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19/09/2008 | CEDH | N°9174/02

CEDH | AFFAIRE KORBELY c. HONGRIE


GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE KORBELY c. HONGRIE
(Requête no 9174/02)
ARRÊT
STRASBOURG
19 septembre 2008
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Korbely c. Hongrie,
La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Jean-Paul Costa, président,   Christos Rozakis,   Nicolas Bratza,   Peer Lorenzen,   Françoise Tulkens,   Loukis Loucaides,   Ireneu Cabral Barreto,   Karel Jungwiert
Volodymyr Butkevych,   András Baka,   Vladimiro Zagr

ebelsky,   Antonella Mularoni,   Elisabet Fura-Sandström,   Renate Jaeger,   Sverre Erik Jebens,   Dr...

GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE KORBELY c. HONGRIE
(Requête no 9174/02)
ARRÊT
STRASBOURG
19 septembre 2008
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Korbely c. Hongrie,
La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Jean-Paul Costa, président,   Christos Rozakis,   Nicolas Bratza,   Peer Lorenzen,   Françoise Tulkens,   Loukis Loucaides,   Ireneu Cabral Barreto,   Karel Jungwiert
Volodymyr Butkevych,   András Baka,   Vladimiro Zagrebelsky,   Antonella Mularoni,   Elisabet Fura-Sandström,   Renate Jaeger,   Sverre Erik Jebens,   Dragoljub Popović,
Mark Villiger, juges,
ainsi que de Michael O'Boyle, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 juillet 2007 et le 19 juin 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 9174/02) dirigée contre la République de Hongrie et dont un ressortissant de cet Etat, M. János Korbely (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 janvier 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Dans sa requête, le requérant alléguait avoir été condamné pour un acte qui ne constituait pas un crime au moment où il avait été commis. Il soutenait en outre, en termes assez généraux, que la procédure dont il avait fait l'objet avait été inéquitable et d'une durée excessive. Il invoquait les articles 6 et 7 de la Convention.
3.  La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 3 mai 2007, une chambre de ladite section, composée de Françoise Tulkens, András Baka, Ireneu Cabral Barreto, Riza Türmen, Antonella Mularoni, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, juges, ainsi que de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section, s'est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s'étant déclarée opposée à pareille décision (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
4.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
5.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites.
6.  Une audience s'est déroulée en public au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 4 juillet 2007 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement  M. L. Höltzl, agent,  Mme M. Weller,  M. Z. Tallódi, coagents ;
–  pour le requérant  Mes A. Cech,   L.S. Molnár, conseils.
La Cour a entendu Mes Cech et Höltzl en leurs plaidoiries.
7.  Le même jour, la Cour a décidé d'examiner conjointement les questions de recevabilité et de fond soulevées par la requête, comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
8.  Le requérant est né en 1929 et réside à Kisoroszi (Hongrie). Il est militaire en retraite.
A.  Les événements survenus à Tata le 26 octobre 1956
9.  L'intéressé, qui avait alors le grade de capitaine (százados), assumait les fonctions d'officier-instructeur (tanfolyam-parancsnok) à l'école des élèves officiers de Tata lorsque la révolution hongroise éclata à Budapest, le 23 octobre 1956. A la suite des manifestations, des échanges de tirs et des émeutes qui eurent lieu ce jour-là à Budapest, une loi martiale disposant notamment que le port d'arme non autorisé serait passible de la peine capitale fut proclamée le 24 octobre 1956. Le requérant connaissait les mesures instituées par la loi en question, qui avaient été annoncées à la radio nationale.
10.  Le 26 octobre 1956, à l'aube, l'école militaire où enseignait le requérant fut attaquée par des insurgés, qui furent repoussés à l'issue d'une fusillade au cours de laquelle un officier fut tué et un autre blessé. Peu de temps après, le bâtiment qui abritait la prison locale et les services du parquet fut investi par des émeutiers. Ayant reçu l'ordre d'en reprendre le contrôle, l'intéressé parvint, sans employer la force, à convaincre ceux-ci d'évacuer les lieux.
11.  Le requérant se vit ultérieurement confier une mission analogue, consistant à désarmer des rebelles qui s'étaient rendus maîtres par la force du commissariat de Tata dans l'après-midi du 26 octobre 1956. Ces derniers, parmi lesquels se trouvait un certain Tamás Kaszás, avaient vaincu la résistance des policiers et s'étaient emparés de leurs armes. Commandés par Tamás Kaszás et une autre personne, ils avaient l'intention d'exécuter le chef de la police mais renoncèrent finalement à ce projet. Un groupe plus restreint d'insurgés dont Tamás Kaszás avait pris spontanément la tête était demeuré posté dans l'immeuble de manière à assurer sa position.
12.  Comme lors de sa précédente mission, le requérant reçut l'ordre exprès de constituer un groupe d'officiers, de le déployer autour du commissariat et de reprendre le contrôle du bâtiment, au besoin par la force. L'escouade commandée par le requérant, composée d'une quinzaine d'hommes armés chacun d'une mitraillette de calibre 7,62 mm et d'un pistolet, disposait en outre de deux mitrailleuses de 7, 62 mm et de quelque 25 grenades à main.
13.  Alors qu'elle se dirigeait vers le commissariat, l'escouade arrêta deux jeunes hommes, dont un portait une mitraillette. Après avoir confisqué cette arme, les militaires les laissèrent partir.
14.  Le requérant divisa son escouade en deux sections. L'une d'elles se posta à l'extérieur du commissariat, près de l'entrée, l'autre y pénétra. Dans la cour de l'immeuble se trouvaient quatre ou cinq policiers désarmés ainsi que cinq civils qui appartenaient au groupe des insurgés et sur lesquels les militaires commandés par le requérant braquèrent leurs armes en arrivant sur les lieux. István Balázs, l'un des émeutiers, déclara qu'ils n'étaient pas armés, mais l'un des policiers désarmés indiqua que Tamás Kaszás portait un pistolet. István Balázs demanda à ce dernier de déposer son arme. Une violente querelle dont on ne connaît pas l'objet éclata alors entre le requérant et Tamás Kaszás.
15.  Finalement, Tamás Kaszás porta la main à la poche de son manteau et en sortit une arme, ce à quoi le requérant réagit en ordonnant à ses hommes de tirer et en faisant lui-même feu de sa mitraillette sur cet insurgé. Atteint à la poitrine et à l'abdomen, Tamás Kaszás fut tué sur le coup. Une autre personne fut blessée par l'un des tirs ordonnés par le requérant, une autre encore par trois d'entre eux. Un troisième insurgé fut touché et décéda plus tard des suites de ses blessures. Deux autres personnes tentèrent de s'enfuir par la rue, où elles furent prises pour cibles par la seconde section de l'escouade. L'une d'elles fut blessée à la tête, mais non mortellement, tandis que l'autre, touchée par de nombreux tirs, mourut sur place. Par la suite, alors qu'il quittait les lieux à moto, le requérant essuya des coups de feu tirés par des personnes non identifiées, tomba de son véhicule et se fit plusieurs blessures.
B.  Procédure devant la Cour constitutionnelle
16.  Le 16 février 1993, le Parlement adopta une loi (« la loi ») qui se référait à la Convention des Nations unies de 1968 sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité – incorporée dans le droit hongrois par le décret-loi no 1 de 1971 – et disposait notamment que certains crimes commis lors du soulèvement de 1956 seraient imprescriptibles. Le Président de la République déclencha un contrôle de constitutionnalité de la loi avant sa promulgation.
17.  Le 13 octobre 1993, la Cour constitutionnelle se prononça sur la constitutionnalité de la loi par un arrêt dans lequel elle énuméra les critères de constitutionnalité auxquels devait satisfaire la poursuite des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. A cet égard, elle indiqua que le législateur ne pouvait écarter les règles de prescription applicables à la répression d'un acte déterminé que si l'action publique le concernant n'était pas soumise à prescription en droit hongrois au moment où il avait été commis, sauf dans le cas où le droit international le qualifiait de crime de guerre ou de crime contre l'humanité, le déclarait imprescriptible et obligeait le droit hongrois à lever la prescription. Estimant que l'article 1 de la loi avait pour effet d'écarter la prescription applicable à un acte ne relevant pas de la catégorie des crimes de guerre, elle le déclara inconstitutionnel.
18.  Les passages pertinents du raisonnement suivi par la Cour constitutionnelle dans l'arrêt en question (no 53/1993) se lisaient ainsi :
« IV.  Les particularités des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité
1.  Les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité ne sont pas érigés en infractions pénales par le droit pénal interne mais par la communauté internationale, qui en définit les principaux éléments constitutifs.
Il ressort des principes de droit international communément admis depuis la Seconde Guerre mondiale que les infractions en question ne se réduisent pas à celles que les droits internes de la plupart des Etats répriment (raison pour laquelle l'homicide ne peut en soi être qualifié de crime contre l'humanité). Le caractère international de ces infractions tient à ce qu'elles sont définies au niveau supranational, par référence au droit naturel (...), à la sauvegarde des « fondements de la communauté internationale » ou à la menace qu'elles représentent pour l'ensemble de l'humanité : leurs auteurs sont les « ennemis du genre humain ». Elles sont trop importantes pour que leur répression dépende de leur reconnaissance par tel ou tel Etat ou de sa politique pénale générale.
2. C'est la communauté internationale qui poursuit et punit les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. A cet effet, d'une part, elle dispose des juridictions internationales et, d'autre part, impose aux Etats désireux d'appartenir à la communauté des nations d'agir contre ces individus. (...)
4.  La poursuite et la répression des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité exigent des garanties juridiques, car il serait contradictoire de vouloir protéger les droits de l'homme en l'absence de celles-ci. Mais les garanties prévues par le droit interne ne peuvent se substituer aux garanties internationales ou en tenir lieu.
a)  Le droit international met en œuvre la garantie nullum crimen sine lege dans son propre ordre juridique sans l'appliquer au droit interne. Le « droit international coutumier », « les principes juridiques reconnus par les nations civilisées » et les « principes juridiques reconnus par la communauté des nations » constituent un ordre juridique qui incrimine certains comportements et les rend susceptibles de poursuites et de sanction selon les règles de la communauté des nations – et par l'intermédiaire des organisations internationales ou des Etats membres de la communauté des nations – que les ordres juridiques internes répriment ou non des infractions analogues et que les traités pertinents y soient ou non incorporés. La gravité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité est telle – notamment en ce qu'ils mettent en péril la paix et la sécurité internationales ainsi que l'humanité elle-même – que l'on ne peut laisser aux ordres juridiques nationaux le soin de déterminer s'ils sont ou non punissables (...)
L'article 15 § 1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques – dont le contenu correspond à celui de l'article 7 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales – oblige les Etats parties à se conformer sans réserve aux principes nullum crimen sine lege et nulla poena sine lege. Pour une partie de la doctrine, l'emploi, par le droit international, de l'expression « acte délictueux » dans cette disposition (« [n]ul ne sera condamné pour des actions ou omissions qui ne constituaient pas un acte délictueux d'après le droit national ou international au moment où elles ont été commises ») doit être compris comme renvoyant exclusivement aux infractions pénales que le droit pénal interne incrimine de manière certaine, par voie de ratification ou d'application directe.
L'article 15 § 2 du Pacte énonce : « Rien dans le présent article ne s'oppose au jugement ou à la condamnation de tout individu en raison d'actes ou omissions qui, au moment où ils ont été commis, étaient tenus pour criminels, d'après les principes généraux de droit reconnus par l'ensemble des nations. » (L'article 7 § 2 de la Convention européenne est libellé de manière analogue, à cette différence près qu'il parle de « nations civilisées » au lieu d'« ensemble des nations »). L'existence de cette disposition distincte autorise la poursuite des infractions pénales sui generis définies par le droit international mentionnées plus haut même par les Etats membres de la communauté des nations dont l'ordre juridique interne n'incrimine ou ne punit pas l'acte ou l'omission qu'elles visent. Il s'ensuit logiquement que les actes en question peuvent être poursuivis et punis selon les conditions et les exigences fixées par le droit international. Il va de soi que le second paragraphe des articles pertinents du Pacte et de la Convention européenne l'emporte sur les garanties du droit pénal interne, d'autant que l'article 4 § 2 du Pacte et l'article 15 § 2 de la Convention européenne exigent impérativement tous deux l'observation des principes nullum crimen et nulla poena même en cas de guerre ou d'état d'urgence. Le paragraphe en question autorise les Etats qui intégreraient dans leur ordre juridique interne les normes internationales relatives aux crimes de guerre et aux crimes contre l'humanité après la commission de tels crimes à appliquer au sein de celui-ci des lois pénales rétroactives. C'est le droit international, et non le droit interne, qui doit avoir déclaré ces actes punissables au moment où ils ont été commis.
