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10/12/2007 | CEDH | N°69698/01

CEDH | AFFAIRE STOLL c. SUISSE


AFFAIRE STOLL c. SUISSE
(Requête no 69698/01)
ARRÊT
STRASBOURG
10 décembre 2007
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Stoll c. Suisse,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,    L. Wildhaber ,    B.M. Zupančič,    P. Lorenzen,    R. Türmen,   Mme M. Tsatsa-Nikolovska,   MM. A.B. Baka,    M. Ugrekhelidze,    A. Kovler,    V. Zagrebelsky,   Mmes A. Mularoni,    E. Fura-Sandströ

m,
R. Jaeger   MM. E. Myjer,    D. Popović,   Mmes I. Ziemele,    I. Berro-Lefèvre, juges,
et de M. V. Berger...

AFFAIRE STOLL c. SUISSE
(Requête no 69698/01)
ARRÊT
STRASBOURG
10 décembre 2007
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Stoll c. Suisse,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,    L. Wildhaber ,    B.M. Zupančič,    P. Lorenzen,    R. Türmen,   Mme M. Tsatsa-Nikolovska,   MM. A.B. Baka,    M. Ugrekhelidze,    A. Kovler,    V. Zagrebelsky,   Mmes A. Mularoni,    E. Fura-Sandström,
R. Jaeger   MM. E. Myjer,    D. Popović,   Mmes I. Ziemele,    I. Berro-Lefèvre, juges,
et de M. V. Berger, jurisconsulte,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 7 février et 7 novembre 2007,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 69698/01) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant de cet Etat, M. Martin Stoll (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 mai 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant est représenté par Me H. Keller, avocate à Zürich. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. F. Schürmann, chef de la section des droits de l'homme et du Conseil de l'Europe à l'Office fédéral de la justice.
3.  Le requérant alléguait que sa condamnation pour publication « de débats officiels secrets » était contraire à l'article 10 de la Convention.
4.  La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci a alors été constituée, conformément à l'article 26 § 1 du règlement, la chambre chargée d'en connaître (article 27 § 1 de la Convention).
5.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
6.  Le 3 mai 2005, la requête a été déclarée recevable par une chambre, composée des juges dont le nom suit : Sir Nicolas Bratza, président, MM. J. Casadevall, L. Wildhaber, M. Pellonpää, R. Maruste, J. Borrego Borrego, et J. Šikuta, ainsi que de M. O'Boyle, greffier de section.
7.  Le 25 avril 2006, la même chambre a rendu un arrêt dans lequel elle a conclu, par quatre voix contre trois, à la violation de l'article 10 de la Convention. Elle a estimé que le constat d'une violation fournissait en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant. Par ailleurs, celui-ci n'a pas demandé le remboursement des frais et dépens.
8.  Le 14 juillet 2006, le Gouvernement a demandé le renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le collège de la Grande Chambre a accueilli la demande le 13 septembre 2006.
9.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
10.  Le Gouvernement a déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire, mais non le requérant. Celui-ci a soumis ses demandes de satisfaction équitable.
11.  Des observations ont également été reçues des gouvernements français et slovaque, que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement).
12.  Une audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 7 février 2007 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement  MM. F. Schürmann, chef de la section droits de     l'homme et Conseil de l'Europe à l'Office fédéral    de la justice, département fédéral de la Justice, agent,   P. Seger, ambassadeur, jurisconsulte, directeur     de la direction du droit international public,    département fédéral des Affaires étrangères,   A. Scheidegger, chef suppléant de la section    droits de l'homme et Conseil de l'Europe,  Mme D. Steiger, collaboratrice scientifique, section    droits de l'homme et Conseil de l'Europe, conseils ;
–  pour le requérant  Me H. Keller, représentante,  MM. S. Canonica, jurisconsulte TA Media,   A. Durisch, rédacteur en chef Sonntags-Zeitung,   A. Fischer, assistant à l'université de Zurich,  Mmes D. Kühne, assistante à l'université de Zurich,   M. Forowicz, assistante à l'université de Zurich, conseillers.
Le requérant était également présent.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me H. Keller ainsi que MM. F. Schürmann et P. Seger, et les réponses des représentants des parties aux questions d'un juge.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
13.  Le requérant est né en 1962 et réside en Suisse.
A.  Genèse de l'affaire
14.  En 1996 et 1997, des négociations furent menées notamment entre le Congrès juif mondial et les banques suisses à propos de l'indemnisation due aux victimes de l'Holocauste pour les avoirs en déshérence sur des comptes bancaires suisses.
15.  Dans ce contexte, Carlo Jagmetti, alors ambassadeur de Suisse aux Etats-Unis, établit le 19 décembre 1996 un « document stratégique », classé « confidentiel », qui fut envoyé par télécopie à Thomas Borer, chef de la task force instaurée sur la question au sein du département fédéral des Affaires étrangères à Berne. Des copies furent également adressées à dix-neuf autres personnes du gouvernement suisse et de l'administration fédérale ainsi qu'aux représentations diplomatiques suisses à Tel Aviv, New York, Londres, Paris et Bonn.
16.  Voici quelques extraits de ce document, sur la base de l'article « La touche finale ! », paru dans dans le Tages-Anzeiger du 27 janvier 1997, soit le lendemain des publications litigieuses du requérant (traduction non officielle) :
« Monsieur l'Ambassadeur,
La campagne menée contre la Suisse et les demandes massives dont elle s'accompagne, qui s'expriment dans les actions menées par les organisations juives, dans les déclarations des personnalités politiques américaines et dans les procédures collectives, vont beaucoup occuper les autorités et l'opinion publique des deux côtés de l'Atlantique, et ce pour longtemps (...) Un véritable écho n'est cependant à prévoir que lorsque les enquêtes qui doivent être ouvertes auront été menées à terme, les demandes justifiées auront été satisfaites, les procédures seront closes et les choses seront de nouveau rentrées dans l'ordre, sur le plan historique, politique, juridique et moral. Cela prendra au minimum trois ans, peut-être beaucoup plus. A cela il faut ajouter qu'il est impossible de prévoir aujourd'hui comment les Suisses se comporteront ces prochaines années, en politique intérieure comme en politique étrangère. Les défis liés à l'évolution politique, économique et sociale que la Suisse connaît sur le plan interne, et les incertitudes concernant la question européenne (UE, sécurité, etc.) et la mondialisation, poussent de toute façon déjà les Suisses à faire un douloureux examen de conscience.
Ce qui vient maintenant d'Amérique, c'est la touche finale ! Aux incertitudes du présent et de l'avenir s'ajoute brusquement la confrontation avec le passé. La campagne menée contre la Suisse s'inscrit donc dans un contexte général déjà lourd (...)
Tous les efforts de la Suisse tendent à préserver l'intégrité du pays, à prévenir les dangers qui menacent et en tout cas à les écarter, et à entretenir les relations internationales (en particulier les relations avec les Etats-Unis) pendant la crise et après, en évitant toute séquelle durable. Tous les objectifs intermédiaires ne devraient être envisagés qu'en fonction de cet objectif premier. Des succès de courte durée, tels que des « trêves », des échos temporairement positifs dans les médias, la satisfaction de voir démarrer certains travaux, des découvertes des historiens éventuellement intéressantes pour la Suisse, ou des contributions constructives d'interlocuteurs étrangers, ne doivent pas nous faire perdre de vue la réalité à long terme. Chaque bataille est certes importante, mais c'est la guerre que la Suisse doit finir par gagner (...)
Dans la mesure où il est urgent de satisfaire les organisations juives et le sénateur D'Amato, et que cela permettrait de faire régner le calme à tous les niveaux, une véritable transaction pourrait être conclue avec les instances concernées. Des spéculations actuelles à propos d'un « geste », on pourrait passer directement à une solution, sous la forme du versement d'une somme globale destiné à solder l'ensemble des demandes une fois pour toutes. Etant donné que nombre de milieux et de pays sont touchés par la problématique et que la communauté internationale impose dans une certaine mesure à la Suisse de rendre des comptes, il faut penser le concept à l'échelle nationale et internationale et à long terme, en s'inspirant peut-être du modèle suivant :
–  la Suisse mettra effectivement en œuvre les dispositions prévues à ce jour (publication du rapport d'experts sur l'accord d'indemnisation avec les pays d'Europe orientale, lancement des travaux de la commission d'historiens, enquêtes de la commission Volcker), avec les moyens nécessaires et dans des délais réalistes, en surmontant avec détermination les difficultés éventuelles ;
–  il faut poursuivre le dialogue avec tous les milieux intéressés en se montrant correct et bienveillant, sans faire de concessions intermédiaires qui risqueraient de compromettre tout le processus ;
–  en ce qui concerne les travaux des gouvernements et des parlements étrangers (notamment des Etats-Unis et du Royaume-Uni), il faudrait viser à établir une collaboration bilatérale courtoise, dans le cadre de laquelle la quête de la vérité devrait occuper le premier plan et les polémiques devraient être évitées. Au besoin, il faudrait bien entendu adopter une attitude claire et ferme, notamment si la Suisse était dénigrée ou accusée sans motifs absolument transparents ;
–  une fois que des résultats intermédiaires significatifs auront été obtenus, et surtout que toutes les enquêtes auront été menées à terme, il faudra entamer des négociations sur les conclusions à en tirer et sur l'utilisation des moyens éventuellement disponibles ; ces négociations seront menées avec les gouvernements, soit au niveau multilatéral, dans la mesure du possible avec tous les pays concernés (dont les Alliés, les pays qui étaient neutres à l'époque, Israël et l'Allemagne), soit au niveau bilatéral, avec Israël (ce qui supposerait de renoncer à une position longtemps défendue et d'accepter le risque de réactions arabes), ou bien avec les organisations non gouvernementales. Beaucoup dépendra de la stratégie des adversaires. Cependant, il faudrait internationaliser le problème et demander aussi des comptes à d'autres pays. La Suisse, qui donne le bon exemple en faisant mener des enquêtes, devrait assumer un rôle de premier plan et tirer ainsi l'initiative à elle (...)
En outre, il faut garder à l'esprit que les scénarios et les stratégies ne sont pas à l'abri des influences extérieures et qu'à tout moment peuvent survenir des événements ou des tendances nouvelles qui remettent tout en cause ou du moins imposent de faire preuve d'une grande souplesse. En conséquence, il serait plus réaliste d'accompagner si possible les procédures internationales de prestations intermédiaires. Si l'on prévoit d'emblée un tel panachage, on se résout presque obligatoirement à adopter une démarche pragmatique, qui se modifie au jour le jour et qui ne mérite plus guère de se voir appliquer le terme prestigieux de « stratégie » (...) Dans cette affaire, la Suisse ne peut pas se permettre de faire du bricolage.
Quelle que soit la stratégie choisie, il s'agira, sur le front extérieur, de s'employer activement à crédibiliser les efforts de la Suisse. A cette fin, on peut s'en tenir à la démarche – essentiellement réactive – suivie jusqu'ici, ou la repenser en tentant d'innover. Dans le cadre d'une démarche plus novatrice, je préconiserais d'œuvrer systématiquement dans les milieux politiques et des médias, d'entretenir des contacts permanents avec l'administration américaine pour comparer les résultats et affiner les méthodes, de cultiver les relations avec les organisations juives de manière amicale mais pas servile (dans la mesure du possible), et de mener des actions de relations publiques bien orchestrées, comprenant notamment des séminaires et des tables rondes. Concernant les relations publiques, il ne s'agirait toutefois de s'exprimer, en temps et lieu, que lorsqu'on aurait quelque chose de nouveau à annoncer. Les pèlerinages à l'étranger seraient à éviter, pour des raisons tactiques et eu égard aux aspects de politique intérieure (...)
Les avantages et les inconvénients des différents concepts sont assez évidents. Toutefois, il est clair que, d'un point de vue historique, politique et juridique, une « transaction » ne sera jamais satisfaisante. L'idéal serait de choisir tout de même la stratégie juridique. Elle est exigeante à l'égard de tous les acteurs, demande de l'initiative, du temps et de l'énergie, et aussi de l'argent ! Compte tenu de l'objectif principal, on serait cependant bien inspiré pour une fois de chasser le naturel et de mettre à disposition les moyens nécessaires, sans marchandage de mauvais aloi. Je le répète : il s'agit d'une guerre que la Suisse doit mener et gagner sur les fronts extérieur et intérieur. Il est impossible de se fier à la plupart de nos adversaires. La Suisse risque de subir un préjudice très grave du fait d'un boycottage, voire d'une activité législative, de la part de l'étranger. Même les chiffres de l'assurance-vieillesse ou le coût des nouvelles lignes ferroviaires à travers les Alpes, par exemple, pourraient sembler modestes en comparaison. La Suisse doit agir en se montrant unie et déterminée (...)
L'ambassadeur de Suisse Carlo Jagmetti »
17.  Le requérant en obtint une copie. Il semble évident qu'il n'a pu entrer en possession de ce document qu'à la suite d'une violation du secret de fonction, dont l'auteur n'a pu être identifié.
B.  Les publications litigieuses du requérant
18.  Le dimanche 26 janvier 1997, le Sonntags-Zeitung, un journal du dimanche zurichois, publia l'article suivant, signé du requérant (traduction non officielle) :
« L'ambassadeur Jagmetti offense les Juifs [titre original en allemand : Botschafter Jagmetti beleidigt die Juden]
Document secret : « Impossible de se fier à nos adversaires » [Geheimpapier : « Man kann dem Gegner nicht vertrauen »]
par [le requérant]
Berne/Washington – Une autre affaire impliquant l'ambassadeur de Suisse aux Etats-Unis : Carlo Jagmetti invoque, dans un document stratégique confidentiel sur les avoirs des victimes de l'Holocauste, une « guerre » que « la Suisse doit mener », et des « adversaires » auxquels « il est impossible de se fier ».
Le document est classé « confidentiel ». Il a été rédigé par Carlo Jagmetti, l'ambassadeur de Suisse aux Etats-Unis. C'est le 19 décembre que ce diplomate de haut rang, âgé de soixante-quatre ans, a diffusé de Washington, à l'attention de la task force de Berne, son point de vue sur ce qu'il décrit comme une « campagne contre la Suisse ». Ce rapport est parvenu au Sonntags-Zeitung, et c'est de la dynamite. Son contenu est une appréciation banale de la situation. Mais le choix, par Carlo Jagmetti, de termes agressifs a sur le lecteur l'effet d'un électrochoc. « C'est une guerre », écrit l'ambassadeur, « une guerre que la Suisse doit mener et gagner sur les fronts extérieur et intérieur ». Il qualifie le sénateur D'Amato et les organisations juives « d'adversaires », affirmant qu'« il est impossible de se fier à la plupart de nos adversaires ».
Dans son document, Carlo Jagmetti évoque la possibilité d'un accord, parce qu'« il est urgent de satisfaire les organisations juives et le sénateur D'Amato ». Il emploie le terme « transaction » dans ce contexte. Il suggère le « versement d'une somme globale » aux Juifs pour solder « l'ensemble des demandes une fois pour toutes ». Après quoi « le calme régnera à tous les niveaux. »
Invoquant le « front extérieur », Carlo Jagmetti dit que la Suisse devrait « œuvrer systématiquement dans les milieux politiques et des médias ». Les relations avec les organisations juives devraient être « cultivées de manière amicale mais pas servile », avec l'assistance d'un cabinet d'avocats, et il faudrait un « effort de relations publiques bien orchestrées, comprenant des séminaires et des tables rondes ».
Il n'y a pas eu de commentaire hier sur ce document stratégique produit par l'éminent diplomate – qui doit prendre sa retraite au printemps – ni du département fédéral des Affaires étrangères de Flavio Cotti [le chef de la diplomatie suisse] ni de la task force dirigée par Thomas Borer – Carlo Jagmetti n'a pas souhaité répondre au Sonntags-Zeitung.
Martin Rosenfeld, le président de la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI), a qualifié les déclarations de Carlo Jagmetti de « choquantes et profondément insultantes ». Il a prédit à Carlo Jagmetti « des temps difficiles jusqu'à sa retraite ». »
19.  Dans le même numéro du Sonntags-Zeitung du 26 janvier 1997, un autre article, signé du requérant, se lisait ainsi (traduction non officielle) :
« L'ambassadeur en peignoir et aux gros sabots met les pieds dans le plat [Mit Bademantel und Bergschuhen in den Fettnapf]
L'ambassadeur suisse Carlo Jagmetti foule aux pieds les usages diplomatiques [Der Schweizer Botschafter Carlo Jagmetti trampelt übers diplomatische Parkett]
par [le requérant]
Berne/Washington – L'ambassadeur suisse Carlo Jagmetti se fait toujours remarquer sur la scène diplomatique. Par ses propos indélicats sur les avoirs des victimes de l'Holocauste, il met la pagaille dans la politique étrangère de la Suisse – et ce n'est pas la première fois.
Il était encore tôt à Washington vendredi lorsqu'on a commencé à s'agiter dans les bureaux de l'ambassade suisse. « Pas de commentaire sur des documents internes », a répondu avec emphase au Sonntags-Zeitung un porte-parole de l'ambassade (...) Dès le lendemain (...) [un] rédacteur du [quotidien] Neue Zürcher Zeitung a néanmoins volé au secours de son ami intime, Carlo Jagmetti. Sous le titre « L'usine à indiscrétions produit à tout va », il a annoncé que « ce texte équilibré, dont certaines parties peuvent, bien entendu, être interprétées en mauvaise part, va peut-être être publié dès ce week-end ».
