La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

24/07/2008 | CEDH | N°36376/04

CEDH | AFFAIRE KONONOV c. LETTONIE


ANCIENNE TROISIÈME SECTION
AFFAIRE KONONOV c. LETTONIE
(Requête no 36376/04)
ARRÊT
STRASBOURG
24 juillet 2008
Renvoi devant la Grande Chambre
26/01/2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kononov c. Lettonie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Boštjan M. Zupančič, président,   Corneliu Bîrsan,
Elisabet Fura-Sandströ

m,   Alvina Gyulumyan,   Egbert Myjer,
David Thór Björgvinsson,   Ineta Ziemele, juges,
et de Santiago ...

ANCIENNE TROISIÈME SECTION
AFFAIRE KONONOV c. LETTONIE
(Requête no 36376/04)
ARRÊT
STRASBOURG
24 juillet 2008
Renvoi devant la Grande Chambre
26/01/2009
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kononov c. Lettonie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Boštjan M. Zupančič, président,   Corneliu Bîrsan,
Elisabet Fura-Sandström,   Alvina Gyulumyan,   Egbert Myjer,
David Thór Björgvinsson,   Ineta Ziemele, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 juin 2008,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36376/04) dirigée contre la république de Lettonie et dont un ressortissant russe, M. Vassili Makarovitch Kononov (« le requérant »), a saisi la Cour le 27 août 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Devant la Cour, le requérant a été représenté par M. M. Ioffé, juriste exerçant à Riga. Le gouvernement défendeur (« le Gouvernement ») a été représenté par Mme I. Reine, son agente. Le gouvernement russe, qui a exercé son droit de tierce intervention conformément à l’article 36 § 1 de la Convention, a été représenté par la représentante de la Fédération de Russie auprès de la Cour, Mme V. Milintchouk.
3.  Le requérant alléguait en particulier que sa condamnation pour « crimes de guerre » pour avoir participé à une action militaire punitive pendant la Seconde Guerre mondiale enfreignait l’article 7 de la Convention.
4.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 20 septembre 2007 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement  Mme I. Reine,  agente,  M. E. Plaksins,  conseil ;
–  pour le requérant  M. M. Ioffé,  conseil,  Mme M. Zakharina,  M. Y. Larine, conseillers ;
–  pour le gouvernement russe  Mme V. Milintchouk,  représentante de la Fédération de Russie    auprès de la Cour,  M. A. Kovalev,  professeur à l’Académie diplomatique du    ministère des Affaires étrangères,
Mlle M. Molodtsova,  seconde secrétaire à la Représentation     permanente de la Fédération de Russie     auprès du Conseil de l’Europe.
La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Reine, M. Ioffé et Mme Milintchouk.
5.  Par une décision du 20 septembre 2007, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable, après une audience consacrée à la fois aux questions de recevabilité et à celles de fond (article 54 § 3 du règlement).
6.  Le 1er février 2008, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a cependant continué à être examinée par la chambre de l’ancienne troisième section telle qu’elle existait avant cette date.
7.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement). Des observations ont également été reçues du gouvernement russe (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 b) du règlement).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8.  Le requérant est né en 1923 dans la commune de Mērdzene (district de Ludza, Lettonie). De nationalité lettonne jusqu’au 12 avril 2000, il se vit octroyer à cette date la nationalité russe par un décret spécial du président de la Fédération de Russie, M. V. Poutine.
A.  Les événements antérieurs au 27 mai 1944
9.  Le 22 juin 1941, l’Allemagne nazie attaqua l’Union soviétique, dont le territoire letton faisait alors partie. Devant l’avancée foudroyante de l’armée allemande (la Wehrmacht), l’armée soviétique (« l’Armée rouge ») dut quitter la région balte et se replier en Russie. Le requérant, qui était alors domicilié dans une région frontalière, la suivit. Le 5 juillet 1941, toute la Lettonie se trouva envahie par la Wehrmacht. Les trois pays baltes, ainsi qu’une partie de la Biélorussie, furent réunis dans un vaste territoire géré par le « Commissariat du Reich pour les territoires de l’Est » (Reichskomissariat Ostland), relevant directement de Berlin.
10.  Une fois en Russie, le requérant travailla d’abord dans un kolkhoze (une ferme collective) ; il fut ensuite embauché comme tourneur dans une usine d’équipement militaire. En 1942, il fut mobilisé comme soldat dans l’armée soviétique et affecté au régiment de réserve de la division lettonne. De 1942 à 1943, il suivit une formation spéciale en vue d’effectuer des missions de sabotage (подрывники en russe), au cours de laquelle il apprit à organiser et à mener des opérations de commando derrière les lignes ennemies. A la fin de cet entraînement, il fut immédiatement promu au grade de sergent. Peu après, dans la nuit du 23 juin 1943, il fut parachuté, avec une vingtaine d’autres combattants, sur le territoire biélorusse, alors occupé par l’Allemagne, près de la frontière avec la Lettonie et donc de sa région natale.
11.  Après le parachutage, le requérant devint membre d’un commando soviétique (composé de « partisans rouges ») appelé « Vilis Laiviņš », d’après le nom de son chef. En mars 1944, il fut placé, par ses deux supérieurs immédiats à la tête d’un peloton, lequel, d’après lui, avait principalement pour objectifs de saboter les installations militaires, les lignes de communication et les points de ravitaillement allemands, de faire dérailler des trains et d’effectuer de la propagande politique dans la population. Il affirme avoir fait dérailler seize trains militaires et avoir fait exploser quarante-deux cibles militaires allemandes.
B.  Les événements du 27 mai 1944
12.  Le 27 mai 1944, les partisans rouges attaquèrent le village de Mazie Bati (commune de Mērdzene, district de Ludza), situé alors à environ 80 kilomètres de la ligne du front.
1.  Les faits tels qu’établis par les tribunaux et admis par le Gouvernement
13.  Les événements de cette journée du 27 mai 1944, tels qu’ils ont été établis par le parquet, puis confirmés par les juridictions lettonnes et admis par le gouvernement défendeur, peuvent se résumer comme suit.
14.  En février 1944, l’armée allemande découvrit et anéantit un groupe de partisans rouges, dirigé par le major Tchougounov, qui s’était caché dans une grange située sur le territoire du village de Mazie Bati. Le requérant et les membres de son commando soupçonnèrent aussitôt les villageois d’avoir espionné pour le compte des Allemands et de leur avoir livré les hommes de Tchougounov. Il fut alors décidé de mener une action de représailles contre les habitants de Mazie Bati.
15.  Entre-temps, craignant constamment une attaque des partisans rouges, les hommes de Mazie Bati – qui, jusqu’alors, n’étaient pas armés – avaient adressé une requête à l’administration militaire allemande, qui avait fini par leur remettre à chacun un fusil et deux grenades « pour leur défense personnelle ».
16.  Dans la journée du 27 mai 1944, le requérant et ses hommes, armés et vêtus d’uniformes de la Wehrmacht pour ne pas éveiller les soupçons, pénétrèrent dans le village dont les habitants s’apprêtaient à fêter la Pentecôte. Le commando se divisa en plusieurs petits groupes, qui attaquèrent chacun une maison, sur les ordres du requérant. Plusieurs partisans firent irruption chez Modests Krupniks, un paysan, saisirent les armes qu’ils trouvèrent dans sa maison, et lui ordonnèrent de sortir dans la cour. Modests Krupniks supplia les hommes de ne pas le tuer devant les yeux de ses enfants. Les partisans le sommèrent alors de courir en direction de la forêt, ce qu’il fit. Plusieurs coups de feu furent alors tirés sur lui. Krupniks fut laissé, grièvement blessé, à la lisière de la forêt, où il décéda le lendemain matin d’une forte hémorragie. Les survivants entendirent ses hurlements et ses gémissements, mais ils eurent trop peur pour s’approcher et l’aider.
17.  Deux autres groupes de partisans rouges attaquèrent les maisons de Meikuls Krupniks et Ambrozs Buļs, également des paysans. Le premier fut appréhendé pendant qu’il prenait son bain ; il fut alors sauvagement battu. Après avoir saisi les armes qu’ils avaient trouvées chez les deux villageois, les partisans emmenèrent ceux-ci dans la maison de Meikuls Krupniks. Là, ils tirèrent plusieurs rafales de balles sur Buļs, Meikuls Krupniks et sa mère. D’après la version initiale des faits établie par le parquet et le juge de première instance, le requérant aurait lui-même abattu Buļs. Toutefois, par la suite, le requérant fut acquitté relativement à cet épisode (paragraphe 45 ci-après). Meikuls Krupniks et sa mère furent grièvement blessés. Puis les partisans arrosèrent la maison et toutes les dépendances (grange, étable, etc.) d’essence et y mirent le feu. La femme de Krupniks, enceinte de neuf mois, parvint à s’échapper ; les partisans la saisirent et, la poussant par la fenêtre à l’intérieur de la maison, la jetèrent dans les flammes. Le matin, les survivants retrouvèrent les restes des corps calcinés des quatre victimes ; le cadavre de Mme Krupniks fut identifié d’après le squelette carbonisé du bébé qui gisait à ses côtés.
18.  Le quatrième groupe de partisans fit irruption chez Vladislavs Šķirmants, alors que celui-ci était sur son lit avec son fils âgé d’un an. Après avoir découvert un fusil et deux grenades cachés au fond d’un placard, les hommes du requérant sommèrent Šķirmants – toujours en sous-vêtements – de sortir dans la cour. Ils verrouillèrent alors la porte de l’extérieur afin d’empêcher Mme Šķirmants de suivre son mari, puis emmenèrent celui-ci dans un coin reculé de la cour et l’abattirent.
19.  Le cinquième groupe attaqua la maison de Juliāns Šķirmants. Après y avoir trouvé et saisi un fusil et deux grenades, les partisans l’emmenèrent dans la grange, où ils l’exécutèrent.
20.  Enfin, le sixième groupe s’en prit à la maison de Bernards Šķirmants. Les partisans saisirent les armes qu’ils trouvèrent chez lui, le tuèrent, blessèrent sa femme et mirent le feu à tous les bâtiments de la ferme. La femme de Šķirmants brûla vive avec le corps de son mari. D’après les décisions internes initiales, le requérant aurait lui-même abattu Šķirmants ; cependant, il fut par la suite acquitté relativement à cet épisode (paragraphe 45 ci-après).
21.  Selon la version des faits initialement établie par le parquet, avant de partir, les partisans auraient pillé le village, emportant avec eux non seulement les armes, mais aussi des vêtements et de la nourriture. En particulier, en quittant la maison de Juliāns Šķirmants, ils auraient volé un baquet de beurre et un rouleau de tissu. Cet élément factuel n’est cependant retenu ni dans l’arrêt final du juge du fond, ni dans l’arrêt définitif rendu en cassation, ces deux décisions ne mentionnant que la saisie des armes trouvées chez les villageois.
2.  La version des faits donnée par le requérant
22.  Le requérant conteste les faits tels qu’ils ont été établis par les tribunaux. Selon lui, toutes les victimes de l’attaque étaient des collaborateurs et des traîtres qui avaient livré par ruse aux Allemands le peloton du major Tchougounov en février 1944. Par ailleurs, Meikuls Krupniks et Bernards Šķirmants étaient des Schutzmänner (membres de la police auxiliaire lettonne au service des Allemands). En février 1944, le groupe de partisans de Tchougounov – comprenant neuf hommes, deux femmes et un nourrisson – s’était réfugié dans la grange de Meikuls Krupniks. Trois femmes – à savoir la mère de Krupniks, son épouse et celle de Bernards Šķirmants – apportèrent des provisions aux partisans et leur assurèrent que la Wehrmacht était loin. Toutefois, pendant qu’elles firent le guet, Šķirmants envoya Krupniks alerter la garnison allemande cantonnée dans le village voisin. Une fois arrivés à Mazie Bati, les soldats allemands mitraillèrent la grange avec des balles incendiaires, à la suite de quoi le bâtiment prit feu. Les gens de Tchougounov qui tentèrent de s’échapper furent abattus, y compris les femmes et le nourrisson. Après le carnage, la mère de Krupniks dépouilla les cadavres de leurs manteaux ; le commandement militaire allemand, quant à lui, récompensa les villageois concernés en leur offrant du bois de chauffage, du sucre, de l’alcool, ainsi qu’une somme d’argent.
23.  En mai 1944, environ une semaine avant les événements litigieux, le requérant et tous les hommes de son peloton furent convoqués par leur commandant. Celui-ci leur annonça qu’un tribunal militaire ad hoc organisé au sein du détachement avait prononcé un jugement condamnant les habitants de Mazie Bati prétendument impliqués dans la trahison des hommes de Tchougounov, et que le peloton était chargé de son exécution. Plus précisément, les hommes du requérant devaient « amener les six Schutzmänner de Mazie Bati aux fins de leur jugement ». Le requérant refusa de diriger l’opération, au motif que les villageois le connaissaient depuis son enfance et qu’il craignait pour la sécurité de ses propres parents, lesquels résidaient dans le village voisin. Le commandant acquiesça et confia la mission à un autre partisan. Par la suite, ce fut ce dernier – et non le requérant – qui donna les ordres.
24.  Le 27 mai 1944, le requérant suivit les hommes de son commando, mais n’entra pas dans le village. Il se cacha derrière un buisson d’où il put observer la maison de Modests Krupniks. Il entendit bientôt des cris et des coups de feu et vit quelques panaches de fumée. Un quart d’heure plus tard, les partisans revinrent seuls. L’un d’eux était blessé au bras ; un autre portait six fusils, dix grenades et une grande quantité de cartouches. Toutes ces armes et munitions avaient été saisies chez les villageois. Les hommes du requérant lui expliquèrent qu’ils n’avaient pas pu exécuter leur mission puisque les villageois « s’étaient enfuis en leur tirant dessus ; en outre, les Allemands étaient arrivés ». Par ailleurs, devant la Cour, le requérant nie que ses camarades aient pillé Mazie Bati. Après le retour des partisans à leur base, le commandant les réprimanda sévèrement car ils n’avaient pas amené les personnes recherchées.
C.  Les données d’archives historiques
25.  Les pièces des Archives historiques nationales de Lettonie (Latvijas Valsts vēstures arhīvs), fournies par le Gouvernement, apportent les précisions suivantes relatives au régime instauré par l’administration d’occupation allemande pendant la période litigieuse.
26.  Par un avis publié dans les journaux le 24 juillet 1941, le Reichskomissar des territoires de l’Est, Hinrich Lohse, ordonna à tous les citoyens de rendre aux autorités les armes à feu et les munitions en leur possession, et ce, dans les vingt-quatre heures suivant la publication. Le 1er octobre 1941 et le 12 août 1942, cet avis fut réitéré. Le port d’armes fut cependant autorisé aux agents de la police auxiliaire lettonne.
27.  Postérieurement, lorsque la ligne du front se rapprocha du territoire letton et que le nombre de partisans rouges augmenta dans les régions frontalières, les règles concernant la détention et le port d’armes furent assouplies. Aux termes d’une lettre du directeur des archives, adressée le 22 octobre 1998 au parquet général, le village de Mazie Bati relevait pendant la période en question du commissariat de police no 2 du district de Ludza. Les fichiers de ce commissariat ayant été perdus ou détruits, aucune pièce documentaire disponible n’explique la raison exacte pour laquelle les Allemands avaient armé les villageois de Mazie Bati. En revanche, les archives contiennent un ordre écrit adressé par le commandant local de la police auxiliaire lettonne au chef du commissariat no 1 du même district au sujet du village de Čeverova (à une vingtaine de kilomètres de Mazie Bati). Ce document, portant la date du 25 février 1944, se lit ainsi :
« Afin de protéger la population des attaques des bandits pillards, je vous ordonne d’organiser, au village de Čeverova (commune de Cibla), un groupe de défense composé de dix à quinze hommes de confiance locaux. Les personnes choisies recevront des fusils et la quantité nécessaire de munitions. Un aizsargs [membre de la garde nationale] local sera chargé du commandement du groupe de défense. Les hommes choisis devront se rassembler toutes les nuits pour monter une garde de défense et d’observation.
Vous m’informerez avant le 28 février prochain de l’exécution [du présent ordre]. »
28.  En outre, une lettre du 27 avril 1944, adressée par le même commandant aux maires de trois communes (y compris celle de Cibla), enjoignait à ceux-ci de nommer un homme de confiance parmi les habitants de chaque village. Cet homme devait surveiller le comportement des personnes inconnues ou suspectes et, le cas échéant, en informer le maire ou la police. Aux termes de la lettre, ces mesures visaient à contrecarrer l’action des « bandits » (c’est-à-dire des partisans rouges).
D.  Les événements ultérieurs
29.  En juillet 1944, l’Armée rouge pénétra en Lettonie. Le 13 octobre 1944, elle assiégea et prit Riga. Le 8 mai 1945, les dernières divisions allemandes capitulèrent, et la totalité du territoire letton passa sous le contrôle de l’Armée rouge.
30.  Après la fin des hostilités, le requérant demeura en Lettonie. Pour ses exploits militaires, il fut décoré de l’ordre de Lénine, la plus haute distinction soviétique. En novembre 1946, il adhéra au Parti communiste de l’Union soviétique. En 1957, il sortit diplômé de la grande école du ministère de l’Intérieur de l’URSS. Par la suite, et jusqu’à sa retraite en 1988, il travailla comme agent dans différentes branches de la police soviétique.
31.  Le 4 mai 1990, le Conseil suprême de la république soviétique socialiste (RSS) de Lettonie adopta la Déclaration sur le rétablissement de l’indépendance, déclarant illégitime et nulle l’incorporation de la Lettonie à l’URSS et redonnant force de loi aux dispositions fondamentales de la Constitution de 1922. Après deux tentatives avortées de coup d’Etat, le 21 août 1991, le Conseil suprême adopta une loi constitutionnelle concernant le statut étatique de la république de Lettonie et proclamant l’indépendance absolue et immédiate du pays.
32.  Par une loi du 6 avril 1993, le Conseil suprême inséra dans la partie spéciale de l’ancien code pénal, en vigueur à l’époque, un nouveau chapitre 1-a, qui contenait des articles réprimant le génocide, les crimes contre l’humanité et la paix, les crimes de guerre, la discrimination raciale, etc. Le nouvel article 68-3 était consacré aux crimes de guerre, lesquels étaient punis de trois à quinze ans d’emprisonnement ou de la réclusion à perpétuité. En outre, la même loi inséra dans le code un article 6-1, qui autorisait une application rétroactive de la loi pénale aux crimes contre l’humanité et aux crimes de guerre, et un article 45-1, qui déclarait ces crimes imprescriptibles.
E.  La procédure pénale dirigée contre le requérant et la condamnation de celui-ci
1.  La première instruction préliminaire et le procès
33.  En janvier 1998, le centre de documentation sur les conséquences du totalitarisme (Totalitārisma seku dokumentēšanas centrs), qui relève du bureau de protection de la Constitution (Satversmes aizsardzības birojs), ouvrit une enquête pénale relative aux événements du 27 mai 1944. D’après le centre, le requérant pouvait avoir commis le crime visé par l’article 68-3 de l’ancien code pénal. Le 28 juillet 1998, le dossier de l’enquête fut transmis au parquet général (Ģenerālprokuratūra).
34.  Par un acte du 2 août 1998, développé et complété le 12 novembre 1998, le parquet général mit le requérant en examen pour crimes de guerre. Le 10 octobre 1998, l’intéressé fut traduit devant le tribunal de première instance de l’arrondissement du centre de Riga, qui ordonna son placement en détention provisoire.
35.  Le 19 novembre 1998, le parquet annonça la clôture de l’instruction et transmit le dossier au requérant et à son avocat. Le 17 décembre 1998, le requérant termina la lecture des pièces de l’instruction. Le lendemain, le parquet rédigea l’acte final d’accusation (apsūdzības raksts) et renvoya le dossier devant le tribunal régional de Riga, la juridiction du fond en l’espèce. D’après cet acte, le parquet avait également identifié la plupart des autres partisans ayant participé à l’opération de Mazie Bati, mais ils étaient tous décédés entre-temps.
36.  Le bien-fondé de l’accusation portée contre le requérant fut examiné par le tribunal régional de Riga à l’audience du 21 janvier 2000. Le requérant plaida non coupable. Il réitéra sa version des faits survenus le 27 mai 1944, soulignant notamment que toutes les victimes de l’attaque étaient des Schutzmänner armés, y compris la femme enceinte de Meikuls Krupniks. Il soutint qu’il n’avait pas été personnellement impliqué dans les événements litigieux. Quant aux nombreux documents, articles de presse et ouvrages de l’après-guerre attestant le contraire, il allégua qu’il avait délibérément consenti à une distorsion des faits historiques afin d’en tirer gloire et d’obtenir ainsi certains avantages personnels. Cependant, le tribunal estima que la culpabilité de l’intéressé était amplement démontrée par de nombreuses preuves, notamment :
a)  les dépositions de huit enfants de personnes tuées par les partisans rouges le 27 mai 1944. Trois étaient des témoins oculaires directs de la mort de leurs parents. Les cinq autres s’étaient trouvés au moment des faits dans le village voisin ou étaient trop jeunes pour comprendre ce qui se passait. Ils se souvenaient toutefois de la description des événements litigieux faite par les membres de leur famille.
b)  Les dépositions de dix-neuf témoins, dont quatre témoins oculaires directs des événements incriminés.
c)  Plusieurs comptes rendus de l’après-guerre, rédigés et signés par le requérant lui-même, dans lesquels il relatait les événements de Mazie Bati exactement comme le parquet les avait reconstitués. En particulier, le requérant reconnaissait expressément avoir abattu Ambrozs Buļs et avoir brûlé vives six personnes.
d)  Plusieurs comptes rendus signés par les commandants du requérant et allant dans le même sens.
e)  Un cahier manuscrit saisi chez le requérant et constituant l’ébauche d’un livre autobiographique qu’il avait envisagé d’écrire. La description de l’attaque du 27 mai 1944 correspondait de manière générale aux faits établis par le parquet.
f)  Plusieurs ouvrages historiques ou encyclopédiques, ainsi que des articles de presse et des récits oraux du requérant, publiés dans des journaux soviétiques dans les années 1960 et 1970.
g)  Les dépositions de l’auteur de l’un des articles susmentionnés, qui témoignait que le contenu de son article correspondait aux faits tels que relatés par le requérant lui-même.
h)  Plusieurs documents en provenance des Archives nationales de Lettonie contenant des renseignements sur les villageois de Mazie Bati, ainsi que sur les actions et les démarches de l’administration militaire allemande à l’époque en question.
i)  Les dépositions d’une femme ayant été, pendant la guerre, l’opératrice de radio du groupe de partisans dont relevait le requérant.
37.  Sur la base de toutes ces preuves, le tribunal régional conclut que le requérant avait perpétré des actes prohibés par le Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945, par la Convention de La Haye du 18 octobre 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, et par la Convention de Genève du 12 août 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre. Partant, il reconnut le requérant coupable du crime réprimé par l’article 68-3 de l’ancien code pénal, et le condamna à une peine de six ans d’emprisonnement ferme. Tant le requérant que le parquet interjetèrent appel de ce jugement devant la chambre des affaires pénales de la Cour suprême.
38.  Par un arrêt du 25 avril 2000, la chambre annula le jugement entrepris et renvoya le dossier devant le parquet général pour un complément d’information. Aux termes de l’arrêt, la motivation du jugement comportait des lacunes. En particulier, la juridiction de première instance avait omis de répondre clairement à des questions décisives pour l’issue de l’affaire. Ainsi, il était toujours incertain si Mazie Bati s’était effectivement trouvé en « territoire occupé », si le requérant et ses victimes pouvaient être qualifiés respectivement de « combattants » ou de « non-combattants », si le fait pour l’administration militaire allemande d’avoir armé les villageois aurait assimilé ces derniers à des « prisonniers de guerre » en cas d’arrestation, etc. En outre, la chambre indiqua que, dans les circonstances particulières de l’espèce, le parquet aurait dû consulter des experts en histoire et en droit pénal international. Enfin, elle décida de modifier la mesure préventive appliquée au requérant et ordonna de le libérer sur-le-champ.
39.  Le ministère public se pourvut en cassation contre l’arrêt de la chambre. Par un arrêt du 27 juin 2000, le sénat de la Cour suprême rejeta le pourvoi, tout en modifiant les motifs du renvoi retenus par les juges d’appel. En particulier, il estima mal fondée l’indication de la chambre concernant la nécessité d’une expertise en droit international, une expertise ne pouvant pas porter sur des questions purement juridiques, car celles-ci relevaient de la seule compétence des juges.
2.  La deuxième instruction préliminaire et le procès
40.  Après une autre instruction préliminaire, le 17 mai 2001, le parquet procéda à une nouvelle mise en examen du requérant en vertu de l’article 68-3 du code pénal. Peu après, le sénat de la Cour suprême désigna le tribunal régional de Latgale comme juridiction de première instance dans l’affaire.
41.  Le bien-fondé de l’accusation portée contre le requérant fut examiné par le tribunal régional de Latgale le 3 octobre 2003. Par un jugement prononcé à l’issue de l’audience, le tribunal acquitta le requérant des charges de crimes de guerre, mais le déclara coupable de brigandage, infraction réprimée par l’article 72 de l’ancien code pénal et punissable de trois à quinze ans d’emprisonnement.