Historiquement, ce régime d'exception a été appliqué à la répression des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité commis durant la Seconde Guerre mondiale. Mais depuis lors, le droit international a connu une évolution qui l'a conduit à dissocier le « droit international humanitaire » du contexte de la guerre et à affranchir la poursuite et la répression de ces crimes des exigences et des conditions fixées par les systèmes pénaux internes, notamment en ce qui concerne les règles de prescription, dans la mesure où deux conventions sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité ont été adoptées. (...)
V.  Les infractions pénales incriminées par le droit international et la Constitution
1.  Le droit international définit les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité ainsi que les conditions de leur répression. Ces infractions sont directement poursuivies et réprimées par la communauté des nations, ou indirectement par le biais d'obligations imposées aux Etats. La répression des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité est gouvernée par des règles de droit international général impératives car ils mettent en péril les fondements de l'humanité et la coexistence internationale. Les Etats qui refusent d'assumer leurs obligations dans ce domaine ne peuvent faire partie de la communauté des nations. (...)
2.  Le régime juridique international des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité déroge au principe nullum crimen consacré par les ordres juridiques internes dans la mesure où il rend ces crimes punissables sans se préoccuper de savoir s'ils l'étaient en droit interne au moment de leur commission (...). Dans ces conditions, le principe nullum crimen n'est pas violé en lui-même mais [seulement] en ce qu'il s'applique en droit interne. Dans son propre ordre juridique, le droit international impose que certaines infractions pénales soient qualifiées, d'après les principes généraux reconnus par la communauté des nations qui étaient en vigueur à l'époque de la commission de l'acte (...), de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité. En ce qui concerne ces crimes, c'est en réalité la communauté internationale qui exerce son pouvoir répressif – dans le respect des conditions et des garanties définies par la communauté des nations – par l'intermédiaire de la législation pénale de l'Etat hongrois. Le droit interne trouve à s'appliquer dans la mesure où le droit international requiert expressément sa mise en œuvre (ce qui est le cas, par exemple, en ce qui concerne la détermination des peines). Les dispositions internes contraires à une norme impérative de droit international ne peuvent se voir accorder aucun effet. (...)
4.  (...)
b)  Les actes définis par l'article 3 commun aux Conventions de Genève constituent des crimes contre l'humanité ; [cet article] énumère les exigences minimales que les parties à un conflit sont tenues d'appliquer « en tout temps et en tout lieu ». La Cour internationale de justice a déclaré que les interdictions posées par l'article 3 des Conventions de Genève de 1949 étaient fondées sur des « considérations élémentaires d'humanité » et qu'elles devaient être respectées dans tous les conflits armés, qu'ils aient un caractère international ou interne (Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique, arrêt du 27 juin 1986, CIJ, Recueil 1986, p.114). L'article 47 du Rapport1 sur le statut du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie se réfère également à l'article 3 commun aux Conventions de Genève pour définir les crimes contre l'humanité. (...).
d)  Les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité ont ceci de particulier qu'ils sont punissables qu'ils aient été ou non commis en violation du droit interne. (...) Dès lors, il importe peu que les Conventions de Genève aient été régulièrement incorporées dans l'ordre juridique hongrois ou que les autorités hongroises se soient conformées avant (...) le 23 octobre 1956 à leur obligation de les mettre en œuvre. La responsabilité des auteurs de ces crimes était en tout état de cause engagée au regard du droit international, et une loi interne subséquente pouvait tirer les conséquences de cette responsabilité, dont le champ était déjà défini (...) »
19.  Après avoir été amendée conformément à la décision no 53/1993, la loi fut promulguée en 1993 sous le no 90.
C.  L'instruction relative au requérant et l'inculpation de celui-ci
20.  Le 14 décembre 1993, le service de l'instruction du parquet de Budapest ouvrit une information sur des allégations de crimes contre l'humanité commis à Tata lors de l'insurrection de 1956. Le 20 avril 1994, le requérant fut interrogé comme suspect.
21.  Le 27 décembre 1994, le parquet militaire de Budapest inculpa l'intéressé pour le rôle qu'il avait joué dans l'incident survenu à Tata le 26 octobre 1956. Il lui reprochait d'avoir commandé une escouade de militaires qui avait reçu mission de reprendre le contrôle du commissariat de Tata, d'avoir tiré sur des civils et d'avoir ordonné à ses hommes d'en faire autant, tuant plusieurs personnes et en blessant d'autres, faits pour lesquels il l'accusa de :
« crime contre l'humanité au sens de l'article 3 § 1 de la Convention (IV) de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, adoptée le 12 août 1949 et incorporée dans le droit hongrois par le décret-loi no 32 de 1954, infraction réprimée par l'article 1 § 2 a) de la loi no 90 de 1993 [relative à la procédure applicable à certaines infractions commises lors de la lutte révolutionnaire de libération d'octobre 1956]. »
D.  La procédure de première instance devant le tribunal régional de Budapest
22.  Le 29 mai 1995, la chambre militaire du tribunal régional de Budapest conclut au non-lieu à statuer au motif que les crimes dont le requérant était accusé devaient être qualifiés d'homicide et d'incitation à homicide, non de crimes contre l'humanité, et que l'action publique était prescrite à leur égard.
23.  En ses passages pertinents, l'ordonnance de non-lieu était ainsi motivée :
« La chambre est appelée à appliquer une norme juridique figurant dans une convention internationale pour ce qui est des éléments constitutifs mais relevant du droit pénal interne en ce qui concerne la sanction à lui attacher.
L'article 7 § 1 de la Constitution impose l'application de l'instrument international pertinent en l'incorporant dans l'ordre juridique interne et la loi no 90 de 1993 transforme cet instrument en une norme de droit pénal positif. Les éléments constitutifs de l'infraction en cause ont été intégrés dans le droit interne mais les notions qui permettraient de les interpréter n'y figurent pas, si bien que cette interprétation ne peut se faire que par renvoi au droit international.
La loi no 28 de 1990 déterminant la portée de la lutte révolutionnaire de libération de 1956 ainsi que la loi no 90 de 1993 relative à la procédure applicable à certaines infractions commises lors de cette période rappellent toutes deux qu'une lutte révolutionnaire de libération a eu lieu en Hongrie en 1956. On peut déduire de ces instruments et des faits [connus de tous] que les crimes commis le 26 octobre 1956 ont été perpétrés à une époque où une révolution se déroulait en Hongrie. Toutefois, le fait que le droit interne définisse comme tels les événements qui se sont produits n'exclut pas qu'il faille s'interroger sur le point de savoir s'il y avait un conflit armé non international. La loi no 90 de 1993 renvoie à la convention signée le 12 août 1949 dans la partie où elle incrimine [l'infraction en question]. Par conséquent, [cette incrimination] ne peut être interprétée que par rapport à la pratique juridique internationale ou aux instruments juridiques internationaux pouvant exister.
Dans son article 2, la convention susmentionnée définit son champ d'application en ces termes : « En dehors des dispositions qui doivent entrer en vigueur dès le temps de paix, la présente Convention s'appliquera en cas de guerre déclarée ou de tout autre conflit armé surgissant entre deux ou plusieurs des Hautes Parties contractantes, même si l'état de guerre n'est pas reconnu par l'une d'elles ». Elle énonce en outre, en son article 3, que ses dispositions s'appliquent « en cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le territoire de l'une des Hautes Parties contractantes ».
La chambre doit déterminer si les événements qui se sont déroulés en Hongrie le 26 octobre 1956, date de la commission du crime, peuvent être qualifiés de conflit armé ne présentant pas un caractère international.
L'expression « conflit armé ne présentant pas un caractère international » est définie par le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II), qui fut incorporé dans le droit interne par le décret-loi no 20 de 1989. Le premier paragraphe de l'article premier de ce Protocole énumère les conditions d'application des dispositions pertinentes de la manière suivante : « Le présent Protocole, qui développe et complète l'article 3 commun aux Conventions de Genève du 12 août 1949 sans modifier ses conditions d'application actuelles, s'applique à tous les conflits armés qui ne sont pas couverts par l'article premier du Protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), et qui se déroulent sur le territoire d'une Haute Partie contractante entre ses forces armées et des forces armées dissidentes ou des groupes armés organisés qui, sous la conduite d'un commandement responsable, exercent sur une partie de son territoire un contrôle tel qu'il leur permette de mener des opérations militaires continues et concertées et d'appliquer le présent Protocole ». En son second paragraphe, cet article énonce : « Le présent Protocole ne s'applique pas aux situations de tensions internes, de troubles intérieurs, comme les émeutes, les actes isolés et sporadiques de violence et autres actes analogues, qui ne sont pas considérés comme des conflits armés ».
Le fait que la notion de « conflit armé ne présentant pas un caractère international » se trouve définie dans le premier paragraphe de l'article premier du Protocole relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux signé le 8 juin 1977 et incorporé dans le droit hongrois par le décret-loi no 20 de 1989 – c'est-à-dire dans une convention internationale adoptée après la commission du crime – est un faux problème puisque cet article précise qu'il développe et complète l'article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 sans en modifier les conditions d'application actuelles. Il est donc établi que le Protocole II développe et complète des dispositions de fond (c'est-à-dire les règles régissant la conduite d'un conflit armé non international) sans en modifier aucunement les conditions d'application actuelles. Par conséquent, il ressort du premier paragraphe de l'article premier du Protocole II que la définition qu'il donne de la notion de conflit armé ne présentant pas un caractère international ne modifie pas le sens que lui attribuent les Conventions de Genève de 1949 mais se borne à l'interpréter. Cette définition n'est pas une interprétation restrictive ou extensive de [la notion de conflit ne présentant pas un caractère international figurant dans l'article 3 commun aux Conventions de Genève], mais sa toute première interprétation. (Aux yeux de la chambre, on ne saurait de toute façon qualifier l'interprétation en question de restrictive ou d'extensive puisque aucun autre instrument juridique international ne contient de définition de cette notion à laquelle on pourrait la comparer). Par conséquent, on doit considérer que la notion de « conflit armé ne présentant pas un caractère international » avait déjà cette signification à l'époque où la convention a été signée.
Le libellé de cette disposition nous apprend que les conflits armés de ce type sont ceux « qui se déroulent sur le territoire d'une Haute Partie contractante entre ses forces armées et des forces armées dissidentes ou des groupes armés organisés qui, sous la conduite d'un commandement responsable, exercent sur une partie de son territoire un contrôle tel qu'il leur permette de mener des opérations militaires continues et concertées et d'appliquer le présent Protocole ».
Dans la nuit du 23 au 24 octobre 1956, les premiers groupes armés se formèrent spontanément, surtout dans les secteurs de Budapest où les insurgés eurent à affronter les troupes soviétiques, dont ils n'avaient pas prévu le déploiement. Il ne fait aucun doute que les groupes en question s'opposaient au pouvoir central même si certains d'entre eux continuaient à négocier avec le gouvernement de la République populaire hongroise et le ministère de la Défense. Il est tout aussi certain qu'ils n'eurent jamais l'occasion de se placer sous un commandement central car les affrontements avaient déjà cessé dans presque tout le pays au moment où le commandement interarmées des gardes nationaux et des forces gouvernementales fut établi sous la direction de Béla Király, qui avait été nommé par le premier ministre Imre Nagy. Dans ces conditions, il va sans dire que, même s'ils communiquaient entre eux de manière informelle, les actions militaires qu'ils menèrent en différents points du territoire n'étaient pas concertées. Il semble qu'il sera à jamais impossible de savoir dans quels territoires les groupes armés étaient sous le contrôle des divers organes révolutionnaires spontanément organisés ou sous celui du pouvoir en place – qui demeura partiellement fonctionnel tout au long des événements – et quelle était l'étendue de ce contrôle.
