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12/02/2008 | CEDH | N°502/03

CEDH | AFFAIRE APAYDIN c. TURQUIE


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE APAYDIN c. TURQUIE
(Requête no 502/03)
ARRÊT
STRASBOURG
12 février 2008
DÉFINITIF
12/05/2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Apaydın c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,   Ireneu Cabral Barreto,   Rıza Türmen,   Mindia Ugrekhelidze,   Vladimiro Zagre

belsky,   Antonella Mularoni,   Dragoljub Popović, juges,  et de Sally Dollé, greffière de section,
Après...

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE APAYDIN c. TURQUIE
(Requête no 502/03)
ARRÊT
STRASBOURG
12 février 2008
DÉFINITIF
12/05/2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Apaydın c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,   Ireneu Cabral Barreto,   Rıza Türmen,   Mindia Ugrekhelidze,   Vladimiro Zagrebelsky,   Antonella Mularoni,   Dragoljub Popović, juges,  et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 janvier 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 502/03) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissantes de cet État, Mmes Münüre Apaydın et Fulya Apaydın (« les requérantes »), ont saisi la Cour le 19 août 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Les requérantes sont représentées par Me S. Pekdaş, avocat à Izmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3.  Les requérantes alléguaient en particulier la violation des articles 6 §§ 1 et 3 et 13 de la Convention, et de l'article 1 du Protocole no 1.
4.  Le 19 septembre 2006, la Cour a déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer les griefs tirés des dispositions précitées au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5.  Les requérantes sont deux sœurs, nées respectivement en 1979 et 1978 et résident à Eskişehir.
6.  Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
7.  Le 26 décembre 1995, les requérantes furent arrêtées et placées en garde à vue par des policiers de la section de lutte anti-terroriste de la direction de la sûreté de Manisa. Il leur était reproché d'être membres d'une organisation illégale, le DHKP/C (Parti révolutionnaire de libération du peuple/Front).
8.  Le 5 janvier 1996, la première requérante fut traduite devant le juge assesseur près la cour de sûreté de l'État d'Izmir, qui ordonna son placement en détention provisoire.
9.  Le même jour, la deuxième requérante fut aussi traduite devant le procureur de la République près la cour de sûreté de l'État d'Izmir, qui ordonna sa libération.
10.  Le 16 avril 1996, la cour de sûreté de l'État libéra la première requérante.
11.  Le 28 novembre 2000, la cour acquitta les requérantes. Cette décision devint définitive le 6 décembre 2000.
12.  Le 2 mars 2001, sur le fondement de la loi no 466, les requérantes saisirent la cour d'assises d'Eskişehir (« la cour d'assises ») d'une action en réparation du préjudice subi en raison de leur privation de liberté entre les 26 décembre 1995 et 16 avril 1996 pour la première requérante, et entre les 26 décembre 1995 et 5 janvier 1996 pour la deuxième requérante. La première requérante sollicita 3 000 000 000 livres turques (TRL) [environ 3 530 euros (EUR)] au titre du dommage matériel et 30 000 000 000 TRL [environ 35 294 EUR] à celui de dommage moral. La deuxième requérante demanda 500 000 000 TRL [environ 588 EUR] au titre du dommage matériel et 5 000 000 000 TRL [5 882 EUR] à celui de dommage moral.
13.  Les 25 mai, 13 juillet et 6 septembre 2001, la cour d'assises tint trois audiences, siégeant à trois juges. Lors de la première audience, elle désigna l'un de ses membres en tant que délégué pour instruire l'affaire et préparer un rapport. Lors de la deuxième audience, elle désigna d'office un expert pour l'évaluation de la perte matérielle des requérantes. Lors de la dernière audience, le 6 septembre 2001, l'expert remit son rapport à la cour d'assises et le procureur de la République fut invité à communiquer ses observations écrites sur les demandes présentées par les requérantes. Le rapport d'expertise ne fut pas communiqué aux requérantes.
