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20/12/2007 | CEDH | N°23890/02

CEDH | AFFAIRE PHINIKARIDOU c. CHYPRE


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE PHINIKARIDOU c. CHYPRE
(Requête no 23890/02)
ARRÊT
STRASBOURG
20 décembre 2007
DÉFINITIF
20/03/2008
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme
En l'affaire Phinikaridou c. Chypre,
La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Nina Vajić, présidente,   Loukis Loucaides,   Anatoly Kovler,   Khanlar Hajiyev,   Dean Spielmann,   Sverre Erik Jebens,   Giorgio Malinverni, juges,  et de Søren Nielsen, gre

ffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 novembre 2007,
Rend l'arrêt qu...

PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE PHINIKARIDOU c. CHYPRE
(Requête no 23890/02)
ARRÊT
STRASBOURG
20 décembre 2007
DÉFINITIF
20/03/2008
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme
En l'affaire Phinikaridou c. Chypre,
La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Nina Vajić, présidente,   Loukis Loucaides,   Anatoly Kovler,   Khanlar Hajiyev,   Dean Spielmann,   Sverre Erik Jebens,   Giorgio Malinverni, juges,  et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 novembre 2007,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 23890/02) dirigée contre la République de Chypre et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Yannoula Phinikaridou (« la requérante »), a saisi la Cour le 7 juin 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  La requérante, qui a été admise au bénéfice de l'assistance judiciaire, a été représentée par Me C. Efstathiou, avocat à Nicosie. Le gouvernement chypriote (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. P. Clerides, Attorney-General de la République de Chypre.
3.  La requérante alléguait dans sa requête une violation des articles 6 et 8 de la Convention, l'action en reconnaissance de paternité qu'elle avait engagée ayant été déclarée prescrite par le jeu de la loi applicable.
4.  Par une décision du 31 août 2006, la Cour a déclaré la requête partiellement recevable.
5.  Ni la requérante ni le Gouvernement n'ont déposé d'observations écrites complémentaires sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
6.  La requérante a présenté ses demandes de satisfaction équitable et le Gouvernement a formulé des observations à cet égard.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
7.  La requérante est née en 1945 et réside à Nicosie.
A.  Genèse de l'affaire
8.  La requérante est née hors mariage. Sa mère biologique l'abandonna à la porte de la maison d'une femme qui la remit à Mme Maria Phinikaridou. C'est celle-ci qui l'a élevée. Bien que sans lien juridique avec sa mère biologique, la requérante ne perdit pas tout contact avec elle. En décembre 1997, sa mère biologique, à l'article de la mort, révéla à la requérante, qui avait alors cinquante-deux ans, le nom de son père biologique, en présence du fils de l'intéressée. La mère décéda en janvier 1998.
9.  Le 24 juin 1999, la requérante déposa devant le tribunal de la famille de Nicosie une demande en déclaration de paternité en vertu de l'article 20 § 2 de la loi de 1991 sur la famille et le statut juridique des enfants (« la loi sur les enfants »). Le défendeur à l'action, que la requérante présentait comme son père, forma opposition à la demande et nia sa paternité. Sans entrer sur le fond de la demande de recherche de paternité, il soutenait que l'action était prescrite de par l'article 22 § 3 de la loi susmentionnée. La requérante rétorqua que l'article en question et, en outre, l'article 25 § 1 de la même loi qui faisait partir le délai de prescription à la date d'entrée en vigueur de la loi et non à la date à laquelle l'intéressée avait eu connaissance de l'identité de son père, étaient inconstitutionnels. Elle soutenait en particulier qu'ils étaient contraires aux articles 15 § 1 (droit au respect de la vie privée et familiale), 28 (principe d'égalité et de non-discrimination) et 30 § 1 (droit d'accès à un tribunal) de la Constitution. Elle déclarait n'avoir pu saisir un tribunal et faire déterminer par la voie judiciaire si elle était ou non la fille du défendeur. Elle se serait aussi trouvée désavantagée par rapport à d'autres plaideurs venant à avoir connaissance de l'information concernant leur père dans le délai légal.
10.  Le 15 septembre 1999, le défendeur demanda au tribunal de statuer à titre préjudiciel sur la question de savoir si l'action de la requérante était prescrite. Le 30 octobre 2000, la requérante invita le tribunal à déférer la question à la Cour suprême.
11.  Le 17 mai 2001, le tribunal de la famille de Nicosie décida, avec l'accord des parties et en vertu de l'article 144 de la Constitution, de déférer à la Cour suprême la question de la constitutionnalité de l'article 22 § 3.
B.  L'arrêt de la Cour suprême
12.  Par un arrêt rendu le 23 novembre 2001 à la majorité (juges Artemides, Nicolaides, Kallis, Illiades, Kramvis et Gavrielides), la Cour suprême dit que les articles 22 § 3 et 25 § 1 de la loi sur les enfants se conciliaient avec les dispositions pertinentes de la Constitution et de la Convention. Elle releva en particulier ce qui suit :
« Selon l'avocat de la demanderesse, les articles 15 et 30 de la Constitution ont été méconnus du fait que l'intéressée a eu connaissance de l'identité de son père biologique en 1997 et qu'il lui a donc été objectivement impossible d'introduire une demande en reconnaissance de paternité dans les trois ans qui ont suivi l'entrée en vigueur de la loi. En conséquence, selon l'avocat, l'article 30 § 1 de la Constitution est également méconnu en ce que la demanderesse n'aurait pas eu accès à un tribunal pour y revendiquer son droit légal, droit tirant directement son origine de l'article 15 de la Constitution, lequel protège la vie privée et familiale. Nous n'examinerons pas un autre argument de l'avocat de la demanderesse, relatif à une discrimination négative due aux délais différents prévus par la loi pour l'exercice d'autres droits, cet argument n'ayant pas été maintenu.
