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08/07/2008 | CEDH | N°10226/03

CEDH | AFFAIRE YUMAK ET SADAK c. TURQUIE


GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE YUMAK ET SADAK c. TURQUIE
(Requête no 10226/03)
ARRÊT
STRASBOURG
8 juillet 2008
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Yumak et Sadak c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Boštjan M. Zupančič, président,   Peer Lorenzen,   Françoise Tulkens,   Josep Casadevall,   Rıza Türmen,   Corneliu Bîrsan,   Volodymyr Butkevych,   Nina Vajić,   Anatoly Kovler,   Vladimiro Zagrebelsky, 

 Elisabeth Steiner,   Javier Borrego Borrego,   Khanlar Hajiyev,   Renate Jaeger,   Ján Šikuta,   Isabel...

GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE YUMAK ET SADAK c. TURQUIE
(Requête no 10226/03)
ARRÊT
STRASBOURG
8 juillet 2008
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Yumak et Sadak c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Boštjan M. Zupančič, président,   Peer Lorenzen,   Françoise Tulkens,   Josep Casadevall,   Rıza Türmen,   Corneliu Bîrsan,   Volodymyr Butkevych,   Nina Vajić,   Anatoly Kovler,   Vladimiro Zagrebelsky,   Elisabeth Steiner,   Javier Borrego Borrego,   Khanlar Hajiyev,   Renate Jaeger,   Ján Šikuta,   Isabelle Berro-Lefèvre,   Päivi Hirvelä, juges,  et de Vincent Berger, jurisconsulte,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 21 novembre 2007 et 4 juin 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 10226/03) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Mehmet Yumak et Resul Sadak (« les requérants »), ont saisi la Cour le 1er mars 2003 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire, ont été représentés par Me T. Elçi, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3.  Les requérants alléguaient que le seuil électoral de 10 % imposé sur le plan national pour les élections législatives portait atteinte à la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif. Ils invoquaient l'article 3 du Protocole no 1.
4.  La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 9 mai 2006, elle a été déclarée partiellement recevable par une chambre de ladite section, composée des juges dont le nom suit : Jean-Paul Costa, Ireneu Cabral Barreto, Rıza Türmen, Mindia Ugrekhelidze, Antonella Mularoni, Elisabet Fura-Sandström et Dragoljub Popović, ainsi que de Sally Dollé, greffière de section.
5.  Une audience sur le fond (article 54 § 3 du règlement) s'est déroulée en public au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 5 septembre 2006.
6.  Dans son arrêt du 30 janvier 2007 (« l'arrêt de la chambre »), la chambre a dit, par cinq voix contre deux, qu'il n'y avait pas eu violation de l'article 3 du Protocole no 1. Au texte de l'arrêt se trouvait joint l'exposé de l'opinion dissidente commune aux juges Ireneu Cabral Barreto et Antonella Mularoni.
7.  Le 21 avril 2007, les requérants ont sollicité le renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre en vertu de l'article 43 de la Convention. Le 9 juillet 2007, un collège de la Grande Chambre a décidé d'accueillir cette demande (article 73 du règlement).
8.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
9.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire. Des observations ont également été reçues de Minority Rights Group International, organisation non gouvernementale basée à Londres, que le président avait autorisée à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement).
10.  Une audience s'est déroulée en public au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 21 novembre 2007 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement  MM. M. Özmen, co-agent,   H. Ünler, conseil,  Mmes A. Özdemir,   V. Sirmen   Y. Renda   Ö. Gazialem, conseillères ;
–  pour les requérants  MM. T. Elçi,  représentant,   T. Fisher,  Mme E. Frank, conseillers,  M. R. Sadak, requérant.
La Cour a entendu M. Elçi et M. Özmen en leurs déclarations, puis M. Fisher et M. Özmen en leurs réponses aux questions de plusieurs juges.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
11.  Les requérants sont nés en 1962 et 1959 respectivement et résident à Şırnak. Ils furent candidats aux élections législatives du 3 novembre 2002, sous l'étiquette du DEHAP (Parti démocratique du peuple) dans le département de Şırnak, mais aucun d'eux ne fut élu.
A.  Les élections législatives du 3 novembre 2002
12.  A la suite des tremblements de terre de 1999, la Turquie traversa en novembre 2000 et février 2001 deux grandes crises économiques. Puis une crise politique succéda à la crise économique en raison, d'une part, de l'état de santé du premier ministre de l'époque et, d'autre part, des nombreuses divisions internes de la coalition gouvernementale, composée de trois partis politiques.
13.  C'est dans ce contexte que, le 31 juillet 2002, la Grande Assemblée nationale de Turquie (« l'Assemblée nationale ») décida d'organiser des élections législatives anticipées, dont elle fixa la date au 3 novembre 2002.
14.  Début septembre, trois partis politiques ancrés à gauche, à savoir le HADEP (Parti de la démocratie du peuple), l'EMEP (Parti du travail) et le SDP (Parti socialiste de la démocratie), décidèrent de former un « bloc du travail, de la paix et de la démocratie » et de créer un nouveau parti politique, le DEHAP. Les requérants débutèrent leur campagne électorale en tant que principaux candidats de ce nouveau parti dans le département de Şırnak.
15.  De telles alliances électorales avaient déjà été nouées en 1991, puisque le MÇP (Parti du travail nationaliste – successeur et prédécesseur du MHP) et l'IDP (Parti réformiste de la démocratie) avaient fait élire leurs candidats sur la liste du RP (Parti de la prospérité), et le HEP (Parti du travail du peuple – prédécesseur du DEHAP) avait remporté 18 sièges de députés en présentant des candidats sur la liste du SHP (Parti social-démocrate populaire). C'est ainsi que certains partis non susceptibles d'obtenir 10 % des voix au niveau national parviennent parfois à obtenir une représentation parlementaire : ils rejoignent la liste d'un parti plus grand puis, une fois élus, s'en séparent pour suivre leur propre chemin, soit avec des députés indépendants, soit sous la bannière d'un autre parti.
16.  A l'issue des élections du 3 novembre 2002, la liste du DEHAP recueillit dans le département 47 449 voix sur les 103 111 suffrages exprimés, ce qui correspond à un score de 45,95 %. Cependant, ce parti n'ayant pas franchi le seuil national de 10 %, les requérants ne furent pas élus. Les trois sièges attribués au département de Şırnak furent répartis comme suit : deux sièges pour l'AKP (Parti de la justice et du développement, tendance droite conservatrice), qui avait obtenu 14,05 % des suffrages (soit 14 460 voix), et un siège pour M. Tatar, candidat indépendant qui avait recueilli 9,69 % des suffrages (soit 9 914 voix).
17.  Sur les 18 partis ayant participé à ces élections, seuls l'AKP et le CHP (Parti républicain du peuple, gauche) réussirent à franchir la barre des 10 %. Avec 34,26 % des suffrages exprimés, l'AKP remporta 363 sièges, ce qui représente 66 % des sièges de députés. Quant au CHP, avec 19,4 % des voix, il obtint 178 sièges, soit 33 % des sièges. Neuf candidats indépendants furent également élus.
18.  Cependant, non seulement le DEHAP (6,22 % des voix) mais aussi de nombreux autres partis politiques ne purent obtenir de sièges au Parlement. Il s'agit notamment du DYP (Parti de la juste voie, centre-droite), du MHP (Parti de l'action nationale, nationaliste), du GP (Parti jeune, centre) et de l'ANAP (Parti de la mère patrie, centre-droit), qui avaient obtenu respectivement 9,54 %, 8,36 %, 7, 25 % et 5,13 % des voix exprimées.
19.  Les résultats de ces élections furent généralement interprétés comme un profond bouleversement politique. La part des suffrages non représentés atteignit un niveau record en Turquie (environ 45 %) et le taux d'abstention (22 % des inscrits) dépassa – pour la première fois depuis 1980 – la barre des 20 %. Ainsi l'Assemblée nationale issue de ces élections était-elle la moins représentative depuis 1946, année où fut instauré le multipartisme. Par ailleurs, pour la première fois depuis 1954, le Parlement était composé de deux partis seulement.
20.  Pour expliquer ce défaut de représentation, certains analystes avancent l'effet cumulatif de multiples facteurs qui s'ajoutent à l'existence d'un seuil national élevé. Ainsi, en raison du phénomène de vote sanction lié à la crise économico-politique, les cinq partis – y compris les trois partis ayant constitué la coalition gouvernementale entre 1999 et 2002 – qui avaient obtenu des sièges lors des élections législatives de 1999 n'ont pu atteindre le seuil de 10 % en 2002 et ont dès lors été privés de représentation parlementaire. De même, la fragmentation électorale a quelque peu contribué à ces résultats, de nombreuses tentatives visant à la formation de coalitions électorales ayant échoué.
21.  A la suite de ces élections, l'AKP, qui détenait la majorité absolue au Parlement, forma le gouvernement.
B.  Les élections législatives du 22 juillet 2007 (postérieures à l'arrêt de la chambre)
22.  Au début du mois de mai 2007, l'Assemblée nationale vota la tenue d'élections législatives anticipées, qui furent fixées au 22 juillet 2007. Cette décision faisait suite à la crise politique résultant de l'incapacité du Parlement à élire un nouveau président de la République pour succéder à Ahmet Necdet Sezer avant l'expiration de son mandat unique de sept ans, le 16 mai 2007. Les élections législatives auraient normalement dû se dérouler le 4 novembre 2007.
23.  Quatorze partis politiques ont pris part à ces élections, qui présentent deux caractéristiques. D'une part, une forte mobilisation de l'électorat a été observée à la suite de la crise présidentielle, puisque le taux de participation est remonté à 84 %. D'autre part, les partis politiques ont recouru à deux stratégies électorales afin de contourner le seuil national de 10 %. Premièrement, le DSP (Parti de la gauche démocratique) a participé au scrutin sous la bannière du CHP, parti rival, parvenant ainsi à faire élire treize députés. Deuxièmement, le DTP (Parti pour une société démocratique, pro-kurde, gauche) a présenté ses candidats indépendants sous l'étiquette de « Mille espoirs » et a également soutenu certains candidats turcs de gauche. Ce mouvement a été appuyé par d'autres petites formations ancrées à gauche, telles l'EMEP, le SDP et l'ÖDP (Parti de la liberté et de la démocratie, tendance socialiste). Plus de soixante candidats indépendants se sont ainsi présentés dans une quarantaine de circonscriptions départementales.
24.  Lors de ces élections, l'AKP, le CHP et le MHP ont réussi à franchir la barre des 10 %. Avec 46,58 % des suffrages exprimés, l'AKP a remporté 341 sièges, soit 62 % des sièges. Le CHP, avec 20,88 % des voix, a fait élire 112 députés, ce qui représente 20,36 % des sièges ; cependant, les treize députés susmentionnés (paragraphe 23 ci-dessus) ont par la suite démissionné du CHP pour rejoindre le DSP, leur parti d'origine. Quant au MHP, avec 14,27 % des voix il a obtenu l'élection de 71 députés, soit 12,9 % des sièges.
25.  L'entrée en force des indépendants est l'une des caractéristiques des élections du 22 juillet 2007. Ceux-ci avaient disparu de l'Assemblée nationale en 1980, mais étaient réapparus en 1999, avec trois députés. En 2002, ils étaient neuf, sur 260 candidats indépendants pour l'ensemble du pays. A l'issue des élections du 22 juillet 2007, vingt-six députés indépendants ont accédé à l'Assemblée nationale. En particulier, plus de vingt candidats de « Mille espoirs » ont été élus en obtenant environ 2,23 % des suffrages exprimés et ont rejoint le DTP après les élections. Le DTP, qui comptait vingt députés, nombre minimum pour former un groupe parlementaire, a ainsi pu constituer un tel groupe. Parmi ces indépendants figuraient également un député socialiste (ancien président de l'ÖDP), un député nationaliste (ancien président du BBP – Parti de la grande union, nationaliste) et un député centriste (ancien président de l'ANAP).
26.  Le gouvernement a été constitué par l'AKP, qui a réussi à obtenir à nouveau la majorité absolue au Parlement.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
A.  Le contexte constitutionnel et législatif
1.  La Constitution
27.  L'article 67 de la Constitution, tel que modifié le 23 juillet 1995, dispose :
« Les citoyens ont le droit de voter, d'être élus, de se livrer à des activités politiques de façon indépendante ou au sein d'un parti politique et de participer aux référendums conformément aux règles prévues par la loi.
Les élections et les référendums se déroulent sous l'administration et le contrôle du pouvoir judiciaire et selon les principes du suffrage libre, égal, secret, à un seul degré et universel, et moyennant comptage et dépouillement publics du scrutin. Néanmoins, la loi arrête des dispositions adéquates pour permettre aux citoyens turcs se trouvant à l'étranger d'exercer leur droit de vote.
Tout citoyen turc âgé de dix-huit ans au moins a le droit de voter et de participer aux référendums.
L'exercice de ces droits est réglementé par la loi.
Sont privés du droit de vote les soldats sous les drapeaux, les élèves des écoles militaires ainsi que les condamnés se trouvant dans des établissements pénitentiaires, excepté ceux dont la condamnation résulte d'une infraction involontaire.
Le Conseil électoral supérieur détermine les mesures qui doivent être prises pour garantir la sécurité des opérations de comptage et de dépouillement du scrutin à l'occasion de l'exercice du droit de vote dans les établissements pénitentiaires et maisons d'arrêt, et ces opérations se déroulent devant le juge compétent, qui en assume la direction et le contrôle.
Les lois électorales doivent concilier la juste représentation et la stabilité du pouvoir.
Les amendements apportés aux lois électorales ne sont pas applicables aux élections se déroulant dans l'année suivant leur date d'entrée en vigueur. »
28.  L'article 80 de la Constitution est ainsi libellé :
« Les membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie représentent la nation entière et non les régions ou personnes qui les ont élus. »
29.  Aux termes de l'article 95 de la Constitution et de l'article 22 de la loi no 2820 sur les partis politiques, un parti politique qui compte au moins vingt députés en son sein peut former un groupe parlementaire.