Il ressort de l'analyse combinée de la définition figurant dans le Protocole II et des indications contenues dans l'avis de l'historien-expert que la loi no 90 de 1993 – et, par conséquent, la Convention (IV) relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, signée à Genève le 12 août 1949 – ne sont pas applicables au comportement visé par l'acte d'accusation.
En effet, l'expertise a démontré que les groupes armés en activité n'étaient pas placés sous un commandement central le 26 octobre 1956. Il n'existait pas de parties belligérantes clairement définies car les groupes armés ou les personnes – qui menaient parfois des opérations armées sur le même territoire, mais indépendamment les uns des autres – étaient souvent animés par des motivations politiques différentes. Il est impossible d'établir avec certitude quels territoires étaient contrôlés par des groupes armés et jusqu'à quel point, ni du reste si ce contrôle était tel qu'il leur permettait de mener des opérations militaires continues et concertées. Il ne peut davantage être établi que ces groupes avaient atteint un niveau d'organisation ou étaient placés sous un commandement central tels qu'ils étaient en mesure d'appliquer les dispositions du Protocole dans le cadre de leurs activités militaires.
Au vu de ce qui vient d'être exposé, la chambre considère que ni la convention internationale incorporée dans le droit hongrois par le décret-loi no 32 de 1954 ni la loi no 90 de 1993 ne trouvent à s'appliquer à l'acte reproché à l'accusé.
Si elles ont été perpétrées dans les circonstances décrites par l'acte d'accusation (...), les infractions reprochées à l'accusé (...) doivent être qualifiées d'homicide multiple et d'incitation à homicide multiple.
A les supposer établies, les infractions commises par l'intéressé seraient prescrites depuis le 26 octobre 1971. Partant, il n'y a pas lieu à statuer ».
24.  Le 8 juin 1995, le parquet interjeta appel de cette décision auprès de la Cour suprême.
E.  La suspension de la procédure dans l'attente de l'issue de l'instance devant la Cour constitutionnelle
25.  Le 29 novembre 1995, la chambre compétente de la Cour suprême sursit à statuer en appel dans l'attente de l'issue d'un recours nouvellement introduit devant la Cour constitutionnelle par le président de la Cour suprême et le procureur général, qui arguaient que la loi (mentionnée au paragraphe 16 ci-dessus) était inconstitutionnelle en ce qu'elle contrevenait à plusieurs traités internationaux.
26.  Le 4 septembre 1996, la Cour constitutionnelle rendit une décision (no 36/1996) annulant la loi en question en toutes ses dispositions. Pour se prononcer ainsi, elle releva que, malgré les amendements qu'on lui avait apportés pour la rendre conforme à sa décision no 53/1993 et le fait qu'elle avait pour objectif la sanction des individus qui avaient commis des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité en 1956, la loi contrevenait à la Constitution et s'opposait à ce que les individus en question fussent régulièrement poursuivis comme l'exigeaient les principes généraux du droit international. Elle observa que la loi comportait des erreurs de codification – notamment des références inexactes à plusieurs dispositions des Conventions de Genève de 1949 – qui l'empêchaient de satisfaire à l'exigence, posée par la Constitution, de compatibilité entre le droit interne et le droit international, la rendant inapplicable. Elle s'exprima ainsi :
« II. 2. Les auteurs du recours avancent que la loi est incompatible avec le traité international [les Conventions de Genève] et qu'il est donc impossible de l'interpréter et de l'appliquer. L'abrogation de la loi lève l'obstacle qui empêchait les autorités hongroises de poursuivre et de punir [les auteurs] des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité définis par le droit international (...) La Cour constitutionnelle (...) souligne que le droit international détermine lui-même les éléments constitutifs et les sanctions des infractions (...) qu'il entend réprimer. »
F.  Le renvoi de l'affaire devant le tribunal régional et le réexamen effectué par celui-ci
27.  Le 6 décembre 1996, la chambre d'appel de la Cour suprême annula la décision du 29 mai 1995 et renvoya l'affaire devant la juridiction de première instance en ordonnant à celle-ci de la réexaminer depuis l'instruction. Elle lui adressa les recommandations suivantes sur la manière dont il convenait de procéder à ce réexamen :
« III. (...) Le tribunal devra rechercher si les faits de la cause correspondent aux éléments constitutifs et aux critères de l'infraction énumérés par les Conventions [de Genève] [et leurs Protocoles]. Il pourra ainsi déterminer si le comportement [de l'accusé] doit être qualifié d'atteinte à la vie ou bien de crime contre l'humanité, infraction imprescriptible.
La chambre militaire du tribunal n'a pas exposé les faits avec une précision suffisante pour que l'on puisse déterminer si les éléments constitutifs de l'infraction évoqués ci-dessus étaient réunis, de sorte que l'on ne peut se prononcer avec certitude sur l'applicabilité à la présente affaire des conventions susmentionnées. En conséquence, la décision qu'elle a rendue – notamment en ce qui concerne le non-lieu à statuer – est mal fondée (article 239 § 2 a) du code de procédure pénale).
IV.  Pour rendre une décision dûment fondée, la chambre devra rapporter dans son exposé des faits la chronologie des affrontements armés qui se sont produits pendant la lutte révolutionnaire de libération d'octobre 1956. Elle pourra alors se prononcer sur le point de savoir si les forces armées révolutionnaires étaient dotées d'un commandement responsable, si elles contrôlaient une partie du territoire et si elles menaient des opérations continues et concertées.
Pour remédier au défaut de fondement constaté, elle pourra solliciter l'avis d'un expert de l'histoire militaire de l'Institut d'histoire militaire dans le cadre du réexamen de l'affaire auquel elle devra procéder depuis l'instruction.
Elle examinera lors d'une audience l'expertise dont elle dispose et celle qu'elle obtiendra au moyen d'un complément d'instruction. Pour établir les faits de manière exhaustive, et être ainsi en mesure de se prononcer sur la responsabilité pénale, elle devra se livrer à une appréciation analytique des éléments de preuve. »
28.  Le 16 février 1998, un spécialiste de l'histoire militaire rendit un avis sur les questions évoquées ci-dessus.
29.  Le 7 mai 1998, la chambre militaire tint une audience au cours de laquelle le procureur militaire conclut que le requérant était coupable de crime contre l'humanité, acte prohibé par l'article 3 commun aux Conventions de Genève et réprimé par l'article 166 §§ 1 et 2 du code pénal, disposition relative à l'homicide.
30.  L'avocat du requérant plaida que les faits de l'espèce ne relevaient pas de la quatrième Convention de Genève et que, en tout état de cause, l'application de ce texte aurait violé les principes nullum crimen sine lege et nulla poena sine lege car il n'avait pas été régulièrement incorporé dans le droit hongrois.
31.  Le même jour, la chambre militaire conclut au non-lieu à statuer par une décision ainsi motivée :
« Pour qualifier l'infraction reprochée à l'accusé, la chambre a d'abord recherché si l'acte décrit dans l'exposé des faits s'analysait en un crime contre l'humanité ou en un crime d'incitation à homicide multiple. On ne peut souscrire à l'argument de l'avocat de la défense selon lequel la mise en cause de la responsabilité pénale de l'accusé au titre des Conventions de Genève violerait les principes nullum crimen sine lege et nulla poena sine lege au motif qu'elles n'ont pas été régulièrement incorporées dans le droit hongrois.
Dans sa décision no 53/1993 (X.13.), la Cour constitutionnelle a déclaré que l'ordre juridique de la République de Hongrie souscrivait aux principes de droit international généralement reconnus et faisant aussi partie du droit hongrois sans [autre] mesure d'adaptation. Au chapitre IV 4 a) de cette décision, elle a précisé que le droit international mettait en œuvre la garantie nullum crimen sine lege dans son propre ordre juridique sans l'appliquer au droit interne. Le « droit international coutumier », « les principes juridiques reconnus par les nations civilisées » et les « principes juridiques reconnus par la communauté des nations » constituent un ordre juridique qui incrimine certains comportements et les rend susceptibles de poursuites et de sanction selon les règles de la communauté des nations, que les ordres juridiques internes répriment ou non des infractions analogues et que les traités pertinents y soient ou non incorporés. Dans ces conditions, la chambre a estimé inutile de rechercher si les Conventions de Genève avaient été régulièrement incorporées dans le droit interne par le décret-loi no 32 de 1954.
L'article 3 § 1 de la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, adoptée le 12 août 1949 et incorporée dans le droit hongrois par le décret-loi no 32 de 1954, se lit ainsi : (...)
Eu égard à ce qui précède, au chapitre V 4) de la décision no 53/1993 de la Cour constitutionnelle et au chapitre II de la décision no 36/1996 de cette même juridiction, il incombait à la chambre de rechercher si le comportement décrit dans l'exposé des faits correspondait aux éléments énumérés à [l'article 3 § 1 commun aux Conventions de Genève].
Les Conventions de Genève ne définissent pas la notion de conflit armé non international. A cet égard, la chambre a estimé nécessaire de se référer au premier paragraphe de l'article premier du Protocole II relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux – signé le 8 juin 1977 et incorporé dans le droit hongrois par le décret-loi no 20 de 1989 – selon lequel : (...)
Au vu de ce qui précède et aux fins de l'établissement des faits, la chambre a dû rechercher si, à l'époque pertinente – c'est-à-dire entre le 23 octobre et le 4 novembre 1956 –, les groupes armés qui luttaient en Hongrie contre les troupes gouvernementales étaient placées sous un commandement responsable et exerçaient sur une partie du territoire de la Hongrie un contrôle tel qu'il leur permettait de mener des opérations continues et concertées.
Eu égard aux faits qu'elle a établis en se fondant sur l'avis de l'historien-expert, la chambre estime que les critères susmentionnés n'étaient pas remplis à l'époque où l'acte incriminé a été commis.
L'application des conventions [la quatrième Convention de Genève et le Protocole II] est subordonnée à des conditions strictes et cumulatives. Ces instruments précisent qu'ils s'appliquent uniquement aux conflits armés de forte intensité dans lesquels les belligérants combattent dans un cadre institutionnel.
Au vu des faits qu'elle a établis, la chambre considère que les événements qui se sont déroulés en Hongrie le 26 octobre 1956 ne s'analysaient pas en un « conflit armé non international » au sens du droit international. Le contexte historique rappelé dans l'exposé des faits ne permet pas de conclure à l'existence de l'infraction incriminée par le droit international car plusieurs éléments de cette incrimination font défaut.
Compte tenu de ce qui précède et à le supposer établi, l'acte reproché à l'accusé doit être qualifié, d'après les règles en vigueur au moment où il a été commis, d'homicide multiple et d'incitation à homicide multiple, infractions réprimées par l'article 352 du BHÖ2. En vertu de l'article 25 a) de la loi no 2 de 1950 applicable à l'époque pertinente, les infractions en question étaient soumises à un délai de prescription de quinze ans. L'article 2 du code pénal fait obstacle à l'application de la règle énoncée à l'article 33 § 2 c) de ce même code qui exclut la prescription en cas de meurtre avec circonstances aggravantes.
La chambre n'a retenu aucune charge contre l'accusé. Toutefois, elle n'a pas prononcé d'acquittement parce qu'elle estime que, dans le cas d'une infraction prescrite, la cause exonératoire de responsabilité pénale – c'est-à-dire la prescription légale – prévaut toujours sur l'absence de preuve de la réalité de l'infraction.
Partant, le crime d'homicide multiple et d'incitation à homicide multiple dont le requérant est accusé étant prescrit depuis le 26 octobre 1971, il n'y a pas lieu à statuer.