Les questions soulevées sont d'une extrême gravité car elles se rapportent à l'institution et à la fonction de la famille : le noyau le plus important de la société dont les membres sont liés par les sentiments d'amour et de solidarité les plus profonds et les plus purs. L'Etat considère que l'institution de la famille a une valeur qui va de soi ; il la protège aussi dans la loi primant toutes les autres, la Constitution. Il réglemente également l'ensemble des relations familiales – là encore en vertu du critère d'un fonctionnement légal de la société dans son ensemble – par des dispositions législatives qui forment la base d'un corps de loi connu sous le nom de droit de la famille.
Notre débat part des articles 15 et 30 de la Constitution, qui correspondent aux articles 8 et 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, que notre chambre des représentants a ratifiée par la loi no 39/62. Les décisions de la Cour et de la Commission européennes des droits de l'homme sur des questions comme celle dont nous sommes ici saisis nous montrent la voie à suivre, comme le fait notre jurisprudence.
Dans la décision que la Cour suprême siégeant en formation plénière a rendue récemment dans l'affaire Pantelis Yiorgalla v. Soulla Hadjichristodoulou ((2000) 1 A.A.D. 2060), nous nous sommes penchés sur les dispositions de l'article 11 § 1 a) de la même loi selon lequel le mari de la mère est forclos à contester la paternité passé un délai d'un an à compter de la date à laquelle il a eu vent de la naissance et des circonstances dans lesquelles l'enfant a été conçu. Le tribunal de la famille a lui aussi examiné les mêmes questions là encore par rapport aux articles 15 § 1 et 30 § 1 de la Constitution.
Nous renvoyons à notre décision susmentionnée, dont à notre sens le raisonnement vaut tout autant dans la présente affaire, en l'absence de tout motif de la distinguer de la précédente. Les principes juridiques qui y ont été examinés et retenus trouvent également à s'appliquer ici.
Le principe général qui se dégage des décisions de la Cour européenne des droits de l'homme est que le droit d'accès à un tribunal est soumis à des restrictions légitimes, précisément de manière à pouvoir fonctionner de manière rationnelle pour toutes les parties concernées par une procédure judiciaire. La CEDH estime que les délais fixés pour l'exercice d'un droit servent des objectifs fondamentaux indissociables de la sécurité des droits des individus et tendent à assurer que les différends trouvent un terme.
On peut distinguer l'affaire Yiorgalla, comme le soutient l'avocat de la demanderesse, du cas où l'enfant cherchant à faire établir son lien de filiation avec son père naturel apprend l'identité de celui-ci alors que son droit s'est éteint de par la loi. En pareil cas, dit l'avocat, le droit est prescrit, comme dans l'hypothèse de la demanderesse.
Nous ne souscrivons pas à cette thèse. En vertu de la prescription des droits de caractère civil, le point de départ du délai n'est pas le moment où le plaignant a eu connaissance des éléments sur lesquels il se fondera pour revendiquer son droit, mais l'événement qui est à l'origine de l'action. Et en cas de désaccord, celui-ci est déterminé par le tribunal selon des critères objectifs. La Commission des droits de l'homme a appliqué ce principe dans l'affaire X. c. Suède. »
13.  La Cour suprême s'appuya sur la décision de la Commission européenne des droits de l'homme en l'affaire X. c. Suède (décision du 6 octobre 1982, no 9707/82, Décisions et Rapports 31, p. 223), en particulier l'extrait que voici :
« La Commission estime qu'il faut accepter de manière générale, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, l'existence de délais pour introduire une action. On doit aussi admettre que le délai soit un délai préfixe et qu'il ne soit pas possible d'intenter une action même lorsque des faits nouveaux surviennent après son expiration. Cela vaut également pour les actions en désaveu de paternité. La Commission estime, en outre, qu'un délai de trois ans à compter de la naissance de l'enfant, comme en l'espèce, ne constitue pas un délai déraisonnable de prescription de l'action en désaveu de paternité. Par conséquent, la Commission trouve que le fait que le requérant n'a pas été autorisé à engager une action en désaveu de paternité ne révèle aucune violation de l'article 6 de la Convention envisagé seul. »
14.  La Cour suprême conclut que les dispositions des articles 22 § 3 et 25 § 1 de la loi sur les enfants non seulement ne se heurtaient pas à celles des articles 15 et 30 de la Constitution mais qu'elles étaient au contraire conformes à la jurisprudence de la Cour et aux motifs que celle-ci avait adoptés en interprétant et appliquant les articles correspondants de la Convention. Sur ce point, la Cour suprême s'exprima en ces termes :
« Nous relevons également que toutes les dispositions des articles 15 et 30 qui nous occupent ici créent non seulement des droits mais aussi des obligations. L'article 30 ne vaut pas uniquement pour la personne qui saisit le tribunal mais aussi pour celles qui sont défenderesses. Toutes les parties à une procédure ont droit à un procès équitable en vertu du paragraphe 2 de cet article, et le droit de défendre leur cause, de produire des preuves et de faire interroger des témoins, comme le prévoit le paragraphe 3 du même article. Le droit à la protection de la vie privée et familiale est garanti par le paragraphe 1 de l'article 15 ; toutefois, en son paragraphe 2, ce même article permet les ingérences dans ce droit qui sont prévues par la loi et visent à la protection des droits et libertés que la Constitution garantit à toute autre personne. Le principe de la proportionnalité et de l'équilibre à ménager entre les droits en présence se fonde lui aussi sur l'esprit et la lettre de ces dispositions, tels qu'ils sont envisagés dans les passages que nous avons cités plus haut.
