La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

30/08/2007 | CEDH | N°44302/02

CEDH | AFFAIRE J.A. PYE (OXFORD) LTD ET J.A. PYE (OXFORD) LAND LTD c. ROYAUME-UNI


AFFAIRE J.A. PYE (OXFORD) LTD
ET J.A. PYE (OXFORD) LAND LTD c. ROYAUME-UNI
(Requête no 44302/02)
ARRÊT
STRASBOURG
30 août 2007
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,    C.L. Rozakis,   Sir Nicolas Bratza,   MM. B.M. Zupančič,    P. Lorenzen,    L. Loucaides,    I. Cabral Barreto,   

V. Butkevych,   Mme M. Tsatsa-Nikolovska,   MM A.B. Baka,    A. Kovler,   Mmes A. Mularoni,    A. Gyulu...

AFFAIRE J.A. PYE (OXFORD) LTD
ET J.A. PYE (OXFORD) LAND LTD c. ROYAUME-UNI
(Requête no 44302/02)
ARRÊT
STRASBOURG
30 août 2007
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,    C.L. Rozakis,   Sir Nicolas Bratza,   MM. B.M. Zupančič,    P. Lorenzen,    L. Loucaides,    I. Cabral Barreto,    V. Butkevych,   Mme M. Tsatsa-Nikolovska,   MM A.B. Baka,    A. Kovler,   Mmes A. Mularoni,    A. Gyulumyan,    R. Jaeger,
MM. V. Zagrebelsky,    J. Šikuta,   Mme I. Ziemele, juges,  et de M. M. O'Boyle, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 8 novembre 2006 et 20 juin 2007,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 44302/02) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd, sociétés de droit britannique (« les sociétés requérantes »), ont saisi la Cour le 17 décembre 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Les sociétés requérantes sont représentées par M. P. Lowe, membre du cabinet de solicitors Darbys, à Oxford. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme K. Jones, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth, Londres.
3.  Les sociétés requérantes alléguaient que le droit britannique de la prescription acquisitive, en vertu duquel elles avaient perdu leur terrain   – qui offrait un potentiel de mise en valeur – au profit d'un propriétaire voisin, leur avait été appliqué au mépris de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
4.  La requête a été attribuée à l'ancienne quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
5.  Par une décision du 8 juin 2004, la Cour, après une audience consacrée à la recevabilité et au fond (article 54 § 3 du règlement), a déclaré la requête recevable.
Le 15 novembre 2005, une chambre de cette section composée de M. M. Pellonpää, président, Sir Nicolas Bratza, Mme V. Strážnická, M. R. Maruste, M. S. Pavlovschi, M. L. Garlicki et M. J. Borrego Borrego, juges, et de M. M. O'Boyle, greffier de section, a rendu un arrêt dans lequel elle dit, par quatre voix contre trois, qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention et, à l'unanimité, que la question de l'application de l'article 41 ne se trouve pas en état. Une opinion dissidente commune à MM. Maruste, Garlicki et Borrego Borrego est jointe à cet arrêt.
6.  Le 2 février 2006, le Gouvernement a demandé le renvoi de l'affaire à la Grande Chambre (article 43 de la Convention). Le 12 avril 2006, un collège de la Grande Chambre a accueilli cette demande.
7.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement. Le 19 janvier 2007, M. Wildhaber est parvenu au terme de son mandat de président de la Cour. M. J.-P. Costa lui a succédé en cette qualité et a assumé la présidence de la Grande Chambre dans la présente affaire (article 9 § 2 du règlement).
8.  Le gouvernement irlandais a présenté des observations sur l'affaire, ainsi que le président de la Grande Chambre l'y avait autorisé en vertu de l'article 44 § 2 du règlement.
9.  Tant les sociétés requérantes que le Gouvernement ont déposé des mémoires sur le fond (article 59 § 1 du règlement). Une audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 8 novembre 2006 (article 59 § 3 du règlement). M. E. Fribergh, greffier de la Cour, a pris part à l'audience du 8 novembre 2006. Ultérieurement, M. M. O'Boyle, greffier adjoint, l'a remplacé en qualité de greffier dans l'affaire.
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement  Mme K. Jones, agent,  M. J. Crow QC, conseil,  M. J. Hodges, Department for Constitutional Affairs,  M. P. Hugues, Her Majesty's Courts Services, DCA, conseillers ;
–  pour les sociétés requérantes  M. D. Pannick QC,  conseil,  M. P. Lowe,  solicitor,  Mme V. Wright,  solicitor stagiaire,  M. et Mme G. Pye,  requérants. 
La Cour a entendu M. Pannick et M. Crow en leurs déclarations et en leurs réponses aux questions des juges.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
10.  La seconde société requérante est la propriétaire inscrite au registre foncier d'un terrain agricole de vingt-trois hectares situé dans le Berkshire. La première société requérante avait acquis ce terrain moyennant plusieurs transactions qui eurent lieu entre 1975 et 1977 et elle en fut propriétaire jusqu'en 1986 ; elle le transmit alors à la seconde société requérante, avec option de rachat. Les propriétaires d'un fonds voisin, M. et Mme Graham (« les Graham ») occupèrent le terrain en vertu d'un bail de pâturage jusqu'au 31 décembre 1983. Le 30 décembre 1983, un expert-géomètre agissant au nom des sociétés requérantes écrivit aux Graham pour leur indiquer que, l'accord de pâturage étant sur le point d'expirer, ils devaient libérer le terrain. En janvier 1984, les sociétés requérantes refusèrent de reconduire le bail de pâturage pour l'année parce qu'elles comptaient demander un permis en vue de l'aménagement de l'ensemble ou d'une partie du terrain, et pensaient que la poursuite du pâturage pourrait compromettre leurs chances d'obtenir une telle autorisation.
11.  Bien que dans l'obligation de libérer le terrain à l'expiration du contrat signé pour 1983, les Graham continuèrent à l'occuper sans interruption, pour le pâturage. Les sociétés requérantes ne les invitèrent pas à évacuer le terrain ou à les payer pour ce pâturage. Il ressort des éléments de preuve que, si elles le leur avaient demandé, les Graham auraient volontiers payé.
12.  En juin 1984, les sociétés requérantes et les Graham parvinrent à un accord par lequel les premières acceptèrent de vendre au couple les foins se trouvant sur le terrain pour la somme de 1 100 livres sterling (GBP). La fenaison fut achevée le 31 août 1984. En décembre 1984, les Graham s'enquirent auprès des sociétés requérantes de savoir s'ils pouvaient à nouveau couper du foin ou bénéficier d'un autre bail de pâturage. Les sociétés requérantes ne répondirent ni à cette lettre ni à celles qui leur furent envoyées en mai 1985. Par la suite, les Graham ne tentèrent plus de communiquer avec elles. De septembre 1984 à 1999, ils continuèrent à utiliser l'ensemble du terrain litigieux à des fins agricoles, sans l'autorisation des intéressées.
13.  En 1997, M. Graham fit consigner au registre foncier des actes d'opposition (cautions) au droit de propriété des sociétés requérantes au motif que la propriété du terrain lui revenait par le jeu de la prescription acquisitive (ou usucapion).
14.  Le 30 avril 1998, les sociétés requérantes saisirent la High Court d'une demande d'annulation de ces actes. Le 20 janvier 1999, elles engagèrent une action en revendication du terrain litigieux.
15.  Les Graham contestèrent les demandes des requérantes en se fondant sur la loi de 1980 sur la prescription (Limitation Act 1980, « la loi de 1980 »), selon laquelle il n'est plus possible d'engager une action en revendication d'un terrain lorsqu'un tiers en a eu la possession de fait pendant douze ans. Ils invoquaient également la loi de 1925 sur l'enregistrement de la propriété foncière (Land Registration Act 1925), qui s'appliquait à l'époque et disposait que passé cette période de douze ans le propriétaire inscrit était réputé détenir le terrain en fiducie au bénéfice de l'occupant.
16.  Le 4 février 2000, le juge Neuberger statua en faveur des Graham ([2000]Ch 676) : attendu que ces derniers avaient la possession de fait du terrain depuis janvier 1984 et que le délai de la prescription acquisitive avait commencé à courir en septembre 1984, les sociétés requérantes avaient perdu leur droit de propriété en application de la loi de 1980, et les Graham étaient en droit de se voir inscrire comme propriétaires du terrain. A la fin de son jugement de trente pages, le juge Neuberger observait que le résultat auquel il était parvenu n'était pas juste et ne pouvait se justifier par des considérations pratiques : l'argument avancé en faveur du droit d'obtenir la propriété d'un terrain par le jeu de la prescription acquisitive – à savoir éviter les situations incertaines – n'avait selon lui que peu de poids quand il s'agissait de l'usage de terrains enregistrés dont le propriétaire était facilement identifiable sur consultation du registre foncier. Qu'un propriétaire qui s'était endormi sur ses droits pendant douze ans fût privé de son terrain était selon lui « illogique et disproportionné ».
17.  Les sociétés requérantes interjetèrent appel et, le 6 février 2001, la Cour d'appel infirma la décision de la High Court au motif que les Graham n'avaient pas l'intention requise de posséder la terre, dont les appelantes n'étaient par conséquent pas « dépossédées » au sens de la loi de 1980 ([2001]EWCA Civ 117, [2001]Ch 804). Même si ce constat suffisait pour statuer sur le recours, deux membres de la Cour d'appel examinèrent la question de savoir si la perte par les sociétés requérantes de la propriété du terrain avait aussi pu donner lieu à une violation de l'article 1 du Protocole no 1, tel qu'incorporé au droit interne par la loi de 1998 sur les droits de l'homme.
18.  Le Lord Justice Mummery, qui rendit l'arrêt de la Cour d'appel, estima que l'article 1 n'avait aucune répercussion sur les dispositions pertinentes de la loi de 1980, lesquelles n'avaient pas pour effet de priver un individu de ses biens ou de porter atteinte à son droit au respect de ceux-ci, mais ne le privait que de son droit d'accès à un tribunal pour revendiquer ledit bien dans le cas où il aurait repoussé l'introduction d'une procédure douze ans ou plus après s'être vu ôter la possession du bien par un tiers. L'extinction du titre des sociétés requérantes n'était, selon lui, ni une privation de bien ni une mesure de confiscation devant donner lieu au versement d'une compensation, mais simplement une conséquence pratique et logique de la forclusion à introduire une action une fois le délai de prescription écoulé. Le Lord Justice Mummery ajouta à titre subsidiaire que toute privation était justifiée dans l'intérêt général, les conditions énoncées dans la loi de 1980 étant requises avec raison pour éviter le risque d'injustice qui découlerait de l'examen de plaintes tardives et pour fournir une certitude quant à l'identité du propriétaire : ces conditions n'étaient pas disproportionnées, la période de douze ans étant raisonnable et n'imposant pas de fardeau excessif au propriétaire.
19.  Le Lord Justice Keene partit de l'idée que les délais de prescription n'étaient en principe pas contraires à la Convention et que le processus empêchant une personne de revendiquer ses droits en raison de l'écoulement du temps était clairement admis par la Convention. C'était selon lui cette situation qui prévalait même si les délais de prescription limitaient le droit d'accès à un tribunal et avaient aussi parfois pour effet de priver des personnes de leur droit de propriété, qu'il porte sur des biens réels ou personnels, ou d'une compensation : il n'y avait donc rien de fondamentalement incompatible entre la loi de 1980 et l'article 1 du Protocole no 1.