G.  La procédure d'appel
32.  Saisie d'un appel formé par le parquet, la Cour suprême confirma l'ordonnance de non-lieu par un arrêt du 5 novembre 1998. Après avoir recueilli l'avis de trois spécialistes de l'histoire militaire, la Haute juridiction s'exprima ainsi :
« Le 23 octobre 1956, une lutte révolutionnaire de libération éclata spontanément et inopinément en Hongrie.
Dès la nuit du 23 au 24 octobre 1956, les premiers groupes armés se formèrent spontanément, surtout dans les secteurs de Budapest où les insurgés durent affronter les troupes soviétiques, dont ils n'avaient pas prévu le déploiement. Les groupes en question s'opposaient au pouvoir central, même si certains d'entre eux continuaient à négocier avec le gouvernement de la République populaire hongroise et le ministère de la Défense. Ils n'eurent jamais l'occasion de se placer sous un commandement central car les affrontements avaient déjà cessé dans presque tout le pays au moment où le commandement interarmées des gardes nationaux et des forces gouvernementales fut établi sous la direction de Béla Király, qui avait été nommé par le Premier ministre Imre Nagy. Dans ces conditions, il va sans dire que, même s'ils communiquaient entre eux de manière informelle, les actions militaires qu'ils menèrent en différents points du territoire n'étaient pas concertées.
Le 23 octobre 1956, le gouvernement central considérait encore les actes révolutionnaires spontanés de la population comme des menées contre-révolutionnaires et envisageait de faire donner la troupe contre les insurgés en armes. En butte à des désaccords politiques, à une lutte interne au sein de la direction du Parti des travailleurs hongrois, au succès remporté par les groupes armés et à la pression politique qui s'exerçait sur lui, le gouvernement dirigé par Imre Nagy abandonna cette position le 28 octobre et qualifia les événements de soulèvement national.
Dans ces conditions, les premiers juges ont pu à bon droit écrire que : « A partir du 23 octobre 1956, les groupes armés qui s'étaient spontanément formés à Budapest et dans les villes de province affrontèrent les troupes soviétiques qui avaient envahi la capitale ainsi que les forces gouvernementales, composées d'agents de la sûreté de l'Etat, de la police et de l'armée nationale.
Pendant les premiers jours de l'insurrection (du 23 au 28 octobre), ces groupes insurgés, qui se constituèrent de manière spontanée, combattirent séparément et sans se doter d'un commandement unifié. Ils apparurent d'abord à Budapest, mais d'autres groupes moins organisés et moins nombreux se constituèrent ensuite dans des villes de province. Se dissolvant et se reformant constamment, ils entretenaient des rapports informels qui se limitaient en général à l'échange de renseignements et ils n'ont jamais coordonné leurs opérations militaires entre le 23 octobre et le 4 novembre 1956. Ils choisissaient leurs chefs dans leurs propres rangs, au vu de leurs faits d'armes. Ils en changeaient souvent, au gré de la situation du moment, des victoires remportées et des défaites subies, qui conduisaient leurs membres à élire de nouveaux dirigeants. Il est impossible d'établir avec certitude que ces groupes insurgés opéraient sous un commandement responsable. Ils n'étaient pas commandés et leurs opérations n'étaient pas déterminées par des ordres émanant de leurs dirigeants. Leurs membres ne portaient pas d'insignes les distinguant des civils. Le gouvernement n'a pas reconnu aux groupes qui s'opposaient à lui la qualité d'insurgés ou de belligérants.
Au cours de la période comprise entre le 23 et le 28 octobre 1956, les groupes armés insurgés contrôlèrent un secteur de trois ou quatre kilomètres carrés à Budapest. Le contrôle qu'ils exerçaient leur permettait d'entraver et de perturber les activités des forces gouvernementales, mais le secteur en question n'était pas complètement bouclé et les forces gouvernementales pouvaient y pénétrer, même si elles devaient pour cela essuyer des pertes.
Les groupes armés qui s'étaient constitués hors de la capitale agissaient en toute indépendance et aucun d'entre eux ne contrôlait un territoire étendu. Les opérations armées qu'ils menaient dans certaines villes n'avaient pas pour objectif de leur assurer le contrôle d'une région.
Conformément aux exigences de constitutionnalité auxquelles la Cour constitutionnelle a subordonné l'application de la loi [dans ses décisions nos 53/1993 et 36/1996], la Cour suprême doit rechercher si l'homicide multiple perpétré le 26 octobre 1956, [c'est-à-dire] dans la première phase de la lutte révolutionnaire de libération d'octobre 1956, constituait une infraction d'après l'article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949. En d'autres termes, elle doit se pencher sur la question de savoir si la commission de ce crime relevait de cette disposition.
A cet égard, elle considère que, si l'ensemble des critères énumérés dans la disposition en question se trouvent réunis, l'homicide volontaire perpétré en violation du droit international doit être qualifié de crime contre l'humanité, infraction susceptible de sanction quelle que soit la date où elle a été commise. En vertu de l'article 1 a) ou b) de la Convention sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité, adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies à New York le 26 novembre 1968 et incorporée dans le droit hongrois par le décret-loi no 1 de 1971, pareil crime est imprescriptible.
En revanche, si les critères énoncés par le droit international ne se trouvent pas tous réunis, l'acte reproché à l'accusé doit être qualifié d'homicide d'après le droit interne.
L'article 3 § 1 de la Convention (IV) de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, adoptée le 12 août 1949 et incorporée dans le droit hongrois par le décret-loi no 32 de 1954, énonce (...)
Eu égard au principe nullum crimen sine lege, pour déterminer si l'acte reproché à l'accusé constituait en 1956 une infraction d'après le droit international, la Cour doit répondre à la question de savoir si les conditions générales fixées dans la première disposition de l'article 3 commun aux Conventions de Genève étaient remplies.
Toutefois, les conventions en question ne précisent ni dans l'article 3 qui leur est commun ni dans leurs autres dispositions le sens de la notion de « conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le territoire de l'une des Hautes Parties contractantes ». Elles n'indiquent pas non plus le moment à partir duquel un conflit armé interne répond à cette définition en cas de guerre civile ; en d'autres termes, elles ne précisent pas le moment à partir duquel leurs dispositions s'appliquent aux parties à un conflit armé interne.
L'article premier du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II), adopté à Genève le 8 juin 1997 et incorporé dans le droit hongrois par le décret-loi no 20 de 1989, énonce que le Protocole « développe et complète l'article 3 commun aux Conventions de Genève du 12 août 1949 sans modifier ses conditions d'application actuelles ».
L'analyse grammaticale des mots employés dans l'expression « développe[r] et compléte[r] [une convention] » conduit la Cour à conclure sans hésiter, d'une part, que toute question juridique susceptible de se poser à cet égard doit être résolue par un examen conjoint de la convention principale et du protocole additionnel et, d'autre part, que l'on ne peut interpréter les dispositions juridiques de ces instruments sans les examiner ensemble.
Partant, la Cour suprême estime que la seule interprétation authentique de la notion examinée est la définition que donnent les premier et second paragraphes de l'article premier du Protocole susmentionné, lequel énonce : (...)
Les événements notoirement connus de la lutte révolutionnaire de libération d'octobre 1956 et les autres faits établis par les tribunaux démontrent sans équivoque que ce soulèvement a débuté spontanément le 23 octobre 1956. La notion de conflit armé non international postule un degré d'organisation qui n'a pas été atteint pendant les quatre jours qui se sont écoulés entre cette date et le 26 octobre 1956.
Il ressort directement des constatations exhaustives – et donc dignes de foi – opérées par les juges de première instance que les groupes armés révolutionnaires n'étaient pas placés sous un commandement responsable et qu'ils n'ont pas exercé, sur une partie du territoire, un contrôle tel qu'il leur eût permis de mener des opérations militaires continues et concertées ainsi que d'appliquer les Conventions de Genève de manière effective.
Au vu de ce qui précède, il y a lieu de conclure que, dans le contexte de la lutte révolutionnaire d'octobre 1956, les éléments constitutifs d'un crime contre l'humanité au sens de l'article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 n'étaient pas tous réunis le 26 octobre 1956. »
H.  La décision de la chambre de révision
33.  Saisie d'un recours en révision introduit par le parquet le 22 janvier 1999, la chambre de révision de la Cour suprême annula la décision entreprise et renvoya l'affaire devant la chambre d'appel le 28 juin 1999.
34.  En ses passages pertinents, la décision de la chambre de révision était ainsi libellée :
« Les crimes contre l'humanité énumérés à l'article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 relatives à la protection des personnes civiles en temps de guerre sont imprescriptibles.
La répression des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité fait partie des obligations juridiques internationales qui, en vertu de la première disposition de l'article 7 § 1 de la Constitution, s'imposent sans qu'il soit nécessaire de les transformer ou de les transposer. Ces normes juridiques internationales ignorent le principe nullum crimen sine lege qui prévaut en droit interne puisqu'elles ont pour but de réprimer les actes en cause indépendamment de la question de savoir s'ils étaient ou non punissables en droit interne au moment où ils ont été commis. Par conséquent, il importe peu que le droit interne ne comporte aucune norme en la matière ou qu'il s'écarte [du droit international] puisque le droit international exige de manière autonome que les infractions en question soient qualifiées de crimes de guerre ou crimes contre l'humanité au moment où elles ont été commises, conformément aux principes généraux reconnus par la communauté des nations. L'Etat hongrois a signé et ratifié les Conventions de Genève, qui sont entrées en vigueur le 3 février 1955. Il a aussi signé la Convention de New York de 1968 sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité.
Les juridictions qui ont connu de la présente affaire ont jugé à bon droit que le crime visé par l'acte d'accusation avait bien été commis, même si elles ont estimé qu'il n'avait pas été démontré que l'accusé en fût l'auteur.
En revanche, c'est à tort qu'elles ont considéré que les faits reprochés à l'accusé – à les supposer établis – ne pouvaient être poursuivis que sous l'incrimination d'homicide multiple prévue par le droit interne applicable à l'époque pertinente, c'est-à-dire par l'article 352 du BHÖ, qu'elles en ont déduit qu'ils ne pouvaient être examinés sous la qualification de crime contre l'humanité au sens de l'article 3 commun aux conventions de Genève et qu'ils n'étaient donc plus punissables du fait des dispositions pertinentes de la loi no 2 de 1950.
En procédant à une interprétation exclusivement grammaticale et intrinsèquement fausse des termes « développe et complète » employés à l'article premier du Protocole II, les juridictions en question leur ont attribué une signification inexacte du point de vue tant grammatical que logique. Ce faisant, elles ont ignoré le passage où il est précisé que le Protocole développe et complète l'article 3 commun aux Conventions de Genève « sans modifier ses conditions d'application actuelles », car il ressort nécessairement de l'emploi de ces termes que les Conventions de Genève restent en vigueur et que leurs conditions d'application conservent toute leur validité.
Il fallait au contraire comprendre que les conditions d'application du Protocole II ne valent que pour celui-ci, ce qui ressort également du passage où cet instrument énonce que « [l]e présent Protocole (...) développe et complète l'article 3 commun aux Conventions de Genève (...) sans modifier ses conditions d'application actuelles (...) »
Le Protocole additionnel ne saurait être interprété comme ayant pour effet de restreindre rétroactivement le champ d'application initial de l'article 3 commun aux Conventions de Genève.
L'objectif que la communauté des nations poursuivait lorsqu'elle a adopté l'article en question était de fournir un certain nombre de garanties aux personnes protégées dans des situations de guerre civile où la population d'un Etat et les forces armées de celui-ci s'affrontent. Le texte de cette disposition n'énonce aucune autre condition et le fait d'en ajouter porterait atteinte au caractère humanitaire des Conventions. Si la Convention et le Protocole devaient faire l'objet d'une interprétation conjointe, on devrait conclure à l'inapplicabilité de l'article 3 commun aux Conventions de Genève dans l'hypothèse où la population d'un Etat attaquée par les forces armées de celui-ci leur opposerait une résistance n'atteignant pas le degré d'organisation requis par le Protocole additionnel, même en cas d'extermination d'un groupe ou de la totalité de la population par l'armée.
