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03/07/2008 | CEDH | N°7188/03

CEDH | AFFAIRE TCHEMBER c. RUSSIE


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE TCHEMBER c. RUSSIE
(Requête no 7188/03)
ARRÊT
STRASBOURG
3 juillet 2008
DEFINITIF
01/12/2008
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Tchember c. Russie,
La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Christos Rozakis, président,   Nina Vajić,   Anatoly Kovler,   Elisabeth Steiner,   Khanlar Hajiyev,   Giorgio Malinverni,   George Nicolaou, juges,  et de Søren Nielsen, greffier de sect

ion,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 juin 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté...

PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE TCHEMBER c. RUSSIE
(Requête no 7188/03)
ARRÊT
STRASBOURG
3 juillet 2008
DEFINITIF
01/12/2008
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Tchember c. Russie,
La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Christos Rozakis, président,   Nina Vajić,   Anatoly Kovler,   Elisabeth Steiner,   Khanlar Hajiyev,   Giorgio Malinverni,   George Nicolaou, juges,  et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 juin 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 7188/03) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Evgueni Vitalievitch Tchember (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 février 2003 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire, a été représenté par Me O. Mikhaïlova, avocate à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. P. Laptev, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l'homme.
3.  Le requérant alléguait avoir été soumis à des traitements et peines inhumains et dégradants au cours de son service militaire.
4.  Par une décision du 14 janvier 2005, la Cour a communiqué la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 1 de la Convention, elle a décidé d'en examiner conjointement la recevabilité et le fond.
5.  Le Gouvernement s'est opposé à cet examen conjoint. Après analyse, la Cour a écarté l'objection ainsi soulevée.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
6.  Le requérant est né en 1982 et réside à Chakhti, dans la région de Rostov-sur-le-Don.
A.  Le service militaire effectué par le requérant
7.  Après avoir été examiné par deux commissions médicales le 19 puis le 23 décembre 2000, le requérant fut jugé en bonne santé et pleinement apte au service militaire.
8.  Compte tenu des conclusions des rapports médicaux, il fut appelé pour faire ses deux années de service militaire obligatoire. Il fut affecté aux forces du ministère de l'Intérieur.
9.  Il fut incorporé dans l'unité militaire no 5464, à Kislovodsk, au sein de laquelle des appelés plus anciens et le sergent de l'unité l'auraient harcelé et maltraité du fait de son origine ethnique moldave.
10.  L'intéressé dit y avoir suivi une formation de conducteur fin janvier 2001. Sur l'aire de stationnement, le commandant lui aurait enjoint, ainsi qu'à trois autres appelés, de déplacer l'essieu arrière d'un camion de marque ZIL. Le requérant se serait blessé au dos et, plus tard au cours de la même journée, des appelés plus anciens l'auraient roué de coups de poing et de pied parce qu'il n'avait pas placé l'essieu suffisamment près du camion. Le lendemain matin, le requérant aurait réclamé des soins médicaux, mais se serait heurté à un refus du commandant. Il n'aurait pas porté plainte à ce sujet auprès du parquet ou d'une quelconque autre autorité.
11.  Le 8 février 2001, le requérant fut transféré dans l'unité militaire no 6794 (aujourd'hui no 3025) à Astrakhan. Selon lui, un médecin militaire constata qu'il disait souffrir des genoux mais ne lui prescrivit aucun traitement. Une enquête révéla ultérieurement que l'intéressé s'était plaint de douleurs chroniques aux genoux à son supérieur, le lieutenant D., qui l'avait dispensé d'exercices physiques (paragraphe 20 ci-après).
12.  En mars 2001, le caporal Tch., le chef de peloton, ordonna au requérant et à d'autres appelés de faire 350 flexions des genoux à l'extérieur à titre de sanction pour n'avoir pas nettoyé impeccablement la caserne. Quoique présent, le lieutenant D. s'abstint de contredire cet ordre. Après avoir fait plusieurs centaines de flexions, le requérant s'effondra et d'autres soldats le saisirent par les aisselles puis le traînèrent jusqu'à l'infirmerie.
13.  Du 6 au 26 mars 2001, le requérant fut traité en urgence au sein de l'unité militaire no 52218 puis, jusqu'au 17 avril 2001, dans l'unité no 3057. Incapable de tenir debout tout seul, il devait sortir du lit en s'accrochant aux barreaux.
14.  Du 17 avril au 23 mai 2001, le requérant fut soigné à la clinique neurochirurgicale de la faculté de médecine de l'université d'Etat de Rostov-sur-le-Don. A sa sortie, il fut informé qu'il souffrait d'une « lésion interne de la colonne vertébrale associée à une mauvaise circulation du sang au niveau de la moelle épinière de la région thoracique basse » et fut jugé inapte au travail.
15.  Le 5 juin 2001, la commission médicale de l'unité militaire no 3057 examina le requérant à la demande du commandant de l'unité no 6794 et diagnostiqua chez lui des « séquelles d'une interruption importante du flux sanguin vers la moelle épinière prenant la forme d'une épidurite cicatricielle et commissurale, d'une arachnoïdite avec troubles de la circulation du fluide cérébro-spinal et d'une perte mineure de sensibilité aux extrémités inférieures ». Elle établit en outre que cette pathologie « était apparue au cours du service militaire » et réforma l'intéressé pour « inaptitude partielle au service militaire ».