20.  Les Graham se pourvurent devant la Chambre des lords qui, le 4 juillet 2002, accueillit leur recours en confirmant le jugement de la High Court ([2002] UKHL 30, [2002] 3 All ER 865). Lord Browne-Wilkinson, rejoint par Lord Mackay of Clashfern et Lord Hutton, expliqua que les Graham avaient la « possession » de la terre selon l'acception ordinaire du terme et que, partant, les sociétés requérantes en avaient été « dépossédées » au sens de la loi de 1980. Il n'y avait pas de contradiction entre le fait que l'occupant fût prêt à payer le propriétaire inscrit au registre dans le cas où celui-ci le lui demanderait et le fait qu'il eût eu la possession du bien entre-temps. Lord Browne-Wilkinson conclut en ces termes :
« (...) Bien que Pye les eût avertis qu'ils devraient quitter le terrain en décembre 1983, qu'elle leur eût refusé de manière catégorique un autre bail de pâturage en 1984 et qu'elle eût totalement ignoré leurs demandes ultérieures de pareil bail, les Graham ont continué au-delà du 31 décembre 1983 à occuper le terrain litigieux, qu'ils ont utilisé comme bon leur semblait. Certains usages (le pâturage) auraient relevé d'un accord de pâturage hypothétique. Mais le reste confirme simplement l'intention, attestée par M. Michael Graham, d'utiliser le terrain à leur guise. Ils ont adopté cette attitude d'emblée. A mon avis, lorsque les Graham ont continué à exercer la possession de fait du terrain entièrement clos après expiration de l'accord de fenaison, ils avaient manifestement l'intention d'affirmer leur possession à l'encontre de Pye.
(...) Devant la Chambre des lords, il a été admis que la loi de 1998 [qui intègre la Convention européenne des Droits de l'Homme] n'avait pas d'effet rétroactif. Mais Pye a soutenu que, même en vertu des principes d'interprétation en common law applicables avant l'entrée en vigueur de la loi de 1998, le tribunal devait s'employer à appliquer la loi de façon qu'elle se concilie avec la [Convention]. Tel ou tel vieux principe d'interprétation ne s'appliquait que lorsque les termes d'une loi étaient ambigus. Il n'a pas été démontré devant la Chambre des lords que la loi de 1980 renfermât quelque ambiguïté de ce genre. »
21.  Lord Bingham of Cornhill, faisant siennes les vues de Lord Browne-Wilkinson, indiqua dans son arrêt :
« Les Graham ont constamment agi de manière honorable. Ils tentèrent d'obtenir le droit de faire paître leur bétail ou de couper les foins après l'été 1984 ; ils étaient prêts à payer. Pye ne leur répondant pas, ils firent ce qu'aurait fait tout agriculteur à leur place : ils continuèrent à utiliser la terre. Ils n'étaient pas en faute. Mais l'inaction de Pye a eu pour résultat que les Graham ont pu jouir pleinement du terrain pendant douze ans sans payer. Comme si cela ne suffisait pas, ils sont maintenant récompensés en obtenant le droit de propriété sur cette étendue considérable de terre de grande valeur sans aucune obligation d'indemniser l'ancien propriétaire de quelque façon que ce soit. Dans le cas de terrains non enregistrés, et avant qu'un tel enregistrement ne devienne la norme, un tel résultat pouvait sans aucun doute se justifier par le souci d'éviter une incertitude prolongée quant à l'identité du propriétaire. Mais lorsque la terre est enregistrée, il est difficile de trouver une justification à une règle de droit qui aboutit à un résultat aussi injuste en apparence et encore plus difficile de voir pourquoi la partie qui acquiert le droit de propriété ne serait pas pour le moins tenue de verser une compensation à la partie qui le perd. Il est rassurant de savoir que la loi de 2002 sur l'enregistrement de la propriété foncière traite du risque, pour un propriétaire inscrit au registre, de perdre son droit de propriété par inadvertance. Cependant, les dispositions principales de cette loi ne sont pas encore entrées en vigueur et, même si elles l'étaient, elles ne seraient d'aucun secours pour Pye, qui a perdu son droit de propriété avant l'adoption de la loi. Si je suis convaincu que le pourvoi doit être accueilli pour les raisons exposées par mon éminent collègue, c'est une conclusion à laquelle j'aboutis (comme le juge [Neuberger]...) « sans enthousiasme ». » [JA Pye (Oxford) Ltd and another v. Graham and another, All England Reports 2000, vol. 3, p. 867].
22.  Comme il est relevé plus haut, la question de savoir si le résultat était contraire aux droits que les sociétés requérantes tenaient de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention n'a pas été reprise devant la Chambre des lords. Toutefois, Lord Hope of Craighead, qui partageait également le point de vue de Lord Browne-Wilkinson sur le raisonnement devant aboutir au rejet du recours, observa dans son arrêt que la question, au regard de la Convention,
« (...) n'[était] pas facile, car on se serait attendu à ce que la loi, dans le contexte d'un régime juridique ne prévoyant aucune compensation, choisît de protéger un propriétaire inscrit contre les actes de personnes ne pouvant se prévaloir d'un droit concurrent figurant au registre. Heureusement (...) un régime beaucoup plus strict a été mis en place par l'annexe 6 à la loi de 2002. Avec ce texte, un occupant ayant la possession d'un terrain enregistré aura beaucoup plus de mal à obtenir le droit de propriété si le propriétaire s'y oppose. L'injustice de l'ancien régime juridique que cette affaire a fait ressortir réside non pas dans l'absence de compensation – même si c'est là un facteur important – mais dans l'absence de garanties contre la mégarde ou l'inadvertance du propriétaire inscrit. »
23.  La valeur du terrain litigieux fait l'objet d'une controverse entre les parties. Les sociétés requérantes situent leur perte à plus de 10 millions de GBP. Le Gouvernement estime que le terrain valait 785 000 GBP en 1996 (année où expira le délai de prescription de douze ans) et 2,5 millions de GBP en juillet 2002 (époque de l'arrêt de la Chambre des lords).
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
24.  A l'époque des faits, l'article 15 de la loi de 1980 sur la prescription, qui avait refondu des lois antérieures, énonçait :
« 1.  Nul ne peut introduire une action en revendication d'un terrain passé un délai de douze ans à compter de la date à laquelle le droit d'agir est né ou, si le droit d'agir est d'abord né au bénéfice d'une personne dont il tient le droit d'agir [(son auteur)], passé un délai de douze ans à compter de la date à laquelle le droit d'agir est né au bénéfice de son auteur (...)
6.  La première partie de l'annexe 1 à la présente loi expose comment déterminer, dans les cas qui y sont mentionnés, la date à laquelle naissent les droits d'agir en revendication de terrains. »
25.  Aux termes du paragraphe 1 de l'annexe 1 :
« Si celui qui introduit une action en revendication d'un terrain ou la personne dont il tient le droit d'agir a été en possession dudit terrain et, alors qu'il pouvait prétendre à ce terrain, en a été dépossédé ou a interrompu sa possession, le droit d'agir est réputé né à la date de la dépossession ou de l'interruption de la possession. »
26.  C'étaient donc les mêmes dispositions en matière de prescription qui s'appliquaient aux terrains enregistrés comme aux terrains non enregistrés. Dans le cas de terrains non enregistrés, l'article 17 de la loi de 1980 prévoyait qu'à l'expiration du délai de prescription applicable à la revendication de terrains, le droit du propriétaire inscrit au registre s'éteignait. Pour ce qui était des terrains enregistrés, l'article 75 § 1 de la loi de 1925 sur l'enregistrement de la propriété foncière disposait qu'à l'expiration du délai de prescription, le droit ne s'éteignait pas mais le propriétaire inscrit était à partir de ce moment-là réputé détenir le terrain en fiducie au bénéfice de son occupant.
27.  Les Halsbury's Laws of England (quatrième édition, réimprimée en 1998) exposent la loi en ces termes :
« 258.  Lorsque le propriétaire d'un terrain n'exerce pas la possession, mais qu'un tiers l'exerce, pendant une période suffisante pour faire obstacle au droit du propriétaire de reprendre la possession ou d'engager une action en revendication de son bien, le titre réel du propriétaire s'éteint, et le tiers acquiert un droit opposable à tous, y compris à l'ancien propriétaire.
La loi de 1980 sur la prescription opère au détriment du droit du véritable propriétaire dont elle éteint le titre réel, et n'opère pas un transfert du bien au tiers ; le nouveau droit de propriété tient au principe selon lequel la possession vaut titre, qui s'accompagne de l'extinction des droits de l'ancien propriétaire, et demeure assujettie à toute servitude [etc. (...)] non éteinte. »
28.  Le comité de réforme du droit (Law Reform Committee) a examiné le droit régissant les délais de prescription dans son rapport de 1977 (Cmnd 6923). Il a critiqué la pratique des tribunaux consistant à reconnaître que celui qui prétendait avoir la possession de fait avait l'autorisation tacite d'occuper le terrain, ce qui avait pour effet d'interrompre le délai de prescription qui courait en défaveur du propriétaire ; il n'a proposé aucune modification des délais de prescription existants, et a admis que l'expiration du délai de prescription devait entraîner l'extinction du droit du plaignant.
29.  Dans un document consultatif sur la prescription des actions (Law Com 151) qu'elle a établi en 1988, la Commission du droit (Law Commission) a expliqué les objectifs de politique générale que remplissait le droit de la prescription. Elle précisait que les défendeurs avaient un intérêt légitime à ce que les affaires fussent portées en justice dans un délai raisonnable, étant donné que les éléments de preuve ne seraient peut-être pas indéfiniment disponibles et que les défendeurs devaient pouvoir se prévaloir de leur faculté présumée de jouir d'un droit incontesté. L'Etat, garant de la sécurité juridique, avait lui aussi intérêt à veiller à ce que les demandes fussent présentées et tranchées dans un délai raisonnable pour que le procès fût équitable. Enfin, selon ce document, les délais de prescription avaient vocation à encourager les plaignants à introduire leurs actions en revendication dans un délai raisonnable.
30.  En 1998, dans un autre document consultatif relatif à l'enregistrement de la propriété foncière et établi en coopération avec le registre foncier (Law Com 254), la Commission du droit a relevé que bien que le but initial du système d'enregistrement des terrains fût d'appliquer les principes régissant les terrains non enregistrés aux terrains enregistrés, cela n'était pas entièrement valable dans certains domaines – comme le montrait par exemple le statut des droits des occupants sans titre réel de propriété (le document renvoyait à l'article 75 § 1 de la loi de 1925 sur l'enregistrement de la propriété foncière). Le document consultatif exposait et commentait quatre raisons particulièrement pertinentes souvent invoquées en faveur du droit de la prescription acquisitive, à savoir que : i.  il fait partie du droit relatif à la prescription des actions. Il était noté dans le document que :
« (...) parce que la prescription acquisitive constitue un aspect du droit de la prescription, il est bien sûr courant de l'expliquer, du moins en partie, par la politique des lois sur la prescription en général, qui vise notamment à mettre les défendeurs à l'abri de revendications tardives et à encourager les plaignants à ne pas s'endormir sur leurs droits. Toutefois, la prescription acquisitive ne fait pas qu'empêcher les revendications. Elle a un effet positif : « l'occupant obtient en fin de compte le droit de propriété par la possession qu'il exerce et le jeu indirect de la loi sur la prescription (...) ». Ce qui ne peut se justifier que par des éléments qui viennent s'ajouter à ceux expliquant le droit de la prescription. Il faut noter à ce propos qu'un propriétaire foncier peut se trouver dans l'impossibilité d'agir même s'il n'a absolument rien à se reprocher. Comme nous l'avons expliqué plus haut, la prescription acquisitive peut s'opérer sans même que l'on s'en aperçoive. Quoi qu'il en soit, cette justification particulière prend un poids bien plus grand en ce qui concerne les terres non enregistrées que pour celles dont la propriété est inscrite au registre foncier. Les droits de propriété non enregistrés dépendent en fin de compte de la possession. Il appartient donc à un propriétaire de veiller à protéger cette possession et à ne pas s'endormir sur ses droits. (...) lorsque la propriété est enregistrée (...) c'est avant tout cette inscription, plutôt que la possession, qui fonde le droit de propriété. L'inscription confère le droit parce que l'inscription d'une personne en tant que propriétaire d'un terrain attribue par elle-même à cette personne le droit de propriété pertinent (...). »
ii.  Si sa situation ne coïncide pas avec sa propriété, le terrain peut perdre toute valeur sur le marché. Lorsque le propriétaire inscrit a disparu, ne peut être retrouvé, et qu'un occupant prend possession de la terre, le principe de la prescription acquisitive « a au moins pour effet de garantir que dans de tels cas la terre restera sur le marché et ne deviendra pas stérile ». Lorsque des arrangements ont lieu qui ne font pas l'objet d'un enregistrement, par exemple si un exploitant agricole accepte un échange de terres avec un voisin dans le cadre d'un « gentleman's agreement » mais ne fait pas enregistrer le changement de situation, « la prescription acquisitive remplit une fonction utile ». iii.  En cas d'erreur, l'occupant qui s'est trompé mais est de bonne foi peut avoir exposé des frais. La prescription acquisitive peut alors se justifier par les vicissitudes que l'occupant a subies, et on peut établir un parallèle avec les principes de la forclusion en matière de propriété (proprietary estoppel). iv.  Le droit de la prescription acquisitive facilite les recherches faites pour découvrir le propriétaire et en amoindrit le coût. La Commission du droit a reconnu que cette dernière explication avait énormément de sens en ce qui concerne les terrains non enregistrés mais estimé qu'elle ne valait pas pour les terrains enregistrés, pour lesquels le droit dépend du contenu du registre foncier et non de la possession.