Quant à la question particulière qui nous préoccupe ici, il ne faut pas perdre de vue qu'au cours de la période qui s'est écoulée entre la naissance de l'enfant né hors mariage et le dépôt de la demande de reconnaissance de paternité, il se peut que le père supposé ait fondé sa propre famille. Le dépôt d'une demande de reconnaissance de paternité, surtout si le père supposé est d'un âge avancé, causera sans aucun doute un bouleversement dans sa vie familiale. Reconnaître un droit à déposer pareille demande sans fixer de délai pour ce faire pourrait donc avoir pour conséquence, d'une part, de créer une famille pour l'enfant mais, d'autre part, de provoquer l'éclatement d'une autre famille, celle du père supposé. C'est pourquoi le principe de proportionnalité doit jouer le rôle déterminant. Son application juste et mesurée commande que l'exercice du droit en question soit prescrit une fois qu'il s'est écoulé un délai raisonnable depuis la naissance de l'enfant. »
15.  Enfin, la question juridique qui lui était soumise étant intéressante et nouvelle, la Cour suprême ne taxa pas les dépens.
16.  Toutefois, une minorité des juges de la Cour suprême (les juges Pikis, Nikitas, Konstandinides, Nicolaou et Hadjuhambis) exprimèrent leur dissentiment. Ils estimaient que l'article 22 § 3 de la loi sur les enfants était contraire et se heurtait aux dispositions des articles 15 § 1 et 30 §§ 1 et 2 de la Constitution puisqu'il éteignait l'exercice du droit familial à la reconnaissance de la paternité. Selon eux, on ne pouvait dès lors tenir la demande pour prescrite.
17.  Suivant en cela l'arrêt de la Cour suprême dans l'affaire Yiorgalla v. Hadjichristodoulou ((2000) 1 A.A.D. 2060), la minorité considérait que la fixation d'un délai pour l'exercice du droit de caractère civil à la reconnaissance de la paternité pouvait s'admettre sous réserve de ne pas se révéler abusive et de laisser une marge raisonnable pour l'exercice de ce droit. La création d'une institution permettant d'intégrer un enfant né hors mariage dans une famille était une obligation imposée à l'Etat tant par l'article 15 de la Constitution que par l'article 8 § 1 de la Convention.
18.  Les juges minoritaires observaient que le droit à la reconnaissance de la paternité faisait incontestablement partie intégrante de la vie familiale de l'individu protégée par l'article 15 § 1 de la Constitution. A leurs yeux, il était également certain que l'exercice de ce droit par l'enfant pouvait être soumis à des délais raisonnables. La question décisive était de savoir si l'on pouvait subordonner l'exercice de ce droit au respect d'un délai indépendamment de la connaissance des faits qui généraient le droit ou même de la possibilité, envisagée objectivement, pour le titulaire du droit d'acquérir la connaissance de ce droit.
19.  La minorité examina aussi la loi sur la prescription, chapitre 15. Voici ce qu'elle dit à ce propos :
« En matière civile, la fixation des délais est en principe en relation avec le moment où survient la cause pour agir. Ainsi le prévoit en son chapitre 15 la loi sur la prescription. (...)
Ce principe souffre deux catégories d'exceptions, à savoir
le cas des personnes qui, frappées d'un empêchement – minorité (moins de dix-huit ans), troubles mentaux, interdiction d'administrer ses propres affaires ou éloignement du pays – sont dans l'impossibilité d'exercer ce droit ; et
le cas où le but de l'action est d'exonérer la personne concernée des conséquences d'une erreur.
Dans les deux cas, le délai d'exercice du droit est suspendu aussi longtemps que l'ignorance ou l'empêchement existe. L'idée qui sous-tend la loi sur la prescription, c'est que l'ignorance ou l'impossibilité de revendiquer des droits suspend l'écoulement du délai, dans le cadre que nous venons de décrire.
La paternité fait partie des droits de caractère civil établis qui concernent l'existence de l'individu. La reconnaissance de la paternité prend effet erga omnes et définit le cadre de la famille de l'individu (Nicolaides v. Yerolemi ((1984) 1 C.L.R. 742).
En l'espèce, il s'agit de savoir si le droit que l'intéressé ignore – et, d'un point de vue objectif, n'aurait pu vérifier – peut s'éteindre avant que la personne pouvant l'exercer n'en ait connaissance. Le droit que nous sommes appelés à examiner ici est protégé par la Constitution en tant que droit fondamental de l'individu. Il faut se demander si l'extinction du droit, indépendamment de la connaissance ou de la possibilité d'avoir connaissance de son existence, se concilie avec le respect du droit au respect de la vie familiale et du droit d'accès à un tribunal, garantis respectivement par l'article 15 § 1 et l'article 30 §§ 1 et 2 de la Constitution. Allons plus loin : est-il envisageable de jamais supprimer un droit fondamental, dont la personne concernée ignore l'existence et sur lequel elle n'a pas le moyen de s'informer ? »
20.  Les juges minoritaires estimaient que la décision de la Commission des droits de l'homme dans l'affaire X. c. Suède (précitée) ne se rapportait pas directement à la matière dont ils se trouvaient saisis, qui tournait autour du respect du droit à la vie familiale. Pourtant, à leurs yeux, elle éclaircissait indirectement le point litigieux dans la mesure où il y était dit que la réglementation distincte de l'action d'un enfant en recherche de paternité était un droit d'un caractère particulier lié aux spécificités de la quête de son père par l'enfant. Les juges ont considéré que l'arrêt de la Cour dans l'affaire Kroon et autres c. Pays-Bas (27 octobre 1994, série A no 297-C, p. 43), selon lequel les restrictions imposées au droit néerlandais à la reconnaissance de la paternité emportaient violation du droit au respect de la vie familiale, pouvait parfaitement s'appliquer aux circonstances de la cause de la requérante.
