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07/02/2008 | CEDH | N°10108/02

CEDH | AFFAIRE TETU c. ROUMANIE


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE ŢEŢU c. ROUMANIE
(Requête no 10108/02)
ARRÊT
Cette version a été rectifiée conformément à l'article 81 du règlement de la Cour le 2 juin 2009
STRASBOURG
7 février 2008
DÉFINITIF
07/05/2008
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Ţeţu c. Roumanie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Boštjan M. Zupančič, président,   Corneliu Bîrsan,   Elisabet Fura-Sandström,   Alvina Gyulumyan, 

 Egbert Myjer,   David Thór Björgvinsson,   Isabelle Berro-Lefèvre, juges,  et de Santiago Quesada, greffier de ...

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE ŢEŢU c. ROUMANIE
(Requête no 10108/02)
ARRÊT
Cette version a été rectifiée conformément à l'article 81 du règlement de la Cour le 2 juin 2009
STRASBOURG
7 février 2008
DÉFINITIF
07/05/2008
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Ţeţu c. Roumanie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Boštjan M. Zupančič, président,   Corneliu Bîrsan,   Elisabet Fura-Sandström,   Alvina Gyulumyan,   Egbert Myjer,   David Thór Björgvinsson,   Isabelle Berro-Lefèvre, juges,  et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 janvier 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 10108/02) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Virgil Valentin Ţeţu (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 24 septembre 1998 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par M. Răzvan Horaţiu Radu, Agent du Gouvernement roumain auprès de la Cour européenne des Droits de l'Homme.
3.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
4.  Le 17 octobre 2005, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5.  Le requérant est né en 1937 et réside à Neuchâtel, en Suisse.
6.  Il était propriétaire d'un appartement sis à Braşov. En 1981, au moment où il décida de s'enfuir à l'étranger pour échapper au régime communiste, le requérant avait encore à payer 38 338 lei du prix total de l'appartement qui était de 118 997 lei. Le 30 mai 1981, l'État prit possession de l'appartement, sans aucun dédommagement, en application du décret no 223/1974, qui prévoyait la confiscation des biens appartenant aux personnes ayant quitté illégalement la Roumanie.
7.  Après 1990, le requérant engagea en même temps deux procédures afin d'obtenir la restitution de l'appartement, une fondée sur le droit commun et la deuxième formée en vertu de la loi no 112/1995.
A.  Action en revendication immobilière
8.  Le 19 mars 1996, le requérant introduisit devant le tribunal de première instance de Braşov une action en revendication immobilière dirigée contre la municipalité de Braşov et l'entreprise RIAL, gérante des biens de l'État. Il demanda à être reconnu en tant que propriétaire de l'appartement que l'État s'était prétendument approprié d'une manière abusive en 1981. Entendant faire constater la nullité de la décision du 30 mai 1981, le requérant fit valoir que la confiscation de l'appartement en question en vertu du décret no 223/1974 était abusive et illégale, car aucun dédommagement ne lui avait été payé.
9.  Le 23 juillet 1996, l'action en revendication immobilière fut enregistrée dans le registre foncier (cartea funciară).
10.  Le 22 août 1996, l'entreprise RIAL vendit aux époux R. l'appartement en cause, que ces derniers habitaient en tant que locataires.
11.  A une date qui n'a pas été précisée, les époux R. demandèrent à intervenir dans la procédure devant le tribunal de première instance, au motif qu'ils étaient propriétaires de l'appartement, à la suite de la vente conclue le 22 août 1996.
12.  Par un jugement du 31 octobre 1996, le tribunal de première instance de Braşov rejeta l'action du requérant, jugeant que l'appropriation de l'appartement par l'État avait été légale. Il constata que le décret no 223/1974 prévoyant la confiscation sans dédommagement des biens des personnes ayant quitté illégalement le pays avait institué une sanction à l'encontre des personnes fuyant la Roumanie. Il considéra que la décision du requérant de s'enfuir du pays, en 1980, représentait une acceptation implicite de ces dispositions légales. Il accueillit la demande des époux R., en tant qu'intervenants dans la procédure, et constata qu'ils étaient les propriétaires de l'appartement en cause.
13.  Ce jugement fut confirmé par le tribunal départemental de Braşov le 29 octobre 1997 et par la cour d'appel de Braşov le 7 avril 1998.
