel selon laquelle le requérant avait eu l'intention de commettre un génocide au sens de l'article 220a du code pénal, mais jugea que l'ensemble de ses actes ne constituait qu'un seul chef de génocide. S'appuyant sur le libellé de l'article 220a § 1 no 4 (imposition de mesures visant à empêcher les naissances au sein du groupe) et no 5 (transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe), elle considéra que l'intention de détruire un groupe physiquement n'était pas nécessaire pour qu'il y eût génocide, l'intention de le détruire en tant qu'unité sociale étant suffisante.
4.  La procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale
24.  Le 12 décembre 2000, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d'examiner le recours constitutionnel du requérant.
25.  Elle estima que les juridictions pénales n'avaient violé aucune disposition de la Loi fondamentale en se déclarant compétentes pour connaître de l'affaire en vertu de l'article 6 no 1 du code pénal combiné avec l'article VI de la Convention sur le génocide. Elle précisa que le principe de la compétence universelle fournissait un lien raisonnable justifiant d'examiner des faits commis hors du territoire allemand, tout en respectant le principe de non-intervention (Interventionsverbot) consacré par le droit international public. Elle jugea dénué d'arbitraire le raisonnement des juridictions compétentes selon lequel l'article 6 no 1 du code pénal combiné avec l'article VI de la Convention sur le génocide leur permettait d'examiner l'affaire du requérant. Suivant son analyse, on pouvait tout à fait considérer que la Convention sur le génocide, même si elle n'énonçait pas expressément le principe de la compétence universelle, prévoyait que les parties contractantes, sans être tenues de poursuivre les auteurs de génocide, étaient compétentes pour le faire. En réalité, le génocide aurait été l'archétype même du sujet justifiant l'application du principe de la compétence universelle. Le raisonnement des juridictions pénales n'aurait pas porté atteinte à la souveraineté personnelle et territoriale de la Bosnie-Herzégovine, celle-ci s'étant expressément abstenue de demander l'extradition du requérant.
26.  Faisant observer qu'en présence d'un recours constitutionnel recevable elle était fondée à examiner toutes les questions constitutionnelles que pouvait poser l'acte litigieux, la Cour constitutionnelle fédérale conclut encore que le droit à un procès équitable garanti par la Loi fondamentale n'avait pas été violé dans le chef du requérant. Elle ajouta que la constitutionnalité de l'article 244 §§ 3 et 5 du code de procédure pénale n'était pas douteuse, que le législateur n'était pas tenu de prévoir des règles de procédure spécifiques pour certaines infractions pénales et que le droit à un procès équitable ne permettait pas au requérant d'exiger que soit recueillie telle ou telle preuve, par exemple les dispositions de témoins devant être cités à l'étranger.
27.  Sur l'interprétation de l'article 220a du code pénal, la Cour constitutionnelle fédérale conclut à l'absence de violation du principe de non-rétroactivité de la loi pénale garanti par l'article 103 § 2 de la Loi fondamentale. Elle estima que l'interprétation faite par la cour d'appel et la Cour fédérale de Justice de la notion d'« intention de détruire » visée dans cet article était prévisible et conforme à celle de l'interdiction du génocide en droit international public – à la lumière de laquelle l'article 220a du code pénal devait s'interpréter – telle que dégagée par les juridictions compétentes et une partie de la doctrine et consacrée par la pratique des Nations unies, notamment dans la résolution 47/121 de l'Assemblée générale (paragraphe 41 ci-dessous).
5.  La réouverture de la procédure
28.  Le 3 juillet 2002, la cour d'appel de Düsseldorf déclara irrecevable une demande de réouverture de la procédure introduite par le requérant. Elle considéra que le fait que l'un des témoins qu'elle avait interrogés, qui était le seul qui eût affirmé avoir vu le requérant tuer vingt-deux personnes à Grabska, fût soupçonné de parjure, ne justifiait pas la réouverture du procès, dès lors qu'à supposer même que ce témoin eût inventé les allégations qu'il avait portées contre le requérant, celui-ci serait resté passible d'une peine d'emprisonnement à vie pour génocide et pour huit chefs de meurtre.
29.  Par une décision du 20 décembre 2002 signifiée le 28 janvier 2003, la Cour fédérale de Justice jugea recevable la demande de réouverture du procès formée par le requérant pour autant qu'elle concernait le meurtre de vingt-deux personnes à Grabska. Elle souligna toutefois que même à supposer que la condamnation de l'intéressé pour les vingt-deux chefs de meurtre ne fût pas maintenue, sa condamnation pour génocide et pour huit chefs de meurtre, et donc sa peine de prison à vie, y compris la conclusion relative à la gravité particulière de sa culpabilité, resteraient valables.
30.  Le 28 février 2003, le requérant introduisit un recours constitutionnel dans lequel il soutenait que les décisions de la cour d'appel de Düsseldorf et de la Cour fédérale de Justice relatives à la réouverture de son procès avaient violé son droit à la liberté garanti par la Loi fondamentale. Il argua que c'était à tort qu'elles avaient conclu que, dans le cadre de la réouverture de l'affaire, la question de la gravité particulière de sa culpabilité ne devait pas être à nouveau examinée.
31.  Le 22 avril 2003, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d'admettre le recours constitutionnel du requérant.
32.  Le 21 juin 2004, la cour d'appel de Düsseldorf décida de rouvrir la procédure relativement à la condamnation du requérant pour le meurtre par balle de vingt-deux personnes à Grabska. Elle constata que le seul témoin qui disait avoir assisté à ces meurtres s'était rendu coupable de parjure au moins pour certaines autres déclarations et conclut qu'elle ne pouvait donc pas exclure la possibilité que les juges qui avaient alors examiné l'affaire eussent acquitté le requérant de ce chef d'accusation s'ils avaient su que le témoin en question avait fait un certain nombre de fausses déclarations.
33.  Aussi la cour d'appel décida-t-elle d'abandonner la procédure quant aux charges en rapport avec lesquelles la demande de réouverture du procès avait été accordée. Elle considéra que la peine qui aurait été infligée au requérant s'il avait à nouveau été jugé coupable du meurtre de vingt-deux personnes à Grabska n'aurait vraisemblablement pas été beaucoup plus sévère que la peine, devenue définitive, qui lui avait déjà été imposée pour génocide. En conséquence, l'arrêt du 26 septembre 1997 conserva sa validité quant à la condamnation pour génocide et pour huit chefs de meurtre et quant à la mise en exergue de la gravité particulière de la culpabilité du requérant.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
1.  Le code pénal
34.  Dans leur version en vigueur au moment des faits, les dispositions pertinentes du code pénal sur la compétence des juridictions allemandes, le crime de génocide et la gravité de la culpabilité d'un accusé étaient les suivantes :
Article 6  Actes commis à l'étranger contre des intérêts protégés par le droit international
« Le droit pénal allemand s'applique également, indépendamment du droit applicable au lieu où ils ont été commis, aux actes ci-après commis à l'étranger :
1.  génocide (article 220a) ; (...) »
Article 7  Applicabilité aux actes commis à l'étranger dans les autres cas
« 1)  (...)
2)  Le droit pénal allemand s'applique aux autres actes commis à l'étranger si ceux-ci sont passibles d'une peine là où ils ont été commis ou si le lieu de commission n'est pas soumis à l'application du droit pénal et que l'auteur
2.  était étranger au moment de la commission de l'acte, est trouvé en Allemagne et, bien que la loi sur l'extradition permette son extradition pour l'acte en question, n'est pas extradé parce qu'une demande d'extradition n'est pas présentée ou est rejetée ou parce qu'il n'est pas possible de procéder à l'extradition. »
Article 220a
« 1)  Quiconque, agissant dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, racial, religieux ou ethnique en tant que tel,
1.  tue des membres du groupe,
2.  porte gravement atteinte à l'intégrité physique ou mentale (...) de membres du groupe,
3.  soumet le groupe à des conditions d'existence de nature à entraîner sa destruction physique totale ou partielle,
4.  impose des mesures visant à empêcher les naissances au sein du groupe,
5.  transfère de force des enfants du groupe à un autre groupe,
est puni d'une peine d'emprisonnement à vie. »
35.  L'article 220a a été introduit dans le code pénal allemand par la loi du 9 août 1954 sur l'adhésion de l'Allemagne à la Convention sur le génocide, et est entré en vigueur en 1955. Les articles 6 no 1 et 220a du code pénal ont cessé d'être applicables le 30 juin 2002, date à laquelle le code des crimes de droit international (Völkerstrafgesetzbuch) est entré en vigueur. L'article 1 de ce nouveau code dispose qu'il s'applique aux infractions pénales de droit international telles que le génocide (article 6 du nouveau code), même lorsque l'infraction a été commise à l'étranger et qu'il n'y a pas de relation avec l'Allemagne.