31.  La Commission du droit proposa à titre provisoire de remanier le régime de la prescription acquisitive tel qu'il s'appliquait aux terrains enregistrés de façon à tenir compte des principes de l'enregistrement des droits de propriété et de le limiter à un très petit nombre de cas exceptionnels.
32.  Deux rapports, l'un sur la prescription des actions (Law Com 270) et l'autre sur les terrains enregistrés (Law Com 271), furent établis à la suite des documents consultatifs et publiés en juillet 2001.
33.  Dans son rapport sur la prescription des actions, la Commission du droit recommandait de fixer à dix ans le délai général de prescription pour les actions concernant des terrains. Elle précisait que dans le cas où les propositions relatives aux terrains enregistrés faites dans le document Law Com 254 seraient acceptées, cette recommandation ne concernerait que les actifs dans les terrains non enregistrés (ainsi que les actifs non enregistrables dans les terrains enregistrés1).
34.  A la suite des diverses critiques exprimées notamment par plusieurs magistrats dans la présente affaire et du rapport sur les terrains enregistrés (Law Com 271), la loi de 2002 sur l'enregistrement de la propriété foncière (Land Registration Act 2002) est venue apporter plusieurs modifications à la loi pour autant qu'elle concernait les terrains enregistrés. Elle prévoit que la possession sans titre, quelle qu'en soit la durée, n'emportera pas à elle seule prescription du droit du propriétaire sur un bien-fonds enregistré. Un occupant peut demander son inscription comme propriétaire au bout de dix ans, et sa demande sera accueillie si elle n'a pas fait l'objet d'une opposition. S'il y a opposition, la demande est rejetée. Si la demande est rejetée mais qu'aucune mesure n'est prise pour évincer l'occupant ou pour régler la situation autrement, l'occupant peut solliciter à nouveau son inscription comme propriétaire et il aura gain de cause que sa demande fasse ou non l'objet d'une opposition. La loi de 2002 est entrée en vigueur le 13 octobre 2002.
35.  Le 23 mars 2005, le juge suppléant Strauss, de la Chancery Division, statua en l'affaire Beaulane Properties Ltd v. Palmer (Times Law Reports, 13 avril 2005). L'affaire concernait un concessionnaire qui était resté en possession d'un terrain enregistré pendant plus de douze ans après l'expiration de sa concession. Conformément à l'arrêt rendu par la Chambre des lords dans la présente affaire, le juge dit qu'en l'état du droit anglais avant l'entrée en vigueur de la loi de 1998 sur les droits de l'homme, le propriétaire inscrit d'un terrain perdait tout droit sur celui-ci. Néanmoins, en analysant les faits sur la base de la Convention, il considéra que le droit de la prescription acquisitive ne servait aucun intérêt public ou général véritable dans le cas de terrains enregistrés, et que le préjudice subi par le propriétaire était disproportionné. En réinterprétant la législation pertinente au regard de l'article 3 de la loi sur les droits de l'homme, il conclut que la revendication exprimée par l'ancien concessionnaire, qui estimait avoir acquis le terrain litigieux, était dépourvue de fondement.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
36.  Les sociétés requérantes allèguent que le fait d'avoir perdu la propriété de leur terrain par le jeu de la prescription acquisitive de douze ans au profit d'un tiers a rompu le juste équilibre voulu par l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention et représente une atteinte disproportionnée à leurs droits patrimoniaux. Elles y voient une violation de cet article, qui énonce :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A.  L'arrêt de la chambre
37.  La chambre a estimé que, comme les sociétés requérantes avaient perdu leur droit de propriété sur le terrain par application de la loi de 1925 sur l'enregistrement de la propriété foncière (« la loi de 1925 ») et de la loi de 1980 sur la prescription (« la loi de 1980 »), l'article 1 du Protocole no 1 s'appliquait. En particulier, les dispositions préexistantes sur la prescription acquisitive ne pouvaient être considérées comme un incident du droit de propriété des sociétés requérantes au moment de l'acquisition de sorte que l'article 1 aurait cessé de se trouver en jeu lorsque les dispositions en question prirent effet et que le droit de propriété aurait été perdu après douze ans de possession de fait par autrui. Par ailleurs, la simple circonstance que les délais de prescription fussent en général envisagés sous l'angle de l'article 6 de la Convention n'empêchait pas la Cour d'examiner une affaire sur le terrain de l'article 1 du Protocole no 1. La chambre a dit que l'article 1 du Protocole no 1 entrait en jeu et que l'application des dispositions pertinentes des lois de 1925 et de 1980 avait donné lieu à une ingérence de l'Etat dans les droits des sociétés requérantes au titre de cet article.
38.  Rappelant l'arrêt de la Cour dans l'affaire James et autres c. Royaume-Uni (arrêt du 21 février 1986, série A no 98), la chambre a considéré que les sociétés requérantes avaient été privées de leur bien par application de la législation contestée, et que l'affaire devait être examinée sous l'angle de la seconde phrase du premier alinéa de l'article 1. Tout en admettant que dans le cas des terrains non enregistrés, le droit de la prescription acquisitive servait deux intérêts généraux importants – prévenir l'insécurité juridique et l'injustice qui naîtraient de requêtes tardives ; garantir que la réalité d'une occupation non contestée d'un terrain et la propriété légale de celui-ci coïncident – la chambre a dit que l'importance de ces objectifs était plus discutable lorsqu'on se trouvait en présence de terrains enregistrés puisqu'alors il était aisé d'identifier le propriétaire du terrain en consultant l'inscription du titre de propriété en question au registre. La chambre a noté cependant qu'en dépit des changements profonds apportés au droit de la prescription acquisitive par la loi de 2002 sur l'enregistrement de la propriété foncière (« la loi de 2002 »), ce droit n'avait pas en soi été abrogé pour les terrains enregistrés ; elle a donc rejeté l'argument des sociétés requérantes selon lequel le droit de la prescription acquisitive ne servait plus aucun intérêt général pour ce qui était des terrains enregistrés. Le Gouvernement avait aussi invoqué le droit et la pratique d'autres Etats.
39.  Quant à la proportionnalité des dispositions litigieuses, la chambre a reconnu qu'une durée de prescription de douze ans était relativement longue, que le droit de la prescription acquisitive était bien ancré et n'avait pas changé pendant la période où les sociétés requérantes avaient été propriétaires du fonds et qu'il aurait suffi à celles-ci de prendre des mesures minimes pour éviter de perdre leur droit de propriété. La chambre a observé que les juridictions internes et la Commission du droit critiquaient l'état de la législation, et encore que les conséquences subies par les sociétés requérantes étaient d'une sévérité exceptionnelle puisque non seulement celles-ci avaient été privées de leur propriété mais en outre elles n'avaient perçu aucune compensation pour cette perte. L'absence de compensation devait être considérée à la lumière de l'absence d'une protection procédurale du droit de propriété dans le cadre du régime juridique en vigueur à l'époque des faits. A ce propos, la chambre a accordé du poids à la circonstance que, depuis la présente affaire, la législation avait été modifiée de sorte qu'il fallait désormais avertir un propriétaire inscrit que son titre de propriété allait être transféré, ce qui lui donnait la possibilité d'interrompre le cours du délai de prescription. Elle a vu dans les modifications apportées à la loi un signe que le Parlement avait reconnu les carences que la situation procédurale des propriétaires inscrits présentait avant la loi de 2002. Elle a conclu que le juste équilibre entre l'intérêt général et le droit des sociétés requérantes au respect de leur bien avait été rompu, et qu'il y avait donc eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
B.  Thèses défendues par les parties
1.  Les sociétés requérantes
40.  Les sociétés requérantes marquent leur accord avec l'arrêt de la chambre. Pour elles, la perte de leur terrain, qu'elles détenaient alors en fiducie pour les occupants, a méconnu le principe du juste équilibre et donc enfreint l'article 1 du Protocole no 1 pour trois raisons liées entre elles. Premièrement, les sociétés requérantes ne voient aucun motif pour qu'elles, propriétaires du terrain, perdent leur droit de propriété de ce terrain enregistré. Deuxièmement, elles ne voient aucun motif pour qu'on les prive de ce terrain sans leur verser de compensation. Le résultat est disproportionné à tout but légitime quel qu'il soit parce qu'il fait peser sur elles un fardeau excessif et représente une importante aubaine pour les occupants. Aucune circonstance exceptionnelle ne justifiait la perte de leur bien sans compensation. Troisièmement, il n'y avait aucun motif de leur enlever leur terrain en l'absence de toute protection procédurale qui aurait fait obligation à l'occupant sans titre, pour pouvoir acquérir le droit de propriété, de déposer d'abord une demande à laquelle le propriétaire inscrit aurait eu la faculté de répondre.
41.  Les sociétés requérantes soulignent les nombreuses critiques de l'état du droit à l'époque qu'ont formulées, en l'espèce, le juge de première instance puis deux membres de la Chambre des lords, ainsi que les recommandations de la Commission du droit et du registre foncier, le changement apporté par le Parlement à la loi, et enfin les critiques du juge de la High Court dans l'affaire Beaulane Properties v. Palmer (paragraphe 35 ci-dessus). Elles ne voient aucun motif de transférer un terrain enregistré au terme du délai de prescription sans compensation et sans protection procédurale adéquate.
42.  Les sociétés requérantes ont produit un résumé du droit de la prescription acquisitive ou de principes équivalents dans d'autres ordres juridiques. Ce résumé montre selon elles que dans la plupart des Etats étudiés, le droit de propriété ne s'acquiert par la prescription acquisitive qu'au bout de délais nettement supérieurs à douze ans, et que dans la plupart des pays où la propriété peut s'acquérir par la prescription acquisitive, la condition sine qua non est que l'occupant ait agi de bonne foi, c'est-à-dire qu'il ait sincèrement cru avoir acquis le droit réel sur le terrain, par exemple après transfert du titre entaché d'un vice.
2.  Le Gouvernement
43.  Le Gouvernement conteste l'arrêt de la chambre. Il estime en premier lieu que l'affaire doit être examinée sous l'angle de l'article 6 de la Convention et non de l'article 1 du Protocole no 1. Contrairement à ce qui était le cas dans de précédentes affaires, en l'espèce l'Etat ne s'est pas approprié un bien pour son propre usage, et il n'a pas introduit une législation en vue du transfert d'un bien privé d'une personne contre le gré de celle-ci à une autre personne dans la poursuite d'une politique sociale. La seule ingérence qu'il y ait eue dans le terrain des sociétés requérantes est due aux actes de particuliers, les occupants, qui ont obtenu la possession de fait en 1983-1984. L'issue de la procédure tient à l'inaction des sociétés requérantes elles-mêmes. Selon le Gouvernement, l'application aux faits de la présente cause de la jurisprudence issue de la Convention quant à la nécessité, en principe, d'octroyer une compensation en cas de privation de propriété confirme qu'il est logique d'analyser l'affaire par rapport à l'article 6 : le délai de prescription a pour finalité de priver un plaignant, au terme du délai de prescription pertinent, de toute possibilité de revendiquer ses droits en justice. Cet objectif serait réduit à néant si un délai de prescription ne se conciliait avec la Convention que dans l'hypothèse où le plaignant se verrait octroyer une compensation dont serait redevable la personne même à l'encontre de laquelle sa revendication est forclose.