21.  Les juges minoritaires soulignèrent pour finir que :
« Les faits qui concernent la filiation paternelle d'un enfant se rapportent à l'époque qui a précédé sa naissance, en réalité à l'époque de sa conception. Objectivement, l'enfant ignore et n'a pas les moyens de découvrir les circonstances qui ont entouré sa conception. Les seules personnes qui soient véritablement au courant sont le père et la mère, l'un et l'autre mais au premier chef la mère. Il peut arriver que des tiers en aient connaissance, dans la mesure où la paternité de quelqu'un semble probable, si les faits relatifs à la paternité sont l'objet de rumeurs, sans qu'il soit jamais certain que la personne concernée ait connaissance de cette possibilité. La fixation d'un délai de prescription pour l'exercice du droit à l'établissement de la paternité, sans considération et indépendamment de la connaissance des faits qui la constituent, restreint le droit au point de l'éteindre. Le noyau du droit au respect de la vie familiale est violé et le droit garanti se réduit à un droit prévu par la loi, qui ne jouit pas du respect qui lui est dû. »
22.  A la suite de l'arrêt de la Cour suprême, la requérante se désista, le 3 avril 2002, de son action devant le tribunal de la famille.
23.  Le père biologique supposé de la requérante est décédé en 2004, à une date non précisée.
II.  DROIT ET PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
B.  La loi de 1991 sur la famille et le statut juridique des enfants (loi no 187/91, telle que modifiée)
3.  Délais de prescription et extinction du droit à la reconnaissance judiciaire de la paternité
28.  L'article 22 fixe des délais maximum après lesquels la loi n'autorise plus la mère, l'enfant ou le père, selon le cas, à engager une action en reconnaissance de paternité. S'il n'est exercé dans les délais prescrits, le droit prévu par la loi s'éteint.
Article 22
« 1.  Le droit de la mère à obtenir l'établissement de la paternité de son enfant par déclaration judiciaire s'éteint cinq ans après la naissance de l'enfant.
2.  Si la mère était mariée à l'époque de la conception de l'enfant, son droit à demander la reconnaissance par déclaration judiciaire de la paternité du père biologique de son enfant s'éteint cinq ans après le jour où la décision accueillant le désaveu de paternité conformément aux dispositions de l'article 8 devient définitive.
3.  Le droit de l'enfant à demander la reconnaissance par décision judiciaire de la paternité s'éteint trois ans après la majorité de l'enfant.
4.  Le droit du père ou de ses parents à faire reconnaître sa paternité par déclaration judiciaire s'éteint trois ans après que la mère a refusé de consentir à la reconnaissance volontaire.
5.  Dans le cas visé à l'article 13, le droit à la reconnaissance de la paternité par déclaration judiciaire ne s'éteint pas. »
4.  Effets de la reconnaissance de paternité
Article 23
« En cas de reconnaissance volontaire de paternité ou de reconnaissance de paternité par déclaration judiciaire, l'enfant acquiert rétroactivement au jour de sa naissance le statut juridique et les droits d'un enfant né dans le mariage vis-à-vis de ses parents et de leur parenté. »
5.  Computation des délais – disposition transitoire
29.  En vertu de l'article 25 § 1, dans le cas d'actions en reconnaissance de paternité par déclaration judiciaire, lorsque la majorité a été atteinte avant l'entrée en vigueur de la loi, le délai de trois ans commence à courir à la date d'entrée en vigueur de la loi, soit le 1er novembre 1991, et non à la date antérieure à laquelle la majorité a été atteinte, comme le prévoit l'article 22 § 3.
Article 25 § 1
« Dans les cas où la présente loi se réfère aux délais dans lesquels une personne peut exercer ses droits ou prendre les mesures prévues par la loi, ces délais commencent à courir à la date d'entrée en vigueur de la loi. »
30.  Le délai prévu à l'article 22 § 3 ne s'applique donc pas rétroactivement.
D.  Jurisprudence
32.  Dans l'affaire Yiorgalla c. Hadjichristodoulou (précitée), la Cour suprême, siégeant en formation plénière, a examiné la question de savoir si le délai d'un an prévu par l'article 11 § 1 a) de la loi sur les enfants pour les actions en désaveu de paternité était constitutionnel. En vertu de cette disposition, le délai de prescription commence à courir au moment où le mari de la mère est informé de la naissance et des circonstances qui ont présidé à la conception de l'enfant. C'est le tribunal de la famille qui avait déféré à la Cour suprême la question de savoir si ce délai de prescription était conforme aux articles 15 et 30 § 1 de la Constitution.
33.  La Cour suprême a estimé que la protection de la vie familiale, droit fondamental garanti par l'article 15 § 1 de la Constitution et, parallèlement, par l'article 1 de la Convention, s'étendait aux voies procédurales prévues pour la constitution de la famille et les relations entre ses membres. Les juges ont dit que les droits se rapportant à la vie familiale étaient des « droits de caractère civil » au sens de l'article 30 de la Constitution et de l'article 6 § 1 de la Convention. Selon eux, l'article 30 § 1 de la Constitution garantit l'accès à un tribunal pour y revendiquer des droits de caractère civil. La fixation d'un délai pour l'exercice de droits de caractère civil est acceptable sous réserve que la limitation ainsi imposée ne soit pas abusive et laisse une marge raisonnable pour l'exercice de ce droit. En outre, le délai doit être en rapport avec le but qu'il est censé servir. Assurer la sécurité juridique des droits de l'individu constitue un but objectif des délais. Le désaveu de paternité est par nature un droit de caractère civil dont l'exercice peut être soumis à des délais. La création d'une institution permettant d'intégrer un enfant né hors mariage dans une famille est une obligation que l'article 8 § 1 de la Convention impose à l'Etat.
34.  La Cour suprême a observé que, le père ayant eu connaissance des faits matériels se rapportant à la présomption de sa paternité du jour de la naissance de l'enfant, le délai d'un an était suffisamment long pour lui permettre de faire établir ses droits par déclaration judiciaire.