B.  Première demande en restitution fondée sur la loi no 112/1995
14.  Le 24 juillet 1996 le requérant déposa une demande de restitution en nature de l'appartement auprès de la commission administrative pour l'application de la loi no 112/1995 de Braşov (« la commission »).
15.  Par une décision du 14 mars 1997, la commission constata que l'appartement était occupé par des locataires et rejeta la demande de restitution. Aucune mention ne fut faite de la vente, le 22 août 1996, de l'appartement aux locataires.
16.  Le requérant attaqua la décision devant le tribunal de première instance de Braşov. Par un jugement du 25 septembre 1997, il fut débouté de sa demande, le tribunal jugeant que la décision de la commission était légale. Il releva que la loi no 112/1995 prévoyait que pouvaient être restitués uniquement les logements dans lesquels continuaient à loger les anciens propriétaires ou bien les logements inoccupés. Or, en l'espèce les conditions pour la restitution en nature de l'appartement n'étaient pas remplies.
17.  Le requérant interjeta un appel, qui fut accueilli par un arrêt du 16 mars 1998 du tribunal départemental de Braşov. Les juges constatèrent que le 23 juillet 1996 l'action en revendication immobilière introduite par le requérant avait été enregistrée dans le registre foncier. Dès lors, eu égard aux dispositions de la décision du gouvernement no 11/1997, la vente de l'appartement aurait dû être suspendue jusqu'au moment où les tribunaux auraient tranché de manière définitive l'action en revendication introduite par le requérant. Le tribunal départemental annula la décision administrative du 14 mars 1997 par laquelle la demande de restitution de l'appartement avait été rejetée.
18.  La commission forma un recours, alléguant que l'arrêt définitif du 7 avril 1998 de la cour d'appel de Braşov, rendu dans le cadre de l'action en revendication, avait confirmé la légalité de la confiscation par l'État de l'appartement en cause en application du décret no 223/1974.
19.  Par un arrêt définitif du 7 décembre 1998, la cour d'appel de Braşov rejeta le recours formé par la commission et confirma la décision rendue par le tribunal départemental. Elle constata derechef le non-respect de la loi no 112/1995 par la commission, qui aurait dû, d'une part, suspendre la procédure de vente de l'appartement aux locataires et, d'autre part, se prononcer sur le droit du requérant de recevoir une indemnisation dans le cas où elle aurait jugé que les conditions pour la restitution en nature n'étaient pas remplies.
C.  Action en annulation du contrat de vente conclu entre l'État et les anciens locataires
20.  Le 1er février 1999 le requérant introduisit une action devant le tribunal de première instance de Braşov tendant à l'annulation du contrat de vente conclu le 22 août 1996 entre l'État et les époux R. Il demanda également au tribunal d'obliger la commission à lui restituer l'appartement.
21.  Par un jugement du 9 avril 1999, le tribunal de première instance de Braşov rejeta l'action au motif que le contrat de vente avait été conclu dans le respect des dispositions légales. Vu cette conclusion, il refusa d'obliger la commission à restituer l'appartement, jugeant qu'il ne pouvait pas se substituer à cette commission, seule compétente pour décider à cet égard.
22.  Le 1er septembre 1999, le tribunal départemental de Braşov confirma ce jugement, rejetant les arguments du requérant concernant la cause de nullité du contrat de vente du fait de l'enregistrement de l'action en revendication immobilière dans le registre foncier avant la conclusion dudit contrat. Il jugea que l'obligation légale de suspendre la vente ne concernait pas l'appartement en cause, mais uniquement les appartements que l'État s'était appropriés illégalement, qui ne faisaient pas l'objet de la loi no 112/1995. En outre, il estima que l'annulation par les tribunaux de la décision de la commission du 14 mars 1997 par laquelle la demande de restitution du requérant avait été rejetée ne valait pas reconnaissance de son droit de se voir restituer l'immeuble en nature.
23.  Le 27 mars 2000, la cour d'appel de Braşov rejeta le recours formé par le requérant contre l'arrêt du 1er septembre 1999.
D.  Deuxième demande en restitution fondée sur la loi no 112/1995
24.  Compte tenu de l'annulation de la décision administrative du 14 avril 1997 par l'arrêt définitif du 7 décembre 1998, le 14 janvier 1999, le requérant déposa une nouvelle demande de restitution auprès de la commission.