Limiter les dégâts, c'était donc le mot d'ordre à Washington D.C. vendredi. L'ambassadeur Carlo Jagmetti, qui représente la Suisse à l'étranger depuis 34 ans, était manifestement conscient du caractère explosif de son document stratégique, élaboré le 19 décembre 1996, sur le sujet des avoirs juifs en déshérence. Dans ce document, il invoque « une guerre que la Suisse doit mener et gagner sur les fronts extérieur et intérieur ». Et il finit en apothéose en observant : « Il est impossible de se fier à la plupart de nos adversaires. »
L'ambassade suisse à Washington est toutefois rodée en matière de gestion de crises. Carlo Jagmetti, qui dirige l'ambassade, met régulièrement les pieds dans le plat. En 1993, quelques mois après être arrivé dans ses bureaux sis à une adresse prestigieuse – Cathedral Avenue – ce haut diplomate a commis son premier faux pas. Alors qu'il était interrogé par le Schweizer Illustrierte, il se plaignit du gouvernement américain : « Je relève un manque certain de courtoisie ». Même Bill Clinton, décrit comme « éclatant de rire quelquefois de manière inopportune », a été la cible de critiques pendant cette interview. M. Clinton aurait « fait attendre [Carlo Jagmetti] pendant quatre mois » avant de l'accréditer. Et, de façon générale, il était légitime, selon l'ambassadeur, de se demander « qui gouvern[ait] en réalité les Etats-Unis ».
Berne a réprimandé l'ambassadeur pour ses propos maladroits, et pour une prestation publique inhabituelle – Carlo Jagmetti et son épouse étaient apparus [dans un article du magazine Schweizer Illustrierte] en peignoir – mais l'intéressé n'a pas montré beaucoup plus de retenue dans ses déclarations ultérieures. Et dans le débat brûlant sur les avoirs des victimes de l'Holocauste, Carlo Jagmetti a également donné l'impression qu'il déboulait sur la scène diplomatique avec de gros sabots. Il a tancé la survivante de l'Holocauste Gerda Beer devant toute la presse américaine rassemblée, déclarant que ses demandes étaient sans fondement car son oncle avait vidé le compte bancaire suisse en question. Le diplomate prompt à l'incident ne se fondait toutefois pas sur des faits avérés, mais sur des rumeurs qui circulaient et qu'il n'avait pas vérifiées auparavant.
Berne n'a pas eu le choix, et a exprimé des regrets pour ces déclarations peu diplomatiques, en vue de prévenir des dégâts plus importants.
Ces déclarations, à présent publiques, sont d'autant plus pénibles que les tensions semblaient se dissiper. Pas plus tard que vendredi, le sénateur D'Amato et le Congrès juif mondial avaient pour la première fois félicité la Suisse d'avoir accepté d'instaurer un fonds en faveur des victimes de l'Holocauste.
On tente donc, dans les coulisses de la diplomatie suisse, de désamorcer la crise qui s'annonce en soulignant le prochain départ à la retraite de Carlo Jagmetti. Celui-ci a en tout cas joué un rôle insignifiant dans les négociations, qui ont récemment abouti, entre les organisations juives et le sénateur américain D'Amato.
Carlo Jagmetti lui-même n'a pas souhaité s'exprimer. Il a préféré être ailleurs pendant l'importante conférence de presse tenue par le sénateur D'Amato vendredi devant les médias du monde entier. Selon les informations du Sonntags-Zeitung, il était en vacances en Floride. »
C.  Les autres publications dans la presse
20.  Un troisième article, paru également dans le Sonntags-Zeitung du 26 janvier 1997 et signé par son rédacteur en chef Ueli Haldimann, était intitulé « L'ambassadeur à la mentalité bunker » (« Botschafter mit Bunkermentalität »).
21.  Le lundi 27 janvier 1997, le Tages-Anzeiger, un quotidien zurichois, reproduisit de larges extraits du document stratégique dans un article intitulé « La touche finale ! » (« Das hat gerade noch gefehlt »). Par la suite, un autre journal, le Nouveau Quotidien, publia également des extraits du document.
D.  L'avis du Conseil suisse de la presse
22.  A la suite de ces publications, le Conseil fédéral suisse (Bundesrat) demanda au Conseil suisse de la presse (Presserat) d'examiner l'affaire.
23.  Le Conseil suisse de la presse agit en tant qu'instance de plainte pour les questions concernant les médias. Il s'agit d'une institution de droit privé suisse, créée par quatre associations de journalistes qui ont formé une fondation (Stiftung) en vue de financer et d'organiser les activités du Conseil de la presse. Conformément à son règlement, son activité doit contribuer à la réflexion sur des problèmes d'éthique fondamentaux des médias. Appelé à défendre la liberté de la presse et de l'information, il prend position, sur plainte ou de sa propre initiative, sur des questions ayant trait à l'éthique professionnelle des journalistes. Le Conseil suisse de la presse a adopté une « Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste », accessible sur internet.
24.  Sa prise de position (Stellungnahme) du 4 mars 1997 concernant la présente affaire (no 1/97, C. J./Sonntags-Zeitung) se lit ainsi (traduction non officielle) :
« II.  Considérations
2.  Quant à la publication d'informations confidentielles, les dispositions suivantes de la « Déclaration des droits et devoirs du/de la journaliste » sont pertinentes :
a)  « La responsabilité [des journalistes] envers le public [prime] celles qu'ils assument (...) à l'égard des (...) pouvoirs publics (...) notamment » (Préambule).
b)  Le/la journaliste accède librement « à toutes les sources d'information et [a le] droit d'enquêter sans entraves sur tous les faits d'intérêt public ; le secret des affaires publiques ou privées ne peut lui être opposé que par exception, dûment motivée de cas en cas » (point a) de la Déclaration des droits).
c)  Le/la journaliste ne publie que « les informations, les documents [ou] les images dont l'origine est connue de lui/d'elle ; [il ne supprime pas] des informations ou des éléments essentiels [et ne doit] dénaturer aucun texte, document, image (...) ni l'opinion d'autrui. [Il doit] donner très précisément comme telles les nouvelles non confirmées [et] signaler les montages photographiques ». Il respecte des délais raisonnables (point 3 de la Déclaration des devoirs).
d)  Le/la journaliste n'use pas « de méthodes déloyales pour obtenir des informations, (...) des images et des documents » (point 4 de la Déclaration des devoirs).
e)  Il/elle garde « le secret rédactionnel et ne révèle pas les sources des informations obtenues confidentiellement » (point 6 de la Déclaration des devoirs).
f)  Il/elle n'accepte « aucun avantage, ni aucune promesse qui pourraient limiter son indépendance professionnelle ou l'expression de sa propre opinion » (point 9 de la Déclaration des devoirs).
5.  Il faut tout d'abord établir si les comptes rendus des diplomates relèvent des intérêts essentiels à protéger. Les autorités fédérales et ceux qui partagent leur point de vue développent l'argument selon lequel ces comptes rendus sont très sensibles et comparables aux négociations conduites par le Conseil fédéral et les rapports qui précèdent de telles négociations. Ces documents mériteraient d'être protégés davantage que, par exemple, les rapports d'experts ou les procès-verbaux des commissions parlementaires. En effet, le département fédéral des Affaires étrangères et le Conseil fédéral ne peuvent se faire une image exacte des relations internationales que si les ambassadeurs leur communiquent des informations supplémentaires, de nature différente et plus sensibles que les médias. Les diplomates rendent également compte de ce qu'ils apprennent de source confidentielle, dans les coulisses ou de manière non officielle. Ainsi, il doit être par exemple possible qu'ils s'expriment sans ambages sur les violations des droits de l'homme et les rapports politiques en présence en Iran, sur l'implication d'hommes politiques colombiens de premier plan dans le trafic de stupéfiants ou sur les vrais rapports de force et les intrigues au Kremlin. Si un tel compte rendu est malgré tout publié, alors l'ambassadeur concerné se rend presque automatiquement indésirable dans le pays d'accueil. Si des comptes rendus de ce type étaient régulièrement publiés, les ambassadeurs ne pourraient plus rendre compte de tout et cela porterait atteinte à la politique extérieure de la Suisse, voire la paralyserait complètement. Et si tout devenait public, la Suisse pourrait carrément rappeler ses diplomates et les remplacer par les médias. Les médias doivent toujours exercer leur fonction de critique et de contrôle en ayant conscience de leurs responsabilités et, justement dans le domaine de la politique extérieure, cette exigence que l'on attend d'eux doit être particulièrement forte. Car les rapports concernant la politique extérieure sont également observés à l'étranger. Ne serait-ce que pour cela, ils sont plus sensibles que des rapports sur des affaires de politique intérieure.
Le Conseil de la presse reconnaît l'importance du principe de confidentialité de la correspondance diplomatique. Jusqu'à présent, les médias suisses ont en substance respecté ce principe. Ce n'était pas leur intention d'exposer largement les dessous de la diplomatie au public. Les divulgations dans le domaine de la politique extérieure ont, jusqu'ici, été exceptionnelles en Suisse. Les responsables des médias sont manifestement conscients de la responsabilité inhérente à la fonction de critique et de contrôle dans ce domaine.
Par contre, il ne faut pas oublier que dans d'autres Etats les divulgations par les médias dans le domaine de la politique étrangère sont monnaie courante, surtout aux USA, mais aussi en Grande-Bretagne ou en Israël. D'autres gouvernements et diplomates vivent manifestement depuis longtemps avec ce risque de révélations en matière de politique extérieure et ils font avec. Qu'elles le veuillent ou pas, les autorités suisses devront également apprendre à s'accommoder d'une situation dans laquelle la politique étrangère ne sera pas plus préservée par les médias que la politique intérieure, et dans laquelle les révélations peuvent ne pas être seulement le fait des médias suisses mais également des médias étrangers. Une conception qui subordonnerait de façon trop rigide l'intérêt public à la confidentialité n'est ni réaliste ni légitime, d'autant que les rapports diplomatiques sont communiqués régulièrement à de très nombreuses administrations.
Les révélations du Sonntags-Zeitung et du Tages-Anzeiger ont sans aucun doute mis les responsables de la politique étrangère suisse dans l'embarras et les difficultés, mais n'ont pas limité de façon sensible leur marge de manœuvre. Les rapports diplomatiques sont confidentiels de droit, mais lorsque les critères sont remplis pour la publication de rapports confidentiels, la liberté de la presse prime (prise de position 2/94, questions parlementaires Moser/Reimann).
6.  Il faut maintenant examiner si le contenu du document stratégique de M. Jagmetti présente alors un intérêt tel que l'on pouvait faire valoir l'intérêt général et s'il était opportun de le publier. Pour Ueli Haldimann, rédacteur en chef du Sonntags-Zeitung, l'intérêt général tenait au fait qu'il était important de montrer ce que l'ambassadeur de Suisse à Washington pensait de la problématique complexe des avoirs des victimes de l'Holocauste et de la gestion par la Suisse de son passé, et quel vocabulaire agressif il utilisait. Selon lui, son journal ne publie aucune information basée sur des indiscrétions lorsqu'il n'y a pas d'intérêt général. Toutefois, il y a aujourd'hui plus d'indiscrétions qu'auparavant mais elles ne sont pas en principe préjudiciables, et elles représentent souvent le moyen ultime de faire cesser un préjudice (...)
Pour le Conseil de la presse, il s'agit ensuite d'apprécier l'importance du document stratégique de M. Carlo Jagmetti. Celui-ci a entrepris dans son document de faire une analyse tout à fait pertinente de la situation, avec quelques propositions constructives. Il a développé deux options « extrêmes », celle de la « transaction » et celle de l'« approche juridique ». Le document laisse transparaître le souci fondamental de rechercher la vérité, de trouver une solution financière généreuse, de préserver les intérêts de la Suisse et ses bonnes relations avec les USA. Toutefois, on remarque – et cela ne pouvait que sauter aux yeux de n'importe quel lecteur – que M. Jagmetti a utilisé un langage très guerrier et qu'il considérait ses partenaires de négociation comme des adversaires auxquels on ne pouvait pas se fier, que l'on pouvait à la rigueur satisfaire par une transaction. Le langage utilisé trahit une mentalité qui pose problème même dans un document interne, car toute mentalité risque de s'exprimer aussi pendant les négociations et lors de contacts informels. Et M. Jagmetti aurait dû pendant les six derniers mois de son activité prendre part à des discussions importantes concernant les avoirs des victimes de l'Holocauste.
Le Conseil de la presse est conscient que l'intérêt général que présente une information confidentielle ne peut pas être défini de façon totalement objective, mais dépend du contexte idéologique, culturel, économique et publicitaire d'un média. Cependant, dans le cas du document stratégique de M. Jagmetti, force est de constater l'intérêt public qu'il présentait parce que les débats sur les avoirs des victimes de l'Holocauste et sur le rôle de la Suisse dans la Seconde Guerre mondiale étaient fin 1996/début 1997 très animés et revêtaient une dimension internationale, et parce que l'ambassadeur suisse à Washington occupait, dans le cadre des discussions à suivre, une position éminente. Il n'est pas anodin, mais pertinent, de savoir ce que cet ambassadeur pensait et comment il formulait ses opinions. Indépendamment de cet intérêt général et de l'importance des déclarations de l'ambassadeur, la publication de ce rapport en soi confidentiel se justifie sur le plan éthique. Car ce n'est qu'à travers la publication qu'il est devenu évident que les personnes en charge n'avaient pas encore d'idée très claire, malgré l'instauration de la task force, sur la question de la responsabilité de la Suisse et sur le point de savoir quelles démarches elle devait entamer. Sur le plan de la transparence politique, la publication du document confidentiel pouvait donner une nouvelle impulsion au gouvernement suisse quant au débat public, même si sa rédaction datait de plus d'un mois et que dans l'intervalle on commençait à parler de l'instauration d'un fonds en faveur des victimes de l'Holocauste, pour pallier les déficiences, montrer le dynamisme du processus et proposer des solutions convaincantes.
7.  Enfin, il faut examiner si la publication a été effectuée sous la forme appropriée. D'après un point de vue, ce sont les médias qui exercent le pouvoir puisque non seulement ils informent, mais ils peuvent aussi suggérer par la manière et la présentation de l'information comment celle-ci doit être appréciée. En l'espèce, le Sonntags-Zeitung, selon ce point de vue, a rendu de manière tronquée une analyse interne de politique extérieure et, en l'accompagnant de prises de position de tierces personnes auxquelles on n'avait pas présenté l'original, a fait en sorte d'ancrer dans la tête des gens l'idée que l'ambassadeur « Jagmetti a offensé les Juifs ». Le Sonntags-Zeitung, en taxant M. Jagmetti d'antisémitisme, a lancé une rumeur de façon irresponsable. Une reproduction complète du texte n'aurait pas mis la même pression sur M. Jagmetti et ne l'aurait pas forcé à démissionner. La manière de publier l'information a donc suscité des problèmes et des perturbations.
D'après l'autre point de vue, il est essentiel d'analyser les phrases marquantes des déclarations de M. Jagmetti. A cet égard, selon le Sonntags-Zeitung, il ne s'agissait nullement d'accuser l'ambassadeur Jagmetti d'antisémitisme. Cependant, on exprime officieusement l'avis au sein de la rédaction du journal qu'il aurait été plus intelligent de publier le document stratégique dans son intégralité. Mais il aurait été presque impossible le 25 janvier 1997 d'ajouter une page supplémentaire au journal. Et l'intention de mettre le texte intégral sur l'internet se serait heurtée à des problèmes techniques.
Le Conseil de la presse considère que ces arguments sont fallacieux et s'attache à la critique de la forme de la publication. Le Sonntags-Zeitung n'a pas suffisamment précisé que l'ambassadeur Jagmetti présentait dans son document stratégique différentes options et que celle de la « transaction » n'était qu'une variante. Le journal n'a pas suffisamment rendu compte de la chronologie des événements, d'autant que le document datait déjà de cinq semaines et est parvenu au destinataire avant l'interview du président de la Confédération sortant dans l'émission 24 heures/Tribune de Genève. Le journal a inutilement donné à cette affaire une tournure dramatique et scandaleuse et, avec le titre « L'ambassadeur Jagmetti offense les Juifs », a suggéré de fausses implications et fait comme s'il s'agissait de déclarations datant du 25 janvier 1997. Il était incorrect de supposer que M. Jagmetti, par sa lettre, entravait le processus qui avait été enclenché en janvier, d'autant que le document avait été distribué auparavant et n'avait pas été diffusé jusqu'alors, donc ne pouvait pas gêner les entretiens avec les partenaires dans le pays et à l'étranger. Lorsque le Sonntags-Zeitung a tenté de joindre le vendredi 24 janvier 1997 M. Jagmetti pour qu'il prenne position, et qu'il s'est avéré que cela était impossible car l'intéressé séjournait en Floride, on aurait dû poser en interne la question de savoir s'il ne serait pas plus intelligent d'attendre une semaine pour procéder à la publication afin d'accompagner les extraits du document d'une interview de Carlo Jagmetti. Le fait que la publication ait été effectuée malgré tout dès l'édition suivante ne peut tenir qu'à la crainte de la concurrence, laquelle ne constitue de toute façon pas une justification suffisante pour une publication immédiate. Ainsi, de la manière dont le Sonntags-Zeitung a présenté le document stratégique, il a supprimé des éléments d'information essentiels, en violation de la « Déclaration des droits et devoirs du/de la journaliste » (point 3 de la Déclaration des devoirs).
III.  Constatations
1.  La liberté de la presse est un droit trop fondamental pour devoir a priori s'effacer derrière les intérêts de l'Etat. La fonction de critique et de contrôle des médias exige d'eux qu'ils assurent toujours une publicité lorsque l'intérêt général est en jeu, que la source soit accessible ou confidentielle.
2.  Quant à la publication d'informations confidentielles, il est nécessaire de peser soigneusement le pour et le contre, et il faut rechercher si, dans cette opération, des intérêts méritant une protection risquent d'être lésés.
3.  Les rapports internes des diplomates sont confidentiels de droit, mais ne méritent pas dans tous les cas d'être protégés. La fonction de critique et de contrôle des médias englobe également la politique étrangère, ce qui a pour conséquence que les responsables des médias peuvent publier un rapport diplomatique s'ils considèrent que son contenu présente un intérêt public.
4.  Dans le cas de M. Jagmetti, il convient de reconnaître l'intérêt public du document stratégique et d'admettre que sa publication était légitime en raison de l'importance du débat public sur les avoirs des victimes de l'Holocauste, de la position de premier plan de l'ambassadeur suisse à Washington et du contenu du document.