2.  Le système électoral
30.  La loi no 2839 relative à l'élection des députés, publiée au Journal officiel le 13 juin 1983, définit les modalités du régime électoral appliqué aux scrutins législatifs.
31.  Actuellement, la Turquie possède un parlement unicaméral composé de 550 députés élus pour un mandat de cinq ans dans les circonscriptions des 81 départements. Les élections sont à un seul tour. Elles se déroulent sur l'ensemble du territoire national, le même jour, au suffrage libre, égal, universel et secret. Le dépouillement du scrutin ainsi que l'établissement consécutif de procès-verbaux sont publics. Chaque département est représenté au Parlement par au moins un député, les autres députés se répartissant en fonction du nombre d'habitants. Les départements ayant de 1 à 18 députés forment une seule circonscription électorale, ceux ayant de 19 à 35 députés comportent deux circonscriptions ; quant au département d'Istanbul, qui compte plus de 35 députés, il forme trois circonscriptions.
32.  L'article 16 de la loi no 2839 est ainsi libellé :
« (...) [L]es partis politiques ne peuvent pas présenter de listes communes (...) »
33.  L'article 33 (tel que modifié le 23 mai 1987) de la même loi dispose :
« Lors de l'élection générale, les partis ne peuvent obtenir de siège que s'ils dépassent le seuil de 10 % des suffrages valablement exprimés au niveau national (...) Un candidat indépendant inscrit sur la liste d'un parti politique ne peut être élu que si la liste de ce parti dépasse le seuil de 10 % au niveau national (...) »
34.  Dans la répartition des sièges, la représentation proportionnelle est appliquée selon la méthode D'Hondt. Cette méthode – en vertu de laquelle les suffrages exprimés sont divisés en faveur de chaque liste par une suite de nombres entiers (1, 2, 3, 4, 5, etc.), puis les sièges sont attribués aux listes obtenant les plus forts quotients – tend à favoriser le parti majoritaire.
35.  Les articles 21 § 2 et 41 § 1 de la loi no 2839 se lisent comme suit :
Article 21 § 2
« (...) Les personnes s'inscrivant en qualité de candidats indépendants déposent auprès des autorités compétentes du Trésor, à titre de garantie, une somme égale au salaire mensuel brut du fonctionnaire de la classe la plus élevée et joignent le reçu du paiement de cette somme à leur dossier de candidature à l'élection législative. »
Article 41 § 1
« (...) si, à l'issue d'une élection législative, le candidat indépendant n'a pas recueilli un nombre suffisant de suffrages pour obtenir un siège, la somme déposée à titre de garantie est versée au Trésor à titre de recette. »
36.  L'article 36 de la loi no 2820 sur les partis politiques (publiée au Journal officiel du 24 avril 1983) dispose :
« [p]our pouvoir participer à une élection, un parti politique doit avoir un siège dans au moins la moitié des départements et avoir tenu son congrès général au moins six mois avant la date du scrutin, ou doit disposer d'un groupe au sein de la Grande Assemblée nationale de Turquie. »
37.  L'article 81 de la loi no 2820 indique :
« [L]es partis politiques n'ont pas le droit d'affirmer qu'il existe sur le territoire de la République de Turquie des minorités fondées sur une race, une religion, une secte, une culture ou une langue. »
38.  Par ailleurs, en vertu de la législation pertinente, le nom des candidats indépendants n'est pas inscrit sur les bulletins de vote fournis à proximité des frontières turques. Ainsi, les électeurs turcs résidant à l'étranger n'ont la possibilité de voter que pour un parti politique dans les urnes installées aux postes frontières ou dans les grands aéroports. De même, alors que les partis politiques disposent pour leur propagande électorale d'un temps de parole à la télévision et à la radio, les candidats indépendants sont privés de cet avantage.
3.  La jurisprudence constitutionnelle
39.  L'examen par la Cour constitutionnelle de la compatibilité des seuils électoraux avec le principe d'Etat démocratique a donné lieu à une jurisprudence contradictoire.
40.  Dans un premier temps, par un arrêt rendu le 6 mai 1968 (E. 1968/15, K. 1968/13), la Cour constitutionnelle a jugé contraire au principe d'Etat démocratique le « seuil simple » adopté par le législateur en vue de corriger les effets du système proportionnel. Il s'agit d'un seuil qui varie en fonction du nombre de députés attribué à chaque circonscription électorale. On obtient le seuil appliqué à une circonscription électorale en divisant les suffrages exprimés par le nombre de députés. Les sièges sont alloués uniquement aux candidats qui dépassent cette barre. La haute juridiction a notamment considéré qu'un tel seuil, qui pouvait permettre aux représentants d'une minorité d'électeurs de former un gouvernement, était de nature à faire obstacle à la représentation de tous les courants de pensée.
41.  Plus tard, après la Constitution de 1982, la Cour constitutionnelle s'est prononcée sur les systèmes électoraux à l'occasion d'un arrêt rendu le 1er mars 1984 (E. 1984/1, 1984/2). Elle a estimé notamment :
« Le premier paragraphe de l'article 67 de la Constitution dispose que les citoyens ont le droit de voter et d'être élus conformément aux règles prévues par la loi. Cependant, cette disposition ne reconnaît pas une marge d'appréciation illimitée au législateur. En effet, en vertu de la disposition précitée, les élections se déroulent sous l'administration et le contrôle du pouvoir judiciaire et selon les principes du suffrage libre, égal, secret, à un seul degré et universel, et moyennant comptage et dépouillement publics du scrutin. Dans le respect des règles ci-dessus, le législateur peut donc adopter le système électoral qu'il juge approprié. Si le pouvoir constituant avait prévu un système déterminé, il aurait adopté une règle contraignante. Puisque tel n'est pas le cas, le législateur est libre d'adopter le système qu'il juge adapté aux conditions politiques et sociales du pays (...)
Sous réserve qu'il n'adopte pas des mesures tendant à faire obstacle à la libre expression du peuple ou à soumettre la vie politique à l'hégémonie d'un parti unique ou bien à détruire le système multipartite, le législateur peut mettre en place l'un des systèmes électoraux existants. »
42.  Dans un arrêt du 18 novembre 1995 (E. 1995/54, K. 1995/59), la Cour constitutionnelle a eu l'occasion de se prononcer sur la compatibilité avec la Constitution de l'article 34/A de la loi no 2839. Cet article, se référant à l'article 33 de la même loi, imposait également le seuil électoral de 10 % dans la répartition des sièges de députés élus dans la « circonscription nationale ». Les juges constitutionnels ont annulé les dispositions établissant la circonscription nationale mais ont considéré toutefois que le seuil national de 10 % pouvait passer pour compatible avec l'article 67 de la Constitution.
Les passages pertinents de cet arrêt se lisent ainsi :
« (...) [l]a Constitution définit l'Etat turc comme étant une République (...) La structure constitutionnelle de l'Etat, qui repose sur la souveraineté nationale, émane de la volonté nationale et passe par des élections libres. Ce choix, souligné dans les différents articles de la Constitution, est mis en évidence de façon marquée et précise à l'article 67, intitulé « droit de voter, d'être élu et de se livrer à des activités politiques ». Le paragraphe 6 modifié de cet article indique que les lois électorales doivent être établies de manière à concilier les principes de « juste représentation » et de « stabilité gouvernementale ». Le but visé est que la volonté des électeurs se reflète autant que possible [dans] l'organe législatif. (...) [Pour] choisir le système comportant les méthodes les plus aptes à permettre aux volontés et choix collectifs de transparaître dans l'organe législatif, (...) en adoptant les dispositions législatives à la lumière des circonstances propres au pays et des nécessités constitutionnelles, il convient d'opter pour [le système] qui est le plus conforme à la Constitution ou d'abandonner celui qui y est contraire.
L'impact d'une démocratie représentative est visible dans différents domaines. Les systèmes injustes que l'on a adoptés en pensant qu'ils allaient assurer la stabilité ont pour effet d'entraver considérablement les développements sociaux (...) Dans la représentation, l'importance accordée à la justice est la condition principale de la stabilité gouvernementale. La justice assure la stabilité. Toutefois, l'idée de stabilité, en l'absence de justice, crée l'instabilité. Le principe de « juste représentation » dont la Constitution exige le [respect] se résume par un [suffrage] libre, égal, secret, à un tour, universel, [avec] décompte et dépouillement publics, et se concrétise par un nombre de représentants proportionnel au nombre de voix obtenues. Quant au principe de « stabilité gouvernementale », il est perçu comme renvoyant aux méthodes devant refléter les voix [au sein de] l'organe législatif de manière à garantir la force de l'exécutif. « La stabilité gouvernementale », que l'on entend assurer grâce au seuil de suffisance qualifié de « barrage », tout comme la juste représentation (...), figurent dans la Constitution. Lors des élections (...), il faut accorder de l'importance à la combinaison de ces deux principes, qui semblent antinomiques dans certaines situations, de façon [à ce qu'ils] s'équilibrent et se complètent (...)
Pour atteindre le but de la « stabilité gouvernementale », énoncé par la Constitution, il est prévu un [seuil] national (...)
Il est évident que le [seuil] de 10 % des voix au niveau national que prévoit l'article 33 de la loi no 2839 (...) est entré en vigueur avec l'approbation de l'organe législatif. Les systèmes électoraux doivent être conformes aux principes constitutionnels (...), et il est inévitable que certains de ces systèmes comportent des conditions impératives. Les seuils qui résultent de la nature des systèmes et [sont exprimés] en pourcentage, et [qui] au niveau du pays restreignent le droit de voter et le droit d'être élu, sont applicables [et] acceptables (...) tant qu'ils ne dépassent pas des mesures normales (...) Le [seuil] de 10 % est conforme aux principes de stabilité gouvernementale et de juste représentation (...) »
Trois juges constitutionnels sur onze se sont opposés à l'argumentation de la majorité, considérant que le seuil national de 10 % ne se conciliait pas avec l'article 67 de la Constitution.
43.  Dans le même arrêt, la Cour constitutionnelle a toutefois annulé un seuil électoral de 25 % fixé pour la répartition des sièges attribués aux départements (seuil départemental). Considérant qu'un tel seuil ne cadrait pas avec le principe de juste représentation, la haute juridiction a notamment souligné :
« Si un seuil national est imposé dans les élections législatives en application du principe de « stabilité gouvernementale », le fait d'instaurer de surcroît un seuil pour chaque circonscription électorale est incompatible avec le principe de « juste représentation ». »
4.  Bref historique des élections législatives
44.  Les élections de 1950, 1954 et 1957 – où l'on avait opté pour la représentation majoritaire – ne purent assurer un équilibre institutionnel entre la majorité et l'opposition parlementaires. Ce déséquilibre fut l'un des principaux motifs du coup d'Etat survenu en 1960. A la suite de cette intervention militaire, le législateur adopta la représentation proportionnelle, appliquée avec la méthode D'Hondt, afin de renforcer le pluralisme et le système politique. Ainsi les élections de 1965 et 1969 permirent-elles de dégager des majorités stables au sein de l'Assemblée nationale tout en offrant à de petites formations la possibilité d'être représentées. Cependant, à l'issue des élections de 1973 et 1977, les grands courants politiques ne réussirent pas à fonder des gouvernements stables, alors qu'ils rassemblaient un électorat important. Cette période d'instabilité gouvernementale fut marquée par la constitution successive de coalitions fragilisées par l'influence disproportionnée des petites formations sur la politique gouvernementale.
45.  A la suite du régime militaire (1980-1983), la loi no 2839 relative à l'élection des députés, adoptée le 13 juin 1983, rétablit la représentation proportionnelle, assortie de deux seuils électoraux. Au seuil national de 10 % s'ajoutait un seuil départemental (nombre d'électeurs divisé par le nombre de sièges à pourvoir dans chaque circonscription) ; ce dernier fut annulé par la Cour constitutionnelle en 1995. A l'issue des élections législatives de 1983, l'ANAP (Parti de la mère patrie) obtint la majorité absolue au Parlement.
46.  De même, les élections législatives du 29 novembre 1987 permirent à l'ANAP, avec 36,31 % des suffrages, de former une majorité parlementaire stable. Deux autres partis purent également accéder au Parlement. Quant aux élections du 20 octobre 1991, elles donnèrent à cinq partis une représentation parlementaire. Ce résultat était notamment dû au fait que trois petites formations politiques (MÇP, IDP et HEP) avaient participé à ces élections sous la bannière d'autres partis politiques dans le but de contourner l'article 16 de la loi no 2839, qui interdit la constitution de listes communes avant les élections. Le gouvernement fut fondé par une coalition de deux partis. De même, à l'issue de ces élections, les 18 candidats du HEP furent élus au Parlement sur la liste du parti politique SHP ; par la suite, ils démissionnèrent du SHP pour rejoindre leur propre parti, le HEP.
47.  A l'issue des élections nationales du 24 décembre 1995, cinq partis politiques accédèrent au Parlement. Cependant, comme aucun d'eux ne put obtenir la majorité parlementaire, une coalition fut formée.
48.  Les élections législatives de 1999 ne permirent pas non plus de dégager une majorité parlementaire. Cinq partis politiques obtinrent des sièges à l'Assemblée nationale. Une coalition de trois partis forma le gouvernement.
49.  Avant le scrutin du 3 novembre 2002, le plus fort taux de voix n'ayant pas donné lieu à une représentation parlementaire avait été atteint en 1987, avec 19,4 % des suffrages exprimés. En 1991, deux coalitions préélectorales entre le RP, le MÇP et l'IDP, ainsi qu'entre le SHP et le HEP, avaient permis de réduire le taux, qui était tombé à 0,5 %. A l'issue des élections du 22 juillet 2007, il était de 13,1 %.