35.  La Cour suprême a conclu en conséquence que le délai se conciliait avec la Constitution.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION 36.  La requérante alléguait, sur le terrain de l'article 8 de la Convention, qu'en raison du délai de prescription de trois ans fixé par la loi, elle n'avait pu engager une action en recherche de paternité. L'article 8 est ainsi libellé :
Article 8
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
A.  Thèses des parties
1.  Le Gouvernement
37.  Le Gouvernement soutient en premier lieu que lorsque la requérante a engagé devant le tribunal de la famille une action en vue de l'établissement de sa filiation paternelle par déclaration judiciaire, elle était déchue de ce droit depuis le 1er novembre 1974. En vertu de l'article 25 § 1 de la loi sur les enfants, le délai de trois ans aurait commencé à courir le 1er novembre 1991, date d'entrée en vigueur de la loi, la requérante ayant atteint l'âge de la majorité avant cette date. La loi aurait accordé aux demandeurs, telle la requérante, qui n'avaient pas découvert l'identité de leur père avant leur majorité un délai de trois ans durant lequel ils pouvaient faire des démarches pour découvrir cette identité et engager une procédure. La loi aurait eu pour finalité de placer les enfants ayant atteint l'âge de la majorité avant son entrée en vigueur sur un pied d'égalité avec les enfants qui atteindraient la majorité après son entrée en vigueur pour ce qui était du droit de demander une déclaration judiciaire de paternité. Or la requérante aurait déclaré dans le cadre de la procédure interne avoir eu connaissance pour la première fois de l'identité de son père en décembre 1997, alors qu'elle était déjà forclose à intenter pareille action.
38.  Le Gouvernement estime raisonnable de fixer le délai de prescription à trois ans à compter de la majorité de l'enfant. En vertu de la loi de 1990 sur les relations entre parents et enfants (loi no 216/90 telle que modifiée), l'autorité parentale serait à la fois un droit et un devoir des deux parents. Pour les enfants nés hors mariage, ce serait la mère qui assumerait l'autorité parentale et, dans le cas où l'enfant est reconnu, le père l'assumerait aussi. L'autorité parentale visée par la loi comporterait l'administration des biens de l'enfant par le parent, la représentation de l'enfant par le parent et l'entretien de l'enfant. Un enfant ne pouvant engager de procédure judiciaire avant sa majorité, la loi sur les enfants disposerait que la mère doit engager une action judiciaire pour faire établir la paternité dans les cinq ans suivant la naissance de l'enfant (article 22 § 1 ; voir le paragraphe 28 ci-dessus). Si, par contre, pour quelque raison que ce soit la mère ne procède pas ainsi, l'enfant dispose personnellement du droit d'engager une action en recherche de paternité à sa majorité, mais avant l'âge de vingt et un ans. Il aurait donc trois ans pour mener des enquêtes et entreprendre les démarches voulues afin de déterminer l'identité de son père et d'obtenir des informations à cet égard.
39.  Selon le Gouvernement, le délai de prescription de trois ans aurait plusieurs objectifs importants. D'abord, il entendrait fixer un terme aux différends et assurer la sécurité juridique ainsi qu'empêcher la saisine de la justice au moyen de plaintes tardives. Un délai de vingt et un ans à partir de la naissance représenterait une durée substantielle puisque les tribunaux auraient à examiner des faits et éléments matériels se rapportant directement à la question de la paternité, lesquels remonteraient jusqu'à la naissance de l'enfant. Le délai de prescription viserait ainsi à empêcher l'injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus dans le passé à partir d'éléments de preuve auxquels on ne pourrait peut-être plus ajouter foi ou qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (le Gouvernement invoque ici l'arrêt Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, § 51, et la décision X. c. Suède, précitée). En outre, le délai de prescription poursuivrait le but légitime de mettre des défendeurs à l'abri de plaintes pouvant être vexatoires et non fondées. Entre autres choses, il empêcherait de falsifier la date à laquelle l'identité du père a prétendument été connue ainsi que des faits déterminants pour le fond de la cause. Le délai de prescription permettrait de ne pas laisser indéterminés ad infinitum et de protéger les droits et obligations du père supposé, comme ceux de sa famille et de ses héritiers. Parallèlement, le délai de prescription inciterait les demandeurs à revendiquer leurs droits avec diligence et éviterait qu'incertitude et indétermination viennent entacher les droits et obligations des tiers.
40.  A la lumière de ce qui précède, le Gouvernement soutient que le délai de prescription de trois ans qui court à partir de l'âge de la majorité ou, dans des cas comme celui de la présente affaire, à compter de la date d'entrée en vigueur de la loi, ne contrevient pas à l'article 8 de la Convention. Ce délai poursuivrait un but légitime et un équilibre aurait été ménagé entre le but recherché et les moyens employés pour l'atteindre, conformément au principe de proportionnalité. Le Gouvernement concède que, de par cette disposition, il est tenu de permettre à la requérante de faire établir sa filiation paternelle et donc son identité. En lui accordant le droit d'engager une procédure judiciaire en recherche de paternité, l'Etat aurait rempli son obligation. Or l'intéressée demanderait en réalité que l'Etat lui accorde le droit d'engager une procédure en recherche de paternité à tout moment. Selon le Gouvernement, l'article 8 n'impose nullement pareille obligation aux Etats. En vertu du principe de proportionnalité, il faudrait ménager un juste équilibre entre la protection du droit de la requérante à faire déterminer son identité personnelle et la protection des libertés d'autrui. Le délai fixé par la loi sur les enfants répondrait à ces exigences et ne méconnaîtrait pas le droit que cette disposition garantit à la requérante.