36.  Le requérant est la première personne à avoir été condamnée pour génocide par les juridictions allemandes sur le fondement de l'article 220a depuis l'incorporation de cet article dans le code pénal. Au moment où il a commis les actes pour lesquels il a été condamné, à savoir en 1992, la doctrine considérait en majorité que l'« intention de détruire un groupe » constitutive de génocide en vertu de l'article 220a du code pénal devait viser la destruction physique ou biologique du groupe protégé (voir, par exemple, A. Eser, in Schönke / Schröder, Strafgesetzbuch – Kommentar, 24e édition, Munich, 1991, Article 220a, §§ 4-5, avec d'autres références). Il y avait toutefois un nombre considérable d'auteurs qui estimaient au contraire que la notion de destruction d'un groupe en tant que tel, dans son sens littéral, allait au-delà de l'extermination physique ou biologique et recouvrait également la destruction du groupe en tant qu'unité sociale (voir, en particulier, H.-H. Jescheck, Die internationale Genocidium-Konvention vom 9. Dezember 1948 und die Lehre vom Völkerstrafrecht, ZStW 66 (1954), p. 213, et B. Jähnke, in Leipziger Kommentar, Strafgesetzbuch, 10e édition, Berlin-New York 1989, Article 220a, §§ 4, 8, 13).
37.  En vertu de l'article 57a § 1 du code pénal, une peine d'emprisonnement à vie ne peut faire l'objet d'un sursis avec mise à l'épreuve que si, entre autres, quinze années de cette peine ont déjà été purgées et si le maintien en détention ne s'impose pas du fait de la gravité particulière de la culpabilité (besondere Schwere der Schuld) de l'accusé.
2.  Le code de procédure pénale
38.  En vertu de l'article 244 § 3 du code de procédure pénale, une demande de communication de preuves ne peut être rejetée que dans les conditions énoncées audit article. Pareille demande peut ainsi être écartée si les preuves en question sont impossibles à obtenir (unerreichbar).
39.  La deuxième phrase de l'article 244 § 5 du code de procédure pénale énonce les conditions particulières dans lesquelles il est possible de rejeter une demande d'audition d'un témoin qui devrait être convoqué à l'étranger. Ces conditions sont moins strictes que celles dans lesquelles il est possible de rejeter une demande d'audition d'un témoin pouvant être convoqué en Allemagne : il suffit que les juges, dans l'exercice de leur pouvoir d'appréciation discrétionnaire, estiment que l'audition du témoin n'est pas nécessaire aux fins de l'établissement de la vérité.
3.  Éléments de droit comparé et du droit international public et de la pratique pertinents
a)  Définition et portée du crime de génocide
i.  La Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide (Convention sur le génocide)
40.  Les dispositions pertinentes de la Convention sur le génocide, qui est entrée en vigueur pour l'Allemagne le 22 février 1955, sont ainsi libellées :
Article II
« Dans la présente Convention, le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
a)  Meurtre de membres du groupe ;
b)  Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
c)  Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
d)  Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
e)  Transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe. »
ii.  La résolution de l'Assemblée générale des Nations unies
41.  Dans sa résolution 47/121 (A/RES/47/121) du 18 décembre 1992 relative à la situation en Bosnie-Herzégovine en 1992, l'Assemblée générale des Nations unies s'est déclarée
« Gravement préoccupée par la détérioration de la situation dans la République de Bosnie-Herzégovine, due à l'intensification des actes agressifs auxquels les forces serbes et monténégrines se livrent pour acquérir plus de territoires par la force, situation caractérisée par des violations constantes, flagrantes et systématiques des droits de l'homme, par le nombre croissant de réfugiés qui résulte des expulsions massives de civils sans défense de leurs foyers et par l'existence, dans les zones sous domination serbe et monténégrine, de camps de concentration et de centres de détention, concourant à l'ignoble politique de « nettoyage ethnique », qui est une forme de génocide, (...) »
iii.  La jurisprudence du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie
42.  Dans l'affaire Le Procureur c. Radislav Krstic (IT-98-33-T, jugement du 2 août 2001, §§ 577-580), la Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), s'écartant expressément de l'interprétation large de la notion d'« intention de détruire » qui avait été adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies et par la Cour constitutionnelle fédérale dans sa décision du 12 décembre 2000 sur la présente affaire, a formulé les conclusions suivantes relativement à la Convention sur le génocide :
« 577.  Cela étant, plusieurs déclarations et décisions récentes ont interprété l'intention de détruire (...) comme pouvant s'inférer de la preuve de la destruction culturelle du groupe et d'autres actes de destruction non physique.
578.  En 1992, l'Assemblée générale des Nations Unies a qualifié le nettoyage ethnique de forme de génocide. (...)
579.  En décembre 2000, la Cour constitutionnelle fédérale d'Allemagne a déclaré :
la définition 1égale du génocide défend l'idée d'une protection 1égale qui, par-delà l'individu, s'étend à 1'existence sociale du groupe (...) l'intention de détruire le groupe (...) va au-delà de 1'extermination physique et biologique (...) Partant, le texte de loi n'implique pas que l'intention du coupable soit d'exterminer physiquement au moins une partie importante des membres du groupe. (...)
580.  La Chambre de première instance se sait toutefois tenue d'interpréter la Convention en tenant dûment compte du principe nullum crimen sine lege. Elle reconnaît donc qu'en dépit de ses développements récents, le droit international coutumier limite la définition du génocide aux actes visant à la destruction physique ou biologique de tout ou partie du groupe. N'entrerait donc pas dans le cadre de la définition du génocide une entreprise qui s'en prendrait exclusivement, en vue de les annihiler, aux traits culturels et sociologiques d'un groupe humain, fondements de son identité. La Chambre de première instance fait toutefois remarquer que la destruction physique ou biologique s'accompagne souvent d'atteintes aux biens et symboles culturels et religieux du groupe pris pour cible, atteintes dont il pourra légitimement être tenu compte pour établir l'intention de détruire le groupe physiquement. »
43.  Le jugement de la Chambre de première instance fut confirmé sur ce point par l'arrêt de la Chambre d'appel du TPIY du 19 avril 2004 (IT-98-33-A), qui comporte les conclusions suivantes :
« 25.  La Convention sur le génocide, et le droit international coutumier en général, prohibent uniquement la destruction physique ou biologique d'un groupe humain. La Chambre de première instance, prenant expressément acte de cette limitation, s'est gardée de donner une définition plus large. (...)