5.  Dans cette affaire, de manière irresponsable, le Sonntags-Zeitung a donné aux thèses de M. Jagmetti une tournure dramatique et scandaleuse en présentant de manière tronquée le document stratégique et en rendant insuffisamment compte de la chronologie des événements dans lequel il s'inscrivait. Le journal a donc contrevenu à la « Déclaration des droits et devoirs des journalistes » en soustrayant des éléments importants de l'information (point 3 de la Déclaration des devoirs). En revanche, le Tages-Anzeiger et le Nouveau Quotidien ont, après les révélations, montré l'affaire sous son vrai jour en publiant presque intégralement le document stratégique. »
E.  Les poursuites pénales ouvertes contre le requérant
1.  Procédures au niveau cantonal
25.  A la suite des articles du requérant, une enquête fut ouverte contre celui-ci par les autorités du canton de Zurich. Par décision du 6 mars 1998, le ministère public de la Confédération ordonna l'abandon de l'enquête pour violation du secret de fonction (Verletzung des Amtsgeheimnisses) au sens de l'article 320 du code pénal suisse, et renvoya la cause, quant au chef d'accusation relatif à la publication de débats officiels au sens de l'article 293 du code pénal, aux autorités de poursuite du canton de Zurich.
26.  Le 5 novembre 1998, la préfecture de Zurich (Statthalteramt des Bezirkes Zürich) infligea au requérant une amende de 4 000 francs suisses (CHF ; soit environ 2 382 EUR aujourd'hui) pour avoir contrevenu à l'article 293 § 1 du code pénal (paragraphe 35 ci-dessous) en publiant les articles intitulés « L'ambassadeur Jagmetti offense les Juifs » et « L'ambassadeur en peignoir et aux gros sabots met les pieds dans le plat ».
27.  Le 22 janvier 1999, sur recours du requérant, le tribunal de district (Bezirksgericht) de Zurich le condamna pour infraction à l'article 293 § 1 du code pénal suisse, mais ramena le montant de l'amende à 800 CHF (soit environ 476 EUR aujourd'hui).
28.  Les passages pertinents de cet arrêt se lisent ainsi (traduction non officielle) :
« 5.2.2  Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, la constitution de l'infraction énoncée à l'article 293 du code pénal repose sur un concept formel de secret, selon lequel la nature confidentielle d'un document, d'une négociation ou d'une instruction ne découle pas de son contenu, mais plutôt de sa classification comme tel par l'organe compétent. D'après cette conception du Tribunal fédéral, le document stratégique en question portant la mention « (classé) confidentiel » (Document 2/2), constitue un secret formel protégé comme tel par l'article 293 du code pénal.
S'agissant d'interpréter l'article 293 du code pénal, la liberté d'expression et la liberté de la presse (article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme et article 55 de la Constitution fédérale) doivent en principe être envisagées dans une optique favorable au recourant. La révision du code pénal du 10 octobre 1997 ayant fait de la publication de secrets de peu d'importance une circonstance atténuante (article 293 § 3), le législateur a ajouté au concept de secret de l'article 293 une composante matérielle. Mais quand bien même, pour ces raisons, l'on partirait – contrairement à la jurisprudence du Tribunal fédéral – d'un concept de secret purement matériel, l'issue de la démarche ne serait pas favorable au recourant.
Les points de vue exposés par l'ambassadeur Jagmetti dans le document stratégique n'étaient pas connus du public. C'est ce qui ressort d'ailleurs également du fait que les informations communiquées et leur appréciation étaient de nature à conduire le recourant à rédiger et publier des articles « à sensation ». La question de savoir si l'ambassadeur Jagmetti eût été disposé à divulguer le contenu du document stratégique dans un entretien n'importe guère ici ; il y a cependant tout lieu d'en douter – ce que souligne du reste le nombre limité de destinataires du document. En outre, le contenu du document stratégique n'avait rien de banal, contrairement à ce que prétend le recourant. Le document contenait une appréciation de la situation difficile, en termes de politique étrangère, dans laquelle se trouvait la Suisse en décembre 1997 en raison des biens en déshérence, notamment face aux Etats-Unis. De plus, le document proposait diverses stratégies qui pouvaient permettre à la Suisse de sortir de l'impasse. Le fait d'exposer dans le document des appréciations et jugements plus ou moins nuancés est pour ainsi dire indispensable à la formation d'opinions et à la prise de décisions qui s'opèrent au niveau des ambassades, processus lors desquels s'échangent et se discutent en interne des conceptions fortes, parfois divergentes, jusqu'à ce que celles-ci se rejoignent pour aboutir à une position donnée. La protection qu'entend offrir l'article 293 du code pénal vaut également pour la formation d'une opinion qui soit la plus libre possible et ne soit pas entravée par une influence extérieure inopportune (ATF 107 IV 188). En ce sens, le document controversé devait servir au chef de la task force à se forger une opinion et, ce faisant, influer sur la suite des événements et sur la manière dont la Suisse devait appréhender la problématique des biens en déshérence. La publication de documents internes de cette nature, qui doivent permettre de se forger une opinion peut, par essence, avoir des conséquences dévastatrices pour les négociations à mener. Par conséquent, en raison de son contenu explosif et inconnu de l'opinion, le document en question était également secret au sens matériel. Ainsi peut-on considérer que reste posée la question de savoir si le concept large de secret formel tel que l'entend le Tribunal fédéral prévaut sur l'article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme (...)
6.  Pour justifier son acte, le recourant fait valoir la défense d'intérêts légitimes. Selon le Tribunal fédéral, cette justification extralégale peut être invoquée « si le fait concerné est un moyen nécessaire et raisonnable pour parvenir à un but légitime, qu'il représente en ce sens la seule façon possible de procéder et a manifestement moins de poids que les intérêts que son auteur cherche à défendre » (ATF 120 IV 213). Le recourant fait valoir que la rédaction du Sonntags-Zeitung a examiné la situation avant de conclure que l'intérêt public devait prédominer. Elle a jugé que l'opinion publique avait droit à l'information quand d'éminents diplomates choisissaient des termes qui étaient en contradiction flagrante avec la position officielle de la Suisse (document 2/5 p. 2). Le ton employé par l'ambassadeur était à ce point inopportun qu'il imposait une publication (document 2/7). L'ambassadeur Jagmetti n'était pas la personne qui convenait pour mener les négociations avec le sénateur d'Amato et les organisations juives. Il lui manquait le doigté nécessaire pour ce sujet important (document 17 p. 13). En publiant un document stratégique confidentiel, le recourant voulait donc, entre autres, pour ainsi dire écarter des négociations un diplomate éminent dont le style lui déplaisait. Même si elle était sincère, l'indignation éprouvée par le recourant à l'égard du ton du document paraît quelque peu naïve. Qu'une partie de l'opinion ait pu avoir envie d'être informée au sujet de ce type de documents internes, c'est possible, mais cela n'a pas grand-chose à voir avec un intérêt légitime. Par ailleurs, le recourant a véritablement porté atteinte au climat de discrétion qui est indispensable dans le cadre des relations diplomatiques, ce qui a affaibli la position de la Suisse dans les négociations ou l'a du moins beaucoup compromise. En évaluant l'intérêt public invoqué par le recourant en fonction des exigences strictes fixées par le Tribunal fédéral en matière de justification extralégale pour défendre des intérêts légitimes, on voit clairement que d'abord le moyen employé par le Sonntags-Zeitung, qui a consisté en la publication incriminée de documents officiels secrets, n'était ni nécessaire ni raisonnable et qu'ensuite les intérêts ainsi lésés n'étaient pas « manifestement » de moindre importance. De plus, le débat public sur les biens en déshérence souhaité par le recourant aurait fort bien pu être mené sans violer l'article 293 code pénal. La défense d'intérêts légitimes ne peut donc être invoquée comme motif (...)
8.  L'article 293 § 3 code pénal fait de la publication de secrets de peu d'importance une circonstance atténuante. Comme indiqué plus haut, le secret divulgué en l'espèce n'est pas de peu d'importance. La publication d'un document stratégique essentiel pour la formation d'une opinion au sein du département fédéral des Affaires étrangères et du Conseil fédéral a, sinon affaibli la position de la Suisse vis-à-vis de l'extérieur et notamment sa position dans les négociations, du moins temporairement compromis celle-ci. Il importait de préserver la confidentialité du document, pas seulement parce qu'il était classé confidentiel. La portée du thème abordé pour la politique étrangère de la Suisse impliquait elle aussi plus de discrétion dans le traitement de ce document stratégique. On ne peut donc invoquer des circonstances atténuantes au titre de l'article 293 § 3 code pénal en ce qui concerne les faits constitutifs de l'infraction.
L'infraction commise cesse d'être mineure, car les secrets que le recourant a rendus publics ne sont pas d'importance secondaire. Par la publication du document stratégique, l'intéressé a inconsidérément compromis la position tactique de la Suisse dans les négociations. L'infraction commise n'est pourtant pas très grave, car il n'a pas divulgué ainsi un véritable secret d'Etat, dont la publication aurait pu porter atteinte aux fondements mêmes de l'Etat suisse. Il convient aussi de relativiser la faute commise par le recourant, dans la mesure où il a commis l'acte incriminé – avec l'appui du rédacteur en chef et du service juridique, notamment dans l'intention légitime de lancer un débat ouvert sur l'ensemble des thèmes liés aux biens en déshérence. C'est pourquoi une amende de 800 CHF est appropriée (...) »
29.  Le recours en nullité (Nichtigkeitsbeschwerde) du requérant fut rejeté par la cour d'appel (Obergericht) du canton de Zurich le 25 mai 2000.
2.  Procédures au niveau fédéral
30.  Le requérant saisit le Tribunal fédéral (Bundesgericht) d'un recours en nullité et d'un recours de droit public (staatsrechtliche Beschwerde). Il allégua qu'un journaliste ne pouvait être condamné pour infraction à l'article 293 du code pénal suisse qu'exceptionnellement, c'est-à-dire si le secret rendu public revêtait une importance extraordinaire et que sa publication portait atteinte aux fondements mêmes de l'Etat. Il invoqua l'intérêt général du public à connaître les déclarations de l'ambassadeur et la fonction de surveillance des journalistes dans une société démocratique.
31.  Le Tribunal fédéral rejeta les recours du requérant dans deux arrêts datés du 5 décembre 2000 (notifiés le 9 janvier 2001), dans lesquels il confirma les décisions des juridictions inférieures.
32.  Dans le cadre de l'examen du recours en nullité, le Tribunal fédéral se livra d'abord à quelques considérations à propos de l'article 293 du code pénal (traduction non officielle) :
« 2 a)  Selon la jurisprudence et la doctrine dominante, l'article 293 du code pénal vise à protéger les secrets au sens formel. Seule est déterminante la question de savoir si les actes, les instructions ou les débats sont secrets, que ce soit en vertu de la loi ou d'une décision prise par l'autorité. Peu importe qu'ils aient été classés « strictement confidentiels » ou simplement « confidentiels » ; il suffit qu'il soit clair que cette classification avait pour but d'empêcher leur publication (...) Cette notion formelle du secret se distingue de la notion matérielle, sur laquelle portent la plupart des articles du code pénal consacrés à la divulgation de données secrètes, par exemple l'article 267 (trahison diplomatique) ou l'article 320 (violation du secret de fonction). Au sens matériel, un fait est secret s'il n'est accessible qu'à un cercle restreint de personnes, si l'autorité en question veut préserver son caractère secret et si cette volonté se justifie par un intérêt digne de protection (...)
De nombreux auteurs plaident pour une suppression pure et simple de l'article 293 du code pénal. Du moins conviendrait-il de faire en sorte que la publication d'un secret au sens matériel ne soit punissable que si ce secret revêt une grande importance (...)
2 b)  Dans le cadre de la révision des dispositions pénales et procédurales relatives aux médias, le Conseil fédéral a proposé de supprimer l'article 293 du code pénal sans le remplacer par une autre disposition. Dans le message (FF 1996 IV 525 ff.), le Conseil fédéral a fait notamment valoir les considérations suivantes : il est injuste de punir le journaliste ayant publié des informations confidentielles, alors que le fonctionnaire ou le représentant de l'autorité qui a permis à l'origine au journaliste de procéder à cette publication reste généralement impuni, car son identité n'a pas pu être établie (...) L'article 293 du code pénal, qui protège les secrets au sens formel (...), limite de manière excessive la liberté d'action des médias. La « seconde utilisation » (par un professionnel des médias, par exemple) d'un secret divulgué présente, du point de vue du potentiel criminel et de l'illégalité, un degré de gravité moindre que la divulgation initiale du secret par le détenteur du secret. En outre, le journaliste est loin d'être toujours en mesure de savoir que l'information qui lui a été communiquée résulte de la trahison d'un secret. L'appréciation du comportement du « second utilisateur » peut être différente dans les cas où l'information divulguée est véritablement un secret d'Etat ou un secret militaire. Cependant, indépendamment de l'article 293 du code pénal, la législation en vigueur prévoit alors de toute façon une double protection, contre une divulgation par le détenteur du secret et par le « second utilisateur », en ce qui concerne la trahison diplomatique (article 267 du code pénal) et la violation de secrets militaires (article 329 du code pénal). La suppression proposée de l'article 293 du code pénal ne compromet donc pas la protection du secret par le droit pénal dans les domaines importants. L'objection selon laquelle l'article 293 protège aussi les intérêts des individus a tout au plus une validité indirecte. En effet, la vie privée et l'intimité des personnes sont protégées avant tout par les articles 179-179septies du code pénal et par les dispositions du code civil relatives à la protection de la personnalité (...)
Dans les instances fédérales, les partisans d'une suppression pure et simple de l'article 293 du code pénal ont aussi fait valoir que cette disposition n'est que rarement appliquée et n'est pas efficace. Elle est injuste notamment parce qu'elle sanctionne uniquement le journaliste en tant que « second utilisateur », alors que le premier auteur de l'infraction, c'est-à-dire le fonctionnaire ou le représentant de l'autorité reste inconnu (...) et ne peut donc pas être contraint de répondre de la violation du secret de fonction, par exemple. Même en cas de suppression pure et simple de l'article 293, la divulgation par un journaliste de secrets réellement importants resterait punissable, notamment en vertu de l'article 267 du code pénal (trahison diplomatique) ou de l'article 329 du code pénal (violation de secrets militaires). Les opposants à la suppression de l'article 293 ont fait valoir (...) que la disposition est plus nécessaire que jamais. La révélation de faits secrets ou confidentiels peut avoir des conséquences graves (...) »
33.  La haute juridiction suisse en vint ensuite à considérer les circonstances de l'espèce :
« 8.  Il convient de continuer à considérer que la « publication de débats officiels secrets » (infraction visée à l'article 293 du code pénal) repose sur la notion formelle de secret, conformément à la jurisprudence du Tribunal fédéral. L'ajout d'un 3e alinéa à l'article 293 n'y a rien changé. Cependant, compte tenu de la possibilité qui lui est maintenant donnée de renoncer à toute peine, le juge pénal doit déterminer au préalable si le classement « secret » semble justifiable, vu l'objet et le contenu des actes divulgués. C'est le cas en l'espèce.
Du reste, les passages tirés du document confidentiel que le recourant a publiés étaient aussi des secrets au sens matériel. A bon droit, le recourant se garde de prétendre que ces passages seraient de moindre importance au sens de l'article 293, alinéa 3, du code pénal. En demandant à ce que l'application de l'article 293 soit limitée aux cas où les secrets divulgués sont d'une importance majeure et où leur divulgation risque d'ébranler les fondements de l'Etat, le recourant sollicite une décision qui va bien au-delà d'une interprétation de l'article 293 (conforme à la Constitution et à la CEDH), que le Tribunal fédéral est tenu d'appliquer en vertu de l'article 191 de la nouvelle Constitution fédérale. La même remarque vaut pour le point de vue selon lequel un professionnel des médias ne peut être condamné pour la publication de débats officiels secrets, en application de l'article 293 du code pénal, que si l'intérêt de l'Etat à préserver la confidentialité des informations divulguées a plus de poids que l'intérêt du public à connaître ces informations. Or, cette comparaison des intérêts en jeu n'influe pas sur les éléments constitutifs de l'infraction mais, éventuellement, sur le motif de justification extralégal que constitue la protection d'intérêts légitimes ; de toute façon, les conditions ne sont pas réunies en l'espèce pour que la protection d'intérêts légitimes puisse justifier la publication de débats officiels secrets.
9.  Cette conclusion rend inutile la comparaison des intérêts en jeu dans la présente affaire. Il n'est donc pas nécessaire de revenir sur la critique que le recourant a faite de la mise en balance des intérêts à laquelle les instances cantonales avaient procédé.
Pour être complet, il convient tout de même de souligner que, pour les motifs énumérés par les instances fédérales, l'intérêt au maintien de la confidentialité du document stratégique litigieux avait plus de poids que l'intérêt du public à prendre connaissance des passages publiés dans le journal. Dans le souci d'éviter des répétitions, il est renvoyé ici aux considérations figurant dans l'arrêt contesté et dans le jugement de première instance. Il n'était pas seulement dans l'intérêt de l'ambassadeur et du Conseil fédéral, mais aussi dans celui du pays, de préserver la confidentialité du document stratégique. La publication de passages isolés risquait de perturber la formation d'opinions et la prise de décisions au sein des organes de l'Etat suisse, et surtout de compliquer encore les négociations déjà difficiles menées au niveau international, ce qui n'était pas dans l'intérêt du pays. En revanche, l'intérêt éphémère que le titre racoleur a suscité chez le public en quête de sensationnel pour les passages sortis de leur contexte qui étaient publiés dans le journal a, d'un point de vue juridique, relativement peu d'importance, et même d'autant moins que le « ton », critiqué par le recourant, employé dans un document interne rédigé dans un contexte particulier (document dont le contenu a d'ailleurs été considéré dans l'article de presse comme une appréciation banale de la situation), ne permettait de toute façon pas de tirer des conclusions claires et incontestables quant à la « mentalité » de l'ambassadeur et encore moins quant à sa capacité de remplir sa mission (...) »
34.  Dans son arrêt rendu sur un recours de droit public, le Tribunal fédéral considéra (traduction non officielle) :
« 3.  Dans le recours de droit public qu'il a formé, le recourant demande en particulier que lui soit appliqué le principe de l'égalité dans l'illégalité (Gleichbehandlung im Unrecht) et soulève notamment le grief d'une violation du principe de légalité (...)
b)  Il n'y a pas lieu d'examiner en détail ici les raisons pour lesquelles le ministère public a décidé de ne pas poursuivre aussi les autres journalistes mentionnés par le recourant pour publication de débats officiels secrets en raison des articles dont ils sont les auteurs, ni d'examiner si ces raisons suffisaient à justifier une telle décision. Même si l'on répondait par la négative à cette dernière question, le recourant ne pourrait en tirer aucun élément en sa faveur.