44.  Selon le Gouvernement, la chambre a versé dans l'erreur également lorsqu'elle a évoqué la nécessité de garanties procédurales. Dans le cas où une disposition sur la prescription s'applique à un litige mettant en jeu des intérêts privés entre particuliers, il n'y a pas « d'autorités responsables » auxquelles un plaignant pourrait raisonnablement présenter des observations « contestant les mesures portant atteinte à ses droits » (Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 45, CEDH 2002-IV), puisqu'aucune autorité publique ne cherchait à acquérir le bien en question.
45.  Pour ce qui est de l'article 1 du Protocole no 1, le Gouvernement estime qu'il n'entre pas en jeu parce que les sociétés requérantes ont acquis le terrain litigieux en courant le risque de le perdre en application des dispositions des lois de 1925 et de 1980. Ce risque doit passer pour un incident de la propriété. Le Gouvernement souligne que la seconde société requérante avait acquis le terrain de la première société requérante en avril 1986, époque à laquelle les Graham en avaient la possession de fait depuis un an et demi environ. Elle a donc pris le terrain alors qu'il existait un risque qu'elle le perdît au profit des Graham.
46.  Le Gouvernement soutient que la chambre n'a pas pris en considération son argument selon lequel les obligations découlant pour l'Etat de l'article 1 du Protocole no 1 ne se trouvaient pas en cause. Il n'y avait aucun motif de faire peser sur l'Etat l'obligation positive de mettre les sociétés requérantes à l'abri des conséquences de leur propre manque de vigilance.
47.  Aux objectifs de la législation dont la chambre reconnaît la légitimité, le Gouvernement ajoute un troisième : le terrain représente une ressource limitée, et l'intérêt général commande qu'il soit utilisé, entretenu et bonifié. La fixation d'un délai bien déterminé pour recouvrer la possession encourage les propriétaires à utiliser leurs terres.
48.  En ce qui concerne la proportionnalité, c'est à tort, selon le Gouvernement, que la chambre a tenu compte de l'absence de compensation et des questions de protection procédurale, et elle n'aurait pas suffisamment pris en considération de nombreux éléments démontrant que si ingérence il y a eu, elle était proportionnée : la durée du délai de prescription, le fait que les sociétés requérantes avaient tout loisir d'engager une action en revendication à tout moment pendant cette période de douze ans, l'existence d'une voie de recours judiciaire qui aurait permis de déterminer si l'action était prescrite, et la négligence imputable aux sociétés requérantes.
49.  Quant à l'état du droit dans d'autres pays, le Gouvernement se réfère aux recherches dont il est rendu compte dans le document consultatif de 1998 de la Commission du droit, ainsi qu'à d'autres études demandées par lui. Les résultats de ces recherches font apparaître des différences sensibles entre les structures des divers régimes juridiques, en particulier entre les pays de common law et les pays de droit civil, et aussi entre les durées des divers délais de prescription. Le Gouvernement en conclut qu'il n'y a pas de « norme » européenne : les délais de prescription varient énormément d'un pays à l'autre, dans certains ordres juridiques la bonne foi n'entre pas en ligne de compte et, parfois, d'autres facteurs, tels que le lieu de résidence, sont envisagés.
3.  Le tiers intervenant
50.  Le gouvernement irlandais a exposé le droit de la prescription acquisitive tel qu'il s'applique en Irlande, et a distingué cinq objectifs d'intérêt général servis par cette institution : assurer la jouissance paisible des droits de propriété, c'est-à-dire bien définir qui est le propriétaire lorsque le terrain, qu'il soit enregistré ou non, est abandonné et est occupé par un tiers ; régler les cas où des successions ab intestat ne sont pas administrées ; appliquer une politique d'utilisation des sols pour favoriser le développement économique ; clarifier la propriété pour les biens non enregistrés, et résoudre les litiges en matière de bornage.
51.  Le gouvernement irlandais soutient que la propriété foncière comporte des devoirs aussi bien que des droits, et l'obligation d'agir pour affirmer sa possession n'est pas déraisonnable. La Cour ne doit pas se laisser influencer par des modifications législatives apportées a posteriori qui assurent un degré plus élevé de protection des droits de l'homme. Le gouvernement irlandais invoque aussi l'ample marge d'appréciation reconnue aux Etats lorsqu'il s'agit de réglementer l'usage et la propriété des terres conformément à une politique sociale, ainsi que l'existence ancestrale du principe de la prescription, familier aux acquéreurs et aux propriétaires de terres, et il conclut que ce principe ne rompt pas le juste équilibre à ménager entre l'intérêt général et le droit au respect des biens.
C.  L'appréciation de la Cour
1.  Considérations générales
52.  L'article 1 du Protocole no 1, qui garantit le droit au respect des biens, contient trois normes distinctes. La première, qui s'exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété. La deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général. Il ne s'agit pas pour autant de règles dépourvues de rapports entre elles : la deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d'atteinte au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s'interpréter à la lumière du principe général consacré par la première (voir le précédent récent Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 62, CEDH 2007-..., avec d'autres références).
53.  Pour se concilier avec la règle générale énoncée à la première phrase du premier alinéa de l'article 1, une atteinte au droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l'intérêt général de la collectivité et celles de la protection des droits fondamentaux de l'individu (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000-I).
54.  Sans le versement d'une somme en rapport raisonnable avec la valeur du bien, une privation de propriété au sens de la seconde phrase de l'alinéa 1 de l'article 1 constitue normalement une atteinte excessive qui ne saurait se justifier sur le terrain de l'article 1. Ce dernier ne garantit pourtant pas dans tous les cas le droit à une compensation intégrale, car des objectifs légitimes « d'utilité publique » peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 48, CEDH 1999-II, avec d'autres références).
55.  Pour ce qui est des ingérences relevant du second alinéa de l'article 1 du Protocole no 1, lequel prévoit spécialement le « droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général (...) », il doit exister de surcroît un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. A cet égard, les Etats disposent d'une grande marge d'appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l'intérêt général, par le souci d'atteindre l'objectif de la loi en cause (AGOSI c. Royaume-Uni, arrêt du 24 octobre 1986, série A no 108, § 52).
56.  Les sociétés requérantes s'en prennent essentiellement aux modalités fixées par la législation sur la prescription des actions et l'enregistrement de la propriété foncière. Si les décisions judiciaires en l'espèce illustrent la manière dont la législation s'applique, les sociétés requérantes n'en ont pas à la façon dont les tribunaux l'ont appliquée. La Cour s'attachera donc d'abord à la législation contestée elle-même bien que les répercussions de son application entrent elles aussi en ligne de compte (James et autres c. Royaume-Uni, précité, § 36).
57.  L'Etat a donc à répondre dans la présente affaire non d'un acte exécutif ou législatif visant directement les sociétés requérantes, mais d'une législation qui entre en jeu en raison d'actions entre particuliers : de même que dans l'affaire James et autres la loi avait été appliquée (ce dont l'Etat avait à répondre) parce que des particuliers avaient sollicité le droit de racheter leur logements, de même en l'espèce la loi a été appliquée aux sociétés requérantes uniquement une fois que les conditions préalables à la prescription acquisitive eurent été remplies.
2.  Sur l'applicabilité de l'article 1 du Protocole no 1
58.  La Cour recherchera d'abord si l'affaire doit être envisagée sous l'angle de l'article 1 du Protocole no 1 ou, comme le Gouvernement le soutient, uniquement sous celui de l'article 6 de la Convention.
59.  Dans l'affaire Stubbings et autres c. Royaume-Uni, la Cour a examiné des délais de prescription en se plaçant sur le terrain des articles 6, 8 et 14 de la Convention. Au regard de l'article 6, elle a estimé qu'un délai non prorogeable de six ans à compter du dix-huitième anniversaire des requérantes pour entamer une instance civile ne portait pas atteinte à la substance même du droit d'accès des intéressées à un tribunal (arrêt du 22 octobre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, § 52). Elle a aussi envisagé l'affaire sous l'angle de l'article 8 en ce qui concerne les obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale pour conclure que dans l'ensemble cette protection avait été assurée (ibidem, §§ 60-67).
60.  Rien dans la jurisprudence de la Cour ne donne à penser que la présente affaire doive être examinée uniquement du point de vue de l'article 6 de la Convention et en réalité il serait même inhabituel, les deux droits ayant une teneur différente, que la Cour refuse de connaître d'un grief sous une rubrique au seul motif qu'il est de nature à soulever des questions différentes au titre d'un article distinct. La Cour estime, comme la chambre, que rien n'empêche en principe d'examiner un grief sous l'angle de l'article 1 du Protocole no 1 lorsqu'il vise une législation concernant les droits patrimoniaux.
61.  L'article 1 du Protocole no 1 protège des « biens », notion qui peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d'obtenir la jouissance effective d'un droit de propriété. Par contre, il ne garantit pas un droit à acquérir des biens (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004-IX). Lorsqu'il y a controverse sur le point de savoir si un requérant a un intérêt patrimonial pouvant prétendre à la protection de l'article 1 du Protocole no 1, la Cour est appelée à définir la situation juridique de l'intéressé (Beyeler c. Italie, précité).
62.  En l'espèce, les sociétés requérantes étaient les véritables propriétaires du terrain situé dans le Berkshire, puisqu'elles en étaient les propriétaires successifs inscrits au registre. Ce terrain ne faisait pas l'objet d'un droit de préemption, à l'inverse du bien en cause dans l'affaire Beyeler, mais il était soumis au droit foncier ordinaire, y compris, par exemple, la législation sur l'urbanisme et l'aménagement du territoire, la législation sur l'acquisition forcée et les diverses dispositions sur la prescription acquisitive. Les biens des sociétés requérantes subissaient nécessairement les limites imposées par les diverses règles de la législation et de la common law applicables aux biens immobiliers.
63.  Il reste que les sociétés requérantes ont perdu la propriété de vingt-trois hectares de terres agricoles par le jeu des lois de 1925 et de 1980. Force est de conclure, comme la chambre, que l'article 1 du Protocole no 1 s'applique.
3.  La nature de l'ingérence
64.  La Cour a eu à connaître de plusieurs affaires dans lesquelles la perte de la propriété de biens ne se rangeait pas dans la catégorie d'une « privation » au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l'article 1 du Protocole no 1. Dans les affaires AGOSI et Air Canada, la confiscation des biens des sociétés requérantes fut considérée respectivement comme une mesure de réglementation de l'usage de pièces d'or et comme une mesure de réglementation de l'usage d'un avion qui avait servi à l'importation de drogues prohibées (AGOSI c. Royaume-Uni, précité, § 51 ; Air Canada c. Royaume-Uni, arrêt du 5 mai 1995, série A no 316-A, § 34 ; voir aussi C.M. c. France (déc.), no 28078/95, CEDH 2001-VII). Dans l'affaire Gasus, la société requérante avait vendu une bétonnière à un tiers moyennant une clause de réserve de propriété. La Cour a considéré que la saisie de la bétonnière par le fisc représentait un exercice par l'Etat du droit d'« assurer le paiement des impôts », même si les dettes fiscales n'étaient pas celles de la société requérante (Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas, arrêt du 23 février 1995, série A no 306-B, § 59). Dans l'affaire Beyeler, la Cour s'est refusée à rechercher si l'ingérence dans les droits patrimoniaux du requérant s'analysait en une « privation de biens », car il lui suffisait d'examiner la situation dénoncée à la lumière de la règle générale figurant à la première phrase du premier alinéa de l'article 1 (Beyeler c. Italie, précité, § 106).
65.  Les sociétés requérantes n'ont pas perdu leur terrain à cause d'une disposition législative qui autorisait l'Etat à en transférer la propriété dans des circonstances particulières (comme dans les affaires AGOSI, Air Canada, Gasus) ou en raison d'une politique sociale de transfert de propriété (comme dans l'affaire James), mais par le jeu de dispositions d'application générale sur les délais de prescription fixés pour les actions en revendication de terres. En vertu de ces dispositions, à l'expiration du délai de prescription, le droit du propriétaire inscrit d'un terrain non enregistré s'éteignait (article 17 de la loi de 1980). Pour les terrains enregistrés, une modification fut apportée pour tenir compte du fait que, tant que le registre n'était pas rectifié l'ancien propriétaire continuait d'apparaître comme le propriétaire inscrit. Ainsi, en l'espèce, l'article 75 § 1 de la loi de 1925 énonçait qu'à l'expiration du délai de prescription, le droit de propriété ne s'éteignait pas, mais le propriétaire inscrit était réputé détenir le terrain en fiducie pour l'occupant sans titre.