33.  (...) Le fait que le transfert forcé ne constitue pas en lui-même un acte génocidaire n'empêche pas pour autant une chambre de première instance de se fonder dessus pour établir l'intention des membres de l'état-major principal de la VRS. L'intention génocidaire peut être déduite, entre autres, de la preuve de « la perpétration d'autres actes répréhensibles systématiquement dirigés contre le même groupe ». »
44.  De même, dans l'affaire Le Procureur c. Kupreskic et autres (IT-95-16-T, jugement du 14 janvier 2000, § 751), qui concernait le meurtre de quelque 116 Musulmans, perpétré afin de contraindre la population musulmane d'un village à s'en aller, le TPIY a formulé les conclusions suivantes :
« Il n'y a qu'un pas de la persécution au génocide, le plus révoltant des crimes contre l'humanité. Dans celui-ci en effet, l'intention de persécuter est portée à son paroxysme à travers la volonté d'anéantir physiquement le groupe, en tout ou en partie. L'intention coupable associée au crime de génocide est de détruire le groupe ou partie du groupe, alors que dans le crime de persécution, elle consiste plutôt à exercer une discrimination par la force contre un groupe ou des membres de celui-ci, par la violation systématique et flagrante de leurs droits fondamentaux. En l'espèce, la Chambre de première instance convient avec l'Accusation que le meurtre des civils musulmans avait pour objectif premier d'expulser le groupe du village et non de détruire le groupe musulman en tant que tel. Il s'agit donc de persécution et non de génocide. »
iv.  La jurisprudence de la Cour internationale de Justice
45.  Dans son arrêt rendu le 26 février 2007 en l'affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro (« Affaire relative à l'application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide »), la Cour internationale de Justice (CIJ) a formulé, sous le titre « Intention et « nettoyage ethnique » » (§ 190), les conclusions suivantes :
« 190. L'expression « nettoyage ethnique » a fréquemment été employée pour se référer aux événements de Bosnie-Herzégovine qui font l'objet de la présente affaire (...) Le préambule de la résolution 47/121 fait état, pour décrire ce qui se déroulait en Bosnie-Herzégovine, d'une « ignoble politique de « nettoyage ethnique », (...) forme de génocide » (...) De telles mesures [le nettoyage ethnique] ne sauraient constituer une forme de génocide au sens de la Convention que si elles correspondent à l'une des catégories d'actes prohibés par l'article II de la Convention ou relèvent de l'une de ces catégories. Ni l'intention, sous forme d'une politique visant à rendre une zone «ethniquement homogène», ni les opérations qui pourraient être menées pour mettre en œuvre pareille politique ne peuvent, en tant que telles, être désignées par le terme de génocide : l'intention qui caractérise le génocide vise à « détruire, en tout ou en partie, » un groupe particulier ; la déportation ou le déplacement de membres appartenant à un groupe, même par la force, n'équivaut pas nécessairement à la destruction dudit groupe, et une telle destruction ne résulte pas non plus automatiquement du déplacement forcé. Cela ne signifie pas que les actes qui sont décrits comme étant du «nettoyage ethnique» ne sauraient jamais constituer un génocide, s'ils sont tels qu'ils peuvent être qualifiés, par exemple, de « [s]oumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle », en violation du litt. c) de l'article II de la Convention, sous réserve que pareille action soit menée avec l'intention spécifique (dolus specialis) nécessaire, c'est-à-dire avec l'intention de détruire le groupe, et non pas seulement de l'expulser de la région. Ainsi que l'a fait observer le TPIY, s'« [i]l y a donc d'évidentes similitudes entre une politique génocidaire et ce qui est communément appelé une politique de « nettoyage ethnique » » (Krstić, IT-98-33, Chambre de première instance, jugement du 2 août 2001, par. 562), il n'en reste pas moins qu'« [i]l faut faire clairement le départ entre la destruction physique et la simple dissolution d'un groupe. L'expulsion d'un groupe ou d'une partie d'un groupe ne saurait à elle seule constituer un génocide. » (...) »
v.  L'interprétation d'autres Etats parties à la Convention
46.  Selon les éléments dont la Cour dispose, il n'y a eu que très peu de cas de poursuites au niveau national pour des faits de génocide dans les autres Etats parties à la Convention, et l'on ne connaît pas de cas où les juridictions de ces Etats auraient défini le type de destruction d'un groupe que l'auteur doit avoir eu l'intention de commettre pour être jugé coupable de génocide et auraient ainsi répondu à la question de savoir si la notion d'« intention de détruire » ne recouvre que la destruction physique ou biologique ou si elle s'étend également à la destruction d'un groupe en tant qu'unité sociale.
vi.  L'interprétation de la doctrine
47.  Au sein de la doctrine, l'opinion majoritaire est que le nettoyage ethnique pratiqué par les forces serbes en Bosnie-Herzégovine pour expulser les Musulmans et les Croates de leurs foyers ne s'analyse pas en un génocide (voir, parmi bien d'autres, William A. Schabas, Genocide in International Law: the crime of crimes, Cambridge 2000, pp. 199 et suivantes). Il y avait toutefois un nombre considérable d'auteurs qui estimaient au contraire que les actes en question étaient bel et bien constitutifs de génocide (voir, notamment, M. Lippman, Genocide: The Crime of the Century, HOUJIL 23 (2001), p. 526, et J. Hübner, Das Verbrechen des Völkermordes im internationalen und nationalen Recht, Frankfurt a.M. 2004, pp. 208-217 ; G. Werle, quant à lui, a estimé dans Völkerstrafrecht, 1ère édition, Tübingen 2003, pp. 205, 218 et suivantes, que la possibilité d'établir une intention de détruire le groupe en tant qu'unité sociale, et non pas simplement de l'expulser, dépendait des circonstances du cas considéré, et en particulier de l'ampleur des crimes commis).
b)  La compétence universelle à l'égard du crime de génocide
i.  La Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide (Convention sur le génocide)
48.  Les dispositions pertinentes de la Convention sur le génocide sont ainsi libellées :
Article premier
« Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu'il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu'elles s'engagent à prévenir et à punir. »
Article VI
« Les personnes accusées de génocide ou de l'un quelconque des autres actes énumérés à l'article III seront traduites devant les tribunaux compétents de l'Etat sur le territoire duquel l'acte a été commis, ou devant la cour criminelle internationale qui sera compétente à l'égard de celles des Parties contractantes qui en auront reconnu la juridiction. »
ii.  Le Statut du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (Statut du TPIY) de 1993
49.  Les dispositions pertinentes du Statut du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie sont ainsi libellées :
Article 9  Compétences concurrentes
« 1.  Le Tribunal international et les juridictions nationales sont concurremment compétents pour juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l'ex-Yougoslavie depuis le 1er janvier 1991.
2.  Le Tribunal international a la primauté sur les juridictions nationales. A tout stade de la procédure, il peut demander officiellement aux juridictions nationales de se dessaisir en sa faveur conformément au présent statut et à son règlement. »
iii.  La jurisprudence du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie
50.  Dans son arrêt du 2 octobre 1995 relatif à l'appel de la défense concernant l'exception préjudicielle d'incompétence soulevée dans l'affaire Le Procureur c. Dusko Tadic (no IT-94-1), la Chambre d'appel du TPIY a estimé que « la compétence universelle [était désormais] reconnue dans le cas des crimes internationaux » (§ 62).
51.  De même, dans son jugement rendu le 10 décembre 1998 dans l'affaire Le Procureur c. Anto Furundzija (no IT-95-17/1-T), la Chambre de première instance du TPIY s'est exprimée ainsi : « On a estimé que les crimes internationaux étant universellement condamnés quel que soit l'endroit où ils ont été commis, chaque Etat a le droit de poursuivre et de punir les auteurs de ces crimes. Comme le dit de façon générale la Cour suprême d'Israël dans l'affaire Eichmann, de même qu'une juridiction des Etats-Unis dans l'affaire Demjaniuk, « c'est le caractère universel des crimes en question (...) qui confère à chaque Etat le pouvoir de traduire en justice et de punir ceux qui y ont pris part ». » (§ 156).
iv.  Le droit et la pratique internes des autres Etats parties à la Convention
52.  Selon les informations et les éléments dont la Cour dispose, notamment les éléments communiqués par le Gouvernement, qui n'ont pas été contestés par le requérant, les dispositions légales de bon nombre d'autres Etats parties à la Convention autorisent la poursuite des faits de génocide dans des circonstances comparables à celles de la présente espèce.
53.  Dans beaucoup d'Etats contractants (par exemple en Espagne, en France, en Belgique (au moins jusqu'en 2003), en Finlande, en Italie, en Lettonie, au Luxembourg, aux Pays-Bas (depuis 2003), en Russie, en République slovaque, en République tchèque et en Hongrie), la poursuite des faits de génocide relève du principe de la compétence universelle, c'est-à-dire de la faculté pour un Etat de poursuivre les crimes commis hors de son territoire par et sur des personnes qui n'ont pas sa nationalité, et non dirigés contre ses intérêts nationaux, dès lors que l'accusé se trouve sur son territoire. Au moment du procès du requérant, de nombreux autres Etats (par exemple l'Autriche, le Danemark, l'Estonie, la Pologne, le Portugal, la Roumanie, la Suède et la Suisse (depuis 2000)) avaient autorisé la poursuite des faits de génocide commis à l'étranger par des ressortissants étrangers contre des étrangers conformément à des dispositions analogues au principe de la compétence par représentation (stellvertretende Strafrechtspflege – comparer article 7 § 2 no 2 du code pénal allemand, paragraphe 34 ci-dessus). Parmi les Etats parties à la Convention qui ne prévoient pas de compétence universelle pour les faits de génocide on trouve, notamment, le Royaume-Uni.
