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12/02/2008 | CEDH | N°5950/05

CEDH | AFFAIRE JOUAN c. BELGIQUE


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE JOUAN c. BELGIQUE
(Requête no 5950/05)
ARRÊT
STRASBOURG
12 février 2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Jouan c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
András Baka, président,   Françoise Tulkens,   Rıza Türmen,   Mindia Ugrekhelidze,   Vladimiro Zagrebelsky,   Danutė Jočienė,   Dragoljub Pop

ović, juges,
Sally Dollé, greffière de section, 
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 1...

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE JOUAN c. BELGIQUE
(Requête no 5950/05)
ARRÊT
STRASBOURG
12 février 2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Jouan c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
András Baka, président,   Françoise Tulkens,   Rıza Türmen,   Mindia Ugrekhelidze,   Vladimiro Zagrebelsky,   Danutė Jočienė,   Dragoljub Popović, juges,
Sally Dollé, greffière de section, 
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 14 septembre 2006 et 22 janvier 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 5950/05) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant français, M. Dominique Jouan (« le requérant »), a saisi la Cour le 4 février 2005 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant est représenté par Me M. Eloy, avocat à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») était représenté par son agent, M. C. Debrulle, Directeur général au Service public fédéral de la Justice. Informé de son droit de prendre part à la procédure (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 du règlement), le gouvernement français a déclaré ne pas souhaiter intervenir.
3.  Le requérant alléguait un dépassement du « délai raisonnable » de la procédure (article 6 § 1 de la Convention).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4.  Le requérant est né en 1964 et réside à Beauvais-sur-Tescou.
5.  En 2001, alors qu'il résidait en Thaïlande, il décida de se réinstaller en Europe et ouvrit un compte bancaire auprès de la banque C.B.C. à Mons, en Belgique.
6.  A la suite d'une dénonciation, une information fut ouverte au parquet de Charleroi à charge du requérant, soupçonné de blanchiment d'argent.
7.  Le 12 décembre 2002, le compte du requérant ouvert à la CBC, à Mons, fit l'objet d'une saisie conservatoire, à la requête du procureur du Roi de Charleroi.
8.  Le 25 février 2003, après avoir constaté que toutes les sociétés impliquées dans ce trafic potentiel, ainsi que les principaux intervenants avaient leur siège social ou leur domicile en France, la section financière du parquet de Charleroi dénonça les faits au tribunal de grande instance de Paris qui géra le dossier à partir de ce moment.
9.  Le 2 mars 2003, voulant rapatrier ses fonds en France, le requérant constata que son compte était bloqué à la demande du procureur depuis le 12 décembre 2002. Il prétend qu'il ne reçut jamais la moindre information relative au blocage de son compte, ni à l'ouverture d'une quelconque information pénale.
10.  Le 19 mars 2003, le procureur du Roi de Charleroi avisa son collègue de Paris de la demande du requérant l'invitant à se prononcer sur le maintien de la saisie pratiquée. Par lettre du 21 mars, il reçut la réponse suivante : « (...) je ne manquerai pas de vous tenir informé des suites qui seront données et de l'éclairage que ces investigations seront de nature à apporter sur l'opportunité d'une saisie (...). »
11.  Le 1er avril 2003, le requérant demanda l'accès au dossier, ce qui lui fut refusé le 4 avril 2003 par le procureur du Roi de Charleroi, au motif que le dossier aurait été adressé au parquet du tribunal de grande instance de Paris.
12.  Le 1er décembre 2003, le requérant demanda la levée de la saisie sur la base de l'article 28sexies du code d'instruction criminelle qui prévoit que toute personne lésée par un acte d'instruction relatif à ses biens peut en demander la mainlevée et que le procureur statue dans les quinze jours du dépôt de la déclaration au greffe.
13.  Le même jour, le parquet du procureur du Roi rejeta la demande, au motif que la loi prévoyait la restitution ou la confiscation des biens et que les nécessités de l'instruction exigeaient le maintien de la saisie.
14.  Le requérant interjeta appel le 11 décembre 2003 devant la chambre des mises en accusation de la cour d'appel de Mons.