16.  Le 28 juin 2001, le requérant fut dégagé de ses obligations militaires du fait de ce handicap.
B.  L'enquête pénale
17.  A une date non précisée, la mère du requérant porta plainte auprès du procureur militaire de Rostov-sur-le-Don contre le lieutenant D. et le caporal Tch. pour abus de pouvoir.
18.  Le 10 mai 2001, sa plainte fut communiquée au procureur militaire de la garnison d'Astrakhan qui, pour sa part, la fit suivre le 21 mai 2001 au procureur militaire de la flotte de la Caspienne.
19.  Dans ses observations sur la recevabilité et le fond de la requête, le Gouvernement a joint une copie des dépositions du lieutenant D. et du caporal Tch., ainsi que des soldats A.L., A.Ch. et V.P., incorporés le 1er février 2001.
20.  Le lieutenant D. fit la déclaration suivante le 22 mai 2001 :
« En février 2001, le soldat Tchember a été transféré dans notre unité (...) Il a été affecté à ma sous-unité, c'est-à-dire au premier peloton de la 7e compagnie. Dès son arrivée, il a commencé à se plaindre de douleurs chroniques aux genoux. Pour cette raison, je l'ai dispensé d'exercices physiques ; il est resté dans les bâtiments de la compagnie sans jamais aller ailleurs. Environ deux semaines après, il a été envoyé à l'infirmerie parce qu'il avait très mal aux genoux ; je ne sais pas pour quelle raison. Quelque temps après, il a été hospitalisé dans une autre ville (...) Je n'ai jamais recouru à une quelconque méthode illicite contre le soldat Tchember ».
21.  A cette même date, le caporal Tch. déclara ce qui suit :
« Je connais le soldat Tchember depuis février 2001 ; il a été affecté à la 7e compagnie de l'unité militaire no 6794, où je suis chef de peloton. Je dois préciser que Tchember s'est souvent rendu à l'infirmerie. Je ne sais pas de quoi il se plaignait. Lorsque je dirigeais le peloton, Tchember était la plupart du temps soigné à l'infirmerie. Je crois qu'il se plaignait de douleurs aux jambes. Je ne le connais pas très bien car il n'appartient pas à mon peloton (...) »
22.  Dans leurs dépositions libellées de manière identique, les soldats A.L., A.Ch. et V.P. indiquèrent que le requérant s'était plaint de « faiblesses aux jambes » dès son affectation dans l'unité militaire no 6794, qu'il avait été dispensé d'exercices physiques et de manœuvres de groupe pour cette raison et qu'il était souvent soigné à l'infirmerie pour des douleurs aux jambes.
23.  Par une décision datée du 31 mai 2001, un instructeur principal du parquet de la flotte de la Caspienne, le capitaine S., refusa de mettre en mouvement l'action publique pour les motifs suivants, cités dans leur intégralité :
« L'enquête a établi que le lieutenant D. et le caporal Tch. n'avaient commis aucun abus de pouvoir.
Il ressort de la déposition du lieutenant D. que le soldat Tchember se trouve sous son commandement. Le lieutenant D. et le caporal Tch. n'ont ni abusé de leurs pouvoirs ni recouru à la violence contre le soldat Tchember ou un quelconque autre militaire de l'unité no 6794.
La déposition du caporal Tch. indique que ni lui ni le lieutenant D. n'ont abusé de leurs pouvoirs ou recouru à la violence contre le soldat Tchember ou un quelconque autre militaire de l'unité no 6794.
Tous les soldats de la 7e compagnie de l'unité militaire no 6794 – l'unité d'affectation du soldat Tchember – ont été interrogés. Ils ont déclaré que personne n'avait harcelé le soldat Tchember et que le caporal Tch. et le lieutenant D. n'avaient jamais abusé de leurs pouvoirs ni recouru à la violence contre lui ou un quelconque autre militaire de l'unité no 6794.
L'enquête a donc établi que le caporal Tch. et le lieutenant D. n'avaient pas abusé de leurs pouvoirs ni recouru à la violence contre le soldat Tchember ou un quelconque autre militaire de l'unité no 6794. Aucune infraction pénale n'ayant dès lors été constatée, ni l'un ni l'autre de ces soldats ne peut être poursuivi pénalement. »
Cette décision précisait qu'elle était attaquable devant un procureur hiérarchiquement supérieur ou devant un juge.
24.  Le 30 septembre 2002, la mère du requérant forma un recours hiérarchique. Elle alléguait notamment que son fils n'avait jamais souffert auparavant de douleurs aux genoux. Elle soulignait en outre que l'instructeur n'avait pas entendu les soldats P., S., C. et Ch., témoins oculaires des mauvais traitements.
25.  Le 8 octobre 2002, le procureur militaire de la flotte de la Caspienne, le colonel M., lui répondit qu'il ne pouvait connaître de sa plainte au motif que le dossier avait été transmis le 8 août 2002 au tribunal municipal de Chakhti, de la région de Rostov-sur-le-Don (« le tribunal municipal »). Cette plainte, précisait-il, ne serait examinée qu'en cas de renvoi du dossier devant lui. Le requérant n'a reçu aucune autre information à ce sujet.