41.  En l'espèce, la requérante aurait en fait eu la possibilité d'entreprendre des démarches pour découvrir l'identité de son père dès 1963, l'année de sa majorité. Les dispositions transitoires de la loi sur les enfants lui auraient en outre accordé un délai supplémentaire de trois ans à compter du 1er novembre 1991. Dès lors, le fait qu'elle ne puisse plus exercer son droit ne tiendrait pas aux dispositions de la loi en tant que telles, puisque celles-ci lui auraient accordé amplement le temps nécessaire, mais à sa propre inertie, faute pour elle d'avoir entrepris les démarches qui auraient pu l'amener à découvrir l'identité de son père avant que son droit ne s'éteigne.
2.  La requérante
42.  La requérante conteste avoir délibérément omis d'intenter une action en recherche de paternité dans le délai imparti, comme le soutient le Gouvernement. On ne saurait lui reprocher de n'avoir eu la possibilité d'identifier son père qu'à l'âge de cinquante-deux ans. Elle aurait été privée du droit d'intenter une action judiciaire en recherche de paternité. La loi en question serait disproportionnée puisque le droit susmentionné de l'intéressée se serait éteint avant même d'être apparu. Les droits de la requérante au titre de l'article 8 de la Convention auraient donc été méconnus.
B.  Appréciation de la Cour
1.  Sur l'applicabilité de l'article 8 de la Convention
43.  Il ne prête pas à controverse entre les parties que l'article 8 est applicable.
44.  A ce propos, la Cour relève que la requérante, née hors mariage, a cherché par la voie judiciaire à faire déterminer son lien juridique avec la personne qu'elle prétend être son père, en établissant la vérité biologique.
45.  La Cour rappelle que la naissance, et singulièrement les circonstances de celle-ci, relève de la vie privée de l'enfant, puis de l'adulte, garantie par l'article 8 de la Convention (Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 29, CEDH 2003-III). Le respect de la vie privée exige que chacun puisse établir les détails de son identité d'être humain, et le droit d'un individu à de telles informations est essentiel du fait de leurs incidences sur la formation de la personnalité (voir, par exemple, Mikulić c. Croatie, no 53176/99, §§ 53-54, CEDH 2002-I, et Gaskin c. Royaume-Uni, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 160, p. 16, §§ 36-37 et 39). Ce qui inclut l'obtention des informations nécessaires à la découverte de la vérité concernant un aspect important de son identité personnelle, par exemple l'identité de ses géniteurs (Jäggi c. Suisse, no 58757/00, § 25, CEDH 2006-X, Odièvre, § 29 , et Mikulić, §§ 54 et 64, tous deux précités).
46.  Les faits de la cause relèvent en conséquence du champ d'application de l'article 8 de la Convention.
2.  Sur l'observation de l'article 8
47.  L'article 8 tend pour l'essentiel à prémunir l'individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics. Il peut engendrer, de surcroît, des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie privée ou familiale. Elles peuvent impliquer l'adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Kroon, précité, § 31, et Mikulić, précité, § 57). La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l'Etat au titre de cette disposition ne se prêtent toutefois pas à une définition précise. Les principes applicables sont néanmoins comparables. A ces deux égards, il faut tenir compte du juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l'individu et de la société dans son ensemble ; de même, aux deux égards, l'Etat jouit d'une certaine marge d'appréciation (Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 49, série A no 290, et Kroon, précité).
48.  La Cour n'a point pour tâche de se substituer aux autorités internes compétentes pour réglementer les litiges en matière de paternité au niveau national, mais d'examiner sous l'angle de la Convention les décisions que ces autorités ont rendues dans l'exercice de leur pouvoir d'appréciation (voir, entre autres, Różański c. Pologne, no 55339/00, § 62, 18 mai 2006 ; Mikulić, précité, § 59, et Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 55, série A no 299-A). La Cour va donc rechercher si, lorsqu'il a traité l'action judiciaire intentée par la requérante pour faire établir sa filiation paternelle, l'Etat défendeur a rempli ses obligations positives au titre de l'article 8 de la Convention.
49.  La Cour relève d'abord que la requérante ne conteste pas que l'impossibilité d'intenter une action en recherche judiciaire de paternité était « prévue par la loi ». Ce dont l'intéressée se plaint, c'est que le délai fixé par la loi sur les enfants (paragraphes 28-30 ci-dessus) l'ait privée de la possibilité de faire établir devant les tribunaux internes sa filiation paternelle, au mépris de l'article 8 de la Convention.
50.  A ce propos, il y a lieu d'observer que la loi sur les enfants a introduit en 1991 dans l'ordre juridique interne le droit pour un enfant d'engager une action judiciaire en recherche de paternité. Ce droit est subordonné à un délai de prescription de trois ans qui commence à courir au moment où l'enfant atteint l'âge de la majorité (paragraphe 28 ci-dessus). Pour les personnes telles que la requérante, qui sont devenues majeures avant la date d'entrée en vigueur de la loi, c'est-à-dire le 1er novembre 1991, le délai a toutefois commencé à courir à cette date (paragraphe 29   ci-dessus). La requérante avait donc jusqu'au 1er novembre 1994 pour engager une action en recherche de paternité. Cependant, elle l'a intentée après expiration du délai au motif qu'elle n'aurait découvert l'identité de son père qu'en décembre 1997. Sa demande a donc été jugée tardive (paragraphe 12-14 ci-dessus).
51.  La Cour a admis précédemment que la fixation d'un délai de prescription pour l'ouverture d'une action en recherche de paternité se justifiait par le souci de garantir la sécurité juridique et un caractère définitif aux relations familiales (voir, par exemple, Mizzi c. Malte, no 26111/02, § 88, CEDH 2006-I (extraits), et Rasmussen c. Danemark, § 41, série A no 87). D'ailleurs, comme le soutient le Gouvernement (paragraphe 40   ci-dessus), le délai institué par la loi sur les enfants pour les actions en recherche de paternité vise à mettre les intérêts des pères prétendus à l'abri de plaintes tardives et à prévenir une injustice éventuelle dans le cas où les tribunaux seraient amenés à établir des faits remontant à plusieurs années (voir, entre autres, Mizzi, précité, § 83 ; Shofman c. Russie, no 74826/01, § 39, 24 novembre 2005, et, mutatis mutandis, Stubbings, précité, § 51).