15.  Par ailleurs, le 6 mai 2004, compte tenu de l'absence de fixation de la cause devant la cour d'appel, le requérant introduisit une nouvelle demande de mainlevée devant le procureur du Roi de Charleroi.
16.  Le 8 juillet 2004, le procureur rejeta la demande au motif que les nécessités de l'information requéraient le maintien de la saisie.
17.  L'appel pendant n'ayant pas été fixé, le conseil du requérant écrivit à plusieurs reprises à l'avocat général pour solliciter copie des réquisitions écrites et savoir si une date de fixation avait été arrêtée : lettres des 22 juin 2004, 4 octobre 2004, 17 novembre 12004, 24 janvier 2005, 28 février 2005 et 25 mars 2005. A l'exception de la première, toutes ces lettres restèrent sans réponse.
18.  Par un arrêt du 4 novembre 2005, la chambre des mises en accusation de la cour d'appel de Mons ordonna la levée de la saisie du compte. La libération effective du compte eut lieu le 1er décembre 2005.
19.  Le 9 novembre 2005, les autorités judiciaires françaises prononcèrent une ordonnance de refus de restitution et de mainlevée de la mesure de blocage des comptes bancaires saisis en France.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
20.  Les articles 1382 et 1383 du code civil disposent :
Article 1382
« Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par lequel il est arrivé, à le réparer. »
Article 1383
Chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence. »
21.  Le 28 septembre 2006, la Cour de cassation (section française) a consacré le principe de la responsabilité de l'Etat pour non-respect du délai raisonnable en ces termes :
« En règle, la faute dommageable commise par l'un de ses organes engage la responsabilité directe de l'Etat sur la base des articles 1382 et 1383 du Code civil lorsque l'organe a agi dans les limites de ses attributions légales ou qu'il doit être tenu comme ayant agi dans ces limites par tout homme raisonnable et prudent.
Le principe de la séparation des pouvoirs, qui tend à réaliser un équilibre entre les différents pouvoirs de l'Etat, n'implique pas que celui-ci serait, de manière générale, soustrait à l'obligation de réparer le dommage causé à autrui par sa faute ou celle de ses organes dans l'exercice de la fonction législative.
Ni ce principe ni les articles 33, 36 et 42 de la Constitution ne s'opposent à ce qu'un tribunal de l'ordre judiciaire constate pareille faute pour condamner l'Etat à réparer les conséquences dommageables qui en ont résulté.
En appréciant le caractère fautif du comportement dommageable du pouvoir législatif, ce tribunal ne s'immisce pas dans la fonction législative et dans le processus politique d'élaboration des lois mais se conforme à la mission du pouvoir judiciaire de protéger les droits civils.
Saisi d'une demande tendant à la réparation d'un dommage causé par une atteinte fautive à un droit consacré par une norme supérieure imposant une obligation à l'Etat, un tribunal de l'ordre judiciaire a le pouvoir de contrôler si le pouvoir législatif a légiféré de manière adéquate ou suffisante pour permettre à l'Etat de respecter cette obligation, alors même que la norme qui la prescrit laisse au législateur un pouvoir d'appréciation quant aux moyens à mettre en œuvre pour en assurer le respect.
En déclarant le demandeur responsable envers la défenderesse en raison de la faute consistant à avoir « omis de légiférer afin de donner au pouvoir judiciaire les moyens nécessaires pour lui permettre d'assurer efficacement le service public de la justice, dans le respect notamment de l'article 6 § 1 de la Convention (...) de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales », l'arrêt ne méconnaît pas le principe général du droit et ne viole aucune des dispositions que vise le moyen, en cette branche. »
22.  L'article 28sexies du code d'instruction criminelle dispose :
« 1. Sans préjudice des dispositions des lois particulières, toute personne lésée par un acte d'information relatif à ses biens peut en demander la levée au procureur du Roi.
2. La requête est motivée et contient élection de domicile en Belgique, si le requérant n'y a pas son domicile. Elle est (adressée ou déposée au) secrétariat du parquet et est inscrite dans un registre ouvert à cet effet.