54.  En dehors des tribunaux autrichiens, belges et français, ce sont surtout les tribunaux espagnols qui ont déjà jugé des affaires de génocide en se fondant sur le principe de la compétence universelle. Ainsi, l'Audiencia Nacional, dans sa décision rendue le 5 novembre 1998 dans l'affaire Augusto Pinochet, a conclu que les juridictions espagnoles étaient compétentes pour connaître de l'affaire. Au sujet de la portée de la Convention sur le génocide, les juges se sont exprimés ainsi :
« L'article 6 de la Convention n'exclut pas que des juridictions distinctes de celles du territoire où le crime a été commis et des juridictions internationales puissent être compétentes. (...) il serait contraire à l'esprit de la Convention (...), qui vise à empêcher que soit commis en toute impunité un crime aussi grave, de considérer que cet article limite l'exercice de la compétence en la matière aux seules juridictions envisagées par lui. Le fait que les Parties contractantes ne se soient pas accordées sur la question de la compétence universelle de leurs juridictions nationales respectives sur ce crime ne fait pas obstacle à l'établissement par un Etat partie de sa compétence pour connaître d'un crime dont la gravité est reconnue dans le monde entier et qui touche directement l'ensemble de la communauté internationale et même de l'humanité, comme l'indique la Convention elle-même. (...) Les termes de l'article 6 de la Convention de 1948 ne permettent pas non plus d'exclure la compétence pour sanctionner des faits de génocide d'un Etat partie comme l'Espagne, dont le droit prévoit l'extraterritorialité aux fins de la poursuite de tels crimes (...) » (International Law Reports, vol. 119, pp. 331 et suiv., 335-336).
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 5 § 1 a) ET 6 § 1 DE LA CONVENTION
55.  Le requérant se plaint de sa condamnation pour génocide prononcée par la cour d'appel de Düsseldorf et confirmée par la Cour fédérale de Justice et la Cour constitutionnelle fédérale, qui selon lui n'étaient pas compétentes pour connaître de son affaire, et de sa détention subséquente. Il y voit une violation des articles 5 § 1 a) et 6 § 1 de la Convention, qui en leurs parties pertinentes sont ainsi libellés :
Article 5
« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
a)  s'il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ; »
Article 6
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
56.  Le Gouvernement conteste cette thèse.
A.  Sur la recevabilité
57.  La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention, et qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il doit donc être déclaré recevable.
B.  Sur le fond
1.  Thèses des parties
a)  Le requérant
58.  Le requérant considère qu'une règle générale de droit international public, à savoir le principe de non-intervention, interdit normalement aux juridictions allemandes de poursuivre un étranger résidant à l'étranger pour des faits de génocide qu'il est soupçonné d'avoir commis dans un Etat étranger contre des victimes étrangères. Selon lui, les juridictions allemandes ne pouvaient pas non plus exercer leur compétence à titre exceptionnel en s'appuyant sur le principe de compétence universelle consacré par le droit pénal international à l'article 6 no 1 du code pénal, la compétence fondée sur ce principe n'étant pas internationalement reconnue dans le cas du génocide.
59.  Le requérant argue en particulier qu'en vertu de l'article VI de la Convention sur le génocide, seules les juridictions de l'Etat sur le territoire duquel l'acte a été commis ou une juridiction internationale peuvent juger les personnes accusées de génocide. Ainsi, l'article en question refléterait les règles de droit international public que sont le principe de non-intervention découlant du principe de la souveraineté et de l'égalité de tous les Etats et la prohibition de l'abus de droits. Le requérant admet que le principe de la compétence universelle, reconnu en droit international public coutumier, pourrait, en théorie, permettre à une juridiction nationale distincte de celle visée à l'article VI de la Convention sur le génocide d'exercer sa compétence. Il soutient toutefois que la possibilité pour une juridiction de se déclarer compétente sur le fondement de ce principe, qui déroge au principe de non-intervention, n'est reconnue ni en droit international des traités ni en droit international coutumier lorsqu'il s'agit de juger des personnes accusées de génocide. Les juridictions allemandes auraient donc fait preuve d'arbitraire en se déclarant compétentes en l'espèce.
b)  Le Gouvernement
60.  Pour le Gouvernement, les juridictions allemandes étaient à la fois les « tribuna[ux] compétent[s] », au sens de l'article 5 § 1 a) de la Convention,  pour déclarer le requérant coupable et les « tribuna[ux] établi[s] par la loi », au sens de l'article 6 § 1. Le droit pénal allemand aurait été applicable aux faits de l'espèce, de sorte qu'en vertu de l'article 6 no 1 du code pénal (dans sa version alors en vigueur) et eu égard à l'existence entre l'Allemagne et la poursuite des infractions imputées au requérant du lien légitime qu'au-delà du libellé de l'article 6 no 1 du code pénal les juridictions allemandes, soucieuses de respecter le principe de non-intervention, jugeaient nécessaires pour se déclarer compétentes, ces juridictions auraient été compétentes pour connaître des infractions dont le requérant était accusé. Le Gouvernement fait valoir que le requérant avait vécu en Allemagne pendant plusieurs années, qu'il y était toujours officiellement résident et qu'il avait été arrêté sur le territoire allemand. Il souligne également que l'Allemagne avait participé aux missions militaires et humanitaires organisées en Bosnie-Herzégovine. Il considère par ailleurs que les exigences de l'article 7 § 2 no 2 du code pénal, qui incorpore le principe de la compétence par représentation, ont été respectées, compte tenu notamment du fait que ni le TPIY ni les juridictions pénales du lieu du crime en Bosnie-Herzégovine n'avaient demandé l'extradition du requérant.
61.  Le Gouvernement soutient encore que les dispositions du droit allemand relatives à la compétence sont conformes aux principes du droit international public. En particulier, comme cela aurait été démontré de manière convaincante par les juridictions allemandes, l'article VI de la Convention sur le génocide, qui poserait des exigences minimales relativement à l'obligation de poursuivre les faits de génocide, n'interdirait pas aux tribunaux d'un Etat autre que celui sur le territoire duquel les faits de génocide ont été commis de poursuivre ces faits.
62.  De plus, le principe de la compétence universelle reconnu en droit international public coutumier autoriserait tous les Etats à établir leur juridiction sur les crimes de droit international tels que les actes de génocide, qui seraient dirigés contre les intérêts de l'ensemble de la communauté internationale, où qu'ils soient commis et qui que soient leurs auteurs. De même, la compétence découlant du principe de représentation énoncé à l'article 7 § 2 no 2 du code pénal ne serait pas contraire au droit international public. Les juridictions allemandes auraient donc été fondées à statuer sur l'affaire du requérant.
63.  Selon le Gouvernement, la législation et la jurisprudence de nombreux autres Etats parties à la Convention et la jurisprudence du TPIY permettent expressément la poursuite des faits de génocide sur le fondement du principe de la compétence universelle.
2.  Appréciation de la Cour
a)  Les principes pertinents
64.  La Cour considère que cette affaire relève principalement de l'article 6 § 1 de la Convention en ce qu'elle pose la question de savoir si le requérant a été entendu par un « tribunal établi par la loi ». La Cour rappelle que cette expression reflète le principe de l'état de droit, inhérent à tout le système de protection établi par la Convention et ses protocoles. La « loi » visée par l'article 6 § 1 comprend en particulier la législation relative à l'établissement et à la compétence des organes judiciaires (voir, notamment, Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 114, 28 novembre 2002). En conséquence, si au regard du droit interne un tribunal n'est pas compétent pour juger un accusé, il n'est pas « établi par la loi » au sens de l'article 6 § 1 (comparer Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, CEDH 2000-VII, §§ 99 et 107-108).
65.  La Cour rappelle par ailleurs qu'en principe la violation par un tribunal desdites dispositions légales internes sur l'établissement et la compétence des organes judiciaires emporte violation de l'article 6 § 1. Elle en conclut qu'elle est compétente pour vérifier le respect du droit national à cet égard. Cependant, compte tenu du principe général selon lequel il revient en premier lieu aux juridictions nationales d'interpréter les dispositions du droit interne, elle estime que, sauf violation flagrante de celles-ci, elle ne peut mettre en doute leur interprétation (voir, mutatis mutandis, Coëme et autres, précité, § 98 in fine, et Lavents, précité, § 114). A cet égard, la Cour rappelle également que l'article 6 ne donne pas à l'accusé le droit de choisir la juridiction qui le jugera. La tâche de la Cour se limite donc à examiner le point de savoir s'il existait des motifs raisonnables justifiant que les autorités de l'Etat mis en cause se déclarent compétentes pour connaître de l'affaire (voir, notamment, G. c. Suisse, no 16875/90, décision de la Commission du 10 octobre 1990, et Kübli c. Suisse, no 17495/90, décision de la Commission du 2 décembre 1992).
b)  Application de ces principes en l'espèce
66.  La Cour note que les juridictions allemandes ont fondé leur compétence sur l'article 6 no 1 et l'article 220a du code pénal combinés (dans leurs versions alors en vigueur). En vertu de ces dispositions, le droit pénal allemand était applicable, et, par conséquent, les juridictions allemandes étaient compétentes pour juger les personnes accusées d'actes de génocide commis à l'étranger, indépendamment des nationalités respectives de l'accusé et des victimes. Dès lors, la décision des juridictions internes de se reconnaître compétentes pour juger le requérant était conforme au libellé dépourvu d'ambiguïté des dispositions pertinentes du code pénal.