52.  En conséquence, la fixation d'un délai de prescription n'est pas en soi incompatible avec la Convention. Dans une affaire donnée, la Cour doit déterminer si la nature du délai de prescription dont il s'agit et/ou la manière dont il est appliqué se concilie avec la Convention.
53.  Pour dire si l'article 8 de la Convention a ou non été observé, la Cour doit rechercher, à partir des faits de la cause, si l'Etat a ménagé un juste équilibre entre les droits et intérêts concurrents en jeu (paragraphe 47   ci-dessus). Il lui faut non seulement mesurer les intérêts de l'individu à l'intérêt général de la collectivité prise dans son ensemble, mais encore peser les intérêts privés concurrents en jeu. A cet égard, il y a lieu de noter que l'expression « toute personne » figurant à l'article 8 de la Convention s'applique à l'enfant comme au père présumé. D'un côté, il y a le droit à la connaissance de ses origines qui trouve son fondement dans l'interprétation extensive de la notion de vie privée (Odièvre, précité, § 42). Les personnes qui se trouvent dans la situation de la requérante ont un intérêt vital, défendu par la Convention, à obtenir les informations qui leur sont indispensables pour découvrir la vérité sur un aspect important de leur identité personnelle et dissiper toute incertitude à cet égard (Mikulić, précité, §§ 64 et 65). D'un autre côté, encore une fois, on ne saurait nier l'intérêt d'un père présumé à être à l'abri de plaintes tardives se rapportant à des faits qui remontent à de nombreuses années (paragraphe 51 ci-dessus). Enfin, outre les intérêts concurrents qui viennent d'être évoqués peuvent entrer en jeu d'autres intérêts, par exemple ceux de tiers, pour l'essentiel la famille du père présumé.
54.  Lorsqu'elle se livre à l'exercice de « mise en balance des intérêts en jeu » dans des affaires concernant les délais de prescription auxquels sont soumises les actions en recherche de paternité, la Cour prend plusieurs éléments en considération. Ainsi, le moment précis où un requérant vient à connaître la réalité biologique est à prendre en considération ; autrement dit, la Cour doit se demander si les circonstances justifiant une demande en recherche de paternité se sont trouvées réunies avant ou après l'expiration du délai de prescription (voir, par exemple, Shofman, §§ 40 et 43, et Mizzi, §§ 109-111, précités, relatifs à des actions en désaveu de paternité). La Cour examinera de surcroît s'il existe un autre moyen de redressement dans le cas où la procédure en cause est prescrite, telles des voies de recours internes effectives permettant la réouverture du délai (voir, par exemple, Mizzi, précité, § 111) ou des exceptions à l'application d'un délai dans le cas où une personne prend connaissance de la réalité biologique après expiration du délai (Shofman, précité, § 43).
55.  Pour apprécier les éléments indiqués ci-dessus, il faut déterminer si une présomption légale a prévalu sur la réalité biologique et sociale et, dans l'affirmative, si, dans les circonstances de l'affaire considérée, cette situation se concilie, eu égard à la marge d'appréciation laissée à l'Etat, avec l'obligation de garantir le « respect » effectif de la vie privée et familiale, compte tenu des faits établis et des vœux des personnes concernées (Kroon, précité, § 40).
56.  La Cour a ainsi estimé que des délais de prescription rigides ou d'autres obstacles mis à des actions en désaveu de paternité qui s'appliquent bien que le père présumé ait eu connaissance de circonstances jetant le doute sur sa paternité, sans souffrir aucune exception, méconnaissent l'article 8 de la Convention (Shofman, précité, §§ 43-45 ; voir aussi, mutatis mutandis, Mizzi, précité, §§ 80 et 111-113 ; Paulík c. Slovaquie, no 10699/05, §§ 45-47, CEDH 2006-XI (extraits), et Tavlı c. Turquie, no 11449/02, §§ 34-38, 9 novembre 2006).
57.  La Cour rappelle à ce propos que le choix des mesures propres à garantir l'observation de l'article 8 de la Convention dans les rapports individuels relève en principe de la marge d'appréciation des Etats contractants. Il existe à cet égard différentes manières d'assurer le « respect de la vie privée », et la nature de l'obligation de l'Etat dépend de l'aspect de la vie privée qui se trouve en cause (Odièvre, précité, § 46, et X et Y c.   Pays-Bas, § 24, série A no 91).
58.  Une étude comparée de la législation des Etats contractants sur l'institution d'actions en recherche de paternité fait apparaître qu'il n'existe pas d'approche uniforme en la matière. Contrairement à ce qu'ils font pour les procédures en reconnaissance ou en désaveu de paternité engagées par des pères (Shofman, précité, § 37), un nombre important d'Etats n'instituent pas de délai de prescription pour les actions en recherche de paternité engagées par des enfants. On constate en effet une tendance à protéger davantage le droit de l'enfant à voir établir sa filiation paternelle.
59.  Dans les Etats fixant un délai de prescription pour ces actions, la durée de ce délai varie sensiblement, allant de un à trente ans. De plus, bien qu'ils appliquent des modes de computation différents, ces Etats font pour la plupart courir le délai pertinent à partir soit de la majorité de l'enfant, soit de sa naissance, soit du prononcé d'un jugement définitif démentant la paternité bien que l'enfant ait eu connaissance des faits se rapportant à sa filiation paternelle, et ce sans exception. Seuls quelques ordres juridiques semblent avoir mis en place des solutions pour le cas où les circonstances pertinentes deviennent connues seulement après que le délai a expiré ; c'est ainsi que certains prévoient la possibilité d'intenter une action une fois le délai expiré si un obstacle matériel ou moral en a empêché l'introduction dans ce délai ou s'il existait de bonnes raisons à ce retard.