14.  Le même jour, le procureur de la République fit part de son avis à la cour d'assises. Cet avis ne fut pas communiqué aux requérantes.
15.  Toujours le 6 septembre 2001, la cour d'assises, suivant l'avis du procureur de la République, accorda à la première requérante 800 000 000 TRL [environ 647 EUR] et à la deuxième requérante 125 000 000 000 TRL [environ 101 EUR] pour le préjudice moral. Elle estima que les autres demandes n'étaient pas fondées et que les pertes alléguées n'étaient pas prouvées. En ce qui concerne notamment la demande pour le préjudice matériel, contrairement à ce qui était proposé dans le rapport d'expertise, elle constata que les requérantes étaient étudiantes, ne travaillaient pas lors de l'arrestation et donc elles ne pouvaient pas avoir une perte matérielle.
16.  Le 24 septembre 2001, les requérantes se pourvurent en cassation. Elles soutinrent que les montants accordés étaient insuffisants, que la cour d'assises n'avait pas pris de décision quant à leur demande concernant les intérêts moratoires, que le rapport d'expertise ne leur avait pas été notifié et qu'il n'y avait pas eu d'audience. Elles invoquèrent les articles 6 de la Convention et 1 du Protocole no 1. Elles demandèrent également la tenue d'une audience.
17.  Le 30 novembre 2001, le procureur général près la Cour de cassation présenta son avis sur le fond des deux recours. Dans son avis écrit (tebliğname), il déclara que les requérantes n'avaient pas de motif valable d'appel et recommanda de rejeter le recours. Cet avis ne fut pas communiqué aux requérantes.
18.  Le 21 janvier 2002, la Cour de cassation approuva l'arrêt de la cour d'assises après avoir examiné l'avis du procureur général, lequel ne fut pas notifié aux requérantes. Elle ne tint pas d'audience.
19.  Le 27 février 2002, l'arrêt de la Cour de cassation fut notifié aux requérantes.
20.  Le 19 mars 2003, le Trésor public versa aux requérantes les sommes de 800 000 000 TRL [environ 445 EUR] pour la première requérante et 125 000 000 TRL [environ 69 EUR] pour la deuxième requérante, sur base de leur demande formulée le 16 août 2002.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
21.  Le droit et la pratique internes pertinents en vigueur à l'époque des faits sont décrits dans l'arrêt Göç c. Turquie ([GC], no 36590/97, §§ 27-34, CEDH 2002-V).
22.  L'article 1 de la loi no 466 sur l'octroi d'indemnités aux personnes illégalement arrêtées ou détenues dispose que :
« Seront compensés par l'État les dommages subis par toute personne :
1.  arrêtée ou mise en détention dans des conditions et circonstances non conformes à la Constitution et aux lois ;
2.  à laquelle les griefs à l'origine de son arrestation ou détention n'auront pas été immédiatement communiqués ;
3.  qui n'aura pas été traduite dans le délai légal devant le juge après avoir été arrêtée ou mise en détention ;
4.  qui aura été privée de sa liberté sans décision judiciaire après que le délai légal pour être traduite devant le juge aura expiré ;
5.  dont les proches n'auront pas été immédiatement informés de son arrestation ou de sa détention ;
6.  qui, après avoir été arrêtée ou mise en détention conformément à la loi, aura bénéficié d'un non-lieu (...), d'un acquittement ou d'un jugement la dispensant d'une peine ;
ou
7.  qui aura été condamnée à une peine d'emprisonnement moins longue que sa détention ou à une amende seulement. »
23.  Aux termes de l'article 2 de la loi no 466, tout plaignant doit introduire une demande d'indemnisation devant la cour d'assises du lieu de son domicile dans un délai de trois mois, en exposant les faits litigieux et indiquant le montant réclamé. Cette demande est dirigée contre le Trésor public.