42.  Après avoir analysé la situation dans laquelle la Lettonie s’était trouvée du fait des événements historiques de 1940 et de l’invasion allemande, le tribunal régional conclut que le requérant ne pouvait en aucun cas être assimilé à un « représentant des forces d’occupation » ; bien au contraire, l’intéressé avait lutté pour la libération du pays contre les forces d’occupation de l’Allemagne nazie. La Lettonie ayant été incorporée à l’URSS, le comportement du requérant devait être analysé sous l’angle des lois soviétiques. En outre, l’intéressé ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’un jour on le qualifiât de « représentant des forces d’occupation soviétique ». S’agissant de l’opération de Mazie Bati, le tribunal reconnut que les villageois avaient collaboré avec l’administration militaire allemande et livré le groupe des partisans rouges de Tchougounov à la Wehrmacht. L’attaque du village avait donc été effectuée en exécution du jugement rendu par le tribunal militaire ad hoc organisé au sein du détachement. Le tribunal accepta également que la mort des six hommes de Mazie Bati pouvait passer pour nécessaire et justifiée par des considérations d’ordre militaire. En revanche, cette justification ne s’étendait ni au meurtre des trois femmes ni à l’incendie des bâtiments du village. Par conséquent, ne s’étant pas limités à exécuter le jugement du tribunal militaire ad hoc et ayant excédé leurs pouvoirs, le requérant et ses hommes avaient commis un acte de brigandage dont ils étaient entièrement responsables. Par ailleurs, le requérant, en tant que chef du commando, était responsable des actes commis par ce dernier. Cependant, le brigandage n’appartenant pas à la catégorie des crimes imprescriptibles, le tribunal régional exonéra le requérant de la responsabilité pénale pour cause de prescription.
43.  Les deux parties interjetèrent appel de ce jugement devant la chambre des affaires pénales de la Cour suprême. Le requérant demanda son acquittement complet ; s’estimant victime d’une application rétroactive de la loi, il invoqua, entre autres, l’article 7 § 1 de la Convention. Le ministère public, quant à lui, reprocha aux juges de première instance plusieurs erreurs graves de fait et de droit. D’une part, selon le parquet, le tribunal régional avait complètement négligé le fait que l’incorporation de la Lettonie à l’URSS avait été contraire tant à la Constitution lettonne de 1922 qu’aux dispositions du droit international, qu’elle avait donc été illégitime, et que la république de Lettonie avait toujours continué d’exister de jure. Dès lors, le comportement du requérant en 1944 pouvait et devait être analysé au regard du droit letton et international, et non des lois soviétiques. D’autre part, le parquet critiqua la manière dont le tribunal régional avait évalué les preuves dans l’affaire. Pour le ministère public, le jugement se fondait sur une série d’assertions émanant du requérant, mais non corroborées par un quelconque élément de preuve. Il en était ainsi des affirmations concernant les villageois de Mazie Bati, à savoir qu’ils avaient été des collaborateurs armés de l’administration allemande, qu’ils avaient aidé la Wehrmacht à anéantir les partisans de Tchougounov, qu’il y avait eu un « tribunal » au sein du détachement de combattants dont relevait le requérant, et que le vrai but de l’opération de Mazie Bati avait été non de tuer les villageois sur-le-champ, mais de les ramener pour les juger. Selon le parquet, les preuves rassemblées par l’accusation démontraient plutôt le contraire. Le ministère public reprocha au tribunal régional d’avoir aveuglément cru aux dépositions du requérant au lieu d’analyser le dossier dans son ensemble.
44.  Par un arrêt du 30 avril 2004, la chambre fit droit à l’appel du parquet, annula le jugement entrepris et déclara le requérant coupable de l’infraction réprimée par l’article 68-3 de l’ancien code pénal. Après avoir de nouveau analysé les preuves figurant dans le jugement du 21 janvier 2000 (paragraphe 36 ci-dessus), elle s’exprima ainsi :
« (...) Ainsi, V. Kononov et les partisans du groupe spécial qu’il commandait ont volé les armes qui avaient été remises aux villageois aux fins de leur défense personnelle et ont tué neuf civils du village, parmi lesquels six – notamment trois femmes, dont une en fin de grossesse – ont été brûlés vifs ; ils ont également incendié les bâtiments de deux fermes.
En attaquant ces neuf civils du village de Mazie Bati, qui ne participaient pas aux combats, en les tuant et en volant leurs armes, V. Kononov et les partisans qu’il commandait (...) ont commis une violation grossière des lois et coutumes de la guerre prévues par :
–  le point b) du premier alinéa de l’article 23 de la Convention de La Haye du [18] octobre 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, obligatoire pour toutes les nations civilisées, qui interdit de tuer ou de blesser par trahison des individus appartenant à la population civile ; l’article 25 [de ladite Convention], qui interdit d’attaquer, par quelque moyen que ce soit, des villages, habitations ou bâtiments qui ne sont pas défendus ; et le premier alinéa de l’article 46 [de ladite Convention], aux termes duquel l’honneur et les droits de la famille, la vie des individus et la propriété privée doivent être respectés ;
–  l’article 3 § 1, point a), de la Convention de Genève du 12 août 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (...), aux termes duquel sont prohibées à l’égard des personnes qui ne participent pas directement aux hostilités les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices ; le point d) [du même alinéa], selon lequel (...) sont interdites les condamnations prononcées et les exécutions effectuées sans un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué, assorti des garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés ; l’article 32, qui prohibe le meurtre, la torture et toutes autres brutalités contre les personnes protégées ; et l’article 33, en vertu duquel aucune personne protégée ne peut être punie pour une infraction qu’elle n’a pas commise personnellement et qui interdit les peines collectives, toute mesure d’intimidation, le pillage et les mesures de représailles à l’égard des personnes protégées et de leurs biens ;
–  l’article 51 § 2 du premier Protocole additionnel à la Convention [susmentionnée] relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux et adopté le 8 juin 1977 (...), selon lequel ni la population civile en tant que telle ni les personnes civiles ne doivent être l’objet d’attaques et sont interdits les actes ou menaces de violence dont le but principal est de répandre la terreur parmi la population civile. Le paragraphe 4, point a), [du même article], qui interdit les attaques sans discrimination qui ne sont pas dirigées contre un objectif militaire déterminé ; le paragraphe 6 [du même article], qui interdit les attaques dirigées à titre de représailles contre la population civile ou des personnes civiles. L’article 75 § 2, point a) (...), aux termes duquel sont prohibées les atteintes portées à la vie, à la santé et au bien-être physique ou mental des personnes, notamment le meurtre, la torture sous toutes ses formes, qu’elle soit physique ou mentale, les mutilations, et le point d) [du même paragraphe], qui interdit les peines collectives.
En agissant avec une cruauté et une brutalité particulières et en brûlant vive la villageoise (...) enceinte, V. Kononov et ses hommes ont ouvertement bafoué les lois et coutumes de la guerre prévues par le premier alinéa de l’article 16 de la Convention de Genève (...), en vertu duquel les femmes enceintes doivent être l’objet d’une protection et d’un respect particuliers.
De même, en brûlant les maisons [d’habitation] et les autres bâtiments des villageois (...) Meikuls Krupniks et Bernards Šķirmants, V. Kononov et ses partisans ont agi contrairement aux dispositions de l’article 53 de cette même Convention, lequel prohibe la destruction des biens immobiliers, sauf dans les cas où elle serait rendue absolument nécessaire par les opérations militaires, ainsi que de l’article 52 du premier Protocole additionnel (...) selon lequel les biens de caractère civil ne doivent être l’objet ni d’attaques ni de représailles.
Eu égard à ce qui précède, les actes perpétrés par V. Kononov et ses hommes doivent être qualifiés de crime de guerre au sens du deuxième alinéa, point b), de l’article 6 du Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg, en vertu duquel l’assassinat, la torture des personnes civiles dans les territoires occupés, le pillage des biens privés, la destruction sans motif des villages, la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires constituent des violations des lois et coutumes de la guerre, c’est-à-dire des crimes de guerre.
Les actes perpétrés par V. Kononov et ses hommes doivent également être qualifiés d’infractions graves au sens de l’article 147 de la (...) Convention de Genève (...).
Partant (...), V. Kononov a commis le crime réprimé par l’article 68-3 du code pénal (...).
Il ressort des pièces du dossier qu’après la guerre les membres survivants des familles des [personnes] tuées ont été impitoyablement persécutés et soumis à diverses représailles. Après le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie, toutes les [personnes] tuées ont été réhabilitées ; leurs certificats de réhabilitation mentionnent qu’elles n’[ont] pas commis de « crimes contre la paix [ou] l’humanité, d’infractions pénales (...) et qu’elles n’[ont] pas participé (...) aux répressions politiques (...) du régime nazi » (...).
Il y a lieu de considérer que V. Kononov tombe sous le coup [de la disposition régissant] le crime de guerre [en question], conformément à l’article 43 du premier Protocole additionnel à la Convention de Genève (...), selon lequel les combattants, c’est-à-dire les personnes qui ont le droit de participer directement aux hostilités, sont les membres des forces armées d’une Partie à un conflit.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, V. Kononov était membre des forces armées d’une partie belligérante, [à savoir] de l’URSS ; il a activement participé aux opérations militaires organisées par celle-ci.
V. Kononov avait été envoyé en mission spéciale en Lettonie avec l’ordre bien précis d’agir derrière les lignes ennemies [et] d’y organiser des explosions.
Le peloton dirigé par V. Kononov ne saurait passer pour un groupement de volontaires, puisqu’il avait été organisé et dirigé par les forces armées de l’une des parties belligérantes (l’URSS) ; cela est confirmé par les pièces du dossier. De même, au moment du crime dont il est accusé, V. Kononov agissait également en sa qualité de combattant, dirigeant un groupe de personnes armées qui avait le droit de participer aux opérations militaires en tant que partie intégrante des forces armées d’une partie belligérante. (...)
V. Kononov a combattu sur le territoire letton occupé par l’URSS, et ni le fait qu’il y avait alors une double occupation (allemande également) ni le fait que l’URSS faisait partie de la coalition antihitlérienne n’affectent la qualité de criminel de guerre de V. Kononov. (...).
La chambre des affaires pénales considère que tous les villageois de Mazie Bati qui ont été tués doivent être considérés comme des personnes civiles au sens de l’article 68-3 du code pénal (...) et des dispositions du droit international.
Aux termes de l’article 50 du premier Protocole additionnel à la Convention de Genève (...), est considérée comme civile toute personne n’appartenant pas à l’une des catégories visées à l’article 43 dudit protocole et à l’article 4A de la Convention.
Les éléments décrits par les dispositions précitées, propres à [certaines] catégories de personnes et qui excluent celles-ci de la qualification de personnes civiles, ne s’appliquent pas aux villageois qui ont été tués.
Le fait que ceux-ci avaient obtenu des armes et des munitions ne leur conférait pas la qualité de combattants et n’atteste d’aucune volonté de leur part d’effectuer une quelconque opération militaire.
Il a été établi (...) que le groupe de partisans de Tchougounov a été anéanti par un détachement militaire allemand ; cela est également confirmé par les documents du quartier général de reconnaissance (...).
Le dossier ne contient pas de preuves susceptibles de démontrer que les villageois avaient participé à cette opération.
Le fait que Meikuls Krupniks eût informé les Allemands de la présence de partisans dans sa grange ne l’exclut pas de la catégorie des personnes civiles.
M. Krupniks vivait sur un territoire occupé par l’Allemagne, et la présence de partisans [rouges] dans sa ferme en temps de guerre était sans doute dangereuse pour lui et pour sa famille.
La présence d’armes chez les villageois et les gardes nocturnes [que ceux-ci montaient régulièrement] ne signifient pas qu’ils participaient aux opérations militaires, mais attestent de leur crainte réelle de subir des attaques.
Tout citoyen, que ce soit en temps de guerre ou de paix, a le droit de se défendre lui-même et sa famille contre des menaces pesant sur leur vie.
Il ressort du dossier que les partisans rouges, y compris le groupe de Tchougounov, usaient de violence contre les civils, ce qui suscitait au sein de la population des craintes pour sa sécurité.
La victime [K.] a déclaré que les partisans rouges pillaient les maisons et qu’ils s’emparaient souvent de la nourriture.
Les rapports des chefs du quartier général, [S.] et [Č.], témoignent du comportement criminel des partisans ; il en ressort que les partisans rouges perpétraient des pillages, des meurtres et d’autres crimes contre la population locale. Beaucoup de personnes avaient l’impression que les partisans ne combattaient guère, mais se livraient au maraudage. (...)
Il ressort du dossier que, en 1943 et 1944, parmi les villageois qui ont été tués à Mazie Bati, [seuls] Bernards Šķirmants et [sa femme] faisaient partie de la garde nationale lettone (aizsargi). Les archives ne contiennent pas de renseignements relatifs à la participation des autres victimes à cette organisation ou à une autre (...).
La chambre des affaires pénales estime que la participation des personnes susmentionnées à la garde nationale lettone ne permet pas de les qualifier de combattants, puisqu’il n’a pas été constaté (...) qu’elles avaient participé à des opérations militaires organisées par les forces armées d’une partie belligérante.
Il a été constaté (...) qu’aucune formation militaire allemande ne se trouvait au village de Mazie Bati, et que les villageois tués ne remplissaient aucun devoir à caractère militaire, mais [,en revanche,] qu’ils étaient agriculteurs.
Au moment des événements [litigieux], ils se trouvaient chez eux et se préparaient à fêter la Pentecôte. Ont été tués non seulement les hommes – qui avaient des armes – mais également des femmes, dont une était en fin de grossesse ; conformément à la Convention de Genève [de 1949], elle jouissait d’une protection (...) spéciale.
En qualifiant les victimes de civils, la chambre des affaires pénales n’a aucun doute quant à leur qualité ; toutefois, à supposer qu’elle en ait, elle relève que, conformément au premier Protocole additionnel à la Convention de Genève [de 1977], en cas de doute, toute personne doit être considérée comme civile.
La Lettonie n’ayant pas adhéré à la Convention de La Haye de 1907, les dispositions de cet instrument ne peuvent servir de fondement à [un constat de] violation.
Les crimes de guerre sont interdits et les personnes qui s’en sont rendues coupables doivent être condamnées dans n’importe quel pays, puisque ces crimes tombent sous le coup du droit international, et ce, indépendamment de la question de savoir si les parties au conflit sont parties à des traités internationaux. (...) »
45.  Eu égard aux motifs précités, la chambre qualifia le comportement que le requérant avait eu le 27 mai 1944 de crime de guerre, au sens de l’article 68-3 de l’ancien code pénal. Toutefois, elle exclut de l’accusation deux faits allégués par le parquet mais non démontrés d’une manière convaincante, à savoir les prétendus meurtres d’Ambrozs Buļs et de Bernards Šķirmants par le requérant (paragraphes 17 et 20 ci-dessus), ainsi que les tortures qu’il aurait infligées aux villageois. Après avoir, d’un côté, déclaré que le requérant s’était rendu coupable d’un crime grave et, de l’autre, constaté que l’intéressé était à présent âgé, infirme et inoffensif, la chambre le condamna à un an et huit mois d’emprisonnement ferme. La durée de cette peine étant complètement englobée dans celle de la détention provisoire déjà subie par le requérant, celui-ci fut réputé l’avoir purgée.
46.  Le requérant se pourvut en cassation devant le sénat de la Cour suprême qui, par un arrêt du 28 septembre 2004, rejeta son pourvoi dans les termes suivants :
« (...) Constatant que V. Kononov était un combattant et qu’il a commis le crime en question sur un territoire occupé par l’URSS, la chambre des affaires pénales a fondé son arrêt sur les décisions des organes représentatifs supérieurs de la république de Lettonie, sur les actes conventionnels internationaux pertinents et sur d’autres éléments de preuve, vérifiés et appréciés conformément aux règles de procédure pénale et pris dans leur ensemble.
Dans la déclaration du Conseil suprême (...) du 4 mai 1990 sur le rétablissement de l’indépendance de la république de Lettonie, il a été reconnu que l’ultimatum du 16 juin 1940, adressé au gouvernement de la république de Lettonie par l’ex-URSS stalinienne, devait être qualifié de crime international, car la Lettonie avait alors été occupée et son pouvoir souverain anéanti ; [cependant] la république de Lettonie a continué d’exister en tant que sujet du droit international, ce fait étant reconnu par plus de cinquante Etats du monde entier (...).
Après avoir analysé le bien-fondé de l’arrêt, dans la mesure où celui-ci reconnaît que V. Kononov tombe sous le coup de l’article 68-3 du code pénal, (...) le sénat (...) estime que les actes de l’intéressé ont été correctement qualifiés, et ce, eu égard au fait qu’il a commis une violation des lois et coutumes de la guerre – en l’espèce, la planification et la direction d’une opération militaire de représailles contre des civils, à savoir contre les habitants pacifiques du village de Mazie Bati, dont neuf furent tués (...) et dont les biens furent volés [ou] brûlés – en qualité de belligérant, combattant sur le territoire letton occupé par l’URSS.
Comme l’a relevé – à juste titre – la cour d’appel, ni le fait que pendant la Seconde Guerre mondiale le territoire letton a subi deux occupations successives par deux Etats (y compris par l’Allemagne ; une « double occupation » selon la cour d’appel), ni le fait que l’URSS a appartenu à la coalition antihitlérienne n’affectent la qualité de V. Kononov en tant que responsable d’un crime de guerre.
S’agissant du moyen de cassation (...) selon lequel, en déclarant V. Kononov coupable du crime de guerre en question, la cour [d’appel] a violé les dispositions de l’article 6 du code pénal (...) relatives à l’applicabilité temporelle de la loi pénale, le [sénat] estime qu’il doit être rejeté pour les motifs suivants.
Il ressort de l’arrêt que la cour d’appel a appliqué les actes conventionnels, à savoir la Convention de Genève du 12 août 1949 (...), et [son] Protocole additionnel du 8 juin 1977 (...), au crime de guerre dont est accusé V. Kononov, et ce indépendamment de leur entrée en vigueur ; [cela est conforme] à la Convention des Nations unies du 26 novembre 1968 sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ; [la cour a indiqué] que la république de Lettonie, occupée par l’URSS, n’avait pu adopter aucune décision [en ce sens] plus tôt ; en mentionnant le principe d’imprescriptibilité, la cour a observé les obligations découlant des traités internationaux et a décidé de déclarer pénalement responsables les personnes coupables des crimes en question, indépendamment de l’époque où ils avaient été perpétrés.
Considérant que, dans l’arrêt, la violation des lois et coutumes de guerre dont est accusé V. Kononov, est qualifiée de crime de guerre au sens du deuxième alinéa, point b), de l’article 6 du Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg (...), et que, (...) conformément à la Convention des Nations unies du 26 novembre 1968 susmentionnée (...) les crimes de guerre (...) sont imprescriptibles, (...) le sénat estime que les actes en question ont été correctement qualifiés sous l’angle de l’article 68-3 du code pénal (...)
Le sénat estime dénuée de fondement la thèse (...) selon laquelle (...) la déclaration du Conseil suprême du 4 mai 1990 sur le rétablissement de l’indépendance de la république de Lettonie et la déclaration du Parlement du 22 août 1996 sur l’occupation de la Lettonie ne seraient que des textes politiques sur lesquels un tribunal ne peut pas fonder son jugement et qui ne peuvent pas se voir attribuer une force normative rétroactive.
Le [sénat] estime que les deux déclarations sont des actes étatiques à caractère constitutionnel dont la légalité ne prête pas à controverse.
Dans l’arrêt, [qu’elle a rendu après avoir] évalué les preuves examinées à l’audience, [la cour d’appel] constate que V. Kononov, en sa qualité de combattant, avait organisé, commandé et dirigé une action militaire de représailles de partisans, en massacrant la population civile du village de Mazie Bati, en pillant et en détruisant les fermes des paysans ; cela étant, la cour a, à juste titre, considéré que les actes individuels perpétrés par les membres du groupe du requérant (...) ne pouvaient pas être qualifiés d’excès de pouvoir de la part des auteurs de l’infraction.
Conformément aux principes du droit pénal relatifs à la responsabilité d’un groupe organisé, les membres [d’un groupe] sont complices de l’infraction, indépendamment de leur rôle dans la réalisation de l’infraction.
Ce principe de la responsabilité des membres d’un groupe organisé est reconnu par le troisième alinéa de l’article 6 du Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg, aux termes duquel les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’exécution d’un plan concerté sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan.
Par conséquent, est dénué de fondement le moyen de cassation selon lequel la cour d’appel aurait, sans aucune preuve, reconnu V. Kononov coupable d’actes perpétrés par les membres du groupe spécial de partisans qu’il dirigeait, tout en négligeant son attitude subjective à l’égard des éventuelles conséquences et en adoptant une approche de « responsabilité objective. (...) »
II.  LES DÉCLARATIONS DU LÉGISLATEUR LETTON
47.  Le 4 mai 1990, le Conseil suprême adopta la Déclaration sur le rétablissement de l’indépendance de la république de Lettonie et, le même jour, une deuxième Déclaration relative à l’adhésion de la république de Lettonie aux instruments internationaux en matière de droits de l’homme (« Par Latvijas Republikas pievienošanos starptautisko tiesību dokumentiem cilvēktiesību jautājumos »). L’« adhésion » proclamée par ladite déclaration signifiait l’acceptation unilatérale et solennelle des valeurs consacrées par les textes en question. Plus tard, la Lettonie signa et ratifia selon la procédure établie la plupart des textes conventionnels visés par la déclaration.
48.  Le 22 août 1996, le Parlement letton adopta la Déclaration sur l’occupation de la Lettonie. Aux termes de ce texte, l’annexion du territoire letton par l’URSS en 1940 s’analysait en une « occupation militaire » et en une « incorporation illégale ». Quant à la reprise de ce territoire à la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle fut qualifiée de « rétablissement du régime d’occupation ».
III.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
A.  Le code pénal soviétique de 1926
49.  Par un décret du 6 novembre 1940, le Conseil suprême de la RSS de Lettonie remplaça le code pénal letton de 1933 par le code pénal de la Russie soviétique, qui avait été adopté en 1926 et dont l’applicabilité fut ainsi étendue au territoire letton. Les dispositions pertinentes de ce texte, telles qu’elles furent en vigueur pendant la Seconde Guerre mondiale, étaient ainsi libellées :
Article 2
« Le présent code est applicable à tous les citoyens de la R.S.F.S.R. [République socialiste fédérative soviétique de Russie] ayant commis des actes socialement dangereux sur le territoire de la R.S.F.S.R., ainsi qu’en dehors du territoire de l’URSS s’ils sont interpellés sur le territoire de la R.S.F.S.R. »
Article 3
« La responsabilité des citoyens des autres républiques socialistes fédératives soviétiques est déterminée conformément aux lois de la R.S.F.S.R. lorsqu’ils ont commis des crimes sur le territoire de la R.S.F.S.R., ou bien en dehors du territoire de l’URSS – s’ils ont été interpellés et livrés au tribunal ou à l’organe d’instruction sur le territoire de la R.S.F.S.R.
Quant aux crimes commis sur le territoire de l’Union, la responsabilité des citoyens des républiques socialistes fédératives est déterminée selon les lois du lieu où le crime a été commis. »
Article 4
« La responsabilité des étrangers pour des crimes commis sur le territoire de l’URSS est déterminée selon les lois du lieu où le crime a été commis. »
Article 193-1
« Sont considérées comme crimes militaires (воинские преступления) les infractions commises par des militaires au service de l’Armée rouge des ouvriers et des paysans et de la Marine rouge des ouvriers et des paysans, par des personnes affectées aux équipes d’entretien et par des personnes appelées à servir dans les détachements territoriaux dans le cadre des conscriptions périodiques, [lorsque ces infractions] sont dirigées contre l’ordre établi du service militaire et que, eu égard à leur caractère et à leur signification, ces infractions ne peuvent pas être commises par les citoyens qui ne sont pas au service de l’armée ou de la marine. (...) »
Article 193-3
« L’inexécution, par un militaire, d’un ordre légitime de service, pendant le combat, – emporte des mesures de protection de la société sous la forme d’un emprisonnement de trois ans au minimum.
[S]i elle entraîne des conséquences néfastes pour les opérations de combat, – elle emporte la mesure capitale de protection de la société [à savoir la peine de mort].
Article 193-17
« Le maraudage (мародерство), à savoir le dépouillement, alors qu’il y a combat, de la population civile de biens lui appartenant, sous la menace d’une arme ou sous le prétexte que leur réquisition est nécessaire à des fins militaires, ainsi que le dépouillement des morts et des blessés de leurs effets personnels à des fins d’enrichissement, – emporte la mesure capitale de protection de la société, assortie de la confiscation de tous les biens.
En cas de circonstances atténuantes, – [la peine est ramenée à] un minimum de trois ans d’emprisonnement en isolement strict. »
Article 193-18
« Les violences illicites contre la population civile, infligées par des militaires en temps de guerre ou en cas de combat, – emportent des mesures de protection de la société sous la forme d’un emprisonnement en isolement strict de trois ans au minimum.