25.  Après avoir ajourné l'examen de la requête pour attendre la solution du litige portant sur l'annulation du contrat de vente entre l'état et les époux R., le 24 avril 2000 la commission rejeta la demande, au motif que le requérant avait été débouté de ses prétentions dans le cadre de l'action an annulation du contrat de vente. Le requérant contesta cette décision.
26.  Par un jugement du 3 mai 2001, le tribunal de première instance de Braşov rejeta la contestation du requérant contre la nouvelle décision administrative. Il constata que le requérant avait sollicité uniquement la restitution en nature de l'appartement, sans demander à titre subsidiaire des dédommagements. En outre, il jugea que seuls les logements dans lesquels continuaient à vivre les anciens propriétaires ou bien les logements inoccupés pouvaient être restitués en nature. Dès lors, le tribunal estima que la demande du requérant avait été légalement rejetée, car le requérant n'habitait plus dans l'appartement en question. En l'espèce, à partir du 25 janvier 1990 des tiers avaient habité l'appartement en cause et ils avaient continué à y résider en tant que locataires jusqu'en 1996, date d'entrée en vigueur des normes d'application de la loi no 112/1995.
27.  Le 5 octobre 2001, le tribunal départemental de Braşov confirma ce jugement.
28.  Le 22 janvier 2002, la cour d'appel de Braşov accueillit le recours formé par le requérant et annula la nouvelle décision administrative du 24 avril 2000 refusant la restitution en nature de l'appartement. Elle jugea que les anciens propriétaires de maisons nationalisées avaient droit à la restitution en nature en vertu de la loi no 112/1995, si deux conditions étaient réunies : (i) la nationalisation avait été faite conformément à la législation de l'époque et (ii) le logement en cause était inoccupé par des tiers. Elle estima que, selon les normes d'application de la loi no 112/1995, la notion d'appartement inoccupé visait trois catégories de logements : les logements inoccupés le 22 décembre 1989 en vertu d'un contrat de location, les logements occupés le 22 décembre 1989, mais inoccupés à la date d'entrée en vigueur de la loi no 112/1995, ou/et les logements devenus inoccupés après l'entrée en vigueur de ladite loi. Les juges constatèrent que l'appartement en cause rentrait dans la première catégorie de logements, car le 22 décembre 1989, il n'était occupé ni de facto ni en vertu d'un contrat de location par des tiers. Dès lors, il était inoccupé en décembre 1989 et pouvait faire donc l'objet d'une restitution en nature à l'ancien propriétaire.
E.  Troisième demande en restitution fondée sur les lois nos 112/1995 et 10/2001
29.  Le 30 avril 2002 le requérant déposa une nouvelle demande auprès du conseil départemental de Braşov au sein duquel avait fonctionné la commission pour l'application de la loi no 112/1995, sollicitant la restitution en nature de l'appartement. Il fit valoir qu'en vertu de l'arrêt définitif du 22 janvier 2002 de la cour d'appel de Braşov, l'appartement en cause rentrait dans la définition d'appartement libre au sens de la loi no 112/1995, pouvant donc faire l'objet d'une restitution en nature. En outre, il indiqua que l'appartement n'était plus habité par les époux R. depuis le 20 novembre 1996, date à laquelle ils avaient quitté la Roumanie pour s'établir au Canada.
30.  Le 29 mai 2002, le conseil départemental de Braşov l'informa qu'il n'était pas compétent pour se prononcer sur la restitution de l'appartement, mais précisa qu'il avait envoyé le dossier à la mairie de Braşov, qu'il jugeait être l'organe compétent pour se prononcer sur la demande en vertu de la nouvelle loi no 10/2001 sur la restitution des biens immobiliers enlevés abusivement par l'État. Par la suite, le requérant reçut de la part de l'entreprise RIAL à laquelle le dossier fut transmis, plusieurs demandes de compléter son dossier avec, entre autres, un justificatif, délivré par les autorités de l'État Suisse, qu'il n'avait pas reçu de dédommagement de la part de cet État pour la confiscation subie en Roumanie. A ce jour, aucune décision concernant la demande de restitution n'a pas été communiquée au requérant.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
31.  Les dispositions légales et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans les arrêts Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-33), Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, CEDH 2005-VII, §§ 19-26) et Păduraru c. Roumanie (no 63252/00, §§ 38-53, CEDH 2005-... (extraits)).