67.  Cela étant, la Cour doit aussi déterminer si ladite décision était conforme aux dispositions du droit international public applicables en Allemagne. Elle note à cet égard que les juridictions internes ont conclu que le principe de la compétence universelle que consacrait le droit international public et qui se trouvait incorporé à l'article 6 no 1 du code pénal leur permettait de se reconnaître compétentes sous réserve du respect du principe de non-intervention que posait le droit international public. Elles ont estimé que le libellé de l'article VI de la Convention sur le génocide n'excluait pas la possibilité pour elles de se juger compétentes sur le fondement du principe de la compétence universelle et que cet article devait se comprendre comme établissant une obligation pour les juridictions qu'il nommait de juger les personnes soupçonnées de génocide, sans toutefois interdire la poursuite des actes de génocide devant d'autres juridictions nationales.
68.  Pour déterminer si l'interprétation faite par les juridictions internes des règles et dispositions du droit international public applicables en matière de compétence est raisonnable, la Cour doit notamment examiner l'interprétation donnée de l'article VI de la Convention sur le génocide. A cet égard, elle observe, comme l'ont fait aussi les juridictions internes (voir notamment le paragraphe 20 ci-dessus), que les Parties contractantes à la Convention sur le génocide ne se sont pas entendues, malgré des propositions à cet effet dans les premières versions du texte, pour inclure dans cet article le principe de la compétence universelle des juridictions internes de tous les Etats contractants pour connaître des faits de génocide (voir les paragraphes 20 et 54 ci-dessus). Cependant, en vertu de l'article premier de la Convention sur le génocide, il pèse sur les Parties contractantes une obligation erga omnes de prévenir et de réprimer le génocide, dont la prohibition relève du jus cogens. En conséquence, le raisonnement des juridictions nationales selon lequel, compte tenu du but de la Convention sur le génocide, tel qu'exprimé notamment dans cet article, la compétence pour sanctionner les faits de génocide d'Etats dont les lois prévoient l'extraterritorialité à cet égard n'est pas exclue doit être considéré comme raisonnable (et même convaincant). Dès lors que les juridictions nationales étaient parvenues à une interprétation de l'article VI de la Convention sur le génocide qui était raisonnable, sans équivoque et conforme au but de cet instrument, il ne leur était pas nécessaire, pour interpréter le texte en question, d'avoir recours aux documents préparatoires, qui ne jouent qu'un rôle subsidiaire dans l'interprétation du droit international public (voir les articles 31 § 1 et 32 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités).
69.  La Cour observe à cet égard que l'interprétation de l'article VI de la Convention sur le génocide faite par les juridictions allemandes à la lumière de l'article premier de cet instrument, en vertu de laquelle elles se sont déclarées compétentes pour juger le requérant, est largement confirmée par les dispositions légales et la jurisprudence de nombreux autres Etats parties à la Convention (de sauvegarde des droits de l'homme) et par le Statut et la jurisprudence du TPIY. Elle note en particulier qu'en Espagne l'Audiencia Nacional a interprété l'article VI de la Convention sur le génocide exactement de la même manière que les juridictions allemandes (paragraphe 54 ci-dessus). De surcroît, l'article 9 § 1 du Statut du TPIY confirme l'analyse des juridictions allemandes, puisqu'il prévoit la compétence concurrente du TPIY et des juridictions nationales, sans aucune restriction à l'égard des juridictions internes d'un pays ou d'un autre. De fait, le TPIY a expressément reconnu le principe de la compétence universelle en matière de génocide (paragraphes 50-51 ci-dessus), et de nombreux Etats parties à la Convention autorisent la poursuite des faits de génocide conformément à ce principe, ou du moins lorsque sont réunies, comme dans le cas du requérant, certaines conditions supplémentaires, telles que celles requises en vertu du principe de représentation (paragraphes 52-53 ci-dessus).
70.  La Cour conclut que l'interprétation faite par les juridictions allemandes des dispositions et règles applicables du droit international public, à la lumière desquelles devaient s'interpréter les dispositions du code pénal, n'était pas arbitraire. Les juges allemands avaient donc des motifs raisonnables de se reconnaître compétents pour statuer sur les accusations de génocide qui pesaient sur le requérant.
71.  Il s'ensuit que la cause du requérant a été entendue par un tribunal établi par la loi au sens de l'article 6 § 1 de la Convention. Partant, il n'y a pas eu violation de cette disposition.
72.  Compte tenu de la conclusion qui précède quant à l'article 6 § 1, à savoir que les juridictions allemandes ont agi raisonnablement en s'estimant compétentes pour juger le requérant, la Cour conclut que la détention subie par l'intéressé après sa condamnation, qui avait donc été prononcée « par un tribunal compétent », était régulière au sens de l'article 5 § 1 a) de la Convention. Partant, il n'y a pas eu non plus violation de cette disposition.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 d) DE LA CONVENTION
73.  Le requérant soutient que, la cour d'appel de Düsseldorf ayant refusé, sur le fondement de l'article 244 § 5 du code pénal, de citer des témoins à décharge qui auraient dû être convoqués à l'étranger, il n'a pas bénéficié d'un procès équitable au sens de l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention. Il se plaint également de ce que la cour d'appel ait refusé d'inspecter les lieux supposés du crime à Grabska ou d'en faire établir un plan. Il y voit une autre violation de l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, dont les parties pertinentes sont ainsi libellées :
« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)
3.  Tout accusé a droit notamment à : (...)
d)  interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l'interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ; »
74.  Le Gouvernement conteste cette thèse.
A.  Thèses des parties
1.  Le Gouvernement
75.  Le Gouvernement plaide que le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes relativement à son grief concernant le refus de la cour d'appel de citer vingt-huit témoins dès lors que, dans le cadre de la procédure devant la Cour fédérale de Justice, il n'a pas suffisamment étayé ses arguments à cet égard et n'a pas soulevé la question du refus de la cour d'appel d'inspecter les lieux supposés du crime à Grabska.
76.  Le Gouvernement soutient en outre que le requérant ne peut plus se prétendre victime d'une violation de ses droits garantis par la Convention et que sa requête est incompatible ratione personae avec la Convention dans la mesure où ses griefs portent sur des demandes relatives à l'administration de preuves dans le cadre de l'accusation du meurtre de vingt-deux personnes à Grabska. Il fait valoir à cet égard que, pour ces infractions, la procédure pénale dirigée contre l'intéressé a été rouverte et s'est soldée par un non-lieu.
77.  Le Gouvernement estime que, de toute façon, le droit à un procès équitable garanti par l'article 6 de la Convention n'a pas été violé dans le chef du requérant. D'après lui, la cour d'appel a reçu les preuves dans le respect des exigences de cette disposition. Selon l'article 244 du code de procédure pénale, notamment, les mêmes règles d'administration des preuves s'appliqueraient à l'accusation et à la défense, et en vertu du code de procédure pénale allemand il appartiendrait aux juridictions pénales elles-mêmes de rechercher la vérité de leur propre initiative. Les investigations au sujet d'infractions commises à l'étranger poseraient certes des problèmes de procédure considérables, mais les accusés resteraient protégés par les règles de procédure pénale et conserveraient le bénéfice du doute.
78.  Le Gouvernement considère que la cour d'appel n'a pas agi arbitrairement en rejetant les demandes du requérant tendant à la production de preuves supplémentaires, mais qu'elle a dûment examiné ces demandes et livré des motifs objectivement justifiés pour les rejeter. Sa conclusion, fondée sur l'article 244 § 5 du code de procédure pénale, selon laquelle la convocation des témoins cités par le requérant n'était pas nécessaire dans les circonstances de l'espèce aux fins de l'établissement de la vérité ne ferait apparaître aucune erreur de droit, et la cour d'appel aurait pleinement motivé ses décisions.
2.  Le requérant
79.  Le requérant conteste la thèse du Gouvernement. Il souligne que la Cour constitutionnelle fédérale n'a pas rejeté son recours pour défaut d'épuisement des voies de recours internes et soutient qu'il n'a pas perdu la qualité de victime d'une violation de l'article 6 de la Convention.