Il ressort des explications sur ce point énoncées dans l'arrêt contesté (p. 5 sqq., consid. IV) et dans le jugement de première instance (p. 3, consid. 4) que les conditions dans lesquelles la jurisprudence du Tribunal fédéral reconnaît exceptionnellement le droit à l'égalité dans l'illégalité ne sont pas réunies. La démarche du ministère public en l'espèce ne constitue pas, en soi, une pratique « permanente » (le cas échéant illégale), ni au sens où les journalistes ne sont, en l'absence de motifs matériels précis, que très exceptionnellement poursuivis pour publication de débats officiels secrets et non pas de manière systématique, ni au sens où, en cas de publication de passages du même document confidentiel par plusieurs journalistes dans différents articles, serait constamment poursuivi le journaliste qui, pour quelque raison que ce soit – la conception de l'article ou le choix des passages cités – apparaît comparativement comme le plus répréhensible. De plus, rien ne permet de conclure qu'une pratique (le cas échéant illégale) allant dans l'un ou l'autre sens soit adoptée à l'avenir (...) »
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES, INTERNATIONAUX ET COMPARÉS PERTINENTS
A.  Le droit et la pratique suisses
35.  L'article 293 du code pénal suisse, intitulé « Publication de débats officiels secrets », est ainsi libellé :
« 1.  Celui qui, sans en avoir le droit, aura livré à la publicité tout ou partie des actes, d'une instruction ou des débats d'une autorité qui sont secrets en vertu de la loi ou d'une décision prise par l'autorité dans les limites de sa compétence sera puni des arrêts ou de l'amende.
2.  La complicité est punissable.
3.  Le juge pourra renoncer à toute peine si le secret livré à la publicité est de peu d'importance. »
36.  Dans un arrêt du 27 novembre 1981 (ATF 107 IV 185), le Tribunal fédéral a précisé que la notion de secret sur laquelle se fonde l'article 293 du code pénal est de nature purement formelle.
37.  Le législateur suisse a récemment adopté la loi fédérale du 17 décembre 2004 sur le principe de la transparence dans l'administration, entrée en vigueur le 1er juillet 2006 (RS – Recueil systématique, 152.3). Elle vise à améliorer l'accès aux documents officiels. Ses dispositions pertinentes sont ainsi libellées :
« Section 1 : Dispositions générales
Article 1 – But et objet
La présente loi vise à promouvoir la transparence quant à la mission, l'organisation et l'activité de l'administration. A cette fin, elle contribue à l'information du public en garantissant l'accès aux documents officiels.
Section 2 : Droit d'accès aux documents officiels
Article 6 – Principe de la transparence
1.  Toute personne a le droit de consulter des documents officiels et d'obtenir des renseignements sur leur contenu de la part des autorités.
2.  Elle peut consulter les documents officiels sur place ou en demander une copie. La législation sur le droit d'auteur est réservée.
3.  Si les documents officiels ont déjà été publiés par la Confédération sur papier ou sous forme électronique, les conditions énoncées aux alinéas 1 et 2 sont réputées remplies.
Article 7 – Exceptions
1.  Le droit d'accès est limité, différé ou refusé, lorsque l'accès à un document officiel :
a)  est susceptible de porter notablement atteinte au processus de la libre formation de l'opinion et de la volonté d'une autorité qui est soumise à la présente loi, d'un autre organe législatif ou administratif ou d'une instance judiciaire ;
b)  entrave l'exécution de mesures concrètes prises par une autorité conformément à ses objectifs ;
c)  risque de compromettre la sûreté intérieure ou extérieure de la Suisse ;
d)  risque de compromettre les intérêts de la Suisse en matière de politique extérieure et ses relations internationales ;
2.  Le droit d'accès est limité, différé ou refusé si l'accès à un document officiel peut porter atteinte à la sphère privée de tiers, à moins qu'un intérêt public à la transparence ne soit exceptionnellement jugé prépondérant. »
38.  L'ordonnance du 10 décembre 1990 sur la classification et le traitement d'informations de l'administration civile (RS 172.015), en vigueur au moment des faits pertinents pour la présente affaire, a défini les différents degrés de classification :
« Section 1 : Dispositions générales
Article 1 – Objet
La présente ordonnance règle les dispositions du maintien du secret applicables aux informations de l'administration civile (ci-après informations) qui, dans l'intérêt supérieur de l'Etat, ne doivent ni être communiquées provisoirement à autrui ni être divulguées ; elle le fait par le biais de prescriptions sur la manière de les classifier et de les traiter.
Section 2 : Classification
Article 5 – Catégories de classification
L'organe qui émet des informations (ci-après organe émetteur) les classifie en fonction du degré de protection qu'elles requièrent. Il n'existe que deux catégories de classification : la catégorie « secret » et la catégorie « confidentiel ».
Article 6 – La catégorie « secret »
Sont à classifier « secret » les informations :
a)  Qui, si elles venaient à être connues de personnes non autorisées, pourraient porter une grave atteinte aux relations extérieures de la Suisse ou pourraient mettre en péril l'application de mesures destinées à protéger la sécurité intérieure et extérieure du pays, mesures visant par exemple à maintenir l'activité du gouvernement en cas de situation extraordinaire ou encore à assurer l'approvisionnement économique ;
b)  Auxquelles n'ont accès qu'un tout petit nombre de personnes.
Article 7 – La catégorie « confidentiel »
1.  Sont à classifier « confidentiel » les informations au sens de l'art. 6, mais dont la portée est moindre et auxquelles ont accès, en règle générale, un plus grand nombre de personnes.
2.  Sont aussi à classifier « confidentiel » les informations qui, si elles venaient à être connues de personnes non autorisées, pourraient leur permettre :
a)  D'entraver l'activité du gouvernement ;
b)  De faire échouer d'importantes mesures prises par l'Etat ;
c)  De violer des secrets de fabrication ou des secrets d'affaires importants ;
d)  De faire échouer une poursuite pénale ;
e)  D'entraver la sécurité d'infrastructures importantes.
Article 8 – Personnes habilitées à classifier
Les chefs des départements, le chancelier de la Confédération, les secrétaires généraux, les directeurs des offices et leurs suppléants opèrent la classification, la modifient ou l'abrogent. Ils peuvent déléguer leur compétence pour certains objets. »
Cette ordonnance a été remplacée par l'ordonnance du 4 juillet 2007 concernant la protection des informations de la Confédération (RS 510.411), entrée en vigueur le 1er août 2007.
B.  Le droit et la pratique internationaux
39.  Le 19 décembre 2006, les quatre représentants spéciaux dans le domaine de la liberté d'expression (M. Ambeyi Ligabo, rapporteur spécial des Nations unies sur la liberté d'opinion et d'expression, M. Miklos Haraszti, représentant de l'OSCE sur la liberté des médias, M. Ignacio J. Alvarez, rapporteur spécial de l'Organisation des Etats américains (OEA) sur la liberté d'expression et Mme Faith Pansy Tlakula, rapporteur spécial de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples (CADHP) sur la liberté d'expression) ont adopté une déclaration conjointe. Voici un passage tiré de cette déclaration :
« Les journalistes ne devraient pas être tenus pour pénalement responsables lorsqu'ils publient des informations classifiées ou confidentielles sans avoir rien commis eux-mêmes de répréhensible pour les obtenir. Il appartient aux pouvoirs publics de protéger les informations légitimement confidentielles qu'ils détiennent. »
40.  L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a adopté, le 19 avril 2007, une résolution dans le domaine de l'espionnage et de la divulgation de secrets d'Etat. Les paragraphes pertinents pour la présente affaire se lisent ainsi :
« Equité des procédures judiciaires dans les affaires d'espionnage ou de divulgation de secrets d'Etat (Résolution 1551 (2007))
1.  L'Assemblée parlementaire considère que la légitime protection des secrets d'Etat ne doit pas devenir un prétexte pour restreindre indûment la liberté d'expression ou d'information, la coopération scientifique internationale et le travail des avocats et d'autres défenseurs des droits de l'homme.
2.  Elle rappelle l'importance de la liberté d'expression et d'information dans une société démocratique, dans laquelle il doit être possible de dénoncer librement la corruption, les violations des droits de l'homme, la destruction de l'environnement et tout autre abus de pouvoir.
5.  L'Assemblée constate que la législation de nombreux Etats membres du Conseil de l'Europe relative au secret d'Etat est plutôt vague ou trop large, ce qui fait qu'elle peut être interprétée de manière à englober toute une série d'activités légitimes des journalistes, scientifiques, avocats ou autres défenseurs des droits de l'homme.
6.  (...) La Cour européenne des Droits de l'Homme, pour sa part, a conclu que l'interdiction faite à la presse par la justice britannique de publier des articles rendant compte d'un livre (« Spycatcher ») censé contenir des informations secrètes était « disproportionnée », étant donné que l'ouvrage était déjà diffusé à l'étranger.
9.  Elle appelle les autorités judiciaires de tous les pays concernés et la Cour européenne des Droits de l'Homme à trouver un équilibre approprié entre, d'une part, l'intérêt des pouvoirs publics à protéger le secret d'Etat et, d'autre part, la liberté d'expression et d'information ainsi que l'intérêt que présente, pour la société, la dénonciation des abus de pouvoir.
10.  L'Assemblée constate que les procédures pénales pour violation du secret d'Etat sont particulièrement sensibles et sujettes à des abus motivés par des raisons politiques. En conséquence, elle considère que les principes suivants revêtent, pour toutes les personnes et les instances concernées, un caractère vital pour garantir l'équité de ces procédures :
10.1.  Les informations qui sont déjà du domaine public ne peuvent être considérées comme des secrets d'Etat et leur divulgation ne peut être assimilée à de l'espionnage et réprimée à ce titre, même si la personne concernée collecte, résume, analyse ou commente ces informations. Il en est de même pour la participation à la coopération scientifique internationale et pour la dénonciation de la corruption, de violations des droits de l'homme, de la destruction de l'environnement ou de tout autre abus d'autorité de la part des pouvoirs publics (« whistle-blowing ») ;
10.2.  La législation relative au secret d'Etat, y compris les listes d'informations secrètes pouvant servir de base aux poursuites pénales, doit être claire et, avant tout, publique. Des arrêtés secrets pouvant justifier des responsabilités pénales ne peuvent pas être considérés comme compatibles avec les normes juridiques du Conseil de l'Europe et devraient être abrogés dans tous les pays membres ;
41.  En ce qui concerne la classification des documents du Conseil de l'Europe, la Résolution du Comité des Ministres Res(2001)6 du 12 juin 2001 sur l'accès aux documents du Conseil de l'Europe affirme un principe clair : celui de la publicité, la classification devant être l'exception. Cela étant, quatre types de classification sont prévus : 1.  les documents non classés, qui sont publics, 2.  les documents à « diffusion restreinte », 3.  les documents classés « confidentiel » et 4.  les documents classés « secret ». Or, il n'existe pas de définition qui permettrait de classer les documents par rapport à leur contenu. En définitive, le principe de transparence qu'a promu la Résolution Res(2001)6 a eu pour conséquence la généralisation de la publicité. Il apparaît que, depuis son adoption, aucun document du Comité des Ministres n'a été classé « secret ».
42.  Le Comité des Droits de l'Homme des Nations unies a critiqué, dans des observations finales adoptées en 2001, la mise en œuvre par les autorités britanniques de l'Official Secrets Act et ses conséquences sur le travail des journalistes (Observations finales, Doc. CCPR/CO/73/UK du 6 décembre 2001) :
21.  Le Comité note avec préoccupation que les pouvoirs conférés en vertu de la loi de 1989 sur les secrets officiels ont été exercés pour éviter que d'anciens fonctionnaires de la Couronne ne divulguent au public des informations présentant un intérêt général véritable et empêcher des journalistes de les publier.
L'Etat partie devrait veiller à ce que ses pouvoirs de protéger des informations portant véritablement sur des questions de sécurité nationale soient strictement utilisés et limités à des cas où il a été démontré qu'il était nécessaire d'empêcher la publication de telles informations ».
43.  Dans l'affaire Claude Reyes et autres c. Chili (19 septembre 2006 ; série C no 151), devant la Cour interaméricaine des Droits de l'Homme, la Commission s'est exprimée ainsi (traduction non officielle) :
« 58. (...)  la divulgation des informations entre les mains de l'Etat doit jouer un rôle très important dans une société démocratique, puisque elle permet à la société civile de contrôler les activités du gouvernement auquel elle a confié la protection de ses intérêts (...) »
La Cour interaméricaine des Droits de l'Homme a estimé ce qui suit :
« 84.  (...) L'Assemblée générale de l'OEA a considéré, dans de différentes résolutions, que l'accès à l'information publique est une condition indispensable du fonctionnement même de la démocratie, d'une meilleure transparence et d'une bonne gestion publique, et que dans un système démocratique représentatif et participatif, la société civile exerce ses droits constitutionnels à travers une liberté d'expression étendue et un accès libre à l'information.
86.  Dans ce sens, l'Etat doit agir conformément aux principes de publicité et de transparence dans la gestion publique, ce qui permet que les personnes qui se trouvent sous sa juridiction exercent un contrôle démocratique des affaires étatiques, de manière à débattre, enquêter et examiner s'il existe un accomplissement approprié des fonctions publiques (...)
87.  Le contrôle démocratique par la société à travers l'opinion publique améliore la transparence des activités étatiques et favorise la responsabilité des fonctionnaires concernant la gestion publique (...) »
C.  Le droit et la pratique en droit comparé
44.  M. Christos Pourgourides, le rapporteur de la Résolution 1551 (2007) du 19 avril 2007 (paragraphe 40 ci-dessus), s'est livré à une étude comparative de la législation des Etats membres du Conseil de l'Europe en matière de secret d'Etat. Il souligne dans son rapport que la divulgation de certaines informations classées est réprimée probablement partout, mais que les approches existantes font preuve d'une grande diversité. Son rapport mentionne également les méthodes de classification adoptées par ces Etats. Voici quelques extraits du rapport :
« 57.  On peut globalement distinguer trois approches différentes : la première consiste en une définition brève et générale de la notion de secret d'Etat (ou de son équivalent), qui doit probablement être complétée au cas par cas. La deuxième consiste en une longue liste, plus détaillée, des diverses catégories d'informations classifiées. La troisième approche combine les deux précédentes en définissant des domaines généraux dans lesquels des informations peuvent être classées secrètes et s'en remet à des décrets administratifs ou ministériels ultérieurs pour déterminer plus précisément quels types d'informations doivent en fait être considérés comme secrètes (...)
59.  Il existe, bien sûr, de nombreuses autres différences entre les législations de ces pays, sur lesquelles il n'est pas nécessaire de s'attarder. Certains pays (l'Allemagne et l'Autriche, par exemple) font une distinction entre « secrets officiels » et « secrets d'Etat », dont la violation est sanctionnée plus lourdement. La plupart distinguent aussi plusieurs degrés de confidentialité (« classé », « à diffusion restreinte », « secret », « top secret », etc.). La sévérité des peines encourues varie également et peut, dans les cas les moins graves, se limiter à des amendes. Certaines législations font une distinction entre les obligations des fonctionnaires et celles des citoyens ordinaires. Certaines répriment expressément la divulgation par négligence, d'autres exigent qu'il y ait une intention criminelle. Pour le sujet qui nous intéresse ici, ces différences sont sans objet (...)
68.  Pour résumer, chacune de ces approches législatives offre des solutions raisonnables à la difficile tâche qui consiste à spécifier à l'avance les types d'informations qu'il est de l'intérêt légitime de l'Etat de protéger, tout en respectant néanmoins la liberté d'information et la nécessaire sécurité juridique. Mais tout décret administratif ou ministériel précisant le contenu de lois rédigées en termes plus génériques doit, au minimum, être publiquement accessible. Dans le même temps, en l'absence d'un pouvoir judiciaire vigilant et véritablement indépendant et de médias indépendants et prompts à dénoncer tout abus de pouvoir, tous les systèmes législatifs passés en revue sont susceptibles de donner lieu à des abus. »
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
45.  Le requérant allègue que la condamnation prononcée à son encontre pour la publication de « débats officiels secrets » constitue une atteinte à la liberté d'expression au sens de l'article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »
A.  Existence d'une ingérence
46.  La chambre a estimé que la condamnation du requérant s'analyse en une « ingérence » dans l'exercice de sa liberté d'expression, ce que nul n'a contesté.
47.  La Cour n'aperçoit aucune raison de s'écarter de la conclusion de la chambre.
B.  Justification de l'ingérence
48.  Pareille immixtion enfreint l'article 10, sauf si elle remplit les exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il reste donc à déterminer si l'ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
1.  « Prévue par la loi »
49.  La chambre a estimé que la condamnation du requérant se fondait sur l'article 293 du code pénal (paragraphe 35 ci-dessus).
50.  Les parties ne remettent pas en question cette conclusion. Pour sa part, la Cour n'aperçoit aucune raison d'adopter un point de vue différent.
2.  Buts légitimes
a)  Arrêt de la chambre
51.  La chambre s'est contentée de constater que les parties s'accordaient à considérer que la mesure litigieuse tendait à empêcher la « divulgation d'informations confidentielles » ; dès lors, elle n'a pas jugé nécessaire d'examiner si l'amende infligée au requérant visait d'autres buts énoncés à l'article 10 § 2.
b)  Thèses des parties
52.  Le requérant admet que la prévention de la « divulgation d'informations confidentielles » est un des motifs justifiant une ingérence dans les droits garantis par l'article 10. En revanche, il ne partage pas l'avis de la partie défenderesse selon lequel la publication du document a mis en péril la « sécurité nationale » et « la sûreté publique ». Selon lui, la divulgation du rapport n'était pas susceptible de mettre en danger les intérêts fondamentaux et vitaux de la Suisse. Par ailleurs, le requérant soutient que l'article 293 du code pénal suisse ne vise pas la protection des droits d'autrui, et donc, en l'espèce, pas celle de la réputation de l'ambassadeur, auteur du rapport litigieux. Il ajoute que les autorités compétentes n'ont engagé contre le requérant aucune procédure en diffamation, alors qu'elles auraient pu le faire.