32.  Les dispositions pertinentes de la loi no 10/2001 (republiée) telles que modifiées par la loi no 247/2005 sont décrites dans l'arrêt Hertzog et autres c. Roumanie, no 34011/02, § 23, 26 juillet 2007.
33.  Le fonctionnement de la société par actions « Proprietatea » est décrit dans l'affaire Radu c. Roumanie (no 13309/03, §§ 18-20, 20 juillet 2006).
34.  La loi no 247/2005 a été modifiée en dernier lieu par l'ordonnance d'urgence du Gouvernement no 81 du 28 juin 2007, publiée au Journal Officiel du 29 juin 2007 et portant sur l'accélération de la procédure d'indemnisation pour les immeubles pris abusivement par l'Etat.
Selon l'article 181 du titre I de l'ordonnance, lorsque la Commission centrale a décidé l'octroi des dédommagements dont le montant ne dépasse pas 500 000 nouveaux lei roumains (« RON »), les bénéficiaires peuvent opter entre des actions à « Proprietatea » et l'octroi des dédommagements pécuniaires. Pour les montants supérieurs à 500 000 RON, les intéressés peuvent réclamer des dédommagements pécuniaires à hauteur de 500 000 RON et se verront octroyer des actions à « Proprietatea » pour la différence.
Selon l'article 7 du titre II de l'ordonnance, dans les six mois à compter de l'entrée en vigueur de l'ordonnance, le Gouvernement devra établir les règles de désignation de la société gérante de « Proprietatea ».
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE NO 1 A LA CONVENTION
35.  Le requérant allègue que l'inexécution des décisions de justice des 7 décembre 1998 et 22 janvier 2002, de la cour d'appel de Braşov et la vente de son appartement aux locataires, validée par l'arrêt du 27 mars 2000 de la cour d'appel de Braşov, ont méconnu l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A.  Sur la recevabilité
36.  La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle observe par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité et le déclare donc recevable.
B.  Sur le fond
1.  Thèse des parties
a)  Thèse du Gouvernement
37.  Le Gouvernement considère que le requérant ne disposait pas d'un bien au sens de l'article 1 du Protocole no 1, car son droit de propriété n'a jamais été reconnu par une décision judiciaire définitive. Il invoque à cet égard les affaires Malhous c. République tchèque (déc.), no 33071/96, CEDH 2000-XII et Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, CEDH 2004-IX. Il fait valoir que l'immeuble en question avait été nationalisé conformément au décret no 223/1974, de sorte qu'il ne se trouvait plus dans le patrimoine du requérant, fait confirmé aussi par l'arrêt définitif du 7 mars 1998, de la cour d'appel de Braşov, rejetant l'action en revendication du requérant.
38.  S'agissant des arrêts définitifs des 7 décembre 1998 et 22 janvier 2002 de la cour d'appel de Braşov, le Gouvernement soutient que ceux-ci ne faisaient qu'annuler des décisions administratives refusant la restitution du bien au requérant, mais sans imposer aucune obligation de faire ou de donner à la commission administrative ou à l'Etat, qui soit susceptible de mise en exécution.
39.  Le Gouvernement estime qu'en tout état de cause le requérant pouvait obtenir une indemnisation en vertu de la loi no 10/2001 tel que modifiée par la loi no 247/2005 et les actes normatifs subséquents d'application.
b)  Thèse du requérant
40.  Le requérant souligne que, dans son arrêt définitif du 22 janvier 2002, la cour d'appel de Braşov a statué que la commission administrative a violé la loi no 112/1995 par son refus de lui restituer l'appartement réclamé, malgré le fait qu'il remplissait les conditions requises pour sa restitution en nature. Du fait que cette décision définitive est restée inefficace à son détriment, le requérant estime qu'il a été privé de sa propriété en violation de la loi nationale, sans cause d'utilité publique et en absence de tout dédommagement.