Outre les faits établis par les tribunaux, il est de notoriété publique que, le 23 octobre 1956 et les jours suivants, le pouvoir central dictatorial lança ses troupes contre la population, qui manifestait pacifiquement et sans armes, et contre les groupes armés révolutionnaires qui se constituaient. L'armée déploya d'importants moyens militaires, notamment des avions et des blindés, et conduisit des opérations dans tout le pays contre les citoyens qui défiaient le régime en place. Concrètement, elle mena une guerre contre l'immense majorité de la population, comme en attestent les ordres donnés à l'époque par les ministres de la Défense de la dictature.
Compte tenu de tout ce qui précède, il est constant que la Hongrie a été le théâtre d'un conflit armé non international du 23 octobre 1956 – jour à partir duquel les forces armées de la dictature ont commencé à intervenir contre la population – au 4 novembre 1956, date à laquelle l'occupation du territoire par l'armée soviétique a conféré au conflit en question un caractère international.
Dans ces conditions, la Cour conclut que les juridictions saisies de l'affaire ont fait une fausse application du droit pénal de fond en jugeant que les faits établis par elles ne s'analysaient pas en un crime contre l'humanité mais en un homicide multiple au seul sens du droit interne – infraction qui était prescrite – et en en déduisant qu'il n'y avait pas lieu à statuer puisque les faits en question n'étaient pas punissables (...) »
I.  Le réexamen de l'affaire et la condamnation définitive du requérant
35.  Saisie sur renvoi, la chambre d'appel de la Cour suprême tint audience le 18 mai et le 6 septembre 2000. Se fondant essentiellement sur des anomalies relevées dans l'établissement des faits, la haute juridiction annula à cette dernière date la décision du 7 mai 1998 et renvoya l'affaire devant les premiers juges.
36.  La chambre militaire du tribunal régional de Budapest tint audience les 9, 10, 11, 16, 17 et 18 janvier 2001. A cette dernière date, elle déclara le requérant coupable des infractions qui lui étaient reprochées.
37.  Pour se prononcer ainsi, elle s'appuya sur les dépositions respectives de l'intéressé, des victimes et de nombreux témoins, sur un grand nombre de pièces – notamment le règlement intérieur de l'armée dans sa version en vigueur en 1956, les états de service de l'accusé, les certificats de décès des victimes, les procès-verbaux de l'instruction, des dossiers d'hospitalisation, des photographies, des plans de Tata et des croquis des lieux – et sur les avis d'un médecin légiste et d'un expert en armes à feu.
38.  Au vu des faits ainsi établis et de l'article 3 § 1 de « la Convention de Genève », elle reconnut le requérant coupable d'homicide multiple pour les meurtres perpétrés dans le bâtiment et d'incitation à homicide multiple pour ceux commis à l'extérieur (több emberen – részben felbújtóként – elkövetett emberöléssel megvalósított emberiség elleni bűncselekmény), infractions constitutives d'un crime contre l'humanité.
39.  Aux fins de la détermination de la peine, et en application de l'article 2 du code pénal, la chambre militaire compara les règles répressives pertinentes applicables au moment de la commission du crime à celles du code pénal en vigueur à la date du prononcé du jugement. Ayant constaté que les premières étaient plus clémentes que les secondes, elle les déclara applicables à l'affaire dont elle était saisie.
40.  Elle considéra comme une circonstance aggravante des homicides le fait que deux personnes avaient été blessées mais retint, au titre des circonstances atténuantes, que la procédure durait déjà depuis environ six ans.
41.  Elle condamna l'intéressé à une peine d'emprisonnement de trois ans et le déchut de certains de ses droits pendant cinq ans. Un décret d'amnistie adopté entre-temps aurait permis au requérant de bénéficier d'une dispense de peine (voir le paragraphe 45 ci-dessous).
42.  En ses passages pertinents, l'exposé des faits établis par la chambre militaire du tribunal régional de Budapest se lisait ainsi :
« Le réexamen de l'affaire a conduit la chambre militaire du tribunal régional de Budapest à établir les faits suivants :
Le 23 octobre 1956, à 15 heures, une manifestation dirigée contre le régime débuta à Budapest. Elle se transforma en mouvement de masse dans la soirée. Les jours suivants, des affrontements et des manifestations de grande ampleur se déroulèrent dans différentes villes, gagnant par la suite tout le pays. Les 25 et 26 octobre, le soulèvement de Budapest s'étendit à la zone occupée par la garnison militaire de Tata, où était alors implantée l'école des élèves-officiers fusiliers de l'arme blindée de Dózsa, qui était dirigée par le colonel T.L. et assurait la formation d'officiers de l'armée hongroise aux fonctions de fusilier et de responsable de véhicules blindés. A l'époque pertinente, l'accusé, qui avait le grade de capitaine, y dirigeait la formation des élèves-officiers dans le domaine des véhicules à moteur. Bon nombre des membres de l'école reçurent l'ordre de se rendre à Budapest pour tenter de mettre fin à l'insurrection. Le 24 octobre au petit matin, ceux-ci quittèrent le secteur de l'école sous les ordres du colonel L.T. Le major J.L. se vit confier le commandement de l'école à partir de cette date.
Les personnes qui étaient restées à l'école recevaient des informations très partielles sur les événements qui se déroulaient à Budapest. Le caractère contradictoire des annonces et des ordres diffusés par la radio accentuait la difficulté de la tâche des commandants. Le 24 octobre 1956 à 8 h 45, il fut donné lecture d'un décret proclamant la loi martiale, qui énonçait : « (...) tout acte tendant à renverser la république populaire – notamment la mutinerie, l'instigation, l'incitation ou l'entente en vue d'une mutinerie, le meurtre, l'homicide, l'incendie volontaire, la possession d'explosifs, tout délit commis au moyen d'explosifs, les violences sur les personnes dépositaires de l'autorité publique, le port d'arme non autorisé (...) – constitue un crime punissable de la peine de mort (...) ». Toutefois, moins de quatre heures plus tard, Imre Nagy s'adressa au peuple hongrois et annonça que ceux qui cesseraient le combat et déposeraient leurs armes ne se verraient pas appliquer la loi martiale. A 14 h 8, l'échéance fut repoussée à 18 heures.
Les manifestations qui avaient débuté le 23 octobre passaient pour des menées contre-révolutionnaires aux yeux des dirigeants politiques et militaires. Le 26 octobre 1956 au petit matin, le colonel-général István Bata, ministre de la Défense, télégraphia aux forces armées l'ordre suivant : « Je vous ordonne : (...) D'observer la plus grande vigilance dans l'exercice de vos fonctions (...) D'empêcher tout désordre dans vos garnisons, de protéger les bâtiments les plus importants contre le vandalisme (...) D'arrêter tous les véhicules se dirigeant vers Budapest ou en provenant, de saisir les armes, les munitions et les tracts hostiles que vous pourrez y trouver et, si tel est le cas, de procéder à l'arrestation de leurs occupants (...) ». Le 27 octobre, un ordre donné par le colonel-général István Bata et réitéré par son remplaçant au ministère de la Défense, le lieutenant-général Károly Janza, enjoignit aux troupes d'« anéantir tous les insurgés armés ». L'accusé savait que la loi martiale avait été proclamée et que le décret qui l'avait instaurée rendait la possession non autorisée d'armes à feu punissable de la peine de mort.
Le 24 octobre, les membres du personnel militaire qui étaient restés à l'école furent convoqués à une réunion où on leur ordonna de demeurer dans les lieux et au cours de laquelle la défense de l'école fut organisée. Le 25 octobre vers 17 heures, le major J.L, qui revenait de Budapest, se présenta à l'école avec le corps de l'un de ses camarades, le major M.P, qui était tombé au combat dans la capitale. Ce n'est qu'à ce moment que ceux qui étaient restés à l'école furent informés des événements qui se déroulaient à Budapest.
Le 25 octobre vers 20 heures, des insurgés attaquèrent le champ de tir de Szomódi, qui appartenait à l'école. Ils s'en prirent à l'école elle-même le 26 octobre au petit matin. Ils furent repoussés par les officiers, mais le vice-sergent T. perdit la vie et le caporal N. fut blessé au cours des combats armés. Le même jour, les insurgés investirent le bâtiment abritant la prison du district de Tata ainsi que les services du parquet et relâchèrent les détenus, au nombre desquels se trouvait un dénommé J.K., qui purgeait une peine.
La direction de l'école ordonna à un escadron de 20 à 25 officiers commandés par l'accusé de se rendre en véhicule à la prison. A son arrivée sur les lieux, l'accusé persuada les civils non armés qui s'y trouvaient de partir. Par la suite, l'escadron regagna sa base.
Entre-temps, alors qu'il revenait d'une mission et se dirigeait vers l'école, le capitaine I.S. remarqua un groupe de 250 à 300 individus rassemblés autour du monument aux héros soviétiques. Une quinzaine ou une vingtaine des individus en question essayaient d'abattre la statue. Après que le capitaine I.S. eut arrêté son véhicule, plusieurs personnes l'agressèrent, le frappèrent, l'assommèrent et lui confisquèrent son arme ainsi que sa voiture.
Dans l'après-midi du 26 octobre, les insurgés abandonnèrent le monument aux héros soviétiques qu'ils avaient abattu et se dirigèrent vers le commissariat, dont les effectifs étaient au complet et où se trouvaient aussi des soldats de l'armée nationale commandés par un lieutenant (non identifié). Les policiers disposaient de pistolets de service, les militaires de mitraillettes et de grenades à main. A l'époque, le chef des services de police du district de Tata était le capitaine J.T.
Les insurgés voulaient investir le commissariat en vue de s'emparer d'armes à feu. La foule qui attaqua le bâtiment était en partie composée de civils, parmi lesquels figuraient Mihály Csernik, Béla Kiss, István Medved, Tamás Kaszás et J.K, qui avait été libéré de la prison du district par les rebelles plus tôt dans la journée.
Des coups de feu éclatèrent à l'extérieur du commissariat. Les insurgés utilisèrent un camion pour en forcer l'entrée. Ils y pénétrèrent et sommèrent les policiers et les soldats – qui n'étaient plus en situation de résister – de rendre les armes. Ceux-ci obtempérèrent. Un lieutenant de l'armée (non identifié) remit sa mitraillette à Mihály Csernik tandis que le sergent-major de police I.B. donnait son pistolet de service à un civil dénommé Mihály Neumann.
Après que les insurgés eurent pris le contrôle du commissariat, István Medved et Tamás Kaszás escortèrent le capitaine J.T vers un bureau, où ils avaient l'intention de l'exécuter. Ils y renoncèrent à la demande de certains rebelles, notamment J.K. (...)
Informé des événements qui s'étaient déroulés au monument aux héros soviétiques et au commissariat, le major J.L. ordonna à l'accusé de se rendre au commissariat avec des officiers, de prendre sur place les mesures qu'il jugerait nécessaires – en employant des armes à feu au besoin – pour mettre fin à l'émeute et rétablir l'ordre. Conformément à ces directives, l'accusé constitua un groupe d'une quinzaine d'officiers composé des lieutenants J.T, K.M, et T., des premiers lieutenants J.V et J.L, du capitaine I.L. et de personnes dont l'identité n'a pu être établie. Ces officiers étaient tous des élèves de la section motorisée. En sa qualité d'officier-instructeur, l'accusé était leur supérieur. Son adjoint était le capitaine I.L.
L'accusé et les membres du groupe constitué par lui étaient équipés de mitraillettes PPS de calibre 7,62 mm et de pistolets TT. Ils disposaient en outre de deux mitrailleuses DP de même calibre et d'une caisse contenant quelque 25 grenades à main de type 42M avec leurs détonateurs et de munitions.
Avant le départ du groupe, l'accusé donna des instructions à ses hommes et répartit les tâches, expliquant que les policiers du commissariat de Tata avaient été désarmés et que leur mission consistait à se rendre sur place, à y assumer des fonctions de police et à y rétablir l'ordre. Les membres de l'escouade quittèrent l'école en début d'après-midi, en camion. Arrivés à destination, ils stationnèrent le véhicule à une certaine distance du commissariat (...), en descendirent sur les ordres de l'accusé et se répartirent en deux sections, commandées respectivement par l'intéressé et par son adjoint, le capitaine I.L., qui firent mouvement (...) vers le commissariat. En chemin, les sections rencontrèrent deux jeunes hommes, dont un portait une mitraillette, qu'elles arrêtèrent sans rencontrer de résistance. Elles confisquèrent l'arme et les laissèrent tous deux partir.