50.  Comme cela a été indiqué (paragraphes 12-21 ci-dessus), les élections du 2 novembre 2002 permirent à l'AKP de former un gouvernement stable qui perdura jusqu'au 22 juillet 2007, nonobstant le fait que 45,3 % des suffrages (environ 14,5 millions de voix) n'avaient donné lieu à aucune représentation parlementaire.
B.  Documents pertinents du Conseil de l'Europe
51.  Le Conseil de l'Europe n'a pas défini de normes impératives en matière de seuils électoraux.
1.  Documents de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe
52.  La partie pertinente de la Résolution 1547 (2007) sur la Situation des droits de l'homme et de la démocratie en Europe adoptée le 18 avril 2007 par l'Assemblée peut se lire comme suit :
« 58.  Dans les démocraties bien établies, il ne devrait pas y avoir de seuils supérieurs à 3 % dans les élections législatives. Ainsi, le plus grand nombre d'opinions devrait pouvoir s'exprimer. Exclure des groupes importants de personnes du droit d'être représentées va à l'encontre d'un système démocratique. Dans les démocraties bien établies, il convient de trouver un équilibre entre une représentation équitable des opinions de la société et l'efficacité du parlement et du gouvernement. »
53.  Dans sa Recommandation 1791 (2007) adoptée le 18 avril 2007 intitulée la Situation des droits de l'homme et de la démocratie en Europe, l'Assemblée a recommandé au Comité des Ministres du Conseil de l'Europe de prendre des mesures afin de remédier aux déficiences relevées dans la Résolution mentionnée ci-dessus. Dans le domaine des seuils électoraux, il appartient au Comité des Ministres :
« 17.10.  [d'] envisager l'abaissement des seuils supérieurs à 3 % applicables aux élections législatives et [de] veiller à l'équilibre entre représentation équitable et efficacité au sein du parlement et du gouvernement. »
2.  Documents de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (la Commission de Venise)
54.  Le « Code de bonne conduite en matière électorale », adopté en 2002 par la Commission de Venise, rappelle avec force que les « cinq principes du patrimoine électoral européen sont le suffrage universel, égal, libre, secret et direct ». S'agissant du choix du système électoral, il est « libre, sous réserve du respect des principes mentionnés ci-dessus ».
55.  La partie pertinente du rapport intitulé le Rapport sur le droit électoral et l'administration des élections en Europe – Etude de synthèse sur certains défis et problèmes récurrents du 12 juin 2006 sur le droit électoral et l'administration des élections en Europe adopté par la Commission de Venise est ainsi libellée :
« Les effets d'un système électoral particulier peuvent différer d'un pays à l'autre et il convient de reconnaître que les divers systèmes peuvent viser des buts politiques divergents voire antagonistes. Un système peut privilégier la représentation équitable des partis au Parlement et un autre viser à éviter la fragmentation de la représentation en petits partis afin de conférer une majorité absolue des députés à la formation chargée de constituer le gouvernement. Un système électoral peut favoriser une étroite relation entre les électeurs et « leurs » députés de circonscription et un autre faciliter l'introduction de femmes, de minorités ou de spécialistes dans les listes bloquées des partis. Dans certains pays, des systèmes compliqués sont mis en place pour tenter de concilier plusieurs objectifs politiques. D'autres pays privilégient les systèmes simples pouvant être facilement compris et utilisés par l'électorat et l'administration. Le caractère approprié d'un système électoral dépend de la question de savoir s'il rend justice aux principes démocratiques compte tenu des conditions et des problèmes locaux. En particulier, la transparence de l'élaboration de la liste doit être garantie. Il convient donc d'évaluer les systèmes électoraux et les propositions visant à les réformer au cas par cas. »
56.  Dans son Rapport sur les règles électorales et les actions positives en faveur de la participation des minorités nationales au processus de décision dans les pays européens du 15 mars 2005, ayant analysé les pratiques de certains Etats membres, la Commission de Venise a retenu cinq mesures spécifiques favorisant la représentation des minorités. Deux d'entre elles touchent à la question des seuils électoraux :
d.  Les seuils électoraux (quorums) ne devraient pas affecter les chances des minorités nationales d'être représentées.
e.  Les circonscriptions électorales (leur nombre, leur taille et leur forme, leur nombre de sièges) peuvent être établies en vue de favoriser la participation des minorités aux processus décisionnels. »
3.  Documents concernant spécifiquement les élections en Turquie
a)  Rapport de la commission ad hoc de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe
57.  Le Gouvernement se réfère au rapport de la commission ad hoc sur l'observation des élections législatives en Turquie (3 novembre 2002), établi le 20 décembre 2002. Les parties pertinentes de ce rapport sont ainsi libellées :
« Comme l'ont abondamment diffusé les médias, deux partis seulement sur les dix-huit en lice ont réussi leur entrée au nouveau Parlement de la Turquie (TBMM), l'AKP (Justice et développement) et le CHP (Parti républicain du peuple). Tous les autres partis, jusqu'ici représentés au Parlement, ayant été évincés faute d'avoir pu franchir la barre des 10 %. Le parti au gouvernement jusqu'aux élections a fait seulement 1 % des voix. Les problèmes à caractère économique et la corruption ont été déterminants dans ce scrutin.
Une majorité claire et absolue s'est donc dégagée avec 362 sièges pour AKP, 179 pour l'opposition et 9 pour les députés indépendants. (Ces derniers sont élus dans des petites villes où ils ont une bonne réputation.) Il convient de rappeler que l'AKP avait 59 sièges dans l'ancienne législature, et le CHP trois (élections de 1999).
Cette situation devrait entraîner vraisemblablement une plus grande stabilité dans le pays en évitant des coalitions complexes et instables. Le lundi 4 novembre 2002, la Bourse de la Turquie a remonté de 6,1 %.
Toutefois, cela veut dire aussi qu'environ 44 % des votes exprimés ne sont pas représentés au Parlement.
Les résultats doivent donc être interprétés comme un vote de protestation sans ambiguïté contre l'establishment tout entier, puisqu'aucun des trois partis de l'ancienne coalition au pouvoir n'a recueilli suffisamment de voix pour un seul siège ! »
b)  Résolution 1380 (2004) de l'Assemblée parlementaire
58.  Les paragraphes 6 et 23 de la Résolution 1380 (2004) sur le « Respect des obligations et engagements de la Turquie », adoptée le 22 juin 2004 par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, sont ainsi libellés :
« 6.  En ce qui concerne la démocratie pluraliste, l'Assemblée reconnaît que la Turquie est une démocratie qui fonctionne avec un système multipartite, des élections libres et une séparation des pouvoirs. (...) L'Assemblée estime aussi que le seuil de 10 % de suffrages requis au niveau national pour qu'un parti entre au parlement est excessif et qu'il convient de réorganiser les modalités de vote des citoyens turcs résidant à l'étranger.
23.  En conséquence, et dans le cadre du processus actuel de réformes engagé par les autorités turques, l'Assemblée invite la Turquie :
ii.  à modifier le Code électoral pour abaisser le seuil de 10 % et permettre aux citoyens turcs vivant à l'étranger de voter sans avoir à se présenter à la frontière ; (...) »
c)  Rapport sur l'« Observation des élections législatives en Turquie (22 juillet 2007) »
59.  Les parties pertinentes du rapport intitulé Observation des élections législatives en Turquie du 22 juillet 2007, établi par une commission ad hoc de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe peuvent se lire comme suit :
« XII.  Conclusions et recommandations
55.  Les élections législatives tenues en Turquie le 22 juillet 2007 se sont déroulées de manière généralement conforme aux engagements contractés par la Turquie à l'égard du Conseil de l'Europe et aux normes européennes s'appliquant à la tenue d'élections libres.
56.  Dans une très large mesure, le scrutin était organisé avec professionnalisme et s'est déroulé sans heurt, ce qui témoigne de la longue tradition d'élections démocratiques entretenue en Turquie.
57.  Le fort taux de participation montre que la confiance dans le processus démocratique existe en Turquie.
58.  Tous les administrateurs électoraux, à tous les niveaux, se sont acquittés de leurs tâches avec efficacité et intégrité.
59.  Le rapporteur est cependant d'avis que la Turquie pourrait organiser encore mieux des élections à même de garantir une véritable représentation au sein du Parlement. Le seuil de 10 % pourrait être abaissé, conformément aux résolutions 1380 (2004) et 1547 (2007) de l'Assemblée. Si le nouveau Parlement élu le 22 juillet 2007 est beaucoup plus représentatif que le Parlement sortant, avec une représentation d'environ 90 % du corps électoral, c'est parce que trois partis sont représentés, et non deux, et que les partis d'opposition ont présenté des candidats « indépendants soutenus par un parti », et non en raison de mesures qu'auraient prises les autorités turques.
60.  Les autorités turques pourraient envisager de saisir la Commission de Venise de cette question, ainsi que de la question de la simplification de la législation électorale.
60.  Par ailleurs, en réponse à une question posée par un parlementaire à la suite de son discours devant l'Assemblée parlementaire le 3 octobre 2007, le président de la République de Turquie a indiqué que le seuil de 10 % correspondait à un besoin réel, qui le temps venu pourrait être supprimé (voir le compte rendu de la séance du 3 octobre 2007). Les passages pertinents de sa réponse sont libellés comme suit :
« M. Gül explique que l'instauration du seuil des 10 % visait à remédier à l'instabilité des années précédentes, où s'étaient succédé un grand nombre de gouvernements de coalition. Ce seuil n'empêche pas des candidats indépendants de se présenter. Aux dernières élections législatives, en juillet dernier, la participation a été de 85 %, ce qui démontre la représentativité du Parlement. Maintenant que la stabilité politique est rétablie on peut envisager de revoir le seuil de 10 %. »
C.  Droit comparé
61.  Bien qu'il n'existe pas de classification uniforme des modes de scrutin et des systèmes électoraux, on en distingue généralement trois grands types : les modes de scrutin majoritaires, proportionnels et mixtes. Dans le système majoritaire, est déclaré élu le candidat ou la liste de candidats qui a obtenu, lors du tour de scrutin décisif, la majorité des voix. Ce type de scrutin permet la constitution de majorités de gouvernement claires, mais en même temps défavorise la représentation des partis politiques minoritaires. Ainsi, à titre d'exemple, au Royaume-Uni, l'application depuis de nombreuses décennies d'un scrutin majoritaire uninominal à un seul tour (« first past the post »), combinée avec l'existence de deux grands partis politiques dominants, a pour effet de rapporter aux autres partis peu de sièges par rapport au nombre de suffrages qu'ils obtiennent. Des situations analogues existent, par exemple en France, où l'on pratique le scrutin majoritaire à deux tours. A l'extrême inverse, le système proportionnel a pour but d'assurer une transposition proportionnelle des voix en mandats. La proportionnelle est généralement considérée comme le système le plus « juste », car il tend vers une représentation plus fidèle des différentes forces politiques. Cependant, l'inconvénient de ce système est qu'il favorise la fragmentation de l'offre électorale et par conséquent rend plus difficile la constitution de majorités stables dans les assemblées.
62.  De nos jours, ce type de système est de loin le plus appliqué en Europe. A titre d'exemples, la Bulgarie, le Danemark, l'Espagne, l'Estonie, l'Irlande, le Luxembourg, Malte, la Moldova, la Norvège, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Russie, la Suède et la Turquie ont opté pour la représentation proportionnelle ou l'une de ses variantes. Il existe également des systèmes mixtes qui proposent différentes combinaisons entre les deux modes de scrutin (par exemple en Allemagne, en Italie et en Lituanie).
63.  Dans certains systèmes proportionnels, le législateur fixe des seuils pour corriger les effets négatifs de ce type de scrutin, et notamment assurer plus de stabilité au sein du parlement. Ces seuils, généralement exprimés en pourcentage des suffrages exprimés, sont des « limites, fixes ou variables, établies au moyen du résultat électoral, qui déterminent la participation d'une liste ou d'un candidat à la répartition des sièges ». Toutefois, le rôle joué par les seuils diffère en fonction de leur hauteur et du système des partis en place dans chaque pays. Un seuil bas n'écarte que les très petites formations, ce qui rend plus difficile la constitution de majorités stables, alors qu'en cas de forte division du système partisan, un seuil élevé conduit à exclure de la représentation une part importante des suffrages.
64.  L'analyse des seuils électoraux adoptés dans les Etats membres qui ont un mode de scrutin à la proportionnelle montre que seuls quatre Etats ont opté pour des seuils élevés : la Turquie possède le seuil le plus élevé, avec 10 % ; le Liechtenstein a fixé la barre à 8 %, et la Fédération de Russie et la Géorgie à 7 %. Un tiers des Etats imposent un seuil de 5 %, et treize Etats ont placé la barre à un niveau inférieur. Les autres Etats membres n'ont pas recours aux seuils. Par ailleurs, dans plusieurs systèmes, les seuils ne sont appliqués que pour un nombre restreint de sièges (en Norvège et en Islande par exemple). Les seuils diffèrent selon qu'ils s'appliquent à un parti ou à une coalition. A titre d'exemple, en République tchèque, le seuil pour un parti est de 5 % alors qu'en cas de coalition on ajoute 5 % pour chacun des partis membres. En Pologne, le seuil pour les coalitions est fixé à 8 % et ne varie pas selon le nombre de partis membres. De façon similaire, les seuils pour les candidats indépendants varient : en Moldova, par exemple, ce seuil est de 3 %.
EN DROIT
I.  SUR L'ÉTENDUE DE LA COMPÉTENCE DE LA GRANDE CHAMBRE
65.  La Cour observe que le grief tel que formulé dans l'arrêt de la chambre (paragraphe 40) est libellé comme suit :
« Les requérants allèguent que le fait qu'un seuil électoral de 10 % soit imposé lors des élections législatives porte atteinte à la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »
66.  Au cours de la procédure devant la chambre, les requérants, se fondant notamment sur les résultats des élections du 3 novembre 2002, ont remis en cause le seuil électoral de 10 %. Pour ce faire, ils ont procédé à un examen global des élections qui se sont déroulées en Turquie depuis 1946, année où le multipartisme a été instauré sous la République. Plus tard, dans leur demande de renvoi présentée le 20 avril 2007, en critiquant notamment l'analyse du système électoral turc à laquelle la chambre s'était livrée dans son arrêt, ils ont soutenu que cet arrêt accordait à la Partie contractante une marge d'appréciation extrêmement large en ce qui concerne la création et le fonctionnement du système électoral.