C.  Le recours civil
26.  Le 17 mars 2002, le requérant assigna les unités militaires nos 3025 et 5464 et le commandement des forces du ministère de l'Intérieur pour le Nord-Caucase en réparation d'un préjudice moral devant le juge civil, arguant que la blessure qu'il avait subie au cours de son service militaire le faisait souffrir physiquement, restreignait ses activités quotidiennes, compromettait son avenir professionnel et personnel et était source de sentiments de frustration et d'injustice.
27.  Le requérant, par le biais de son conseil, pria le juge d'ordonner une expertise médicale afin de déterminer l'origine et la nature de ses blessures.
28.  Par une décision avant dire droit en date du 9 avril 2003, le tribunal municipal rejeta cette demande :
« Après avoir entendu les parties et examiné les pièces du dossier, le tribunal de céans juge la demande non fondée (...) au motif que la période au cours de laquelle la blessure a été subie est précisée dans le dossier médical et que cette période est le service militaire. Déterminer l'origine et la nature des pathologies existantes ne contribuerait pas à identifier les responsables ni [à faire la lumière] sur les faits. La décision de non-lieu prononcée le 31 mai 2001 à l'égard du caporal Tch. et du lieutenant D. a été versée au dossier »
29.  Par un jugement rendu le même jour, le tribunal municipal débouta le requérant après avoir examiné les documents médicaux produits par l'intéressé à titre de preuve et entendu P., un de ses anciens compagnons de régiment, qui avait confirmé que le caporal Tch. l'avait forcé, avec d'autres appelés, à faire au moins 350 flexions des genoux et que le requérant s'était effondré au cours de cet exercice. Il conclut ainsi :
« Au vu des éléments du dossier considérés dans leur ensemble, le tribunal de céans estime que la demande n'est pas fondée (...) au motif que [le requérant] n'a pas établi que ses problèmes de santé sont le fait de militaires du [ministère de l'Intérieur]. D'après les propres dires de l'intéressé, ces problèmes sont dûs à des excès d'activités physiques (exercices, transport manuel d'un essieu d'un camion ZIL) et à des mauvais traitements que lui ont fait subir des appelés plus anciens et le caporal Tch. Or le dossier renferme la décision de non-lieu prononcée le 31 mai 2001 à l'égard du caporal Tch. et du lieutenant D. (...) au motif qu'aucune infraction pénale n'avait été constatée. En vertu des lois en vigueur, l'une des conditions essentielles de la mise en jeu de la responsabilité délictuelle pour dommage moral est la faute de l'auteur de celui-ci (...) ».
30.  Le requérant interjeta appel de la décision avant dire droit et du jugement rendus le 9 avril 2003.
31.  Le 25 juin 2003, le tribunal régional de Rostov-sur-le-Don (« le tribunal régional ») le débouta :
« Le tribunal [de première instance] a rejeté la demande au motif que la responsabilité des défendeurs à raison du dommage causé à la santé [du requérant] n'avait pas été prouvée. Le tribunal [régional] juge cette conclusion fondée. Par une décision du 31 mai 2001, un instructeur (...) avait refusé de mettre en mouvement l'action publique (...) Le lien de causalité entre les actes dont les défendeurs sont les auteurs et le handicap dont souffre l'[intéressé] n'est pas prouvé. Seul le juge, et non l'expert, est compétent pour établir l'existence d'un tel lien et ses conséquences ».
D.  Les demandes de pension
32.  Le 29 août 2001, après avoir été réformé, le requérant fut déclaré invalide de deuxième catégorie et se vit octroyer le droit à une pension d'invalidité civile.
33.  Il chercha en vain à obtenir une pension militaire. Le 21 mai, le 11 juin, le 29 juillet et le 25 décembre 2002, sa mère se heurta à un refus de la commission médicale militaire centrale du ministère de l'Intérieur, au motif que son fils n'avait pas produit de documents prouvant qu'il s'était blessé à la colonne vertébrale au cours de son service militaire. D'après les réponses données, le rapport du 5 juin 2001 avait seulement établi que le problème était apparu, et non pas né, pendant cette période.
E.  L'expertise produite par le Gouvernement
34.  Le Gouvernement a joint à ses observations sur la recevabilité et le fond de la requête un rapport établi le 10 mars 2005 par deux experts médicaux, l'un militaire et l'autre civil. Ce rapport, sollicité le 9 mars 2005 par le directeur adjoint du parquet militaire, devait permettre de déterminer la nature, les causes et l'origine de l'invalidité du requérant. Les experts avaient basé leurs conclusions sur le dossier de l'instruction et sur le dossier médical de l'intéressé pour l'année 2001. Ils conclurent notamment ainsi :
« Les documents médicaux disponibles montrent que M. Tchember est atteint d'une affection chronique. Compte tenu du jeune âge de celui-ci, de ses antécédents médicaux (douleurs aux jambes depuis l'âge de dix ans) et de l'évolution chronique de la maladie, l'ostéochondrite dont il souffre aux lombaires a été causée pendant son enfance par un trouble du métabolisme (dystrophie) (...) Les inflammations actuelles à la colonne vertébrale (épidurite et arachnoïdite) sont peut-être (...) une complication d'une maladie infectieuse que M. Tchember a pu contracter pendant l'enfance, par exemple une grippe, une tonsillite, une pharyngite, etc. En outre, ces problèmes vertébraux sont chroniques et persistants (...), comme le confirment l'existence d'une épidurite cicatricielle et commisurale et d'une arachnoïdite commisurale, ainsi que les douleurs aux jambes dont l'intéressé s'était plaint au moment de son incorporation et avant celle-ci.