En présence de circonstances aggravantes, – la mesure capitale de protection de la société [est appliquée]. »
50.  L’article 14 du code fixait les délais de prescription, qui étaient de trois, cinq ou dix ans, selon la gravité de la peine. Toutefois, l’application de la prescription était laissée à l’entière discrétion du tribunal dans deux hypothèses : premièrement, lorsqu’il s’agissait de « crimes contre-révolutionnaires » et, deuxièmement, lorsque le prévenu était accusé de « lutte active contre la classe ouvrière et le mouvement révolutionnaire » en tant que haut responsable du régime tsariste ou pendant la Guerre civile russe (1917-1922). Dans la première hypothèse, à défaut d’application de la prescription, l’accusé ne pouvait pas être exécuté ; dans la seconde, l’application de la peine de mort restait elle aussi à la discrétion du tribunal.
B.  Le code pénal soviétique, puis letton, de 1961
51.  Le 6 janvier 1961, le Conseil suprême de la RSS de Lettonie adopta le nouveau code pénal (Kriminālkodekss). Entré en vigueur le 1er avril 1961, il remplaça le code de 1926. Ses articles pertinents se lisaient ainsi :
Article 72
(modifié par la loi du 15 janvier 1998)
« L’organisation de bandes armées dans le but d’attaquer des entreprises de l’Etat, des entreprises privées, des autorités, des organisations ou des particuliers, ainsi que la participation à de telles bandes ou aux attaques qu’elles effectuent sont punies d’une peine de trois à quinze ans d’emprisonnement (...), ou de la peine de mort (...). »
Article 226
« Sont considérées comme crimes militaires les infractions prévues par le présent code, commises par les membres du personnel militaire (...) et dirigées contre l’ordre établi du service militaire. (...) »
Article 256
(abrogé par la loi du 10 septembre 1991)
« Le maraudage, la destruction illicite de biens, les actes de violence à l’égard de la population d’une région en proie à des hostilités, ainsi que la saisie illicite de ses biens sous prétexte de nécessité militaire, sont punis d’une peine de trois à dix ans d’emprisonnement, ou de la peine de mort. »
52.  Aux termes de l’article 45 du même code, la prescription ne s’appliquait pas automatiquement aux crimes passibles de la peine de mort. Dans ce cas, son application relevait de la discrétion du tribunal.
53.  Après le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie, le code précité fut maintenu en vigueur avec de nombreux amendements. Le 10 septembre 1991, son article 256 fut aboli. Par une loi du 6 avril 1993, ce code fut modifié, et les articles suivants y furent insérés :
Article 6-1
« Les personnes ayant commis des crimes contre l’humanité, le crime de génocide, des crimes contre la paix ou des crimes de guerre peuvent être condamnées, quelle que soit l’époque à laquelle elles les ont été perpétrés. »
Article 45-1
« La prescription de la responsabilité pénale ne s’applique pas aux personnes ayant commis des crimes contre l’humanité, le crime de génocide, des crimes contre la paix ou des crimes de guerre. »
Article 68-3
« Les crimes de guerre définis par les actes normatifs conventionnels pertinents, à savoir la violation des lois et coutumes de la guerre par la voie de meurtres, d’actes de torture, de pillages visant la population civile d’un territoire occupé, des otages ou des prisonniers de guerre, la déportation de ces personnes ou leur affectation à des travaux forcés, ou par la voie d’une destruction injustifiée de villes et d’installations sont punis de la réclusion à perpétuité ou d’une peine de trois à quinze ans d’emprisonnement. »
C.  Le code pénal letton de 1998
54.  Depuis le 1er avril 1999, le nouveau code pénal (Krimināllikums), adopté en 1998 remplace le code de 1961. Les articles 6-1, 45-1 et 68-3 de l’ancien code furent en substance repris dans les articles 5 § 4, 57 et 74 du nouveau code. Cependant, la durée maximale de la peine d’emprisonnement fut portée à vingt ans. En outre, le nouveau texte comporte les articles suivants :
Article 34 § 1
« L’exécution d’un ordre ou d’une sommation à caractère criminel n’est excusable que dans les cas où celui qui y procède n’était pas conscient de la nature criminelle de l’ordre ou de la sommation, et où la nature criminelle n’était pas évidente. Toutefois, dans de tels cas, la responsabilité pénale est engagée lorsqu’il s’agit de crimes contre l’humanité et la paix, et de crimes de guerre et de génocide. »
Article 75
« Des actes de violence illicites contre la population d’une région en proie à des hostilités, ainsi que la saisie ou la destruction illicite et violente des biens de la population, sont punis d’une peine de trois à quinze ans d’emprisonnement. »
IV.  LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT
A.  Le droit antérieur à la Seconde Guerre mondiale : les Conventions de La Haye de 1899 et de 1907
55.  La première codification juridiquement contraignante des lois et coutumes de la guerre fut la Convention de La Haye du 29 juillet 1899 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, élaborée et ouverte à la signature lors de la première conférence internationale de la paix de La Haye. En annexe à cette Convention se trouve un règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre. Tant la Convention que le règlement entrèrent en vigueur le 28 juin 1907.
56.  Le 18 octobre 1907, lors de la deuxième conférence internationale de la paix, fut signée une deuxième convention qui porte le même titre et, tout comme le texte précédent, renferme un règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre. Les deux versions de la Convention et du règlement ne présentent que de très légères différences. Aux termes de l’article 4 de la seconde Convention – entrée en vigueur le 11 juillet 1910 – cette seconde Convention remplace celle de 1899 ; cependant, cette dernière « rest[ait] en vigueur dans les rapports entre les Puissances qui l’[avaient] signée et qui ne ratifieraient pas également la [nouvelle] Convention ». Tant l’Empire allemand que l’Empire russe ratifièrent cette nouvelle Convention le 27 novembre 1909. En revanche, la Lettonie ne le fit jamais.
57.  Les alinéas pertinents du préambule de la Convention de 1907 se lisent comme suit :
« (...) Estimant qu’il importe (...) de réviser les lois et coutumes générales de la guerre, soit dans le but de les définir avec plus de précision, soit afin d’y tracer certaines limites destinées à en restreindre autant que possible les rigueurs,
[Les Hautes Parties contractantes] ont jugé nécessaire de compléter et de préciser sur certains points l’œuvre de la Première Conférence de la Paix qui, s’inspirant, à la suite de la Conférence de Bruxelles de 1874, de ces idées recommandées par une sage et généreuse prévoyance, a adopté des dispositions ayant pour objet de définir et de régler les usages de la guerre sur terre.
Selon les vues des Hautes Parties contractantes, ces dispositions, dont la rédaction a été inspirée par le désir de diminuer les maux de la guerre, autant que les nécessités militaires le permettent, sont destinées à servir de règle générale de conduite aux belligérants, dans leurs rapports entre eux et avec les populations.
Il n’a pas été possible toutefois de concerter dès maintenant des stipulations s’étendant à toutes les circonstances qui se présentent dans la pratique ;
D’autre part, il ne pouvait entrer dans les intentions des Hautes Parties contractantes que les cas non prévus fussent, faute de stipulation écrite, laissés à l’appréciation arbitraire de ceux qui dirigent les armées.
En attendant qu’un code plus complet des lois de la guerre puisse être édicté, les Hautes Parties contractantes jugent opportun de constater que, dans les cas non compris dans les dispositions réglementaires adoptées par elles, les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique.
58.  L’article 2 de la Convention de 1907 énonce :
« Les dispositions contenues dans le Règlement visé à l’article 1er ainsi que dans la présente Convention ne sont applicables qu’entre les Puissances contractantes et seulement si les belligérants sont tous parties à la Convention. »
59.  Les articles pertinents du règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre – parfaitement identiques dans les deux versions – sont ainsi libellés :
Article 1er
« Les lois, les droits et les devoirs de la guerre ne s’appliquent pas seulement à l’armée, mais encore aux milices et aux corps de volontaires réunissant les conditions suivantes :
1o  d’avoir à leur tête une personne responsable pour ses subordonnés,
2o  d’avoir un signe distinctif fixe et reconnaissable à distance,
3o  de porter les armes ouvertement, et
4o  de se conformer dans leurs opérations aux lois et coutumes de la guerre.
Dans les pays où les milices ou des corps de volontaires constituent l’armée ou en font partie, ils sont compris sous la dénomination d’armée. »
Article 2
« La population d’un territoire non occupé qui, à l’approche de l’ennemi, prend spontanément les armes pour combattre les troupes d’invasion sans avoir eu le temps de s’organiser conformément à l’article premier, sera considérée comme belligérante si elle porte les armes ouvertement et si elle respecte les lois et coutumes de la guerre. »
Article 3
« Les forces armées des Parties belligérantes peuvent se composer de combattants et de non-combattants. (...) »
Article 22
« Les belligérants n’ont pas un droit illimité quant au choix des moyens de nuire à l’ennemi. »
Article 23, alinéa 1
« Outre les prohibitions établies par des conventions spéciales, il est notamment interdit :
b)  de tuer ou de blesser par trahison des individus appartenant à la nation ou à l’armée ennemie ;
g)  de détruire ou de saisir des propriétés ennemies, sauf les cas où ces destructions ou ces saisies seraient impérieusement commandées par les nécessités de la guerre ; (...). »
Article 24
« Les ruses de guerre et l’emploi des moyens nécessaires pour se procurer des renseignements sur l’ennemi et sur le terrain sont considérés comme licites. »
Article 25
« Il est interdit d’attaquer ou de bombarder, par quelque moyen que ce soit, des villes, villages, habitations ou bâtiments qui ne sont pas défendus. »
Article 28
« Il est interdit de livrer au pillage une ville ou localité même prise d’assaut. »
Article 42
« Un territoire est considéré comme occupé lorsqu’il se trouve placé de fait sous l’autorité de l’armée ennemie.
L’occupation ne s’étend qu’aux territoires où cette autorité est établie et en mesure de s’exercer. »
Article 46
« L’honneur et les droits de la famille, la vie des individus et la propriété privée, ainsi que les convictions religieuses et l’exercice des cultes, doivent être respectés.
La propriété privée ne peut pas être confisquée. »
Article 47
« Le pillage est formellement interdit. »
Article 50
« Aucune peine collective, pécuniaire ou autre, ne pourra être édictée contre les populations à raison de faits individuels dont elles ne pourraient être considérées comme solidairement responsables. »
B.  Les Tribunaux de Nuremberg et de Tokyo
1.  Le Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg, le jugement rendu par ce Tribunal, et les « Principes de Nuremberg »
60.  Les dispositions pertinentes du Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg, annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945, étaient ainsi libellées :
Article 6
« Le Tribunal établi par l’Accord [de Londres] pour le jugement et le châtiment des grands criminels de guerre des pays européens de l’Axe sera compétent pour juger et punir toutes personnes qui, agissant pour le compte des pays européens de l’Axe, auront commis, individuellement ou à titre de membres d’organisations, l’un quelconque des crimes suivants :
Les actes suivants, ou l’un quelconque d’entre eux, sont des crimes soumis à la juridiction du Tribunal et entraînent une responsabilité individuelle :
b)  Les crimes de guerre : c’est-à-dire les violations des lois et coutumes de la guerre. Ces violations comprennent, sans y être limitées, l’assassinat, les mauvais traitements ou la déportation pour des travaux forcés, ou pour tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés, l’assassinat ou les mauvais traitements des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, l’exécution des otages, le pillage des biens publics ou privés, la destruction sans motif des villes et des villages ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires ;
Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan. »
Article 8
« Le fait que l’accusé a agi conformément aux instructions de son gouvernement ou d’un supérieur hiérarchique ne le dégagera pas de sa responsabilité, mais pourra être considéré comme un motif de diminution de la peine, si le Tribunal décide que la justice l’exige. »
61.  Les motifs pertinents du jugement du Tribunal de Nuremberg, rendu le 1er octobre 1946, se lisaient comme suit :
« (...) Le Statut lie le Tribunal quant à la définition des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Mais, dès avant le Statut, les crimes de guerre énumérés par l’article 6 b) tenaient du droit international leur qualification de crimes de guerre. Ils étaient prévus par les articles 46, 50, 52 et 56 de la Convention de La Haye de 1907 (...). Il n’est pas douteux que la violation de ces textes constitue un crime, entraînant un châtiment.
On a prétendu écarter, en l’occurrence, la Convention de La Haye. On s’est prévalu, à cet effet, de la clause de « Participation générale » (article 2) qui figure dans la Convention de 1907 (...).
Or plusieurs des nations qui participèrent à la dernière guerre n’avaient pas signé la Convention.
Le Tribunal juge inutile de trancher cette question. Les règles de la guerre terrestre contenues dans la Convention réalisaient certes un progrès du droit international. Mais il résulte de ses termes mêmes, que ce fut une tentative « pour réviser les lois générales et les coutumes de la guerre », dont l’existence était ainsi reconnue. En 1939, ces règles, contenues dans la Convention, étaient admises par tous les Etats civilisés et regardées par eux comme l’expression, codifiée, des lois et coutumes de la guerre auxquelles l’article 6 b) du Statut se réfère.
On a également prétendu que, dans la plupart des pays occupés par lui pendant la guerre, le Reich allemand échappait aux règles de la guerre terrestre. Il avait assumé la direction complète de ces pays, et se les était incorporés. Il pouvait les traiter comme faisant partie de l’Allemagne. Il n’y a pas lieu d’examiner si cette thèse relative au pouvoir né de l’occupation militaire s’applique même quand celle-ci est le résultat d’une guerre d’agression. Il suffit de rappeler que les effets de l’occupation sont exclus tant qu’une armée se bat pour la défense du territoire. Ainsi, la doctrine alléguée est inapplicable aux territoires occupés après le 1er septembre 1939. Quant aux crimes de guerre commis en Bohême et Moravie, il suffit de répondre à l’argument proposé que ces territoires ne furent jamais annexés au Reich, mais qu’ils furent soumis à un simple protectorat.
62.  En vertu du point a) de sa résolution no 177 (II), l’Assemblée générale des Nations unies chargea la Commission du Droit international de « formuler les principes de droit international reconnus par le Statut de la Cour de Nuremberg et dans l’arrêt de cette Cour ». Lors de sa deuxième session, en juin et en juillet 1950, la Commission formula sept principes fondamentaux constituant des principes de base de droit international. Le principe no 2 énonce « [l]e fait que le droit interne ne punit pas un acte qui constitue un crime de droit international ne dégage pas la responsabilité en droit international de celui qui l’a commis ».
2.  Le Statut du Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient et le jugement de ce Tribunal
63.  Le Statut du Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient (Tribunal de Tokyo) fut approuvé par une déclaration unilatérale du commandant suprême des Forces alliées, le général Douglas MacArthur, le 19 janvier 1946. Le passage pertinent de l’article 5 de ce texte disposait (traduction non officielle) :
« Le Tribunal a le pouvoir de juger et de punir les criminels de guerre de l’Extrême-Orient qui, individuellement ou à titre de membres d’organisations, sont accusés d’avoir commis des infractions, y compris des crimes contre la paix.
Les actes suivants, ou l’un quelconque d’entre eux, sont des crimes soumis à la juridiction du Tribunal et entraînent une responsabilité individuelle :
b)  Les crimes de guerre conventionnels : c’est-à-dire les violations des lois et coutumes de la guerre ;
Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toute personne en exécution de ce plan. »
64.  Le motif pertinent du jugement du Tribunal de Tokyo, rendu le 12 novembre 1948, était ainsi libellé (traduction non officielle) :
« (...) L’effectivité de certaines conventions signées à La Haye le 18 octobre 1907, en tant qu’obligations conventionnelles directes, a été considérablement affaiblie par l’incorporation, dans leurs textes, d’une disposition dite « clause de participation générale », selon laquelle la convention ne serait obligatoire que si tous les belligérants y sont parties. Au sens strict du terme, l’effet de cette clause est de priver certaines des conventions de leur force obligatoire en tant qu’obligation conventionnelle directe – soit depuis le début d’une guerre, soit au cours de celle-ci – dès qu’une Puissance non signataire, aussi insignifiante soit-elle, adhère aux rangs des belligérants. Bien que l’obligation d’observer les dispositions de la convention comme un traité contraignant puisse être écartée par l’effet de la « clause de participation générale » ou par un autre moyen, la convention reste une bonne démonstration du droit coutumier des nations que le Tribunal devra prendre en considération ensemble avec tous les autres éléments de preuve accessibles afin de déterminer le droit coutumier à appliquer dans chaque situation concrète. (...) »
C.  Le droit conventionnel postérieur à la Seconde Guerre mondiale
1.  La Convention de Genève de 1949 et son Protocole additionnel
65.  La Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre du 12 août 1949, entrée en vigueur le 21 octobre 1950, et le Protocole additionnel aux Conventions de Genève relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), adopté le 8 juin 1977 et entré en vigueur le 7 décembre 1978, codifient de manière plus détaillée les règles du droit international humanitaire. A certaines dispositions générales identiques en substance à celles de la Convention de La Haye (interdiction formelle du pillage, de la destruction non justifiée des biens civils et des peines collectives ; protection de la propriété privée et des droits fondamentaux, etc.) s’ajoutent certaines règles plus précises (interdiction de la torture, des supplices et des expériences médicales non justifiées par des motifs thérapeutiques ; respect particulier dû aux femmes enceintes ; interdiction de condamner les personnes protégées sans un jugement préalable rendu à la suite d’une procédure présentant un minimum de garanties d’équité, etc.).
66.  L’article 5 de la Convention du 12 août 1949 est ainsi libellé :
« Si, sur le territoire d’une Partie au conflit, celle-ci a de sérieuses raisons de considérer qu’une personne protégée par la présente Convention fait individuellement l’objet d’une suspicion légitime de se livrer à une activité préjudiciable à la sécurité de l’Etat ou s’il est établi qu’elle se livre en fait à cette activité, ladite personne ne pourra se prévaloir des droits et privilèges conférés par la présente Convention qui, s’ils étaient exercés en sa faveur, pourraient porter préjudice à la sécurité de l’Etat.
Si, dans un territoire occupé, une personne protégée par la Convention est appréhendée en tant qu’espion ou saboteur ou parce qu’elle fait individuellement l’objet d’une suspicion légitime de se livrer à une activité préjudiciable à la sécurité de la Puissance occupante, ladite personne pourra, dans les cas où la sécurité militaire l’exige absolument, être privée des droits de communication prévus par la présente Convention.
Dans chacun de ces cas, les personnes visées par les alinéas précédents seront toutefois traitées avec humanité et, en cas de poursuites, ne seront pas privées de leur droit à un procès équitable et régulier tel qu’il est prévu par la présente Convention. Elles recouvreront également le bénéfice de tous les droits et privilèges d’une personne protégée, au sens de la présente Convention, à la date la plus proche possible eu égard à la sécurité de l’Etat ou de la Puissance occupante, suivant le cas. »
67.  Quant au Protocole I du 8 juin 1977, il dispose en son article 50 :
« 1.  Est considérée comme civile toute personne n’appartenant pas à l’une des catégories [de combattants]. En cas de doute, ladite personne sera considérée comme civile.
2.  La population civile comprend toutes les personnes civiles.
3.  La présence au sein de la population civile de personnes isolées ne répondant pas à la définition de personne civile ne prive pas cette population de sa qualité. »
68.  Par une décision du 20 novembre 1991, le Conseil suprême de Lettonie ratifia l’adhésion de l’Etat à plusieurs conventions de Genève et leurs protocoles additionnels, y compris la Convention relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre du 12 août 1949 et le Protocole additionnel relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux du 8 juin 1977. Cette ratification devint effective le 24 juin 1992.
2.  La Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité de 1968
69.  Les dispositions pertinentes de la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 26 novembre 1968 et entrée en vigueur le 11 novembre 1970, se lisent comme suit :
Article 1er
« Les crimes suivants sont imprescriptibles, quelle que soit la date à laquelle ils ont été commis :
a)  Les crimes de guerre, tels qu’ils sont définis dans le Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945 et confirmés par les résolutions 3(I) et 95(I) de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies, en date des 13 février 1946 et 11 décembre 1946, notamment les « infractions graves » énumérées dans les Conventions de Genève du 12 août 1949 pour la protection des victimes de la guerre;
Article 2
« Si l’un quelconque des crimes mentionnés à l’article premier est commis, les dispositions de la présente Convention s’appliqueront aux représentants de l’autorité de l’Etat et aux particuliers qui y participeraient en tant qu’auteurs ou en tant que complices, ou qui se rendraient coupables d’incitation directe à la perpétration de l’un quelconque de ces crimes, ou qui participeraient à une entente en vue de le commettre, quel que soit son degré d’exécution, ainsi qu’aux représentants de l’autorité de l’Etat qui toléreraient sa perpétration. »
Article 4
« Les Etats parties à la présente Convention s’engagent à prendre, conformément à leurs procédures constitutionnelles, toutes mesures législatives ou autres qui seraient nécessaires pour assurer l’imprescriptibilité des crimes visés aux articles premier et 2 de la présente Convention, tant en ce qui concerne les poursuites qu’en ce qui concerne la peine; là où une prescription existerait en la matière, en vertu de la loi ou autrement, elle sera abolie. »
70.  La convention précitée entra en vigueur en Lettonie le 13 juillet 1992.
V.  LA PRATIQUE NATIONALE : LES PROCES DE KRASNODAR ET DE KHARKOV
71.  En guerre avec l’Allemagne nazie depuis le 22 juin 1941, l’Union soviétique persuada aussitôt ses alliés occidentaux de la nécessité de poursuivre les criminels de guerre devant les juridictions nationales. Par un décret du 2 novembre 1942, le Présidium du Conseil suprême de l’URSS créa la « Commission extraordinaire de l’Etat pour l’établissement et l’instruction des crimes des envahisseurs germano-fascistes et de leurs complices et du préjudice causé par eux aux citoyens, aux kolkhozes, aux associations, aux entreprises de l’Etat et aux institutions de l’URSS » (Чрезвычайная Государственная Комиссия по установлению и расследованию злодеяний немецко-фашистских захватчиков и их сообщников и причиненного ими ущерба гражданам, колхозам и общественным организациям, государственным предприятиям и учреждениям СССР). Les renseignements recueillis par cette commission furent utilisés pour juger les personnes accusées de crimes de guerre : d’abord les citoyens soviétiques ayant collaboré avec les Allemands, puis – après obtention de l’aval des Alliés – les Allemands eux-mêmes.
72.  Pour ce qui était du droit pénal matériel applicable aux crimes susvisés, le 19 avril 1943, le Présidium du Conseil suprême adopta le décret relatif aux peines applicables aux malfaiteurs germano-fascistes coupables de meurtres et de sévices infligés à la population civile soviétique et aux membres de l’Armée rouge ayant été faits prisonniers, ainsi qu’aux espions, aux citoyens soviétiques traîtres à la Patrie et à leurs complices (Указ « О мерах наказания для немецко-фашистских злодеев, виновных в убийствах и истязаниях советского гражданского населения и пленных красноармейцев, для шпионов и изменников Родины из числа советских граждан и их пособников »). Ce texte prévoyait la mort par pendaison pour les coupables et une peine de travaux forcés pour les complices.
73.  Le premier procès où le décret du 19 avril 1943 fut appliqué et les renseignements recueillis par la Commission extraordinaire furent utilisés se tint à Krasnodar du 14 au 16 juillet 1943. Bien que les dossiers rassemblés par la Commission fissent état des crimes commis par les représentants du pouvoir d’occupation nazi (exécution sommaire de dizaines de milliers de civils, y compris des enfants, des personnes âgées, des femmes et des prisonniers de guerre), seuls onze citoyens soviétiques – collaborateurs et assistants des Allemands – furent inculpés et comparurent devant le tribunal. Huit d’entre eux furent condamnés à la peine de mort pour meurtre et haute trahison. Quant aux trois autres, ils furent condamnés aux travaux forcés pour une durée allant jusqu’à vingt ans.
74.  Les premiers criminels de guerre allemands furent jugés à Kharkov (aujourd’hui Kharkiv, Ukraine), du 15 au 18 décembre 1943. Ils étaient accusés d’une série de crimes : gazage, dans des fourgons spéciaux, de milliers d’habitants de Kharkov et de sa région, mauvais traitements et tortures infligés tant aux prisonniers de guerre qu’aux civils, destruction de villages, exécution – parfois en les brûlant vifs – de femmes, de personnes âgées, d’enfants, de blessés et de prisonniers de guerre.
75.  Dans son réquisitoire, le procureur se référa aux dispositions universellement reconnues du droit international, et notamment à la Convention de La Haye de 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre. Il insista particulièrement sur le fait que les deux conventions avaient été signées par l’Allemagne qui était donc liée par leurs dispositions. Après avoir reconnu leur culpabilité et celle de leurs supérieurs hiérarchiques, les trois Allemands inculpés furent condamnés à la pendaison. Cette peine fut exécutée le lendemain de leur condamnation, le 19 décembre 1943.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION
76.  Le requérant se prétend victime d’une application rétroactive d’une loi pénale. Il dénonce une violation de l’article 7 § 1 de la Convention. Il soutient en particulier que les actions qui lui sont reprochées ne constituaient pas, au moment où elles avaient été commises, des infractions d’après le droit interne ou international. Quant à l’exception prévue par le second paragraphe de l’article 7, il estime qu’elle ne saurait être retenue en l’espèce, les faits incriminés n’entrant manifestement pas dans son champ d’application. L’article 7 de la Convention dispose :
« 1.  Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.