53.  D'après le Gouvernement, la sanction pénale prononcée à l'encontre du requérant tendait non seulement à « empêcher la divulgation d'informations confidentielles », mais visait aussi la protection de la « sécurité nationale » et de la « sûreté publique », étant donné que les propos tenus par l'auteur du document s'inscrivaient dans un contexte politique extrêmement sensible. Par ailleurs, le Gouvernement soutient, à l'instar du Conseil de la presse, que la publication du rapport pouvait également porter atteinte à la réputation et à la crédibilité de l'auteur du rapport vis-à-vis de ses interlocuteurs (« protection de la réputation ou des droits d'autrui »).
c)  Appréciation de la Cour
54.  La Cour n'est pas convaincue que la sanction visait à protéger la « sécurité nationale » et la « sûreté publique ». En tout état de cause, force est de constater que les autorités internes n'ont pas entamé de poursuites pénales, ni contre le requérant ni contre de tierces personnes, pour des délits ou crimes sanctionnant des activités mettant en danger ces intérêts. Il est vrai que des poursuites pénales qui se fondent sur l'article 293 du code pénal n'excluent pas que soit en jeu la « sécurité nationale » et la « sûreté publique », mais la Cour rappelle que, dans son jugement du 22 janvier 1999, le tribunal de district de Zurich, estimant que la divulgation du document confidentiel n'avait pas porté atteinte aux fondements mêmes de l'Etat, avait admis l'existence de circonstances atténuantes. Par ailleurs, il convient d'appliquer ces notions avec retenue et de les interpréter de manière restrictive, en n'y ayant recours que lorsqu'il a été démontré qu'il était nécessaire d'empêcher la publication de telles informations à des fins de protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique (voir, dans le même sens, le Comité des Droits de l'homme des Nations unies, paragraphe 42 ci-dessus).
55.  En ce qui concerne la « protection de la réputation ou des droits d'autrui », il convient de constater qu'aucune poursuite pénale n'a été entamée contre le requérant pour une infraction contre l'honneur, notamment pour injure ou diffamation.
56.  En revanche, la Cour partage l'avis du Gouvernement, selon lequel la condamnation du requérant visait la prévention de la « divulgation d'informations confidentielles » au sens de l'article 10 § 2.
57.  La Cour juge opportun de soulever une question d'interprétation, non évoquée par les parties au présent litige, mais qui est susceptible de prêter à confusion.
58.  En effet, tandis que la version française du libellé de l'article 10 § 2 de la Convention évoque les mesures nécessaires « pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles », le texte anglais se réfère aux mesures nécessaires « for preventing the disclosure of information received in confidence ». Cette dernière formulation pourrait inciter à croire qu'est visée seulement la personne qui se trouve dans un rapport de confidentialité avec l'auteur d'un document secret et, par conséquent, qu'elle exclut de son champ d'application des tierces personnes, parmi lesquelles les professionnels des médias.
59.  La Cour n'adhère pourtant pas à cette interprétation, qu'elle considère comme trop restrictive. Confrontée à deux textes authentiques et qui font également foi mais qui ne sont pas en totale harmonie, elle estime opportun de se référer à l'article 33 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 dont le paragraphe 4 reflète le droit international coutumier en matière d'interprétation de traités authentifiés en deux ou plusieurs langues (LaGrand, Cour internationale de justice, 27 juin 2001, Recueil 2001, § 101).
60.  Selon le paragraphe 3 de cette disposition, « les termes d'un traité sont présumés avoir le même sens dans les divers textes authentiques ». En vertu de son paragraphe 4, lorsque la comparaison des textes authentiques fait apparaître une différence de sens que l'application des articles 31 et 32 ne permet pas d'éliminer, on adoptera le sens qui, compte tenu de l'objet et du but du traité, concilie le mieux ces textes (voir, dans ce sens, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), arrêt du 26 avril 1979, série A no 30, p. 30, § 48, et James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, p. 31, § 42).
61.  La Cour admet qu'il convient d'interpréter restrictivement les clauses permettant une ingérence dans les droits découlant de la Convention. Néanmoins, à la lumière du paragraphe 3 de l'article 33 de la Convention de Vienne, et compte tenu de l'absence d'indication contraire dans les travaux préparatoires, elle considère qu'il y a lieu d'adopter une interprétation de la phrase « empêcher la divulgation d'informations confidentielles » englobant les informations confidentielles divulguées aussi bien par une personne soumise à un devoir de confidentialité que par une tierce personne, et notamment, comme en l'espèce, par un journaliste.
62.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que le Gouvernement a pu invoquer à juste titre le but légitime de la prévention de « la divulgation d'informations confidentielles ».
3.  « Nécessaire dans une société démocratique »
a)  Arrêt de la chambre
63.  A la lumière de la jurisprudence de la Cour et compte tenu notamment de l'intérêt de toute société démocratique à ce que la liberté de la presse soit garantie, de la marge d'appréciation réduite dont jouissent les Etats lorsque sont en jeu des informations d'intérêt général, de la couverture médiatique dont a fait l'objet la question des fonds en déshérence, du degré relativement peu important du classement (« confidentiel »), ainsi que du fait que la divulgation du document litigieux n'était pas, même aux yeux des juridictions suisses, susceptible de porter atteinte aux fondements de l'Etat, la chambre a jugé que la condamnation du requérant ne représentait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite du but légitime visé (paragraphes 44-59 de l'arrêt).
b)  Thèses des parties
i.  Le requérant
64.  Le requérant fait valoir que la notion purement formelle de secret, qui est à la base de l'article 293 du code pénal et qui a été confirmée par le Tribunal fédéral, a des conséquences néfastes pour la liberté d'expression. Il ressort de cette disposition que la publication par un fonctionnaire de n'importe quel document ayant n'importe quel contenu déclaré secret ou confidentiel devra être punie et cette sanction ne pourra pas faire l'objet d'un examen de sa compatibilité avec l'article 10 de la Convention. Pour le requérant, il est évident qu'une telle conception du secret n'est pas compatible avec les exigences de la Convention.
65.  Le requérant soutient aussi que les juridictions suisses n'ont pas puni la bonne personne, dans la mesure où il a été sanctionné, en tant que journaliste, pour la divulgation d'un rapport qui lui avait été fourni à la suite d'une indiscrétion commise en effet par un agent gouvernemental jouissant en l'espèce de l'immunité de poursuite.
66.  Par ailleurs, le requérant estime que l'article 293 du code pénal a toujours été appliqué de manière sélective par les autorités compétentes, dans le but de prévenir la divulgation des informations concernant des fautes commises par les agents ou fonctionnaires ou des problèmes ou inconvénients dans l'administration publique. Cette disposition semble anachronique vu l'entrée en vigueur, le 1er juillet 2006, de la loi fédérale sur le principe de la transparence dans l'administration (paragraphe 37 ci-dessus).
67.  Selon le requérant, une abrogation de l'article 293 du code pénal devrait être envisagée, étant donné que la divulgation des informations les plus sensibles pourrait être poursuivie sur la base de l'article 276 du code pénal (provocation et incitation à la violation des devoirs militaires) ou des articles 86 (espionnage et trahison par violation de secrets militaires) et 106 du code pénal militaire (violation de secrets militaires). Enfin, un journaliste peut aussi être condamné pour instigation à la violation du secret de fonction en vertu des articles 24 et 320 du code pénal.
68.  Le requérant ne remet pas en question le principe selon lequel les travaux du corps diplomatique méritent une protection. En revanche, il trouve dangereux de conférer une immunité absolue au personnel diplomatique pour tout type d'information. Il rappelle les poursuites fondées sur l'article 293 du code pénal qui sont actuellement en cours contre des journalistes en Suisse, accusés d'avoir divulgué des informations provenant des services secrets suisses concernant l'existence de centres de détention clandestins de la CIA en Europe.
69.  De l'avis du requérant, seuls les secrets d'Etat considérés comme revêtant une importance particulière peuvent primer sur la liberté d'expression au sens de l'article 10, ce qui n'est sans doute pas le cas en l'espèce. A ce propos, il est douteux que le contenu du document litigieux fût susceptible de révéler un secret d'Etat dont la divulgation aurait pu compromettre la « sécurité nationale » ou la « sûreté publique » de la Suisse. Les thèses rendues publiques dans les deux articles étaient trop générales pour affaiblir la position de la délégation suisse dans les pourparlers avec les organisations juives.
70.  Le requérant soutient également que la divulgation du rapport a provoqué un débat utile sur la question de savoir si M. Jagmetti était la personne appropriée pour mener les négociations avec les représentants des organisations juives, et observe de surcroît que cette divulgation a été à l'origine de la démission de ce dernier le lendemain de la publication du rapport. Cette publication aurait visiblement contribué à l'adoption d'une approche plus sensible de l'administration suisse à l'égard du dossier délicat des fonds en déshérence. En même temps, elle aurait démontré qu'il n'existait, à ce moment-là, aucune position claire et cohérente des autorités suisses en ce qui concernait, d'une part, la responsabilité effective de la Suisse dans cette affaire et, d'autre part, la question de la stratégie exacte à adopter à l'encontre des prétentions auxquelles les intéressés devaient faire face.
71.  Le requérant est d'avis que, vu l'importance et l'actualité des négociations sur la question des fonds en déshérence, il existait un intérêt général à recevoir plus d'informations sur la manière dont les responsables du département des Affaires étrangères pensaient mener les pourparlers en vue de trouver un accord sur le sujet des plaintes contre les institutions bancaires et financières suisses. A ce titre, il considère particulièrement révélatrices l'opinion et la position de M. Jagmetti qui, selon lui, jouait un rôle clé dans l'affaire des fonds en déshérence.
72.  En ce qui concerne les responsabilités éthiques exigées des journalistes, le requérant ne nie pas que les publications auraient pu être présentées de manière plus équilibrée. En même temps, il fait valoir qu'il n'avait pas beaucoup de temps pour rédiger ses articles et qu'il avait des obligations à respecter quant au volume de ses publications. Dès lors, il a décidé de se concentrer sur la façon dont l'ambassadeur s'était exprimé, plus que sur le contenu de son rapport. Cela était d'ailleurs parfaitement en ligne avec le commentaire du rédacteur en chef, publié dans le même journal.
73.  Si les articles publiés apparaissent parfois choquants, ils avaient justement pour but de mettre en relief le vocabulaire employé par M. Jagmetti dans son rapport – un vocabulaire qui, selon le requérant, n'est pas digne d'un haut représentant de la Confédération et à peine compatible avec la politique étrangère officielle de la Suisse.
74.  De surcroît, le requérant considère comme essentiel de mettre en évidence la nature et les fonctions du Conseil de la presse, qui est un organe de droit privé créé par quatre associations de journalistes, et qui a pour objectif de contrôler les professionnels des médias à la lumière des standards éthiques qu'il a établis. Le Conseil de la presse n'a aucun pouvoir d'investigation et de poursuites et, par conséquent, une appréciation négative de sa part ne saurait nullement lier le juge pénal.
75.  Le requérant note aussi que l'infraction sur la base de laquelle l'amende a été prononcée n'a, certes, que la nature d'une « contravention », mais que son auteur est néanmoins passible d'une peine d'emprisonnement. Il estime que, même si l'amende qui lui a été infligée peut paraître mineure, elle porte atteinte à sa réputation de journaliste et, à l'avenir, peut l'empêcher de jouer le rôle indispensable de « chien de garde » qui est dévolu à la presse dans une société démocratique.
ii.  Le Gouvernement
76.  Selon le Gouvernement, les éléments déterminants pour juger de la marge d'appréciation de l'Etat partie sont le contexte politique de l'affaire, le fait que le document litigieux a été rédigé par un fonctionnaire qui comptait sur la confidentialité, la forme de la publication, les motifs allégués par le requérant pour celle-ci, ainsi que la nature et la lourdeur de la sanction infligée.
77.  Par ailleurs, le Gouvernement estime qu'il convient de prendre en considération le fait que les juridictions nationales ont examiné avec soin la présente cause, qui revêt une nature délicate et sensible, et que le Tribunal fédéral, après audience, a rendu deux jugements, dont celui concernant le recours en nullité qui a été publié dans le Recueil officiel des arrêts du Tribunal fédéral (ATF 126 IV 236 à 255). S'agissant de déterminer l'étendue de la marge d'appréciation, il convient également de prendre en compte le caractère minutieux de l'examen au niveau interne, lequel est, par ailleurs, primordial pour que le principe de subsidiarité puisse fonctionner, ce qui devrait conduire la Cour à faire preuve de retenue.
78.  Le Gouvernement soutient que l'élément déterminant de la marge d'appréciation des autorités nationales n'est pas la nature et l'importance de la fonction de l'auteur du document contenant des informations confidentielles, mais bien la question de savoir si l'intéressé s'est sciemment exposé à un contrôle attentif de ses faits et gestes, comme c'est le cas pour les hommes politiques. Or, en l'espèce, il est évident que l'ambassadeur Jagmetti a pu raisonnablement compter sur la confidentialité de son rapport.
79.  Le Gouvernement rappelle aussi que la confidentialité de toute correspondance diplomatique est codifiée aux articles 24 à 27 de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques du 18 avril 1961 comme un principe absolu du droit international coutumier. Bien que ce traité ne prévoie aucune sanction pénale d'une violation de ses articles, il découle du principe pacta sunt servanda et des règles relatives à la responsabilité internationale des Etats pour fait illicite que les Etats parties à la Convention de Vienne de 1961 sont tenus de mettre en œuvre les obligations souscrites en vertu de cet instrument.
80.  Selon le Gouvernement, le requérant n'a abordé que la solution de la « transaction » dans ses deux articles ; or, il est primordial que la préparation d'une telle négociation, à l'instar de toute négociation portant sur des règlements amiables, puisse se dérouler dans une stricte confidentialité. A cela s'ajoute le fait que les publications litigieuses du requérant sont parues seulement cinq semaines après la rédaction du rapport Jagmetti, à un moment où des pourparlers entre les parties avaient déjà commencé.
81.  Les propos tenus par l'ambassadeur s'inscrivaient dans un contexte politique extrêmement sensible et leur divulgation mettait en péril la position de la Suisse et risquait, en particulier, de compromettre les négociations qu'elle menait alors sur la question délicate des fonds en déshérence.
82.  La publication du rapport Jagmetti est intervenue à un moment délicat. Le requérant révélait en effet, de façon partielle et partiale, une des options de défense des intérêts nationaux proposées à titre confidentiel au Conseil fédéral et à la task force. Au moment de sa publication, le papier litigieux datait déjà de plus d'un mois et, dans l'intervalle, des pourparlers sur l'instauration d'un fonds en faveur des victimes avaient commencé. Ainsi, la publication était de nature à nuire gravement aux intérêts du pays.
83.  Pour le Gouvernement, le requérant, qui d'ailleurs a lui-même qualifié le contenu du papier litigieux de « banal », n'avait pas pour but principal de contribuer à un débat d'intérêt général, mais cherchait à faire du « sensationnalisme » qui visait avant tout la personne de l'ambassadeur Jagmetti. Ainsi, les tribunaux nationaux n'ont pas admis l'existence de motifs justificatifs, non prévus par la loi, qui auraient pu, sous le titre de la « sauvegarde d'intérêts légitimes », justifier la divulgation réprimée par l'article 293 du code pénal.
84.  Le Gouvernement rappelle que la rédaction du Sonntags-Zeitung a elle-même admis qu'une publication intégrale du texte du document aurait été préférable mais que cela n'aurait pas été possible pour des raisons techniques, et que le Conseil de la presse a considéré ces arguments comme des « excuses ». De l'avis du Gouvernement, la chambre n'a pas suffisamment démontré pourquoi ce principe de publication intégrale, dont l'importance et l'utilité sont clairement établies dans la jurisprudence de la Cour, n'a pas été appliqué au cas d'espèce.
85.  De plus, l'effet atteint par la publication de certains extraits isolés du document a été renforcé par le ton et la présentation choisis par le requérant. Le Conseil de la presse a affirmé que « le journal a inutilement donné à cette affaire une tournure dramatique et scandaleuse et, avec le titre « L'ambassadeur Jagmetti offense les Juifs », a suggéré de fausses implications et fait comme s'il s'agissait de déclarations datant du 25 janvier 1997 ». Les devoirs et responsabilités du requérant, en tant que journaliste, auraient exigé qu'il précise que le document litigieux datait de cinq semaines déjà.
86.  Par ailleurs, le Gouvernement juge révélateur le fait que c'est le Conseil de la presse, organe privé et indépendant créé par la presse, qui a reproché au requérant un manque de professionnalisme et une violation de la « Déclaration des droits et devoirs des journalistes ». De surcroît, d'autres journaux ont pris également leurs distances par rapport aux articles du requérant, soit sur la forme, en publiant le document litigieux dans sa quasi-intégralité, soit sur le fond, en critiquant de manière virulente la publication d'un document confidentiel.
87.  En ce qui concerne la lourdeur et la nature de la sanction infligée, le Gouvernement rappelle que la chambre a estimé que, même vu la nature de l'infraction (contravention) et le faible montant de l'amende (800 CHF), ce qui importait n'était pas le caractère mineur de la peine infligée au requérant mais le fait même de la condamnation. De l'avis du Gouvernement, ces deux affirmations ne paraissent guère compatibles.
c)  Thèses des tiers intervenants
i.  Le gouvernement français
88.  Le gouvernement français partage l'avis du gouvernement suisse et juge surprenant d'appliquer à un fonctionnaire s'exprimant dans un rapport confidentiel la jurisprudence développée par la Cour concernant les hommes politiques et qui se justifie par la volonté des hommes politiques de s'exposer à la critique de la presse. Il est d'avis qu'un ambassadeur ne s'expose pas inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens, a fortiori dans un rapport confidentiel.