67.  Postérieurement au 9 juillet 2007, date à laquelle un collège de cinq juges avait accueilli la demande de la partie requérante tendant au renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre, des élections législatives anticipées ont eu lieu en Turquie.
68.  Alors qu'ils avaient largement commenté les élections du 22 juillet 2007 dans leurs observations présentées à la Grande Chambre le 7 septembre 2007, les représentants des requérants ont précisé à l'audience du 21 novembre 2007 que cette requête avait été introduite afin de faire constater une violation résultant des élections législatives du 3 novembre 2002 et non de celles du 22 juillet 2007.
69.  Quant au Gouvernement, il a estimé pendant l'audience que pour autant que les griefs des requérants avaient trait à la structure constitutionnelle de la Turquie, ils devaient être considérés comme une actio popularis, et a soutenu que les résultats généraux du 22 juillet 2007 avaient confirmé les constatations faites par la chambre dans son arrêt du 30 janvier 2007.
70.  La Cour doit donc déterminer l'ampleur de l'examen de l'affaire auquel elle est appelée à se livrer et se demander, en particulier, si elle peut se borner à étudier les résultats des élections du 3 novembre 2002 sans tenir compte des faits postérieurs à l'arrêt de la chambre.
71.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence désormais bien établie, l'« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre englobe nécessairement tous les aspects de la requête que la chambre a examinés précédemment dans son arrêt, aucun fondement ne permettant un renvoi simplement partiel de l'affaire (voir Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 66, CEDH 2004-XI, et K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, §§ 140-141, CEDH 2001-VII).
72.  L'« affaire » dont est saisie la Grande Chambre est la requête telle qu'elle a été déclarée recevable. Toutefois, cela ne signifie pas que la Grande Chambre ne peut examiner aussi, le cas échéant, des questions relatives à la recevabilité de la requête, comme cela est loisible à la chambre dans le cadre de la procédure habituelle, par exemple en vertu de l'article 35 § 4 in fine de la Convention (qui habilite la Cour à « rejet[er] toute requête qu'elle considère comme irrecevable (...) à tout stade de la procédure »), ou lorsque ces questions ont été jointes au fond ou encore lorsqu'elles présentent un intérêt au stade de l'examen au fond (K. et T. c. Finlande, précité, § 141).
73.  La Cour rappelle d'emblée qu'elle n'est pas compétente pour examiner in abstracto une loi électorale interne et qu'il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, spécialement qualifiés en la matière, d'interpréter et appliquer le droit interne (voir, par exemple, Gitonas et autres c. Grèce, arrêt du 1er juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, § 44, et Briķe c. Lettonie (déc.), no 47135/99, 29 juin 2000). Cependant, en l'espèce, le grief des requérants ne s'analyse pas en une actio popularis. En effet, lors des élections du 3 novembre 2002, les intéressés ont été touchés de manière directe et immédiate par le seuil dont ils se plaignent (voir, mutatis mutandis, Serge Moureaux et autres c. Belgique, no 9267/81, décision de la Commission du 12 juillet 1983, Décisions et rapports (DR) 33, p. 110). Puisque la chambre a rendu son arrêt avant les élections du 22 juillet 2007, elle a tenu compte principalement des résultats des élections du 3 novembre 2002 et du contexte prévalant dans le pays à cette époque. La Cour, quant à elle, examinera la présente affaire à la lumière des résultats des élections législatives du 3 novembre 2002, mais sans négliger les élections du 22 juillet 2007, lors desquelles les requérants n'étaient certes pas candidats mais qui présentent néanmoins un intérêt certain dans l'appréciation des effets du seuil électoral dénoncé par les requérants.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1
74.  Les requérants allèguent que le fait qu'un seuil électoral de 10 % soit imposé lors des élections législatives porte atteinte à la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif. Ils invoquent l'article 3 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Les Hautes Parties contractantes s'engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »
A.  L'arrêt de la chambre
75.  La chambre a constaté que le seuil électoral de 10 % imposé lors des élections législatives avait pour finalité de renforcer la stabilité gouvernementale en évitant une fragmentation parlementaire excessive et non fonctionnelle. Il pouvait ainsi être considéré comme nécessaire pour atteindre ces buts et proportionné. Elle a conclu dès lors que « la Turquie [n'avait pas] excédé son ample marge d'appréciation au regard de l'article 3 du Protocole no 1, nonobstant le caractère élevé du seuil litigieux » (paragraphes 66-79 de l'arrêt de la chambre).
B.  Les thèses des parties
1.  Les requérants
76.  Les requérants contestent les considérations de la chambre, qui à leurs yeux a fait une interprétation restrictive et lacunaire du droit à des élections libres.
77.  Tout d'abord, les requérants estiment que de toute évidence ce seuil, en ce qu'il empêche une bonne partie de la population d'exprimer son choix quant à sa représentation parlementaire, constitue une grave atteinte au droit à la participation et ne poursuit aucun but légitime au regard de l'article 3 du Protocole no 1.
78.  A cet égard, les requérants contestent l'argument selon lequel la mesure incriminée a pour finalité de renforcer la stabilité gouvernementale. Ils font valoir que les autorités militaires, qui ont pris le pouvoir lors du coup d'Etat de 1980, imputent entièrement au système électoral alors en vigueur l'agitation sociale et politique qu'a connue la Turquie entre 1970 et 1980 ainsi que l'instabilité gouvernementale liée à celle-ci. A leur avis, il est artificiel d'établir un lien de causalité entre la mesure litigieuse et la situation politique de la Turquie dans les années 70-80 telle qu'appréciée dans l'arrêt de la chambre.
79.  Les requérants mettent l'accent sur le fait que sur les quatre élections où l'on a eu recours au système proportionnel mais sans appliquer de seuil électoral, deux élections (celles de 1965 et 1969) ont débouché sur des gouvernements à un seul parti et les deux autres (celles de 1973 et de 1977) sur des gouvernements de coalition.
80.  Par ailleurs, il n'est pas exclu que l'abaissement ou la suppression du seuil électoral national conduise à la formation d'un gouvernement de coalition, mais pareille issue n'est pas nécessairement synonyme d'instabilité gouvernementale. Les gouvernements de coalition présentent quelquefois une plus grande stabilité que les gouvernements à un seul parti.
81.  Pour les requérants, on peut difficilement considérer que la mesure exceptionnelle en question renforce la démocratie représentative. Le Conseil de l'Europe a été créé pour renforcer la démocratie et les valeurs démocratiques. S'il est certain à leurs yeux que les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation en la matière, ils estiment néanmoins que les Etats ne sauraient se prévaloir de cette latitude sans tenir compte du droit à une juste représentation, de manière illimitée ou disproportionnée, c'est-à-dire en excluant de la vie politique du pays un segment donné et singulier de la population.
82.  En effet, un seuil national si élevé engendre une grande injustice dans la représentation et une crise de légitimité du gouvernement, dès lors que le parlement doit constituer la libre tribune de toute démocratie. Il est clair qu'un parlement dont la composition ne reflète qu'environ 55 % des suffrages n'est pas capable d'offrir la légitimité représentative sur laquelle repose toute démocratie. A cet égard, les requérants soulignent qu'à l'issue des élections législatives de 1987, 1991, 1995 et 1999, la part des suffrages non représentés au Parlement fut respectivement de 19,4 % (environ 4,5 millions de voix), 0,5 % (environ 140 000 voix), 14 % (environ 4 millions de voix) et 18,3 % (environ 6 millions de voix). Quant aux résultats du scrutin de 2002, ils ont provoqué une « crise de la représentation », puisque 45,3 % des suffrages – c'est-à-dire environ 14,5 millions de voix – n'ont pas été pris en considération et ne se sont pas reflétés dans la composition du Parlement.
83.  Selon les requérants, la Cour doit tenir compte de plusieurs éléments : premièrement, le caractère crucial du pluralisme en tant que pilier de la démocratie et l'importance des partis politiques qui en découle, notamment des partis qui font en sorte qu'une région spécifique d'un pays soit entendue au parlement ; deuxièmement, le fait que le seuil électoral appliqué en Turquie soit le plus élevé parmi les Etats membres du Conseil de l'Europe et, puisqu'il n'existe pas de mesures correctrices, le fait que ce seuil entrave l'expression de certains groupes de la société ; troisièmement, enfin, la situation particulière de la Turquie et les effets concrets de ce seuil, c'est-à-dire l'impossibilité pour tout parti basé dans une région d'être représenté à l'Assemblée nationale. Si de tels éléments ne sont pas pris en considération, le droit à des élections libres est laissé à l'arbitraire des Etats, qui pourraient en profiter pour justifier des seuils supérieurs à 10 %.
84.  Pour les requérants, le seuil électoral n'est pas non plus conforme à la norme européenne commune. Le seuil national adopté en Turquie est le plus élevé de tous les pays d'Europe, voire du monde. Si la barre des 10 % était appliquée dans d'autres pays, nombre de partis bien établis ne participeraient plus au gouvernement ; ce serait le cas, par exemple, pour les libéraux démocrates en Allemagne, pour les partis centristes et chrétiens en Scandinavie, pour les verts aux Pays-Bas et pour le centre-gauche et la droite en Italie. Dans la plupart des pays qui ont instauré un seuil, celui-ci est de 5 % (en 2001, la moyenne s'établissait à 4,25 % en Europe centrale et orientale). Même les pays qui connaissent de graves problèmes d'intégration et ont besoin de stabiliser la représentation des partis, compte tenu de l'existence de partis indépendants ou de toute petite taille, n'ont pas jugé utile d'imposer des seuils deux fois plus élevés. A titre d'exemple, les requérants indiquent que lors des élections de 2002 un seuil électoral de 5 % aurait permis à huit partis (sur dix-huit partis possibles), dont le DEHAP, d'obtenir des mandats au Parlement turc au lieu des deux principaux partis nationaux.
85.  Par ailleurs, la thèse selon laquelle les requérants ou d'autres membres de leur parti auraient pu participer aux élections comme candidats indépendants – l'un des principaux arguments du Gouvernement et l'un des motifs sur lesquels la chambre a fondé sa décision – traduit une vision qui méconnaît le rôle des partis dans le cadre du système politique. Des candidatures indépendantes ou la formation d'alliances ne sauraient en aucun cas se substituer à des partis politiques indépendants, ceux-ci jouant un rôle essentiel en tant qu'éléments fondamentaux de la démocratie. Il est évident que les candidats qui entrent dans l'arène en leur nom propre et en pouvant compter uniquement sur des ressources personnelles et économiques limitées ne peuvent concurrencer les partis qui disposent d'importantes ressources logistiques et financières.
86.  En outre, en Turquie les candidats indépendants sont soumis à un certain nombre de restrictions et de conditions défavorables. Ainsi, le nom des candidats indépendants n'est pas inscrit sur les bulletins de vote fournis à proximité des frontières turques, ce qui signifie que les personnes entrant sur le territoire turc afin précisément de participer à un scrutin dans un bureau de vote frontalier ne peuvent voter pour les candidats indépendants, ce qui réduit fortement les chances de ces derniers d'être élus. L'impossibilité pour de tels candidats de diffuser des messages électoraux, alors que tous les partis politiques disposent expressément d'un temps de parole à la télévision et à la radio, constitue également un sérieux désavantage (paragraphe 39 ci-dessus). Enfin, le droit pour les électeurs de choisir dans la liberté et l'égalité d'être représentés par des partis – et non, par exemple, par des candidats indépendants – et le droit pour tous les partis de faire campagne sur un pied d'égalité sont des principes essentiels relevant de l'article 3 du Protocole no 1.
87.  Pour ce qui est de la possibilité de constituer une coalition avec d'autres partis politiques dans le but de franchir la barre des 10 %, les requérants rappellent que l'article 16 de la loi no 2839 empêche les partis de présenter des listes communes et de participer aux élections législatives en formant des coalitions en toute légalité. Par ailleurs, ils soulignent que le climat politique marqué par la montée du nationalisme rend impossible la formation de telles alliances.
88.  Les requérants expliquent également qu'en vertu de l'article 36 de la loi sur les partis politiques, un parti politique ne peut se présenter aux élections s'il n'est pas implanté dans le pays (paragraphe 37 ci-dessus). En outre, selon la même loi, il est interdit de créer un parti fondé sur un groupe ethnique ou une région particuliers (paragraphe 38 ci-dessus). Cette règle reflète l'idéologie officielle qui prévaut en Turquie. Ce rejet absolu des partis régionaux constitue manifestement une grave violation du principe précédemment énoncé par la Cour, selon lequel « il n'est pas de démocratie sans pluralisme ». A ses yeux, il convient de tenir compte le caractère vaste et multiculturel de la société turque et les requérants et leur parti devaient être pénalisés parce que, même s'ils cherchaient un appui dans l'ensemble du pays en défendant des politiques nationales, c'était principalement un certain segment de la population qui les soutenait.
89.  Selon les requérants, l'un des objets essentiels d'une démocratie reposant sur un système de partis élus est de veiller à ce que les partis politiques dont l'électorat est totalement ou en grande partie implanté dans une région particulière puissent fonctionner et être élus librement, sans restrictions, et à ce que les électeurs de ces partis soient représentés sur un pied d'égalité. Si l'on applique ce principe, il est évident que l'impossibilité pour le DEHAP d'entrer à l'Assemblée nationale alors qu'il a obtenu dans le sud-est plus de 45 % des suffrages (soit environ deux millions de voix) fausse gravement la représentation. De surcroît, l'obligation d'opérer au niveau national s'inscrit dans une culture politique qui passe systématiquement sous silence les débats sur la « question kurde », faisant manifestement obstacle à la libre expression de la volonté d'une partie importante de la population du sud-est, en violation de la jurisprudence constante de la Cour. Dès lors, la libre expression de la volonté de la majorité de l'électorat dans cette région a été délibérément entravée.