2.  Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »
A.  Thèses des comparants
1.  Le Gouvernement
77.  Le Gouvernement rappelle d’emblée que la Cour ne constitue pas une juridiction de quatrième instance par rapport aux tribunaux internes, et qu’il ne lui appartient pas – sauf en cas d’arbitraire évident – de mettre en cause les faits établis par ces tribunaux. Pour lui, il y a donc lieu de s’en tenir à la description des événements du 27 mai 1944 telle qu’elle figure dans les décisions des juridictions lettonnes. Le Gouvernement soutient qu’il en est de même des questions de droit : puisque la Cour a pour seule tâche d’interpréter et d’appliquer la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et ses Protocoles, elle n’est pas compétente pour se prononcer sur l’interprétation d’une loi nationale ou d’un traité international, telle la Convention de La Haye de 1907. Par conséquent, selon le Gouvernement, la Cour doit accepter les conclusions juridiques formulées par les juridictions lettonnes en l’espèce, notamment en ce qui concerne la qualification de « combattants » ou de « civils » donnée à certaines personnes.
78.  En particulier, le Gouvernement ne nie pas catégoriquement l’assertion du requérant selon laquelle les neuf villageois de Mazie Bati tués le 27 mai 1944 avaient précédemment livré aux Allemands le groupe de partisans rouges du major Tchougounov. Toutefois, à supposer même qu’il en fût ainsi, le fait d’avoir alerté les responsables de la Wehrmacht ne leur ôterait pas le statut de « civils », d’autant qu’aucun d’entre eux n’aurait participé au massacre des partisans cachés dans la grange. Le Gouvernement insiste sur le fait que, si les hommes de Mazie Bati avaient effectivement reçu des armes et des munitions après la mort du groupe de Tchougounov, ces armes ne leur avaient servi qu’à se défendre, et ils ne les avaient pas porté ostensiblement. Enfin, le Gouvernement souligne que les villageois n’avaient organisé aucune résistance au requérant et à son commando, bien qu’ils fussent suffisamment armés et eussent le temps d’organiser leur défense. Dès lors, les neuf personnes tuées par le requérant étaient bel et bien des « civils ».
79.  De même, le Gouvernement conteste l’affirmation du requérant selon laquelle l’incursion punitive du 27 mai 1944 avait été ordonnée par un tribunal militaire ad hoc organisé par les partisans rouges. Il cite les témoignages, parfois contradictoires, portés devant les juridictions du fond, dont il ressort soit qu’un tel organe était inexistant, soit qu’il existait, mais qu’il n’était en revanche pas opérationnel. En toute hypothèse, pour le Gouvernement, à supposer même qu’il y ait eu un jugement contre les villageois de Mazie Bati, il était manifestement illégal, car rendu en l’absence des accusés et en violation des droits les plus fondamentaux de la défense.
80.  Quant au fond du grief tiré de l’article 7 de la Convention, le Gouvernement divise son raisonnement en six questions consécutives auxquelles il répond pour démontrer que cette disposition n’a pas été violée en l’espèce.
81.  La première question est la suivante : existait-il, à la date du 27 mai 1944, une définition de la notion de crime de guerre au plan international, et le comportement du requérant correspondait-il à cette définition ? Pour y répondre, le Gouvernement rappelle d’abord l’histoire de cette notion depuis la guerre de Sécession américaine, en passant par la Première Guerre mondiale et le Traité de Versailles de 1919. A cet égard, il souligne qu’avant le procès de Nuremberg il fallait observer une distinction entre une « violation des lois et coutumes de la guerre » et un « crime de guerre ». En effet, si le droit international définissait depuis longtemps les lois et les coutumes susmentionnées et donc leurs violations, il ne prévoyait en revanche pas de sanctions à l’égard des particuliers les ayant violées. Le jus in bello de l’époque consacrait uniquement le droit des Etats de juger et de châtier leurs ressortissants ou d’autres personnes pour des violations des lois et coutumes de la guerre commis sur leur territoire. Quant au type exact de la responsabilité (civile, pénale, disciplinaire, etc.) et de la procédure à suivre (délais de prescription, garanties procédurales, autorités compétentes, etc.), ces questions relevaient encore de la compétence exclusive des Etats. C’est exactement cette logique qui a inspiré la Convention de La Haye de 1907, invoquée par les tribunaux lettons en l’espèce. Bien qu’il y eût depuis longtemps une nette tendance à la pénalisation des violations litigieuses, ce ne fut qu’après les atrocités de la Seconde Guerre mondiale que ce domaine évolua. Les nouveaux textes conventionnels – à savoir les Conventions de Genève de 1949, leurs Protocoles additionnels et la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité de 1968 – réduisirent la marge de manœuvre des Etats en leur imposant une obligation de pénaliser les violations les plus graves des lois et coutumes de la guerre, de les rendre imprescriptibles, de les instruire et de juger non seulement leurs auteurs présumés, mais également les complices de ceux-ci.
82.  En l’occurrence, le Gouvernement renvoie aux jugements des Tribunaux de Nuremberg et de Tokyo, dont il ressort qu’au début de la Seconde Guerre mondiale, le contenu des dispositions matérielles de la Convention de La Haye de 1907 avait été accepté dans sa totalité par la communauté internationale, et ce indépendamment de l’adhésion formelle de l’un ou de l’autre Etat à cet instrument. En d’autres termes, en 1939, le contenu de cette convention faisait déjà partie du droit international général et universel. Les actes commis par le requérant le 27 mai 1944 s’analysaient très clairement en une grave violation des lois et coutumes exposées dans la Convention de la Haye. Quant à la question de savoir si c’étaient également des crimes de guerre, elle était alors peu importante, le droit international de l’époque laissant aux Etats la liberté de définir les actes de ce type et la responsabilité juridique qu’ils entraînaient. En tout état de cause, le droit interne applicable en 1944 les qualifiait effectivement de crimes. Enfin, à l’époque où le requérant fut accusé, jugé et condamné (de 1998 à 2004), les dispositions pertinentes du droit international qualifiaient déjà ses actes d’indubitablement criminels, les déclaraient imprescriptibles et imposaient aux Etats, y compris la Lettonie, l’obligation claire et précise de les réprimer et de les punir.
83.  La seconde question que pose le Gouvernement est celle de savoir si le comportement du requérant était criminel selon le droit interne applicable sur le territoire letton à l’époque des faits. Le Gouvernement y répond par l’affirmative. Selon lui, le comportement de M. Kononov constituait un « crime militaire » réprimé par l’article 193-18 du code pénal soviétique de 1926 et passible de la peine de mort. Le code susmentionné était en vigueur sur le territoire letton en vertu du décret du 6 novembre 1940 ; il était donc applicable au requérant tant ratione loci que ratione personae (en sa qualité de combattant de l’armée soviétique). L’article 193-18 précité était au demeurant suffisamment clair et précis pour que le requérant pût comprendre et mesurer les conséquences de ses actes.
84.  Par ailleurs, le Gouvernement insiste sur le fait que la criminalisation des actes litigieux fut maintenue après la guerre, et qu’elle fut reprise par l’article 256 du code pénal soviétique de 1961. Le requérant ne pouvait donc à aucun moment considérer que le législateur avait décidé de les dépénaliser. Certes, cette continuité fut passagèrement rompue par la loi du 10 septembre 1991 abrogeant l’article 256 précité, de sorte que les crimes de guerre ne furent pas réprimés formellement pendant un certain temps. Toutefois, peu après, le 6 avril 1993, le législateur inséra dans le code un nouveau chapitre concernant les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, et les actes litigieux furent de nouveau définis et réprimés. D’après le Gouvernement, cette rupture ne signifiait nullement que l’Etat letton eût abandonné sa volonté de poursuivre les personnes coupables, d’autant qu’il y était obligé par les conventions internationales.
85.  Enfin, le Gouvernement fait remarquer que cette continuité existait non seulement en ce qui concerne la qualification juridique des actes en cause, mais aussi en ce qui concerne leur imprescriptibilité. En effet, le code de 1926 prévoyait déjà des exceptions à la règle de prescription, et celui de 1961 les étendit à tous les crimes passibles de la peine capitale – y compris donc le crime perpétré par le requérant. De plus, de 1940 à 1991, pendant l’annexion soviétique, les autorités légitimes de l’Etat letton furent objectivement empêchées d’exercer leurs pouvoirs souverains sur le territoire national. Elles ne pouvaient donc ni engager des poursuites pénales contre le requérant, ni lui appliquer une règle de prescription. En revanche, dès le rétablissement de son indépendance, la Lettonie commença à poursuivre et à châtier les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité.
86.  La troisième question, selon le Gouvernement, est celle de savoir si les actes commis par le requérant le 27 mai 1944 étaient « criminels d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées ». Là encore, le Gouvernement rappelle que les dispositions fondamentales du jus in bello, telles qu’elles étaient codifiées par la Convention de La Haye de 1907, étaient devenues partie intégrante du droit international coutumier avant 1939. Par conséquent, c’est plutôt le premier paragraphe de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme qui entre en jeu en l’espèce, et non le second. Toutefois, pour le cas où la Cour ne suivrait pas cette voie, le Gouvernement fait valoir que la condamnation du requérant tombe sous le coup de l’exception prévue à l’article 7 § 2.
87.  La quatrième question est la suivante : le 27 mai 1944, le requérant aurait-il dû être conscient du caractère objectivement criminel de son comportement ? Le Gouvernement y répond par l’affirmative. En premier lieu, à la lumière du critère de « l’individu moyen », tout individu doit comprendre que le fait de martyriser et d’abattre des personnes ne portant pas d’armes – un père et une mère d’enfants en bas âge et une femme âgée – et de brûler vive une femme enceinte, sont des actes criminels car contraires aux principes les plus fondamentaux de l’humanité. En deuxième lieu, en sa qualité de commandant de peloton, le requérant aurait dû comprendre qu’il était responsable du comportement de ses hommes, qu’il lui appartenait de les surveiller et, le cas échéant, de les punir pour leurs exactions.
88.  Enfin, et en troisième lieu, le Gouvernement évoque les mesures prises par les autorités soviétiques dès le début des hostilités pour juger et châtier, à titre individuel, les criminels de guerre allemands, et surtout le procès de Kharkov qui s’était déroulé environ six mois avant les faits reprochés au requérant (paragraphes 71-75 ci-dessus). Toutes ces mesures furent largement médiatisées tant en URSS qu’à l’étranger, y compris par le bulletin officiel de l’Armée rouge. Le requérant ne pouvait donc pas ignorer qu’il se livrait à des exactions de même nature que celles pour lesquelles un certain nombre d’Allemands avaient déjà été jugés et condamnés.
89.  Pour ce qui est de l’argument du requérant selon lequel il ne pouvait pas prévoir qu’un jour, par un retournement de situation, il serait amené à rendre des comptes sur le plan pénal, le Gouvernement fait valoir que cette thèse se trouve réfutée par la Cour dans l’affaire Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne ([GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, §§ 79-83 et 88-89, CEDH 2001-II). En tout état de cause, l’espoir ou la certitude de l’intéressé de rester impuni pour des raisons politiques ne constitue pas une justification suffisante pour ne pas le condamner. Se référant à cet égard au juriste théoricien allemand Rudolf von Ihering, le Gouvernement souligne que l’état de droit repose sur la signification formelle des libellés juridiques. Si l’on veut préserver l’état de droit, cette signification objective doit demeurer indépendante et strictement séparée, en dernière analyse, de toute interprétation subjective et arbitraire, quelque généralisée que semblable interprétation puisse être dans le contexte d’une « pratique étatique » donnée. Cela est encore plus vrai si cette interprétation arbitraire régnante du « droit en (in)action » contredisant le droit écrit est le résultat d’une collusion entre les branches exécutives, législatives et judiciaires de l’Etat. Maintenir la séparation du droit objectif et du droit subjectif est la seule façon de garantir que nul ne se trouve au-dessus des lois.
90.  La cinquième question que pose le Gouvernement est celle de savoir s’il est possible, dans le domaine des crimes de guerre, d’engager la responsabilité d’un individu sans pour autant établir celle de son Etat. Là encore, le Gouvernement répond par l’affirmative. D’après lui, la responsabilité de l’Etat et celle de l’individu ne s’excluent pas, mais ne sont pas pour autant interdépendantes, puisqu’elles poursuivent deux objectifs différents : la première sert à réparer les torts et à réconcilier les nations, alors que la deuxième a pour but d’assurer la légalité et d’éviter l’impunité. Le Gouvernement rappelle que c’est justement le principe de la responsabilité individuelle – et non étatique – qui a servi de fondement à l’établissement des tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda et de la Cour pénale internationale.
91.  Enfin, la sixième et dernière question formulée par le Gouvernement est ainsi libellée : la Lettonie avait-elle le droit de juger le requérant pour des violations des lois et coutumes de guerre ? A cet égard, le Gouvernement cite l’arrêt rendu par la Cour permanente de Justice internationale du 7 septembre 1927 dans l’affaire du « Lotus » (Recueil de la CPJI, série A, no 10), dont il ressort que, dans un cas pareil, il ne faut pas se demander si l’Etat est autorisé à exercer sa juridiction pénale, mais plutôt s’il existe des obstacles l’empêchant de le faire. Or, rien n’empêche la Lettonie de poursuivre et de juger son propre ressortissant pour une infraction commise sur son propre territoire. Qui plus est, l’Etat letton avait non seulement un droit mais une obligation – tant juridique que morale – de juger les auteurs de crimes de guerre commis contre ses ressortissants.
92.  Par ailleurs, le Gouvernement insiste sur l’importance de tels procès pour le rétablissement de la démocratie, l’établissement de la vérité historique et la garantie de la justice aux victimes des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre. Il évoque à cet égard les conclusions de la Cour dans l’affaire Kolk et Kislyiy c. Estonie (déc., nos 23052/04 et 24018/04, CEDH 2006-...). D’après le Gouvernement, malgré tous les problèmes pratiques auxquels sont confrontées les autorités lettonnes, ces procès sont très importants en ce qu’ils permettent de pallier aux insuffisances du procès de Nuremberg. En effet, celui-ci a été, dans une large mesure, un exemple de justice des vainqueurs : il a certes châtié les crimes perpétrés par les nazis, mais les actes criminels notoires commis du côté des Alliés sont restés impunis.
93.  Eu égard à ce qui précède, le Gouvernement estime que les actes perpétrés par le requérant le 27 mai 1944 constituaient « une infraction d’après le droit national [et] international », au sens de l’article 7 § 1 de la Convention, et que, en tout état de cause, ces actes « étai[en]t criminel[s] d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées », au sens de l’article 7 § 2. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 7 en l’espèce.
2.  Le requérant
94.  Le requérant combat les arguments du Gouvernement. Il soutient d’emblée que la qualification de ses actes par les juridictions lettonnes se fondait sur la supposition erronée que la Lettonie était alors illégalement occupée par l’URSS et que lui-même représentait les forces d’occupation. D’après lui, le territoire letton faisait légitimement partie de l’Union soviétique depuis 1940, et les habitants de ce territoire – y compris lui-même et les villageois de Mazie Bati – étaient dès lors devenus citoyens de l’URSS. En revanche, en 1941, la Lettonie fut effectivement occupée par l’Allemagne nazie, et le requérant, en tant que citoyen soviétique, n’aurait fait que lutter contre l’occupant de son pays sur son propre sol. Même d’un point de vue subjectif, il aurait agi comme défenseur de sa patrie et non comme envahisseur. Au demeurant, il n’y aurait eu à cette époque aucune armée lettonne séparée qui luttait contre l’Union soviétique. Le requérant combat donc la thèse de la « double occupation » retenue par les autorités lettonnes. Dans les observations qu’il a déposées après la recevabilité de la requête, il précise que, à ses yeux, ces questions ne sont pas vraiment pertinentes en l’occurrence.
95.  Le requérant est convaincu que sa condamnation est contraire aux exigences de l’article 7 de la Convention en ce qu’elle ne correspondrait à aucune des trois exceptions prévues par cet article : en effet, son comportement à l’égard des villageois de Mazie Bati n’aurait pas constitué une infraction d’après le droit international de l’époque, il ne l’aurait pas non plus été au regard du droit national, et il n’aurait pas été et ne serait pas « crimine[l] d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées ».
96.  A cet égard, le requérant soutient que les dispositions du droit international invoquées par le Gouvernement ne sont pas applicables dans son affaire. S’agissant tout d’abord du statut de « combattant », tel qu’il est compris en droit international, il reconnaît que lui-même et les hommes de son peloton correspondaient à ce statut. Toutefois, à la différence du Gouvernement, il considère que les neuf villageois de Mazie Bati tués le 27 mai 1944 étaient eux aussi des « combattants », et non des « civils ». En effet, il ressortirait du jugement du tribunal régional de Latgale du 3 octobre 2003 que ces neuf personnes avaient effectivement collaboré avec l’administration militaire allemande, et qu’elles avaient soutenu le régime d’occupation nazie qui leur avait fourni des armes et des munitions (paragraphes 41-42 ci-dessus). Il n’aurait pu en être autrement, car, pour une personne civile ordinaire habitant alors un territoire occupé par l’Allemagne nazie, la détention d’une arme à feu aurait été passible de mort immédiate. En tout état de cause, la collaboration des villageois avec les nazis aurait privé les premiers de leur statut de « civils » et donc de leur immunité. Armés, les hommes de Mazie Bati auraient présenté un danger certain pour les partisans rouges, et leur nombre se serait apparenté à la taille d’une section ou d’un petit peloton de l’armée régulière.
97.  Le requérant reconnaît qu’en 1944 le règlement annexé à la Convention de La Haye de 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre faisait partie du droit international universellement accepté par la communauté internationale. Toutefois, ce texte parlerait de « l’ennemi », de « la nation ou (...) l’armée ennemie », etc. ; or, les villageois de Mazie Bati, de même nationalité soviétique que le requérant et ses camarades, n’auraient pas été leurs « ennemis ». En d’autres termes, ni le règlement précité, ni par ailleurs le Statut du Tribunal de Nuremberg ne viseraient les actions des membres d’un corps armé contre leurs concitoyens. En outre, l’article 6 du Statut du Tribunal de Nuremberg aurait restreint son application aux seuls criminels de guerre « des pays européens de l’Axe » ayant maltraité « des populations civiles dans les territoires occupés », ce qui ne correspondrait évidemment pas à la situation du requérant. S’agissant enfin de la Convention de Genève de 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, elle ne pourrait pas être appliquée rétroactivement ; cependant, à supposer même le contraire, il y aurait lieu de parvenir aux mêmes conclusions qu’au regard de la Convention de La Haye. En résumé, le requérant s’estime victime de l’application d’une disposition pénale par analogie, ce qui serait inacceptable.
98.  En deuxième lieu, contrairement au Gouvernement, le requérant soutient que ses actes ne constituaient pas une infraction d’après le droit interne applicable en 1944. En effet, il précise que le code pénal de la Russie soviétique de 1926 – qui était alors en vigueur – était absolument muet sur les crimes de guerre ; son article 193-18, invoqué par le Gouvernement, réprimait en réalité un « crime militaire » (воинское преступление en russe) et faisait partie d’un chapitre ainsi intitulé. Le requérant insiste sur la différence entre les crimes de guerre et les « crimes militaires » : ces derniers auraient constitué de simples violations de l’ordre établi du service militaire et ils auraient été soumis à la prescription. Par ailleurs, le 27 mai 1944, le requérant n’aurait fait qu’exécuter les ordres de son commandement ; s’il n’avait pas obtempéré, il aurait risqué d’être lui-même condamné à mort pour insubordination. Il fait encore remarquer que, si lui-même n’encourait aucune peine d’après le code de 1926, les neuf villageois tués à Mazie Bati avaient, quant à eux, commis le crime de haute trahison contre leur Etat (l’URSS).
99.  Selon le requérant, le fait qu’après la guerre il n’a pas été poursuivi pénalement, mais, au contraire, a été décoré de l’ordre de Lénine, la plus haute distinction soviétique, pour les faits reprochés démontre qu’il n’avait commis aucune infraction réprimée par le droit pénal interne de l’époque.
100.  En troisième lieu, le requérant soutient que son comportement, le 27 mai 1944, n’était pas « criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées ». A cet égard, il rappelle qu’il luttait contre l’occupant nazi dans les forces armées d’un Etat faisant partie de la coalition antihitlérienne, et que ses victimes n’étaient pas des civils, mais des combattants armés par l’ennemi. D’après lui, « on ne peut pas raisonnablement mettre en doute le juste droit des partisans, agissant à l’arrière-front d’un ennemi d’une cruauté féroce qui ne respectait aucune des lois et coutumes de la guerre, de punir par la mort les complices armés par les nazis ». Par ailleurs, le requérant insiste sur le fait que lui et ses hommes n’ont jamais pillé Mazie Bati ; quant à la saisie des armes et des munitions fournies aux villageois par les Allemands, il se serait agi d’un butin de guerre légitime.
101.  De manière générale, le requérant estime avoir été victime de changements historico-politiques indépendants de sa volonté. En premier lieu, et contrairement à ce que soutient le Gouvernement, il souligne qu’à l’époque des faits il ne pouvait nullement prévoir qu’il pourrait un jour être inquiété pour ses actes. Il reconnaît avoir été au courant des condamnations prononcées contre des criminels de guerre allemands. Toutefois, jamais il n’aurait pu imaginer qu’il serait lui-même aussi condamné parce qu’il avait combattu l’armée allemande. En deuxième lieu, en 1944, il aurait cru, sincèrement et de bonne foi, que l’incorporation de la Lettonie dans l’URSS quatre ans auparavant avait été parfaitement légitime, qu’il n’y avait jamais eu d’« occupation soviétique », qu’il était donc désormais citoyen soviétique et qu’il défendait son pays, l’URSS, contre l’envahisseur nazi. Ce n’est qu’en 1990 – donc, longtemps après les faits reprochés – que le Conseil suprême adopta la Déclaration sur le rétablissement de l’indépendance, déclarant illégitime et nulle l’incorporation de la Lettonie à l’URSS. Qui plus est, ce n’est que six ans plus tard que le Parlement letton adopta la déclaration sur l’occupation de la Lettonie, confirmant ainsi la thèse de la « double occupation ». Le requérant n’aurait pas été en mesure de prévoir l’adoption de ces déclarations. Sa condamnation aurait eu pour seul fondement réel ces deux textes politiques qui n’auraient manifestement pas eu la qualité de « loi », ce qui serait contraire aux exigences fondamentales de la Convention.
102.  Le requérant conteste également l’argument du Gouvernement selon lequel la responsabilité d’un individu pour des crimes de guerre pourrait être indépendante de la responsabilité de l’Etat en cause. D’après lui, « avant de juger les exécuteurs de la volonté de l’Etat comme criminels de guerre il faut établir que la volonté de l’Etat visait des buts criminels ». L’illégalité des actions de l’URSS sur le territoire letton n’ayant été établie par aucune juridiction internationale semblable au Tribunal de Nuremberg, le requérant estime que les tribunaux lettons n’avaient aucun droit de formuler de telles conclusions dans leurs décisions.
103.  En résumé, le requérant conclut que, n’ayant pas agi « en territoire ennemi occupé », il n’a pas pu, par définition, se rendre coupable d’un crime de guerre. A titre subsidiaire, et même à supposer qu’il ait commis un ou plusieurs crimes de droit commun, ces infractions seraient depuis très longtemps prescrites. L’article 7 de la Convention aurait dès lors été violé en l’occurrence.
3.  Le tiers intervenant
104.  Le gouvernement russe se rallie en substance aux arguments du requérant. D’une manière générale, il reproche au gouvernement letton d’avoir, par analogie, appliqué le Statut du Tribunal de Nuremberg, conçu pour réprimer les crimes commis par les puissances de l’Axe sur des territoires occupés, au requérant qui, lui, luttait du côté de la coalition antihitlérienne dans son propre pays, l’URSS. Une telle extension serait inacceptable et manifestement contraire au jugement de Nuremberg sur lequel reposerait tout le système juridico-politique de l’après-guerre.
105.  Le gouvernement russe insiste également sur la différence entre les crimes de guerre (au sens du Statut du Tribunal de Nuremberg) et les « crimes militaires » (au sens du droit soviétique). Ainsi, le code pénal soviétique de 1926 ne contiendrait aucune disposition semblable à l’article 68-3 du code pénal letton sur la base duquel le requérant aurait été condamné. A supposer même que celui-ci ait commis une infraction réprimée par ledit code, celle-ci serait, en toute hypothèse, depuis longtemps prescrite en vertu de l’article 14 de ce même texte. Le délai de prescription pour les crimes les plus graves étant de dix ans, il devrait être réputé écoulé en 1954. Le requérant n’aurait donc plus pu être jugé pour ses actes. Quant à sa condamnation sur la base de l’article 68-3 précité, elle s’analyserait en une application rétroactive d’une loi pénale.