80.  Le requérant voit une violation de l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention dans le fait que la cour d'appel, s'appuyant sur la deuxième phrase de l'article 244 § 5 du code de procédure pénale, a refusé de convoquer les vingt-huit témoins à décharge résidant à l'étranger qu'il avait cités, alors qu'elle a convoqué et interrogé six témoins cités par l'accusation qui se trouvaient également à l'étranger. Il soutient que dans les circonstances de l'espèce, la cour d'appel, si elle avait utilisé correctement son pouvoir d'appréciation discrétionnaire, n'aurait pas appliqué l'article 244 § 5 du code de procédure pénale. Cette disposition soumettrait la possibilité de refuser de convoquer un témoin résidant à l'étranger à des conditions moins strictes que celles régissant la possibilité de refuser de convoquer un témoin vivant en Allemagne. Elle procéderait de la supposition que dans le cadre des procès pénaux tenus en Allemagne les preuves peuvent, pour l'essentiel, être obtenues en Allemagne. Or, en l'espèce, où les actes litigieux seraient censés avoir été commis en Bosnie-Herzégovine, les témoins résideraient normalement à l'étranger. Aussi l'application de l'article 244 § 5 du code de procédure pénale aurait-elle été arbitraire. De l'avis du requérant, si la cour d'appel avait convoqué les témoins cités par lui, elle aurait conclu immédiatement que le témoin de l'accusation pour les infractions alléguées de Grabska n'avait pas dit la vérité.
B.  Appréciation de la Cour
81.  La Cour ne juge pas nécessaire en l'espèce de statuer sur les exceptions du Gouvernement relatives à l'épuisement des voies de recours internes et à la qualité de victime du requérant car, même à supposer que l'intéressé ait épuisé les voies de recours internes et puisse encore se prétendre victime d'une violation de l'article 6 de la Convention à tous égards, elle considère que ce grief est en tout état de cause irrecevable, pour les raisons exposées ci-dessous.
1.  Les principes généraux
82.  La Cour rappelle qu'il revient normalement aux juridictions nationales d'apprécier les éléments rassemblés par elles et la pertinence de ceux dont les accusés souhaitent la production. Spécialement, l'article 6 § 3 d) – qui énonce des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti à l'article 6 § 1 – leur laisse en principe le soin de juger, en particulier, de l'utilité de convoquer tel ou tel témoin. Il n'exige pas la convocation et l'interrogation de tout témoin à décharge. Toutefois, il appartient à la Cour de vérifier si l'administration et l'appréciation des preuves n'ont pas violé le principe d'une complète « égalité des armes » et ainsi entaché d'inéquité l'ensemble de la procédure (voir, notamment, Vidal c. Belgique, 22 avril 1992, § 33, série A no 235, et Heidegger c. Autriche (déc.), no 27077/95, 5 octobre 1999).
83.  Lorsqu'elle est saisie de requêtes individuelles, la Cour n'a pas pour tâche d'examiner la législation interne dans l'abstrait, mais doit se pencher sur la manière dont cette législation a été appliquée au requérant dans le cas d'espèce (voir, parmi d'autres arrêts, Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 87, CEDH 2003-VII, et Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, § 86, CEDH 2003-VIII).
2.  Application de ces principes en l'espèce
84.  La Cour doit donc déterminer si l'application faite par les juridictions internes de l'article 244 du code pénal et leur refus de convoquer certains témoins et d'inspecter les lieux de l'infraction supposée ou d'en faire établir un plan ont ou non rendu l'ensemble de la procédure inéquitable.
85.  Le Cour observe d'emblée que dans l'esprit de chacune des parties l'article 244 du code pénal s'applique à toutes les demandes de convocation de témoins ou d'administration d'autres preuves, qu'elles soient introduites par l'accusation ou par la défense. Dans les affaires telles que celle-ci, où le crime a été commis hors d'Allemagne et où, ordinairement, il est nécessaire de recueillir des preuves à l'étranger, son application ne favorise pas, d'une manière générale, les demandes de production de preuves introduites par l'accusation. De plus, la deuxième phrase de l'article 244 § 5 du code de procédure pénale soumet à des conditions particulières le rejet d'une demande d'audition de témoins – qu'elle émane de l'accusation ou de la défense – lorsque ceux-ci devraient être convoqués à l'étranger. Ces conditions sont moins strictes que celles auxquelles est assujetti le rejet d'une demande d'audition d'un témoin qui peut être convoqué en Allemagne. Cela étant, les témoignages de personnes devant être convoquées à l'étranger ne sont pas automatiquement considérés comme des preuves impossibles à obtenir. Cependant, les juges peuvent, après avoir procédé à une appréciation préalable des éléments dont ils disposent, conclure qu'il n'est pas nécessaire pour établir la vérité d'interroger pareils témoins (paragraphe 39 ci-dessus).
86.  La Cour constate ensuite que la cour d'appel, statuant en première instance, a convoqué six témoins à charge qui résidaient à l'étranger, mais n'a convoqué aucun des vingt-huit témoins résidant en Bosnie qui avaient été cités par le requérant. On ne peut toutefois pas en déduire que le principe de l'égalité des armes ou le droit du requérant d'obtenir la comparution de témoins aient été bafoués et que la procédure dans son ensemble ait manqué d'équité. A cet égard, la Cour observe en particulier que la cour d'appel, qui a motivé de manière détaillée son refus de recueillir les témoignages demandés, a examiné les dépositions écrites d'au moins sept des vingt-huit témoins en question pour établir la véracité de l'allégation en cause (suivant laquelle le requérant se trouvait détenu au moment de la commission de l'infraction) avant de conclure que le témoignage de l'ensemble des vingt-huit témoins serait d'une valeur probante minime et ne contribuerait pas à la résolution de l'affaire. La Cour constate que lorsqu'elle rejeta la demande du requérant tendant à la convocation de ces témoins, la cour d'appel avait déjà entendu plus de vingt témoins, dont deux journalistes qui n'étaient pas concernés par les infractions dont le requérant était accusé (et dont les témoignages pouvaient donc, en principe, être considérés comme particulièrement crédibles). Ces témoins, que la défense a pu elle aussi interroger, ont tous dit avoir vu le requérant hors de prison au cours de la période où il prétendait avoir été détenu. Dans ces conditions, la Cour ne saurait conclure que les juridictions internes aient agi arbitrairement en décidant qu'il était inutile de procéder à l'audition des témoins cités par le requérant dans le but de prouver qu'il était détenu au moment de la commission de l'infraction. En résumé, elle ne décèle aucun élément permettant de dire que la procédure dirigée contre le requérant ait été, dans son ensemble, inéquitable.
87.  En ce qui concerne le grief du requérant tiré du refus de la cour d'appel d'inspecter les lieux supposés du crime à Grabska ou d'en faire établir un plan en vue de prouver que les déclarations des témoins relatives aux actes allégués n'étaient pas fiables, la Cour conclut que les juges ont dûment motivé leur décision de considérer que ces preuves étaient impossibles à obtenir. Etant donné que la cour d'appel disposait d'une vidéo de la localité en question et que le requérant pouvait contester le caractère probant des éléments réunis à propos des actes litigieux, la Cour ne voit rien qui permette de dire que le refus d'entendre les témoins cités par le requérant était incompatible avec l'article 6 §§ 1 et 3.
88.  Il s'ensuit que les griefs du requérant fondés sur l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention doivent être rejetés comme manifestement mal fondés, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 7 DE LA CONVENTION
89.  Le requérant soutient que l'interprétation large de la notion du crime de génocide adoptée par les juridictions allemandes ne trouve aucun appui dans le libellé des dispositions du droit allemand et du droit international public relatives à cette infraction, et que c'est de manière arbitraire que les juges allemands ont conclu que sa culpabilité était particulièrement lourde. Sa condamnation aurait donc emporté violation de l'article 7 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« 1.  Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou international. De même il n'est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l'infraction a été commise. »
90.  Le Gouvernement conteste cette thèse.
A.  Sur la recevabilité
91.  La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention, et qu'il n'est pas irrecevable pour d'autres motifs. Il doit donc être déclaré recevable.