24.  L'article 3 de la même loi dispose :
« A réception de la demande d'indemnisation, la cour d'assises compétente (...) désigne l'un de ses membres, lequel doit tout d'abord vérifier que la demande a été présentée dans le délai légal. Dans l'affirmative, le juge ainsi désigné doit recueillir tous les éléments de preuve, y compris le dossier de l'affaire et le jugement [relatifs à la procédure pénale]. Si nécessaire, le juge désigné entend le plaignant. Il transmet ensuite le dossier au parquet pour avis, après avoir recueilli l'ensemble des éléments de preuve.
A réception de l'avis écrit du procureur, la cour rend sa décision sans tenir d'audience.
Le plaignant a le droit de faire appel de cette décision dans le délai d'une semaine après en avoir reçu notification. »
25.  Tout plaignant est en droit de demander réparation du préjudice tant matériel que moral découlant d'une détention irrégulière. Toute demande financière doit s'appuyer sur des éléments écrits. Le montant accordé à titre de réparation pour dommage moral est déterminé en fonction de la situation personnelle, financière et sociale du plaignant.
26.  Selon l'article 66 § 1 de l'ancien code de la procédure pénale de l'époque des faits :
« [Le tribunal] décide de demander l'avis et les observations d'un expert dans les cas où la résolution [du litige] nécessite la connaissance spécifique ou technique. »
27.  D'après l'article 63 § 1 du code de procédure pénale du 4 décembre 2004, entré en vigueur le 1er juin 2005 :
« [Le tribunal] peut décider de demander d'office, sur demande du procureur de la République, de la partie intervenante, de son représentant, du suspect ou de l'accusé, de leur représentant ou de leur représentant légal, l'avis et les observations d'un expert dans les cas où la résolution [du litige] nécessite le savoir-faire spécifique ou technique. En revanche,  le tribunal ne peut pas entendre l'expert dans les cas où [le litige] peut être résolu par la connaissance générale et juridique que la profession du juge nécessite. »
28.  En matière de procédure à suivre pour les litiges concernant les demandes d'indemnités émanant des personnes illégalement arrêtées ou détenues, le nouveau code de procédure pénale du 4 décembre 2004, entré en vigueur le 1er juin 2005, contient des nouvelles dispositions. L'article 142 § 7 se lit ainsi :
« Le tribunal rend sa décision après avoir entendu la partie demanderesse, le procureur de la République et le représentant du Trésor public. »
29.  En vertu de l'article 82 de la loi no 2004 du 9 juin 1932 sur les voies d'exécution et la faillite (İcra ve İflas Kanunu), les biens appartenant à l'État ainsi que les biens destinés à l'usage public ne peuvent pas faire l'objet d'une saisie.
30.  Entre janvier 2002 et mars 2003, l'inflation annuelle moyenne était d'environ 25 % en Turquie. Les effets de l'inflation sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'Institut des statistiques de l'État. D'après la liste pertinente, l'indice de l'inflation au mois de janvier 2002 (date de l'arrêt de la Cour de cassation) était de « 266019,5 » et atteignait le chiffre de « 352737,7 » au mois de mars 2003 (date du paiement de l'indemnité).
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
31.  Les requérantes allèguent un défaut d'équité de la procédure devant le tribunal de fond et la Cour de cassation. Elles soutiennent entre autres que le défaut d'audience, l'absence de notification du rapport d'expertise lors de la procédure devant la cour d'assises ainsi que l'absence de notification de l'avis du procureur général près la Cour de cassation portent atteinte aux principes de « procédure contradictoire » et d'« égalité des armes ».
Elles invoquent à cet égard l'article 6 §§ 1 et 3 de la Convention, ainsi libellé dans ses parties pertinentes :
« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...), par un tribunal (...), établi par la loi, qui décidera, (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)
3.  Tout accusé a droit notamment à : (...)
b)  disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ; (...) »
32.  Le Gouvernement s'oppose à cette thèse. Il rappelle qu'en principe, la tenue de l'audience n'était pas prévue dans les affaires concernant la loi no 466, mais si les juridictions nationales avaient estimé que la demande du requérant soulevait d'importantes considérations d'intérêt général, une audience aurait pu être organisée. Le Gouvernement explique que la loi no 466 visait à fournir un moyen rapide de traiter des demandes d'indemnisation en évitant les dépenses et les retards occasionnés par une audience. Par ailleurs, aucune règle de la procédure n'empêchait les requérantes de verser dans le dossier les observations ou autres éléments qu'elles jugeaient nécessaires quant aux rapports d'expertise.
