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07/02/2008 | CEDH | N°19372/06

CEDH | AFFAIRE SILIMON ET GROSS c. ROUMANIE


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SILIMON ET GROSS c. ROUMANIE
(Requête no 19372/06)
ARRÊT
STRASBOURG
7 février 2008
DÉFINITIF
07/05/2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Silimon et Gross c. Roumanie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Boštjan M. Zupančič, président,   Corneliu Bîrsan,   Alvina Gyulumyan,   Egbert Myjer,   David

Thór Björgvinsson,   Ineta Ziemele,   Isabelle Berro-Lefèvre, juges,  et de Santiago Quesada, greffier de ...

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SILIMON ET GROSS c. ROUMANIE
(Requête no 19372/06)
ARRÊT
STRASBOURG
7 février 2008
DÉFINITIF
07/05/2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Silimon et Gross c. Roumanie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Boštjan M. Zupančič, président,   Corneliu Bîrsan,   Alvina Gyulumyan,   Egbert Myjer,   David Thór Björgvinsson,   Ineta Ziemele,   Isabelle Berro-Lefèvre, juges,  et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 janvier 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 19372/06) dirigée contre la Roumanie par deux ressortissants allemands, Mme Herta Margareta Silimon et M. Gerhard Albert Gross (« les requérants »), qui ont saisi la Cour le 24 avril 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Les requérants sont représentés par Me E.J. Prediger, avocat à Braşov. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. R.H. Radu, du ministère des Affaires étrangères.
3.  Le 12 décembre 2006, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
4.  Le gouvernement allemand, invité le 18 décembre 2006 à présenter des observations écrites, n'a pas manifesté le souhait d'exercer ce droit (articles 36 § 1 de la Convention et 44 du règlement).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5.  Les requérants sont nés en 1926 et 1934 et résident à Munich et Gempen respectivement.
6.  Par deux décisions des 27 août 1981 et 8 juillet 1989, invoquant le décret nº 223/1974, l'Etat roumain confisqua la maison sise à Braşov au no 8, rue Retezat, composée de deux appartements. Au moment de la confiscation, la requérante était la propriétaire de l'appartement nº 2 et d'une quote-part de deux tiers de l'appartement nº 1, et le requérant détenait une quote-part d'un tiers de ce dernier appartement.
7.  Par un contrat de vente du 15 juillet 1997, conclu en vertu de la loi no 112/1995, la société commerciale RIAL S.R.L. (« la S.C. RIAL »), gérante des biens appartenant à l'Etat, vendit la maison en question aux époux M., qui l'occupaient en vertu d'un contrat de bail.
8.  Le 19 septembre 2001, en vertu de la loi nº 10/2001 sur le régime juridique des biens immeubles pris abusivement par l'Etat entre le 6 mars 1945 et le 22 décembre 1989 (« loi no 10/2001 »), les requérants demandèrent à la S.C. RIAL la restitution de la maison susmentionnée.
9.  A une date non précisée, les requérants assignèrent devant le tribunal de première instance de Braşov la S.C. RIAL., la mairie de Braşov et les époux M. Ils demandaient au tribunal de constater l'illégalité de la confiscation de leur bien au motif que le décret nº 223/1974 violait les dispositions de la Constitution en vigueur à l'époque. Faisant valoir que la loi no 112/1995 prohibait la vente de plusieurs appartements à une seule personne, que la maison litigieuse était composée de deux appartements, et qu'au moment de la vente, les époux M. avaient été de mauvaise foi, les requérants demandaient également au tribunal de constater que le contrat de vente du 15 juillet 1997 était frappé de nullité absolue. Enfin, ils demandaient au tribunal d'ordonner la radiation du livre foncier du droit de propriété des époux M.