Le procureur du Roi statue au plus tard dans les quinze jours (de l'inscription de la requête dans le registre).
La décision motivée est notifiée au requérant et, le cas échéant, à son conseil par télécopie ou par lettre recommandée à la poste dans un délai de huit jours à dater de la décision.
3. Le procureur du Roi peut rejeter la requête s'il estime que les nécessités de l'information le requièrent, lorsque la levée de l'acte compromet la sauvegarde des droits des parties ou des tiers, lorsque la levée de l'acte présente un danger pour les personnes ou les biens, ou dans les cas où la loi prévoit la restitution ou la confiscation desdits biens.
Il peut accorder une levée totale, partielle ou assortie de conditions. Toute personne qui ne respecte pas les conditions fixées est punie des peines prévues à l'article 507bis du Code pénal.
4. La chambre des mises en accusation peut être saisie dans les quinze jours de la notification de la décision au requérant.
La chambre des mises en accusation est saisie par une déclaration faite au greffe du tribunal de première instance et inscrite dans un registre ouvert à cet effet.
(La chambre des mises en accusation de la cour d'appel de Bruxelles est saisie lorsque l'information est conduite par le procureur fédéral.)
Le procureur du Roi transmet les pièces au procureur général qui les dépose au greffe.
La chambre des mises en accusation statue dans les quinze jours du dépôt de la déclaration. Ce délai est suspendu le temps de la remise accordée à la demande du requérant ou de son conseil.
Le greffier donne avis au requérant et à son conseil, par télécopie ou par lettre recommandée à la poste, des lieux, jour et heure de l'audience, au plus tard quarante-huit heures à l'avance.
Le procureur général, le requérant et son conseil sont entendus.
Le requérant qui succombe peut être condamné aux frais.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
23.  Le requérant se plaint de la durée déraisonnable de la procédure de saisie conservatoire de son compte en Belgique. Il allègue une violation de l'article 6 § 1 de la Convention, qui dans sa partie pertinente se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
A.  Sur la recevabilité
24.  D'emblée la Cour estime que l'article 6 § 1 est d'application en ce qui concerne la procédure de mainlevée de la saisie conservatoire dont a fait l'objet le compte du requérant dans le cadre d'une information ouverte à sa charge pour soupçon de blanchiment d'argent.
25.  Le Gouvernement soulève une exception d'irrecevabilité tirée du défaut d'épuisement des voies de recours internes. Selon lui, les articles 1382 et 1383 du code civil régissant la responsabilité extra-contractuelle de l'Etat s'appliquent au cas de la durée de procédure civile et présentent des chances raisonnables de succès. L'action fondée sur ces dispositions était susceptible d'offrir un redressement approprié au requérant, car l'objet de la requête que celui-ci a introduit devant la Cour était d'obtenir la condamnation de la Belgique « au paiement de dommages et intérêts ». A titre superfétatoire, le Gouvernement relève aussi que, si le requérant a utilisé ce recours devant les juridictions de fond, il n'a pas soulevé, ne serait-ce qu'en substance, le grief tiré de la violation du délai raisonnable.
26.  Le Gouvernement affirme que la jurisprudence belge accueille systématiquement les recours en responsabilité civile extra-contractuelle de l'Etat fondés sur ces articles. Il attire l'attention de la Cour sur l'arrêt de la Cour de cassation belge du 28 septembre 2006, par lequel cette dernière a consacré le principe de la responsabilité de l'Etat (du pouvoir législatif) pour non-respect du délai raisonnable.
27.  Selon le requérant, le recours en indemnisation préconisé par le Gouvernement ne constitue pas une voie de recours suffisamment effective dont on pourrait exiger l'épuisement. Du reste, l'arrêt du 28 septembre 2006 n'est pas de nature à rendre ce recours plus effectif. En effet, à la date de l'introduction de la présente requête, ce recours n'avait pas encore acquis la certitude voulue par l'article 35 § 1 de la Convention.