89.  Il partage l'avis des juges minoritaires selon lequel il n'existe aucun pays dans lequel les rapports diplomatiques n'aurait pas un caractère confidentiel. Il soutient aussi que les ambassadeurs à l'étranger doivent pouvoir communiquer avec leurs gouvernements et s'exprimer en toute liberté, sans aucune contrainte et sans avoir à utiliser avec leurs autorités le « langage diplomatique » indispensable aux relations entre les Etats.
90.  De surcroît, si la solution adoptée par l'arrêt de la chambre était retenue, et si les diplomates devaient craindre de lire dans les journaux les notes qu'ils adressent à leur gouvernement, ils limiteraient vraisemblablement leurs communications soit dans le fond soit dans la forme, ce qui ne pourrait qu'altérer l'information communiquée par ce biais aux Etats et, partant, la qualité et la pertinence de leur politique étrangère. Par conséquent, le gouvernement français soutient que la divulgation de ces propos nuit incontestablement à l'autorité du diplomate en poste à l'étranger, et affecte par voie de conséquence les relations entre les Etats.
91.  Le gouvernement français n'est pas convaincu par l'argumentation de la chambre selon laquelle l'appréciation de l'existence de la question d'intérêt général devait être effectuée à l'aune de la « couverture médiatique accordée à la question en jeu » (paragraphe 49 de l'arrêt). Selon lui, ce raisonnement est critiquable à double titre. D'une part, parce que ce serait alors la presse elle-même qui, par la couverture médiatique qu'elle accorderait à un sujet, fixerait les limites de sa propre liberté d'expression et, d'autre part, parce que rares sont les rapports adressés par des ambassadeurs à leur gouvernement qui ne traitent pas d'un sujet d'intérêt général.
92.  Selon le gouvernement français, la chambre a clairement constaté en l'espèce que les exigences de la déontologie journalistique n'ont pas été respectées, comme le Conseil de la presse l'avait relevé, sans pourtant en tirer les conséquences.
93.  Le gouvernement français soutient que, par sa motivation, la chambre a mis à néant l'examen de la proportionnalité de l'ingérence, ce qui apparaît d'autant plus critiquable que le but poursuivi par les Etats quand ils s'attachent à protéger la confidentialité de certains documents, notamment des documents diplomatiques, n'est pas la protection de tel ou tel intérêt privé, mais celui, général, de l'Etat et de l'harmonie des relations internationales.
ii.  Le gouvernement slovaque
94.  Selon le gouvernement slovaque, l'article 10 § 2 vise aussi les informations qui ne sont que « confidentielles » et, dès lors, revêtent un degré de confidentialité moindre selon la jurisprudence de la Cour.
95.  Le gouvernement slovaque estime qu'aucun ordre juridique n'accorde aux journalistes l'accès aux documents diplomatiques. Aussi le refus de donner suite à une telle demande d'accès ne saurait-il constituer une violation de l'article 10.
96.  Par ailleurs, le gouvernement slovaque estime que le courrier diplomatique sert aux services diplomatiques à échanger des informations sur les développements intervenus dans les relations internationales ou des changements au niveau interne, qui ont des répercussions sur la politique étrangère d'un Etat.
97.  Il ne partage pas l'opinion de la chambre, selon laquelle la publication d'un document confidentiel qui ne met pas en danger la « sécurité nationale » ou la « sûreté publique », ou qui ne menace pas les fondements mêmes de l'Etat, ne devrait pas être entravée.
98.  D'après le gouvernement slovaque, le requérant n'a publié que des extraits du document dans lesquels l'ambassadeur s'était exprimé en termes non neutres, d'où la nature choquante et « sensationnelle » des publications.
99.  Pour le gouvernement slovaque, il est évident que le requérant était conscient d'avoir obtenu une copie du document confidentiel seulement grâce à une violation du secret de fonction par une tierce personne.
100.  Selon lui, la violation des règles journalistiques, constatée par la chambre, devrait être examinée de manière plus approfondie par la Grande Chambre. De plus, l'arrêt de la chambre, qui aurait insuffisamment pris en compte la violation de ces règles, pousse trop loin les frontières de la liberté d'expression, et est susceptible d'avoir des effets négatifs considérables pour l'avenir.
d)  Appréciation de la Cour
i.  Les principes élaborés par la Cour
101.  La question principale à trancher est celle de savoir si l'ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Les principes fondamentaux concernant cette question sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (voir, par exemple, Hertel c. Suisse, arrêt du 25 août 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI, pp. 2329 et suiv., § 46, et Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005-II) :
« i.  La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l'article 10, elle est assortie d'exceptions qui (...) appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)
ii.  L'adjectif « nécessaire », au sens de l'article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour juger de l'existence d'un tel besoin, mais elle se double d'un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l'appliquent, même quand elles émanent d'une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d'expression que protège l'article 10.
iii.  La Cour n'a point pour tâche, lorsqu'elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l'angle de l'article 10 les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation. Il ne s'ensuit pas qu'elle doive se borner à rechercher si l'Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l'article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »
102.  Par ailleurs, il y a lieu de rappeler que toute personne, fût-elle journaliste, qui exerce sa liberté d'expression, assume « des devoirs et des responsabilités » dont l'étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49 in fine). Ainsi, malgré le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, les journalistes ne sauraient en principe être déliés, par la protection que leur offre l'article 10, de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun. Le paragraphe 2 de l'article 10 pose d'ailleurs les limites de l'exercice de la liberté d'expression, qui restent valables même quand il s'agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d'intérêt général (voir, par exemple, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999-III, et Monnat c. Suisse, no 73604/01, § 66, CEDH 2006-...).
103.  Ainsi, la garantie que l'article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d'intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, CEDH 1999-I, § 54, Monnat, précité, § 67, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004-XI).
104.  Ces considérations jouent un rôle particulièrement important de nos jours, vu le pouvoir qu'exercent les médias dans la société moderne, car non seulement ils informent, mais ils peuvent en même temps suggérer, par la façon de présenter les informations, comment les destinataires devraient les apprécier. Dans un monde dans lequel l'individu est confronté à un immense flux d'informations, circulant sur des supports traditionnels ou électroniques et impliquant un nombre d'auteurs toujours croissant, le contrôle du respect de la déontologie journalistique revêt une importance accrue (voir, pour le principe bien établi dans la jurisprudence de la Cour selon lequel la Convention doit s'interpréter à la lumière des conditions d'aujourd'hui, par exemple Tyrer c. Royaume-Uni, arrêt du 25 avril 1978, série A no 26, p. 15, § 31, Airey c. Irlande, arrêt du 9 octobre 1979, série A no 32, pp. 14 et suiv., § 26, Vo c. France [GC], no 53924/00, § 82, CEDH 2004-VIII, et Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 121, CEDH 2005-I).
105.  Là où la liberté de la « presse » est en jeu, les autorités ne disposent que d'une marge d'appréciation restreinte pour juger de l'existence d'un « besoin social impérieux » (voir, à titre d'exemple, Editions Plon c. France, no 58148/00, § 44, troisième alinéa, CEDH 2004-IV).
106.  En outre, l'article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du discours politique ou des questions d'intérêt général (voir, par exemple, Wingrove c. Royaume-Uni, arrêt du 25 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1957, § 58). La Cour doit faire preuve de la plus grande prudence lorsque, comme en l'espèce, les mesures prises ou les sanctions infligées par l'autorité nationale sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de problèmes d'un intérêt général légitime (voir, par exemple, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 64, et Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 25, § 35).
107.  Toutefois, si probablement tous les Etats membres du Conseil de l'Europe ont adopté des réglementations destinées à préserver le caractère confidentiel ou secret de certaines données sensibles et à poursuive les agissements contraires à ce but, ces réglementations font preuve d'une grande diversité non seulement par rapport à la définition du secret et à la manière de gérer les domaines sensibles tombant dans leur compétence, mais aussi quant aux modalités et conditions de poursuite de l'auteur d'une divulgation illicite d'informations (voir l'étude comparative de M. Christos Pourgourides, paragraphe 44 ci-dessus). Les Etats peuvent donc, dans ce domaine, se prévaloir d'une certaine marge d'appréciation.
ii.  Application en l'espèce des principes susmentionnés
α)  Le domaine en jeu en l'espèce : la diffusion d'informations de nature confidentielle
108.  En l'espèce, les juridictions internes ont condamné le requérant à une amende de 800 CHF pour avoir publié « des débats officiels secrets » au sens de l'article 293 du code pénal. D'après elles, le requérant avait réalisé l'infraction en divulguant dans un hebdomadaire un rapport confidentiel émanant de l'ambassadeur suisse aux Etats-Unis. Cette publication avait trait à la stratégie à adopter par le gouvernement suisse dans les négociations menées notamment entre le Congrès juif mondial et les banques suisses au sujet de l'indemnisation due aux victimes de l'Holocauste pour les avoirs en déshérence sur des comptes bancaires suisses.
109.  Se trouve ainsi en cause la diffusion d'informations de nature confidentielle, un domaine où la Cour et la Commission ont déjà eu l'occasion de se prononcer, quoique dans des circonstances souvent distinctes de celles de la présente affaire (voir notamment, par ordre chronologique, les affaires Z c. Suisse, décision de la Commission du 6 octobre 1983, no 10343/83, DR 35, pp. 229-234, Weber c. Suisse, arrêt du 22 mai 1990, série A no 177, Observer et Guardian c. Royaume-Uni, arrêt du 26 novembre 1991, série A no 216, Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande, arrêt du 29 octobre 1992, série A no 246-A, Hadjianastassiou c. Grèce, arrêt du 16 décembre 1992, série A no 252, Vereniging Weekblad Bluf ! c. Pays-Bas, arrêt du 9 février 1995, série A no 306-A, Fressoz et Roire, précité, Editions Plon, précité, Tourancheau et July c. France, no 53886/00, 24 novembre 2005, Dammann c. Suisse, no 77551/01, 25 avril 2006, et Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. Belgique, no 64772/01, 9 novembre 2006).
110.  La Cour confirme d'emblée l'applicabilité des principes susmentionnés au cas d'espèce. En effet, la liberté de la presse s'avère d'autant plus importante dans des circonstances dans lesquelles les activités et les décisions étatiques, en raison de leur nature confidentielle ou secrète, échappent au contrôle démocratique ou judiciaire. Or, la condamnation d'un journaliste pour divulgation d'informations considérées comme confidentielles ou secrètes peut dissuader les professionnels des médias d'informer le public sur des questions d'intérêt général. En pareil cas, la presse pourrait ne plus être à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s'en trouver amoindrie (voir, mutatis mutandis, Goodwin c. Royaume-Uni, arrêt du 27 mars 1996, Recueil 1996-II, p. 500, § 39).
111.  Cela se trouve confirmé notamment par le principe, adopté sous l'égide du Conseil de l'Europe, selon lequel la publicité des documents est la règle et la classification l'exception (paragraphe 41 ci-dessus, ainsi que, dans ce sens, la Résolution 1551 (2007) de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe sur l'équité des procédures judiciaires dans les affaires d'espionnage ou de divulgation de secrets d'Etats, paragraphe 40 ci-dessus). Dans le même sens, la Commission interaméricaine des Droits de l'Homme a estimé que la divulgation d'informations qui se trouvent entre les mains de l'Etat joue un rôle primordial dans une société démocratique, puisqu'elle permet à la société civile de contrôler les activités du gouvernement auquel elle a confié la protection de ses intérêts (rapport devant la Cour interaméricaine des Droits de l'Homme dans l'affaire Claude Reyes et autres c. Chili, 19 septembre 2006 ; paragraphe 43 ci-dessus).
112.  Pour déterminer si la mesure litigieuse était néanmoins nécessaire en l'espèce, plusieurs aspects distincts sont à examiner : les intérêts en présence (β), le contrôle exercé par les juridictions nationales (γ), le comportement du requérant (δ) ainsi que la proportionnalité de l'amende infligée (ε).
β)  Les intérêts en présence
–  Nature des intérêts
113.  La présente affaire se distingue d'autres affaires comparables notamment par le fait que le contenu du document litigieux était totalement inconnu du public (voir, notamment, Fressoz et Roire, précité, § 53, Observer et Guardian, précité, p. 34, § 69, Weber, précité, pp. 22 et suiv., § 49, Vereniging Weekblad Bluf !, précité, pp. 15 et suiv., §§ 43 et suiv., Open Door et Dublin Well Woman, précité, p. 31, § 76, et Editions Plon, précité, § 53).
114.  Dans ce contexte, la Cour souscrit à l'opinion des gouvernements suisse et français, selon laquelle la marge d'appréciation des autorités nationales ne saurait en l'espèce dépendre de la nature et de l'importance de la fonction de l'auteur du document litigieux, en l'occurrence de sa qualité de haut fonctionnaire, dès lors que l'ambassadeur a compté sur la confidentialité du contenu de son rapport.
115.  En outre, il convient de relever qu'en l'espèce, et contrairement à d'autres affaires comparables, l'intérêt public des lecteurs à prendre connaissance des opinions de l'ambassadeur se trouvait confronté non pas à un intérêt privé – le rapport ne concernant pas l'ambassadeur en tant que personne privée – mais à un autre intérêt de nature publique (voir, a contrario, Fressoz et Roire, précité, § 53, portant sur les déclarations de revenus d'un chef d'entreprise et impliquant dès lors le secret fiscal). En effet, un règlement satisfaisant de la question des fonds en déshérence, laquelle mettait en jeu des sommes d'argent considérables, non seulement était dans l'intérêt du gouvernement et des banques suisses mais touchait aussi aux intérêts des survivants de la Deuxième Guerre mondiale et de leurs familles et descendants puisqu'il avait trait à l'indemnisation due aux victimes de l'Holocauste. La question soulevait donc non seulement des intérêts financiers importants, mais présentait également un aspect moral considérable et, à ce titre, intéressait même la communauté internationale dans un sens plus large.
116.  Il en résulte que, dans l'appréciation de la nécessité de la mesure prise par les autorités suisses, il y a lieu de prendre en compte le fait qu'en l'espèce la mise en balance des intérêts en jeu s'est faite entre deux intérêts de caractère public : celui des lecteurs à recevoir des informations sur un sujet d'actualité et celui des autorités à assurer une issue favorable et satisfaisante à des négociations diplomatiques en cours.
–  L'intérêt du public à la publication des articles
117.  Selon la Cour, le mode de compte rendu utilisé en l'espèce ne doit pas s'envisager seulement par rapport aux articles contestés parus dans le Sonntags-Zeitung, mais dans le contexte plus large de la couverture médiatique accordée à la question en jeu (voir, mutatis mutandis, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 63).
118.  A ce sujet, la Cour souscrit à l'avis de la chambre, selon lequel les informations contenues dans le document de l'ambassadeur suisse concernaient des questions d'intérêt général (paragraphe 49 de l'arrêt). Les publications intervenaient dans le contexte d'un débat public sur une question largement évoquée par les médias et qui divisait profondément l'opinion publique suisse, à savoir celle de l'indemnisation due aux victimes de l'Holocauste pour les avoirs en déshérence sur des comptes bancaires suisses. Les débats sur les avoirs des victimes de l'Holocauste et sur le rôle de la Suisse durant la Deuxième Guerre mondiale étaient, fin 1996 et début 1997, très animés et revêtaient une dimension internationale (voir, mutatis mutandis, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, §§ 63 et 73).
119.  Le récent arrêt Monnat (précité) témoigne d'ailleurs de l'importance du débat public et des opinions très divisées dans la population autour de la question du rôle qu'a effectivement joué la Suisse durant la Deuxième Guerre mondiale (ibidem, § 59). La Cour constate que, dans cette affaire, le reportage télévisé litigieux qui avait soulevé tant d'émotions et de critiques dans la population suisse a été diffusé les 6 et 11 mars 1997, soit moins de deux mois après que les articles du requérant eurent été publiés, le 26 janvier 1997 (ibidem, § 6). Il convient de rappeler que la Cour a jugé contraire à l'article 10 de la Convention l'admission des plaintes des spectateurs par le Tribunal fédéral (ibidem, § 69).
120.  En bref, on ne saurait douter de l'intérêt public que soulevait la question des fonds en déshérence, vivement discutée en Suisse, en particulier au moment où les publications du requérant ont paru.
121.  Pour la Cour, il est également important d'examiner si les articles en question étaient susceptibles de nourrir le débat public sur le sujet.
122.  A l'instar du Conseil de la presse, la chambre a estimé que, du fait de la publication du document, il est notamment devenu évident que les personnes chargées du dossier n'avaient pas encore des idées très claires sur la question de la responsabilité de la Suisse et sur le point de savoir quelles démarches le gouvernement devait entamer. Elle a reconnu comme légitime l'intérêt du public à recevoir des informations sur les agents chargés de ce dossier délicat et sur leurs style et stratégie de négociation (paragraphe 49 de l'arrêt), de telles informations constituant un des moyens permettant à l'opinion publique de connaître et de juger les idées et attitudes des dirigeants (voir, mutatis mutandis, pour les hommes politiques, İbrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95, 30171/96 et 34535/97, § 68 in fine, 10 octobre 2000, et Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, p. 26, § 42).
123.  La Grande Chambre partage ce point de vue. L'ambassadeur a procédé dans son rapport à une analyse de la situation dans le domaine des fonds en déshérence et a proposé quelques solutions concrètes. Son rapport englobant plusieurs aspects, le fait que le requérant a décidé de se concentrer presque exclusivement sur la personnalité de l'ambassadeur et son style personnel ne prive pas ses articles de toute pertinence en vue du débat public. En d'autres termes, il n'était pas illégitime pour le requérant d'alléguer qu'il était important de faire connaître les termes belliqueux utilisés par l'ambassadeur Jagmetti, acteur important des négociations, afin de contribuer au débat autour de la question des fonds en déshérence.
124.  D'après la Cour, les articles litigieux étaient susceptibles de contribuer au débat public sur la question des fonds en déshérence.
–  Les intérêts protégés par les autorités nationales
--  Confidentialité
125.  Le rapport dont il s'agit en l'espèce était rédigé par un diplomate de haut rang. A ce sujet, la chambre a explicitement reconnu l'intérêt qu'il y a à protéger contre des immixtions externes les travaux des diplomates.