60.  En l'espèce, la requérante a soutenu devant les juridictions internes qu'elle n'a su qui était son père biologique qu'au décès de sa mère, en 1997, alors que le délai de prescription était déjà expiré. Le Gouvernement ne le conteste pas, mais selon lui la requérante n'a pas fait les démarches qui lui auraient permis de découvrir l'identité de son père dans le délai imparti avant d'être déchue de son droit (paragraphe 41 ci-dessus).
61.  La Cour note que les dispositions de la loi sur les enfants protègent correctement les intérêts d'un enfant qui vient à connaître l'identité de son père dans le délai prévu par la loi. Elles ne prévoient rien en revanche pour les enfants se trouvant dans la situation de la requérante qui ne prennent connaissance des faits matériels se rapportant à la paternité qu'après expiration du délai de trois ans.
62.  La Cour a du mal à admettre que le délai rigide de prescription s'écoule, que l'enfant ait ou non eu connaissance des circonstances se rapportant à l'identité de son père et sans qu'aucune dérogation ne soit prévue à l'application de ce délai (voir, mutatis mutandis, Shofman, précité, § 43). Le principal problème réside donc dans le caractère absolu du délai et non dans sa computation en tant que telle. Etant donné que, dans la présente affaire, le père présumé démentait sa paternité, une procédure devant le tribunal de la famille était la seule voie qui s'offrait à la requérante pour pouvoir établir s'il était ou non son père biologique. Par le jeu de ce délai rigide, confirmé par la Cour suprême, la requérante s'est vue privée de la possibilité de faire établir par la voie judiciaire sa filiation paternelle. Elle a été privée de ce droit alors qu'elle était dans une situation qui ne lui avait donné aucune chance réaliste de saisir la justice à un stade antérieur.
63.  La Cour estime qu'il faut distinguer entre les affaires dans lesquelles un requérant n'a eu aucune possibilité de connaître les faits et celles où un requérant sait avec certitude ou a des raisons de supposer qui est son père mais, pour des motifs sans rapport avec la loi, ne prend aucune mesure pour engager une procédure dans le délai légal (voir, mutatis mutandis, Yildirim c. Autriche (déc.), no 34308/96, 19 octobre 1999, et Rasmussen c. Danemark, précité, §§ 8 et 10). Par ailleurs, l'affaire Stubbings (précitée) qu'invoque le Gouvernement peut être dissociée de la présente espèce de par la nature de l'action qui y avait été intentée et de l'existence d'une autre procédure (§§ 65-66). De surcroît, même si la situation en cause dans la présente affaire n'est pas semblable à celle dont la Cour a eu à connaître dans l'affaire Kroon (précitée), dans laquelle les parents étaient d'accord quant à la paternité alors que dans la présente affaire le père présumé a contesté l'action en recherche de paternité intentée par la requérante, le lien familial dont il est question dans la présente affaire se trouve régi, comme dans l'affaire Kroon, par une présomption irréfragable revêtant la forme d'un délai de prescription sans prise en compte des faits matériels et de la réalité sociale qui ont présidé aux situations dont il s'agit, en particulier les difficultés qu'a rencontrées un enfant pour connaître les faits ayant entouré sa conception. Enfin, pour répondre à l'argument du Gouvernement concernant la prévention d'actions fabriquées de toutes pièces (paragraphe 39 ci-dessus), la Cour estime que c'est au juge du fond qu'il appartient de se prononcer sur le caractère authentique ou non de l'action en recherche de paternité sur laquelle il est appelé à statuer.
64.  Il ressort clairement de l'arrêt de la Cour suprême que celle-ci a accordé un plus grand poids à l'intérêt général ainsi qu'aux droits et intérêts concurrents du père présumé et de sa famille qu'au droit de la requérante à découvrir ses origines (paragraphe 14 ci-dessus). La Cour estime toutefois qu'une restriction aussi radicale du droit de la requérante à engager une procédure en recherche de paternité n'était pas proportionnée au but légitime poursuivi. En particulier, il n'a pas été démontré en quoi l'intérêt général qu'il y avait à protéger la sécurité juridique des liens familiaux ou l'intérêt du père présumé et de sa famille l'emportaient sur le droit de la requérante à avoir au moins une chance de faire établir en justice sa filiation paternelle. La Cour rappelle à cet égard que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32).
65.  Partant, même en prenant en compte la marge d'appréciation dont dispose l'Etat, la Cour considère que l'application d'un délai rigide de prescription à l'exercice d'une action en recherche de paternité quelles que soient les circonstances particulières d'une affaire donnée et notamment la connaissance des faits relatifs à la filiation paternelle, porte atteinte à la substance même du droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention.
66.  Eu égard à ce qui précède, et en particulier au caractère absolu du délai de prescription, la Cour considère qu'il n'a pas été ménagé un juste équilibre entre les différents intérêts en jeu et que, dès lors, l'ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa vie privée n'a pas été proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
67.  En conséquence, la Cour conclut à la violation de l'article 8.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 20 décembre 2007, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Nina Vajić   Greffier Présidente
ARRÊT PHINIKARIDOU c. CHYPRE
ARRÊT PHINIKARIDOU c. CHYPRE 


Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 8 ; Non-lieu à examiner l'art. 6 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement frais et dépens - procédure nationale

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE CIVILE, (Art. 6-1) ACCES A UN TRIBUNAL, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE PRIVEE, MARGE D'APPRECIATION, OBLIGATIONS POSITIVES


Parties
Demandeurs : PHINIKARIDOU
Défendeurs : CHYPRE

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Formation : Cour (première section)
Date de la décision : 20/12/2007
Date de l'import : 14/10/2011

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 23890/02
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2007-12-20;23890.02 ?
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