106.  Le gouvernement russe se rallie à l’assertion du requérant selon laquelle ses neuf victimes n’étaient pas des « civils », mais des « combattants ». En tout cas, ces gens auraient gravement abusé de leur statut de « civils » en offrant un soutien actif à l’une des parties belligérantes et en en recevant des armes. En effet, d’après le gouvernement russe, lorsque les membres du groupe du major Tchougounov étaient entrés dans la grange de Meikuls Krupniks, les villageois auraient pu les chasser et leur refuser le refuge, s’ils craignaient pour leur propre sécurité. Au lieu de cela, ils auraient choisi de les trahir. Cela concerne également les trois femmes en question, qui auraient elles aussi participé à cette trahison. L’affirmation selon laquelle les villageois de Mazie Bati avaient le droit de recevoir des armes des envahisseurs hitlériens pour assurer leur « légitime défense » contre les partisans antinazis serait illogique, car les partisans auraient eu comme eux la nationalité soviétique, et inacceptable, car elle irait à l’encontre de l’économie même du jugement de Nuremberg. On ne saurait accorder une légitimité quelconque à la collaboration avec le régime criminel nazi.
107.  Le gouvernement russe insiste sur le fait que les villageois concernés n’ont pas été « massacrés », mais « exécutés » après condamnation par un tribunal militaire créé conformément aux lois de la guerre, et le châtiment qu’ils ont reçu était juste et proportionné par rapport à leur propre crime. Par conséquent, l’opération du 27 mai 1944 aurait été, par sa nature, très sélective : elle n’aurait visé que ces neuf personnes précises qui se seraient rendues coupables de haute trahison, et non le reste des villageois qui, justement, auraient été épargnés.
B.  Appréciation de la Cour
1.  Sur les faits de l’affaire et leur qualification juridique
108.  A titre liminaire, la Cour note que le gouvernement défendeur conteste sa compétence pour remettre en cause les constats factuels et les conclusions juridiques des juridictions lettonnes. A cet égard, elle tient à rappeler qu’aux termes de l’article 19 de la Convention sa seule tâche est d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes. Par conséquent, conformément au principe de subsidiarité inhérent au système de protection des droits individuels instauré par la Convention, l’établissement des faits de l’affaire et l’interprétation du droit interne relèvent en principe de la seule compétence des juridictions nationales ; la Cour ne peut les remettre en cause qu’en cas d’arbitraire flagrant et évident (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, §§ 28-29, CEDH 1999-I). Formulée d’abord sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention relatif au droit à un procès équitable, cette règle générale s’étend à l’ensemble des dispositions matérielles de la Convention (voir, par exemple, Syssoyeva et autres c. Lettonie [GC], no 60654/00, § 89, CEDH 2007-..., et a/s Diena et Ozoliņš c. Lettonie, no 16657/03, § 66, 12 juillet 2007).
109.  Il en va de même lorsque le droit interne renvoie à des dispositions du droit international général ou des accords internationaux. Lorsque les tribunaux nationaux interprètent ces dispositions, le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999-I).
110.  Cependant, il en est autrement lorsque ce n’est plus la législation nationale, mais la Convention elle-même qui se réfère expressément au droit interne. Dans un tel cas, l’inobservation des dispositions nationales peut, à elle seule, entraîner une violation de la Convention ; dès lors, en vertu du principe jura novit curia, la Cour peut et doit exercer un contrôle pour rechercher si ces dispositions ont bien été respectées (voir, parmi beaucoup d’autres, Benham c. Royaume-Uni, arrêt du 10 juin 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, p. 753, § 41, et Goussinski c. Russie, no 70276/01, § 66, CEDH 2004-IV). Tel est précisément le cas de l’article 7 : l’application d’une disposition du droit pénal à un acte qui n’est pas couvert par cette disposition entre directement en conflit avec la Convention. Dans une telle situation, la Cour est compétente pour se prononcer sur le respect de la disposition pénale en question, sous peine de priver l’article 7 de tout effet utile (voir, par exemple, D. c. Allemagne, no 1169/61, décision de la Commission du 24 septembre 1963, Annuaire 6, p. 520, ou X. c. Autriche, no 1852/63, décision de la Commission du 22 avril 1965, Annuaire 8, p. 198). La Cour estime qu’il en est exactement de même dans les situations où, comme en l’occurrence, les tribunaux internes ont fait application du droit international.
111.  En outre, dans la présente affaire, il échet de distinguer avec soin la matérialité des faits et leur qualification juridique. S’agissant des constats factuels opérés par les juridictions lettonnes en l’espèce, la Cour a déjà établi que la procédure ayant abouti à la condamnation du requérant était conforme aux exigences d’un procès équitable consacrées par l’article 6 § 1 de la Convention (voir la décision du 20 septembre 2007 sur la recevabilité de la présente affaire). Dans ces circonstances, la Cour n’a aucune raison de contester la description matérielle des événements de Mazie Bati telle qu’elle figure dans la dernière décision du juge du fond – à savoir l’arrêt de la chambre des affaires pénales du 30 avril 2004 –, confirmée en cassation par le sénat de la Cour suprême. En revanche, quant à la qualification de ces événements sous l’angle du droit national ou international, la Cour peut et doit en connaître, afin d’être en mesure de se prononcer sur le respect des garanties de l’article 7 de la Convention au regard du requérant. Dans l’accomplissement de cette tâche, il lui est notamment loisible de donner aux faits de la cause, tels qu’elle les considère comme établis par les divers éléments en sa possession, une qualification juridique différente de celle que leur attribuent les parties ou, au besoin, de les envisager sous un autre angle. De plus, il lui faut prendre en compte non seulement la requête initiale, mais aussi les écrits supplémentaires destinés à la parachever en éliminant des lacunes ou obscurités initiales (voir, par exemple, Foti et autres c. Italie, arrêt du 10 décembre 1982, série A no 56, p. 15, § 44, et Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 63, CEDH 2000-XII).
112.  La Cour note enfin que les parties et le tiers intervenant accordent une grande importance à certaines questions d’ordre général, notamment celles de savoir si l’incorporation de la Lettonie dans l’Union soviétique en 1940 avait été régulière du point de vue du droit international public et du droit constitutionnel, et dans quelle mesure cette incorporation avait affecté le statut juridique du requérant et des villageois de Mazie Bati à la date du 27 mai 1944. A cet égard, la Cour rappelle qu’elle doit s’abstenir, dans la mesure du possible, de se prononcer sur des questions d’ordre purement historique, qui ne relèvent pas de sa compétence, même si elle peut admettre certaines vérités historiques notoires et s’en servir pour asseoir son raisonnement (Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 96, CEDH 2006-...). Toutefois, en l’occurrence, elle estime qu’il n’est pas nécessaire de se pencher sur ces questions, car elles ne sont ni décisives ni même pertinentes dans la présente affaire.
2.  Sur le fond du grief
a)  Les principes généraux
113.  La garantie que consacre l’article 7, élément essentiel de la prééminence du droit, occupe une place primordiale dans le système de protection de la Convention, comme l’atteste le fait que l’article 15 n’y autorise aucune dérogation en temps de guerre ou autre danger public. Ainsi qu’il découle de son objet et de son but, on doit l’interpréter et l’appliquer de manière à assurer une protection effective contre les poursuites, les condamnations et les sanctions arbitraires (arrêts S.W. et C.R. c. Royaume-Uni du 22 novembre 1995, série A nos 335-B et 335-C, p. 41, § 34, et p. 68, § 32, respectivement).
114.  Les principes généraux établis par la jurisprudence constante de la Cour quant à l’interprétation de l’article 7 § 1 sont les suivants :
a)  L’article 7 § 1 consacre notamment le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege). La première tâche qui incombe à la Cour est donc de s’assurer que, au moment où un accusé a commis l’acte qui a donné lieu aux poursuites et à la condamnation, il existait une disposition de droit national ou international rendant cet acte punissable. Suivant la même logique, l’article 7 interdit, premièrement, d’étendre le champ d’application des infractions existantes à des faits qui, antérieurement, ne constituaient pas des infractions, et, deuxièmement, d’appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé, par exemple par analogie (voir, parmi d’autres, Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, § 145, CEDH 2000-VII).
b)  Le droit pénal doit définir clairement les infractions et les peines qui les répriment (Achour c. France [GC], no 67335/01, § 41, 29 mars 2006). Cette condition se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et au besoin à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale (Cantoni c. France, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1627, § 29). La notion de « droit » (« law ») utilisée à l’article 7 correspond à celle de « loi » qui figure dans d’autres articles de la Convention ; elle englobe le droit d’origine tant législative que jurisprudentielle et implique des conditions qualitatives, entre autres celles de l’accessibilité et de la prévisibilité (Coëme et autres, arrêt précité, loc.cit.).
c)  Aussi clair que le libellé d’une disposition légale puisse être, dans quelque système juridique que ce soit, y compris le droit pénal, il existe immanquablement un élément d’interprétation judiciaire. Il faudra toujours élucider les points douteux et s’adapter aux changements de situation. D’ailleurs il est solidement établi dans la tradition juridique des Etats parties à la Convention que la jurisprudence, en tant que source du droit, contribue nécessairement à l’évolution progressive du droit pénal. On ne saurait interpréter l’article 7 de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible (Streletz, Kessler et Krenz, arrêt précité, § 50).
d)  La portée de la notion de prévisibilité dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine qu’il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires. La prévisibilité d’une loi ne s’oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé. Il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier. Aussi peut-on attendre d’eux qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il comporte (Pessino c. France, no 40403/02, § 33, 10 octobre 2006).
e)  D’après les principes généraux du droit, on ne peut se fonder, pour justifier un comportement ayant abouti à une condamnation, sur la seule constatation qu’un tel comportement a eu lieu et, de ce fait, a formé une pratique. Par conséquent, une pratique étatique consistant à tolérer ou à encourager certains actes déclarés criminels par le droit positif national ou international, et le sentiment d’impunité qui en résulte pour leurs auteurs, ne constituent pas un obstacle à ce que ceux-ci soient poursuivis et châtiés (Streletz, Kessler et Krenz, arrêt précité, §§ 74, 77-79 et 87-88).
f)  Dans l’hypothèse d’une succession d’Etats ou d’un changement de régime politique sur le territoire national, il est tout à fait légitime pour un Etat de droit d’engager des poursuites pénales à l’encontre de personnes qui se sont rendues coupables de crimes sous un régime antérieur. De même, on ne saurait reprocher aux juridictions d’un tel Etat, qui ont succédé à celles existant antérieurement, d’appliquer et d’interpréter les dispositions légales existantes à l’époque des faits à la lumière des principes régissant un Etat de droit (ibidem, § 81, ainsi que K.-H.W. c. Allemagne [GC], no 37201/97, § 84, CEDH 2001-II (extraits)).
115.  Pour ce qui est de l’article 7 § 2, les organes de la Convention ont déclaré ce qui suit :
a)  Le second paragraphe de l’article 7 de la Convention relatif « au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées », constitue une clause de dérogation exceptionnelle au principe général contenu dans le premier. Les deux paragraphes constituent ainsi un système uni et doivent faire l’objet d’une interprétation concordante (Tess c. Lettonie (déc.), no 34854/02, 12 décembre 2002).
b)  Il ressort des travaux préparatoires de la Convention que le second paragraphe de l’article 7 a pour but de préciser que cet article n’affecte pas les lois qui, dans les circonstances tout à fait exceptionnelles qui se sont produites à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, ont été passées pour réprimer les crimes de guerre et les faits de trahison et de collaboration avec l’ennemi ; dès lors, il ne vise aucune condamnation juridique ou morale de ces lois (X. c. Belgique, no 268/57, décision de la Commission du 20 juillet 1957, Annuaire 1, p. 241). Ce raisonnement vaut également pour les crimes contre l’humanité perpétrés pendant la même période (Touvier c. France, no 29420/95, décision de la Commission du 13 janvier 1997, Décisions et rapports (DR) 88, p. 148, et Papon c. France (no 2) (déc.), no 54210/00, CEDH 2001-XII (extraits)).
b)  L’application de ces principes dans la présente affaire
i.  Article 7 § 1
116.  A la lumière des principes énoncés ci-dessus, il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur la responsabilité pénale individuelle du requérant, cette appréciation incombant en premier lieu aux juridictions internes. Sa seule tâche est d’examiner, sous l’angle de l’article 7 § 1 de la Convention, si, à la date du 27 mai 1944, les actions du requérant constituaient des infractions définies avec suffisamment d’accessibilité et de prévisibilité par le droit national ou international (K.-H.W. c. Allemagne, précité, § 46).
α – Le droit international
117.  La Cour note que le requérant a été condamné à une peine de prison en vertu de l’article 68-3 de l’ancien code pénal letton, inséré par la loi du 6 avril 1993 et relatif aux crimes de guerre. Bien que cette disposition renfermât une énumération sommaire des actes réprimés – meurtre, torture, pillage, etc., – elle renvoyait directement aux « actes normatifs conventionnels pertinents » pour une définition précise desdits actes (paragraphe 53 ci-dessus). La condamnation litigieuse était donc fondée sur le droit international plutôt que sur le droit interne et, aux yeux de la Cour, c’est avant tout dans cette perspective qu’il faut l’examiner.
118.  La Cour relève ensuite que, dans son arrêt du 30 avril 2004, confirmé en cassation, la chambre des affaires pénales de la Cour suprême a qualifié les actes du requérant sous l’angle de trois textes conventionnels internationaux : la Convention de La Haye de 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre (ou, plus précisément, le règlement y annexé), la Convention de Genève de 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre et, enfin, le Protocole additionnel à cette dernière, adopté en 1977. De ces trois textes, seule la Convention de La Haye existait et était en vigueur au moment des faits incriminés, en 1944. Quant aux deux autres, ils ont été élaborés postérieurement aux faits litigieux et ne contiennent aucune clause leur accordant une force rétroactive quelconque.
119.  A cet égard, la Cour comprend mal l’affirmation du sénat de la Cour suprême selon laquelle l’application rétroactive de ces deux textes serait autorisée par la Convention de 1968 sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité (paragraphe 69 ci-dessus). En effet, cette convention régit uniquement la question de la prescription légale et est muette sur celle de la rétroactivité des lois. Au demeurant, la Cour estime que, dans les cas similaires à celui de l’espèce, où la loi pénale nationale renvoie au droit international pour la définition d’une infraction, la disposition interne et la disposition internationale forment, au sens matériel, une seule et unique norme pénale couverte par les garanties de l’article 7 § 1 de la Convention. Dès lors, cet article s’oppose à ce qu’un traité international soit appliqué rétroactivement pour qualifier un acte ou une omission de criminels.
120.  La Cour observe que l’URSS ne figurait pas plus que la Lettonie parmi les signataires de la Convention de La Haye de 1907. Dès lors, conformément à la clause de « participation générale » contenue dans son article 2, ce texte n’était pas formellement applicable dans le conflit armé en cause. Cependant, comme le Tribunal militaire international de Nuremberg l’a relevé dans son jugement du 1er octobre 1946, le texte de cette convention constituait une codification de règles coutumières qui, en 1939 – c’est-à-dire au moment où la guerre avait commencé – « étaient admises par tous les États civilisés » (paragraphe 61 ci-dessus). De même, aux termes du jugement du Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient du 12 novembre 1948, « [cette] Convention rest[ait] une bonne démonstration du droit coutumier des nations » (paragraphe 64 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour relève que la Convention de 1907 reproduit presque littéralement le texte de la Convention de La Haye de 1899, qui, d’après la volonté exprimée par ses auteurs dans son préambule, constituait, du moins en partie, une codification de certains principes préexistants du droit des gens. Or, si ces principes étaient déjà largement reconnus à la fin du XIXe siècle, il n’y a aucune raison de douter de leur nature universelle au milieu du XXe, lors de la Seconde Guerre mondiale. Au demeurant, la Cour a jugé que la notion de « droit » inscrite à l’article 7 § 1 de la Convention comprend en principe le droit écrit aussi bien que non écrit (K.-H.W. c. Allemagne, arrêt précité, § 54).
121.  Selon le requérant, les dispositions de la Convention de La Haye seraient inapplicables ratione personae aux événements de Mazie Bati : en effet, ce texte parle de « l’ennemi », alors que les villageois tués le 27 mai 1944 étaient ses concitoyens. La Cour ne peut pas accepter cet argument. D’une part, elle relève qu’à la date susmentionnée, la région où se trouvait le village en cause était effectivement occupée par les forces armées de l’Allemagne nazie, l’une des parties belligérantes de la Seconde Guerre mondiale, que cette région était placée sous administration militaire allemande, et que, de surcroît, le village se trouvait dans une zone d’hostilités à proximité de la ligne du front. D’autre part, il n’est pas contesté que le requérant et les hommes de son peloton étaient membres de l’armée soviétique, donc « combattants » au sens du droit international ; dès lors, ils étaient censés connaître les règles universellement acceptées du jus in bello et s’y conformer en toute situation. Selon la Cour, cela suffit pour conclure que le contenu matériel du règlement annexé à la Convention de La Haye de 1907 était applicable aux faits litigieux.
122.  La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse séparée de l’accessibilité des dispositions dudit règlement à la date du 27 mai 1944. En effet, même si l’URSS n’avait pas ratifié la Convention de La Haye, son texte ne faisait que reproduire les règles coutumières fondamentales fermement reconnues par la communauté des nations de l’époque. La Cour présume donc que le requérant, en sa qualité de militaire, devait connaître ces règles. Elle souligne ensuite qu’il ne lui appartient ni d’interpréter la Convention de La Haye par voie d’autorité, ni d’établir le contenu exact de la notion de « crime de guerre » telle qu’elle se présentait en 1944 (voir, mutatis mutandis, Behrami et Behrami c. France (déc.) [GC], no 71412/01, et Saramati c. France, Allemagne et Norvège (déc.) [GC], no 78166/01 (affaires jointes), § 122, CEDH 2007-...). En revanche, il lui incombe d’examiner le respect du critère de prévisibilité dans la présente affaire. Plus précisément, la Cour doit dire, d’un point de vue objectif, s’il existait une base juridique plausible pour condamner le requérant pour un crime de guerre, et, d’un point de vue subjectif, si, à l’époque des faits, l’intéressé pouvait raisonnablement prévoir qu’il se rendait coupable d’un tel crime.
123.  Pour ce faire, la Cour estime nécessaire de rappeler brièvement les faits litigieux, tels qu’ils ont été définitivement établis par les juridictions lettonnes compétentes. Dans la journée du 27 mai 1944, un commando de partisans rouges, dirigés par le requérant, armés et portant des uniformes de soldats allemands, pénétrèrent dans le village de Mazie Bati dont certains habitants étaient soupçonnés d’avoir, auparavant, trahi et livré aux Allemands un autre groupe de partisans rouges. Les hommes du requérant firent irruption dans six maisons – appartenant, respectivement, à Modests Krupniks, Meikuls Krupniks, Ambrozs Buļs, Vladislavs Šķirmants, Juliāns Šķirmants et Bernards Šķirmants – qu’ils fouillèrent. Après avoir trouvé, dans chacune de ces maisons, des fusils et des grenades remis par l’administration militaire allemande, les partisans exécutèrent les six chefs de famille concernés. Seul Meikuls Krupniks ne décéda pas sur-le-champ, mais fut grièvement blessé. Les partisans blessèrent également deux femmes : la mère de Meikuls Krupniks et l’épouse de Bernards Šķirmants. Ensuite, ils mirent le feu à deux maisons avec leurs dépendances – appartenant à ces deux paysans – puis quatre personnes encore vivantes périrent dans les flammes. Au total, neuf villageois furent tués : six hommes et trois femmes, dont une en fin de grossesse. La Cour relève en particulier que l’épisode du prétendu pillage de Mazie Bati n’a pas été retenu dans la décision interne définitive. Elle doit donc s’en tenir à la présomption qu’aucun vol d’aliments ou d’effets personnels des villageois n’a eu lieu. En revanche, nul ne conteste que les partisans, en quittant le village, emportèrent avec eux les armes saisies chez les paysans qu’ils avaient exécutés.
124.  La Cour relève que les décisions des juridictions nationales sont presque totalement muettes sur l’implication personnelle directe du requérant dans les événements de Mazie Bati, c’est-à-dire sur ses faits et gestes précis à cette occasion. Bien qu’il eût été initialement inculpé du meurtre d’Ambrozs Buļs et de Bernards Šķirmants, ainsi que, semble-t-il, de tortures infligées aux villageois, il fut par la suite acquitté relativement à ces épisodes, et ceux-ci furent retirés de l’accusation (paragraphe 45 ci-dessus). Eu égard au principe de la présomption d’innocence consacré par l’article 6 § 2 de la Convention, la Cour admet donc que le requérant n’a jamais commis les actes en cause. Dans ces circonstances, et en l’absence d’indications plus précises sur la participation personnelle de l’intéressé aux actes perpétrés, elle en déduit que le seul fait réellement reproché au requérant était d’avoir dirigé le commando qui effectua l’opération punitive du 27 mai 1944. Dès lors, il lui faut rechercher si cette opération pouvait, en tant que telle, raisonnablement passer pour être contraire aux lois et coutumes de la guerre codifiées par la Convention de La Haye de 1907.
125.  Pour répondre à cette question, la Cour doit tenir compte, premièrement, des conditions qui régnaient en mai 1944 dans la région de Mazie Bati, et, deuxièmement, du comportement des villageois tués par le commando du requérant. S’agissant du contexte général des événements du 27 mai 1944, la Cour admet qu’ils n’ont pas eu lieu dans une situation de combat. Toutefois, elle relève que le village de Mazie Bati était alors situé à environ 80 kilomètres de la ligne du front, qu’il se trouvait dans une région occupée par l’Allemagne nazie et envahie par la Wehrmacht, que dans cette région des commandos des partisans rouges menaient une guérilla contre les Allemands, et que des affrontements armés eurent lieu jusque dans le village même (paragraphes 14 et 22 ci-dessus). Bref, la localité en cause et toute la région alentour furent en proie aux hostilités de la guerre. Par ailleurs, il ressort des pièces d’archives présentées par le Gouvernement qu’outre les forces allemandes et soviétiques il existait dans cette région une police auxiliaire lettonne au service des Allemands ; que, dans au moins un des villages du même district, cette police avait constitué un « groupe de défense » armé composé d’« hommes de confiance » locaux, et que d’autres « hommes de confiance » avaient été nommés dans certains autres villages pour surveiller les suspects et démasquer et dénoncer les partisans rouges (paragraphes 27-28 ci-dessus).
126.  Pour ce qui est des neuf victimes du commando, la Cour constate qu’il existe une controverse entre les parties au sujet de leur statut exact au regard du droit international applicable à l’époque. Le gouvernement défendeur se rallie à la position des juridictions lettonnes selon laquelle ces villageois devaient être considérés comme des « civils », avec toutes les garanties qu’entraînait ce statut. Quant au requérant et au gouvernement russe, ils contestent cette qualification. La Cour, pour sa part, estime qu’il faut examiner séparément la situation des six hommes et celle des trois femmes qui ont péri dans l’incident en cause.
127.  S’agissant des hommes, la Cour note d’emblée que rien dans le dossier n’atteste leur appartenance à la police auxiliaire lettonne (les Schutzmänner). Les allégations du requérant doivent donc être écartées sur ce point. En revanche, nul ne conteste que tous ces hommes avaient reçu des fusils et des grenades de l’administration militaire allemande ; le fait qu’ils ne les portaient pas ostensiblement au moment de l’attaque des partisans rouges est sans importance en l’espèce. Il ressort du dossier qu’il n’est plus possible d’établir la raison exacte pour laquelle les Allemands avaient armé ces six paysans (paragraphe 27 ci-dessus). La Cour relève cependant l’existence de plusieurs indices concordants susceptibles d’apporter certains éclaircissements sur ce point.
128.  En effet, les parties s’accordent à dire qu’en février 1944, donc environ trois mois avant les événements litigieux, la Wehrmacht avait attaqué une grange, située sur le territoire de Mazie Bati et dans laquelle s’était réfugié un groupe de partisans rouges dirigé par le major Tchougounov. A la suite de cette attaque, le groupe avait trouvé la mort. Le Gouvernement ne conteste guère l’assertion du requérant selon laquelle c’étaient les villageois qui avaient informé les Allemands de la présence des partisans dans la grange, et selon laquelle c’étaient, plus précisément, Meikuls Krupniks (propriétaire de la grange), Bernards Šķirmants et les trois femmes en cause qui avaient participé à cette trahison. Qui plus est, les juridictions de première instance et d’appel l’ont expressément reconnu : soit concernant tous les hommes en cause, soit, du moins, concernant Meikuls Krupniks (paragraphes 42 et 44 ci-dessus). Enfin, ni les tribunaux internes dans leurs décisions ni le Gouvernement dans ses observations n’ont réfuté l’allégation selon laquelle les villageois concernés avaient été récompensés par le commandement militaire allemand pour leur acte (paragraphe 22 ci-dessus).