Ni les documents médicaux disponibles ni les pièces du dossier d'instruction ne permettent de confirmer objectivement qu'un traumatisme soit à l'origine de cette affection.
Les pathologies dont souffre M. Tchember sont chroniques et persistantes. Elles peuvent s'expliquer par des facteurs héréditaires (d'après le dossier, son oncle souffrait de problèmes similaires) ».
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
A.  Le Code civil
35.  Les dispositions générales en matière de responsabilité délictuelle se lisent ainsi :
Article 1064. Principes généraux de mise en jeu de la responsabilité délictuelle
« 1. Tout dommage causé à autrui ou aux biens d'autrui (...) doit être réparé intégralement par son auteur (...).
2. L'auteur d'un dommage n'en est pas responsable s'il établit que ce n'est pas par sa faute que celui-ci est survenu (...) »
B.  Le code de procédure pénale de la RSFSR (en vigueur jusqu'au 1er juillet 2002)
36.  Un recours hiérarchique pouvait être formé contre les actes et décisions d'un procureur (article 220), lequel était tenu, dans les trois jours suivant sa réception, de l'examiner et de donner une réponse à son auteur (article 219).
C.  Le code de procédure pénale de la Fédération de Russie (en vigueur depuis le 1er juillet 2002)
37.  Sauf si elle a été prononcée au motif que l'infraction alléguée n'a pas été commise (otsutstvie sobytiya prestupleniya) ou que le suspect n'était pas impliqué (articles 213 § 4, 24 § 1.1) et 27 § 1.1)), la clôture de poursuites pénales au stade de l'instruction permet à une victime ou à une partie civile de former une action civile distincte.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
38.  Le requérant allègue avoir été soumis au cours de son service militaire à des peines et traitements inhumains et dégradants contraires à l'article 3 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A.  Sur la recevabilité
39.  La Cour constate que les sévices qui auraient été commis au sein de l'unité militaire no 5464 à Kislovodsk remonteraient au mois de janvier 2001 et que le requérant n'a pas ultérieurement demandé l'ouverture d'une enquête à cet égard. La requête ayant été introduite le 3 février 2003, les griefs relatifs à ces faits ont été formulés tardivement et doivent être rejetés en application de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
40.  La Cour estime que le grief tiré des mauvais traitements qui auraient été commis au sein de l'unité militaire no 6794 (3025) à Astrakhan n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B.  Sur le fond
1.  Quant aux mauvais traitements dont le requérant aurait été victime durant son service militaire
a)  Thèses des parties
41.  Le Gouvernement nie que le requérant ait été victime de mauvais traitement, sous quelque forme que ce fût, au sein de l'unité militaire no 6794. S'appuyant sur l'expertise du 10 mars 2005 (paragraphe 34 ci-dessus), il soutient que l'invalidité de l'intéressé a pour origine une affection chronique antérieure à son service militaire mais diagnostiquée pour la première fois lors de celui-ci. Pour ce qui est des mentions figurant dans le certificat du 5 juin 2001, le Gouvernement précise qu'une pathologie décrite comme étant « apparu[e] au cours du service militaire » vise aussi une pathologie née, comme dans le cas du requérant, avant l'enrôlement mais qui, s'étant aggravée ou compliquée après l'appel sous les drapeaux, rend le conscrit inapte au service. L'intéressé n'aurait pas signalé aux médecins de la commission de conscription qu'il souffrait des genoux.
42.  Le requérant soutient que dans le contexte particulier du service militaire l'article 3 de la Convention fait peser sur l'Etat des obligations aussi bien positives que négatives. Parmi les obligations positives, l'Etat serait tenu de s'assurer que les appelés du contingent sont suffisamment aptes et en bonne santé pour le service. Le requérant indique que l'examen médical superficiel effectué par la commission de conscription dans son cas s'est révélé insuffisant pour diagnostiquer le problème pour lequel il a été réformé et déclaré invalide. En outre, pour ce qui est des obligations négatives qui découlent de l'article 3, il souligne que les appelés sont hiérarchiquement subordonnés à leur commandant et totalement soumis au contrôle des autorités de l'Etat. Ses supérieurs l'auraient forcé à faire des exercices physiques – 350 flexions des genoux –, ce qui n'aurait été dicté par aucune nécessité militaire. L'intéressé estime que cette mesure excessive a aggravé son état et son handicap. Sa version des faits aurait été corroborée par le témoignage de P., un compagnon de régiment, devant les tribunaux nationaux.
b)  Etablissement des faits
43.  La Cour constate que les faits relatifs au service du requérant au sein de l'unité militaire no 6794 à Astrakhan ne prêtent pas à controverse entre les parties.
44.  Le requérant fut affecté à cette unité en février 2001. Comme l'indiquent ses propres observations ainsi que les déclarations de ses commandants et camarades de contingent, il souffrait des genoux. Pour cette raison, le lieutenant D., son supérieur direct, le dispensa d'exercices physiques et de manœuvres de groupe (voir les dépositions écrites de cet officier et d'autres soldats, paragraphes 20 et 22 ci-dessus). Il apparaît en outre que l'intéressé fut plusieurs fois soigné à l'infirmerie pour ces problèmes.