41.  Le requérant fait valoir que la privation dont il se plaint résulte aussi de la vente par l'État aux tiers de l'appartement réclamé par lui, au sujet duquel une procédure en restitution fondée sur la loi spéciale était pendante au moment de la vente. Selon la loi no 112/1995, en vertu de laquelle la vente a été conclue, l'État ne pouvait vendre aux locataires que les biens qu'il avait acquis légalement et uniquement dans la mesure où ces biens étaient occupés par des locataires le 22 décembre 1989, date de référence pour l'application de la loi no 112/1995. Or, la procédure engagée par le requérant a abouti à la reconnaissance de son droit à se voir restituer en propriété l'appartement, puisque cet appartement était inoccupé. Étant donné qu'à la date de la vente l'État avait déjà été attaqué en justice par le requérant et que l'existence de cette procédure avait été indiquée sur le registre foncier, la vente ne pouvait pas être considérée comme légale.
En conséquence, il estime que la décision de la cour d'appel de Braşov du 27 mars 2000 ayant refusé d'annuler le contrat de vente en dépit de la reconnaissance de son droit à la restitution équivaut à une expropriation.
42.  Le requérant souligne, en fin, que la loi no 10/2001 avait été adoptée après qu'il ait obtenu gain de cause par deux arrêts définitifs, dans les deux procédures fondées sur la loi no 112/1995. Il estime que la nouvelle loi n'offre pas la possibilité de restitution en nature des biens déjà vendus par l'État. En outre, le requérant fait valoir qu'en vertu de la loi no 10/2001, l'autorité compétente pour décider sur ses prétentions sur l'appartement n'était autre que l'entreprise RIAL, à savoir celle qui était responsable d'avoir vendu l'appartement en méconnaissance de la loi no 112/1995. A cet égard, il indique qu'en dépit de l'ancienneté de sa demande, l'entreprise s'est abstenue de lui donner une réponse et s'est contentée à lui demander de soumettre la preuve que l'État Suisse ne lui avait pas octroyé de dédommagements pour l'expropriation de 1981.
2.  Appréciation de la Cour
a)  Sur l'existence d'un bien
43.  Un requérant ne peut alléguer une violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention que dans la mesure où les décisions qu'il conteste se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d'obtenir la jouissance effective d'un droit de propriété. Par contre, l'espoir de voir reconnaître un droit de propriété que l'on est dans l'impossibilité d'exercer effectivement ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1, et il en va de même d'une créance conditionnelle s'éteignant du fait de la non-réalisation de la condition (voir Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, §§ 82 et 83, CEDH 2001VIII).
44.  Dans la mesure où le droit du requérant à la restitution en nature de l'appartement avait été reconnu dans l'ordre juridique interne par un arrêt définitif, le « bien » du requérant pourrait consister en l'intérêt de se voir restituer le bien en nature par les acheteurs. Il faut donc rechercher si cet intérêt remplissait les conditions nécessaires pour être considéré comme une « valeur patrimoniale » à protéger sous l'angle de l'article 1 du Protocole no 1, à savoir s'il s'agissait d'un intérêt patrimonial ayant une base suffisante en droit interne (voir mutatis mutandis, Păduraru précité, § 82).
45.  Il est incontestable que l'intérêt du requérant à se voir restituer l'appartement en nature est un intérêt patrimonial.
46.  La Cour considère que cet intérêt patrimonial avait une base suffisante en droit interne, car il a été reconnu explicitement par une décision de justice définitive rendue par la cour d'appel de Braşov le 22 janvier 2002. Par cette décision, la cour d'appel de Braşov a annulé la décision administrative du 24 avril 2000 refusant au requérant la restitution en nature de l'appartement et a considéré qu'il avait droit à une telle restitution en vertu de la loi no 112/1995, les conditions exigées par cette loi étant réunies, en raison du fait notamment que l'appartement en cause était inoccupé par des locataires en décembre 1989.
La Cour ne saurait retenir l'argument du Gouvernement selon lequel l'arrêt du 22 janvier 2002 tout comme celui du 7 décembre 1998 ne sont pas susceptibles d'exécution au motif que ces arrêts n'ont fait qu'annuler des décisions administratives, sans imposer des obligations à la charge des autorités administratives. Ce serait inconcevable dans un État de droit, de considérer qu'une décision de justice annulant une décision administrative n'entraîne pas d'obligations à la charge des autorités publiques et que ces dernières pourraient l'ignorer. Par ailleurs, la commission administrative s'est considérée elle-même obligée de rendre une nouvelle décision au sujet du droit à la restitution du requérant, après l'annulation de sa première décision par l'arrêt du 7 décembre 1998.