Par ailleurs, il porte à la connaissance de la Cour les modifications en matière de procédure à suivre pour les litiges concernant les demandes d'indemnités émanant des personnes illégalement arrêtées ou détenues. Selon l'article 142 § 7 du code de procédure pénale du 4 décembre 2004, entré en vigueur le 1er juin 2005, le tribunal rend sa décision après avoir entendu la partie demanderesse, le procureur de la République et le représentant du Trésor public.
A.  Sur la recevabilité
33.  La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B.  Sur le fond
1.  Sur l'absence d'audience dans le cadre de la procédure interne
34.  Selon la jurisprudence établie de la Cour, dans une procédure se déroulant devant un premier et seul tribunal, le droit de chacun à ce que sa cause soit « entendue publiquement », au sens de l'article 6 § 1, implique le droit à une « audience » à moins que des circonstances exceptionnelles ne justifient de s'en dispenser (voir, par exemple, Håkansson et Sturesson c. Suède, arrêt du 21 février 1990, série A no 171-A, p. 20, § 64 ; Fredin c. Suède (no 2), arrêt du 23 février 1994, série A no 283-A, pp. 10-11, §§ 21-22 ; Allan Jacobsson c. Suède (no 2), arrêt du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 168, § 46 ; Göç, précité, 47).
35.  La Cour relève que la demande des requérantes a été examinée par la cour d'assises d'Eskişehir puis, en deuxième instance, par la chambre compétente de la Cour de cassation. A aucun stade, les intéressées n'ont bénéficié de la possibilité d'exposer oralement leurs prétentions devant les juridictions internes.
36.  En ce qui concerne la question de savoir si des circonstances exceptionnelles justifiaient de se dispenser d'une audience relative à la demande d'indemnisations présentée par les requérantes, la Cour observe que la cour d'assises d'Eskişehir jouissait d'un pouvoir discrétionnaire quant au montant de l'indemnisation à accorder aux requérantes dès lors qu'il avait été établi que leur affaire relevait de l'un des motifs exposés à l'article 1 de la loi no 466. Le Gouvernement ne prétend pas que la cour d'assises ait évalué le montant de la réparation en fonction d'un barème fixe d'indemnisation fondé uniquement sur le nombre de jours que les intéressées ont passé en détention avant leur libération. Au contraire, cette juridiction a pris note de l'ensemble des griefs exposés dans la demande présentée par l'avocat des requérantes, et a tenu compte de plusieurs facteurs personnels, notamment la situation financière et sociale des intéressées et, en particulier, la portée des souffrances émotionnelles qu'elles ont endurées pendant leur détention.
37.  S'il est vrai que le fait et la durée de la détention ainsi que la situation financière et sociale des requérantes pouvaient être établis à partir des éléments recueillis par le juge rapporteur, sans qu'il fût nécessaire d'entendre les intéressées, d'autres considérations interviennent lorsqu'il y a lieu d'apprécier les souffrances émotionnelles que celles-ci prétendaient avoir subies. De l'avis de la Cour, les requérantes auraient dû bénéficier de la possibilité d'expliquer oralement à la cour d'assises le dommage moral que leur emprisonnement avait occasionné. La nature essentiellement personnelle de l'expérience vécue par les requérantes et la détermination du montant adéquat à accorder à titre d'indemnisation rendaient leur comparution indispensable. On ne saurait prétendre qu'il s'agissait de questions à caractère technique pouvant être réglées de manière satisfaisante sur la seule base du dossier. Au contraire, la Cour estime que la bonne administration de la justice et la responsabilité de l'État auraient été mieux servies en l'espèce si les requérantes avaient été autorisées à exposer leur situation personnelle au cours d'une audience devant les juridictions internes et sous le contrôle du public. De l'avis de la Cour, cet élément prend le pas sur les considérations de célérité et d'efficacité qui, d'après le Gouvernement, sous-tendent la loi no 466 (Göç, précité, § 51 ; Özata c. Turquie, no 19578/02, § 36, 20 octobre 2005).