28.  La Cour rappelle qu'en matière de « délai raisonnable » au sens de l'article 6 § 1 de la Convention, un recours purement indemnitaire – tel le recours en responsabilité de l'Etat pour fonctionnement défectueux du service public de la justice dont il est question en l'espèce – est en principe susceptible de constituer une voie de recours à épuiser au sens de l'article 35 § 1, même lorsque la procédure est pendante au plan interne au jour de la saisine de la Cour (Broca et Texier-Micault c. France (déc.), nos 27928/02 et 31694/02, 21 octobre 2003).
29.  L'article 35 § 1 de la Convention ne prescrit toutefois l'épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l'effectivité et l'accessibilité voulues ; il incombe à l'Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (ibidem, notamment). A cela, il faut ajouter que l'épuisement des voies de recours internes s'apprécie en principe à la date d'introduction de la requête devant la Cour, soit, en l'espèce, le 4 février 2005 (voir, par exemple, Stoeterij Zangersheide N.V. et autre c. Belgique (déc.), no 47295/99, 27 mai 2004 ; Zutter c. France (déc.), no 30197/96, 27 juin 2000 ; Van der Kar et Lissaur van West c. France (déc.), nos 44952/98 et 44953/98, 7 novembre 2000, et Malve c. France (déc.), no 46051/99, 20 janvier 2001).
30.  Dans sa décision dans l'affaire Depauw c. Belgique (no 2115/04, 15 mai 2007), la Cour a estimé que le recours consacré par l'arrêt de la Cour de cassation du 28 septembre 2006 devait être épuisé aux fins de l'article 35 § 1 de la Convention. Dans cette affaire, elle a également considéré que cet arrêt avait acquis un degré de certitude suffisant au cours du premier trimestre de l'année 2007, et notamment à partir du 28 mars 2007, de sorte que le requérant, qui avait saisi la Cour bien avant cette date, ne pouvait se voir reprocher de ne pas avoir usé du recours fondé sur l'article 1382 du code civil.
31.  En l'espèce, le requérant a appris le 2 mars 2003 que son compte en Belgique était saisi depuis le 12 décembre 2002. La mainlevée de la saisie a été ordonnée le 4 novembre 2005. Assurément à cette date, le recours n'avait pas encore le degré de certitude exigé par la Cour pour pouvoir et devoir être utilisé aux fins de l'article 35 § 1 (voir, mutatis mutandis, parmi beaucoup d'autres, Debbasch c. France (déc.), no 49392/99, 18 septembre 2001 ; Dumas c. France (déc.), no 53425/99, 30 avril 2002).
32.  Partant, il ne saurait être reproché au requérant de ne pas avoir usé de ce recours. Il y a lieu en conséquence de rejeter l'exception soulevée par le Gouvernement.
33.  La Cour estime que le grief tiré de la durée de la procédure pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond. Aucun autre motif d'irrecevabilité n'a été relevé.
B.  Sur le fond
34.  Le Gouvernement soutient que le délai de vingt-trois mois de durée de procédure, pour deux degrés de juridiction, ne paraît pas excessif, compte tenu des circonstances particulières de l'espèce qui nécessitaient une instruction impliquant plusieurs suspects exerçant des activités dans plusieurs pays. Une instruction se poursuivait en France et exigeait le maintien de la saisie. Le Gouvernement souligne que les autorités belges ignoraient tout de l'évolution de l'enquête française et des motifs pour lesquels les autorités françaises n'ont pas procédé à l'exécution d'une commission rogatoire en Belgique afin de saisir le compte du requérant.
35.  Le requérant rétorque que le Gouvernement ne devrait pas se retrancher derrière l'enquête ouverte en France et qui trouve son origine dans la dénonciation d'une suspicion par la section financière du parquet de Charleroi. Il n'est pas acceptable que des comptes bancaires restent bloqués pour une durée de trois ans sans qu'aucun élément concret ne soit trouvé dans le cadre de l'information préliminaire et sans que la personne suspectée, en l'occurrence le requérant, ne soit même entendue à une seule reprise par les autorités françaises ou belges. Comme le parquet ne disposait d'aucun élément concret lui permettant de vérifier le bien-fondé de la mesure de saisie prise, il lui appartenait de donner mainlevée beaucoup plus rapidement. De plus, l'affaire ne présentait aucune complexité et à supposer qu'elle en présentât, il aurait convenu à tout le moins d'interroger le requérant.