126.  A l'instar du Gouvernement et des tiers intervenants, la Cour estime qu'il est primordial, pour les services diplomatiques et pour le bon fonctionnement des relations internationales, que les diplomates puissent se transmettre des informations confidentielles ou secrètes (voir également le paragraphe 5 de l'avis du Conseil de la presse, paragraphe 24 ci-dessus). Certes, la divulgation en cause en l'espèce n'est pas couverte par les dispositions sur l'inviolabilité des archives et des documents de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques (articles 24 et suiv.), invoquées par le Gouvernement (paragraphe 79 ci-dessus), lesquelles ont pour but de protéger les archives et les documents de l'Etat accrédité contre les interventions de l'Etat accréditaire ou des personnes ou entités sous sa juridiction. Il n'en reste pas moins que les principes qui en découlent attestent de l'importance de la confidentialité dans ce domaine.
127.  La Cour accorde aussi un certain poids à l'argument du Gouvernement, tiré de l'avis du Conseil de la presse, selon lequel la publication d'un compte rendu classé « confidentiel » ou « secret » émanant d'un ambassadeur peut non seulement avoir des conséquences néfastes et paralysantes sur la politique extérieure d'un Etat, mais aussi rendre l'agent concerné presque automatiquement persona non grata dans le pays d'accueil (paragraphe 5 de l'avis du Conseil de la presse, paragraphe 24 ci-dessus). En témoigne la démission de l'ambassadeur Jagmetti à la suite des publications de son rapport.
128.  En même temps, il y a lieu de rappeler le principe en vertu duquel la Convention protège des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, par exemple, Artico c. Italie, arrêt du 13 mai 1980, série A no 37, p. 16, § 33). Ce principe doit aussi être respecté quand il s'agit d'apprécier une ingérence dans un droit. Il en découle que, pour qu'ils puissent apparaître comme légitimes, les arguments invoqués par la partie adverse doivent aussi viser concrètement et effectivement les motifs justificatifs énoncés par le paragraphe 2 de l'article 10. En tant qu'exceptions à l'exercice de la liberté d'expression, ceux-ci appellent un examen attentif et soigneux par la Cour. En d'autres termes, si la confidentialité des rapports diplomatiques est a priori justifiée, elle ne saurait être protégée à n'importe quel prix. Aussi la Cour estime-t-elle, à l'instar du Conseil de la presse, que la fonction de critique et de contrôle des médias s'applique également à la sphère de la politique étrangère (paragraphe 5 de l'avis du Conseil de la presse, paragraphe 24 ci-dessus). Dès lors, l'exclusion absolue du débat public des questions relevant des affaires étrangères en raison de la protection due à la correspondance diplomatique n'est pas acceptable.
129.  En conséquence, plus encore que la nature et la forme du rapport diplomatique en question, ce qui importe dans la mise en balance des intérêts, ce sont le contenu et le danger potentiel que représente sa publication.
--  Répercussions dans les circonstances de l'espèce
130.  La Cour constate que le Gouvernement n'est pas parvenu à démontrer que les publications litigieuses ont effectivement empêché le gouvernement suisse et les banques suisses de trouver une solution acceptable pour la partie adverse sur la question des fonds en déshérence. Néanmoins, à lui seul, ce fait ne saurait être déterminant pour la présente affaire. Il convient plutôt de vérifier si la divulgation du rapport et/ou les articles incriminés étaient, au moment de la publication, de nature à causer aux intérêts du pays « un préjudice considérable » (voir, mutatis mutandis, Hadjianastassiou, précité, p. 19, § 45, in fine, pour une affaire portant sur des intérêts militaires et sur la sécurité nationale stricto sensu).
131.  L'information est un bien périssable et en retarder la publication, même pour une brève période, risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt (voir, par exemple, Observer et Guardian, précité, p. 30, § 60, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2), arrêt du 26 novembre 1991, série A no 217, pp. 29 et suiv., § 51, et Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001-VIII). Dès lors, on ne saurait a priori exiger d'un journaliste qu'il diffère une publication sur un sujet d'intérêt général, si ce n'est pour respecter des impératifs d'intérêt public ou la protection des droits d'autrui (voir, par exemple, Editions Plon, précité, § 53, avec les références citées). Il y a lieu de déterminer si tel était le cas en l'espèce.
132.  A cet égard, la Cour estime que la divulgation des passages litigieux du rapport de l'ambassadeur, à ce moment-là, pouvait avoir des répercussions négatives, à un double titre, sur le bon déroulement des négociations entamées par la Suisse. Il faut distinguer entre le contenu des propositions de l'ambassadeur, d'une part, et leur présentation, d'autre part.
133.  D'abord, en ce qui concerne le contenu du rapport, il convient de constater qu'au moment où les articles du requérant ont été publiés dans le Sonntags-Zeitung, le gouvernement suisse était engagé, depuis plusieurs semaines, dans des négociations difficiles en vue d'une solution sur la question sensible des fonds en déshérence. La Cour partage l'avis exprimé par les juridictions suisses selon lesquelles le contenu du document rédigé par l'ambassadeur présentait une certaine importance, dans la mesure où il exposait une appréciation de la situation délicate que la Suisse devait affronter à la fin de l'année 1997. Le document proposait diverses stratégies qui auraient pu permettre à l'Etat défendeur de sortir de l'impasse dans laquelle il se trouvait. Il devait permettre ainsi au chef de la task force de se forger une opinion et, ce faisant, d'influencer la suite des événements et la manière dont la Suisse devait appréhender la problématique des biens en déshérence. Comme l'indique à juste titre le Conseil de la presse, il était très pertinent de faire connaître ce que cet ambassadeur pensait et ce sur quoi il fondait ses opinions (paragraphe 6 de l'avis du Conseil de la presse, paragraphe 24 ci-dessus).
134.  En ce qui concerne l'aspect formel du rapport, il est évident qu'entre en jeu le langage dont s'est servi son auteur. Même si cet élément peut passer pour mineur, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle même un élément qui paraît relativement peu important peut avoir des conséquences graves et causer un « préjudice considérable » aux intérêts d'un Etat (voir, mutatis mutandis, Hadjianastassiou, précité, p. 19, § 45).
135.  Dans le cas d'espèce, les expressions utilisées – considérées comme belliqueuses notamment par le Conseil de la presse – étaient manifestement susceptibles de provoquer chez les autres parties aux négociations, à savoir le Congrès juif mondial et ses alliés américains, une réaction négative et, par conséquent, de compromettre les chances de succès de négociations considérées comme difficiles et portant sur un sujet particulièrement sensible. A titre d'exemple, il suffit de rappeler que l'ambassadeur a estimé dans son rapport qu'on ne pouvait pas « se fier » aux partenaires dans les négociations mais qu'à la limite « une véritable transaction pourrait être conclue ». De surcroît, il qualifiait ceux-ci d'« adversaires ».
136.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la divulgation  – même partielle – du contenu du rapport de l'ambassadeur a pu porter atteinte au climat de discrétion nécessaire au bon déroulement des relations diplomatiques en général et avoir des répercussions négatives sur les négociations que menait la Suisse en particulier. Aussi les publications du requérant, compte tenu du moment particulièrement délicat auquel elles sont intervenues, étaient-elles de nature à causer un préjudice considérable aux intérêts de la partie défenderesse en l'espèce.
γ)  Le contrôle exercé par les juridictions internes
137.  Il n'appartient pas à la Cour de se substituer aux Etats parties à la Convention dans la définition de leurs intérêts nationaux, domaine qui relève traditionnellement du noyau dur de la souveraineté étatique. Pour autant, il se peut que des considérations relatives à l'équité d'une procédure doivent être prises en compte dans l'examen d'une ingérence dans l'exercice des droits garantis par l'article 10 (voir, mutatis mutandis, Steel et Morris, précité, § 95). Il en résulte que la Cour est appelée à vérifier si la conception purement formelle de la notion de secret, sous-jacente à l'article 293 du code pénal, est compatible avec les exigences de la Convention. En d'autres termes, il convient d'examiner si, en l'espèce, cette conception purement formelle du secret liait le juge au point de l'empêcher de prendre en compte le contenu matériel du document secret en vue de procéder à une mise en balance des intérêts en jeu. Pareille impossibilité ferait en effet obstacle au contrôle de la justification d'une ingérence dans l'exercice des droits protégés par l'article 10 de la Convention.
138.  Dans son arrêt du 5 décembre 2000, rendu sur le recours en nullité du requérant, le Tribunal fédéral a confirmé la conception formelle du secret. En même temps, il ressort de cet arrêt que depuis l'introduction du paragraphe 3 de l'article 293 du code pénal en 1997 le juge pénal doit déterminer au préalable si le classement « secret » semble justifié eu égard à l'objet et au contenu des actes divulgués ce que les instances cantonales ont fait en l'espèce (voir notamment le paragraphe 8 de l'arrêt du Tribunal fédéral, paragraphe 33 ci-dessus). Dans ce sens, le Tribunal fédéral a explicitement admis que l'article 293 du code pénal permet au juge de peser les intérêts en jeu même si cela n'affecte pas les éléments constitutifs de l'infraction, mais aussi de retenir un éventuel motif de justification extralégal tiré de la protection d'intérêts légitimes. En l'occurrence toutefois, le Tribunal fédéral a rejeté l'existence d'un tel motif, en sorte qu'il n'était pas tenu de répondre à la question de savoir si l'intérêt au maintien de la confidentialité du document stratégique primait sur l'intérêt du public à prendre connaissance des passages publiés dans la presse. Il a néanmoins considéré comme cohérentes et justes les conclusions de fond tirées par les instances cantonales à cet égard (voir notamment le paragraphe 9 de l'arrêt du Tribunal fédéral, paragraphe 33 ci-dessus).
139.  En conclusion, étant donné que le Tribunal fédéral a contrôlé la justification du classement « confidentiel » du rapport de l'ambassadeur et procédé à une mise en balance des intérêts en jeu, on ne saurait prétendre que la conception formelle de la notion de secret, sur laquelle repose l'article 293 du code pénal, a en l'espèce empêché le Tribunal fédéral de contrôler en dernière instance la compatibilité de l'ingérence litigieuse avec l'article 10.
δ)  Le comportement du requérant
140.  Sur le plan de la déontologie professionnelle des journalistes, deux aspects sont à distinguer en l'espèce : la manière dont le requérant est entré en possession du rapport en question et la forme des publications litigieuses.
–  La manière dont le requérant est entré en possession du rapport litigieux
141.  La Cour estime que la manière dont une personne obtient connaissance d'informations considérées comme confidentielles ou secrètes peut jouer un certain rôle dans l'exercice de mise en balance des intérêts à effectuer dans le cadre de l'article 10 § 2. A ce titre, le requérant soutient que les autorités suisses n'ont pas poursuivi et condamné la bonne personne, dans la mesure où il n'a jamais été reproché au requérant d'avoir recouru à la ruse ou la menace afin d'obtenir le document litigieux (voir, mutatis mutandis, Dammann, précité, § 55 in fine) et où les fonctionnaires responsables de la fuite de l'information n'ont jamais été identifiés ou sanctionnés.
142.  A cet égard, il convient d'observer qu'il n'apparaît pas que le requérant ait été à l'origine de l'indiscrétion commise. En tout état de cause, aucune procédure n'a été ouverte à ce titre par les autorités suisses.
143.  En outre, il appartient en premier lieu aux Etats d'organiser leurs services et de former leurs agents de manière à ce qu'aucun renseignement confidentiel ou secret ne soit divulgué (Dammann, précité, § 55). A ce titre, il aurait été loisible aux autorités d'ouvrir une enquête en vue de poursuivre les éventuels responsables de l'indiscrétion commise (voir, mutatis mutandis, Craxi c. Italie (no 2), no 25337/94, § 75, 17 juillet 2003).
144.  Néanmoins, l'absence de comportement illicite de la part du requérant n'est pas nécessairement déterminante dans l'appréciation de la question de savoir s'il a respecté ses devoirs et responsabilités. En tout état de cause, il ne pouvait, en tant que journaliste, ignorer de bonne foi que la divulgation du document litigieux était réprimée par l'article 293 du code pénal (voir, mutatis mutandis, Fressoz et Roire, précité, § 52).
–  La forme des publications
145.  En l'espèce, la question de savoir si la forme des articles publiés par le requérant a respecté les règles déontologiques a plus de poids. A cet égard, l'avis du Conseil de la presse, organe spécialisé et indépendant, joue un rôle particulièrement important.
146.  Il y a lieu de rappeler d'emblée que, outre la substance des idées et informations exprimées, l'article 10 protège aussi leur mode d'expression. En conséquence, il n'appartient pas à la Cour, ni aux juridictions internes d'ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter (voir, par exemple, Jersild, précité, p. 23, § 31, et De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil 1997-I, p. 236, § 48).
147.  A l'instar du Conseil de la presse, la Cour identifie néanmoins plusieurs carences dans la forme des publications. Premièrement, le contenu des articles était manifestement réducteur et tronqué. La Cour a déjà relevé que le requérant pouvait à bon droit se concentrer dans ses articles sur la personnalité de l'ambassadeur (paragraphes 122-124 ci-dessus), mais force est cependant de constater que ses publications contenaient parfois des citations de passages isolés tirés du rapport litigieux et sortis du contexte et, par ailleurs, qu'elles ne portaient que sur une des stratégies élaborées par l'ambassadeur, à savoir celle de la « transaction ».
Or, il aurait été loisible de joindre aux articles du Sonntags-Zeitung le texte intégral du rapport en cause, comme cela a été fait dans une large mesure, le lendemain, par le Tages-Anzeiger et le Nouveau Quotidien. Cela aurait permis aux lecteurs de se former leur propre opinion (voir, mutatis mutandis, Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 35, CEDH 2000-X). Les arguments avancés par les responsables du Sonntags-Zeitung, selon lequel il aurait été presque impossible, le 25 janvier 1997, d'ajouter une page supplémentaire au journal et l'intention de mettre le texte intégral sur Internet se serait heurtée à des problèmes techniques, ne sont pas convaincants aux yeux de la Cour.
148.  Deuxièmement, le vocabulaire employé par le requérant tend à prêter à l'ambassadeur des intentions antisémites. Certes, la liberté de la presse comprend le recours possible à une certaine dose d'exagération, voire même de provocation (voir, par exemple, Prager et Oberschlick c. Autriche, arrêt du 26 avril 1995, série A no 313, p. 19, § 38). Il n'en reste pas moins que le requérant a lancé à la légère une rumeur qui touche directement à un des phénomènes précisément à l'origine de la question des fonds en déshérence : les atrocités commises durant la Deuxième Guerre mondiale à l'encontre de la communauté juive. La Cour rappelle qu'il y a lieu de faire preuve de fermeté à l'égard de telles allégations et/ou insinuations (voir, mutatis mutandis, Lehideux et Isorni c. France, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, p. 2886, § 53, et Garaudy c. France, (déc.) no 65831/01, CEDH 2003-IX). Par ailleurs, cette rumeur a probablement contribué à la démission de l'ambassadeur.
149.  Troisièmement, la mise en page des articles apparaît comme peu digne d'un sujet aussi important et sérieux que celui des fonds en déshérence. En particulier, les titres et sous-titres donnant dans le sensationnalisme sautent aux yeux (« L'ambassadeur Jagmetti offense les Juifs – Document secret : Impossible de se fier à nos adversaires » ainsi que « L'ambassadeur en peignoir et gros sabots met les pieds dans le plat – L'ambassadeur suisse Carlo Jagmetti foule aux pieds les usages diplomatiques » ; pour les titres en allemand, voir paragraphes 18 et 19 ci-dessus). Il importe peu, pour la Cour, que les titres aient été choisis par le requérant ou par la rédaction. L'image figurant à la page 7 du Sonntags-Zeitung du 26 janvier 1997, accompagnant le deuxième article incriminé, et qui montre l'ambassadeur en peignoir (paragraphe 19 ci-dessus), tend à confirmer la nature triviale des articles du requérant, en contradiction manifeste avec le sérieux du sujet. En plus, ces titres, les sous-titres et l'image mentionnée n'ont pas de lien évident avec le sujet mais ont pour effet de renforcer chez les lecteurs l'impression d'une personne peu apte à exercer les fonctions de diplomate.
150.  Quatrièmement, les articles du requérant s'avèrent aussi imprécis et susceptibles d'induire les lecteurs en erreur, dans la mesure où ils n'ont pas suffisamment rendu compte de la chronologie des événements dans lesquels le rapport s'inscrivait. En particulier, ils suggéraient qu'il s'agissait d'un document daté du 25 janvier 1997, alors qu'il avait été rédigé plus de quatre semaines plus tôt, soit le 19 décembre 1996 (voir aussi la critique exprimée par le Conseil de la presse dans le paragraphe 7 de son avis, paragraphe 24 ci-dessus).
151.  Compte tenu de ce qui précède, et eu égard également à l'emplacement de l'un des articles en première page d'un hebdomadaire suisse du dimanche à grand tirage, la Cour partage l'opinion du Gouvernement et du Conseil de la presse selon laquelle le requérant a eu comme intention première non pas tant d'informer le public sur une question d'intérêt général mais de faire du rapport de l'ambassadeur Jagmetti un sujet de scandale inutile. On peut ainsi comprendre que dans ses conclusions, le Conseil de la presse a blâmé le journal de manière claire et ferme pour la forme des articles, qui contrevenait clairement à la « Déclaration des droits et devoirs des journalistes » (voir le paragraphe 7 et la constatation 5 de l'avis du Conseil de la presse, paragraphe 24 ci-dessus).
152.  Par conséquent, la Cour estime que la forme tronquée et réductrice des articles en question, laquelle était de nature à induire en erreur les lecteurs au sujet de la personnalité et des aptitudes de l'ambassadeur, a considérablement réduit l'importance de leur contribution au débat public protégé par l'article 10 de la Convention.
ε)  La proportionnalité de la sanction prononcée
153.  La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité d'une ingérence (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, deuxième alinéa, CEDH 1999-IV, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI).