B.  Sur le fond
1.  Thèses des parties
a)  Le requérant
92.  Le requérant argue que pour que puisse être prononcée une condamnation pour génocide sur le fondement de l'article 220a du code pénal, il faut que soit prouvée l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, racial, ethnique ou religieux en tant que tel. Il soutient que, compte tenu du sens littéral du terme « détruire », une simple atteinte aux conditions de vie ou aux moyens de subsistance essentiels d'un groupe, telle que celle qui aurait été commise cas en l'espèce, n'équivaut pas à une destruction du groupe. Le « nettoyage ethnique » pratiqué par les Serbes de Bosnie dans la région de Doboj n'aurait visé qu'à contraindre tous les Musulmans à quitter la région par la force, c'est-à-dire à expulser le groupe, et non à le détruire. Il ne pourrait donc pas être considéré comme un génocide au sens de l'article 220a du code pénal.
93.  Le requérant soutient en outre que l'interprétation faite par les juridictions allemandes de la notion d'« intention de détruire » visée à l'article 220a, qui a été introduit dans le code pénal pour incorporer les dispositions de la Convention sur le génocide au droit national, est contraire à l'interprétation de la même notion figurant à l'article II de cette convention qui aurait cours au sein de la communauté des Etats. La doctrine internationale s'accorderait en effet à considérer que le génocide ne s'applique qu'aux cas dans lesquels le meurtre, l'extermination ou la déportation ont été pratiqués dans l'intention d'éliminer un groupe précisément défini, c'est-à-dire de le détruire au sens biologique ou physique du terme, et non simplement en tant qu'unité sociale. Le nettoyage ethnique pratiqué en ex-Yougoslavie ne pourrait pas être comparé à l'extermination des Juifs sous le régime nazi, qui serait à l'origine de l'adoption de la Convention sur le génocide.
94.  Le requérant plaide qu'il ne pouvait donc pas prévoir, au moment où il a commis ses actes, que les tribunaux allemands les qualifieraient ultérieurement de génocide au regard du droit allemand ou du droit international public.
95.  De même, il estime que les conclusions des juridictions allemandes selon lesquelles sa culpabilité était particulièrement lourde ont emporté violation de l'article 7 § 1 de la Convention, les juges n'ayant pas tenu compte, selon lui, de la dimension, mineure à son sens, du rôle joué par lui dans le génocide censé avoir eu lieu de Bosnie.
b)  Le Gouvernement
96.  Le Gouvernement estime que l'interprétation faite par les juridictions allemandes de la notion de « génocide » n'est pas contraire à l'article 7 § 1 de la Convention. Le libellé de l'article 220a du code pénal allemand, qui définit l'infraction de génocide, permettrait d'interpréter la notion comme comprenant les actes commis dans l'intention de détruire un groupe en tant qu'unité sociale. En particulier, l'intention de détruire devrait viser le « groupe en tant que tel », ce qui suggérerait qu'au-delà de son existence physique, l'existence sociale du groupe serait aussi protégée. De plus, la définition du génocide énoncée à l'article 220a § 1 no 4 (imposition de mesures visant à empêcher les naissances au sein du groupe) et no 5 (transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe) n'impliquerait pas non plus la destruction physique de membres vivants du groupe en question.
97.  Pour les mêmes raisons, le libellé de l'article II de la Convention sur le génocide, qui correspondrait à l'article 220a du code pénal, ne restreindrait pas l'infraction de génocide à la destruction physique ou biologique du groupe. Cette analyse serait confirmée par une partie importante de la doctrine et par l'Assemblée générale des Nations unies, qui interpréterait la Convention sur le génocide comme comprenant la protection du groupe en tant qu'unité sociale (paragraphe 41 ci-dessus).
98.  L'interprétation faite par les juges allemands de l'infraction de génocide étant conforme au libellé de l'article 220a du code pénal, elle aurait été prévisible au moment de la commission de l'infraction par le requérant, en 1992. Le Gouvernement ajoute qu'il y avait déjà à l'époque une partie de la doctrine allemande qui considérait que la responsabilité pénale pour faits de génocide vise également à protéger l'existence sociale des groupes (paragraphe 36 ci-dessus).
99.  Le Gouvernement concède que dans son jugement rendu le 2 août 2001 en l'affaire Le Procureur c. Krstic, la Chambre de première instance du TPIY a expressément rejeté l'interprétation de la notion d'« intention de détruire » faite par la Cour constitutionnelle fédérale dans la présente affaire, et que ce jugement a été confirmé en appel. Le TPIY, invoquant le principe nullum crimen sine lege, aurait alors pour la première fois estimé que l'infraction de génocide en droit international public était limitée aux actes visant à la destruction physique ou biologique d'un groupe. Cependant, cette interprétation plus étroite – et non convaincante – faite par le TPIY en 2001 de la portée de la notion de génocide – ne remettrait pas en cause la conclusion selon laquelle le requérant pouvait prévoir, au moment où il a commis ses infractions en 1992, que celles-ci seraient qualifiées de génocide. En toute hypothèse, les juridictions allemandes n'auraient pas qualifié de génocide le nettoyage ethnique en général, elles auraient simplement conclu que le requérant, dans les circonstances de l'espèce, s'était rendu coupable de génocide en ce qu'il avait agi dans l'intention de détruire un groupe en tant qu'unité sociale, et non de simplement l'expulser.
2.  Appréciation de la Cour
a)  Les principes généraux
100.  La Cour rappelle que la garantie que consacre l'article 7 de la Convention est un élément essentiel de la prééminence du droit. Il ne se borne donc pas à prohiber l'application rétroactive du droit pénal au désavantage de l'accusé : il consacre aussi, de manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege) et celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au désavantage de l'accusé, notamment par analogie. Il en résulte qu'une infraction doit être clairement définie par la loi. Cette condition se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et au besoin à l'aide de l'interprétation qui en est donnée par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale. La notion de « droit » (« law ») utilisée à l'article 7 correspond à celle de « loi » qui figure dans d'autres articles de la Convention, notion qui englobe le droit écrit comme non écrit et implique des conditions qualitatives, entre autres celles d'accessibilité et de prévisibilité (voir, notamment, S.W. c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, §§ 34-35, série A no 335-C, C.R. c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, §§ 32-33, série A no 335-C, et Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97, 44801/98, § 50, CEDH 2001-II).
101.  Aussi clair que le libellé d'une disposition légale puisse être, dans quelque système juridique que ce soit, y compris dans le domaine du droit pénal, il existe immanquablement un élément d'interprétation judiciaire. Il faudra toujours élucider les points douteux et s'adapter aux changements de situation. D'ailleurs il est solidement établi dans la tradition des Etats parties à la Convention que la jurisprudence, en tant que source du droit, contribue nécessairement à l'évolution progressive du droit pénal. On ne saurait interpréter l'article 7 de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l'interprétation judiciaire d'une affaire à l'autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l'infraction et raisonnablement prévisible (voir, notamment, S.W. c. Royaume-Uni, précité, § 36, C.R. c. Royaume-Uni, précité, § 34, Streletz, Kessler et Krenz, précité, § 50, et K.-H. W. c. Allemagne [GC], no 37201/97, § 45, CEDH 2001-II).
102.  En ce qui concerne l'interprétation et l'application du droit interne, la Cour rappelle qu'il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d'interpréter et d'appliquer le droit interne (voir, mutatis mutandis, Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 59, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, et Streletz, Kessler et Krenz, précité, § 49). Si, aux termes de l'article 19 de la Convention, la Cour a pour tâche d'assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Etats contractants, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, mutatis mutandis, Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, § 45, série A no 140, et Streletz, Kessler et Krenz, précité, § 49).
b)  Application de ces principes en l'espèce
103.  A la lumière des principes ci-dessus exposés, la Cour doit déterminer si l'interprétation que les juridictions nationales ont faite de la notion de génocide en droit allemand, et notamment de « l'intention de détruire » qu'elle comporte, pour qualifier de génocide les actes commis par le requérant dans le cadre du nettoyage ethnique pratiqué en Bosnie-Herzégovine était cohérente avec la substance de cette infraction et raisonnablement prévisible par l'intéressé au moment des faits.
104.  En ce qui concerne, premièrement, la compatibilité de l'interprétation des juridictions allemandes avec la substance de l'infraction de génocide, la Cour observe que les juges nationaux n'ont pas fait une interprétation étroite de cette notion. Ils ont considéré que l'« intention de détruire un groupe » au sens de l'article 220a du code pénal, interprété également à la lumière de l'article II de la Convention sur le génocide, ne nécessitait pas l'intention de détruire le groupe au sens physique ou biologique du terme : la volonté de l'auteur de le détruire en tant qu'unité sociale suffisait.