45.  En mars 2001, le caporal Tch., en présence du lieutenant D., ordonna au requérant et à d'autres appelés de faire 350 flexions en guise de punition pour avoir mal nettoyé la caserne. L'intéressé s'effondra au cours de cet exercice et fut emmené à l'hôpital pour y être soigné d'urgence. P., l'un des autres soldats sanctionnés, confirma ces faits devant le tribunal municipal (paragraphe 29 ci-dessus).
46.  Après avoir été traité dans un hôpital civil, le requérant fit l'objet d'un diagnostic de lésion interne de la colonne vertébrale, fut dégagé de ses obligations militaires pour raisons médicales et déclaré invalide de deuxième catégorie.
c)  Appréciation de la gravité du mauvais traitement
47.  Il échet à la Cour de rechercher si les faits, tels qu'établis ci-dessus, révèlent une violation de l'article 3 de la Convention qui prohibe la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants.
48.  La Cour rappelle que l'article 3 consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. La prohibition de la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants est absolue, quels que soient les circonstances ou les agissements de la victime (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000-IV). Pour tomber sous le coup de l'article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L'appréciation de ce minimum dépend de l'ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l'âge, de l'état de santé de la victime, etc. (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 162, série A no 25).
49.  La Cour a constamment souligné que la souffrance et l'humiliation infligées doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de peine ou traitement légitimes (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 92-94, CEDH 2000-XI). Tout comme les mesures privatives de liberté, le service militaire obligatoire est souvent source de souffrances et d'humiliations de ce type. Mais bien des actes qui seraient constitutifs d'un traitement inhumain ou dégradant s'ils étaient commis dans le chef de détenus ne peuvent être qualifiés comme tels s'ils surviennent au sein des forces armées, pour autant qu'ils contribuent à la mission incombant spécialement à celles-ci, par exemple dans le cadre d'un entraînement aux situations de combat (voir, mutatis mutandis, Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 57, série A no 22).
50.  L'Etat est toutefois tenu de s'assurer que tout appelé accomplit son service militaire dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les procédures et méthodes d'entraînement militaire ne lui font pas subir des souffrances ou des épreuves d'une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance indissociable de la discipline militaire et que, eu égard aux exigences pratiques du service militaire, sa santé et son bien-être sont préservés de manière adéquate, notamment par l'administration des soins médicaux nécessaires (voir, mutatis mutandis, Kılınç et autres c. Turquie, no 40145/98, § 41, 7 juin 2005, et Álvarez Ramón c. Espagne (déc.), no 51192/99, 3 juillet 2001). L'Etat a le devoir primordial d'instaurer une réglementation adaptée à la gravité du risque qui pourrait résulter pour la vie ou l'intégrité physique non seulement du fait de la nature de certaines activités et missions militaires mais également en raison de l'élément humain qui entre en jeu lorsqu'un Etat décide d'appeler sous les drapeaux de simples citoyens. Pareille réglementation doit exiger l'adoption de mesures d'ordre pratique visant la protection effective des appelés qui pourraient se voir exposés aux dangers inhérents à la vie militaire et prévoir des procédures adéquates permettant de déterminer les défaillances ainsi que les fautes qui pourraient être commises en la matière par les responsables à différents échelons (Kılınç, précité, § 41 in fine).
51.  D'après la jurisprudence constante de la Cour, pour qu'il puisse être qualifié d'« inhumain », un traitement doit avoir été appliqué avec préméditation pendant des heures et avoir causé sinon de véritables lésions du moins de vives souffrances physiques ou morales (voir le précédent classiquement cité, Danemark, Norvège, Suède et Pays-Bas c. Grèce (l'« Affaire grecque »), requêtes nos 3321/67, 3322/67, 3323/67 et 3344/67, rapport de la Commission du 5 novembre 1969, Annuaire 12, et Kudła, précité, § 92). La question de savoir si le traitement avait pour but de faire souffrir la victime est un autre élément à prendre en compte, mais l'absence d'un tel but ne saurait exclure de façon définitive un constat de violation de l'article 3 (Affaire grecque précitée, et Peers c. Grèce, no 28524/95, § 74, CEDH 2001-III).
52.  Bien que des exercices physiques difficiles soient indissociables de la discipline militaire, la Cour rappelle que ceux-ci, pour demeurer compatibles avec l'article 3 de la Convention, ne doivent pas dépasser le niveau de gravité au-delà duquel ils mettraient en danger la santé et le bien-être d'appelés ou porteraient atteinte à leur dignité. En l'espèce, le requérant – dont les problèmes de genoux étaient connus – a été sommé de faire 350 flexions, ce qui paraît être un exercice particulièrement éprouvant. La Cour estime toutefois qu'il n'y a pas lieu d'examiner in abstracto la compatibilité de cet ordre précis avec les exigences de l'article 3. Elle va en effet se pencher ci-après sur d'autres éléments qu'elle estime essentiels aux fins de son analyse sur le terrain de cette disposition.