154.  Par ailleurs, la Cour doit veiller à ce que la sanction ne constitue pas une espèce de censure tendant à inciter la presse à s'abstenir d'exprimer des critiques. Dans le contexte du débat sur un sujet d'intérêt général, pareille sanction risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elle est de nature à entraver les médias dans l'accomplissement de leur tâche d'information et de contrôle (voir, mutatis mutandis, Barthold c. Allemagne, arrêt du 25 mars 1985, série A no 90, p. 26, § 58, Lingens, précité, p. 27, § 44, et Monnat, précité, § 70). A cet égard, il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (voir, par exemple, Jersild, précité, p. 25, § 35, premier alinéa, Lopes Gomes da Silva, précité, § 36, et Dammann, précité, § 57).
155.  D'autre part, un consensus semble exister parmi les Etats membres du Conseil de l'Europe sur la nécessité de prévoir des sanctions pénales adéquates afin de prévenir la divulgation de certaines données confidentielles (paragraphe 44 ci-dessus).
156.  En l'espèce, il y a lieu de relever que la peine prononcée contre le requérant ne l'a guère empêché de s'exprimer, puisqu'elle est intervenue après la publication des articles (voir, a contrario, Observer et Guardian, précité, p. 30, § 60).
157.  En outre, le montant de l'amende (800 CHF, soit environ 476 EUR aujourd'hui) est relativement faible. De surcroît, l'amende a été infligée pour une infraction relevant des « contraventions » au sens de l'article 101 du code pénal en vigueur au moment des événements pertinents, qui constituaient la catégorie la plus faible des actes réprimés par le code pénal suisse. Des sanctions plus lourdes, englobant des peines privatives de liberté, sont envisagées pour la même infraction, aussi bien à l'article 293 du code pénal que dans les lois d'autres Etats membres du Conseil de l'Europe (voir le paragraphe 59 de l'étude comparative de M. Christos Pourgourides, paragraphe 44 ci-dessus).
158.  Par ailleurs, le tribunal de district de Zurich a admis, dans son jugement du 22 janvier 1999, l'existence de circonstances atténuantes, et a estimé que la divulgation du document confidentiel n'avait pas porté atteinte aux fondements mêmes de l'Etat.
159.  Il est vrai que les journalistes qui, le lendemain des publications du requérant, ont publié des parties, voire même l'intégralité du rapport, et ont donc a priori révélé beaucoup plus d'informations considérées comme confidentielles, n'ont pas été poursuivis du tout. A lui seul, toutefois, ce fait ne saurait suffire à considérer la sanction prononcée contre le requérant comme discriminatoire ou disproportionnée. D'abord, le requérant a été le premier à divulguer les informations dont il s'agit. Ensuite, le principe de l'opportunité dans ce domaine laisse aux Etats une latitude considérable dans la décision de poursuivre ou non une personne susceptible d'avoir commis une infraction. Dans un cas comme celui de l'espèce, ils ont notamment le droit de prendre en compte des considérations d'ordre déontologique.
160.  En ce qui concerne, enfin, l'effet dissuasif éventuel de l'amende, la Cour estime que même s'il est inhérent à toute sanction pénale, il faut avoir égard en l'espèce à la relative modicité du montant infligé.
161.  Eu égard à l'ensemble de ces considérations, la Cour ne considère pas l'amende infligée en l'espèce comme disproportionnée au but poursuivi.
iii.  Conclusion
162.  Compte tenu de ce qui précède, il apparaît que dans la mise en balance, à la lumière de tous les éléments pertinents, des intérêts en jeu en l'espèce, les autorités nationales n'ont pas outrepassé la marge d'appréciation qui leur est reconnue. Par conséquent, la condamnation du requérant peut passer pour une mesure proportionnée au but légitime visé. Il s'ensuit qu'il y n'a pas eu violation de l'article 10 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
  Dit, par douze voix contre cinq, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 10 de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 10 décembre 2007.
Vincent Berger Jean-Paul Costa   Jurisconsulte Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions suivantes :
–  opinion concordante de Mme Ziemele ;
–  opinion dissidente de M. Zagrebelsky, à laquelle se rallient M. Lorenzen, Mme Fura Sandström, Mme Jaeger et M. Popović.
J.-P.C.  V.B.
OPINION CONCORDANTE DE Mme LA JUGE ZIEMELE
(Traduction)
J'ai voté avec la majorité en faveur d'un constat de non-violation de l'article 10 dans les circonstances de l'espèce. Cependant, je ne peux souscrire au raisonnement de la majorité sur un point spécifique.
A partir du paragraphe 125 de l'arrêt, la Cour examine en détail les intérêts que les autorités internes cherchaient à protéger en l'espèce. Le premier de ceux-ci est la protection de la confidentialité des informations au sein des services diplomatiques afin d'assurer le bon fonctionnement des relations internationales. La Cour en profite pour exposer un principe très important concernant le rôle que joue l'article 10 dans les relations internationales et les décisions de politique étrangère des Etats parties, à savoir que « l'exclusion absolue du débat public des questions relevant des affaires étrangères en raison de la protection due à la correspondance diplomatique n'est pas acceptable » (paragraphe 128). Certaines décisions connues prises ces dernières années en matière de politique étrangère – par exemple –, qui ont donné lieu à certains événements et développements internationaux complexes, démontrent l'importance du débat et de la transparence en la matière.
Ensuite, la majorité de la Cour se préoccupe des conséquences que les articles publiés sur l'ambassadeur Jagmetti et son rapport confidentiel ont eues sur les négociations entre la Suisse d'une part et le Congrès juif mondial et les autres parties intéressées d'autre part sur la question de l'indemnisation due aux victimes de l'Holocauste pour les fonds en déshérence déposés sur des comptes bancaires suisses (paragraphes 130-136). La majorité de la Cour relève en premier lieu que le Gouvernement n'a pas démontré que les articles publiés ont réellement empêché l'Etat suisse et les banques concernées de trouver une solution au problème (paragraphe 130). Néanmoins, la majorité entreprend d'examiner si, au moment de leur publication, les articles étaient de nature à porter préjudice aux intérêts de l'Etat. Elle en arrive à la conclusion que « la divulgation   – même partielle – du contenu du rapport de l'ambassadeur a pu porter atteinte au climat de discrétion nécessaire au bon déroulement des relations diplomatiques en général et avoir des répercussions négatives sur les négociations que menait la Suisse en particulier. Aussi les publications du requérant, compte tenu du moment particulièrement délicat auquel elles sont intervenues, étaient-elles de nature à causer un préjudice considérable aux intérêts de la partie défenderesse en l'espèce » (paragraphe 136).
Pour moi, la Cour européenne des Droits de l'Homme n'a pas à mettre en exergue les intérêts de la partie défenderesse dans ces négociations. Celles-ci impliquaient plusieurs parties mais, surtout, elles portaient sur un intérêt général particulièrement complexe et délicat et avaient des implications qui  
dépassaient l'opinion publique suisse. L'arrêt souligne autre part que « [l]es débats sur les avoirs des victimes de l'Holocauste et sur le rôle de la Suisse durant la Deuxième Guerre mondiale étaient, fin 1996 et début 1997, très animés et revêtaient une dimension internationale » (paragraphe 118). En réalité, il s'agissait de discussions sur les responsabilités incombant à l'Etat en vertu du droit international.
La Cour aurait dû plutôt examiner si la divulgation partielle du rapport à ce moment-là était de nature à contribuer à la résolution d'une question internationale ancienne et importante ou si, au contraire et au détriment de l'ensemble des parties, cette divulgation était susceptible de rendre les choses encore plus difficiles.
La présente affaire montre que, dans le contexte mondialisé d'aujourd'hui, les opinions publiques nationales peuvent ne pas représenter les seuls intérêts publics à sauvegarder par les médias et d'autres acteurs.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE ZAGREBELSKY  À LAQUELLE SE RALLIENT M. LORENZEN,   Mme FURA-SANSTRÖM, Mme JAEGER ET   M. POPOVIĆ, JUGES
Je regrette de ne pas pouvoir souscrire au raisonnement et à la conclusion adoptés par la majorité dans la présente affaire.
Jusqu'au paragraphe 147, le lecteur de l'arrêt peut facilement croire que la Cour trouvera une violation de l'article 10 de la Convention. Ce n'est qu'à partir de ce paragraphe que la majorité dévoile la vraie raison de son évaluation négative des articles publiés par le requérant. Mais il me semble qu'il y a là un tournant dangereux et injustifié par rapport à une jurisprudence bien établie de la Cour concernant la nature et la valeur primordiale de la liberté d'expression dans les sociétés démocratiques.
Je m'explique. La Cour, aux paragraphes 54-62, exclut très justement que, dans la présente affaire, l'ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression garantie au requérant par l'article 10 de la Convention puisse être justifiée par un but autre que celui de la prévention de la divulgation d'informations confidentielles. La Cour exclut en l'espèce la pertinence des autres buts indiqués par le gouvernement, à savoir la protection de la sécurité nationale, de la sûreté publique et de la réputation ou des droits d'autrui. Il s'agit donc seulement de la protection du secret.
A ce propos il faut noter que la protection d'informations confidentielles, à la différence de tout autre but indiqué à l'article 10 § 2, est de nature fonctionnelle. Si on laisse de côté les informations qui tombent dans le domaine de l'intimité des particuliers, elle ne représente pas une valeur en soi (je dirais plutôt le contraire, dans une société démocratique, au moins en ce qui regarde les informations concernant le Pouvoir). Tout au contraire elle est prise en considération uniquement parce qu'elle sert à protéger des valeurs et des intérêts qui, eux, méritent une protection au détriment de la liberté d'expression. Il me paraît par conséquence que – aux fins de l'article 10 – on ne peut pas évaluer la légitimité de la classification d'un document ou d'une information comme « confidentiels », ni « peser » la valeur d'une telle classification par rapport à la liberté fondamentale d'expression, sans identifier et « peser » la valeur ou l'intérêt sous-jacents pour la protection desquels l'information doit rester confidentielle.
Mais la majorité, après avoir indiqué que « la confidentialité des rapports diplomatiques est a priori justifiée, [mais qu'] elle ne saurait être protégée à n'importe quel prix » (paragraphe 128) et que « le Gouvernement n'est pas parvenu à démontrer que les publications litigieuses ont effectivement empêché le gouvernement suisse et les banques suisses de trouver une solution acceptable pour la partie adverse sur les fonds en déshérence » (paragraphe 130), finit par prendre en compte tout simplement la « confidentialité » du document, dont la publication a bien évidemment nui « au climat de discrétion nécessaire au bon déroulement des relations diplomatiques en général » (paragraphe 136). Ce qui suit, dans le même paragraphe, qui énonce que la publication dont il s'agit a pu « avoir des répercussions négatives sur les négociations que menait la Suisse » et que « compte tenu du moment particulièrement délicat auquel elles sont intervenues, les publications du requérant étaient-elles de nature à causer un préjudice considérable aux intérêts de la partie défenderesse », n'est qu'une hypothèse, voire une pétition de principe. Il s'agit en définitive d'un raisonnement qui conduit à vider de son sens le principe selon lequel toute ingérence dans le droit de s'exprimer librement doit être dûment justifiée.
Cependant, même si l'on suit le raisonnement de la majorité, il me paraît certain qu'il s'agit de toute façon d'un préjudice bien léger par rapport à tout ce que la Cour a dit dans de nombreux arrêts à propos de l'importance de la liberté d'expression, particulièrement lorsqu'il s'agit de dévoiler et de critiquer la conduite des pouvoirs publics et des personnes qui les incarnent. Il n'est pas inutile à ce propos de rappeler qu'il s'agissait de la publication de quelques passages d'une lettre que l'ambassadeur suisse à Washington avait envoyée à plus d'une vingtaine de personnes et de bureaux ; de plus, la publication presque intégrale par d'autres journaux (qui évidemment étaient au courant) n'a fait l'objet d'aucune poursuite. La critique de la conduite du requérant tenant au fait qu'il n'avait publié que quelques passages tirés du document, concernant spécialement la façon de s'exprimer de l'ambassadeur, devient paradoxalement un élément à charge et la majorité en arrive à suggérer qu'il aurait été mieux avisé de publier le texte intégral du document (paragraphe 147 de l'arrêt). Il me semble donc qu'un tel intérêt à la discrétion ne saurait justifier à lui seul une entrave à l'exercice de la liberté du journaliste dans un contexte d'intérêt public (paragraphes 113-124 de l'arrêt).
Il n'y a à mes yeux aucune raison de revenir sur la jurisprudence de la Cour qui affirme que la condition de la nécessité de l'ingérence dans une société démocratique doit s'interpréter dans le sens d'un « besoin social impérieux », qu'en la matière « les autorités ne disposent que d'une marge d'appréciation restreinte » (paragraphe 105) et que « la Cour doit faire preuve de la plus grande prudence lorsque, comme en l'espèce, les mesures prises (...) par l'autorité nationale sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de problèmes d'un intérêt général légitime » (paragraphe 106) (voir, entre autres, les arrêts Handyside c. Royaume Uni du 7 décembre 1976, § 48, Sunday Times c. Royaume Uni du 26 avril 1979, § 59, Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986, §§ 39-41, Observer et Guardian c. Royaume Uni du 26 novembre 1991, § 59, Hertel c. Suisse du 25 août 1998, § 46, et Steel et Morris c. Royaume Uni du 15 février 2005, § 87).
Dans l'arrêt Dupuis et autres c. France (requête no 1914/02) du 7 juin 2007, où les requérants étaient des journalistes condamnés pour avoir violé le secret d'une instruction pénale, la Cour a affirmé que « lorsqu'il y va de la presse, comme en l'espèce, le pouvoir d'appréciation national se heurte à l'intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d'accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu'il s'agit de déterminer, comme l'exige le paragraphe 2 de l'article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi ». Il est regrettable, à mon avis que la Grande Chambre, au lieu de développer et d'appliquer ces principes, aille à contre-courant. Et ce, particulièrement quand une série d'épisodes dans le monde démocratique démontrent que, même dans le domaine de la politique étrangère, le contrôle démocratique ne peut s'exercer qu'après des fuites et la publication de documents confidentiels.
Mais l'arrêt ne reconnaît pas la nécessité dans une société démocratique de l'ingérence dont il s'agit que sur la base de l'intérêt du gouvernement à la discrétion. Bien au contraire, la majorité en arrive au paragraphe 147, à traiter de ce qui me paraît être le véritable reproche qu'elle fait au journaliste et qui, à ses yeux, est de nature à justifier la condamnation de l'intéressé. Il s'agit de la « forme de la publication ».
L'arrêt rappelle que l'article 10 protège la substance des idées et informations exprimées ainsi que le mode d'expression. « En conséquence, il n'appartient pas à la Cour, ni aux juridictions internes d'ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter » (paragraphe 146 de l'arrêt). Cela dit, il me semble que la majorité se contredit en énonçant au paragraphe suivant qu'« à l'instar du Conseil de la presse, la Cour identifie néanmoins plusieurs carences dans la forme des publications ». L'arrêt ne donne pas la raison de ce surprenant « néanmoins », qui introduit un exercice inédit de censure quant à la forme choisie par le journaliste et amène la Cour à se rallier à la position tout à fait différente d'un organe privé de déontologie des journalistes. De plus, la majorité n'accorde finalement aucun poids au but des articles du requérant, qui, comme elle le reconnaît elle-même au paragraphe 123, concernaient manifestement la conduite controversée de l'ambassadeur lors de plusieurs épisodes, et particulièrement dans l'affaire des avoirs en déshérence déposés sur des comptes bancaires suisses par des victimes de l'Holocauste. Cette dernière question est bien évidemment en toile de fond, mais la cible des articles est clairement la personnalité, ainsi que le caractère et l'attitude d'un ambassadeur, qui jouait un rôle important dans les négociations. Et l'arrêt, me semble-t-il, tombe dans le piège consistant à faire au niveau national un procès pénal en violation d'un document confidentiel, qui tient lieu de procès en diffamation, alors qu'un tel procès n'a jamais été entrepris (paragraphe 152 de l'arrêt).
Mais la présente affaire concerne exclusivement une procédure pénale pour publication de débats officiels au sens de l'article 293 du code pénal.
J'en arrive à mes conclusions. A mon sens l'intérêt gouvernemental à la discrétion mentionné au paragraphe 136 de l'arrêt ne suffit pas en l'espèce à contrebalancer la liberté du journaliste. L'examen et la critique de la forme des publications litigieuses me paraissent trop sévères compte tenu du fait que la cible du journaliste était l'ambassadeur (qui ne s'en est pas plaint). De toute façon, à mon avis, la critique de la majorité quant à la forme des publications du requérant n'est pas pertinente de la part de la Cour.
S'agissant de la sanction infligée et de sa capacité de nuire à la liberté des journalistes dans l'exercice de leur activité, j'adhère aux conclusions de la chambre dans la présente affaire ainsi qu'à celles de l'arrêt Dupuis c. France précité.
La Cour a toujours dit que la liberté doit être interprétée au sens large et que les restrictions possibles, tout au contraire, doivent être appliquées de manière limitative. A la lumière de ce principe phare, il me semble clair qu'il eût fallu conclure à la violation du droit à la liberté d'expression.
ARRÊT STOLL c. SUISSE
ARRÊT STOLL c. SUISSE 
ARRÊT STOLL c. SUISSE – OPINION CONCORDANTE   DE Mme LA JUGE ZIEMELE
ARRÊT STOLL c. SUISSE     
ARRÊT STOLL c. SUISSE – OPINION CONCORDANTE   DE Mme LA JUGE ZIEMELE
ARRÊT STOLL c. SUISSE – OPINION DISSIDENTE 
ARRÊT STOLL c. SUISSE – OPINION DISSIDENTE
ARRÊT STOLL c. SUISSE – OPINION DISSIDENTE 


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 69698/01
Date de la décision : 10/12/2007
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Non-violation de l'art. 10

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) EMPECHER LA DIVULGATION D'INFORMATIONS CONFIDENTIELLES, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, MARGE D'APPRECIATION


Parties
Demandeurs : STOLL
Défendeurs : SUISSE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2007-12-10;69698.01 ?
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