36.  La Cour note que la période à considérer a débuté le 12 décembre 2002, date de la saisie du compte du requérant, et a pris fin le 4 novembre 2005, avec l'arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d'appel de Mons ordonnant la levée de la saisie. Elle a donc duré trois ans environ.
37.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l'enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d'autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
38.  La Cour constate que le Gouvernement omet de présenter des éléments permettant d'apprécier ces critères.
39.  L'affaire n'apparaît pas d'une complexité particulière et la Cour n'aperçoit aucun élément propre à démontrer qu'à un quelconque stade de la procédure, le requérant aurait contribué à allonger indûment le bon déroulement de la procédure.
40.  En ce qui concerne le comportement des autorités, la Cour observe que le 11 décembre 2003, le requérant a introduit devant la chambre des mises en accusation de la cour d'appel de Mons un recours contre la décision du procureur du Roi, du 1er décembre 2003, par laquelle celui-ci avait refusé de libérer le compte saisi. En dépit du fait que ce recours était engagé en vertu de l'article 28sexies § 4 du code d'instruction criminelle, qui prévoit que la chambre des mises en accusation statue dans un délai de quinze jours, celle-ci a statué le 4 novembre 2005, soit près de deux ans plus tard pour une simple mesure d'information. Toutes les démarches du requérant pour se faire informer de la date de fixation de l'audience sont restées sans réponse.
41.  La Cour relève aussi que le requérant n'a été mis en cause ni en Belgique, ni en France, du moins pendant la période du blocage de ses comptes. A cet égard, la Cour rappelle que dans l'arrêt Casse c. Luxembourg (no 40327/02, 27 avril 2006), elle a jugé que le fait que le requérant n'ait pas fait l'objet d'une inculpation et ne disposait par conséquent pas de statut procédural selon le droit interne, était constitutif d'une circonstance aggravante de la violation de l'article 6 § 1 pour dépassement du délai raisonnable (§ 58).
42.  La Cour estime donc que la procédure litigieuse ne répond pas à l'exigence du « délai raisonnable ».
43.  Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1.
II.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
44.  Le requérant se plaint également de n'avoir pas eu accès à son dossier pénal.
45.  La Cour estime qu'aucun droit d'accès au dossier en tant que tel ne peut être tiré de l'article 6 § 1, y compris dans son volet pénal, le requérant, n'ayant jamais été inculpé ni fait l'objet de poursuites pénales. Toutefois, la durée durant laquelle le requérant a fait l'objet d'une information judiciaire ayant été jugée déraisonnable par la Cour, le grief tiré de l'accès au dossier se confond avec celui tiré du délai raisonnable.
46.  Il s'ensuit que la Cour n'estime pas nécessaire d'examiner séparément ce grief.
47.  Le requérant se plaint également d'une violation de l'article 13 de la Convention. Ni le recours prévu à l'article 28sexies du code d'instruction criminelle, ni le recours en indemnisation de l'article 1382 du code civil ne seraient effectifs au sens de l'article 13.
48.  La Cour note que ce grief est soulevé pour la première fois par le requérant dans ses observations en réponse à celles du Gouvernement. Quoi qu'il en soit, la Cour a déjà eu à se prononcer sur l'effectivité du recours prévu à l'article 1382 du code civil, de sorte qu'elle n'estime pas nécessaire de statuer sur ce point. Quant à l'effectivité de l'article 28sexies du code d'instruction criminelle, le constat de violation de l'article 6 § 1 dispense la Cour de se pencher sur ce grief.