10.  Par un jugement du 15 décembre 2003, le tribunal de première instance de Braşov accueillit en partie l'action des requérants. Il jugea que l'appropriation par l'Etat de l'immeuble en litige avait été illégale et conclut à l'absence d'un titre valable de l'Etat sur le bien litigieux. En revanche, en vertu de l'article 46 de la loi no 10/2001, le tribunal de première instance rejeta la demande de constatation de la nullité du contrat de vente susmentionné, aux motifs que la loi nº 112/1995 ne prohibait pas la vente de plus d'un appartement aux locataires, et qu'au moment de la vente, les acquéreurs avaient été de bonne foi. Le tribunal rejeta également la demande de radiation du livre foncier du droit de propriété des époux M.
11.  Les requérants firent appel de ce jugement, faisant grief à la juridiction en premier ressort d'avoir jugé à tort que les époux M. avaient été de bonne foi au moment de la vente.
12.  Par un arrêt du 19 mai 2004, la cour d'appel de Braşov rejeta comme mal fondé l'appel des requérants. Elle jugea que les époux M. avaient acheté l'immeuble litigieux sur la foi des mentions contenues dans le livre foncier, où l'Etat était inscrit comme propriétaire, et que leur bonne foi ne pouvait dès lors être écartée. La formation de jugement était composée des juges D.R. et A.P.
13.  Les requérants formèrent un recours contre l'arrêt précité, alléguant que les juridictions en première instance et d'appel avaient fait une mauvaise application de la loi lorsqu'elles avaient conclu à la bonne foi des époux M. Selon la loi en vigueur au moment où la cour d'appel de Braşov rendit son arrêt, la compétence pour trancher le recours des requérants relevait du ressort de la Haute Cour de cassation et de justice.
14.  A la suite des modifications apportées au code de procédure civile par la loi no 219/2005 du 6 juillet 2005, la cour d'appel de Braşov devint compétente à statuer sur le recours formé par les requérants contre l'arrêt du 19 mai 2004, rendu par la même juridiction.
15.  Par un arrêt du 27 octobre 2005, la cour d'appel de Braşov rejeta le recours des requérants, jugeant que ces derniers n'étaient pas parvenus à renverser la présomption de bonne foi qui jouait en faveur des époux M. La formation de jugement était composée des juges D.M.C., G.B. et R.P.
16.  Sur demande des requérants, la procédure administrative qu'ils avaient entamée le 19 septembre 2001 en vertu de la loi no 10/2001, fut suspendue dans l'attente d'une décision définitive des tribunaux dans le litige qui les opposait aux époux M.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
17.  Les dispositions légales et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans les arrêts Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-33), Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, CEDH 2005-VII, §§ 19-26) et Păduraru c. Roumanie (no 63252/00, §§ 38-53, 1er décembre 2005).
18.  La loi no 10/2001 du 14 février 2001 sur le régime juridique des biens immeubles pris abusivement par l'État entre le 6 mars 1945 et le 22 décembre 1989 a été modifiée par la loi no 247 publiée au Journal officiel du 22 juillet 2005. La nouvelle loi élargit les formes d'indemnisation en permettant aux bénéficiaires de choisir entre une compensation sous forme de biens et services et une compensation sous forme de dédommagement pécuniaire équivalant à la valeur marchande du bien qui ne peut pas être restitué en nature au moment de l'octroi de la somme.
19.  Les dispositions pertinentes de la loi no 10/2001 (republiée) telles que modifiées par la loi no 247/2005 se lisent ainsi :
Article 1
« 1.  Les immeubles que l'État (...) s'est approprié abusivement entre le 6 mars 1945 et le 22 décembre 1989, de même que ceux pris par l'Etat en vertu de la loi no 139/1940 sur les réquisitions, et non encore restitués, feront l'objet d'une restitution en nature.
2.  Si la restitution en nature n'est pas possible, il y a lieu d'adopter des mesures de réparation par équivalence. Il peut s'agir de la compensation par d'autres biens ou services (...), avec l'accord du demandeur, ou d'un dédommagement pécuniaire octroyé selon les dispositions spéciales concernant la détermination et le paiement de dédommagements pour les biens immeubles acquis abusivement.