129.  Dans le même arrêt, la chambre des affaires pénales mentionne les gardes nocturnes que les villageois de Mazie Bati montaient régulièrement. Or, ce fait rappelle la pratique déjà évoquée, établie par la police auxiliaire lettonne dans les villages voisins et rapportée, par exemple, dans l’ordre écrit du commandant local de cette police du 25 février 1944 (paragraphe 27 ci-dessus). En l’occurrence, il suffit à la Cour de conclure que, vu le comportement de ces hommes et les conditions régnant à l’époque dans la région en question, le requérant et les autres partisans rouges pouvaient légitimement considérer ces paysans non comme des « habitants pacifiques » – terme utilisé en l’espèce par le sénat de la Cour suprême – mais comme des collaborateurs de l’armée allemande.
130.  Dans son arrêt du 30 avril 2004, la chambre des affaires pénales a tenté de justifier cette collaboration par la nécessité, pour les personnes concernées, de se défendre elles-mêmes et de protéger leurs familles contre les partisans rouges. La Cour ne peut pas accepter cet argument. En premier lieu, elle tient à rappeler que le national-socialisme est, en tant que tel, absolument contraire aux valeurs les plus fondamentales sous-tendant la Convention ; par conséquent, quelle que soit la raison invoquée, elle ne saurait accorder une légitimation quelconque à une attitude pronazie ou une collaboration active avec les forces de l’Allemagne nazie (voir, mutatis mutandis, Lehideux et Isorni c. France, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, p. 2886, § 53, ainsi que Marais c. France, no 31159/96, décision de la Commission du 24 juin 1996, DR 86, p. 184, et Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, CEDH 2003-IX). En deuxième lieu, les villageois susvisés ne pouvaient ignorer que, s’engageant ainsi du côté de l’une des parties belligérantes, ils s’exposaient, justement, au danger de représailles de la part de l’autre.
131.  Eu égard à ce qui précède, la Cour n’est pas convaincue que les six hommes tués le 27 mai 1944 pouvaient raisonnablement passer pour des « civils ». A cet égard, elle relève que le règlement annexé à la Convention de La Haye de 1907 ne définit pas les notions de « personne civile » ou de « population civile ». En l’occurrence, pour qualifier ainsi les victimes de Mazie Bati, la chambre des affaires pénales s’est appuyée sur l’article 50 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, adopté en 1977. Cet article contient effectivement une présomption selon laquelle toute personne n’appartenant pas à l’une des catégories prédéfinies de combattants, ou faisant l’objet d’un doute sur ce point, doit être considérée comme « civile » (paragraphe 67 ci-dessus). Or, comme la Cour l’a déjà dit, ce Protocole, élaboré et adopté plus de trente ans après les événements litigieux, ne peut pas être appliqué rétroactivement pour qualifier les faits reprochés au requérant. Par ailleurs – partant du principe que les textes conventionnels précités représentent un progrès, et non une régression, du droit international humanitaire –, puisqu’une telle présomption ne figurait pas encore dans la Convention de Genève de 1949, il n’y aucune raison de penser qu’elle était déjà reconnue en droit coutumier en 1944. Qui plus est, la Convention de 1949 prévoit elle-même, en son article 5, des exceptions permettant de priver de leurs droits et privilèges spéciaux les personnes ayant abusé de leur statut de « civil » (paragraphe 66 ci-dessus). En résumé, rien ne montre qu’au sens du jus in bello tel qu’il existait en 1944 toute personne ne réunissant pas les conditions formelles pour être qualifiée de « combattant » devait automatiquement être rangée dans la catégorie des « civils » avec toutes les garanties qui en découlaient.
132.  La Cour note ensuite que l’opération du 27 mai 1944 a revêtu un caractère sélectif. En effet, il ressort clairement du dossier que les partisans rouges n’ont jamais eu l’intention d’attaquer le village de Mazie Bati en tant que tel – par exemple, pour éliminer tous ses habitants et détruire tous ses bâtiments par le feu. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de résoudre la controverse entre les parties quant à l’existence d’un jugement d’un tribunal militaire ad hoc organisé au sein du détachement des partisans ; il lui suffit simplement de constater que l’opération litigieuse était dirigée contre six hommes précis bien identifiés, que l’on soupçonnait fortement de collaborer avec l’occupant nazi. Arrivés chez chacun de ces six chefs de famille, les partisans fouillèrent leurs maisons, et ce n’est qu’après avoir trouvé des fusils et des grenades remis par les Allemands – preuve tangible de leur collaboration – qu’ils les exécutèrent. En revanche, à l’exception des trois femmes dont la Cour examinera la situation ci-après, tous les autres villageois furent épargnés. La Cour relève en particulier qu’aucun des enfants en bas âge – y compris ceux des personnes exécutées – qui se trouvaient au village au moment de l’attaque n’a souffert (paragraphes 16 et 36 a) ci-dessus). Enfin, seules deux maisons, qui appartenaient à Meikuls Krupniks et à Bernards Šķirmants, furent brûlées.
133.  La Cour estime qu’il convient d’analyser les dispositions précises du règlement annexé à la Convention de La Haye de 1907, afin de déterminer s’il existait une base juridique plausible pour condamner le requérant pour au moins un acte qu’il interdit. A cet égard, elle note que, dans leurs décisions, les juridictions lettonnes ont omis de procéder à une analyse détaillée et suffisamment approfondie du texte susmentionné, se contentant de renvoyer à certains de ses articles sans expliquer dans quelle mesure ils entraient en jeu dans le cas du requérant. Dans ces conditions, et en l’absence, à l’époque, d’une jurisprudence ou d’une pratique nationale ou internationale établie interprétant la Convention de La Haye et le règlement y annexé, la Cour considère qu’il échet de s’en tenir au sens littéral et universellement accepté des termes qui y sont employés.
134.  Dans son arrêt du 30 avril 2004, la chambre des affaires pénales invoque trois articles du règlement en question : l’article 23, alinéa 1, point b), qui interdit « de tuer ou de blesser par trahison des individus appartenant à la nation ou à l’armée ennemie », l’article 25, qui interdit des attaques contre « des villes, villages, habitations ou bâtiments qui ne sont pas défendus », et, enfin, l’article 46, alinéa 1, qui impose le respect de certains droits les plus fondamentaux, comme « l’honneur (...), les droits de la famille, la vie des individus et la propriété privée ». Or, en l’espèce, on est en présence d’une opération militaire ciblée ayant consisté en une exécution ponctuelle de collaborateurs armés par l’ennemi nazi, qui faisaient l’objet d’une suspicion légitime de représenter un danger pour les partisans rouges et dont les agissements avaient déjà causé la mort de leurs camarades. Dès lors, la Cour n’est pas convaincue par l’affirmation du Gouvernement selon laquelle il s’agissait d’un « village non défendu ». En effet, cette opération ne semble guère différente de celles effectuées à la même époque par les forces armées des Alliés et par les résistants locaux dans de nombreux pays européens occupés par l’Allemagne nazie. De même, les juridictions internes ont failli à expliquer en quoi cette opération aurait été effectuée « par trahison », au sens de l’article 23 du règlement de La Haye, et non par l’emploi de « ruses de guerre » légitimes, autorisées par l’article 24 du même texte.
135.  Enfin, pour ce qui est du « pillage », également reproché par les tribunaux au requérant et formellement interdit par les articles 28 et 47 du règlement susmentionné, la Cour rappelle encore une fois que le requérant n’a pas été condamné de ce chef et que l’accusation de vol aux villageois d’effets personnels ou de produits alimentaires n’a finalement pas été retenue contre lui. Quant à la saisie, par les partisans rouges, des armes remises aux hommes de Mazie Bati par l’administration militaire allemande, la Cour considère que cet acte ne peut en aucun cas être qualifié de « pillage » au sens normalement attribué à ce terme, les armes n’entrant pas dans la catégorie des « biens privés ».
136.  Selon le Gouvernement, à la date du 27 mai 1944, le requérant était en mesure de prévoir qu’il se rendait coupable d’un crime de guerre puisqu’avant cette date les autorités soviétiques avaient déjà jugé et condamné à mort un certain nombre de militaires allemands pour des exactions de même nature que celles que son groupe était en train de perpétrer. A cet égard, le Gouvernement invoque en particulier le procès de Kharkov qui s’était déroulé environ six mois auparavant (paragraphes 71-75 ci-dessus). Toutefois, la Cour note qu’il a omis d’expliquer en quoi le comportement du commando engagé dans l’opération de Mazie Bati serait identique ou similaire aux actes commis par les Allemands jugés à Kharkov. Quant aux décisions des juridictions internes, elles sont muettes sur ce point. Dès lors, cette thèse du Gouvernement ne saurait être retenue.
137.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’il n’a pas été suffisamment démontré que l’attaque du 27 mai 1944 était, en tant que telle, contraire aux lois et aux coutumes de la guerre codifiées par le règlement annexé à la Convention de La Haye de 1907. Dès lors, en présence d’un raisonnement aussi sommaire de la part des tribunaux lettons, elle conclut qu’il n’existait en droit international aucune base juridique plausible pour condamner le requérant pour avoir dirigé le commando chargé de cette opération.
138.  Reste cependant la question des trois femmes tuées à Mazie Bati, à savoir la mère et l’épouse, enceinte de neuf mois, de Meikuls Krupniks, ainsi que l’épouse de Bernards Šķirmants. En l’occurrence, la Cour considère que la qualification juridique des circonstances de leur décès dépend essentiellement de deux questions : premièrement, celle de savoir si et dans quelle mesure elles avaient participé à la trahison du groupe du major Tchougounov, en février 1944, et deuxièmement, celle de savoir si leur exécution avait été initialement prévue par les partisans rouges ou s’il s’agissait plutôt d’un excès de pouvoir de la part de ces derniers. Là encore, la Cour ne peut que déplorer le caractère trop général et succinct de la motivation adoptée par les juridictions nationales, en ce qu’elle ne permet pas de répondre avec certitude à ces deux questions. Pour sa part, elle peut envisager deux versions possibles sur ce point.
139.  La première version consisterait à dire que les trois villageoises concernées avaient leur part de culpabilité dans la trahison des hommes de Tchougounov, et que leur exécution était, dès le début, incluse dans le plan de l’opération du 27 mai 1944. La Cour note que le Gouvernement n’a pas réfuté l’assertion du requérant selon laquelle ces trois femmes avaient trompé la vigilance des partisans rouges réfugiés dans la grange de Meikuls Krupniks, qu’elles avaient fait le guet pendant que les hommes se rendaient au village voisin pour alerter la garnison allemande, et qu’après la mort des partisans la mère de Krupniks avait dépouillé leurs cadavres des manteaux qu’ils portaient (paragraphe 22 ci-dessus). Cette version semble confortée par le fait que seules ces femmes furent tuées, alors que, par exemple, l’épouse de Vladislavs Šķirmants fut épargnée (paragraphe 18 ci-dessus). Or, si cette version correspond à la vérité, force est à la Cour de conclure que les trois femmes avaient elles aussi abusé de leur statut de « personnes civiles » en fournissant une assistance réelle et concrète aux six hommes de Mazie Bati dans leur collaboration avec l’occupant nazi. Dans ces circonstances, le constat que la Cour vient de formuler au sujet des hommes exécutés lors de l’opération du 27 mai 1944 est, d’une manière générale, également applicable aux trois femmes en cause.
140.  Deuxièmement, la Cour peut également supposer que l’exécution des villageoises n’avait pas été initialement prévue par les hommes du requérant et par leur commandement, et que leur mort est résultée d’un excès de pouvoir. Eu égard à toutes les circonstances pertinentes de l’affaire, elle estime que ni cet excès ni l’opération militaire dans le cadre de laquelle il a été commis ne pouvaient raisonnablement passer pour une violation des lois et coutumes de la guerre codifiées par le règlement de La Haye. Dans cette hypothèse, la Cour admet que les actes commis par les membres du commando à l’encontre des trois femmes concernées pouvaient a priori s’analyser en crimes de droit commun, qu’il s’agisse de meurtre, d’homicide involontaire, de coups et blessures ayant entraîné la mort, de non-assistance à personne en danger, ou encore de l’un des « crimes militaires » évoqués par le requérant (paragraphe 98 ci-dessus). Or, en tant que crimes de droit commun, ces infractions doivent être examinées sous l’angle du droit interne applicable à l’époque.
β – Le droit national
141.  A supposer que la mort des trois femmes de Mazie Bati soit effectivement résultée d’un excès de pouvoir de la part des partisans rouges, la Cour note – de même que pour les six hommes –, que les décisions des juridictions lettonnes ne contiennent aucune indication quant à l’implication exacte du requérant dans leur exécution. Ainsi, il n’a jamais été allégué que celui-ci ait lui-même tué ces villageoises, ou qu’il ait ordonné ou incité ses camarades à le faire. La Cour considère, en toute hypothèse, quand bien même la condamnation du requérant aurait été fondée sur le droit interne, qu’elle était manifestement contraire aux exigences de l’article 7 de la Convention, pour la raison suivante.
142.  En l’espèce, les parties et le tiers intervenant s’accordent à dire que, sur le plan pénal, le texte législatif national applicable aux événements du 27 mai 1944 était le code pénal de la Russie soviétique, adopté en 1926 et dont l’applicabilité fut étendue au territoire letton par le décret du 6 novembre 1940. Or, l’article 14 de ce code fixait les délais de prescription qui étaient de trois, cinq ou dix ans, selon la gravité de la peine. Cette disposition prévoyait également deux exceptions particulières à la règle de prescription ; toutefois, il est évident qu’aucune d’entre elles ne correspondait à la situation du requérant (paragraphe 50 ci-dessus). A cet égard, la Cour tient à rappeler que la Convention de 1968 sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ne s’applique qu’aux infractions spécifiques définies dans son article premier, et non aux crimes de droit commun qui, eux, restent sujets à prescription. Par conséquent, et à supposer que lors de l’opération de Mazie Bati le requérant ait commis une ou plusieurs infractions graves réprimées par le code de 1926, force est à la Cour de constater que le délai de prescription au regard de celles-ci a définitivement expiré dix ans après les faits litigieux, c’est-à-dire en 1954.
143.  Le Gouvernement met en doute cette prescription, invoquant notamment le code pénal de 1961 qui aurait étendu l’imprescriptibilité à tous les crimes passibles de la peine capitale. A cet égard, il évoque une « continuité » de la pénalisation des actes incriminés, qui aurait existé depuis 1944. La Cour ne peut accepter cet argument. En effet, elle relève que le code susmentionné a été adopté en 1961, lorsque les infractions reprochées au requérant étaient, sous le régime du code précédent, déjà prescrites depuis sept ans. Il est vrai que, selon l’article 45 du code de 1961, la prescription ne s’appliquait pas automatiquement aux crimes passibles de la peine capitale (paragraphe 52 ci-dessus). Cependant, cette disposition ne contenait aucune clause de rétroactivité permettant d’appliquer l’exception susvisée aux infractions commises dans le passé et de remettre en cause une prescription déjà acquise. Le requérant ne pouvait donc nullement prévoir, ni en 1961 ni à une époque ultérieure, que ses actes déjà définitivement prescrits pourraient un jour redevenir punissables (voir, a contrario, Achour, précité, § 53).
144.  Certes, la Cour a jugé que l’article 7 de la Convention n’empêchait pas, par l’effet de l’application immédiate d’une loi de procédure, un allongement des délais de prescription tant que les faits reprochés n’étaient pas prescrits (Coëme et autres, arrêt précité, § 149). Toutefois, dans la mesure où il s’agit de crimes de droit commun, elle estime que cet article s’oppose en principe à ce que l’on puisse faire renaître la possibilité de sanctionner des faits devenus non punissables par l’effet d’une prescription acquise. Or, il ressort de l’argument du Gouvernement que c’est exactement ce qui s’est produit en l’occurrence. A cet égard, la Cour rappelle que les délais de prescription, qui sont un trait commun aux systèmes juridiques des Etats contractants, ont plusieurs finalités, parmi lesquelles garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions et empêcher une atteinte aux droits de la défense qui pourraient être compromis si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur le fondement d’éléments de preuve qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (Stubbings et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 22 octobre 1996, Recueil 1996-IV, pp. 1502-1503, § 51, et Coëme et autres, arrêt précité, § 146).
145.  De même, la Cour ne conteste pas que ce n’est qu’à partir du rétablissement de l’indépendance de Lettonie, en 1991, que les autorités de cet Etat ont eu la possibilité d’engager des poursuites pénales contre les auteurs présumés d’infractions commises entre 1940 et 1991. Elle relève toutefois qu’aucune disposition du droit letton ne prévoit et n’a jamais prévu la possibilité de suspendre ou d’allonger les délais de prescription pour la seule raison que l’infraction en question a été perpétrée à une époque où le pays se trouvait sous une domination étrangère. Cette thèse du Gouvernement doit dès lors elle aussi être écartée.
146.  En résumé, et à supposer que le requérant ait effectivement perpétré un ou plusieurs crimes de droit commun le 27 mai 1944, la Cour conclut que ceux-ci sont définitivement prescrits depuis 1954, et qu’il serait contraire au principe de prévisibilité inhérent à l’article 7 de la Convention de les sanctionner près d’un demi-siècle après que cette prescription a été acquise.
ii.  Article 7 § 2
147.  A titre subsidiaire, le Gouvernement soutient que le comportement du requérant lors de l’attaque de Mazie Bati « était criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées », au sens du second paragraphe de l’article 7 de la Convention. A cet égard, la Cour rappelle que, dans pratiquement toutes les affaires où les organes de la Convention ont examiné l’affaire sous l’angle du second paragraphe de l’article 7, ils n’ont pas jugé nécessaire de se placer de surcroît sur le terrain du premier paragraphe (De Becker c. Belgique, no 214/56, décision de la Commission du 9 juin 1958, Annuaire 2, p. 214 ; X. c. Norvège, no 931/60, décision de la Commission du 30 mai 1961, Recueil des décisions de la Commission européenne des Droits de l’Homme no 6, p. 41 ; X. c. Belgique, no 1028/61, décision de la Commission du 18 septembre 1961, Annuaire no 4, p. 325, et Naletilić c. Croatie (déc.), no 51891/99, CEDH 2000-V, ainsi que les décisions X. c. Belgique (no 268/57), Touvier et Papon (no 2) précitées ; pour un raisonnement plus étendu, voir Penart c. Estonie (déc.), no 14685/04, 24 janvier 2006, et la décision Kolk et Kislyiy précitée). En l’espèce, la Cour ne voit aucune raison de s’écarter de cette logique. Puisqu’elle a examiné l’affaire à l’aune du premier paragraphe de l’article 7, elle estime qu’il n’est pas nécessaire de se placer également sur le terrain du second paragraphe. En tout état de cause, à supposer même que cette disposition soit applicable en l’espèce, l’opération du 27 mai 1944 ne saurait pas non plus passer pour « criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées ».
c)  Conclusion
148.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, le 27 mai 1944, le requérant ne pouvait raisonnablement prévoir que ses actes constituaient un crime de guerre au sens du jus in bello de l’époque ; il n’existait donc en droit international aucune base juridique plausible pour le condamner pour un tel crime. A supposer toutefois que le requérant ait commis une ou plusieurs infractions de droit commun réprimées par le droit interne, celles-ci, par l’effet de la prescription, ne sont plus punissables depuis longtemps ; dès lors, le droit national ne pouvait pas non plus servir de base à sa condamnation.
149.  Partant, il y a eu en l’espèce violation de l’article 7 de la Convention.
II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
150.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
151.  Le requérant réclame les sommes suivantes, sans distinguer précisément les dommages matériel et moral :
a)  687 000 euros (EUR) pour les souffrances et le sentiment d’angoisse éprouvés au cours de la procédure pénale dirigée contre lui ;
b)  3 millions d’EUR de plus pour les souffrances éprouvées pendant sa détention provisoire ;
c)  500 000 EUR pour les souffrances morales découlant de l’impossibilité de se rendre aux funérailles de son fils et de ses deux frères pendant son incarcération ;
d)  5 000 dollars américains (USD) en compensation de la valeur d’un terrain qu’il a dû vendre pour assurer sa défense devant les tribunaux ;
e)  30 000 USD en compensation de la valeur d’un appartement qu’il a dû vendre pour payer ses frais médicaux ;
f)  7 000 EUR, somme correspondant au salaire perçu par M. K., enquêteur du bureau de protection de la Constitution, pendant qu’il était chargé du dossier du requérant ;
g)  680 000 EUR, somme correspondant aux salaires perçus par les procureurs concernés pendant qu’ils étaient chargés du dossier du requérant ;
h)  1 million d’EUR en réparation de l’atteinte portée par son procès et par sa condamnation à son honneur et sa réputation ;
i)  5 187 000 EUR pour « condamnation illégale ».
152.  Le Gouvernement rappelle que seul un dommage présentant un lien de causalité avec la ou les violations constatées peut donner lieu à une satisfaction équitable sur le terrain de l’article 41 de la Convention. Or, la plupart des prétendus chefs de préjudice indiqués par le requérant correspondent à ses griefs qui ont déjà été rejetés par la Cour dans sa décision sur la recevabilité du 20 septembre 2007 et n’ont donc aucun lien avec la violation alléguée de l’article 7. En particulier, le Gouvernement ne comprend pas pourquoi il devrait verser à M. Kononov des sommes correspondant aux salaires d’agents du ministère public, alors que ceux-ci ont été rémunérés par l’Etat et non par l’intéressé.
153.  Quant au reste des montants susmentionnés, le Gouvernement les juge fantaisistes et exorbitants. Selon lui, eu égard au fait que la culpabilité du requérant dans le meurtre des neuf villageois « a été établie au-delà de tout doute raisonnable », que l’intéressé a lui-même « causé des souffrances aux villageois de Mazie Bati », qu’il n’a versé aucune indemnité financière aux survivants et qu’il ne leur a jamais présenté ses excuses, la Cour ne devrait rien lui accorder au titre du dommage moral. Un constat de violation constituerait donc en soi une réparation adéquate pour le préjudice moral éventuellement subi par le requérant.
154.  La Cour rappelle que la condition sine qua non à l’octroi d’une réparation d’un dommage matériel au titre de l’article 41 de la Convention est l’existence d’un lien de causalité entre le préjudice allégué et la violation constatée (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 73, CEDH 1999-II, et Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 49, CEDH 2002-II), et qu’il en va exactement de même du dommage moral (Kadiķis c. Lettonie (no 2), no 62393/00, § 67, 4 mai 2006). Or, en l’occurrence, la plupart des sommes réclamées par le requérant n’ont aucun lien de causalité avec la violation de l’article 7 de la Convention que la Cour vient de constater. Quant au préjudice moral subi par le requérant du fait de cette violation, la Cour considère qu’il est incontestable ; toutefois, les montants réclamés à cet égard par le requérant sont manifestement excessifs. Par conséquent, statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, et eu égard à toutes les circonstances particulières de l’affaire, la Cour alloue au requérant 30 000 EUR au titre du dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.
B.  Frais et dépens
155.  Le requérant réclame 3 000 lati (LVL) ou 4 200 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Il ne produit aucune pièce documentaire à l’appui de ses prétentions.
156.  Selon le Gouvernement, la demande du requérant, non étayée de pièces justificatives, ne remplit pas les exigences fondamentales posées par la jurisprudence de la Cour en la matière.
157.  La Cour rappelle que, pour avoir droit à l’allocation des frais et dépens en vertu de l’article 41 de la Convention, la partie lésée doit les avoir réellement et nécessairement exposés. En particulier, l’article 60 § 2 du règlement de la Cour prévoit que toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi la Cour peut rejeter la demande, en tout ou en partie. En outre, les frais et dépens ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (voir, entre autres, Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000-XI, Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002, et Svipsta c. Lettonie, no 66820/01, § 170, CEDH 2006-...). Or, la demande du requérant, exprimée en des termes très généraux, n’est accompagnée d’aucun justificatif. Dès lors, la Cour rejette les prétentions de l’intéressé à ce titre.
C.  Intérêts moratoires
158.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 7 de la Convention ;
2.  Dit, par quatre voix contre trois,
a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 30 000 EUR (trente mille euros) pour dommage moral, à convertir en lati au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur ladite somme ;
b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
3.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 juillet 2008 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Boštjan M. Zupančič   Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
–  opinion concordante du juge Myjer ;
–  opinion dissidente commune des juges Fura-Sandström, David Thór Björgvinsson et Ziemele ;
–  opinion dissidente du juge David Thór Björgvinsson.
B.M.Z.  S.Q. 
OPINION CONCORDANTE DU JUGE MYJER
(Traduction)
1.  Je suis profondément conscient de l’émotion que suscitera la conclusion de cette affaire non seulement chez le requérant et chez les personnes qui, comme lui, furent membres de commandos de l’Armée rouge et de groupes de partisans durant la Seconde Guerre mondiale, mais aussi chez les descendants des femmes et des hommes morts le 27 mai 1944 à Mazie Bati et, de manière plus générale, chez ceux qui pensaient sincèrement que l’issue de la procédure menée contre le requérant au niveau interne était juste. Voilà pourquoi j’ai décidé, exceptionnellement, de rédiger une opinion concordante, dans laquelle j’espère expliquer les motifs qui m’ont amené à voter avec la majorité dans cette affaire. Un juge ne devrait normalement pas exprimer son sentiment personnel concernant un arrêt sur lequel il s’est exprimé par un vote. Toutefois, dans cette affaire qui sort de l’ordinaire, je pense que mes observations peuvent au moins clarifier que les termes juridiques dans lesquels cet arrêt de la Cour de Strasbourg est rédigé cachent plusieurs façons de raisonner.