47.  Aux yeux de la Cour, ces éléments prouvent que le requérant était titulaire d'un intérêt patrimonial reconnu en droit roumain et qui relevait de la protection de l'article 1 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, Păduraru précité, § 85).
48.  Au demeurant, le droit du requérant à la restitution, en vertu de la loi no 112/1995 tel qu'établit par la cour d'appel de Braşov le 22 janvier 2002, n'a pas été infirmé ou contesté à ce jour.
49.  Dès lors, la Cour estime que le requérant avait sur l'appartement en cause un droit patrimonial s'analysant en un bien au sens de l'article 1 du Protocole no 1.
b)  Sur l'existence d'une ingérence
50.  La Cour considère que cette affaire est similaire pour l'essentiel à l'affaire Străin et al. c. Roumanie précitée, dans laquelle la Cour a conclu à la violation de l'article 1 du Protocole no 1, du fait de la vente par l'État des immeubles nationalisés à des tiers après la demande du requérant de restitution et avant que la question de la restitution à l'ancien propriétaire eût été tranchée définitivement par les tribunaux.
51.  A cet égard, la Cour note que le 22 août 1996 l'appartement réclamé par le requérant a été vendu par l'État aux locataires, alors que le requérant avait déposé le 24 juillet 1996 une demande de restitution en nature auprès de la commission administrative pour l'application de la loi nº 112/1995 et que la procédure de revendication de l'appartement était pendante devant les juridictions internes depuis 19 mars 1996.
52.  La Cour observe également que, par l'effet cumulé des deux arrêts définitifs des 7 décembre 1998 et 22 janvier 2002, la cour d'appel de Braşov avait jugé que le requérant remplissait les conditions prévues par la loi no 112/1995 pour la restitution en nature de l'appartement confisqué en conformité avec la législation de l'époque.
53.  Comme dans l'affaire Străin et al. précitée, la vente par l'État de l'appartement litigieux, bien qu'antérieure à la confirmation d'une manière définitive du droit du requérant à la restitution, constitue une ingérence au regard de l'article 1 du Protocole no1, précisément en raison du fait qu'une procédure était pendante devant les tribunaux au moment de la vente, ainsi qu'en raison de la confirmation par les tribunaux du droit du requérant d'obtenir la restitution de l'appartement.
c) Sur la justification de l'ingérence
54.  La Cour a traité à maintes reprises des affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 1er du Protocole no 1 à la Convention (voir Porteanu c. Roumanie, no 4596/03, §§ 32-35, 16 février 2006).
55.  Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n'a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. La Cour réaffirme notamment que, dans le contexte législatif roumain régissant la restitution des biens nationalisés par le régime communiste, la vente par l'État d'un bien d'autrui à des tiers de bonne foi, même lorsqu'elle est antérieure à la confirmation en justice d'une manière définitive du droit à la restitution d'autrui, s'analyse en une privation de bien. Une telle privation, combinée avec l'absence totale d'indemnisation, est contraire à l'article 1 du Protocole no 1 (Străin, précité, §§ 39, 43 et 59).
56.  Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu'en l'espèce, la mise en échec du droit de propriété du requérant sur son bien, combiné avec l'absence totale d'indemnisation, lui a fait subir une charge disproportionnée et excessive, incompatible avec le droit au respect de ses biens garanti par l'article 1 du Protocole no 1.
Partant, il y a eu en l'espèce violation de cette disposition.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA CONVENTION
57.  Le requérant allègue que la vente du bien aux locataires a conduit à l'impossibilité de faire exécuter l'arrêt définitif de la cour d'appel de Braşov du 22 janvier 2002, selon lequel l'État devait lui restituer l'immeuble, ce qui a méconnu l'article 6 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
58.  Le requérant invoque au même titre, une violation de l'article 13 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
A. Sur la recevabilité
59.  La Cour constate que cette partie de la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
60.  La Cour considère, compte tenu de ses conclusions figurant aux paragraphes 54-56 ci-dessus, qu'il n'y a pas lieu de statuer sur le fond de ces griefs (voir, mutatis mutandis et entre autres, Laino c. Italie [GC], no 33158/96, § 25, CEDH 1999-I, Popescu et Daşoveanu c. Roumanie, no 24681/03, § 40, 19 juillet 2007 et Barcanescu c. Roumanie, no 75261/01, §§ 36-37, 12 octobre 2006).