53.  Le requérant a été sommé de faire des flexions des genoux à titre de sanction pour avoir mal nettoyé la caserne. L'ordre lui a été donné par son supérieur, le caporal Tch. Il a été tacitement confirmé par le plus haut gradé, le lieutenant D., qui se trouvait sur les lieux des faits mais s'est abstenu de le contredire. Aussi l'intéressé a-t-il été délibérément soumis au traitement dont il se plaint.
54.  Il ressort clairement des dépositions recueillies dans le cadre de l'enquête conduite pas les autorités nationales que le lieutenant D. et le caporal Tch. avaient tous deux été dûment informés, dès l'arrivée du requérant à la base militaire, que celui-ci souffrait des genoux (paragraphes 20 et 21 ci-dessus). Ainsi qu'il a déjà été noté, l'intéressé avait été auparavant dispensé d'exercices physiques et de manœuvres de groupe par le lieutenant D., pour raisons de santé. Or, bien qu'au fait de ses problèmes de santé particuliers, ses supérieurs le forcèrent à faire précisément le type d'exercice qui mettait à rude épreuve ses genoux et sa colonne vertébrale. Dans ces conditions, la Cour ne peut que constater que, en plus d'être délibéré, le traitement visait aussi à faire souffrir le requérant. La gravité de cette sanction ne saurait à l'évidence se justifier par l'une quelconque des exigences du service ou de la discipline militaires, ni être regardée comme ayant contribué à la mission incombant spécialement aux forces armées (comparer avec l'arrêt Engel précité, § 57).
55.  Quant aux conséquences de la sanction litigieuse, la Cour relève que le requérant s'est effondré sur place et a perdu le contrôle de ses jambes. Malgré les soins d'urgence qu'il a reçus tout d'abord à l'infirmerie militaire puis dans un hôpital civil, les séquelles de sa blessure sont durables. L'intéressé a ensuite été réformé puis déclaré invalide de deuxième catégorie.
56.  Au vu des éléments ci-dessus considérés dans leur ensemble, la Cour constate qu'en l'espèce le requérant a été contraint d'effectuer un exercice corporel jusqu'à ce qu'il s'effondre physiquement. L'intéressé a été délibérément soumis à cette sanction par ses supérieurs, qui étaient parfaitement conscients de ses problèmes de santé, et ce sans qu'un quelconque impératif militaire ne le justifiât. La Cour estime que, dans ces conditions, cette sanction a causé au requérant d'intenses douleurs physiques et a dépassé le seuil minimum de gravité.
57.  La Cour conclut de ce qui précède que le requérant a été soumis à une peine inhumaine contraire à l'article 3 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition sous son volet matériel.
2.  Quant à l'insuffisance alléguée de l'enquête
58.  Le Gouvernement soutient que les investigations conduites à la suite des plaintes déposées par le requérant étaient effectives. Le procureur militaire de la flotte de la Caspienne n'avait certes pas donné suite à la plainte de la mère de l'intéressé, mais le jugement rendu le 9 avril 2003 par le tribunal municipal aurait rendu cette démarche inutile.
59.  Le requérant souligne que sa plainte n'a donné lieu à aucune poursuite pénale. Les militaires interrogés n'ayant dès lors pas été formellement entendus en qualité de témoins ni avertis de leur responsabilité en cas de faux témoignage, leurs dépositions n'auraient aucune valeur probante. L'instructeur n'aurait convoqué ni l'intéressé, ni son compagnon de régiment P., ni les autres soldats témoins oculaires du mauvais traitement. La mère du requérant n'aurait jamais reçu de réponse à la plainte dont elle avait saisi le procureur militaire de la flotte de la Caspienne.
60.  En l'espèce, la Cour a déjà constaté ci-dessus que le requérant s'était effondré à la suite d'exercices exténuants ordonnés par son supérieur direct, le caporal Tch., avec l'assentiment tacite du lieutenant D., en guise de punition pour avoir mal nettoyé la caserne. Que la détérioration soudaine de l'état de santé de l'intéressé fût due à un traumatisme ou à une complication d'un problème non diagnostiqué auparavant, la gravité de sa blessure donne matière à un « grief défendable » de mauvais traitement.
61.  La Cour rappelle que, dès lors qu'un individu affirme de manière défendable avoir subi de graves sévices contraires à l'article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l'Etat par l'article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu'il y ait une enquête officielle effective. Il s'agit d'une « obligation non de résultat, mais de moyens » : une enquête ne sera pas forcément couronnée de succès et ne confirmera pas toujours le récit donné par le plaignant, mais elle devra en principe permettre de faire la lumière sur les faits de la cause et, si les allégations se révèlent véridiques, de mener à l'identification et à la punition des responsables. Aussi toute enquête portant sur des accusations graves de mauvais traitements doit-elle être approfondie. Cela veut dire que les autorités doivent toujours déployer des efforts sérieux pour découvrir ce qui s'est passé et éviter de se fier à des conclusions hâtives ou infondées pour clore leurs investigations ou pour motiver leurs décisions. Elles doivent prendre toutes les mesures raisonnables dont elles disposent pour assurer l'obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises, etc. Toute déficience de l'enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause des blessures ou l'identité des responsables risque de faire conclure qu'elle ne répond pas à cette norme (voir, parmi d'autres, Mikheïev c. Russie, no 77617/01, §§ 107 et suiv., 26 janvier 2006, et Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, §§ 102 et suiv., Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII).