90.  Plus concrètement, les requérants soutiennent que du fait de l'application du seuil électoral lors des élections législatives de 2002 le DEHAP, qui est connu pour son intérêt et son engagement pour la question kurde, n'a obtenu aucun siège au Parlement alors qu'il a réalisé des scores très élevés dans un certain nombre de circonscriptions. Par ailleurs, on ne peut à leur avis considérer que les élections législatives du 22 juillet 2007 ont apporté une solution à ce problème, même si le DTP, successeur du DEHAP, a présenté des candidats indépendants. Selon les requérants, le fait que les partis politiques soutenus par les Kurdes ont présenté des candidats indépendants a constitué en soi un handicap.
91.  En conséquence, pour les requérants, le fait qu'ils n'ont pas été élus à l'Assemblée nationale en raison du seuil national de 10 % alors qu'à l'issue des élections législatives du 3 novembre 2002 la liste du DEHAP – dont ils faisaient partie – avait obtenu 45,95 % des suffrages exprimés dans la circonscription de Şırnak est incompatible avec l'article 3 du Protocole no 1. Ce seuil excessivement élevé va selon eux à l'encontre de l'objet et du but de cet article, qui est de garantir le droit à la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif. En privant tout un segment de la population de la possibilité d'être un jour représenté au Parlement par un parti qui se fait l'écho de ses opinions, le seuil national vide ce droit de sa substance même. Une atteinte aussi grave et systématique aux droits de tout un groupe, unique dans tous les systèmes électoraux européens, ne saurait être justifiée par la marge d'appréciation dont jouit l'Etat et constitue donc manifestement une violation de la Convention.
2.  Le Gouvernement
92.  Le Gouvernement prie la Grande Chambre d'entériner le constat de la chambre selon lequel il n'y a pas eu violation de l'article 3 du Protocole no 1.
93.  Pour le Gouvernement, le seuil de 10 % vise à assurer la stabilité politique du pays en empêchant une fragmentation excessive de la composition du Parlement et à renforcer la démocratie et les partis politiques et en incitant ces derniers à proposer des politiques acceptées plus ou moins généralement dans l'ensemble du pays. Ce seuil ne contrevient pas aux principes fondamentaux de la démocratie tels que le pluralisme. Au contraire, faciliter l'élection des candidats indépendants en leur permettant de se soustraire au seuil de 10 % permet d'ancrer le pluralisme au sein de la société. A cet égard, le Gouvernement souligne qu'entre 1961 et 1980, période pendant laquelle la Turquie n'a appliqué aucun seuil, il y a eu vingt changements de gouvernement en dix-neuf ans, tandis qu'entre 1983 et 2007, période où le seuil de 10 % était en vigueur, trois gouvernements de coalition et quatre gouvernements à parti unique ont pris le pouvoir à l'issue de sept élections. Ces chiffres montrent que le seuil a des effets positifs sur la stabilité gouvernementale.
94.  Par ailleurs, selon le Gouvernement, le refus de proposer des politiques acceptées plus ou moins généralement dans l'ensemble du pays et le fait de se couper du reste de celui-ci en représentant seulement une région ou une circonscription particulière ne sauraient être considérés comme compatibles avec la structure unitaire de l'Etat. Sur ce point, la Turquie n'est pas isolée. Ainsi peut-on constater à la lecture de l'arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique que même en Belgique, où il existe des groupes linguistiques, c'est la nation belge que les députés et sénateurs représentent. De même, l'article 80 de la Constitution turque dispose que les députés représentent la société dans son ensemble.
95.  Le Gouvernement estime que le seuil en question constitue une mesure proportionnée qui relève principalement de son ample marge d'appréciation. Il soutient notamment que, comme le confirmeraient les élections du 22 juillet 2007, les requérants auraient pu être élus à l'issue des élections du 3 novembre 2002 s'ils avaient été des candidats indépendants ou si le DEHAP avait formé une coalition électorale avec les grandes formations.
96.  A cet égard, il considère que les résultats des élections législatives du 22 juillet 2007 corroborent les constatations faites par la chambre dans son arrêt du 30 janvier 2007. Les membres du DTP – le parti qui selon les requérants a succédé à celui dont ils étaient membres – se sont présentés aux élections de 2007 en tant que candidats indépendants et ont été élus facilement car en cette qualité ils n'étaient pas soumis au seuil national. Quelques jours après leur élection, ils ont rejoint le DTP et ont formé un groupe parlementaire (paragraphe 25 ci-dessus). Ayant estimé qu'il ne pourrait dépasser le seuil aux élections de 2007, le DTP avait donc poussé ses membres à se présenter comme candidats indépendants et était parvenu à obtenir vingt sièges au Parlement. Selon le Gouvernement, il est important de noter que le nombre total de voix obtenues par les candidats indépendants du DTP ne représente que 2,04 % des suffrages exprimés dans tout le pays, ce qui signifie que le DTP n'aurait même pas pu atteindre le seuil de 5 %, qui d'après les requérants est l'expression d'une « tradition politique démocratique commune » des pays européens. Si le seuil avait été moins élevé, par exemple à 2 %, le DTP (2,04 % des suffrages) n'aurait obtenu qu'un siège ou tout au plus deux. En remportant vingt mandats, soit 3,6 % du nombre total de sièges de la Grande Assemblée nationale, le DTP est parvenu à porter au plus haut sa représentation au Parlement.
97.  Par ailleurs, les partis politiques peuvent collaborer sous la bannière d'un grand parti, même si la constitution de listes communes est interdite par l'article 16 de la loi no 2839 relative à l'élection des députés. A titre d'exemple, le DSP, parti membre de la coalition gouvernementale de 1999 à 2002, n'avait pu dépasser le seuil de 10 % aux élections de 2002. Avant les élections de 2007, il a donc collaboré avec le CHP, son rival, parvenant de cette façon à obtenir treize sièges sur les listes de ce parti. Les députés ainsi élus ont ensuite quitté le CHP pour rejoindre leur premier parti, le DSP. Lors des élections de 1991, le HEP, premier avatar du parti des requérants, avait lui aussi fait élire certains de ses candidats sur les listes d'un autre parti.
98.  Les deux possibilités – se présenter en tant que candidat indépendant ou collaborer avec un autre parti pour se faire élire sur ses listes – qui ont été mises en pratique aux élections de 2007 sont des illustrations très concrètes des correctifs existants. Le recours à ces correctifs lors des dernières élections a permis d'offrir à 85 % de l'ensemble des votants une représentation parlementaire. Pour le Gouvernement, si ces options avaient été utilisées lors des élections de 2002, les résultats auraient été similaires.
99.  Dans leur demande de renvoi, les requérants affirment que le seuil de 10 % a été maintenu dans le but d'écarter du Parlement leur parti politique et son successeur, le DTP, en 2002 et en 2007 respectivement. Or les résultats des élections de 2007 prouvent que cette allégation est dénuée de fondement. Le DTP dispose d'un groupe parlementaire de vingt députés et, à ce titre, sa participation aux prochaines élections est garantie par l'article 36 de la loi no 2820 sur les partis politiques même s'il ne remplit pas la condition de l'implantation. En effet, l'article en question précise que les partis politiques qui ont un groupe parlementaire peuvent participer aux élections suivantes alors même qu'ils ne satisfont pas à la condition susmentionnée.
100.  Le Gouvernement conteste la thèse des requérants selon laquelle l'arrêt rendu par la chambre le 30 janvier 2007 permet désormais aux Etats d'élever le seuil de participation en fonction des résultats des sondages d'opinion. Le raisonnement de la chambre indique clairement que celle-ci a bien tenu compte des alternatives au seuil existantes et du contrôle opéré par la Cour constitutionnelle sur la base des principes de la « juste représentation » et de la « stabilité gouvernementale », qui doivent se compléter. Au vu des alternatives possibles, la chambre a également jugé que la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix des députés n'avait pas été entravée et que le Gouvernement n'avait pas outrepassé la marge d'appréciation dont il jouissait. Les résultats des élections de 2007 viennent à l'évidence confirmer les conclusions de cet arrêt.
101.  S'agissant des résultats de ce dernier scrutin, étant donné que 85 % de l'ensemble des votants du pays sont aujourd'hui représentés au Parlement, le Gouvernement estime que le principe de juste représentation a été respecté de manière satisfaisante. En outre, il explique que, dans les départements de plus petite taille, notamment ceux où la plupart des candidats indépendants du DTP étaient en lice le 22 juillet 2007, les chances de se faire élire sont plus élevées que dans les départements ou circonscriptions plus étendus. A titre d'exemple, dans la première circonscription d'Istanbul un candidat doit pour être élu recueillir environ 111 750 voix, tandis que dans le département de Hakkari (sud-est du pays) il lui en faut obtenir environ 34 000. La répartition des sièges de députés entre départements est manifestement plus favorable aux départements de plus petite taille, ce qui permet d'assurer le respect du principe de juste représentation.
102.  En conclusion, le Gouvernement soutient que, dès lors que la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix des députés n'est pas entravée, la réglementation du système électoral et le système de représentation politique d'un Etat partie à la Convention sortent du champ d'application de l'article 3 du Protocole no 1. Le seuil de 10 % appliqué aux partis politiques lors des élections générales n'empêche pas le peuple d'exprimer librement son opinion sur le choix de ses représentants au Parlement. C'est ce que prouvent les élections tenues le 22 juillet 2007. Aussi les conclusions de l'arrêt rendu par la chambre le 30 janvier 2007 sont-elles justes. La chambre ne s'est pas écartée de la jurisprudence de la Cour ni livrée à une nouvelle interprétation de l'article 3 du Protocole no 1.
C.  La thèse du tiers intervenant
103.  L'organisation non gouvernementale Minority Rights Group International partage l'avis des requérants et indique que la barre des 10 % constitue le seuil de représentation national le plus élevé d'Europe. Elle a été mise en place sans être associée à la moindre mesure correctrice qui eût permis de remédier aux problèmes qu'elle cause. Du fait de ce seuil, il est absolument impossible à un parti opérant sur une base régionale d'être représenté au Parlement. En Turquie, cela signifie plus précisément qu'aucun des partis kurdes ne peut entrer au Parlement alors même que dans leurs régions ces partis obtiennent régulièrement des scores comparables à celui réalisé par les requérants en 2002 (45 % des suffrages). Il ressort clairement de l'ensemble des mesures prises par le Gouvernement, axées sur le seuil de 10 %, que celles-ci sont le fruit d'une politique délibérée d'exclusion. Du reste, même si cette politique n'avait pas été délibérée, les conséquences auraient été les mêmes.
104.  De surcroît, ce seuil excessivement élevé va à l'encontre de l'objet et du but de l'article 3 du Protocole no 1, c'est-à-dire garantir le droit à la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif. En privant tout un segment de la population de la possibilité d'être un jour représentée au Parlement par un parti qui se fait l'écho de ses opinions, le seuil adopté en Turquie vide ce droit de sa substance même. Une atteinte aussi grave et systématique aux droits de tout un groupe, unique dans l'ensemble des systèmes électoraux européens, ne saurait être justifiée par la marge d'appréciation dont jouit l'Etat et constitue donc manifestement une violation de la Convention.
D.  L'appréciation de la Cour
1.  Principes généraux qui se dégagent de la jurisprudence des organes de la Convention
a)  Critères appliqués par la Cour aux fins de l'article 3 du Protocole no 1
105.  La Cour souligne tout d'abord que l'article 3 du Protocole no 1 consacre un principe fondamental dans un régime politique véritablement démocratique et revêt donc dans le système de la Convention une importance capitale (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, arrêt du 2 mars 1987, série A no 113, § 47). En effet, la démocratie représente un élément fondamental de « l'ordre public européen », et les droits garantis par l'article 3 du Protocole no 1 sont cruciaux pour l'établissement et le maintien des fondements d'une véritable démocratie régie par la prééminence du droit (voir, en dernier lieu et parmi beaucoup d'autres, Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, §§ 98 et 103, CEDH 2006-IV).
106.  La Cour a souvent mis l'accent sur le rôle de l'Etat en tant qu'ultime garant du pluralisme et indiqué que ce rôle implique, à la charge de l'Etat, l'adoption des mesures positives pour « organiser » des élections démocratiques dans les « conditions qui assurent la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif » (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 54 ; voir aussi, mutatis mutandis, Informationsverein Lentia et autres c. Autriche, arrêt du 24 novembre 1993, série A no 276, § 38).
107.  Des élections libres et la liberté d'expression, notamment la liberté du débat politique, constituent l'assise de tout régime démocratique (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, p. 22, § 47, et Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, §§ 41-42). La « libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif » implique également l'article 11 de la Convention, qui garantit la liberté d'association et donc incidemment la liberté des partis politiques, lesquels représentent une forme d'association essentielle au bon fonctionnement de la démocratie. Pareille expression ne saurait se concevoir sans le concours d'une pluralité de partis politiques représentant les courants d'opinion qui traversent la population d'un pays. En répercutant ceux-ci, non seulement dans les institutions politiques mais aussi, grâce aux médias, à tous les niveaux de la vie en société, ils apportent une contribution irremplaçable au débat politique, lequel se trouve au cœur même de la notion de société démocratique (Lingens, précité, p. 26, § 42, Castells c. Espagne, arrêt du 23 avril 1992, série A no 236, p. 23, § 43, et Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, arrêt du 30 janvier 1998, Recueil 1998-I, § 44).