III.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
61.  Sous l'angle de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1, le requérant allègue aussi une discrimination entre les anciens propriétaires et les locataires ayant acquis les logements appartenant aux premiers.
62.  La Cour rappelle qu'il n'y a différence de traitement que si une distinction est introduite entre des situations analogues ou comparables (Spadea et Scalabrino c. Italie, arrêt du 28 septembre 1995, série A no 315-B, § 45). En l'espèce, les anciens propriétaires et les locataires ne peuvent pas être considérés comme des personnes placées dans des situations comparables. Aucune apparence de violation de l'article 14 combiné avec l'article 1 du Protocole no 1 ne saurait donc être constatée sur ce point.
63.  Compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n'a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles.
64.  Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
IV.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
65.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
66.  Le requérant réclame 89 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et moral qu'il aurait subi.
67.  Le Gouvernement conteste ces prétentions et indique que la Cour devrait tenir compte du fait que le requérant n'avait pas acquitté l'intégralité du prix de l'appartement nationalisé en 1981. Le Gouvernement indique à ce titre, qu'à la date où il a quitté le pays pour s'établir à l'étranger, en 1981, le requérant avait encore à payer 38 338 lei du prix total de l'appartement qui était de 118 997 lei.
68.  A cet égard, le requérant fait valoir que l'État lui a également confisqué sa voiture et d'autres biens immeubles à son départ de Roumanie en 1981, biens qui pourraient compenser la valeur du restant du prix qu'il aurait dû encore payer pour son appartement. En outre, il indique, qu'il a subi également un défaut de jouissance du bien pendant plus de quinze ans, par le refus des autorités de procéder à sa restitution. Ce défaut de jouissance pourrait également compenser, d'après lui, la partie non payée du prix initial de son appartement.
69.  La Cour considère que, dans les circonstances de l'espèce, la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état de sorte qu'il convient de la réserver en tenant également compte de l'éventualité d'un accord entre l'État défendeur et les intéressés (article 75 §§ 1 et 4 du règlement de la Cour).
B.  Frais et dépens
70.  Le requérant demande également 2 326,52 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes, en envoyant des justificatifs à cet égard, à savoir copie des quittances de payement des droits de timbre d'un montant total de 3 348 203 ROL, copie des justificatifs des frais pour trois voyages de Suisse jusqu'en Roumanie, en montant de 1 362 francs suisses (CHF) et 306 USD, et copie des ordres de payement au nom de ses avocats roumains, des sommes d'un montant total de 1 802 CHF.
71.  Le Gouvernement ne s'oppose pas à ce que la Cour alloue au requérant une somme correspondante aux frais et dépens qui ont été prouvés et nécessairement encourus.
72.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR au titre des frais et dépens de la procédure nationale et l'accorde au requérant.
C.  Intérêts moratoires
73.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention et des articles 6 et 13 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3.  Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner les griefs tirés des articles 6 et 13 de la Convention ;
4.  Dit que la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;
en conséquence :
a)  la réserve en ce qui concerne le préjudice matériel et moral ;
b)  invite le Gouvernement et le requérant à lui adresser par écrit, dans un délai de six mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c)  réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin.
5.  Dit
a) que l'État défendeur doit verser au requérant1, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux mille euros) au titre des frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur la somme susmentionnée ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6.  Rejette, pour le surplus, la demande de satisfaction équitable pour ce qui est des frais et dépens.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 février 2008 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Boštjan M. Zupančič   Greffier Président
1 Rectifié le 2 juin 2009 : le pluriel « aux requérants conjointement » a été biffé
ARRÊT ŢEŢU c. ROUMANIE
ARRÊT ŢEŢU c. ROUMANIE 


Synthèse
Formation : Cour (troisième section)
Numéro d'arrêt : 10108/02
Date de la décision : 07/02/2008
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété

Parties
Demandeurs : TETU
Défendeurs : ROUMANIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2008-02-07;10108.02 ?

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