2.  A la première lecture du dossier de l’affaire, j’ai tout de suite pensé que ce qui s’était passé à Mazie Bati le 27 mai 1944 était atroce. Imaginez quelle aurait été votre propre réaction si vous aviez assisté au massacre des êtres qui vous sont chers ou d’autres habitants de votre village. Mais je me suis dit aussi qu’il n’était peut-être pas approprié de poursuivre le requérant pour ces faits cinquante-quatre ans plus tard. J’y ai vu une injustice flagrante, sauf si l’intéressé avait été recherché pour ces événements immédiatement après qu’ils se sont produits (ou dès qu’on en a eu connaissance) et qu’il avait réussi à se soustraire aux poursuites. Or tel ne fut pas le cas. Au contraire, les événements survenus ce jour-là étaient, semble-t-il, notoires et après la Seconde Guerre mondiale le requérant a d’ailleurs été décoré comme héros de guerre pour ses exploits en tant que partisan. Quand bien même les événements (et le rôle que le requérant y a joué) n’étaient pas connus, l’intéressé n’aurait pu être poursuivi que si les faits avaient été imprescriptibles – sauf disposition contraire du droit humanitaire international.
3.  A cet égard, j’ai été tenté d’abord de rechercher si – dans les circonstances très particulières de l’affaire – les poursuites dirigées contre le requérant étaient en soi inéquitables au point de priver l’ensemble du procès de caractère équitable. Après réflexion, j’ai estimé que l’affaire devait être examinée sous l’angle de l’article 7 uniquement. J’ai donc voté avec mes collègues pour déclarer irrecevables les griefs tirés de l’article 6 (décision sur la recevabilité du 20 septembre 2007).
Je suis convaincu que la procédure interne était entourée des garanties de l’article 6. Au vu de la façon dont l’affaire a été traitée au niveau national, il 
apparaît que les juges ont émis des avis divergents sur les conséquences juridiques à tirer des faits tels qu’ils se sont réellement produits. Ceux-ci étant étroitement liés aux questions juridiques à trancher sous l’angle de l’article 7, je souscris au raisonnement général tel qu’il est exprimé dans l’arrêt aux paragraphes 108 à 112.
4.  En principe, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et aux tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Il en va de même lorsque le droit interne renvoie à des dispositions du droit international général ou à des accords internationaux. Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999-I, et Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, § 90, CEDH 2001-II). Toutefois, dans une affaire comme le cas d’espèce, où les faits et l’interprétation du droit interne et du droit international sont si étroitement liés, il y a lieu également d’examiner si le droit interne et le droit international ont été appliqués à ces faits d’une façon qui ne saurait passer pour arbitraire. La Cour est compétente pour apprécier les circonstances dont se plaint un requérant compte tenu de l’ensemble des exigences de la Convention. Dans l’accomplissement de cette tâche, il lui est notamment loisible de donner aux faits de la cause, telle qu’elle les considère comme établis par les divers éléments en sa possession, une qualification juridique différente de celle que leur attribue l’une des parties ou, au besoin, de les envisager sous un autre angle (Streletz, Kessler et Krenz, précité, § 111).
5.  A ma connaissance, c’est la première fois que notre Cour est saisie d’une affaire concernant des événements survenus durant la Seconde Guerre mondiale et dans laquelle la personne jugée n’était pas associée aux nazis et aux puissances de l’Axe et à ceux qui ont collaboré avec eux, mais appartenait aux puissances alliées qui combattaient les nazis.
L’article 6 du Statut du Tribunal militaire international (Nuremberg) est ainsi libellé : « Le Tribunal établi par l’Accord [de Londres] pour le jugement et le châtiment des grands criminels de guerre des pays européens de l’Axe sera compétent pour juger et punir toutes personnes qui, agissant pour le compte des pays européens de l’Axe, auront commis, individuellement ou à titre de membres d’organisations, l’un quelconque des crimes suivants. »
Cette disposition énumère ensuite ainsi ces crimes :
« Les actes suivants, ou l’un quelconque d’entre eux, sont des crimes soumis à la juridiction du Tribunal et entraînent une responsabilité individuelle :
a)  Les crimes contre la paix : c’est-à-dire la direction, la préparation, le déclenchement ou la poursuite d’une guerre d’agression, ou d’une guerre en violation des traités, assurances ou accords internationaux, ou la participation à un plan concerté ou à un complot pour l’accomplissement de l’un quelconque des actes qui précèdent ;
b)  Les crimes de guerre : c’est-à-dire les violations des lois et coutumes de la guerre. Ces violations comprennent, sans y être limitées, l’assassinat, les mauvais traitements ou la déportation pour des travaux forcés, ou pour tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés, l’assassinat ou les mauvais traitements des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, l’exécution des otages, le pillage des biens publics ou privés, la destruction sans motif des villes et des villages ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires ;
c)  les crimes contre l’humanité : c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime.
Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan. »
Et bien que dès le début d’aucuns aient estimé que le procès de Nuremberg n’était ni plus ni moins une « justice des vainqueurs » biaisée, car après la Seconde Guerre mondiale les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par les Alliés n’ont jamais été jugés au niveau (inter)national, le procès de Nuremberg – pour autant que je sache – devait mettre un terme à la question : ce procès et les procès ultérieurs contre les nazis et leurs hommes de main tenus au niveau international et national devaient constituer un « règlement judiciaire » définitif sur le plan du droit pénal quant aux événements survenus durant la Seconde Guerre mondiale. Après cela, tous les Etats devaient pouvoir prendre un nouveau départ.
6.  A cet égard, le cas d’espèce se distingue d’affaires comme, par exemple, l’affaire Papon c. France. M. Papon était un collaborateur nazi, et les personnes comme lui n’avaient aucun droit de se plaindre d’avoir été jugées pour des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité de nombreuses années après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans la décision sur la recevabilité du 15 novembre 2001, le grief de M. Papon relatif à la violation de l’article 7 § 2 a été déclaré irrecevable pour les raisons suivantes :
« (...) La Cour rappelle que le paragraphe 2 de l’article 7 précité prévoit expressément que ledit article ne porte pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission, qui au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux du droit reconnus par les nations civilisées, ce qui est le cas du crime contre l’humanité, dont l’imprescriptibilité a été consacrée par le Statut du tribunal international de Nuremberg annexé à l’accord interallié du 8 août 1945, et par une loi française du 26 décembre 1964, qui s’y réfère expressément pour disposer que les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles (voir Touvier c. France, requête no 29420/95, décision de la Commission du 13 janvier 1997, Décisions et rapports (D.R.) 88, pp.148, 161). »
7.  L’espèce se distingue donc également d’affaires où des personnes sont jugées pour des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre commis après la Seconde Guerre mondiale et le procès de Nuremberg. Une personne ayant perpétré des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre après Nuremberg ne peut raisonnablement prétendre qu’elle n’avait pas conscience de la nature de ses actes. Je me réfère à cet égard également au raisonnement de notre Cour dans la décision sur la recevabilité du 4 janvier 2006 dans l’affaire Penart c. Estonie (no 14685/04) :
« (...) Si le tribunal de Nuremberg fut constitué pour juger les principaux criminels de guerre des pays européens de l’Axe pour les infractions qu’ils avaient commises avant ou pendant la Seconde Guerre mondiale, la Cour relève que la validité universelle des principes relatifs aux crimes contre l’humanité a été confirmée par la suite, notamment par la Résolution 95 de l’Assemblée générale des Nations unies (11 décembre 1946) puis par la Commission du droit international. Par conséquent, la responsabilité pour crimes contre l’humanité ne saurait se limiter aux seuls ressortissants de certains pays ni aux seuls actes commis pendant la Seconde Guerre mondiale. A cet égard, la Cour tient à souligner que l’article I b) de la Convention sur l’imprescribilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité dispose expressément que les crimes contre l’humanité, qu’ils soient commis en temps de guerre ou en temps de paix, sont imprescriptibles, quelle que soit la date de leur commission (...) »
8.  Je relève que le gouvernement letton admet (paragraphe 92 de l’arrêt) que le procès Kononov peut également passer pour une sorte de justice tardive des vainqueurs et que les procès de ce type « permettent de pallier les insuffisances du procès de Nuremberg ». Toutefois, je m’abstiendrai de commenter cet argument spécieux.
9.  Avant d’approfondir certains de ces points, je dois expliquer que ma perception est quelque peu dénaturée en raison de ma propre origine nationale. Né aux Pays-Bas au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, j’ai grandi avec l’idée que les nazis et leurs collaborateurs avaient mal agi et que ceux qui les avaient combattus (y compris les membres de groupes de résistance) avaient bien agi. Quels que fussent les actes commis par les groupes de résistants contre les forces allemandes d’occupation ou contre les ressortissants néerlandais qui avaient collaboré, c’était toujours pour la bonne cause. Les groupes de résistants qui avaient réduit au silence des collaborateurs ayant dénoncé des Juifs ou des personnes dans la clandestinité avaient agi comme il fallait. Et si, après la guerre, une personne qui avait appartenu à un groupe de résistance était reconnue coupable d’un crime commis pendant la guerre, ce n’était certainement pas d’un crime lié à ses activités clandestines, mais d’un crime tenant du règlement de comptes personnel ou d’une infraction ordinaire.
Pour autant que je sache, il n’y a pas eu de cas aux Pays-Bas où les forces d’occupation auraient fourni des armes à des « civils » néerlandais qui craignaient des représailles de groupes de résistance.
10.  Je suis convaincu que durant la Seconde Guerre mondiale la situation était bien plus compliquée en Lettonie qu’aux Pays-Bas. Sans me prononcer sur la « double occupation » invoquée par le gouvernement letton, il est clair qu’en 1940 la Lettonie fut incorporée à l’URSS et que le 22 juin 1941 l’Allemagne nazie lança son offensive contre l’URSS et, dans ce contexte, occupa le territoire letton en vue de l’intégrer au Reich allemand. L’occupation de la Lettonie eut lieu le 5 juillet 1941. Par la suite, l’Armée rouge tenta de reconquérir le territoire perdu par l’URSS. Des actes de sabotage contre les Allemands furent effectués par des commandos spéciaux de l’Armée rouge et des partisans rouges sur le territoire letton occupé.
Je dois admettre que pendant un moment j’ai envisagé la possibilité qu’il ait pu exister une différence entre le comportement des occupants allemands dans des pays comme la Lettonie et leur comportement ailleurs, si l’on pouvait présumer que, contrairement à ce qu’ils avaient fait dans d’autres pays occupés, ils n’avaient commis aucun crime de guerre ou crime contre l’humanité en Lettonie. Si tel avait été le cas, on aurait pu pardonner à certains habitants lettons d’avoir jugé légitime de collaborer avec ces forces d’occupation. Toutefois, après avoir lu le chapitre intitulé « La guerre agressive contre l’Union des républiques socialistes soviétiques » dans le jugement du procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire international (jugement de Nuremberg, 1er octobre 1946) et d’autres informations sur les massacres, en particulier d’hommes, de femmes et d’enfants d’origine juive ou rom perpétrés en Lettonie durant l’occupation allemande, je suis pleinement convaincu que cela n’a absolument pas été le cas. Sur ce point, je souscris au raisonnement de l’arrêt (paragraphe 130) selon lequel rien ne justifiait en Lettonie non plus une attitude pronazie ou une collaboration active avec les nazis.
11.  Le requérant Kononov – qui est né en Lettonie et y a vécu jusqu’à l’occupation allemande – était membre d’un des commandos soviétiques spéciaux.
En février 1944, un groupe de partisans, sous le commandement du major Chougounov, se réfugia dans le village de Mazie Bati. D’après l’arrêt rendu le 30 avril 2004 par la chambre des affaires pénales de la Cour suprême lettonne, l’un des villageois de Mazie Bati informa les Allemands de la présence des partisans rouges, et les Allemands les massacrèrent. D’après le requérant, bien plus de villageois furent impliqués dans cet acte de trahison. Quoi qu’il en soit, après ces événements, les Allemands fournirent un fusil et des munitions, ainsi que deux grenades à un certain nombre de villageois. Un autre groupe de partisans fut envoyé à Mazie Bati sous le commandement du requérant. Le 27 mai 1944, ils entrèrent dans le village, fouillèrent plusieurs maisons et tuèrent les hommes et les femmes – y compris une femme enceinte – chez lesquels ils avaient trouvé des armes remises par les Allemands.
12.  Je n’ai aucun doute – avec le bénéfice du recul – que le massacre des femmes et des hommes à Mazie Bati le 27 mai 1944 peut passer pour un acte criminel. S’il peut paraître compréhensible que les partisans aient voulu se venger de la trahison et du massacre ultérieur de leurs camarades partisans – ou même qu’ils aient souhaité donner l’exemple à d’autres villages lettons qui auraient peut-être consenti à collaborer avec les forces d’occupation allemandes – ils n’auraient pas dû appliquer l’adage « œil pour œil, dent pour dent », mais auraient dû opter pour d’autres moyens. Même en temps de guerre, et compte tenu même des difficultés pour un groupe de partisans de faire prisonniers des collaborateurs et de les emmener dans un lieu sûr aux fins de leur jugement, ils n’auraient pas dû tuer ces personnes sur-le-champ. De surcroît, certains meurtres étaient particulièrement horribles. Bien que le requérant n’ait pas été jugé coupable par les tribunaux lettons d’avoir perpétré les meurtres, ces actes ayant été commis sous son commandement, la responsabilité peut, semble-t-il, lui en être imputée en sa qualité de commandant sur le terrain chargé des opérations.
13.  Le requérant aurait-il dû être conscient du caractère criminel de ces actes à l’époque ?
J’hésite quelque peu à répondre par l’affirmative. Comme je l’ai souligné ci-dessus, on peut comprendre que les partisans ne voulaient pas que la trahison et le massacre de leurs camarades demeurent impunis. En outre, il ressort clairement des faits que le commando dirigé par Kononov n’a agi que contre les villageois chez lesquels furent trouvées des armes qui avaient été fournies par les Allemands – ce qui permet somme toute de considérer ces villageois comme des collaborateurs. Oui, en tant que partisan – c’est-à-dire quelqu’un qui doit passer pour un combattant – le requérant aurait dû avoir connaissance des règles applicables du jus in bello, ainsi qu’il est expliqué au paragraphe 121 de l’arrêt. L’une de ces règles exige expressément que les droits de la population civile, qui n’est pas engagée dans les hostilités mêmes, doivent être respectés. Mais qu’en est-il lorsqu’il existe de solides raisons de croire que des civils ont activement collaboré avec l’ennemi, au point de trahir des camarades partisans et de causer leur mort cruelle ? Et qu’en est-il lorsque ces civils – qui, de surcroît, sont des compatriotes – sont armés par cet ennemi même qu’un partisan combat ? Peuvent-ils toujours se prévaloir du même niveau de protection que celui dont bénéficient les vrais non-combattants ? Ou peut-on les comparer à l’ennemi lui-même, c’est-à-dire les tenir pour des combattants ennemis ? Pour pousser cet argument plus loin, on peut se demander si le requérant peut toujours prétendre, comme il l’a fait, que les villageois n’étaient pas des ennemis mais ses compatriotes ? Peut-on apporter des réponses acceptables, voire sensées, à ces questions ? Avec quelques hésitations, je parviens à la conclusion que – quel que fût le statut des villageois qui avaient trahi le premier groupe de partisans et accepté de recevoir des armes des forces d’occupation allemandes, le requérant aurait dû savoir, même dans les circonstances très particulières de l’affaire, que les représailles et la façon dont elles avaient été exercées ne pouvaient se justifier.
14.  Les événements survenus à Mazie Bati peuvent-ils passer pour un crime contre l’humanité ou un crime de guerre et, dans l’affirmative, peut-on en déduire que les autorités lettonnes ont eu raison de poursuivre le requérant pas moins de cinquante-quatre ans après les événements ? A ce propos, je tiens à souligner qu’on ne saurait tenir pour crimes de guerre tous les crimes commis durant la guerre. Il y a lieu de prendre en compte les motifs qui ont inspiré des crimes précis et l’échelle à laquelle ceux-ci ont été commis.
A cet égard, j’admets, comme le souligne l’arrêt, que les conventions de La Haye de 1899 et de 1907 constituaient en 1944 les seuls instruments pertinents du droit international positif pertinent. Le procès de Nuremberg a eu lieu après ces événements. Par la suite, de nouvelles conventions sur le droit humanitaire international furent adoptées (les conventions de Genève de 1949 et le Protocole de 1977). Le dernier événement en date est la création de tribunaux pénaux internationaux spéciaux – le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, le tribunal pénal international pour le Rwanda, le tribunal spécial pour la Sierra Leone – et plus récemment d’une cour plus générale, la Cour pénale internationale. On ne saurait affirmer plus clairement que les crimes les plus graves concernent l’humanité dans son ensemble et ne doivent pas demeurer impunis. Mais tout cela est postérieur aux événements en question. Bien que le jugement de Nuremberg se réfère aux mêmes conventions de La Haye pour parvenir à la conclusion que les nazis et leurs partisans qui furent jugés avaient commis des crimes de guerre, c’est ce procès qui, pour la première fois, a bien montré au monde extérieur que quiconque commettrait des crimes analogues à l’avenir pourrait être tenu pour personnellement responsable.
15.  Avec la majorité, j’estime que les événements survenus à Mazie Bati le 27 mai 1944 ne sauraient être considérés comme un crime imprescriptible, tant au regard des normes internationales alors applicables qu’au regard des normes nationales. Par conséquent, à mon sens, il y a eu violation de l’article 7.
16.  Dans les circonstances de l’espèce, j’estime que le montant de l’indemnité offerte par la Cour est équitable.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES  FURA-SANDSTRÖM, DAVÍD THÓR BJÖRGVINSSON  ET ZIEMELE
(Traduction)
Nous ne partageons pas l’avis de la majorité, qui estime qu’il y a eu violation de l’article 7 en ce qui concerne la poursuite et la condamnation du requérant en Lettonie pour crimes de guerre commis au cours de la Seconde Guerre mondiale.
I.
1.   L’affaire pose les questions de principe suivantes : 1. Eu égard aux travaux préparatoires de la Convention et à la jurisprudence existante, les affaires concernant des procès pour crimes de guerre commis au cours de la Seconde Guerre mondiale doivent-elles être examinées sous l’angle de l’article 7 § 1 ou de l’article 7 § 2 ? 2. Quel est le critère de légalité et de prévisibilité dans de telles affaires ? 3. Quelle incidence le facteur temps   a-t-il sur l’application du droit international pertinent, des principes généraux et de la Convention ?
2.   La Cour a décrit la tâche qui lui revient en l’espèce dans les termes que voici : « [I]l lui incombe d’examiner le respect du critère de prévisibilité dans la présente affaire. Plus précisément, la Cour doit dire, d’un point de vue objectif, s’il existait une base juridique plausible pour condamner le requérant pour un crime de guerre, et, d’un point de vue subjectif, si, à l’époque des faits, l’intéressé pouvait raisonnablement prévoir qu’il se rendait coupable d’un tel crime » (paragraphe 122 de l’arrêt). Ce faisant, elle traite l’affaire comme relevant de l’article 7 § 1. Elle n’explique pas ce choix et ne dresse aucune comparaison avec la jurisprudence existante ni ne tente de distinguer le cas d’espèce d’autres affaires semblables. Elle s’appuie sur une explication assez circulaire ; puisqu’elle a examiné l’affaire à l’aune du premier paragraphe de l’article 7, elle estime qu’il n’est pas nécessaire de se placer également sur le terrain du second paragraphe (paragraphe 147 de l’arrêt). Ainsi que l’admet l’arrêt, jusqu’à présent, la Cour avait toujours examiné les affaires concernant des crimes internationaux sur le terrain de l’article 7 § 2. Par le passé, la Cour a invariablement estimé qu’en principe la poursuite et la sanction des crimes internationaux commis de nombreuses années auparavant n’étaient pas contraires à la Convention car l’article 7 § 2 s’applique. Ce critère avait été expliqué dans l’affaire Touvier (Touvier c. France, no 29420/95, décision de la Commission du 13 janvier 1997, Décisions et rapports (DR)), où la Commission s’est ainsi exprimée :
« La Commission relève que le requérant a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour complicité de crime contre l’humanité (...) La Commission estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur le point de savoir si les faits reprochés au requérant pouvaient, lorsqu’ils ont été commis, recevoir une telle qualification.
La Commission doit vérifier si l’exception posée au paragraphe 2 de l’article 7 (...) trouve à s’appliquer aux circonstances de l’espèce.
La Commission rappelle qu’il ressort des travaux préparatoires de la Convention que le paragraphe 2 de l’article 7 (art. 7-2) a pour but de préciser que cet article n’affecte pas les lois qui, dans les circonstances tout à fait exceptionnelles qui se sont produites à l’issue de la deuxième guerre mondiale, ont été passées pour réprimer les crimes de guerre et les faits de trahison et de collaboration avec l’ennemi et ne vise à aucune condamnation juridique ou morale de ces lois (cf. No 268/57, déc. 20.7.57, Ann. Conv., vol. 1, p. 241). (...)
Enfin, la Commission rappelle qu’elle n’est pas compétente pour examiner une requête relative à des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par les juridictions internes, sauf si et dans la mesure où ces erreurs lui semblent susceptibles d’avoir entraîné une atteinte aux droits et libertés garantis par la Convention (voir par exemple No 13926/88, déc. 4.10.90, D.R. 66 pp. 209, 225 ; No 17722/91, déc. 8.4.91, D.R. 69 pp. 345, 354). La Commission rappelle également que l’application et l’interprétation du droit interne sont en principe réservées à la compétence des j/uridictions nationales (voir notamment No 10153/82, déc. 13.10.86, D.R. 49 p. 67). »
Il nous semble que le critère de l’affaire Touvier est différent de celui retenu dans la présente affaire. Jusqu’ici, la Cour s’était bornée à rechercher si, globalement, l’application et l’interprétation du droit international se conciliaient avec la Convention et n’étaient pas arbitraires.
3.   Dans son opinion concordante, le juge Myjer estime que la Cour est fondée à appliquer l’article 7 § 2 dans les affaires où les requérants avaient des liens avec les crimes nazis et tombaient donc sous le coup des principes de Nuremberg. La présente affaire serait différente car le requérant appartenait aux puissances alliées qui combattaient les Nazis. La base juridique de cette position n’apparaît pas clairement. Pourquoi la responsabilité pénale dépendrait-elle du côté duquel les coupables de crimes de guerre combattaient ? Il n’y a assurément rien dans la Convention qui limite l’application de l’article 7 aux seuls crimes nazis. Le libellé de l’article 7 est au contraire large et a une finalité spécifique, comme les travaux préparatoires le démontrent abondamment. Certes, la Convention couvre aujourd’hui bien plus d’Etats qu’à l’époque où elle a été élaborée. Toutefois, maintenant que cette extension à d’autres Etats a eu lieu, cela signifie-t-il que les Etats Parties les plus récents ont des droits et obligations différents au regard de l’article 7 ? Ou, en d’autres termes, la Convention devrait-elle fonctionner avec une double échelle de critères ? Nous ne le pensons pas. Dans l’affaire Kolk et Kislyiy c. Estonie ((dec.), no 23052/04 et 24018/04, CEDH 2006-I), la Cour a dit sans équivoque que les principes de Nuremberg avaient une valeur universelle en dépit de la compétence ratione personae limitée qui était celle du Tribunal à l’époque (pp. 8-9).