108.  Comme la Commission l'a déjà rappelé à plusieurs reprises, les mots « libre expression de l'opinion du peuple » signifient que les élections ne sauraient comporter une quelconque pression sur le choix d'un ou de plusieurs candidats et que, dans ce choix, l'électeur ne doit pas être indûment incité à voter pour un parti ou pour un autre (X. c. Royaume-Uni (déc.), no 7140/75, DR 7, p. 99). Aucune contrainte ne doit dès lors être exercée sur les électeurs quant au choix des candidats ou des partis. Le mot « choix » implique qu'il faut assurer aux différents partis politiques des possibilités raisonnables de présenter leurs candidats aux élections (ibidem ; voir aussi X. c. Islande (déc.), no 8941/80, DR 27, p. 156).
109.  En ce qui concerne l'interprétation générale de l'article 3 du Protocole no 1, la Cour a énoncé les grands principes ci-dessous dans sa jurisprudence (voir, parmi d'autres, Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, pp. 22-23, §§ 46-51, Ždanoka, précité, § 115, Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 33, CEDH 2002-II, et Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, § 61, CEDH 2005-IX) :
i)  L'article 3 du Protocole no 1 paraît, à première vue, différent des autres dispositions de la Convention et de ses protocoles garantissant des droits, car il énonce l'obligation pour les Hautes Parties contractantes d'organiser des élections dans des conditions qui assurent la libre expression de l'opinion du peuple et non un droit ou une liberté en particulier. Toutefois, eu égard aux travaux préparatoires de l'article 3 du Protocole no 1 et à l'interprétation qui est donnée de cette clause dans le cadre de la Convention dans son ensemble, la Cour a établi que cet article implique également des droits subjectifs, dont le droit de vote et celui de se porter candidat à des élections (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité).
ii)  Les droits garantis par l'article 3 du Protocole no 1 ne sont pas absolus. Il y a place pour des « limitations implicites » et les Etats contractants doivent se voir accorder une large marge d'appréciation en la matière (voir, parmi d'autres, Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 63, CEDH 1999-I, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 201, CEDH 2000-IV).
iii)  La notion de « limitation implicite » qui se dégage de l'article 3 du Protocole no 1 revêt une importance majeure quand il s'agit de déterminer la légitimité des buts poursuivis par les restrictions aux droits garantis par cette disposition. Etant donné que l'article 3 n'est pas limité par une liste précise de « buts légitimes », tels que ceux qui sont énumérés aux articles 8 à 11, les Etats contractants peuvent donc librement se fonder sur un but qui ne figure pas dans cette liste pour justifier une restriction, sous réserve que la compatibilité de ce but avec le principe de la prééminence du droit et les objectifs généraux de la Convention soit démontrée dans les circonstances particulières d'une affaire donnée. Elle signifie également que la Cour n'applique pas les critères traditionnels de « nécessité » ou de « besoin social impérieux » qui sont utilisés dans le cadre des articles 8 à 11. Lorsqu'elle a à connaître de questions de conformité à l'article 3 du Protocole no 1, la Cour s'attache essentiellement à deux critères : elle recherche d'une part s'il y a eu arbitraire ou manque de proportionnalité, et d'autre part si la restriction a porté atteinte à la libre expression de l'opinion du peuple.
iv)  Cependant, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l'observation des exigences de l'article 3 du Protocole no 1 ; il lui faut s'assurer que les conditions auxquelles sont subordonnés les droits de vote ou de se porter candidat à des élections ne réduisent pas les droits dont il s'agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité, qu'elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52). En particulier, aucune des conditions imposées le cas échéant ne doit entraver la libre expression du peuple sur le choix du corps législatif – autrement dit, elles doivent refléter, ou ne pas contrecarrer, le souci de maintenir l'intégrité et l'effectivité d'une procédure électorale visant à déterminer la volonté du peuple par l'intermédiaire du suffrage universel (Hirst (no 2), précité, § 62, Hilbe c. Liechtenstein (déc.), no 31981/96, CEDH 1999-VI, et Melnitchenko c. Ukraine, no 17707/02, § 56, CEDH 2004-X). En tout état de cause, une dérogation au principe du suffrage universel risque de saper la validité démocratique du corps législatif ainsi élu et des lois promulguées par lui (Hirst (no 2), précité, § 62).
v)  Quant au droit de se présenter aux élections, c'est-à-dire l'aspect « passif » des droits garantis par l'article 3 du Protocole no 1, la Cour se montre encore plus prudente dans son appréciation des restrictions dans ce contexte que lorsqu'elle est appelée à examiner des restrictions au droit de vote, c'est-à-dire l'élément « actif » des droits garantis par l'article 3 du Protocole no 1. Dans l'arrêt Melnitchenko précité (§ 57), elle a observé que le droit de se présenter aux élections législatives peut être soumis à des conditions plus strictes que le droit de vote. A ce sujet, elle a estimé que s'il est vrai que les Etats disposent d'une grande marge d'appréciation pour établir des conditions d'éligibilité in abstracto, le principe d'effectivité des droits exige que la procédure qui permet de déterminer l'éligibilité s'accompagne de suffisamment de garanties pour éviter l'arbitraire (même arrêt, § 59 ; voir aussi Podkolzina, précité, § 35).
vi)  De même, la Cour a jugé qu'une fois le choix du peuple librement et démocratiquement exprimé, aucune modification ultérieure dans l'organisation des élections ne saurait remettre en cause ce choix, sauf en présence de motifs impérieux pour l'ordre démocratique (Lykourezos c. Grèce, no 33554/03, § 52, CEDH 2006-VIII).
b)  Les systèmes et seuils électoraux
110.  La Cour rappelle que les Etats contractants jouissent aussi d'une ample marge d'appréciation quand il s'agit de déterminer le mode de scrutin au travers duquel la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif est assurée. A cet égard, l'article 3 du Protocole no 1 se borne à prescrire des élections « libres » se déroulant « à des intervalles raisonnables », « au scrutin secret » et « dans les conditions qui assurent la libre expression de l'opinion du peuple ». Sous cette réserve, il n'engendre aucune « obligation d'introduire un système déterminé » tel que la proportionnelle ou le vote majoritaire à un ou à deux tours (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 54).
111.  En effet, les règles dans ce domaine varient en fonction des facteurs historiques et politiques propres à chaque Etat ; la multitude de situations prévues dans les législations électorales de nombreux Etats membres du Conseil de l'Europe démontre la diversité des choix possibles en la matière. Aux fins de l'application de l'article 3, toute loi électorale doit toujours s'apprécier à la lumière de l'évolution politique du pays, de sorte que des détails inacceptables dans le cadre d'un système déterminé peuvent se justifier dans celui d'un autre (Py c. France, no 66289/01, § 46, CEDH 2005-I), pour autant du moins que le système adopté réponde à des conditions assurant la « libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif ».
112.  Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que les systèmes électoraux cherchent à répondre à des objectifs parfois peu compatibles entre eux : d'un côté refléter de manière approximativement fidèle les opinions du peuple, de l'autre canaliser les courants de pensée pour favoriser la formation d'une volonté politique d'une cohérence et d'une clarté suffisantes. L'article 3 n'implique pas que tous les bulletins doivent avoir un poids égal quant au résultat, ni tout candidat des chances égales de l'emporter ; ainsi, il est évident qu'aucun système ne saurait éviter le phénomène des « voix perdues » (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 54, et Bompard c. France (déc.), no 44081/02, 4 avril 2006).
113.  S'agissant du niveau fixé par les seuils électoraux, il y a lieu de noter que, dans l'affaire Silvius Magnago et Südtiroler Volkspartei c. Italie (no 25035/94, décision de la Commission du 15 avril 1996, DR 85-B, p. 116), dont les faits se rapprochent le plus des circonstances de l'espèce, la Commission a considéré que « le seuil de représentativité de 4 % exigé dans le cadre de l'élection, à la proportionnelle, des 25 % de députés restants » et même « un système fixant un seuil relativement élevé » relevaient de l'ample marge d'appréciation accordée aux Etats en la matière. En outre, la Commission a souligné que de tels seuils existaient dans d'autres systèmes juridiques européens (voir Etienne Tête c. France, no 11123/84, décision de la Commission du 9 décembre 1987, DR 54, p. 60, qui portait sur un seuil de 5 % appliqué à la répartition des sièges lors des élections au Parlement européen). Enfin, la Commission a estimé que les seuils électoraux visaient à favoriser la formation de courants de pensée suffisamment représentatifs.
114.  Dans l'affaire Federación Nacionalista Canaria c. Espagne ((déc.), no 56618/00, CEDH 2001-VI), la Cour a examiné les seuils qui s'inscrivaient dans le cadre d'un système de scrutin proportionnel applicable dans la communauté autonome des Iles Canaries. Il s'agissait de deux conditions ayant un caractère alternatif, à savoir l'obtention soit de 30 % au moins des suffrages valables émis dans une circonscription insulaire individuelle, soit de 6 % au moins des suffrages valables émis dans la totalité de la communauté autonome. La Cour a considéré que « pareil système, loin de constituer une entrave aux candidatures électorales comme celles présentées par la requérante, accord[ait] une certaine protection aux petites formations politiques ».
115.  Enfin, dans sa très récente décision portant entre autres sur un seuil de 5 % applicable lors des élections législatives (Partija « Jaunie Demokrāti » et Partija « Mūsu Zeme » c. Lettonie (déc.), nos 10547/07 et 34049/07, 29 novembre 2007), la Cour a estimé notamment que ce seuil ne pouvait être jugé contraire aux exigences de l'article 3 du Protocole no 1 dans la mesure où il favorisait les courants de pensée suffisamment représentatifs et permettait d'éviter une fragmentation excessive du Parlement.
2.  Application en l'espèce des principes susmentionnés
116.  Dans la présente affaire, la Cour relève que les requérants allèguent la violation de l'article 3 du Protocole no 1 du fait qu'ils n'ont pas été élus à l'Assemblée nationale alors qu'à l'issue des élections législatives du 3 novembre 2002, la liste du DEHAP sur laquelle ils figuraient avait obtenu 45,95 % des suffrages exprimés dans la circonscription de Şırnak. Ils expliquent que leur parti, qui a réalisé un score national de 6,22 % des voix exprimées, n'a pas réussi à atteindre le seuil électoral de 10 % et a ainsi été privé de représentation parlementaire.
117.  En l'espèce, la Cour observe que le seuil national en cause est prévu par la loi, à savoir l'article 33 de la loi no 2839, et qu'il détermine sur le plan national la participation d'une liste ou d'un candidat à la répartition des sièges de députés. De toute évidence, cette mesure constitue une ingérence dans les droits électoraux des requérants résultant de l'article 3 du Protocole no 1, ce que les parties ne contestent pas.
118.  A la lumière des principes exposés ci-dessus, la Cour doit vérifier en premier lieu si la mesure incriminée – dont la prévisibilité ne prête pas à controverse entre les parties – tend à un but légitime. En second lieu, elle doit rechercher s'il y a eu arbitraire et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. En appliquant ces deux critères, elle cherchera à répondre à la question de savoir si la limitation dont il s'agit a porté atteinte à la substance même du droit à la libre expression du peuple, au sens de l'article 3 du Protocole no 1.
a)  But légitime
119.  La Cour rappelle que, contrairement à d'autres dispositions de la Convention, l'article 3 du Protocole no 1 ne précise ni ne limite les buts qu'une restriction doit viser. Une grande variété de buts peuvent donc se trouver compatibles avec lui, sous réserve que la compatibilité de ce but avec le principe de la prééminence du droit et les objectifs généraux de la Convention soit démontrée dans les circonstances particulières d'une affaire donnée.
120.  Selon les requérants, la mesure incriminée ne poursuit aucun but légitime dès lors qu'elle empêche une partie importante de la population d'exprimer son choix quant à sa représentation au Parlement. Le Gouvernement conteste cette thèse et soutient que la mesure en cause a pour finalité d'éviter une fragmentation parlementaire excessive et ainsi de renforcer la stabilité gouvernementale.
121.  En matière de systèmes électoraux, la tâche de la Cour consiste à rechercher, d'une part, si les règles régissant les élections législatives ont pour effet d'interdire à certaines personnes ou à certains groupes de prendre part à la vie politique du pays (Aziz c. Chypre, no 69949/01, § 28, CEDH 2004-V) et, d'autre part, si les disparités nées d'un système électoral donné peuvent être qualifiées d'arbitraires ou d'abusives ou si un système tend à favoriser un parti politique ou un candidat en leur offrant un avantage électoral au détriment d'un autre (voir, mutatis mutandis, X. c. Islande, précitée).
122.  La Cour reconnaît que l'existence de seuils élevés peut priver de représentation une part de l'électorat. Toutefois, à elle seule cette circonstance n'est pas décisive. De tels seuils peuvent en effet opérer comme correctif nécessaire du système proportionnel, dont il n'est pas contesté qu'il permet la « libre expression de l'opinion du peuple », même s'il peut fonctionner au détriment des petits partis lorsqu'il est assorti d'un seuil élevé (voir, mutatis mutandis, Parti Libéral, Mme R. et M. P. c. Royaume-Uni (déc.), no 8765/79, DR 21, p. 239).
123.  En Turquie, le seuil de 10 % est une norme générale qui s'applique sans aucune distinction à l'ensemble des candidats des partis politiques, indépendamment de leur circonscription électorale. Depuis l'adoption de ce seuil, en 1983, de nombreux partis aux lignes politiques très diverses n'ont pu obtenir de représentation parlementaire faute d'avoir franchi la barre litigieuse. Les élections du 3 novembre 2002 en sont une illustration: non seulement le DEHAP, le parti des requérants, mais aussi plusieurs autres partis, à savoir notamment le DYP, le MHP, le GP et l'ANAP (qui ont obtenu respectivement 9,54 %, 8,36 %, 7,25 % et 5,13 % des voix exprimées), n'ont pu remporter de siège au Parlement (paragraphe 18 ci-dessus). Par ailleurs, en 1991 et en 2007, plusieurs candidats qui adhéraient à la même ligne politique que le DEHAP ont pu être élus au Parlement, soit sous l'étiquette d'un autre parti politique soit en tant qu'indépendants (paragraphes 15 et 25 ci-dessus).