III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
49.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
50.  D'une part, le requérant souligne avoir subi une perte de chance qu'il calcule à 50% du bénéfice escompté de l'exploitation de sa discothèque en France, soit un montant de 935 469,37 euros (EUR). Devant les présomptions d'irrégularités, qui aboutiront à des non-lieux par la suite, son établissement a fait l'objet d'une fermeture administrative de six mois. Or, pendant cette période, il a dû payer le loyer ainsi que les salaires et les charges sociales des employés, qui s'élevaient à 207 000 EUR. Il s'agit là, à peu de choses près, du montant saisi par la justice belge. Devant l'impossibilité de récupérer ce montant, il dû prendre la décision de faire une déclaration de cessation de paiement. Le bénéfice net qu'il pouvait escompter dans des conditions normales d'exploitation était de 374 187,75 EUR par an et de 1 870 938,75 EUR sur une période de cinq ans (durée de la convention de location dont il bénéficiait).
51.  D'autre part, le requérant estime avoir subi un dommage moral qu'il évalue à 30 000 EUR. Il soutient que sans aucune preuve et à titre tout à fait gratuit, le parquet de Charleroi indique dans son réquisitoire devant la cour d'appel de Mons que le requérant semblait en relation avec des personnes connues pour l'exploitation de la prostitution et la traite des êtres humains.
52.  Le Gouvernement soutient que le compte bloqué du requérant présentait un solde de 2 658,80 EUR, somme qui n'était vraisemblablement pas à même de permettre au requérant de faire face, lors de la réouverture de sa discothèque, aux charges de 207 000 EUR mentionnés. Il est dès lors pour le moins hâtif de lier le blocage judiciaire du compte à la décision de faire une déclaration de cessation de paiement. De plus, le compte-titres couplé au compte du requérant présentait un solde de 132 818 EUR, mais n'était aucunement concerné par la saisie, ni par la demande de mainlevée. En outre, la fermeture temporaire de sa discothèque a été prise par les autorités françaises sur la base du constat par la police française des délits de transgression des normes élémentaires de sécurité, détention d'armes à feu et infractions à la législation du travail et fiscale. Quant au dommage moral, le Gouvernement relève que le requérant est actuellement poursuivi pour blanchiment d'argent par les autorités françaises, suite à la dénonciation par les autorités belges.
53.  Avec le Gouvernement, la Cour estime qu'il n'existe pas de lien de causalité, d'une part, entre la dénonciation par les autorités belges aux autorités françaises et la fermeture de l'établissement du requérant et, d'autre part, entre le blocage du compte et la déclaration de cessation de paiement. Elle rejette donc la demande du requérant concernant le dommage matériel. Quant au dommage moral, à supposer même que le requérant en ait subi un, le constat de violation suffit à le réparer, vu les circonstances particulières de l'affaire.
B.  Frais et dépens
54.  Pour la procédure en Belgique, le requérant réclame les sommes de 1 984,55 EUR et 17 552 EUR au titre des frais et honoraires d'avocats pour les démarches suivantes : introduction de différents recours devant le procureur du Roi, déplacement auprès des juridictions, préparation du dossier devant la chambre des mises en accusation, démarches auprès du parquet général et démarches auprès du parquet en France. Pour la procédure devant la cour, il sollicite 12 000 EUR.
55.  Le Gouvernement s'en remet à la sagesse de la Cour, tout en attirant l'attention sur le fait que le montant de 12 000 EUR semble surestimé.
56.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable d'accorder au requérant la somme de 2 500 EUR tous frais confondus.
C.  Intérêts moratoires
57.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,
1.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de la durée de la procédure ;
2. Dit qu'il n'est pas nécessaire d'examiner les griefs tirés des articles 6 § 1 (accès au dossier pénal) et 13 de la Convention ;
3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
4.  Dit que le constat d'une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;
5.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, la somme de 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt au requérant, pour frais et dépens ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 février 2008 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé A.B. Baka   Greffière Président
ARRÊT JOUAN c. BELGIQUE
ARRÊT JOUAN c. BELGIQUE 


Synthèse
Formation : Cour (deuxième section)
Numéro d'arrêt : 5950/05
Date de la décision : 12/02/2008
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable

Parties
Demandeurs : JOUAN
Défendeurs : BELGIQUE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2008-02-12;5950.05 ?

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