38.  Pour les raisons qui précèdent, la Cour estime qu'aucune circonstance exceptionnelle ne justifiait de se dispenser de la tenue d'une audience. Dès lors, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
2.  Sur le défaut de communication de l'avis du procureur général près la Cour de cassation
39.  La Cour rappelle avoir examiné un grief identique à celui présenté par les requérantes et avoir conclu à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait de la non-communication de l'avis du procureur général, compte tenu de la nature des observations de celui-ci et de l'impossibilité pour un justiciable d'y répondre par écrit (voir, parmi beaucoup d'autres, Göç, précité ; §§ 55-58, Sağir c. Turquie, no 37562/02, §§ 25-27, 19 octobre 2006 ; Ayçoban et autres c. Turquie, nos 42208/02, 43491/02 et 43495/02, §§ 26-28, 22 décembre 2005).
40.  La Cour considère que le Gouvernement n'a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente en l'espèce. Dès lors, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
3.  Sur le défaut de communication du rapport d'expertise
41.  Compte tenu de sa conclusion selon laquelle le droit des requérantes à un procès équitable a été méconnu pour les raisons susmentionnées, la Cour juge inutile d'examiner séparément l'allégation d'iniquité de la procédure en raison du défaut de communication du rapport d'expertise.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
42.  Les requérantes se plaignent de la perte subie en raison du versement tardif de l'indemnité, laquelle n'était pas assortie d'intérêts moratoires. Elles invoquent l'article 1 du Protocole no 1 ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A.  Sur la recevabilité
43.  Selon le Gouvernement, les requérantes ont cessé d'être victimes de la violation alléguée de la Convention à la suite du paiement des indemnités, effectué le 19 mars 2003. Par ailleurs, il soutient que les requérantes n'ont pas épuisé les voies de recours internes comme l'exige l'article 35 § 1 de la Convention, faute d'avoir engagé une procédure d'exécution forcée. Il souligne qu'elles ont introduit leur requête le 19 août 2002, soit seulement trois jours après avoir fait la demande auprès des autorités compétentes pour le paiement de la dette.
1.  Münüre Apaydın
a.  Sur la qualité de victime de la requérante
44.  La Cour réaffirme qu'une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, par exemple, Amuur c. France, arrêt du 25 juin 1996, Recueil 1996-III, p. 846, § 36 ; Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI ; Bordovski c. Russie, no 49491/99, § 31, 8 février 2005).
En l'espèce, la somme en question a été versée à la requérante conformément aux décisions des tribunaux internes. Néanmoins, le paiement est intervenu après l'introduction de la requête et plus d'un an après l'arrêt définitif de la Cour de cassation. Ce versement n'a pas davantage offert à la requérante une réparation adéquate.
45.  Dans ces conditions, la Cour estime que la requérante peut toujours se prétendre victime d'une violation de l'article 1 du Protocole no 1.
b.  Sur le non-épuisement des voies de recours internes
46.  La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle il n'est pas opportun d'imposer à un individu, qui a obtenu une créance contre l'État à l'issue d'une procédure judiciaire, l'obligation d'engager par la suite la procédure d'exécution forcée afin d'obtenir satisfaction (Metaxas c. Grèce, no 8415/02, § 19, 27 mai 2004 ; plus récemment, Mehmet Sait Kaya c. Turquie, no 17747/03, 25 juillet 2006). Il s'ensuit que cette exception ne saurait être retenue.