124.  En outre, le système électoral turc, comme celui de nombreux Etats membres, s'inscrit dans le cadre d'un Etat unitaire. En vertu de l'article 80 de la Constitution, les députés représentent la « nation entière » et non « les régions ou personnes qui les ont élus » (paragraphe 28 ci-dessus) ; cela découle précisément du caractère unitaire de l'Etat turc. Chaque département est représenté au Parlement par un député au moins, les autres députés se répartissant en fonction du nombre d'habitants, assurant par là même la représentation de l'ensemble du territoire national (paragraphe 31 ci-dessus). Il s'agit là d'un choix du législateur national, lié à la structure constitutionnelle du pays et fondé sur des critères de nature politique et institutionnelle. Il ne se heurte pas, comme tel, à l'article 3 du Protocole no 1, lequel en effet n'impose pas en principe aux Etats contractants l'obligation d'adopter un système électoral garantissant aux partis ayant une base essentiellement régionale d'obtenir une représentation parlementaire indépendamment des suffrages recueillis dans les autres parties du pays. En revanche, un problème pourrait se poser si la législation pertinente tendait à priver de tels partis d'une représentation parlementaire (paragraphe 121 ci-dessus).
125.  Enfin, les organes de la Convention ont généralement admis que les seuils électoraux visaient notamment à favoriser les courants de pensée suffisamment représentatifs qui traversent le pays (Silvius Magnago et Südtiroler Volkspartei, précitée, et Etienne Tête, précitée ; voir, dans le même sens, Partija « Jaunie Demokrāti » et Partija « Mūsu Zeme », précitée). En conséquence, la Cour partage la conclusion de la chambre selon laquelle l'ingérence en question avait pour but légitime d'éviter une fragmentation parlementaire excessive et non fonctionnelle, et donc de renforcer la stabilité gouvernementale.
b)  Proportionnalité
126.  Se référant à l'arrêt de la Cour constitutionnelle du 18 novembre 1995, la chambre a jugé que malgré son caractère élevé, le seuil n'excédait pas l'ample marge d'appréciation des autorités nationales en la matière, dans la mesure où il ne pouvait en tant que tel faire obstacle à l'émergence d'alternatives politiques au sein de la société. Les requérants contestent la conclusion de la chambre, tandis que le Gouvernement souhaite la voir confirmer par la Cour.
127.  La Cour observe que le seuil national de 10 % appliqué en Turquie est le plus élevé de tous les seuils appliqués en Europe (paragraphe 64 ci-dessus). En conséquence, afin de s'assurer qu'il n'est pas disproportionné, la Cour entend d'abord en évaluer la portée en le comparant à d'autres seuils appliqués en Europe. Elle examinera ensuite les correctifs et autres garanties dont il se trouve assorti.
i.  Eléments de droit comparé
128.  Les requérants estiment que le seuil appliqué en l'espèce n'est pas conforme à la « tradition politique démocratique commune » des pays européens.
129.  La Cour observe que les systèmes électoraux européens n'ignorent pas les seuils électoraux et qu'il en existe diverses formes, variables en fonction du type d'élection et du contexte dans lequel elles s'inscrivent. A cet égard, il ressort de l'analyse des seuils électoraux adoptés dans les Etats membres qu'outre la Turquie, seuls trois Etats ont opté pour des seuils élevés : le Liechtenstein a fixé la barre à 8 %, la Fédération de Russie et la Géorgie à 7 %. Un tiers des Etats imposent un seuil de 5 % et treize Etats ont préféré placer la barre plus bas. Les autres Etats membres qui ont un mode de scrutin à la proportionnelle n'ont pas recours aux seuils. Par ailleurs, les seuils diffèrent selon qu'ils s'appliquent à un parti ou à une coalition, et certains pays ont aussi adopté des seuils pour les candidats indépendants (paragraphes 60-63 ci-dessus).
130.  La Cour attache aussi de l'importance aux considérations des organes du Conseil de l'Europe qui concordent quant au caractère exceptionnel et élevé du seuil litigieux et préconisent l'abaissement de celui-ci. A cet égard, dans sa Résolution du 18 avril 2007, insistant sur le lien indissociable entre la représentativité de la démocratie et les seuils, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a souligné que « [d]ans les démocraties bien établies, il ne devrait pas y avoir de seuils supérieurs à 3 % dans les élections législatives ». Cette considération a été reprise dans la Recommandation 1791 (2007) de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (paragraphes 52 et 53 ci-dessus). En outre, dans les textes concernant la Turquie, à savoir les Résolutions 1380 (2004) et 1547 (2007) de l'Assemblée parlementaire, ainsi que le rapport sur l'« Observation des élections législatives en Turquie (22 juillet 2007) », établi par une commission ad hoc de l'Assemblée parlementaire, les organes du Conseil de l'Europe ont recommandé à la Turquie, entre autres, de modifier son code électoral de manière à abaisser le seuil de 10 % (paragraphes 58 et 59 ci-dessus).
131.  Cependant, les effets d'un seuil électoral peuvent différer d'un pays à l'autre et les divers systèmes peuvent viser des buts politiques divergents, voire antagonistes. Un système peut privilégier la représentation équitable des partis au parlement, tandis qu'un autre peut viser à éviter la fragmentation de la représentation en petits partis afin de conférer une majorité absolue de députés à la formation chargée de constituer le gouvernement (paragraphe 55 ci-dessus). Aucun de ces buts ne saurait être considéré comme déraisonnable en soi. En outre, le rôle joué par les seuils diffère en fonction notamment de leur hauteur et de la configuration des partis en place dans chaque pays. Un seuil bas n'écarte que les très petites formations, ce qui rend plus difficile la constitution de majorités stables, alors qu'en cas de forte fragmentation du paysage politique, un seuil élevé conduit à exclure de la représentation une part importante des suffrages (paragraphes 58 et 59 ci-dessus).
132.  Cette multitude de situations prévues dans les législations électorales des Etats membres du Conseil de l'Europe montre la diversité des choix possibles en la matière. Il en ressort également que la Cour ne saurait évaluer le seuil en question sans tenir compte du système électoral dans lequel il s'inscrit, même si elle peut admettre, à l'instar des requérants, qu'un seuil électoral d'environ 5 % correspond davantage à la pratique commune des Etats membres. Toutefois, il a déjà été souligné que tout système électoral doit s'apprécier à la lumière de l'évolution politique du pays, de sorte que des détails inacceptables dans le cadre d'un système déterminé peuvent se justifier dans celui d'un autre pour autant du moins que le système adopté réponde à des conditions assurant la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif (voir, parmi d'autres, Mathieu-Mohin et Clerfayt précité, § 54). C'est pourquoi la Cour doit examiner à présent les correctifs et autres garanties dont le système en cause en l'espèce se trouve assorti, pour en évaluer les effets.
ii.  Correctifs et autres garanties
133.  Le Gouvernement soutient notamment que le système électoral turc prévoit des correctifs tendant à contrebalancer les effets négatifs du seuil. A cet égard, il estime que, comme le confirment selon lui les élections du 22 juillet 2007, les requérants auraient pu être élus à l'issue des élections du 3 novembre 2002 s'ils s'étaient présentés comme candidats indépendants ou si leur parti, le DEHAP, avait constitué une coalition électorale avec l'une ou l'autre grande formation.
134.  La Cour relève que les requérants ne contestent pas vraiment l'affirmation du Gouvernement selon laquelle le recours à ce type de stratégies électorales aurait pu leur donner une chance réelle d'être élus au Parlement. Soulignant l'importance des partis politiques dans les démocraties représentatives, les intéressés font cependant valoir que des candidatures indépendantes ou la formation d'alliances ne sauraient en aucun cas se substituer à des partis politiques indépendants, ceux-ci jouant un rôle essentiel en tant qu'éléments fondamentaux de la démocratie.
135.  Il convient donc de rechercher si les alternatives évoquées par le Gouvernement peuvent être considérées comme des moyens tendant à atténuer les effets négatifs du seuil litigieux.
136.  En ce qui concerne la possibilité de se présenter comme candidat indépendant, la Cour souligne comme la chambre (paragraphe 71 de l'arrêt de la chambre) la contribution irremplaçable que les partis apportent au débat politique. Ces formations politiques servent à la fois d'instrument permettant aux citoyens de participer au débat électoral et de tribune où peut s'exprimer l'appui en faveur de divers programmes politiques (mutatis mutandis, Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, p. 17, § 25). Elles se distinguent ainsi d'autres acteurs politiques tels que les candidats indépendants, qui ont en général une implantation locale. De même, la Cour note qu'en Turquie les candidats indépendants sont soumis à un certain nombre de restrictions et de conditions défavorables par rapport aux partis politiques, telles que le dépôt obligatoire d'une garantie, la non-inscription de leur nom sur les bulletins de vote fournis aux postes frontières et dans les grands aéroports, l'impossibilité de diffuser des messages électoraux alors que tous les partis politiques disposent expressément d'un temps de parole à la télévision et à la radio (paragraphes 36 et 39 ci-dessus).
137.  La Cour constate cependant que ce moyen ne peut être considéré comme dénué d'effet en pratique. Lors des élections du 22 juillet 2007 en particulier, les petites formations ont pu échapper à l'impact du seuil en présentant des candidats indépendants, ce qui leur a permis d'obtenir des mandats. Ainsi, le DTP – successeur du DEHAP – a pu former un groupe parlementaire après avoir remporté vingt sièges au Parlement (paragraphe 25 ci-dessus).
138.  Certes, ce résultat est essentiellement dû au fait que, au lieu de présenter leurs propres candidats sous leur propre étiquette, les partis d'opposition ont opté pour la stratégie dite des « indépendants soutenus par un parti » (paragraphe 23 ci-dessus). L'absence de seuil applicable aux indépendants a considérablement facilité l'adoption d'une telle stratégie électorale, nonobstant les restrictions énumérées ci-dessus (paragraphes 36 et 39). Il n'en reste pas moins qu'il s'agit là d'un pis-aller si on le compare à la position qui résulte de l'appartenance officielle à un parti politique.
139.  Il en va de même de la possibilité de constituer une coalition électorale avec d'autres formations politiques. La Cour note en effet que l'article 16 de la loi no 2839 empêche les partis de présenter des listes communes et de participer aux élections législatives en faisant des coalitions en toute légalité. Comme le souligne le Gouvernement, les partis politiques ont développé une stratégie électorale tendant à contourner cette interdiction. Le recours à cette stratégie a donné des résultats tangibles, notamment à l'issue des élections de 1991 et 2007. Ainsi, avant les élections du 20 octobre 1991, deux alliances avaient été nouées sous la bannière de deux grands partis politiques. Par ce biais-là, des petites formations, y compris le HEP – prédécesseur du DEHAP – avaient pu obtenir la représentation parlementaire avec dix-huit députés (paragraphe 15 ci-dessus). Cette stratégie électorale a également porté ses fruits à l'issue des élections du 22 juillet 2007 (paragraphe 24 ci-dessus).
140.  Certes, dans la mesure où à l'issue des élections du 3 novembre 2002, 45,3 % des suffrages (soit environ 14,5 millions de voix exprimées) n'ont pas donné lieu à une représentation parlementaire, ces stratégies électorales ne peuvent avoir qu'une portée limitée. Comme l'a souligné la chambre (paragraphe 73 de l'arrêt de chambre), le fait qu'une part si importante de l'électorat ne soit pas représentée au Parlement ne se concilie guère avec le rôle primordial que joue dans une démocratie représentative l'organe législatif, qui est le principal instrument du contrôle démocratique et de la responsabilité politique et qui doit refléter au mieux le souci d'un régime politique véritablement démocratique.
141.  Cependant, il convient de relever que, comme l'ont noté de nombreux analystes, les élections de novembre 2002 se sont déroulées dans un climat de crise à causes multiples (crises économiques et politiques, tremblements de terre –paragraphes 12 et 20 ci-dessus). A cet égard, le fait que les trois partis ayant formé la coalition gouvernementale à l'issue des élections de 1999 n'aient pu atteindre le seuil de 10 % et aient ainsi été privés de représentation parlementaire (paragraphe 20 ci-dessus) paraît significatif.
142.  En outre, une analyse globale des élections législatives tenues depuis 1983 révèle que le défaut de représentation observé à l'issue des élections de novembre 2002 pourrait être en partie contextuel et n'être pas dû uniquement au seuil national élevé. Il convient à ce propos de relever qu'à l'exception de ces élections, la part des voix n'ayant pas donné lieu à une représentation parlementaire n'avait jamais dépassé 19,4 % des suffrages exprimés (19,4 % en 1987, 0,5 % en 1991, 14 % en 1995 et 18 % en 1999). Cette proportion est même tombée à 13,1 % après les élections du 22 juillet 2007 (paragraphe 49 ci-dessus).
143.  Par conséquent, la Cour constate que les partis politiques touchés par le seuil élevé de 10 % ont réussi en pratique à développer des stratégies permettant d'atténuer certains effets de ce seuil, même si elles vont aussi à l'encontre de l'un des ses buts déclarés qui est d'éviter la fragmentation parlementaire (paragraphes 60 et 125 ci-dessus).
144.  La Cour accorde également de l'importance au rôle de la Cour constitutionnelle en la matière. A l'époque où la Constitution de 1961 était en vigueur, la Cour constitutionnelle, se fondant sur les principes de l'Etat démocratique et du pluralisme, avait rejeté l'idée d'appliquer un « seuil simple » dans le cadre de la circonscription électorale (paragraphe 41 ci-dessus). Plus tard, après l'adoption de la Constitution de 1982, lorsque les juges constitutionnels se sont prononcés sur les systèmes électoraux, ils ont considéré notamment que  le législateur  ne disposait pas d'une marge d'appréciation illimitée en la matière et qu'il ne pouvait adopter « des mesures tendant à faire obstacle à la libre expression du peuple ou à soumettre la vie politique à l'hégémonie d'un parti unique ou bien à détruire le système multipartite » (paragraphe 42 ci-dessus).