Les deux sections arrivèrent au commissariat entre 17 et 18 heures. L'éclairage public étant déjà allumé, il y avait une bonne visibilité aux alentours du bâtiment.
Entre-temps, les insurgés armés avaient quitté les lieux et s'étaient transportés en camion à la poste principale de Tata. Ils s'étaient rendus maîtres du central téléphonique et avaient mis hors d'usage le réseau de télécommunications. La plupart des policiers dont les armes avaient été confisquées avaient eux aussi quitté le commissariat et étaient rentrés chez eux ou s'étaient réfugiés, avec leur famille, à l'école des officiers. Les soldats qui se trouvaient au commissariat sous le commandement d'un lieutenant au moment où les insurgés en avaient pris le contrôle étaient partis eux aussi. L'accusé ne savait pas ce qu'il était advenu d'eux.
A l'arrivée des officiers, quatre ou cinq policiers non armés se trouvaient dans le bâtiment ou dans la cour du commissariat, en compagnie d'István Balázs, de Béla Rónavölgyi, de Tamás Kaszás, de János Senkár et de Sándor Fasing, les victimes. István Balázs et Béla Rónavölgyi étaient restés au commissariat pour empêcher les insurgés d'insulter ou de molester les policiers demeurés sur place. Informé des événements survenus devant le commissariat, Sándor Fasing, qui avait 16 ans à l'époque, s'y était rendu pour retrouver son frère, qui travaillait dans les services de police du district de Tata. La raison de la présence de János Senkár n'a pas été élucidée. (...)
La section commandée par le capitaine I.L., à laquelle appartenaient les lieutenants K.M., J.L. et T., se posta à proximité de l'entrée du bâtiment. K.M. transportait une mitrailleuse. Les lieutenants M. et T. prirent position de l'autre côté de la route, en face de l'entrée du commissariat. Le capitaine L. et le lieutenant L. se placèrent à droite de la sortie. A proximité de la porte, non loin du lieutenant L., se tenait un civil à moto qui engagea une conversation avec lui. Sous le commandement de l'accusé, les membres de l'autre section entrèrent par la porte et pénétrèrent dans le couloir du commissariat. S'approchant de la porte située à droite du couloir, l'accusé demanda à un policier si d'autres personnes se trouvaient dans le bâtiment. Il tenta de téléphoner à l'école, mais n'y parvint pas car le central téléphonique avait été mis hors d'usage, puis ordonna à sa section de séparer les civils des policiers.
Par la suite, l'accusé et les officiers qui l'accompagnaient pénétrèrent dans la cour intérieure du bâtiment, où ils se déployèrent en demi-cercle. J.T et un autre officier qui transportaient la caisse de grenades firent halte et la déposèrent du côté gauche du couloir. J.T se posta du côté droit. Faisant face aux officiers, István Balázs se trouvait près de l'entrée du bâtiment – située à droite de la cour intérieure – à une distance d'environ un mètre de la porte, Tamás Kaszás à environ trois mètres à sa droite et Béla Rónavölgyi à environ un mètre à sa gauche. Sándor Fasing se tenait tout près de l'entrée du bâtiment, à droite de la cour. La position exacte que János Senkár occupait n'a pu être déterminée précisément, mais il est très probable qu'il se trouvait du côté droit de la cour, non loin du mur du bâtiment abritant les bureaux. A proximité de la porte d'entrée de ce bâtiment, situé à droite de la cour, quelques policiers non armés étaient rassemblés derrière les victimes.
Les officiers braquèrent leurs mitraillettes sur les civils, qu'ils maintinrent en joue sans discontinuer. István Balázs leur indiqua qu'ils n'avaient pas d'armes mais un policier (non identifié) qui se tenait derrière lui affirma que Tamás Kaszás portait un pistolet. István Balázs demanda à ce dernier de déposer son arme s'il en avait une.
A ce moment-là, l'accusé faisait face à Tamás Kaszás, dont il n'était séparé que de quelques mètres. Ils commencèrent à se quereller.
Obtempérant à la demande d'István Balázs, Tamás Kaszás porta la main à la poche intérieure de son manteau et en sortit un pistolet.
S'étant probablement mépris sur le geste de Tamás Kaszás ou s'en étant alarmé, l'accusé ordonna à ses hommes de faire feu. Presque simultanément, il tira une courte salve avec la mitraillette qu'il pointait sur Tamás Kaszás. Ensuite, les officiers firent mouvement vers le fond de la cour.
Touché à l'abdomen et au thorax par deux des coups de feu tirés par l'accusé, Tamás Kaszás mourut sur le coup.
Le lieutenant J.D. fut accidentellement touché à la cuisse par l'un des tirs de l'accusé et de ses autres camarades. Au moment où l'ordre d'ouvrir le feu avait été donné, il était sorti du demi-cercle formé par les officiers et se dirigeait vers la galerie pour s'y mettre à couvert. István Balázs fut touché à la main droite. Trois balles atteignirent Sándor Fasing, au thorax et à la cuisse. János Senkár  fut touché par au moins un tir. Blessé à la tête, il fut transporté à l'hôpital, où il décéda le 28 octobre 1956 (...).
De 15 à 20 minutes après le cessez-le-feu, l'accusé monta sur l'une des motos stationnées dans la cour pour se rendre à l'école des officiers. A la sortie du bâtiment, il tourna à gauche, parcourant 30 à 40 mètres avant d'être pris pour cible par des individus armés non identifiés. Les tirs le firent chuter et il se blessa en tombant. Il battit en retraite vers le commissariat et regagna l'école à pied, en traversant la cour située à l'arrière du bâtiment. Parvenu à destination, il indiqua au major L. qu'une fusillade entre civils et militaires avait eu lieu au commissariat, faisant des blessés de part et d'autre. Interrogé par son supérieur sur le point de savoir qui avait ouvert le feu et avait ordonné aux soldats de tirer, il ne put répondre. Plus tard, un tank fut envoyé au commissariat pour secourir les officiers qui y étaient retranchés (...)
Les faits exposés ci-dessus ont été établis par la chambre à partir des dépositions respectives de l'accusé et des victimes, qu'elle a interrogés dans le cadre du réexamen de l'affaire, ainsi que des pièces produites à l'audience.
Dans les réquisitions qu'il a présentées à l'audience, le représentant du parquet militaire a maintenu la version des faits des autorités de poursuite ainsi que la qualification qu'elles leur avaient donnée. Il a invité la chambre à reconnaître l'accusé coupable d'homicide multiple et d'incitation à homicide multiple, infractions constitutives d'un crime contre l'humanité réprimé par l'article 3 § 1 des Conventions de Genève du 12 août 1949 incorporées dans le droit hongrois par le décret-loi no 32 de 1954. Il a requis contre l'accusé une peine d'emprisonnement assortie d'une privation des droits fondamentaux.
Pendant l'instruction et devant la chambre, le témoin J.T. a constamment et catégoriquement affirmé, sans jamais se contredire, que, contrairement aux dires de l'accusé, ce dernier se trouvait dans la cour intérieure du commissariat, qu'une querelle avait éclaté entre lui et un civil, et qu'il avait donné l'ordre d'ouvrir le feu. Il a aussi déclaré que l'accusé s'était servi de sa mitraillette après avoir donné cet ordre, mais il ne s'agit là que d'une supposition.
Entendu comme témoin le 8 mars 1994 dans le cadre de l'instruction, puis le 29 avril 1994 à l'occasion d'une confrontation, J.D. a déclaré, dans les mêmes termes que ceux employés par J.T. dans sa déposition, que l'accusé se trouvait dans la cour intérieure et qu'il avait donné l'ordre de tirer après qu'une querelle eut éclaté entre lui et un « révolutionnaire ». (...) En revanche, au cours de la procédure de réexamen de l'affaire, il a indiqué ne pas savoir qui avait donné cet ordre. (...). La chambre ne s'explique pas comment il a pu entendre l'ordre en question sans être en mesure d'en identifier l'auteur.
Les enquêteurs sont parvenus à retrouver quatre témoins des événements survenus dans la cour intérieure du commissariat. Deux d'entre eux étaient des subordonnés de l'accusé. Ils le rencontraient tous les jours et ne pouvaient ignorer son aspect physique et sa voix.
Les autres témoins, des civils – István Balázs et Sándor Fasing – , ne connaissaient pas les officiers qui avaient fait irruption dans la cour. La soudaineté et la brièveté des événements ne leur donnèrent pas le temps de les observer attentivement, ce qui explique qu'ils n'aient pas identifié l'accusé comme étant l'auteur de l'ordre de tirer.
En revanche, la chambre estime que, contrairement aux témoins civils, J.D. et J.T. auraient dû savoir lequel des officiers présents dans la cour avait donné l'ordre en question. Pour les raisons exposées ci-dessus, elle juge crédible la déposition de J.D. recueillie au cours de l'instruction, selon laquelle l'accusé en était l'auteur.
Outre les témoignages dont elle dispose, la chambre renvoie à la règle bien connue des militaires selon laquelle les membres d'une unité armée subalterne ne peuvent faire usage de leurs armes que sur l'ordre de leur commandant. A l'époque pertinente, le groupe d'officiers était commandé par l'accusé.
La chambre s'étonne que l'accusé ait contesté pendant l'audience le bien-fondé de l'accusation portée contre lui en prétendant qu'il se trouvait dans le couloir du commissariat pendant le bref instant où les tirs d'une mitraillette se sont fait entendre alors qu'il avait reconnu, lorsqu'il avait été interrogé comme suspect le 20 avril 1994, qu'il était entré dans la cour, où un groupe de personnes se querellaient. Sur le croquis des lieux, il avait même indiqué sa position et celle du groupe en question. (...) Il s'ensuit que la déposition faite par l'accusé le 20 avril 1994 lorsqu'il fut interrogé comme suspect concorde avec celles des témoins T. et D., selon lesquelles l'accusé se trouvait lui aussi dans la cour intérieure avant que l'arme ne fût utilisée.
Au cours de l'audience tenue dans le cadre du réexamen de l'affaire, l'accusé n'a pu fournir d'explication plausible aux changements qu'il a apportés à la déposition qu'il avait faite pendant l'instruction.
Ayant examiné séparément et conjointement les éléments de preuve dont elle dispose, la chambre est totalement convaincue que l'ordre de tirer a bien été donné par l'accusé au cours d'une altercation survenue dans la cour intérieure du commissariat.
Au vu de ce qui précède, la chambre estime devoir écarter la déposition dans laquelle l'accusé s'est déclaré innocent de toute infraction et retenir contre lui des éléments à charge. (...)
Il ressort des dépositions des témoins J.K. et István Balázs, ainsi que des documents d'archive, que Tamás Kaszás a activement participé à l'occupation du commissariat. Pendant que les insurgés procédaient au désarmement des policiers, il s'empara d'une arme (un pistolet) dont il voulut se servir pour exécuter le chef du commissariat, le capitaine J.K., avec la complicité d'István Medved. Les documents de l'époque indiquent que, après avoir investi le commissariat, les insurgés se dirigèrent vers le central téléphonique de la poste principale pour couper les liaisons téléphoniques afin d'empêcher les policiers d'appeler à l'aide. Il est évident que c'est l'occupation du central par les insurgés qui a empêché l'accusé de téléphoner du commissariat, où il s'était posté entre-temps (...)
Les dépositions des témoins ne permettent pas d'établir au-delà de tout doute raisonnable que Tamás Kaszás avait déjà son arme à la main pendant qu'il se querellait avec l'accusé (...)
La chambre tient pour établi que Tamás Kaszás était resté dans le commissariat pour assurer la défense des positions que les insurgés y avaient prises. Au vu du différend qui avait opposé le capitaine J.T. et Tamás Kaszás, elle tient aussi pour acquis que ce dernier avait pris la tête du groupe de civils demeurés sur place et qu'il dirigeait les opérations lorsque les officiers arrivèrent sur les lieux.