Article 10
« 1)  Lorsque les bâtiments tombés dans le patrimoine de l'État d'une manière abusive ont été démolis totalement ou partiellement, la restitution en nature est ordonnée pour le terrain libre et pour les constructions qui n'ont pas été démolies, tandis que des mesures réparatrices par équivalence seront fixées pour les terrains occupés et pour les constructions démolies.
8)  La valeur des constructions que l'Etat s'est abusivement appropriées et qui ont été démolies est déterminée en fonction de leur valeur vénale au jour où l'administration statue sur la demande, établie selon les normes internationales d'évaluation à partir des informations à la disposition des évaluateurs.
9)  La valeur des constructions qui n'ont pas été démolies et des terrains y afférents que l'Etat s'est abusivement appropriés et qui ne peuvent pas être restitués en nature est déterminée en fonction de leur valeur vénale au jour où l'administration statue sur la demande, conformément aux normes internationales d'évaluation. »
Article 20
« 1)  Les personnes qui se sont vu octroyer des dédommagements en vertu de la loi no 112/1995 peuvent, sauf dans le cas où l'immeuble a été vendu [à des tiers] avant l'entrée en vigueur de la présente loi, en solliciter la restitution en nature, à charge pour elles de rembourser le montant reçu au titre des dédommagements, corrigé en fonction du taux de l'inflation.
2)  Dans le cas où l'immeuble a été vendu [à des tiers] dans les conditions prévues par la loi no 112/1995 (...), le demandeur a droit à des mesures de réparation par équivalence, à hauteur de la valeur vénale de l'immeuble, incluant le terrain et les constructions, déterminée conformément aux normes internationales d'évaluation. Lorsque le demandeur a reçu des dédommagements en vertu de la loi no 112/1995, il a droit à la différence entre la valeur vénale du bien et le montant reçu au titre desdits dédommagements, corrigé en fonction du taux d'inflation.
20.  Les articles 13 et 16 du titre VII de la loi no 247/2005, également pertinents dans la présente affaire, se lisent ainsi :
Article 13
« 1)  En vue d'arrêter le montant final des dédommagements à octroyer selon la présente loi, sera créée une Commission centrale des dédommagements, ci-après la Commission centrale, placée sous l'autorité du Premier ministre (...)
Article 16
« 1)  Les décisions délivrées par les autorités compétentes pour restituer le bien mentionnant des sommes à titre de dédommagement (...) seront envoyées au secrétariat de la Commission centrale au plus tard 60 jours après l'entrée en vigueur de la présente loi.
2)  Les demandes de restitution déposées en vertu de la loi no 10/2001 (...) qui n'ont pas reçu de réponse au moment de l'entrée en vigueur de la loi seront envoyées (...) au secrétariat de la Commission centrale (...) dans un délai de 10 jours à compter de la date de la délivrance des décisions des autorités compétentes pour restituer le bien.
5)  Le secrétariat de la Commission centrale dressera la liste des dossiers mentionnés aux alinéas 1 et 2 dans lesquels la demande de restitution en nature a été rejetée. Ces dossiers seront ensuite transmis à l'autorité chargée de l'évaluation, qui rédigera le rapport d'évaluation.
6)  (...) L'autorité chargée de l'évaluation rédigera le rapport d'évaluation selon la procédure prévue à cet effet et le transmettra à la Commission centrale. Le rapport contiendra le montant du dédommagement à octroyer.
7)  Sur la base du rapport d'évaluation, la Commission centrale prononcera la décision d'octroi de dédommagement ou renverra le dossier pour une nouvelle évaluation. »
21.  Le fonctionnement de la société par actions « Proprietatea » est décrit dans l'affaire Radu c. Roumanie (no 13309/03, §§ 18-20, 20 juillet 2006).