145.  Dans son arrêt du 18 novembre 1995, la Cour constitutionnelle est revenue sur sa jurisprudence de 1968 (paragraphe 41 ci-dessus) et a examiné le fondement de l'existence du seuil litigieux en tant que correctif du principe général de proportionnalité permettant d'éviter une fragmentation parlementaire excessive et non fonctionnelle. Tout en admettant que les seuils restreignaient « le droit de voter [et] d'être élu », la juridiction constitutionnelle les a estimés acceptables tant qu'ils ne dépassaient pas des mesures normales et a dès lors jugé que le seuil de 10 % était conforme à ces principes constitutionnels. En revanche, se fondant sur le principe de la « juste représentation », elle a annulé un seuil électoral de 25 % pour la répartition des sièges attribués aux départements. Ainsi, elle a affirmé que les principes constitutionnels de la juste représentation et de la stabilité gouvernementale devaient nécessairement se combiner, de façon à s'équilibrer et se compléter (paragraphe 43 ci-dessus).
146.  Il en ressort que l'activité de la Cour constitutionnelle, qui veille à prévenir les excès du seuil électoral litigieux en recherchant le point d'équilibre entre les principes de la juste représentation et de la stabilité gouvernementale, constitue une garantie destinée à empêcher que par l'effet du seuil en question, le droit visé à l'article 3 du protocole no 1 ne soit atteint dans sa substance.
iii.  Conclusion
147.  En conclusion, la Cour estime que d'une manière générale, un seuil électoral de 10 % apparaît excessif. A cet égard, elle souscrit aux considérations des organes du Conseil de l'Europe qui soulignent le caractère exceptionnel et élevé du seuil litigieux et en préconisent l'abaissement (paragraphes 57 et 130 ci-dessus). Ce seuil contraint les partis politiques à recourir à des stratagèmes qui ne contribuent pas à la transparence du processus électoral. En l'espèce, toutefois, la Cour n'est pas convaincue que, considéré dans le contexte politique propre aux élections en question et assorti des correctifs et autres garanties qui en ont circonscrit les effets en pratique, il a eu pour effet d'entraver dans leur substance les droits des requérants garantis par l'article 3 du Protocole no 1.
148.  Partant, il n'y a pas eu violation de cette disposition.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
Dit, par treize voix contre quatre, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 3 du Protocole no 1.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 8 juillet 2008.
Vincent Berger Boštjan M. Zupančıč   Jurisconsulte Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion dissidente commune aux juges Tulkens, Vajić, Jaeger et Šikuta.
B.M.Z.  V.B.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES TULKENS, VAJIĆ, JAEGER ET ŠIKUTA
Nous ne partageons pas la conclusion de la majorité selon laquelle il n'y a pas eu violation de l'article 3 du Protocole no 1, même si nous prenons comme point de départ les mêmes principes (paragraphes 105 à 115 de l'arrêt).
1.  Dans un système proportionnel, l'exigence d'un certain seuil ne peut en soi être jugée contraire aux obligations de l'article 3 du Protocole no 1, dans la mesure où elle favorise les courants de pensée suffisamment représentatifs et permet d'éviter une fragmentation excessive du Parlement. Nul doute cependant que le système actuel de la Turquie, avec un seuil de 10 % instauré en 1980 et le plus élevé d'Europe, prive une large part de la population de la possibilité d'être représentée au Parlement.
Comme cela a été établi lors des élections législatives de 1987, 1991, 1995 et 1999, la part des voix exprimées en faveur de partis non représentés au Parlement était respectivement de 19,4 % (environ 4,5 millions de voix), 0,5 % (environ 140 000 voix), 14 % (environ 4 millions de voix) et 18,3 % (environ 6 millions de voix). Le résultat du scrutin de 2002 a débouché sur une « crise de la représentation », car 45,3 % des voix (environ 14,5 millions de voix) n'ont pas été prises en compte et ne se sont pas reflétées dans la composition du Parlement issue du scrutin1. Selon un rapport de l'OSCE, le seuil national de 10 % appliqué dans le système électoral turc élimine pratiquement toute possibilité pour les partis régionaux ou minoritaires d'entrer dans la Grande Assemblée nationale de Turquie et dénature l'objet essentiel du système proportionnel2. En fait, le seuil élevé de 10 % tend à faire disparaître la critique et le débat parlementaire, qui sont de l'essence de la démocratie représentative. Or, comme la Cour l'a répété souvent, il n'y a pas de démocratie sans pluralisme (Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie [GC], no 23885/94, §§ 39 et 41, CEDH 1999-VIII).
2.  Le Gouvernement soutient que le seuil électoral de 10 % sert le but légitime qui consiste à assurer la stabilité gouvernementale. D'après lui, l'existence en Turquie d'un système électoral proportionnel non assorti de ce seuil empêcherait l'obtention de majorités stables. La Cour souscrit à cet argument sans l'analyser ni le soumettre à la critique. Or, selon certains,  
l'étude du contexte historique de la Turquie met en doute cet objectif, car un système électoral dépourvu d'un seuil aussi élevé peut également permettre la formation de gouvernements solides3. Inversement, un tel seuil entraîne davantage de polarisation que de stabilité.
Par ailleurs, dans les faits, des groupes plus petits obtiennent désormais une représentation au Parlement en contournant la loi (voir le point 4 ci-dessous). Ainsi, on ne peut plus considérer que le but de la loi est d'exclure du Parlement les petits partis ou groupes, car le seul effet qui subsiste semble être de diminuer, lors des élections, les chances de tous les petits partis qui sont incertains de franchir le seuil. Ces partis doivent en période électorale soit trouver des alliés, soit disparaître en présentant leurs candidats comme des indépendants.
3.  En ce qui concerne la proportionnalité de l'ingérence, le premier argument de la majorité réside dans le fait que les élections du 3 novembre 2002 se sont déroulées dans un climat de tension provenant de causes multiples (pressions économiques, crise politique, tremblement de terre - paragraphe 141 de l'arrêt). En d'autres termes, à situation exceptionnelle, solution exceptionnelle.
Cet argument – qui à première vue paraît raisonnable – est cependant singulièrement affaibli par le fait que le seuil élevé de 10 % ne s'est pas uniquement appliqué à cette élection de novembre 2002. D'une part, ce système a été adopté bien avant, dès 1983, et depuis lors de nombreux partis aux lignes politiques très diverses n'ont pu obtenir la représentation parlementaire faute d'avoir franchi la barre litigieuse (paragraphe 123 de l'arrêt). D'autre part, il a également été appliqué après les élections de 2002 et, en l'espèce, lors des élections législatives du 22 juillet 2007. Certes, des projets de réforme du système électoral ont été envisagés mais une main invisible semble avoir jusqu'à présent empêché leur aboutissement. Dans ces conditions, l'argument décisif aux yeux de la majorité, à savoir celui du contexte propre aux élections de 2002, ne nous paraît pas pertinent.
4.  Le second argument de la majorité réside dans l'importance qu'elle accorde à ce qu'elle appelle les « correctifs et autres garanties » qui sont susceptibles de circonscrire les effets en pratique du seuil électoral de 10 %, seuil qui lui apparaît, en tout état de cause et de manière générale, excessif (paragraphe 147).
Mais de quoi s'agit-il concrètement ? La Cour reconnaît elle-même qu'il s'agit de « stratagèmes » auxquels les partis politiques sont contraints de recourir et qui ne contribuent pas à la transparence du processus électoral (ibid.). Un stratagème, au sens littéral du terme, c'est une ruse, une ruse de guerre. Peut-on cependant corriger un système démocratique qui ne fonctionne pas correctement par des « stratagèmes » et ainsi le justifier au regard de la Convention ?
Concrètement, les partis politiques turcs ont développé des techniques électorales tendant à « contourner » les obstacles, notamment celle des indépendants soutenus par un parti (mais qui, une fois élus, rejoignent aussitôt leur parti d'origine) et celle de la présentation de candidats d'un parti sur la liste d'un autre parti. La Cour n'hésite pas à constater qu'il ne s'agit là que d'un pis-aller (paragraphe 138). En outre, elle souligne toutes les difficultés de pareil système dans la mesure où ces candidats sont soumis à un certain nombre de restrictions et de conditions défavorables par rapport aux partis politiques (voir, par exemple, le paragraphe 36 de l'arrêt). La Cour accepte néanmoins ces « stratagèmes » en raison de leur prétendu résultat pratique. En d'autres termes, la fin justifie les moyens.
Outre le problème évident de moralité politique qu'une telle position suscite, elle nous paraît logiquement difficile à accepter puisque la Cour reconnaît elle-même que ces « stratagèmes » vont à l'encontre du but légitime de l'instauration d'un seuil aussi élevé, à savoir éviter la fragmentation parlementaire. Par ailleurs, ces correctifs et ces garanties résultent exclusivement de considérations et d'accords politiques et n'ont aucune certitude ni stabilité dans le temps. Ces pratiques, qui sont d'ailleurs en elles-mêmes contraires à la Constitution et à la loi électorale turques (article 16 de la loi no 2839 relative à l'élection des députés), peuvent être modifiées et disparaître du jour au lendemain. Il est difficile dans ces conditions d'accepter que de tels correctifs puissent recevoir la qualification de garanties au sens de la Convention. Enfin, la Cour n'analyse pas l'effet préjudiciable que ces techniques entraînent sur le système des partis en tant que tel lorsque ceux-ci doivent rechercher et s'assurer la protection d'autres groupes pour pouvoir passer la barre des 10 %. En soi, les partis représentent et unissent différents courants de pensée. Toute atteinte à l'indépendance de leur participation aux élections a pour effet de restreindre la libre expression de l'opinion du peule, et ce que l'atteinte soit directe ou indirecte. Tel est assurément le cas lorsque différents partis forment durant les élections des alliances cachées, contournant ainsi la législation en vigueur ainsi qu'elle est interprétée par la Cour constitutionnelle (paragraphe 42 de l'arrêt). Pour établir de telles alliances, les candidats d'un parti doivent être acceptés, voire approuvés, par un autre parti ; est ainsi entamée l'indépendance des partis, surtout celle des représentants qui sont candidats sur les listes d'autres partis. Cela revient, autrement dit, à jouer à « cache-cache » avec les électeurs et à saper par là même les principes démocratiques essentiels.
5.  Le système électoral ici en cause, qui comporte le seuil le plus élevé d'Europe, qui néglige les intérêts et opinions d'une large part de l'électorat étroitement associé à une région donnée ou à une minorité nationale ou autre (paragraphes 114 et 115 de l'arrêt) et qui interdit la formation de coalitions ouvertes avec d'autres partis politiques (voir, au paragraphe 42, l'arrêt de la Cour constitutionnelle), dépasse manifestement la très ample marge d'appréciation dont jouit l'Etat et va à l'encontre du but et de l'objet de l'article 3 du Protocole no 1 à la Convention. Comme le constate le professeur I. Budge, « [c]e qui pouvait être considéré à l'époque comme une mesure exceptionnelle nécessaire à la protection d'une démocratie encore fragile ne se justifie plus guère aujourd'hui, alors que la démocratie turque est jugée suffisamment stable et adulte pour demander à entrer dans l'Union européenne »4.
6.  Aussi ne sommes-nous pas convaincus que ces restrictions électorales ne réduisent pas les droits dont il s'agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, arrêt du 2 mars 1987, série A no 113, § 52). En admettant que le système en place ne peut passer pour conforme aux normes de la Convention qu'assorti de correctifs et en acceptant en même temps que ces correctifs sont dus à des « stratagèmes », la majorité elle-même semble accepter, dans une certaine mesure, un point de vue similaire.
La tenue d'élections libres constitue l'un des fondements de la justice et de la paix en Europe ; elle est indispensable au développement d'une démocratie politique/pluraliste effective et donc de la prééminence du droit et du respect des droits de l'homme. On voit mal comment ces objectifs fondamentaux, qui sous-tendent non seulement la Convention mais aussi l'ensemble du système du Conseil de l'Europe, peuvent être atteints s'ils reposent sur des règles électorales qu'il faut détourner (paragraphes 133-146, en particulier 139 et 143) pour les rendre compatibles avec la Convention. A nos yeux, des changements en ce sens par la mise en place, de façon claire et transparente, des amendements nécessaires au système électoral, seraient donc le seul moyen adéquat d'améliorer la situation actuelle, conformément à la Convention.
1.  R. Zimbron, “The Unappreciated Margin: Turkish Electoral Politics Before the European Court of Human Rights”, 49 Harvard International Law Journal Online 10 (2007), http://www.harvardilj.org/online/125, p. 18.
2.  See Organization for Security and Co-operation in Europe, Office for democratic Institutions and Human Rights, Assessment Report: Republic of Turkey Parliamentary Elections (2002).
3.  R. Zimbron, “The Unappreciated Margin: Turkish Electoral Politics Before the European Court of Human Rights”, op. cit., p. 13.
4.  Observations des requérants reçues au greffe le 29 octobre 2007, point 4.
ARRÊT YUMAK ET SADAK c. TURQUIE
ARRÊT YUMAK ET SADAK c. TURQUIE 
ARRÊT YUMAK ET SADAK c. TURQUIE – OPINION DISSIDENTE COMMUNE   AUX JUGES TULKENS, VAJIĆ, JAEGER ET ŠIKUTA
ARRÊT YUMAK ET SADAK c. TURQUIE – OPINION DISSIDENTE COMMUNE    AUX JUGES TULKENS, VAJIĆ, JAEGER ET ŠIKUTA


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 10226/03
Date de la décision : 08/07/2008
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Non-violation de P1-3

Analyses

(P1-3) DROIT A DES ELECTIONS LIBRES, (P1-3) SE PORTER CANDIDAT AUX ELECTIONS, MARGE D'APPRECIATION


Parties
Demandeurs : YUMAK ET SADAK
Défendeurs : TURQUIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2008-07-08;10226.03 ?

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