47.  La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
2.  Fulya Apaydın
48.  La Cour note qu'il n'est pas nécessaire de décider sur les exceptions du Gouvernement concernant la qualité de victime de la requérante et le non-épuisement des voies de recours internes, dans la mesure où ce grief doit être déclaré irrecevable pour les raisons suivantes.
49.  La Cour rappelle que l'arrêt de la cour d'assises du 6 septembre 2001, devenu définitif le 21 janvier 2002, constitue un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 (Angelov c. Bulgarie, no 44076/98, § 35, 22 avril 2004) et que les autorités internes n'ont pas effectué le paiement immédiatement après que le jugement soit devenu définitif.
50.  En revanche, ayant procédé à son propre calcul à la lumière des données économiques pertinentes dont elle dispose (paragraphe 30 ci-dessus) et de la jurisprudence en la matière (voir, mutatis mutandis, Aka c. Turquie, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VI ; Akkuş c. Turquie, arrêt du 9 juillet 1997, Recueil 1997-IV), la Cour constate que le montant de la perte subie par la requérante s'élève à 18 EUR. Selon elle, ce montant, qui correspond à la différence entre la valeur de la créance à la date de l'arrêt de la Cour de cassation et sa valeur lors de son règlement effectif, est relativement insignifiant et ne peut pas être considéré, dans les circonstances particulières de l'espèce, comme un préjudice en mesure de porter atteinte au droit protégé par l'article 1 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, Derin c. Turquie (déc.), no 12225/03, 11 septembre 2007 ; Arabacı c. Turquie (déc.), no 65714/01, 7 mars 2002).
51.  Il s'ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée comme étant manifestement mal fondée en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
B.  Sur le fond
52.  Le Gouvernement fait valoir que les autorités ont effectué le paiement à Münüre Apaydın aussi rapidement que possible après que la requérante l'ait réclamé.
53.  La Cour constate qu'en l'espèce, l'arrêt de la cour d'assises du 6 septembre 2001, devenu définitif le 21 janvier 2002, a créé au profit de cette requérante une créance certaine et exigible, constitutive d'un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1 (Angelov, précité). Toutefois, l'intéressée n'a obtenu le paiement des indemnités que le 19 mars 2003, soit plus de 13 mois après la décision interne définitive. De plus, le montant alloué par les juridictions internes n'était pas assorti d'intérêts moratoires alors que, pendant la période considérée, l'inflation annuelle moyenne atteignait 25 % (paragraphe 30 ci-dessus ; voir Ertuğrul Kılıç c. Turquie, no 38667/02, § 19, 12 décembre 2006).
54.  De l'avis de la Cour, la valeur réelle de la créance de la requérante a sensiblement diminué en raison du retard de son paiement, conjuguée avec l'inflation observée pendant cette période. Le décalage entre la valeur de la créance à la date de l'arrêt de la Cour de cassation et sa valeur lors de son règlement effectif a fait subir à la requérante un préjudice important (voir, mutatis mutandis, Aka et Akkuş, précités). C'est ce décalage, attribuable aux seuls manquements de l'administration, qui amène la Cour à considérer que Münüre Apaydın a eu à supporter une charge disproportionnée par rapport au montant initial.
55.  Il y a donc eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
56.  Les requérantes allèguent la violation de l'article 13 de la Convention, combiné avec l'article 1 du Protocole no 1, en raison de l'absence de mécanismes en droit turc pouvant porter remède à la situation litigieuse.
57.  Eu égard aux conclusions formulées aux paragraphes 51 et 55 ci-dessus, la Cour n'estime pas nécessaire d'examiner la question séparément sous l'angle de cette disposition.
IV.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
58.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
59.  Les requérantes réclament 20 000 EUR (la première requérante) et 5 000 EUR (la deuxième requérante) au titre du préjudice matériel et moral qu'elles auraient subi.