62.  La Cour constate d'emblée que l'enquête conduite en l'espèce ne saurait passer pour suffisamment approfondie. L'instructeur n'a ni ordonné l'examen du requérant par un médecin, ni même cité le moindre document médical qu'il avait pu obtenir. Les seuls témoins désignés nommément dans sa décision sont le lieutenant D. et le caporal Tch., c'est-à-dire les supérieurs de l'intéressé, incriminés par celui-ci. Il est impossible de se prononcer sur la pertinence des déclarations des autres témoins, qui ne sont identifiés ni par leur nom ni par leur grade dans la décision. Même leur nombre est incertain : le Gouvernement a produit les dépositions de trois autres militaires, alors que, dans sa décision, l'instructeur faisait mention de « tous les soldats de la 7e compagnie », soit une centaine de personnes. Il apparaît de surcroît que l'instructeur n'a pas interrogé les soldats témoins oculaires éventuels des mauvais traitements allégués, par exemple P., le camarade de régiment du requérant.
63.  La Cour constate en outre que le droit qu'avait le requérant de participer réellement à l'enquête n'a pas été assuré. L'instructeur ne l'a pas entendu personnellement et n'a même pas fait mention de sa version des faits dans sa décision. Le non-lieu a empêché l'intéressé de demander formellement qu'on lui octroie la qualité de victime et de jouir des droits procéduraux conférés par celle-ci.
64.  La Cour estime enfin que l'absence de réponse au fond de la part du procureur de rang supérieur au recours dont il avait été saisi constitue un manquement aux règles de la procédure pénale qui a nui à l'effectivité de l'enquête dans son ensemble. Ce recours ne constitue certes pas un recours effectif aux fins de l'article 35 de la Convention en ce qu'il ne donne pas à son auteur un droit personnel à ce que l'Etat exerce ses pouvoirs de contrôle (voir, par exemple, Belevitski c. Russie, no 72967/01, § 59, 1er mars 2007), mais il représente une garantie procédurale importante du système juridique russe permettant à un procureur de rang supérieur de remédier aux insuffisances éventuelles d'une enquête initiale conduite par des instructeurs qui lui sont subordonnés. Bien que l'auteur du recours ne puisse pas participer à la procédure, il a le droit d'être avisé de l'issue de celle-ci (paragraphe 36 ci-dessus). Le Gouvernement ne nie pas que le procureur militaire, le colonel M., s'est abstenu d'examiner au fond le recours dont l'avait saisi la mère du requérant contre le non-lieu. Il soutient toutefois que, à la suite du jugement rendu par le tribunal municipal dans le cadre de l'action civile, il n'était plus nécessaire ni obligatoire d'y apporter une réponse. Pour la Cour, le caractère fallacieux de cet argument est évident. Tout d'abord, le tribunal municipal a repris les conclusions de la décision rendue par l'instructeur sans avoir réexaminé indépendamment le dossier, puis le procureur de rang supérieur a refusé de revenir sur cette décision au motif qu'elle avait été approuvée par cette juridiction. L'intéressé s'est donc trouvé pris dans un cercle vicieux où chacun se renvoyait les responsabilités et où aucune autorité nationale n'était en mesure de constater les insuffisances de l'enquête conduite par l'instructeur, le capitaine S., ni d'y remédier.
65.  Eu égard aux manquements des autorités russes relevés ci-dessus, la Cour conclut que l'enquête conduite sur les allégations de mauvais traitements formulées par le requérant n'était pas approfondie, adéquate et effective. Il y a donc eu violation de l'article 3 de la Convention sous son volet procédural.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
66.  La Cour décide en outre d'examiner d'office si, dans les circonstances de l'espèce, le requérant a bénéficié, comme l'exige l'article 13 de la Convention, d'un recours effectif de droit civil pour se plaindre des mauvais traitements qu'il aurait subis au cours de son service militaire. Cet article est ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
A. Sur la recevabilité
67.  La Cour considère que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
68.  Le Gouvernement estime qu'il n'y a eu aucune violation des droits du requérant sur le terrain de l'article 13.
69.  Le requérant soutient que le droit interne permet de demander l'ouverture d'une procédure pénale ou de former une action civile. Cette seconde voie de recours, empruntée par lui, se serait révélée ineffective en ce qu'il aurait eu la charge de prouver la faute des autorités de l'Etat. En effet, sans enquête pénale effective, pareille faute serait impossible à établir.
70.  La Cour rappelle que l'article 13 de la Convention garantit l'existence en droit interne d'un recours permettant de s'y prévaloir des droits et libertés de la Convention, tels qu'ils peuvent s'y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d'exiger un recours interne habilitant à connaître du contenu d'un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié, même si les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition. La portée de l'obligation résultant de l'article 13 varie en fonction de la nature du grief que le requérant fonde sur la Convention. Toutefois, le recours exigé par l'article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens particulièrement que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l'Etat défendeur. Aussi, dans les cas suspects de décès ou de mauvais traitements, eu égard à l'importance fondamentale des droits protégés par les articles 2 et 3, l'article 13 impose, outre le versement d'une indemnité là où il convient, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l'identification et à la punition des responsables (Cobzaru c. Roumanie, no 48254/99, §§ 80-82, 26 juillet 2007 ; Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, §§ 161-162, CEDH 2002-IV, et Süheyla Aydın c. Turquie, no 25660/94, § 208, 24 mai 2005).