22.  La loi no 247/2005 a été modifiée en dernier lieu par l'ordonnance d'urgence du Gouvernement no 81 du 28 juin 2007, publiée au Journal Officiel du 29 juin 2007 et portant sur l'accélération de la procédure d'indemnisation pour les immeubles pris abusivement par l'Etat.
Selon l'article 181 du titre I de l'ordonnance, lorsque la Commission centrale a décidé l'octroi des dédommagements dont le montant ne dépasse pas 500 000 nouveaux lei roumains (« RON »), les bénéficiaires peuvent opter entre des actions à « Proprietatea » et l'octroi des dédommagements pécuniaires. Pour les montants supérieurs à 500 000 RON, les intéressés peuvent réclamer des dédommagements pécuniaires à hauteur de 500 000 RON, et se verront octroyer des actions à « Proprietatea » pour la différence.
Selon l'article 7 du titre II de l'ordonnance, dans les six mois à compter de l'entrée en vigueur de l'ordonnance, le Gouvernement devra établir les règles de désignation de la société gérante de « Proprietatea ».
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
23.  Invoquant l'article 1 du Protocole no 1, les requérants se plaignent d'avoir subi une atteinte à leur droit au respect de leurs biens, en raison des décisions des tribunaux internes qui, tout en constatant l'illégalité de la nationalisation et l'absence de titre valable de l'Etat sur la maison en litige, ont validé sa vente par l'Etat. L'article 1 du Protocole no 1 dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A.  Sur la recevabilité
24.  La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle observe par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun motif d'irrecevabilité et le déclare donc recevable.
B.  Sur le fond
25.  Le Gouvernement estime qu'il est loisible aux requérants d'obtenir une indemnité en vertu de la loi no 10/2001 modifiée par la loi no 247/2005, ce qui répond aux exigences de l'article 1 du Protocole no 1. Il considère que dans des situations complexes telles qu'en l'espèce, où les dispositions législatives ont un impact économique sur l'ensemble du pays, les autorités nationales doivent bénéficier d'un pouvoir discrétionnaire non seulement pour choisir les mesures visant à garantir le respect des droits patrimoniaux mais également pour leur mise en œuvre. Il expose que la dernière réforme en la matière, à savoir la loi no 247/2005, pose le principe de l'octroi de dédommagements équitables et non plafonnés, fixés par une décision de la commission administrative centrale sur la base d'une expertise, et accélère la procédure de restitution ou d'indemnisation. Cette loi prévoit que, dans le cas où la restitution de l'immeuble n'est pas possible, l'indemnisation se fait par l'émission de titres de participation à un organisme collectif de valeurs mobilières (Proprietatea), à hauteur de la valeur du bien établie par expertise. Selon le Gouvernement, le nouveau mécanisme institué par la loi no 247/2005 assure une indemnisation effective, conforme aux exigences de la Convention.
26.  Le Gouvernement estime qu'en tout état de cause un éventuel retard dans l'octroi d'une indemnité, dans le contexte d'un dédommagement non plafonné, ne rompt pas le juste équilibre à ménager entre la protection de la propriété des individus et les exigences de l'intérêt général et n'oblige pas les requérants à supporter une charge excessive.
27.  Les requérants contestent la thèse du Gouvernement. Ils rappellent que les tribunaux internes ont constaté l'illégalité de la confiscation de leur bien, tout en confirmant la vente du même bien aux locataires. Ils soulignent que cette solution fait obstacle à ce qu'ils recouvrent la possession de leur bien.
28.  Quant à la possibilité d'obtenir une indemnisation en vertu de la loi no 10/2001 modifiée par la loi no 247/2005, les requérants contestent le caractère réel et effectif du système de compensation mis en place par les lois précitées, soulignant que Proprietatea n'est pas encore fonctionnel.
29.  La Cour observe que les requérants ont obtenu une décision définitive constatant l'illégalité de l'appropriation par l'Etat de leur bien et le fait que ce dernier n'était pas propriétaire de ce bien lors de sa vente. Nonobstant ce constat, les tribunaux internes ont refusé d'annuler la vente du bien, au motif que les requérants ne sont pas parvenus à renverser la présomption de bonne foi jouant en faveur des acquéreurs (paragraphe 14 ci-dessus).