66.  Les dispositions légales qui ont entraîné pour les sociétés requérantes la perte de la propriété effective du terrain étaient donc censées, non pas priver les propriétaires inscrits de leur propriété, mais plutôt réglementer les questions de droit de propriété dans un système où, historiquement, une possession de fait de douze ans suffisait à éteindre le droit pour l'ancien propriétaire de reprendre ou de se voir restituer la possession, et le nouveau droit était subordonné au principe qu'une possession non contestée pendant un long laps de temps valait titre de propriété. Les dispositions des lois de 1925 et de 1980 qui ont été appliquées aux sociétés requérantes faisaient partie intégrante du droit foncier général, et avaient pour vocation de réglementer, entre autres, les délais de prescription en matière d'usage et de propriété de terrains entre les particuliers. Les sociétés requérantes ont donc été touchées, non pas par une « privation de bien » au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l'article 1, mais par une mesure visant à « réglementer l'usage » du terrain au sens du second alinéa de cet article.
4.  Le but de l'ingérence
67.  Les dispositions des lois de 1925 et de 1980 applicables tendaient à faire appliquer le délai de prescription des actions en revendication de terres qui avait été fixé à vingt ans par la loi de 1623 sur la prescription puis à douze ans par celle de 1874 sur la prescription en matière de biens immobiliers, et elles s'attachaient à réglementer la situation qui en découlait, à savoir que le propriétaire inscrit ne pouvait plus recouvrer la possession et que l'occupant sans titre avait la possession depuis suffisamment longtemps pour être réputé propriétaire.
68.  La Cour a examiné des délais de prescription comme tels au regard de l'article 6 de la Convention dans l'affaire Stubbings et autres c. Royaume-Uni. Elle s'est exprimée en ces termes :
« Il faut noter que des délais de prescription dans les affaires d'atteinte à l'intégrité de la personne sont un trait commun aux systèmes juridiques des Etats contractants. Ces délais ont plusieurs finalités importantes, à savoir garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l'abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l'injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d'éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé. » (Stubbings et autres c. Royaume-Uni, précité, § 51)
69.  Même si la position exprimée ci-dessus par la Cour avait trait, sous l'angle de l'article 6, aux délais de prescription dans des affaires d'atteinte à l'intégrité des personnes, la Cour estime qu'elle vaut aussi dans le cas où il s'agit d'apprécier à la lumière de l'article 1 du Protocole no 1 des délais de prescription fixés pour les actions en revendication de terres. D'ailleurs, les parties ne donnent pas à entendre que la fixation de délais de prescription pour ces actions ne poursuit pas un but légitime d'intérêt général.
70.  La Cour estime qu'un délai de prescription de douze ans pour les actions en revendication de terres poursuit en soi un but légitime d'intérêt général.
71.  Quant à l'existence, au-delà de l'intérêt général qui réside dans le délai de prescription, d'un intérêt général spécifique à ce que le droit de propriété s'éteigne et que pareil droit soit attribué à un nouveau propriétaire au terme du délai de prescription, la Cour rappelle qu'en examinant l'intérêt général présent dans l'affaire Jahn, à propos d'une privation de biens, elle a dit que, « [e]stimant normal que le législateur dispose d'une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, [elle] respect[ait] la manière dont il conçoit les impératifs de l'« utilité publique » sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable » (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, CEDH 2005-VI, § 91, avec renvoi aux affaires James et autres et Ex-roi de Grèce [GC], no 25701/94, CEDH 2000-XII, et à Zvolský et Zvolská c. République tchèque, no 46129/99, § 67, CEDH 2002-IX). Il en est particulièrement ainsi dans des affaires comme celle-ci où se trouve en jeu une branche du droit complexe et ancestrale régissant des matières de droit privé entre particuliers.
72.  Il ressort clairement des éléments de droit comparé communiqués par les parties qu'un grand nombre d'Etats membres ont un dispositif permettant de transférer le droit de propriété en vertu de principes analogues à celui de la prescription acquisitive dans les systèmes de common law, et que pareil transfert s'opère sans versement d'une compensation au propriétaire initial.
73.  La Cour relève en outre, comme l'a fait la chambre, qu'en dépit des modifications que la loi de 2002 a apportées au régime de la prescription acquisitive, les dispositions pertinentes des lois de 1925 et de 1980 n'ont pas été abrogées. Le Parlement a donc confirmé le point de vue ayant cours au Royaume-Uni d'après lequel l'intérêt général traditionnel demeurait.
74.  La propriété présente cette caractéristique que son usage et sa mutation sont réglementés différemment d'un Etat à l'autre. Les dispositions applicables traduisent la politique sociale avec pour toile de fond la conception que l'on a dans un pays donné de l'importance et du rôle de la propriété. Même lorsque le droit réel immobilier est enregistré, le législateur doit pouvoir accorder plus de poids à une possession de longue durée et non contestée qu'au fait formel de l'enregistrement. La Cour admet que l'extinction du droit de propriété dans le cas où l'application qui lui est faite de la loi a pour conséquence d'empêcher l'ancien propriétaire de recouvrer la possession de sa terre ne peut passer pour manifestement dépourvue de base raisonnable. Il existait donc un intérêt général à la fois au délai de prescription en soi et à l'extinction du droit de propriété au terme de ce délai.
5.  Sur la question du juste équilibre
75.  Le second alinéa de l'article 1 doit s'interpréter à la lumière du principe général énoncé en tête de l'article. S'agissant de « la réglementation de l'usage », il doit exister de surcroît un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ; en d'autres termes, il incombe à la Cour de rechercher si l'équilibre a été maintenu entre les exigences de l'intérêt général et l'intérêt du ou des individus concernés. Ce faisant, elle reconnaît à l'Etat une grande marge d'appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l'intérêt général, par le souci d'atteindre l'objectif de la loi en cause (voir AGOSI c. Royaume-Uni, précité, § 52, et, plus récemment, pour la privation de biens, l'arrêt Jahn et autres, précité, § 93). Dans des domaines tels que celui du logement, la Cour se fiera au jugement du législateur quant à l'intérêt général, à moins qu'il soit manifestement dépourvu de base raisonnable (Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 49, CEDH 1999-V). Dans d'autres contextes, la Cour a souligné qu'elle n'était pas appelée, en principe, à régler des litiges entre particuliers. Cela étant, dans l'exercice du contrôle européen qui lui incombe, elle ne saurait rester inerte lorsque l'interprétation faite par une juridiction nationale d'un acte juridique apparaît comme étant « déraisonnable, arbitraire ou (...) en (...) contradiction (...) avec les principes sous-jacents à la Convention » (Pla et Puncernau c. Andorre, no 69498/01, § 59, CEDH 2004-VIII). Amenée à examiner le caractère proportionné du refus d'une société de télévision privée de diffuser une publicité commerciale, la Cour a estimé qu'une marge d'appréciation était particulièrement indispensable en matière commerciale (Vgt Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, § 69, CEDH 2001-VI). Dans une affaire concernant un litige sur l'interprétation du droit des brevets, tout en observant que l'article 1 du Protocole no 1 fait obligation à l'Etat de prendre les mesures nécessaires à la protection du droit au respect des biens, même lorsque sont en cause des litiges opposant de simples particuliers ou des sociétés privées, la Cour a rappelé que son rôle consistait à assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes et qu'il ne lui appartenait pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal, précité, § 83).
76.  La chambre (au paragraphe 55 de son arrêt) a jugé que les dispositions pertinentes – l'article 75 de la loi de 1925 en particulier – avaient fait plus qu'empêcher les sociétés requérantes de demander l'aide des tribunaux afin de recouvrer la possession de leur bien. La Cour observe qu'en l'espèce la Cour d'appel avait estimé que les Graham n'avaient pas apporté la preuve de l'intention requise de posséder le terrain, de sorte que le délai en question n'avait pas commencé à courir contre les sociétés requérantes (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour d'appel avait néanmoins considéré que l'extinction du droit de propriété au terme du délai de prescription d'une action en revendication du terrain constituait une conséquence pratique et logique de l'interdiction d'introduire une action une fois le délai de prescription écoulé. La Chambre des lords désavoua l'interprétation à laquelle la Cour d'appel s'était livrée du droit relatif à l'intention de posséder, mais ne fit aucun commentaire sur l'idée que l'extinction du droit de propriété au terme du délai de prescription était une conséquence « pratique et logique ». Même si, de manière générale, en droit anglais, l'expiration d'un délai de prescription met fin à la possibilité de recours mais non au droit, la Cour admet que lorsqu'une action en revendication d'un terrain est prescrite, l'extinction du droit du propriétaire inscrit ne fait guère plus que régulariser les situations respectives des intéressés, c'est-à-dire que la personne qui acquiert le droit de propriété par douze ans de possession sans titre se voit confirmée dans sa qualité de propriétaire. En outre, le droit reflète la finalité de la législation sur l'enregistrement de la propriété foncière, qui devait dans la mesure du possible reproduire la loi préexistante à l'enregistrement. Comme la Cour l'a déjà relevé ci-dessus (paragraphe 74), pareil régime ne peut passer pour « manifestement dépourvu de base raisonnable ».
77.  La Cour a rejeté la thèse du Gouvernement selon laquelle, le régime de la prescription acquisitive leur étant antérieur, les circonstances de l'espèce échappent à l'empire de l'article 1 du Protocole no 1 (paragraphes 62 et 63 ci-dessus). Il n'empêche que le fait que les dispositions des lois de 1925 et de 1980 se trouvaient en vigueur depuis de nombreuses années avant même que la première requérante n'acquît le terrain est un élément à prendre en compte pour apprécier la proportionnalité globale de la législation. En particulier, il n'est pas loisible aux sociétés requérantes de dire qu'elles ignoraient la législation, ou que l'application qui leur en a été faite les a prises au dépourvu. En vérité, bien que l'affaire soit allée au plan interne jusqu'à la Chambre des lords, les sociétés requérantes ne donnent pas à entendre que les conclusions des juridictions britanniques aient été déraisonnables ou imprévisibles, eu égard à la législation.
78.  Pour ce qui est du délai de prescription en l'espèce, la Cour relève que la chambre l'a estimé relativement long (paragraphe 73). Cela dit, les éléments de droit comparé communiqués par les parties à ce propos n'ont pas été d'une grande aide, si ce n'est qu'ils ont permis à la Cour de constater qu'il n'y avait pas de modèle unique en matière de durée des délais de prescription. Quoi qu'il en soit, il apparaît qu'il aurait suffi de peu de chose de la part des sociétés requérantes pour interrompre le cours du délai. Il ressort des éléments de preuve que si elles avaient demandé un loyer, ou toute autre forme de paiement, en contrepartie de l'occupation du terrain par les Graham, elles l'auraient obtenu et la possession n'aurait plus été une possession « de fait ». Même dans le cas improbable où les Graham se seraient refusés à quitter le terrain et à souscrire aux conditions mises à son occupation, les sociétés requérantes auraient simplement eu à entamer une action en revendication, et le délai aurait cessé de courir en leur défaveur.
79.  La chambre et les sociétés requérantes ont mis l'accent sur l'absence de compensation pour ce qui constitue selon elles une privation de biens. La Cour a conclu que l'ingérence dans les biens des sociétés requérantes s'analysait en une réglementation de leur usage et non en une privation, de sorte que la jurisprudence sur la compensation pour privation de biens n'est pas directement applicable. De plus, dans les affaires où la situation a été considérée comme une réglementation de l'usage des biens, même si le requérant avait perdu un bien (AGOSI et Air Canada, précités), nulle mention n'a été faite d'un droit à compensation. La Cour observe, à l'instar du Gouvernement, qu'exiger une compensation à raison d'une situation qu'une partie a engendrée faute d'avoir tenu compte d'un délai de prescription se concilierait difficilement avec la notion même de délai de prescription, dont le but est de favoriser la sécurité juridique en empêchant une partie d'engager une action au-delà d'une certaine date. La Cour ajoute que même les dispositions de la loi de 2002, invoquées par les sociétés requérantes à l'appui de leur thèse selon laquelle les dispositions de la législation antérieure se heurtaient à la Convention, ne prévoient pas de compensation lorsqu'une personne est finalement inscrite, au terme du délai de prescription, comme le nouveau propriétaire d'un terrain figurant au registre foncier.