Il est aussi évident qu'il incombait à l'accusé, une fois entré dans le commissariat, d'identifier la personne qui avait pris la direction des opérations d'occupation du bâtiment et de désarmement des policiers pour négocier avec elle.
Les éléments mentionnés ci-dessus et les dépositions des témoins conduisent la chambre à conclure que, en sa qualité de chef d'escouade, l'accusé avait pour mission de négocier avec le civil Tamás Kaszás et qu'il s'est sans doute querellé avec lui.
On ne peut que spéculer sur la teneur de leur discussion, ou plutôt de leur altercation. Cela dit, il est certain que l'accusé a demandé à Tamás Kaszás pourquoi les insurgés avaient investi le commissariat, quelles étaient leurs intentions et comment il s'était emparé d'un pistolet. Compte tenu du fait que les policiers s'étaient rendus à la demande des insurgés et leur avaient spontanément remis leurs armes, on peut aussi supposer que Tamás Kaszás avait invité l'accusé à rejoindre les rangs des insurgés ou à rendre les armes.
Le comportement de Tamás Kaszás à l'égard de l'accusé qui lui faisait face a certainement incité ce dernier à donner l'ordre d'ouvrir le feu et/ou à tirer lui-même. (...)
Il ressort des faits établis par la chambre que, le 26 octobre 1956, entre 17 et 18 heures, alors que des manifestations de grande ampleur se déroulaient dans tout le pays, l'accusé et une escouade composée de quelque quinze hommes armés de mitraillettes, de mitrailleuses, de pistolets et de grenades à main se présentèrent au commissariat de Tata. L'intéressé pénétra à l'intérieur du bâtiment, où il rencontra quelques policiers qui avaient été désarmés et un certain nombre de civils. Quatre membres de l'escouade commandée par l'accusé se postèrent à l'entrée du commissariat pour s'assurer le contrôle de cette position. Sous le commandement de l'accusé, les autres investirent la cour intérieure du bâtiment. Une altercation se produisit entre l'accusé et un civil en possession d'un pistolet, Tamás Kaszás. Ce dernier s'apprêtait à obtempérer aux injonctions des officiers qui lui avaient demandé de leur remettre son arme lorsque l'accusé donna l'ordre d'ouvrir le feu. Les tirs ordonnés par l'intéressé touchèrent Tamás Kaszás, János Senkár, István Balázs et Sándor Fasing, des civils qui se trouvaient dans la cour. Quelques instants après, István Balázs et Béla Rónavölgyi, qui s'enfuyaient vers la rue, furent atteints par des coups de feu tirés par les quatre officiers qui s'étaient postés dans la rue pour surveiller l'entrée du bâtiment. Tamás Kaszás et Béla Rónavölgyi moururent sur le coup, János Senkár décéda après son admission à l'hôpital. István Balázs et Sándor Fasing furent grièvement blessés (...) par les tirs des officiers.
Suivant les réquisitions du parquet, la chambre dit pour droit que, en commettant les actes décrits dans l'exposé des faits, l'accusé s'est rendu coupable d'homicide et d'incitation à homicide multiple – en ce qui concerne les faits survenus à l'extérieur du bâtiment, infractions constitutives d'un crime contre l'humanité prohibé par l'article 3 § 1 de la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, adoptée le 12 août 1949 et incorporée dans le droit hongrois par le décret-loi no 32 de 1954. (...)
[(...) La] chambre s'est penchée sur les faits et circonstances ayant pu influer sur le discernement de l'accusé à l'époque pertinente.
L'accusé a dû être ébranlé par la mort du lieutenant P. et du sergent T., qui étaient membres du personnel de l'école, et par l'agression ultérieure du capitaine S. par les insurgés.
Informé de la proclamation de la loi martiale, il savait que les actes de violence sur les personnes dépositaires de l'autorité publique et le port d'arme non autorisé avaient été érigés en crimes punissables de la peine de mort.
Dans ce contexte, il se vit confier la mission d'investir le commissariat pour y rétablir l'ordre que les insurgés avaient renversé en l'occupant et en désarmant les policiers qui s'y trouvaient. Grâce aux informations dont il disposait, l'accusé était conscient qu'une attaque armée pouvait être lancée par les insurgés (...) qui s'étaient emparés d'armes, et que la vie de tous les officiers présents dans le commissariat se trouvait donc en danger.
Par ailleurs, l'accusé et les hommes qu'il commandait ignoraient tout du maintien de l'ordre, domaine pour lequel ils n'avaient pas été formés. Ils ne savaient donc pas comment réagir en cas de confrontation avec un groupe d'individus hostiles, armés ou non.
A la prison de Tata, l'accusé avait rempli la mission qui lui avait été confiée de manière pacifique, parvenant à convaincre les civils qui se trouvaient devant le bâtiment de quitter les lieux. Alors qu'elle se dirigeait vers l'édifice abritant les services de police de Tata, l'escouade commandée par l'accusé avait rencontré deux jeunes hommes, dont l'un portait une arme. Au lieu de les appréhender et de les arrêter, l'accusé leur avait confisqué l'arme en question et les avait laissés repartir indemnes.
A cet égard, la chambre souligne que, dans l'affaire dite de « la fusillade de Kecskemét », des officiers du commandement militaire de Kecskemét avaient arrêté deux civils sur lesquels ils avaient trouvés des armes, les avaient conduits dans la cour du bâtiment abritant le commandement et les y avaient exécutés sur l'ordre du major-général G.
Ayant reçu l'ordre de reprendre le contrôle du commissariat, par les armes au besoin, l'accusé devait accomplir avec ses hommes une mission tactique.
Lors de la procédure de réexamen de l'affaire, l'accusé et les officiers qui étaient à l'époque sous ses ordres ont déclaré avoir ressenti de la peur au cours de l'accomplissement de leur mission. Si la peur est assimilée à la lâcheté et punie comme telle par le code pénal militaire, la chambre estime qu'il s'agit là d'une réaction humaine naturelle susceptible de paralyser la volonté d'une personne dans certaines conditions ou situations.
C'est dans cet état émotionnel et intellectuel affectant son discernement que, dans la cour intérieure du commissariat, l'accusé se trouva confronté à Tamás Kaszás, qui s'était emparé d'une arme en prenant le contrôle du bâtiment et avait formé le projet d'exécuter le chef de la police. La chambre estime que le fait que seuls l'accusé et Tamás Kaszás se soient querellés ne doit rien au hasard. Comme elle l'a indiqué dans la cinquième partie de son analyse des éléments de preuve, on ne peut que spéculer sur la nature de leur différend et sur ce qui s'est réellement passé entre eux. Dans sa déposition, István Balázs a indiqué qu'il n'était pas impossible que l'accusé se fût mépris sur le geste que Tamás Kaszás avait fait lorsqu'il avait porté la main à sa poche, car l'ordre de tirer fut donné immédiatement après. Pour la chambre, il ne fait aucun doute que le comportement de Tamás Kaszás a accentué la peur que l'accusé ressentait et que ce dernier a estimé que lui et ses hommes se trouvaient dans une situation menaçant leur vie ainsi que leur intégrité physique. La chambre considère que l'accusé a donné l'ordre de tirer dans une situation qu'il jugeait menaçante.
D'un autre côté, l'accusé aurait dû constater que les armes dont lui et ses hommes disposaient leur conféraient une supériorité sur les civils présents dans la cour, et qu'il leur aurait été possible de régler le différend sans avoir à s'en servir. Il est manifeste que l'accusé n'a pas tenu compte de cette éventualité parce que son discernement était altéré par la menace qui se dessinait. »
43.  Statuant en appel le 8 novembre 2001, la Cour suprême réforma le jugement entrepris, qui, tel que réformé, devint définitif le même jour.
44.  En ses passages pertinents ce jugement était ainsi libellé :
« Le contrôle qu'elle a effectué conduit la Cour suprême à constater que les juges du premier degré ont tenu des audiences dans le respect des règles de procédure pénale et que les faits qu'ils ont établis au vu des éléments dont ils disposaient sont, pour l'essentiel, solidement étayés. Par ailleurs, le raisonnement qu'ils ont suivi répond aux critères requis.
Il ressort en particulier des constats auxquels ils sont parvenus que l'accusé avait donné l'ordre d'ouvrir le feu et qu'il avait lui même tiré, tuant l'une des victimes de l'incident. Cette conclusion, qui n'est nullement mal fondée, revêt un caractère décisif dans le cadre du réexamen de l'affaire.
La Cour suprême rectifie l'exposé des faits (...) en en retranchant le passage où il est indiqué que « s'étant probablement mépris sur le geste de Tamás Kaszás ou s'en étant alarmé, le requérant ordonna à ses hommes de faire feu » (...) car elle le juge inexact, pour les raisons exposées ci-dessous.
L'accusé ne s'est pas expliqué sur ce qui lui avait traversé l'esprit avant qu'il ne donne l'ordre de tirer car il nie avoir commis un crime. Il est évident que les premiers juges sont parvenus à cette conclusion après avoir constaté que Tamás Kaszás « avait sorti un pistolet de la poche intérieure de son manteau ». On pourrait en déduire que, dans leur esprit, l'accusé avait interprété – ou pouvait avoir interprété, compte tenu de l'emploi du terme « probablement » – le geste de Tamás Kaszás comme une agression.
Or il ressort aussi de l'exposé des faits que « István Balázs avait demandé à Tamás Kaszás de déposer son arme s'il en avait une. A ce moment-là, l'accusé faisait face à Tamás Kaszás, dont il n'était séparé que de quelques mètres » (...) On peut légitimement en déduire que l'accusé avait entendu cet ordre. Compte tenu du fait que l'accusé et Tamás Kaszás se sont querellés et que ce dernier a sorti son arme aussitôt après, la conclusion qui s'impose est que l'accusé savait que Tamás Kaszás avait l'intention de déposer son arme plutôt que de s'en prendre à lui. (...) »
45.  En ce qui concerne la qualification des actes reprochés au requérant, la Cour suprême approuva les premiers juges d'avoir condamné l'intéressé sur le fondement de l'article 3 § 1 de « la Convention de Genève » et estima que le crime contre l'humanité qu'il avait commis s'analysait en un homicide multiple volontaire (több emberen elkövetett szándékos emberöléssel megvalósított emberiség elleni bűntett). En revanche, elle considéra que le requérant ne s'était pas rendu coupable d'incitation à homicide pour les meurtres perpétrés à l'extérieur de l'édifice. Cependant, elle fit droit à la demande de l'accusation tendant à l'aggravation de la sanction et porta la peine principale à cinq ans d'emprisonnement, privant ainsi l'intéressé de la dispense de peine dont il aurait pu bénéficier. Toutefois, en application des règles d'amnistie pertinentes, celui-ci vit sa peine réduite d'un huitième.
La Cour suprême approuva les conclusions auxquelles les juges du premier degré étaient parvenus sur les circonstances atténuantes, y compris celles relatives à la durée excessive de la procédure.
46.  Le 14 juillet 2002, la chambre militaire du tribunal régional de Budapest rejeta la demande en révision introduite par le requérant. Celui-ci se pourvut devant la Cour suprême, en vain. Il réitéra sa requête, mais en fut débouté le 16 juin 2004.
47.  Le 22 septembre 2003, la chambre de révision de la Cour suprême déclara irrecevable sans l'examiner au fond le pourvoi en cassation formé par l'intéressé, au motif qu'il était incompatible ratione materiae avec les dispositions pertinentes du code de procédure pénale en ce qu'il tendait pour l'essentiel à contester les faits établis par la décision entreprise.
48.  Le requérant déposa une demande de grâce, qui fut rejetée. Le 24 mars 2003, il commença à purger sa peine. Le 31 mai 2005, il bénéficia d'une mesure de libération conditionnelle.