30.  Compte tenu du constat des tribunaux internes, non réfuté par les parties, la Cour estime qu'en l'espèce, les requérants sont titulaires d'un bien protégé par l'article 1 du Protocole no 1 (Gabriel c. Roumanie, no 35951/02, § 25, 8 mars 2007 ; Florescu c. Roumanie, no 41857/02, § 27, 8 mars 2007).
31.  La Cour a traité à maintes reprises des affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Gabriel, précité, §§ 27-32).
32.  Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n'a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. La Cour réaffirme notamment que, dans le contexte législatif roumain régissant les actions en revendication immobilières et la restitution des biens nationalisés par le régime communiste, la vente par l'État d'un bien d'autrui à des tiers de bonne foi, même lorsqu'elle est antérieure à la confirmation en justice d'une manière définitive du droit de propriété d'autrui, s'analyse en une privation de bien. Une telle privation, combinée avec l'absence totale d'indemnisation, est contraire à l'article 1 du Protocole no 1 (Străin, précité, §§ 39, 43 et 59).
33.  Pour autant que le Gouvernement fait valoir qu'il leur est loisible d'obtenir des titres de participation à un organisme collectif de valeurs mobilières (Proprietatea) sur la base de la loi no 10/2001, à hauteur de la valeur du bien établie par expertise, la Cour réitère son constat antérieur selon lequel Proprietatea ne fonctionne actuellement pas d'une manière susceptible d'aboutir à l'octroi effectif d'une indemnité aux requérants (voir, parmi d'autres, les affaires Radu, précité, §§ 32-34, Gabriel, précité, § 21, et Săvulescu c. Roumanie, no 1696/03, §  30, 12 juillet 2007). De surcroît, ni la loi no 10/2001, ni la loi no 247/2005 la modifiant ne prennent en compte le préjudice subi du fait d'une absence prolongée d'indemnisation par les personnes qui, comme les requérants, se sont vu priver de leurs biens (Porteanu c. Roumanie, no 4596/03, § 34, 16 février 2006, et Florescu, précité, § 32).
34.  Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu'en l'espèce, la mise en échec du droit de propriété des requérants sur la maison litigieuse, combiné avec l'absence d'indemnisation depuis plus de deux ans, leur a fait subir une charge disproportionnée et excessive, incompatible avec le droit au respect de leurs biens garanti par l'article 1 du Protocole no 1.
Partant, il y a eu en l'espèce violation de cette disposition.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
35.  Les requérants allèguent une violation de leur droit à ce que leur cause soit entendue par un tribunal impartial en raison du fait que la cour d'appel de Braşov a été amenée à statuer tant sur l'appel que sur le recours qu'ils ont formés dans le cadre de l'action en annulation du contrat de vente du 15 juillet 1997. Ils invoquent à cet égard l'article 6 § 1 de la Convention, qui, dans ses parties pertinentes, se lit comme suit :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
36.  La Cour note que la situation contestée par les requérants est le résultat de la modification des règles de compétence des tribunaux, apportée par la loi no 219 du 6 juillet 2005. Elle estime que le fait que la cour d'appel de Braşov a statué sur deux voies de recours dans la même procédure ne pose pas de problème au regard de l'article 6 § 1 de la Convention, dans la mesure où les formations des juges ont été différentes (Diennet c. France, arrêt du 26 septembre 1995, série A no 325-A, p. 16, § 38 ; Paroisse gréco-catholique Ticvaniul Mare c. Roumanie, (déc.), no 2534/02, 24 octobre 2006).