105.  La Cour note que les juridictions internes ont donné de l'« intention de détruire un groupe en tant que tel » une interprétation systémique tenant compte de l'article 220a § 1 du code pénal dans son ensemble, et en particulier des hypothèses no 4 (imposition de mesures visant à empêcher les naissances au sein du groupe) et no 5 (transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe) de cette disposition, qui n'impliquent pas la destruction physique de membres vivants du groupe en question. Elle considère donc que l'interprétation – du reste également adoptée par un certain nombre d'auteurs (paragraphes 36 et 47 ci-dessus) des juridictions internes selon laquelle l'« intention de détruire un groupe » ne nécessitait pas une destruction physique est conforme au libellé de la disposition du code pénal définissant le crime de génocide lue dans son contexte et n'est pas déraisonnable.
106.  En outre, la Cour considère avec les juridictions nationales qu'il est nécessaire pour déterminer la substance de l'infraction de génocide de tenir compte également de l'inscription de la prohibition du génocide à l'article II de la Convention sur le génocide, pour le respect duquel l'article 220a a été introduit dans le code pénal et à la lumière duquel cet article devait s'interpréter. Le libellé de l'article 220a du code pénal correspondant, pour ce qui est de la définition du génocide, à celui de l'article II de la Convention sur le génocide, le raisonnement développé ci-dessus quant à la portée de l'interdiction du génocide s'applique également.
107.  De plus, l'interprétation large de la notion de génocide donnée par les juridictions allemandes en l'espèce correspond à celle que défendait une partie de la doctrine à l'époque de la commission des actes imputés au requérant (paragraphe 36 ci-dessus), mais aussi à celle adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 47/121 du 18 décembre 1992 (paragraphe 41 ci-dessus).
108.  En conséquence, les juridictions internes pouvaient raisonnablement considérer que les actes commis par le requérant au cours du nettoyage ethnique pratiqué dans la région de Doboj avec l'intention de détruire le groupe des Musulmans en tant qu'unité sociale relevaient de l'incrimination de génocide.
109.  Pour ce qui est, deuxièmement, de la question de savoir si l'interprétation faite par les juridictions internes de la notion de génocide était raisonnablement prévisible par le requérant au moment des faits, la Cour note que l'intéressé est la première personne à avoir été reconnue coupable de génocide par les juridictions allemandes sur le fondement de l'article 220a depuis l'introduction de cet article dans le code pénal en 1955. A cet égard, elle considère que, à la différence des cas de revirement de jurisprudence, une interprétation de la portée d'une infraction qui se trouve être, comme en l'espèce, cohérente avec la substance de cette infraction doit, en principe, être considérée comme prévisible. Toutefois, la Cour n'exclut pas que dans des cas exceptionnels un requérant puisse se fonder sur une interprétation particulière de la disposition concernée faite par les juridictions internes dans les circonstances de l'espèce.
110.  En l'espèce, où il s'agit de l'interprétation par les juridictions nationales d'une disposition émanant du droit international public, la Cour juge nécessaire, pour veiller à ce que la protection garantie par l'article 7 § 1 de la Convention reste effective, d'examiner le point de savoir si des circonstances particulières appelaient à conclure que le requérant pouvait, au besoin après avoir pris conseil auprès d'un juriste, prévoir que les juridictions internes retiendraient une interprétation plus étroite de la portée du crime de génocide, compte tenu notamment de l'interprétation faite de cette infraction par d'autres autorités.
111.  La Cour note à cet égard qu'au moment des faits la portée de l'article II de la Convention sur le génocide, d'où procède l'article 220a du code pénal, faisait l'objet d'une controverse au sein de la doctrine quant à la définition de l'« intention de détruire un groupe » : si la majorité des auteurs considéraient que le nettoyage ethnique, auquel les forces serbes avaient recours en Bosnie-Herzégovine pour expulser de leurs foyers les Musulmans et les Croates, ne constituait pas un génocide, d'autres, en nombre considérable, estimaient au contraire que les actes en question relevaient bel et bien de l'incrimination de génocide (paragraphe 47 ci-dessus).
112.  La Cour observe par ailleurs que, même après la commission par le requérant des actes ici en cause, la portée de la notion de génocide a fait l'objet de différentes interprétations de la part des autorités internationales. Il est vrai que le TPIY, dans les décisions qu'il a rendues dans les affaires Le Procureur c. Krstic et Le Procureur c. Kupreskic, a expressément rejeté l'interprétation large de l'« intention de détruire » adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies et les juridictions allemandes, et que, s'appuyant sur le principe nullum crimen sine lege, il a considéré que le génocide, tel qu'il était défini en droit international public, ne recouvrait que les actes visant la destruction physique ou biologique du groupe protégé. Cependant, dans la mesure où ces décisions, comme d'autres rendues sur le même sujet par des juridictions nationales et internationales, en particulier la Cour internationale de Justice (paragraphe 45 ci-dessus), sur le fondement de leurs propres incriminations internes ou internationales, du génocide, n'ont été rendues qu'après la commission des infractions considérées en l'espèce, le requérant ne pouvait prévoir au moment des faits (c'est-à-dire lorsqu'il a commis ces infractions) que les juridictions allemandes reprendraient cette interprétation relativement au droit allemand.
113.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que si, au moment des faits, bon nombre d'autorités interprétaient de manière étroite la notion de génocide, plusieurs autres en faisaient déjà l'interprétation plus large retenue par les juges allemands en l'espèce. Dans ces conditions, la Cour considère que le requérant pouvait raisonnablement prévoir, au besoin avec l'aide d'un juriste, qu'il risquait d'être accusé et reconnu coupable de génocide pour les actes commis en 1992. Elle tient compte également, à cet égard, du fait que l'intéressé a été reconnu coupable d'avoir perpétré, en tant que chef d'un groupe paramilitaire appliquant une politique de nettoyage ethnique, des actes d'une gravité considérable, à savoir le meurtre de plusieurs personnes et, sur une période de plusieurs mois, la séquestration accompagnée de mauvais traitements d'un grand nombre de personnes.
114.  En conséquence, on peut raisonnablement considérer que l'interprétation faite par les juridictions nationales de la notion de génocide est cohérente avec la substance de cette infraction et était raisonnablement prévisible au moment des faits. Ces conditions réunies, il appartenait aux juges allemands de décider de l'interprétation de la notion de génocide qu'ils souhaitaient adopter en droit interne. Partant, la condamnation du requérant pour génocide n'a pas emporté violation de l'article 7 § 1 de la Convention.
115.  En ce qui concerne l'autre grief du requérant tiré de l'article 7 § 1, selon lequel les juges ont conclu à tort que sa culpabilité était particulièrement lourde, la Cour note que les déclarations de l'intéressé à cet égard se limitent à une allégation d'erreurs de fait et de droit. Elles ne révèlent ni une apparence de violation de l'article 7 § 1 ni une violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
116.  La Cour conclut donc qu'il n'y a pas eu violation de l'article 7 § 1 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Déclare le grief tiré de l'article6 §§ 1 et 3 d) de la Convention relatif à l'administration des preuves devant les juridictions internes irrecevable et le surplus de la requête recevable ;
2.  Dit qu'il n'y a eu violation ni de l'article 6 § 1 ni de l'article 5 § 1 de la Convention en ce qui concerne le grief du requérant selon lequel les juridictions allemandes n'étaient pas compétentes pour le juger pour génocide ;
3.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 7 de la Convention.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 12 juillet 2007, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia Westerdiek Peer Lorenzen   Greffière Président
ARRÊT JORGIC c. ALLEMAGNE
ARRÊT JORGIC c. ALLEMAGNE 


Synthèse
Formation : Cour (cinquième section)
Numéro d'arrêt : 74613/01
Date de la décision : 12/07/2007
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Partiellement irrecevable ; Non-violation des art. 6-1 ou 5-1 ; Non-violation de l'art. 7

Analyses

(Art. 5-1) ARRESTATION OU DETENTION REGULIERE, (Art. 5-1-a) TRIBUNAL COMPETENT, (Art. 6) PROCEDURE PENALE, (Art. 6-1) EGALITE DES ARMES, (Art. 6-1) PROCES EQUITABLE, (Art. 6-1) TRIBUNAL ETABLI PAR LA LOI, (Art. 6-3-d) OBTENIR LA CONVOCATION DE TEMOINS


Parties
Demandeurs : JORGIC
Défendeurs : ALLEMAGNE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2007-07-12;74613.01 ?
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