71.  La Cour a constaté ci-dessus que les autorités russes étaient responsables du traitement inhumain qui avait été infligé au requérant par ses supérieurs en mars 2001. Celui-ci avait donc un « grief défendable » aux fins de l'article 13 et les autorités avaient l'obligation de mener une enquête effective sur les allégations formulées par lui contre les militaires en cause. Pour les motifs exposés ci-dessus, on ne saurait considérer qu'une enquête pénale effective a été conduite en l'espèce conformément à l'article 13, dont les exigences vont plus loin que l'obligation de mener une enquête imposée par l'article 3 (Cobzaru, précité, § 83, et, mutatis mutandis, Buldan c. Turquie, no 28298/95, § 105, 20 avril 2004, et Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 119, CEDH 1999-IV). Dès lors, tout autre recours ouvert au requérant à cet égard, y compris une action en réparation, avait des chances limitées d'aboutir et a donc été purement théorique et illusoire, et non susceptible de lui offrir une réparation. Si les juridictions civiles ont en théorie la faculté d'apprécier les faits de manière indépendante, en pratique le poids accordé à une enquête pénale préalable est si important que même une preuve contraire extrêmement convaincante fournie par un plaignant est souvent jugée « non pertinente », si bien que le recours devant elles se révélerait purement théorique et illusoire (Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 76, CEDH 2006-III, et Corsacov c. Moldova, no 18944/02, § 82, 4 avril 2006). En témoigne en l'espèce le rejet par le tribunal municipal et le tribunal régional, pour défaut de constat de culpabilité dans la décision de l'instructeur, de la demande en réparation présentée par l'intéressé (paragraphes 29 et 31 ci-dessus). Ces deux juridictions se sont contentées, sans avoir examiné les données de la cause, d'approuver les conclusions de l'instructeur, pour qui les prétentions du requérant étaient dénuées de fondement.
72.  La Cour note par ailleurs la particularité du droit pénal russe qui subordonne la possibilité de former une action civile contre l'auteur allégué de l'infraction aux motifs de la clôture de la procédure pénale. Un non-lieu prononcé pour absence d'infraction (otsutstvie sobytiya prestupleniya) fait légalement obstacle à l'examen par le juge civil d'une demande en réparation fondée sur les mêmes faits (paragraphe 37 ci-dessus). Par l'effet des dispositions légales pertinentes, le refus de poursuivre les supérieurs du requérant au motif qu'aucune infraction n'avait été commise (paragraphe 23 ci-dessus) a empêché celui-ci d'assigner les autorités de l'armée en dommages-intérêts devant les tribunaux civils.
73.  La Cour conclut donc que le requérant n'a pas bénéficié d'un recours effectif qui lui aurait permis de se plaindre des mauvais traitements dont il avait été victime au cours de son service militaire. Partant, il y a eu violation de l'article 13 de la Convention.
III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
74.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
75.  La Cour souligne qu'en vertu de l'article 60 de son règlement, en matière de satisfaction équitable, le requérant doit soumettre par écrit ses prétentions chiffrées et ventilées par rubrique et accompagnées des justificatifs pertinents, faute de quoi « la [chambre] peut rejeter tout ou partie de ses prétentions ».
76.  Le 12 avril 2005, le requérant a été invité par la Cour à déposer une demande de satisfaction équitable pour le 31 mai 2005 au plus tard. Il ne l'a pas fait.
77.  En pareil cas, la Cour n'accorde en principe aucune somme. Toutefois, elle a constaté en l'espèce une violation du droit du requérant de ne pas être soumis à une peine inhumaine. Ce droit étant absolu, elle estime pouvoir accorder exceptionnellement à l'intéressé 10 000 euros (EUR) pour dommage moral (comparer avec Igor Ivanov c. Russie, no 34000/02, § 50, 7 juin 2007, et Mayzit c. Russie, no 63378/00, §§ 87-88, 20 janvier 2005), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt.
78.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Déclare recevables les griefs relatifs aux mauvais traitements commis au sein de l'unité militaire no 6794 (3025) à Astrakhan et à l'absence d'un recours de droit civil et irrecevable la requête pour le surplus ;
2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention à raison du traitement inhumain infligé au requérant au sein de l'unité militaire no 6794 (3025) à Astrakhan ;
3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention à raison du défaut d'enquête effective sur les mauvais traitements subis par le requérant ;
4.   Dit qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention ;
5.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 10 000 EUR (dix mille euros) pour dommage moral, à convertir en roubles russes au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, cette somme sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 3 juillet 2008, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Christos Rozakis   Greffier Président
ARRÊT TCHEMBER c. RUSSIE
ARRÊT TCHEMBER c. RUSSIE 


Synthèse
Formation : Cour (première section)
Numéro d'arrêt : 7188/03
Date de la décision : 03/07/2008
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 3 (volet matériel) ; Violation de l'art. 3 (volet procédural) ; Violation de l'art. 13 ; Partiellement irrecevable ; Préjudice moral - réparation

Analyses

(Art. 13) RECOURS EFFECTIF


Parties
Demandeurs : TCHEMBER
Défendeurs : RUSSIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2008-07-03;7188.03 ?

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