4.   Cela dit, on pourrait concevoir qu’à partir de maintenant, et contrairement à ce que voulaient les Etats lorsqu’ils ont rédigé l’article 7, la Cour examine la poursuite des crimes internationaux sur le terrain de l’article 7 § 1. Ce paragraphe renvoie au droit international. Il reste que l’appréciation de la légalité et de la prévisibilité doit toujours se concilier avec la manière dont on entend ces principes en droit international pénal. Il existe des différences patentes entre la façon dont on comprend la légalité et la prévisibilité en droit pénal interne et en droit international pénal, ne serait-ce que parce que le droit international représente un ordre juridique distinct des ordres juridiques nationaux (il y a aussi lieu de prendre en compte les différences de définition de ces principes qui existent entre les systèmes de common law et les systèmes de droit civil) quant à la manière dont les règles en question sont élaborées et quant aux rapports qui les lient.1
5.  On pourrait avancer que, sur le terrain de la Convention, la Cour peut dégager de nouveaux critères en ce qui concerne la légalité et la prévisibilité lorsque des crimes internationaux se trouvent en cause. La majorité en l’espèce ne semble pas émettre l’idée que la Cour puisse assumer pareil rôle. Quoi qu’il en soit, c’est là une question fondamentale de politique judiciaire dans une affaire où est en jeu l’application de domaines également importants du droit international.2 Le commentaire suivant que la Cour internationale de justice (CIJ) a fait sur la vocation du droit humanitaire international mérite d’être noté à ce propos : « (...) un grand nombre de règles du droit humanitaire applicable dans les conflits armés sont si fondamentales pour le respect de la personne humaine et pour des « considérations élémentaires d’humanité (...). » »3 Il semble que les droits de l’homme et le droit humanitaire répondent au même souci, mais à des moments et dans des contextes différents. La CIJ explicite les rapports entre droit humanitaire international et droit des droits de l’homme en ces termes : « (...) En principe, le droit de ne pas être arbitrairement privé de la vie vaut aussi pendant des hostilités. C’est toutefois en pareil cas, à la lex specialis applicable, à savoir le droit applicable dans les conflits armés, conçu pour régir la conduite des hostilités, qu’il appartient de déterminer ce qui constitue une privation arbitraire de la vie (...) ».4 Dans son avis consultatif sur les « Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé », la CIJ s’est exprimée ainsi : « De manière plus générale, la Cour estime que la protection offerte par les conventions régissant les droits de l’homme ne cesse pas en cas de conflit armé, si ce n’est par l’effet de clauses dérogatoires (...). Dans les rapports entre droit international humanitaire et droits de l’homme, trois situations peuvent dès lors se présenter : certains droits peuvent relever exclusivement du droit international humanitaire ; d’autres peuvent relever exclusivement des droits de l’homme ; d’autres enfin peuvent relever à la fois de ces deux branches du droit international. Pour répondre à la question qui lui est posée, la Cour aura en l’espèce à prendre en considération les deux branches du droit international précitées, à savoir les droits de l’homme et, en tant que lex specialis, le droit international humanitaire. »5
Autrement dit, un corps particulier de droit a été élaboré pour régir les situations d’hostilités armées qui soit adapté aux particularités de ces situations. Il implique des droits, des obligations et des responsabilités différents, pour des parties différentes. Avant de décider d’appliquer son propre critère à des situations comme celles-là, la Cour européenne des droits de l’homme devrait apprécier minuteusement l’enjeu. En tout état de cause, la Cour prête toujours attention aux tendances et buts généraux que reflètent les évolutions du droit international humanitaire et du droit international pénal. Si, à travers la présente affaire, la Cour décide non seulement d’adopter une nouvelle approche mais aussi d’appliquer celle-ci rétroactivement, il lui faut s’appuyer sur des arguments juridiques solides. Dans le système de la Convention, il est d’usage que ce soit la Grande Chambre qui énonce pareils arguments.
6.  La difficulté du cas d’espèce tient essentiellement à ce que le procès a eu lieu presque soixante ans après les faits allégués. Comme le relève la majorité, la réglementation juridique internationale des conflits armés a en réalité évolué dans l’intervalle. Elle ne dit pas, toutefois, qu’il soit interdit à l’Etat défendeur de juger des criminels de guerre. La question prend alors un caractère plus technique et se rapporte à l’application du droit dans le temps ou, dans notre affaire, plus particulièrement à la règle du droit intertemporel.6 Dans sa sentence arbitrale dans l’affaire de l’Ile de Palmas, fréquemment citée, le juge Huber formule la règle ainsi : « [U]n acte juridique doit être apprécié à la lumière du droit de l’époque, et non à celle du droit en vigueur au moment où s’élève ou doit être réglé un différend relatif à cet acte ».7
Dans son avis consultatif sur l’affaire de la Namibie, la CIJ a expliqué que dans certains cas il fallait prendre en compte l’évolution des notions : « [S]ans oublier la nécessité primordiale d’interpréter un instrument donné conformément aux intentions qu’ont eues les parties lors de sa conclusion, la Cour doit tenir compte de ce que les notions (...) n’étaient pas statiques mais par définition évolutives (...). C’est pourquoi, quand elle envisage les institutions de 1919, la Cour doit prendre en considération les transformations survenues dans le demi-siècle qui a suivi et son interprétation ne peut manquer de tenir compte de l’évolution que le droit a ultérieurement connue grâce à la Charte des Nations unies et à la coutume. De plus, tout instrument international doit être interprété et appliqué dans le cadre de l’ensemble du système juridique en vigueur au moment où l’interprétation a lieu ».8 Il s’agit là en fait d’une partie des règles d’interprétation des traités internationaux énoncées par la Convention de Vienne sur le droit des traités qui a codifié les règles pertinentes du droit international coutumier à l’époque. Outre le sens ordinaire à donner aux termes dans leur contexte et aux méthodes se rapportant à l’objet et au but, la Cour doit aussi prendre en considération, entre autres, « les règles pertinentes du droit international applicables aux relations entre les parties ».9 La Cour a invariablement dit que la Convention devait s’interpréter à la lumière des principes énoncés dans la Convention de Vienne.
7.  La majorité déclare que la Cour suprême lettonne a appliqué deux instruments internationaux rétroactivement (paragraphes 118-119, 131). Le problème se poserait en réalité à la fois sur le plan de la Convention et du point de vue du droit international pénal si les tribunaux internes appliquaient le droit post facto de manière à élargir le champ des crimes de guerre dont le requérant a été reconnu coupable.10 La majorité n’a toutefois pas examiné ou envisagé cette question correctement. Lorsqu’elle dit dans son arrêt que le tribunal national s’est appuyé sur l’article 50 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 (Protocole I) mais n’aurait pas dû procéder ainsi, le Protocole ayant été adopté trente ans plus tard, elle aurait dû, pour établir un fait pertinent de droit international, pour le moins tenter de déterminer si l’article 50 représentait une nouvelle évolution du droit humanitaire international ou une codification du droit international coutumier.
II.
8.  La majorité conclut que le requérant ne pouvait prévoir que ses actes constituaient un crime de guerre au sens du jus in bello de l’époque parce que, notamment, neuf villageois ne pouvaient ignorer que leur comportement les exposait à des représailles (paragraphe 130 de l’arrêt) et qu’ils faisaient l’objet d’une suspicion légitime de représenter un danger pour les partisans rouges en raison de leur attitude pronazie et de leur collaboration (paragraphes 130 et 134). Selon la majorité, les juridictions nationales n’ont pas suffisamment établi que l’attaque du village de Mazie Bati, en Lettonie, perpétrée le 27 mai 1944, était contraire au droit de la guerre et donc qu’il existait en droit international une base juridique permettant de condamner le requérant pour avoir donné l’ordre à ses partisans de tuer les six hommes et les trois femmes, dont l’une était enceinte (paragraphe 138).
9.  Pour passer outre les conclusions des juridictions nationales concernant le statut des habitants du village, la majorité s’appuie sur l’interprétation suivante de la Convention de La Haye de 1907 et du règlement qui y est annexé (« le règlement de La Haye »). Selon la Cour, le règlement de La Haye ne définit pas les notions de « personne civile » et de « population civile ». Pour elle, rien ne montre qu’au sens du jus in bello tel qu’il existait à l’époque toute personne ne réunissant pas les conditions formelles pour être qualifiée de « combattant » devait automatiquement être rangée dans la catégorie des « civils » avec toutes les garanties qui en découlaient (paragraphe 131).
10.  Il s’agit là d’une erreur du point de vue du droit humanitaire international applicable à l’époque. D’abord, il est vrai que la réglementation relative à la protection des civils se trouvait alors dans un état relativement rudimentaire, mais elle existait. On sait bien que « depuis le dix-huitième siècle, un élément essentiel et immuable du droit régissant le conflit armé est la distinction entre combattants et civils »11 Si le texte du règlement de La Haye ne lui paraissait pas suffisamment clair et puisqu’elle a estimé insuffisants les motifs des juridictions nationales, la Cour aurait dû user de tous les autres moyens disponibles en droit international pour établir la portée du règlement en question afin de déterminer si les cours et tribunaux internes avaient versé dans l’arbitraire. Elle aurait été ainsi amenée à accorder de l’attention entre autres au préambule à la Convention de La Haye de 1907, qui comporte la clause dite de Martens et qui énonce : « [I]l ne pouvait entrer dans les intentions des Hautes Parties contractantes que les cas non prévus fussent, faute de stipulations écrites, laissés à l’appréciation arbitraire de ceux qui dirigent les armées ». Le préambule précise plus loin : « [D]ans les cas non compris dans les dispositions réglementaires adoptées par elles, les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tel qu’il résulte des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique ».12
11.  Il n’appartient assurément pas à la Cour européenne des droits de l’homme d’interpréter les Conventions de La Haye ou de Genève (paragraphe 122). Pour elle, les autres règles et principes de droit international sont des faits qu’elle peut avoir à prendre en compte dans une affaire donnée. Ce sont toutefois des faits qu’elle doit établir soigneusement en recourant d’abord à tous les moyens que lui offre le droit international. D’ailleurs, la Cour suit toujours cette procédure dans les affaires où le contexte des règles de droit international applicables revêt de l’importance.13 Aux fins de la présente affaire, il faut prendre en considération les avancées que représentent par exemple le code Lieber de 1863, la déclaration de Saint-Pétersbourg de 1868 ou le Manuel d’Oxford, qui établissent tous le principe que les belligérants ne jouissent pas d’une liberté illimitée quant au choix des moyens et méthodes de guerre et qu’aucune souffrance inutile ne doit être infligée. Le code Lieber de 1863 est mentionné dans la décision sur la recevabilité mais il a été omis dans l’arrêt (Kononov c. Lettonie (déc.), no 36376/04, 20 septembre 2007, p. 23).
12.  Le fait que la Cour impute une « attitude pronazie » aux habitants du village ne saurait en soi priver ceux-ci de la protection que le droit humanitaire international accorde aux civils (paragraphe 130 de l’arrêt), pas plus que le manque de sympathie des villageois pour les partisans rouges, pour des raisons historiques bien circonstanciées.14 Si la majorité souhaitait établir que ces six hommes et ces trois femmes n’étaient pas des civils mais des combattants et qu’en cette capacité ils participaient directement à des activités armées (qu’on qualifie celles-ci de collaboration ou autre), elle aurait pour le moins dû examiner les quatre conditions énoncées à l’article 1 du règlement de La Haye pour pouvoir distinguer les combattants des non- combattants, à savoir : « 1. (...) avoir à leur tête une personne responsable pour ses subordonnés ; 2. (...) avoir un signe distinctif fixe et reconnaissable à distance ; 3. (...) porter les armes ouvertement, et 4. (...) se conformer dans leurs opérations aux lois et coutumes de la guerre. (...). »15 Les principales difficultés que présente l’approche retenue par la Cour sont les suivantes. Premièrement, la Cour n’est pas habilitée à ajouter de nouveaux critères aux règles existantes ou à substituer sa propre compréhension des notions à celle généralement admise en droit international quand il s’agit de qualifier des personnes de combattants. Deuxièmement, elle ne peut réexaminer tous les éléments de preuve, parmi lesquels les témoignages des victimes de ce crime (paragraphe 36 de l’arrêt).
13.   Enfin et surtout, la portée du principe de prévisibilité auquel souscrit la majorité demeure obscure. Récemment, dans l’affaire Vasiljević, le TPIY, se référant aux jugements du tribunal de Nuremberg, a dit ceci : « Pour ce qui est de la responsabilité pénale qui s’y attache, il ne suffit pas d’établir que l’acte en question était illégal en droit international, en ce sens qu’il était susceptible d’engager la responsabilité d’un Etat qui passe outre à cette interdiction (...) [L]a Chambre de première instance doit s’assurer que l’infraction reprochée à l’accusé était définie de façon suffisamment précise en droit international coutumier, pour que sa nature générale, son caractère criminel et sa gravité soient suffisamment prévisibles et puissent être reconnus. Ce faisant, la Chambre tient compte de la spécificité du droit international, en particulier du droit international humanitaire. L’exigence d’une définition suffisamment claire de l’infraction pénale est en réalité un corollaire du principe de légalité et elle doit être appréciée comme telle.»16 Dans l’affaire Streletz, Kessler et Krentz c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, CEDH 2001-II, la Cour, tout en se préoccupant d’abord de l’application que les tribunaux allemands avaient faite du droit pénal interne, a conclu notamment, au paragraphe 105 de cet arrêt : « [L]a Cour estime qu’au moment où elles ont été commises, les actions des requérants constituaient également des infractions définies avec suffisamment d’accessibilité et de prévisibilité par les règles du droit international relatives à la protection des droits de l’homme ». Nous continuons à penser que, compte tenu de toutes les dispositions normatives internationales élaborées à l’époque, tuer des membres de la population civile d’une nation hostile sans nécessité militaire apparente constituait un crime de guerre et que la substance de ce crime était définie avec suffisamment d’accessibilité et de prévisibilité par les règles du droit international (voir aussi Jorgic c. Allemagne, précité, § 114). Nous tombons d’accord avec la chambre pour dire que le requérant, en sa qualité de commandant militaire, devait connaître les règles pertinentes du droit de la guerre (paragraphe 124 de l’arrêt).
14.  Pour ce qui est de l’intention ou de la conscience criminelle, c’est le critère suivant qui s’applique : « On ne peut nier la mens rea si l’illégalité du crime de guerre est évidente pour un homme raisonnable. Lorsqu’un acte est objectivement criminel par nature, l’accusé ne peut se voir exonéré sous prétexte qu’il croyait subjectivement à la légalité de ses actes »17 ou qu’il croyait, en raison de la politique de l’Etat, ne jamais faire l’objet de poursuites.18 La compétence de la Cour ne va toutefois pas jusqu’à l’appréciation des questions se rapportant à l’actus reus et à la mens rea. Ces questions demeurent de la compétence des cours et tribunaux nationaux ou des tribunaux pénaux internationaux, le cas échéant.
Pour toutes ces raisons et parce que nous ne sommes pas persuadés que, en condamnant le requérant, les cours et tribunaux nationaux soient allés au-delà de la définition matérielle du crime de guerre qui avait cours en 1944, nous avons la ferme conviction que ces tribunaux nationaux étaient mieux placés que notre Cour pour se prononcer sur l’affaire Kononov. Nous concluons donc à la non-violation de l’article 7.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE DAVID THÓR BJÖRGVINSSON
(Traduction)
Je tiens à ajouter les quelques précisions suivantes à l’opinion dissidente commune.
1.  La majorité fonde l’essence de son raisonnement sur sa conclusion que les victimes du massacre de Mazie Bati, en raison de leurs rapports avec les forces armées allemandes, n’étaient pas des civils bénéficiant de la protection des dispositions pertinentes du droit international relatives aux faits de guerre acceptables. C’est pourquoi elle se borne à examiner s’il y a eu violation de l’article 7 § 1.
A cet égard, il y a lieu de souligner que les juridictions nationales ont établi que le requérant, en sa qualité de commandant et de membre des forces armées de l’Union soviétique, avait participé au massacre de Mazie Bati le 27 mai 1944. S’appuyant sur une enquête approfondie, les tribunaux internes ont également estimé que les victimes étaient des civils protégés par le droit international pertinent. De plus, ils ont conclu que les actes du requérant constituaient des crimes de guerre en vertu du droit international et du droit interne applicables. Notre Cour ne peut pas réfuter ce constat ou passer outre les conclusions des juridictions nationales concernant les faits de la cause et le droit applicable. En le faisant, la majorité est allée au-delà d’une simple requalification juridique des éléments en sa possession (Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], arrêt du 22 mars 2001, § 111). Ce que la majorité a fait en réalité doit plutôt passer pour une nouvelle appréciation des constatations cruciales des juridictions nationales ; en cela elle est allée à l’encontre de la jurisprudence constante de notre Cour, selon laquelle c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et aux tribunaux, qu’il incombe d’établir les faits et d’interpréter la législation nationale, y compris celle qui renvoie à des dispositions du droit international.
2.  Pour comprendre la situation des victimes, il est également utile de replacer les événements survenus à Mazie Bati le 27 mai 1944 dans un contexte historique plus large.
La République de Lettonie fut proclamée en 1918. L’Union soviétique annexa la Lettonie en 1940. Comme il est exposé au paragraphe 9 de l’arrêt, en 1941 le pays fut occupé par l’Allemagne puis, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, à nouveau par l’Union soviétique. Après l’effondrement de l’Union soviétique, la Lettonie recouvra son indépendance en 1991.
En d’autres termes, de 1940 à 1991, la Lettonie fut victime de l’occupation hostile de puissances étrangères. A l’époque où sont survenus les faits en cause en l’espèce, deux régimes totalitaires, l’Allemagne nazie et 
l’Union soviétique, se disputaient le territoire letton, au total mépris du droit des Lettons à l’autodétermination, qui a toujours été et demeure une revendication fondamentale légitime du peuple letton. L’Union soviétique n’avait pas pour but de « libérer » la Lettonie de l’Allemagne nazie et de rétablir un Etat souverain indépendant, mais cherchait à reprendre le pouvoir en Lettonie et à en faire une république socialiste soviétique. L’histoire nous apprend qu’une telle conjoncture facilite une situation de guerre lorsque les deux puissances sont à l’affût de collaborateurs probables avec l’ennemi dans la population du territoire occupé et appliquent leurs propres critères – militaires, politiques ou autres – pour déterminer qui doit ou non être considéré comme collaborateur, en fonction de leurs propres buts et intérêts. Toutefois, du point de vue des Lettons, les actes des deux puissances étaient inspirés par des convoitises territoriales aussi illégitimes les unes que les autres. C’est dans ces conditions que le massacre de Mazie Bati a eu lieu. Placées dans ce contexte historique, ces atrocités ont été infligées à des civils lettons, sous le commandement du représentant militaire de l’Union soviétique en tant que puissance d’occupation hostile, et non en tant que libératrice de la Lettonie.
Occupée par l’Union soviétique jusqu’en 1991, la Lettonie n’a pas pu imputer aux militaires soviétiques la responsabilité des crimes de guerre qui auraient été commis contre son peuple durant la Seconde Guerre mondiale avant de recouvrer son indépendance en 1991.
Ce contexte historique de l’affaire est important pour trois raisons. Premièrement, il explique le difficile dilemme auquel la plupart des civils lettons ont dû se trouver confrontés dans leurs relations avec les forces d’occupation ennemies. Deuxièmement, il permet de comprendre pourquoi, avec la majorité et contrairement à ce que soutient le requérant, j’estime que les actes de l’intéressé, en tant que militaire soviétique, ne doivent pas être considérés comme ayant été dirigés contre ses compatriotes et comme ne tombant donc pas sous le coup des règles internationales relatives aux faits de guerre acceptables. Troisièmement, il explique pourquoi le requérant n’a pas été poursuivi avant 1998 pour crimes de guerre à raison de son rôle dans les événements de Mazie Bati.
3.   Il n’est pas contesté que l’article 7 § 2 de la Convention vise notamment les crimes de guerre, tels qu’ils sont définis en droit international. Tout comme la notion juridique de « crime de guerre » est neutre concernant l’Etat que les auteurs présumés de ces crimes représentent en tant que militaires, l’article 7 § 2 n’établit aucune distinction de la sorte. La qualification d’un acte donné en crime de guerre tient à la nature de l’acte lui-même et des circonstances dans lesquelles il a été commis, et non au pays que les auteurs représentent en leur qualité de militaires.
4.  Par la poursuite et la condamnation du requérant pour son rôle dans les événements survenus à Mazie Bati le 27 mai 1944, justice a été rendue. Le requérant s’est vu infliger une peine privative de liberté légère de un an et huit mois, eu égard à son grand âge et à son infirmité. Mais, chose plus importante, il a dû répondre de ses crimes.
1.  Cf. M. Ch. Bassiouni, Introduction to International Criminal Law, Ardsley, New York: Transnational Publishers, Inc., 2003, pp.198-204.
2.  Il convient de rappeler que jusqu’ici la position de la Cour était celle définie dans l’affaire Al-Adsani c Royaume-Uni, où il est dit que la Convention « doit s’interpréter à la lumière des règles énoncées dans la Convention de Vienne sur le droit des traités » et, en particulier, qu’il faut tenir compte de « toutes les règles de droit international pertinentes applicables dans les relations entre les parties » (§ 55). Voir L. Wildhaber, “The European Convention on Human Rights and International Law”, International and Comparative Law Quarterly, 2006, pp. 230-231.
3.  « Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires », Avis consultatif, Recueil de la CIJ 1996, § 79.
4.  Ibidem, p. 240, § 25.
5.  « Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé », Avis consultatif, Recueil de la CIJ 2004, § 106.
6.  Voir R. Higgins, « Time and Law: International Perspectives on an Old Problem », International and Comparative Law Quarterly, vol. 46, 1997.
7.  Précité, ibidem, p. 515
8.  Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la Résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, Avis consultatif, Recueil de la CIJ 1971, § 53.
9.  Pour cette interprétation de la règle, voir aussi Higgins, op cit.
10.  Pour les défis auxquels la Cour risque de se trouver confrontée si elle entreprend d’apprécier l’étendue d’une infraction internationale, voir Jorgic c. Allemagne, no 74613/01, CEDH 2007-… (extraits).
11.  Voir Ch Greenwood, « The law of war (International Humanitarian Law) », in M.D.Evans, International Law, Oxford University Press, 2003, p. 794. Selon le commentaire du CICR, le principe de la distinction entre civils et combattants a été énoncé pour la première fois dans la déclaration de Saint-Pétersbourg. Voir J-M. Henckaerts & L. Doswald-Beck, Customary International Humanitarian Law, volume I : Rules, Cambridge University Press, 2005, p. 3.
12.  Selon la CIJ, on trouve une « version moderne » de la clause de Martens à l’article 1 § 2 du Protocole additionnel I de 1977 et « [cette clause] continue indubitablement d’exister et d’être». Voir « Licéité de la menace ou de l’emploi des armes nucléaires », Avis consultatif, Recueil de la CIJ 1996, 257, 260.
13.  Pour de nombreuses références à la doctrine, etc., voir, par exemple, Jorgic c. Allemagne précité, §§ 40-47.
14.  Norman Davis, historien réputé, décrit la Seconde Guerre mondiale dans les états baltes en ces termes : « Les Occidentaux ont du mal à comprendre, mais du point de vue de Talinn, de Riga ou de Vilnius, la possibilité grandissante d’une avancée nazie apparaissait comme une libération bénie de la Libération. (…) Dans les Etats baltes, en Biélorussie et en Ukraine, ils furent accueillis en libérateurs. Les paysans locaux souhaitèrent la bienvenue aux soldats allemands en leur offrant du pain et du sel, le cadeau traditionnel. (…) Dans (…) l’Europe qui fut occupée successivement par les Soviétiques et par les Nazis, il n’y avait guère le choix. Les deux régimes totalitaires cherchaient à gagner l’obédience de la population en faisant régner la terreur la plus totale. Pour la plupart des civils ordinaires, la perspective de servir les Soviétiques posait les mêmes dilemmes moraux que de servir les fascistes. Le seul parti que pouvaient prendre les patriotes et les démocrates était suicidaire : tenter de combattre simultanément Hitler et Staline. » Voir N. Davis, Europe: A History, Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 1033. Quant à la nature du régime soviétique, on peut évoquer le fait suivant : “En une seule nuit – celle du 14 juin 1941 – plus de 15 000 individus furent déportés de Lettonie au Goulag. On estime à 35 000 le nombre des pertes que la population a subies à cause de déportations, de massacres et de disparitions non expliquées au cours de la première année d’occupation soviétique ». Voir R. J. Misiunas et R. Taagepera, The Baltic States: Years of dependence, 1940-1980, Berkley and Los Angeles, University of California Press, 1983, p. 41.
15.  Voir en outre, par exemple, J. Westlake, International Law. Part II. War, 2nd ed., Cambridge University Press, 1913, pp. 64-65.
16.  Voir Procureur c. Mitar Vasiljević, Jugement de la Chambre de première instance du 29 novembre 2002, §§ 199, 201.
17.  Voir Y. Dinstein, The Conduct of Hostilities under the Law of International Armed Conflict, Cambridge University Press, 2004, p. 245.
18.  Voir l’opinion concordante du juge Zupančič dans l’affaire Streletz, Kessler et Krentz c. Allemagne.
ARRÊT KONONOV c. LETTONIE
ARRÊT KONONOV c. LETTONIE 
ARRÊT KONONOV c. LETTONIE – OPINION CONCORDANTE DU JUGE MYJER
ARRÊT KONONOV c. LETTONIE – OPINION CONCORDANTE DU JUGE MYJER 
ARRÊT KONONOV c. LETTONIE
ARRÊT KONONOV c. LETTONIE – OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES 
FURA-SANDSTRÖM, DAVÍD THÓR BJÖRGVINSSON ET ZIEMELE
ARRÊT KONONOV c. LETTONIE – OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES   FURA-SANDSTRÖM, DAVÍD THÓR BJÖRGVINSSON ET ZIEMELE
ARRÊT KONONOV c. LETTONIE
ARRÊT KONONOV c. LETTONIE 
ARRÊT KONONOV c. LETTONIE – OPINION DISSIDENTE DU JUGE DAVID THÓR   BJÖRGVINSSON
ARRÊT KONONOV c. LETTONIE – OPINION DISSIDENTE DU JUGE DAVID THÓR 
BJÖRGVINSSON


Synthèse
Formation : Cour (troisième section)
Numéro d'arrêt : 36376/04
Date de la décision : 24/07/2008
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 7 ; Préjudice moral - réparation

Analyses

(Art. 7-1) INFRACTION PENAL, (Art. 7-1) NULLUM CRIMEN SINE LEGE


Parties
Demandeurs : KONONOV
Défendeurs : LETTONIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2008-07-24;36376.04 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award