80.  La chambre et les sociétés requérantes se sont montrées aussi préoccupées par l'absence de protection procédurale pour un propriétaire inscrit au registre dont les droits patrimoniaux sont sur le point de s'éteindre en raison de l'écoulement du délai de prescription, ce en vertu de l'article 15 de la loi de 1980, du moins en ce qu'il s'appliquait aux terrains enregistrés. La Cour rappelle ici que les sociétés requérantes n'ont pas été dépourvues de protection procédurale. Alors que le délai de prescription courait, et si elles ne posaient pas aux Graham des conditions qui mettaient un terme à la « possession de fait », il leur était loisible de remédier à la situation en engageant une action en justice afin de recouvrer la possession du terrain. Cette action aurait interrompu le cours du délai. Une fois celui-ci expiré, les sociétés requérantes pouvaient toujours soutenir devant les juridictions internes, ce qu'elles firent, que les occupants de leur terrain n'en avaient pas la « possession de fait » telle que définie par le droit interne.
81.  Certes, depuis l'entrée en vigueur de la loi de 2002, le véritable propriétaire du terrain enregistré contre lequel le temps s'écoule se trouve dans une situation plus favorable que ne l'était celle des sociétés requérantes à l'époque considérée. La loi de 2002 exige en effet que le véritable propriétaire reçoive notification avant expiration du délai de prescription, ce qui lui donne le temps, s'il le souhaite, d'engager une action contre l'occupant sans titre. La loi de 2002 améliore la situation du véritable propriétaire et, parallèlement, l'occupant sans titre a plus de mal à exercer une possession de fait pendant la totalité des douze ans. Les dispositions de la loi de 2002 ne s'appliquent toutefois pas à la présente cause et la Cour doit envisager les faits tels qu'ils se présentent à elle. En toute hypothèse, il faut du temps pour introduire des changements législatifs dans des domaines aussi complexes que le droit foncier, et les critiques que les juges ont formulées contre la législation ne peuvent en soi avoir une incidence sur la conformité des dispositions antérieures avec la Convention.
82.  Le Gouvernement soutient que l'article 1 du Protocole no 1 ne saurait protéger les hommes d'affaires contre leurs propres défaillances. La Cour tient cette thèse pour liée aux aspects de sa jurisprudence qui soulignent qu'elle n'a pas en principe à régler des litiges entre particuliers, pour lesquels les Etats jouissent d'une grande marge d'appréciation (paragraphe 75 ci-dessus). Dans une affaire comme celle-ci, où la Cour est principalement appelée à envisager le régime légal en vertu duquel le droit de propriété s'éteint au terme du délai de prescription, plutôt que les faits particuliers de la cause, le comportement du requérant a corollairement moins d'importance.
83.  Les sociétés requérantes prétendent que leur perte est si grande, et l'aubaine des Graham si substantielle, que le juste équilibre voulu par l'article 1 du Protocole no 1 se trouve rompu. La Cour relève d'abord que, dans l'affaire James, elle a estimé que la position adoptée par le Parlement quant au « titre moral » des locataires à acquérir la propriété des logements litigieux relevait de la marge d'appréciation de l'Etat. En l'espèce, ce serait certes aller trop loin que de parler des « droits acquis » d'un occupant sans titre pendant que court le délai de prescription, mais il faut aussi rappeler que le régime des terrains enregistrés au Royaume-Uni est une émanation d'un système établi de longue date en vertu duquel une possession de plusieurs années conférait un droit suffisant de céder le terrain. Pareilles modalités entrent dans le cadre de la marge d'appréciation de l'Etat, sauf si elles aboutissent à des résultats si anormaux que la législation en devient inacceptable. L'acquisition de droits inattaquables par l'occupant sans titre doit aller de pair avec la perte correspondante des droits patrimoniaux de l'ancien propriétaire. Dans James et autres, la possibilité que des locataires « non méritants » bénéficient d'une « aubaine » n'a pas eu d'incidence sur l'appréciation globale de la proportionnalité de la législation (arrêt James et autres précité, § 69), et, en l'espèce, toute aubaine dont auraient bénéficié les Graham doit être envisagée sous la même perspective.
84.  Quant à la perte subie par les sociétés requérantes, il n'est pas contesté que le terrain en question, notamment les parties de celui-ci qui offrent un potentiel de mise en valeur, représente une somme d'argent substantielle. Toutefois, si l'on veut qu'ils remplissent leur fonction (paragraphes 67-74 ci-dessus), il faut que les délais de prescription s'appliquent quelle que soit l'importance de la revendication. La valeur du terrain ne saurait donc avoir d'incidence sur l'issue de la présente affaire.
85.  En somme, la Cour conclut que le juste équilibre requis par l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention n'a pas été rompu en l'espèce.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
Dit, par dix voix contre sept, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 30 août 2007.
Jean-Paul Costa    Président   Michael O'Boyle   Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes :
–  opinion dissidente commune à M. Rozakis, Sir Nicolas Bratza, Mme Tsatsa-Nikolovska, Mme Gyulumyan et M. Šikuta ;
–  opinion dissidente de M. Loucaides à laquelle se rallie M. Kovler.
J.-P.C.  M.O'B.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES ROZAKIS, BRATZA, TSATSA-NIKOLOVSKA, GYULUMYAN   ET ŠIKUTA
(Traduction)
1.  Nous ne pouvons suivre la majorité de la Cour lorsqu'elle estime que l'article 1 du Protocole no 1 n'a pas été méconnu en l'espèce. D'après nous, l'extinction du droit de propriété des sociétés requérantes sur le terrain dont elles étaient les propriétaires inscrits, par le jeu des dispositions pertinentes des lois de 1925 et de 1980, a enfreint leur droit au respect de leur bien garanti par cet article.
2.  Avec la majorité de la Cour, nous estimons que l'article 1 du Protocole était non seulement applicable en l'espèce, mais que la législation dénoncée a manifestement emporté atteinte aux droits des sociétés requérantes au titre de cet article au point que la responsabilité de l'Etat défendeur se trouve engagée.
3.  L'arrêt, avec justesse selon nous, rejette l'argument du Gouvernement selon lequel, l'affaire concernant principalement le droit de la prescription des actions, elle doit être examinée uniquement sous l'angle de l'article 6 de la Convention et non sous celui de l'article 1 du Protocole. Comme le relève l'arrêt, non seulement rien en principe n'exclut d'examiner un grief sur le terrain de l'article 1 lorsqu'il vise une législation relative aux droits patrimoniaux, mais la thèse du Gouvernement n'accorde pas suffisamment de poids au fait que la Cour n'est pas appelée à connaître ici exclusivement de la prescription des actions ; elle doit se pencher sur le droit de la prescription acquisitive tel qu'il s'applique aux terrains enregistrés. Ce droit se trouve consacré dans les dispositions de l'article 17 de la loi de 1980, qui fait obstacle à une procédure en revendication d'un terrain, et aussi dans les dispositions de l'article 75 de la loi de 1925, qui a pour effet d'éteindre le droit de propriété sur le bien en question au bout de douze ans de possession de fait. En l'espèce, la Cour d'appel a estimé que l'extinction du droit des sociétés requérantes (en vertu de l'article 75) était simplement une conséquence « logique et pratique » à l'impossibilité pour un propriétaire d'exercer son droit d'engager une action (en vertu de l'article 15). La majorité de la Cour semble souscrire à ce point de vue lorsqu'elle affirme que, dans le cas où une action en revendication d'un terrain se trouve prescrite, « l'extinction du droit du propriétaire inscrit ne fait guère plus que régulariser les situations respectives des intéressés, c'est-à-dire que la personne qui acquiert le droit de propriété par douze ans de possession sans titre se voit confirmée dans sa qualité de propriétaire » (arrêt, paragraphe 76). Même s'il faut à juste titre considérer les dispositions de l'article 75 comme une question de droit interne, il demeure, comme la chambre le  
relève dans son arrêt (paragraphe 55), que les dispositions législatives ont pour effet combiné de priver les requérantes de leurs droits patrimoniaux substantiels et de les empêcher de reprendre légalement la possession du terrain sur lequel elles ont perdu leur droit de propriété.
4.  L'arrêt implique aussi que la Cour – là encore, avec justesse selon nous – rejoint la chambre lorsqu'elle rejette deux autres arguments du Gouvernement, à savoir i.  que l'article 1 n'entre pas en jeu puisque les sociétés requérantes n'avaient sur leur terrain qu'un droit patrimonial susceptible de s'éteindre qui a cessé d'exister après l'expiration des douze ans de possession de fait et ii.  qu'en toute hypothèse, il n'y a eu aucune atteinte aux droits patrimoniaux des requérantes dont on puisse tenir l'Etat pour responsable, l'affaire engendrant au mieux pour celui-ci l'obligation positive de garantir les droits de propriété.
5.  Selon la majorité de la Grande Chambre, l'ingérence dans les droits patrimoniaux des sociétés requérantes qui a abouti pour celles-ci à la perte de la propriété doit être considérée comme une mesure de « réglementation de l'usage des biens » qu'il faut envisager sous l'angle du second alinéa de l'article 1, et non comme une « privation » de biens au sens de la seconde phrase de cet article, comme la chambre l'a dit.
6.  Il est de jurisprudence constante qu'une mesure législative entraînant un transfert de propriété d'un individu à un autre dans la poursuite d'une politique sociale donnée peut résulter en une « privation » de biens relevant de la seconde phrase (voir, par exemple, l'affaire James et autres). Il est clair également, d'un autre côté, que la perte de la propriété d'un bien par suite d'une mesure législative ou d'une décision de justice, n'équivaudra pas dans tous les cas à une « privation » de biens : comme la Cour l'observe dans l'arrêt, dans les affaires AGOSI, Air Canada et Gasus, la saisie ou toute autre perte de la propriété a été traitée comme une « réglementation de l'usage » du bien au sens du second paragraphe de l'article 1, tandis que dans l'affaire Beyeler, l'atteinte aux droits patrimoniaux du requérant a été envisagée du point de vue de la première phrase de cet article.
Avec la majorité de la Cour, nous estimons que les dispositions législatives en cause en l'espèce sont sensiblement différentes de celles examinées dans les affaires précédentes auxquelles il est fait référence. Nous admettons en particulier que les dispositions pertinentes des lois de 1925 et de 1980 n'entendaient pas priver les propriétaires de leur droit aux fins d'une politique sociale de redistribution des terres ou de transfert de propriété. Elles représentaient au contraire des règles d'application générale censées réglementer les questions de droit de propriété sous un régime en vertu duquel une possession de fait pendant douze ans suffisait à éteindre le droit du propriétaire précédent de reprendre ou de recouvrer la possession de sa terre. Nous pouvons admettre que la perte du droit de propriété en pareilles circonstances doit être tenue pour une « réglementation de l'usage » des biens et non comme une « privation » de biens. Cela dit,  
comme la chambre, nous tenons à souligner que les trois « règles » de l'article 1 ne sont pas étanches en ce sens qu'elles seraient dépourvues de rapport entre elles, et les principes qui régissent la question de la justification sont essentiellement les mêmes, puisque la mesure doit poursuivre un but légitime et ménager un juste équilibre entre le but recherché et les droits patrimoniaux individuels dont il s'agit.
7.  Quant à savoir si le but des mesures est légitime, les parties sont d'accord pour dire que les délais de prescription fixés pour la revendication d'un terrain peuvent passer pour poursuivre un but légitime dans l'intérêt général. Toutefois, comme le relève le document consultatif de la Commission du droit, le droit de la prescription acquisitive, qui ne se contente pas de faire obstacle à des actions mais a pour effet d'éteindre le droit de propriété, ne peut se justifier que par des « éléments qui viennent s'ajouter à ceux expliquant le droit de la prescription ».