37.  Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
38.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
a)  Dommage matériel
39.  Pour ce qui est du préjudice matériel, les requérants sollicitent à titre principal la restitution de la maison vendue par l'Etat à des tiers. Au cas où l'Etat ne pourrait la restituer, les intéressés réclament une somme équivalant à la valeur vénale du bien qui, selon le rapport d'expertise soumis à la Cour, s'élèverait à 220 000 EUR.
40.  Le Gouvernement conteste l'évaluation de la valeur du bien faite par l'expert désigné par les requérants. A cet égard, il souligne que ce montant prend en compte non seulement la valeur de la maison vendue par l'Etat, mais également la valeur d'un terrain de 524,48 m2 attenant à la maison en question et qui ne fait pas l'objet du présent litige.
Selon le rapport d'expertise soumis par le Gouvernement, la valeur de la maison s'élèverait à 112 058 EUR.
41.  La Cour rappelle qu'elle a conclu à la violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention en raison de la vente par l'Etat de la maison sise à Braşov au no 8, rue Retezat à des tiers de bonne foi, combinée avec l'absence totale d'indemnisation. La Cour observe également que la vente en question ne portait pas sur le terrain attenant à cet immeuble.
42.  La Cour estime, dans les circonstances de l'espèce, que la restitution de la maison litigieuse, placerait les requérants autant que possible dans une situation équivalant à celle où ils se trouveraient si les exigences de l'article 1 du Protocole no 1 n'avaient pas été méconnues.
43.  A défaut pour l'Etat défendeur de procéder à pareille restitution dans un délai de trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif, la Cour décide qu'il devra verser aux requérants, pour dommage matériel, une somme correspondant à la valeur actuelle de la maison.
44.  Compte tenu des informations dont elle dispose sur les prix du marché immobilier local et des éléments fournis par les parties, la Cour estime la valeur vénale actuelle du bien à 120 000 EUR.
45.  Par conséquent, statuant en équité, comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour alloue aux requérants la somme de 120 000 EUR.
b)  Dommage moral
46.  Les requérants réclament également 100 000 EUR au titre du dommage moral pour la souffrance endurée depuis la confiscation illégale de leur bien.
47.  Le Gouvernement estime ce montant excessif et soutient qu'un constat de violation de l'article 1 du Protocole no 1 constituerait par lui-même, une réparation satisfaisante du préjudice moral allégué.
48.  La Cour considère que les événements en cause ont pu provoquer aux requérants un état d'incertitude et des souffrances qui ne peuvent pas être compensés par le constat de violation de l'article 1 du Protocole no 1. Elle estime que la somme de 4 000 EUR représente une réparation équitable du préjudice moral subi par les requérants.
B.  Frais et dépens
49.  Les requérants n'ont formulé aucune demande à ce titre.
50.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où il l'a demandé. Dès lors, en l'espèce, la Cour n'octroie aux requérants aucune somme à ce titre.
C.  Intérêts moratoires
51.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1 et irrecevable pour le surplus ;
2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3.  Dit
a)  que l'État défendeur doit restituer aux requérants la maison sise à Braşov au no 8, rue Retezat, dans les trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention ;
b)  qu'à défaut d'une telle restitution, l'État défendeur doit verser, conjointement, aux requérants, dans le même délai de trois mois, 120 000 EUR (cent vingt mille euros) pour dommage matériel ;
c)  qu'en tout état de cause, l'État défendeur doit verser, conjointement, aux requérants, dans le même délai de trois mois, 4 000 EUR (quatre mille euros) pour préjudice moral ;
d)  qu'il convient d'ajouter aux sommes susmentionnées tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
e)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 février 2008 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Boštjan M. Zupančič     Greffier Président
ARRÊT GHERGHICEANU c. ROUMANIE
ARRÊT SILIMON ET GROSS c. ROUMANIE 


Synthèse
Formation : Cour (troisième section)
Numéro d'arrêt : 19372/06
Date de la décision : 07/02/2008
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété

Parties
Demandeurs : SILIMON ET GROSS
Défendeurs : ROUMANIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2008-02-07;19372.06 ?

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