60.  Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il rappelle que les requérantes ont obtenu 120 000 et 110 000 francs français respectivement [environ 18 000 et 17 000 EUR], à l'occasion du règlement amiable auquel les parties sont parvenues dans le cadre de l'affaire Göktas et autres c. Turquie ((règlement amiable), no 31787/96, 25 septembre 2001) où elles se plaignaient de la violation de l'article 5 § 3 de la Convention en raison de la durée de la garde à vue et leur grief avait été déclaré recevable. Le Gouvernement souligne que les demandes des requérantes sont répétitives, dans la mesure où elles concernent la même période de garde vue et il soutient que la Cour devrait les rejeter, en prenant en considération les montants déjà accordés.
61.  La Cour constate que la présente requête concerne l'équité de la procédure devant les tribunaux internes et le retard de paiement de l'indemnité obtenue pour leur détention irrégulière, dans la mesure où l'action pénale contre les requérantes s'est terminée par un acquittement, conformément à l'article 1 de loi no 466. Par contre, le règlement amiable accordant aux requérantes les montants susmentionnés, dans l'affaire Göktas et autres, concernait la durée de la garde vue dans le cadre l'article 5 § 3 de la Convention. Dans la présente requête qui pose problème à l'égard des articles 6 et 13 de la Convention et de l'article 1 du Protocole no 1, les griefs des requérantes dans le cadre de l'article 5 § 3 de la Convention avaient été déclarés irrecevables par la décision du 19 septembre 2006.
62.  Par conséquent, la Cour considère que la présente requête n'est pas essentiellement la même que la requête Göktas et autres précitée et décide de ne pas prendre en considération les montants alloués auparavant.
1.  Münüre Apaydın
63.  Au vu de la jurisprudence de la Cour en la matière (Aka et Akkuş, précités) et ayant procédé à son propre calcul à la lumière des données économiques pertinentes dont elle dispose (paragraphe 30 ci-dessus), la Cour accorde 121 EUR à la requérante pour dommage matériel.
64.  Quant au préjudice moral, elle estime que, dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de lui octroyer 225 EUR.
2.  Fulya Apaydın
65.  La Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et rejette cette demande (Özata, précité, § 61). Quant au préjudice moral, elle estime que, dans les circonstances de l'espèce, le constat des violations constitue en soi une satisfaction équitable suffisante.
B.  Frais et dépens
66.  Les requérantes demandent 2 000 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et ceux encourus devant la Cour.
67.  Le Gouvernement conteste ces prétentions, soutenant qu'elles ne sont aucunement étayées.
68.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, l'allocation de frais et dépens au titre de l'article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000-XI).
69.  La Cour observe que les prétentions des requérantes au titre des frais et dépens ne sont pas accompagnées des justificatifs nécessaires. Il convient donc d'écarter cette demande.
C.  Intérêts moratoires
70.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne, majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Déclare le grief que tire Fulya Apaydın de l'article 1 du Protocole no 1 irrecevable et le restant de la requête recevable ;
2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait de l'absence d'audience dans le cadre de la procédure interne ;
3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait de la non-communication aux requérantes de l'avis du procureur général près la Cour de cassation ;
4.  Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément le grief des requérantes relatif au défaut de communication du rapport d'expertise ;
5.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 pour Münüre Apaydın ;
6.  Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément le grief tiré de l'article 13 de la Convention, combiné avec l'article 1 du Protocole no 1 ;
7.  Dit que le constat des violations constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par Fulya Apaydın ;
8.  Dit
a)  que l'État défendeur doit verser à Münüre Apaydın, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 121 EUR (cent vingt et un euros) pour dommage matériel et 225 EUR (deux cent vingt-cinq euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
9.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 février 2008 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens   Greffière Présidente
ARRÊT APAYDIN c. TURQUIE
ARRÊT APAYDIN c. TURQUIE 


Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 6-1 ; Violation de P1-1

Parties
Demandeurs : APAYDIN
Défendeurs : TURQUIE

Références :

Origine de la décision
Formation : Cour (deuxième section)
Date de la décision : 12/02/2008
Date de l'import : 21/06/2012

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 502/03
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2008-02-12;502.03 ?

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