La présente affaire concerne le droit de la prescription acquisitive tel qu'il s'applique aux terrains enregistrés ; selon ce droit, comme nous le relevons au paragraphe 10 ci-dessous, les raisons que l'on avance traditionnellement pour justifier le transfert du droit de propriété à l'occupant sans titre au terme du délai de prescription sont beaucoup moins solides que pour les terrains non enregistrés. Ont beaucoup de poids d'après nous les vues exprimées par Lord Bingham dans la présente affaire et auxquelles souscrit le juge Loucaides dans son opinion dissidente : dans le cas des terrains enregistrés, on a du mal à trouver une justification à la règle de droit qui aboutit à un résultat apparemment aussi injuste que de priver le véritable propriétaire de son droit de propriété en faveur de l'occupant sans titre. Toutefois, non seulement la perte de la propriété par le jeu de la prescription acquisitive est une institution que l'on rencontre dans nombre de régimes juridiques, dont d'autres régimes de common law, mais, en dépit des changements notables que la loi de 2002 a apportés au régime de la prescription acquisitive pour les terrains enregistrés, ce régime n'a pas été en soi abrogé. Dans ces conditions, nous estimons avec la majorité que l'extinction du droit de propriété du véritable propriétaire inscrit au bout de douze ans de possession sans titre ne peut passer pour manifestement dépourvue de fondement et que ce système, tel qu'il s'est appliqué aux sociétés requérantes en l'espèce, peut dès lors être tenu pour viser un but légitime dans l'intérêt général.
8.  La question clé demeure : les principes de la prescription acquisitive applicables aux terrains enregistrés et appliqués dans la présente affaire ont-ils ménagé un juste équilibre entre les droits des propriétaires inscrits et l'intérêt général servi par ce système ou, comme elles le soutiennent, les sociétés requérantes ont-elles eu à supporter « une charge spéciale et exorbitante » (voir, par exemple, l'arrêt James et autres, § 50) ? C'est essentiellement sur ce point que nous nous démarquons de la majorité de la Cour.
9.  Ce qui frappe dans la manière dont les règles de la prescription acquisitive se sont appliquées en l'espèce, c'est le contraste qui existe entre la gravité de l'atteinte aux droits patrimoniaux du propriétaire et les motifs avancés pour justifier cette ingérence.
10.  Dans le cas des terrains non enregistrés, le droit de propriété s'établit par un certain nombre d'années de possession avérée. Les titres de propriété servent uniquement de preuve à l'appui de la possession, et une personne qui peut prouver avoir la possession réelle (de fait) depuis le nombre d'années voulu peut leur faire échec. Dans un tel système, on peut considérer que l'extinction du droit de propriété au terme du délai de prescription est un élément cohérent des principes sur l'acquisition de droits de propriété. Le document consultatif de la Commission du droit (paragraphe 30 de l'arrêt) a identifié quatre raisons particulièrement pertinentes de préserver l'institution de la prescription acquisitive : éviter l'incertitude et l'injustice résultant de revendications tardives ; éviter que des terrains ne perdent toute valeur marchande lorsqu'on ne peut plus savoir qui est le possesseur et qui est le propriétaire ; éviter des difficultés à un occupant de bonne foi mais qui se méprend, lequel peut avoir engagé des dépenses pour le terrain ; et faciliter la recherche du propriétaire du terrain (voir, à cet égard, l'arrêt Saints Monastères c. Grèce (arrêt du 9 décembre 1994, série A no 301-A, §§ 57-61, dans lequel la Cour a estimé que la prescription acquisitive revêtait une importance particulière parce qu'il n'existait pas de cadastre en Grèce et parce qu'il était impossible de disposer de titres de propriété enregistrés avant 1856, et de legs et successions enregistrés avant 1946 (voir le paragraphe 60)).
11.  Pour les terrains enregistrés, le droit de propriété n'est toutefois pas subordonné à la possession, mais à l'inscription en tant que propriétaire. L'acquéreur potentiel d'un terrain peut s'assurer de l'identité du propriétaire en consultant le registre, et un vendeur potentiel n'a nul besoin d'établir son droit de propriété en prouvant la possession. Comme la Commission du droit l'a relevé, les raisons avancées traditionnellement pour justifier un droit de la prescription acquisitive aboutissant à éteindre le droit de propriété au terme du délai de prescription ont perdu beaucoup de leur force. Point de vue partagé en l'espèce aussi bien par Lord Bingham que par le juge Neuberger, lesquels ont estimé que les incertitudes auxquelles on se heurte parfois en matière de propriété de terrains ne risquent guère de se rencontrer dans un système de propriété foncière où l'on peut facilement identifier le propriétaire en consultant le registre.
12.  Au cours de la procédure devant la Grande Chambre, le Gouvernement a invoqué un autre intérêt général, à savoir le fait que le terrain représente une ressource limitée qui doit être utilisée, préservée et bonifiée et que, en fixant un délai précis pendant lequel le véritable propriétaire peut recouvrer un terrain occupé par un possesseur sans titre, on incite le propriétaire à utiliser son terrain.
Nous pouvons admettre que, dans le cas où un terrain est abandonné, l'intérêt général peut commander qu'il soit acquis par quelqu'un qui en fera effectivement usage ; par contre, nous ne pouvons admettre que l'intérêt général aille jusqu'à priver un propriétaire inscrit de son droit de propriété sur le terrain si ce n'est dans le cadre d'une procédure bien comprise d'acquisition forcée et moyennant une juste compensation.
13.  Le Gouvernement soutient en outre que, indépendamment de tout intérêt général que la loi veut servir, pour déterminer la proportionnalité de la mesure, il faut tenir compte des intérêts du possesseur sans titre – en l'espèce, les Graham. Ce point de vue est exposé au paragraphe 83 de l'arrêt, qui renvoie à l'arrêt James et autres dans lequel la Cour a estimé que la position du Parlement quant au « titre moral » des locataires à acquérir la propriété des logements litigieux relevait de la marge d'appréciation de l'Etat, malgré « l'aubaine » que cela représentait pour certains locataires « non méritants ».
Il nous est impossible d'accorder du poids à cette considération. Si, dans une affaire comme celle-ci, où le possesseur sans titre ne peut se méprendre quant à l'identité du propriétaire du terrain, on pourrait valablement justifier une loi qui empêcherait d'expulser sans autre forme de procès du terrain son occupant sans titre au bout de douze ans d'occupation ou empêcherait un propriétaire de percevoir un loyer ou un dédommagement en tenant lieu pour la période concernée, nous ne pouvons en revanche admettre que l'occupant sans titre ait quelque intérêt légitime que ce soit à obtenir cette aubaine qui consiste à acquérir la propriété du terrain sans versement d'une compensation. A ce propos, le possesseur sans titre se trouve dans une situation totalement différente de celle des locataires bénéficiant d'un bail emphytéotique dont il était question dans l'affaire James et autres, et dont le titre moral à acquérir la propriété du logement qu'ils occupaient en-dessous de la valeur marchande en vertu de la loi de 1967 sur la réforme des baux découlait du fait, a dit la Cour, que ces locataires et leurs prédécesseurs avaient non seulement versé un capital pour acquérir le bail mais avaient au fil des années consacré des sommes considérables à l'entretien des maisons qui étaient leurs domiciles.
14.  Si donc d'après nous l'intérêt général que sert le droit de la prescription acquisitive dans le cas des terrains enregistrés revêt une importance limitée, l'incidence de cette législation pour le propriétaire inscrit est d'une gravité exceptionnelle, comme les faits de la présente cause l'illustrent de manière éclatante. Même s'il faut examiner l'affaire sous l'angle de l'article 1 du Protocole comme une affaire concernant la réglementation de l'usage des biens, pour juger de la proportionnalité de la mesure il faut à notre avis prendre en compte un élément extrêmement important, à savoir que les dispositions législatives pertinentes ont fait bien plus que d'empêcher les propriétaires inscrits de recourir à la justice pour se voir restituer la possession de leur terrain, puisqu'elles les ont privés du droit de propriété sur celui-ci.
15.  Se référant aux vues exprimées par le juge Neuberger et Lord Bingham, la chambre avait pris en ligne de compte l'absence de compensation à la perte de la propriété (paragraphes 71-72 de son arrêt). La majorité de la Grande Chambre critique cette position. Elle relève non seulement que la jurisprudence de la Cour quant à la nécessité d'une compensation s'applique aux « privations » de biens et ne trouve pas directement à s'appliquer à un cas de « réglementation de l'usage » d'un bien, mais qu'exiger une compensation dans une affaire comme celle-ci « se concilierait difficilement avec la notion même de délai de prescription, dont le but est de favoriser la sécurité juridique en empêchant une partie d'engager une action au-delà d'une certaine date ».
16.  Certes, la Cour s'est penchée sur l'existence d'une compensation principalement à l'occasion de privations de biens relevant de la seconde phrase de l'article 1, mais l'absence de compensation peut manifestement entrer aussi en considération pour ce qui est de la proportionnalité d'ensemble d'une mesure de réglementation de l'usage de biens (voir, par exemple, Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 57, CEDH 1999-V). Cependant, avec la majorité nous estimons que les délais de prescription ne peuvent aisément s'accompagner d'une condition de compensation et que le versement de pareille indemnité ne semble, au vu des éléments de droit comparé dont la Cour dispose, constituer une composante d'aucun régime de possession de fait ou de prescription acquisitive. Il mérite d'ailleurs d'être noté que la loi de 2002 sur l'enregistrement de la propriété foncière, qui améliore sensiblement la situation du propriétaire d'un terrain enregistré dont le terrain est occupé par des possesseurs sans titre, ne prévoit aucun dispositif permettant de réclamer ou d'obtenir une compensation.
L'absence de compensation ne peut donc en soi passer pour un facteur rendant disproportionnée la réglementation de l'usage d'un bien ; néanmoins, le fait que le propriétaire n'ait reçu aucune compensation a aggravé la perte du droit de propriété sur son bien et commandait selon nous des mesures de protection particulièrement rigoureuses pour les droits patrimoniaux de propriétaires inscrits si l'on voulait préserver un juste équilibre.
17.  La majorité de la Cour considère que cette protection procédurale a bien existé. Elle s'appuie sur le fait que le droit de la prescription acquisitive de manière générale et les dispositions qui éteignent le droit de propriété au terme du délai de douze ans en particulier étaient accessibles aux sociétés requérantes, en leur qualité de propriétaires inscrits, et que ces dispositions étaient en vigueur depuis de nombreuses années. La majorité souligne aussi que les sociétés requérantes, comme tout propriétaire foncier, auraient pu sauvegarder leur position et interrompre le cours du délai en demandant un loyer ou toute autre forme de paiement en contrepartie de l'usage du terrain par les occupants, ou en entamant une action en revendication (arrêt, paragraphes 77 et 78).
18.  Bien que ce soit manifestement exact, nous estimons que ni l'un ni l'autre de ces facteurs n'a permis de préserver un juste équilibre ou n'a assuré une protection suffisante aux droits patrimoniaux des propriétaires inscrits. Certes, à l'expiration du délai de douze ans, le propriétaire inscrit pouvait soutenir que l'occupant n'avait pas exercé une « possession » suffisante du terrain pour l'empêcher de recouvrer sa terre, mais il n'était nullement exigé d'adresser au cours de cette période telle ou telle forme de notification au propriétaire pour l'alerter quant au risque qu'il courait de perdre son droit de propriété. Faisaient défaut des garanties effectives pour mettre un propriétaire inscrit à l'abri du risque de perdre son droit de propriété sur le terrain par mégarde ou inadvertance. La loi de 2002 sur l'enregistrement de la propriété foncière prévoit des garanties comme celles-là puisqu'elle impose à un « occupant » la charge de donner notification de son intention de demander à être inscrit comme propriétaire au bout de dix ans de possession de fait, mais exige de plus qu'il avance des raisons particulières qui lui confèrent le droit d'acquérir la propriété lorsque le véritable propriétaire s'oppose à sa demande. Le véritable propriétaire dispose alors de deux ans pour régulariser la situation, par exemple en expulsant l'occupant sans titre. La loi de 2002 a pour effet, comme l'a relevé le juge Strauss dans l'affaire Beaulane Properties Ltd v. Palmer, de placer le fardeau là où il doit se trouver, à savoir sur la partie qui cherche à renverser un droit de propriété enregistré.
19.  Tout en notant que la nouvelle législation améliore la situation du propriétaire inscrit, la majorité de la Cour accorde peu de poids aux changements apportés à la loi ; elle estime que les dispositions de la loi de 2002 ne s'appliquent pas à la présente affaire, qui doit être jugée en fonction de la loi en vigueur à l'époque des faits. Elle dit en outre que, en toute hypothèse, les modifications législatives apportées dans des domaines aussi complexes que le droit foncier sont longues à mettre en place et que les critiques des juges ne peuvent en soi avoir d'incidence sur la conformité de dispositions antérieures avec la Convention.
C'est là, selon nous, sous-estimer l'importance des changements législatifs. Comme l'a relevé la chambre, le fait que de nouvelles dispositions aient été introduites pour améliorer la protection des droits prévus par la Convention n'implique pas nécessairement que les dispositions antérieures étaient contraires à celle-ci (voir, par exemple, Hoffmann c. Allemagne, no 34045/96, § 59, 11 octobre 2001). Nous attachons toutefois une importance considérable au fait que les amendements apportés par la loi de 2002 représentent davantage qu'une évolution naturelle du droit de la prescription acquisitive tel qu'il s'appliquait aux terrains enregistrés ; ils marquent un changement essentiel du régime existant dont la Commission du droit comme les juges avaient reconnu qu'il aboutissait à une inéquité et avait des effets disproportionnés sur les droits du propriétaire inscrit.
20.  Le Gouvernement insiste sur un autre élément à prendre en compte pour apprécier la proportionnalité : la part de faute imputable aux sociétés requérantes en l'espèce, celles-ci n'ayant pas selon lui témoigné de la moindre diligence pour veiller à leurs propres intérêts.
Certes, dans d'autres contextes, la Cour a dit que la question de savoir si un juste équilibre a été ménagé au regard du second alinéa de l'article 1 du Protocole no 1 dépend d'un certain nombre de facteurs, parmi lesquels la faute ou la diligence dont un requérant a fait preuve (voir, par exemple, l'arrêt AGOSI, précité, § 54) ; nous ne pouvons toutefois considérer qu'il s'agisse là d'un élément important dans la présente affaire, puisqu'il y est précisément allégué que le régime de la prescription acquisitive existant avant la promulgation de la loi de 2002 ne mettait pas suffisamment les propriétaires inscrits à l'abri du risque de perdre leur droit de propriété par mégarde ou inadvertance.
21.  En résumé, nous ne pouvons nous rallier à la majorité de la Cour lorsqu'elle estime que les dispositions des lois de 1925 et de 1980, telles qu'elles s'appliquaient aux propriétaires inscrits de terrains d'une manière que les juges internes ont qualifiée en l'espèce de « draconienne », « injuste », « illogique » ou « disproportionnée », ont ménagé un juste équilibre entre les droits du propriétaire et l'intérêt général éventuellement servi par les mesures en question. Du fait qu'elles ont perdu la propriété du terrain dont elles étaient les propriétaires inscrits, les sociétés requérantes ont eu à notre avis à supporter une charge individuelle excessive, de sorte que leurs droits au titre de l'article 1 du Protocole no 1 ont été méconnus.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE LOUCAIDES   À LAQUELLE SE RALLIE M. LE JUGE KOVLER
(Traduction)
Je ne puis me joindre à la majorité en l'espèce lorsqu'elle dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Il s'agit de savoir si l'existence d'un délai de prescription de douze ans pour les actions en réclamation de terrains se concilie avec la Convention, compte tenu du fait que cette prescription a pour conséquence de priver de sa propriété le propriétaire inscrit du terrain dans le cas où il n'a pas exercé la possession de celui-ci pendant la totalité de cette période et où un tiers a, lui, exercé cette possession. En pareille hypothèse, le droit du propriétaire s'éteint et le tiers acquiert un droit opposable à tous, y compris l'ancien propriétaire (paragraphe 27 de l'arrêt).
Pour répondre à cette question, il faut examiner deux éléments.
D'abord, il faut se demander si le délai de prescription de douze ans poursuit en tant que tel un but légitime dans l'intérêt général. En second lieu, il faut dire, à supposer qu'il y ait un but légitime, si l'ingérence dans le droit de propriété est proportionnée à l'objectif poursuivi.
Lorsqu'il n'y a pas de cadastre et que le droit de propriété n'est pas enregistré dans un livre foncier – comme cela peut arriver à certaines époques et dans certains pays – l'institution de la prescription acquisitive peut sans aucun doute se justifier par le souci d'éviter l'incertitude quant à la propriété du terrain. Toutefois, si et quand il existe un registre foncier et que l'on peut aisément s'assurer en consultant l'enregistrement des titres de propriété de l'identité du propriétaire, j'ai quant à moi bien du mal à admettre que la prescription acquisitive puisse servir quelque intérêt général que ce soit. Je souscris pleinement sur ce point à l'opinion que Lord Bingham a exprimée en ces termes :
« Dans le cas de terrains non enregistrés, et avant qu'un tel enregistrement ne devienne la norme, un tel résultat pouvait sans aucun doute se justifier par le souci d'éviter une incertitude prolongée quant à l'identité du propriétaire. Mais lorsque la terre est enregistrée, il est difficile de trouver une justification à une règle de droit qui aboutit à un résultat aussi injuste en apparence et encore plus difficile de voir pourquoi la partie qui acquiert le droit de propriété ne serait pas pour le moins tenue de verser une compensation à la partie qui le perd. » (voir le paragraphe 21 de l'arrêt)
D'aucuns avancent l'argument que cette institution peut poursuivre un autre but légitime, à savoir encourager les propriétaires à exploiter, améliorer ou faire usage de leurs terres. Je ne puis l'admettre, parce qu'on peut prodiguer cet encouragement par d'autres moyens moins lourds, tels que l'imposition ou la mise en place de mesures incitatives, et en second lieu je ne puis admettre que l'intérêt général représenté par ce but puisse  
raisonnablement aller jusqu'à priver un propriétaire inscrit de son titre de propriété sur le terrain si ce n'est par le biais d'un processus bien compris d'acquisition forcée, moyennant une compensation équitable.
Pour rechercher si la prescription acquisitive sert un but légitime, je ne suis pas lié par les thèses des parties.
La majorité se réfère d'abord à des éléments de droit comparé d'où il ressort qu'un grand nombre d'Etats membres connaissent tel ou tel dispositif formel permettant de transférer le droit de propriété selon des principes analogues à celui de la prescription acquisitive dans les régimes de common law, et que ce transfert s'effectue sans versement d'une compensation au propriétaire initial. Ces dispositifs existant dans d'autres Etats membres peuvent s'expliquer par l'absence d'un enregistrement des terrains ou constituer une survivance d'un système archaïque. Quoi qu'il en soit, l'existence d'un régime non satisfaisant dans certains pays ne justifie pas de conserver pareil régime ailleurs. Puis la majorité invoque le fait que les amendements au régime de la prescription acquisitive qu'a apportés la loi de 2002 sur l'enregistrement de la propriété foncière n'ont pas abrogé les dispositions pertinentes. Or, aucun motif clair n'est fourni à une telle décision, et plus particulièrement à la nécessité de conserver le système actuel de la prescription acquisitive. Enfin, la majorité estime que le législateur doit pouvoir accorder plus de poids à une possession de longue durée et non contestée qu'à l'acte formel de l'enregistrement. Je ne perçois pas, là non plus, la logique de cette manière de voir, que je ne trouve assurément pas convaincante. Je ne vois pas en quoi une possession illégale peut l'emporter sur une propriété légitime (de facto contre de jure).
Tout bien pesé, j'estime que le but de l'atteinte au bien des sociétés requérantes est dépourvu de fondement raisonnable. J'ajouterai à ce propos que pareil système a)  témoigne d'un manque de respect pour les droits et espérances légitimes des propriétaires fonciers inscrits, dont la possibilité de ne pas faire usage de leur bien pour le préserver en vue d'une mise en valeur à un moment plus opportun, lorsque les intéressés seront, financièrement ou autrement, prêts à se lancer dans cette mise en valeur, ou de conserver leur bien à titre de sécurité pour leurs enfants ou petits-enfants ; et b)  encourage la possession illégale de biens et la multiplication des occupations de fait.
Je pourrais m'arrêter là, convaincu que je suis que les dispositions en question ne répondent à aucun objectif légitime d'intérêt général. Je pourrais ajouter que je suis personnellement enclin à dire que l'application du principe de la prescription acquisitive en l'espèce ne relève pas, aux fins de l'article 1 du Protocole no 1, de la notion de réglementation de l'usage des biens, mais représente un cas de privation de biens sous certaines conditions.
De toute façon, même à supposer que la privation de propriété par la prescription acquisitive soit censée servir un intérêt général, les conditions de sa mise en œuvre (délai de prescription de douze ans seulement, perte du  
droit de propriété, absence de toute compensation) rendent la mesure totalement disproportionnée.
En termes simples, ce système de prescription acquisitive apparaît comme s'il avait vocation à punir un propriétaire légal et inscrit d'un terrain pour ne pas avoir témoigné d'un intérêt suffisant pour son bien et pour ne pas avoir suffisamment poursuivi un occupant, avec ce résultat que celui-ci est récompensé en obtenant le titre de propriété. A cet égard, je suis pleinement en accord avec les propos du juge Neuberger, qui dit que le fait qu'un propriétaire qui s'est endormi sur ses droits pendant douze ans soit privé de sa terre est « illogique et disproportionné » (voir le paragraphe 16 de l'arrêt).
Pour interpréter et appliquer l'article 1 du Protocole no 1 dans la présente affaire, j'ai suivi le principe selon lequel la notion de prééminence du droit est inhérente à l'ensemble des articles de la Convention (Amuur c. France, arrêt du 25 juin 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, § 50).
Dès lors, j'estime qu'il y a eu en l'espèce violation de l'article 1 du Protocole no 1.
1.  Les actifs futurs, comme le retour d’un bien mis à bail, pour lesquels le délai de prescription ne commençait à courir que lorsque l’actif futur devenait effectif.
ARRÊT J.A. PYE (OXFORD) LTD
ET J.A. PYE (OXFORD) LAND LTD c. ROYAUME-UNI
ARRÊT J.A. PYE (OXFORD) LTD 
ET J.A. PYE (OXFORD) LAND LTD c. ROYAUME-UNI
ARRÊT J.A. PYE (OXFORD) LTD
ET J.A. PYE (OXFORD) LAND LTD c. ROYAUME-UNI    OPINION DISSIDENTE COMMUNE
ARRÊT J.A. PYE (OXFORD) LTD 
ET J.A. PYE (OXFORD) LAND LTD c. ROYAUME-UNI    OPINION DISSIDENTE COMMUNE
ARRÊT J.A. PYE (OXFORD) LTD 
ET J.A. PYE (OXFORD) LAND LTD c. ROYAUME-UNI
ARRÊT J.A. PYE (OXFORD) LTD
ET J.A. PYE (OXFORD) LAND LTD c. ROYAUME-UNI – OPINION DISSIDENTE   DE M. LE JUGE LOUCAIDES À LAQUELLE SE RALLIE M. LE JUGE KOVLER
ARRÊT J.A. PYE (OXFORD) LTD 
ET J.A. PYE (OXFORD) LAND LTD c. ROYAUME-UNI – OPINION DISSIDENTE
DE M. LE JUGE LOUCAIDES À LAQUELLE SE RALLIE M. LE JUGE KOVLER


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 44302/02
Date de la décision : 30/08/2007
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Non-violation de P1-1

Analyses

(P1-1-1) BIENS, (P1-1-2) INTERET GENERAL, (P1-1-2) REGLEMENTER L'USAGE DES BIENS, MARGE D'APPRECIATION


Parties
Demandeurs : J.A. PYE (OXFORD) LTD ET J.A. PYE (OXFORD) LAND LTD
Défendeurs : ROYAUME-UNI

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2007-08-30;44302.02 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award