II.  LE DROIT INTERNATIONAL ET LE DROIT INTERNE PERTINENTS
A.  La Convention (IV) de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, adoptée le 12 août 1949
Article 33
« En cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le territoire de l'une des Hautes Parties contractantes, chacune des Parties au conflit sera tenue d'appliquer au moins les dispositions suivantes :
1)  Les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, y compris les membres de forces armées qui ont déposé les armes et les personnes qui ont été mises hors de combat par maladie, blessure, détention, ou pour toute autre cause, seront, en toutes circonstances, traitées avec humanité, sans aucune distinction de caractère défavorable basée sur la race, la couleur, la religion ou la croyance, le sexe, la naissance ou la fortune, ou tout autre critère analogue.
A cet effet, sont et demeurent prohibés, en tout temps et en tout lieu, à l'égard des personnes mentionnées ci-dessus :
a)  les atteintes portées à la vie et à l'intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices ;
b)  les prises d'otages ;
c)  les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégradants ;
d)  les condamnations prononcées et les exécutions effectuées sans un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué, assorti des garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés. (...) »
49.  Les Conventions de Genève furent incorporées dans l'ordre juridique hongrois par le décret-loi no 32 de 1954, où leurs dispositions ne figuraient pas. L'article 3 du décret en question invitait le ministre des Affaires étrangères à faire publier une traduction officielle de ces instruments avant leur entrée en vigueur. En 1955, les Editions économiques et juridiques publièrent, pour le compte du ministère des Affaires étrangères, une brochure reproduisant le texte des Conventions. Toutefois, celles-ci ne furent officiellement publiées que le 14 novembre 2000, au Journal officiel no 2000/112.
B.  Le Protocole additionnel (II) aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux, adopté le 8 juin 1977
Article premier – Champ d'application matériel
« 1.  Le présent Protocole, qui développe et complète l'article 3 commun aux Conventions de Genève du 12 août 1949 sans modifier ses conditions d'application actuelles, s'applique à tous les conflits armés qui ne sont pas couverts par l'article premier du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), et qui se déroulent sur le territoire d'une Haute Partie contractante entre ses forces armées et des forces armées dissidentes ou des groupes armés organisés qui, sous la conduite d'un commandement responsable, exercent sur une partie de son territoire un contrôle tel qu'il leur permette de mener des opérations militaires continues et concertées et d'appliquer le présent Protocole.
2.  Le présent Protocole ne s'applique pas aux situations de tensions internes, de troubles intérieurs, comme les émeutes, les actes isolés et sporadiques de violence et autres actes analogues, qui ne sont pas considérés comme des conflits armés. »
50.  Le Protocole fut incorporé dans le droit hongrois par le décret-loi no 20 de 1989. La traduction hongroise du Protocole en fut publiée le 12 octobre 1989.
C.  Le Protocole additionnel (I) aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, adopté le 8 juin 1977
Article 41 § 2
« Est hors de combat toute personne (...) b) qui exprime clairement son intention de se rendre (...) »
D.  Le commentaire sur le Protocole additionnel (I), publié par le Comité international de la Croix-Rouge (§§ 1618-1619)
« Sur terre, la reddition n'est pas liée à des formalités rigides. En règle générale, le soldat qui veut indiquer qu'il n'est plus en mesure de poursuivre le combat ou qu'il a l'intention d'y mettre fin, dépose son arme et lève les mains (...). S'il est surpris, un combattant peut lever les bras en signe de reddition, tout en ayant encore les armes sur lui.
Dans ces diverses situations, la reddition est inconditionnelle, ce qui signifie que le seul droit auquel peuvent prétendre ceux qui se rendent est d'être traités en prisonniers de guerre. Lorsque l'intention de se rendre est signifiée d'une façon parfaitement claire, le feu de l'adversaire doit cesser instantanément ; il est interdit de refuser une reddition sans conditions (...) »
E.  Le droit international humanitaire coutumier
51.  Pour le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), la règle selon laquelle les personnes hors de combat ne peuvent être attaquées constitue une norme de droit international coutumier applicable aux conflits armés tant internationaux que non internationaux. Dans un certain nombre de conflits4, le CICR a rappelé aux parties concernées leur obligation de s'y conformer. Dans la partie qu'elle consacre aux méthodes de guerre spécifiques, l'étude du CICR sur le droit international humanitaire coutumier (2005) propose l'adoption de la règle suivante :
« Règle 47. Il est interdit d'attaquer des personnes reconnues comme étant hors de combat. Est hors de combat toute personne :
a)  qui est au pouvoir d'une partie adverse ;
b)  qui est sans défense parce qu'elle a perdu connaissance, ou du fait de naufrage, de blessures ou de maladie ; ou
c)  qui exprime clairement son intention de se rendre ;
à condition qu'elle s'abstienne de tout acte d'hostilité et ne tente pas de s'évader. »5
F.  Le Statut du tribunal militaire international, annexé à l'Accord de Londres (8 août 1945)
Article 6 c)
« Les « Crimes contre l'Humanité » : c'est-à-dire l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime. »
G.  Le Statut du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (Statut du TPIY) (1993)
Article 5 - Crimes contre l'humanité
Le Tribunal international est habilité à juger les personnes présumées responsables des crimes suivants lorsqu'ils ont été commis au cours d'un conflit armé, de caractère international ou interne, et dirigés contre une population civile quelle qu'elle soit :
a)  Assassinat ;
b)  Extermination ;
c)  Réduction en esclavage ;
d)  Expulsion ;
e)  Emprisonnement ;
f)  Torture ;
g)  Viol ;
h)  Persécutions pour des raisons politiques, raciales et religieuses ;
i)  Autres actes inhumains.
H.  Le Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda (Statut du TPIR) (1994)
Article 3 – Crimes contre l'humanité
« Le Tribunal international pour le Rwanda est habilité à juger les personnes responsables des crimes suivants lorsqu'ils ont été commis dans le cadre d'une attaque généralisée et systématique dirigée contre une population civile quelle qu'elle soit, en raison de son appartenance nationale, politique, ethnique, raciale ou religieuse :
a)  Assassinat ;
b)  Extermination ;
c)  Réduction en esclavage ;
d)  Expulsion ;
e)  Emprisonnement ;
f)  Torture ;
g)  Viol ;
h)  Persécutions pour des raisons politiques, raciales et religieuses ;
i)  Autres actes inhumains. »
I.  Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (1998)
Article 7 – Crimes contre l'humanité
« 1. Aux fins du présent Statut, on entend par crime contre l'humanité l'un quelconque des actes ci-après lorsqu'il est commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque :
a)  Meurtre ;
b)  Extermination ;
c)  Réduction en esclavage ;
d)  Déportation ou transfert forcé de population ;
e)  Emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ;
f)  Torture ;
g)  Viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ;
h)  Persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d'ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste au sens du paragraphe 3, ou en fonction d'autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour ;
i)  Disparitions forcées de personnes ;
j)  Crime d'apartheid ;
k)  Autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l'intégrité physique ou à la santé physique ou mentale. »
J.  La Convention sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité (1968)
Article premier
« Les crimes suivants sont imprescriptibles, quelle que soit la date à laquelle ils ont été commis :
a)  Les crimes de guerre, tels qu'ils sont définis dans le Statut du tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945 et confirmés par les résolutions 3 (I) et 95 (I) de l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations unies, en date des 13 février 1946 et 11 décembre 1946, notamment les « infractions graves » énumérées dans les Conventions de Genève du 12 août 1949 pour la protection des victimes de la guerre ;
b)  Les crimes contre l'humanité, qu'ils soient commis en temps de guerre ou en temps de paix, tels qu'ils sont définis dans le Statut du tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945 et confirmés par les résolutions 3 (I) et 95 (I) de l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations unies, en date des 13 février 1946 et 11 décembre 1946, l'éviction par une attaque armée ou l'occupation et les actes inhumains découlant de la politique d'apartheid, ainsi que le crime de génocide, tel qu'il est défini dans la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, même si ces actes ne constituent pas une violation du droit interne du pays où ils ont été commis. »
Article II
« Si l'un quelconque des crimes mentionnés à l'article premier est commis, les dispositions de la présente Convention s'appliqueront aux représentants de l'autorité de l'Etat et aux particuliers qui y participeraient en tant qu'auteurs ou en tant que complices, ou qui se rendraient coupables d'incitation directe à la perpétration de l'un quelconque de ces crimes, ou qui participeraient à une entente en vue de le commettre, quel que soit son degré d'exécution, ainsi qu'aux représentants de l'autorité de l'Etat qui toléreraient sa perpétration. »
52.  Cette Convention fut incorporée dans le droit hongrois par le décret-loi no 1 de 1971, entré en vigueur le 2 février 1971.
K.  La Constitution de la République de Hongrie (loi no 20 de 1949 telle que modifiée)
Article 7 § 1
« L'ordre juridique de la République de Hongrie souscrit aux règles de droit international généralement reconnues et veille à la compatibilité du droit interne avec les obligations auxquelles la République est tenue en vertu du droit international. »
L.  La loi no 90 de 1993 relative à la procédure applicable à certains crimes commis lors de la lutte révolutionnaire de libération d'octobre 1956
« Vu l'arrêt de la Cour constitutionnelle du 12 octobre 1993, le Parlement adopte la présente loi relative à la procédure applicable à certains crimes commis lors de la lutte révolutionnaire de libération d'octobre 1956 :
Article 1
1.  Vu l'article premier de la Convention des Nations unies sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité du 26 novembre 1968 (...) (incorporée dans le droit hongrois par le décret-loi no 1 de 1971), l'article 33 § 2 du code pénal [qui énumère les infractions imprescriptibles] est applicable à la prescription de la poursuite des actes délictueux commis au cours de la lutte révolutionnaire de libération de 1956 et constituant des infraction graves au sens
b)  de l'article 147 de la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre adoptée le 12 août 1949 [et incorporée au droit hongrois par le décret-loi no 32 de 1954], lequel renvoie à l'article 3 § 1 de cet instrument.
2.  Vu l'article 2 du code pénal, les infractions énumérées au paragraphe 1 du présent article seront punies
a)  en cas d'homicide volontaire (...), d'une peine d'emprisonnement de cinq à quinze ans (...) »
Cette loi fut abrogée par la Cour constitutionnelle hongroise le 4 octobre 1996.
M.  L'instruction no 20/1956 (H.K.6.)VKF du chef de l'état-major général relative à l'enseignement des Conventions de Genève de 1949
53.  L'instruction en question, accompagnée d'un résumé des Conventions de Genève, fut publiée le 5 septembre 1956 au journal des armées. Elle comportait un paragraphe ainsi libellé :
« A partir de l'année académique 1956-1957, les commandants des compagnies et des instituts veilleront à ce que les membres des forces armées prennent connaissance des principes fondamentaux des conventions. »
EN DROIT
I.  sur la violation alléguée de l'article 7 de la Convention
54.  Le requérant allègue avoir été poursuivi pour un acte qui ne constituait pas une infraction au moment où il a été commis ; il dénonce une violation de l'article 7 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1.  Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou international. De même il n'est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l'infraction a été commise.
2.  Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d'une personne coupable d'une action ou d'une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d'après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »
A.  Thèses des comparants
1.  Thèse du requérant
55. En ce qui concerne les rapports entre l'article 3 de la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (« l'article 3 commun ») et le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (« le Protocole II »), le requérant souligne que le second de ces textes « développe et complète » le premier ; il en conclut qu'ils doivent nécessairement faire l'objet d'une application conjointe. Si le champ d'application de l'article 3 devait être étendu au point d'englober celui du Protocole II, ce dernier texte serait superflu. On devrait admettre, au nom de la protection des intérêts des accusés, que le Protocole II a pour effet de restreindre rétroactivement la portée de l'article 3 commun. Les garanties dont bénéficie la population civile n'en seraient pas amoindries car l'extermination de civils serait prohibée non seulement par les dispositions du droit de la guerre mais aussi par plusieurs autres instruments internationaux.
56.  A supposer même que l'article 3 commun fût applicable aux actes litigieux, il ressortirait des Commentaires publiés par le Comité international de la Croix-Rouge sur les Conventions de Genève que la portée de ce texte n'est pas illimitée mais soumise à certaines restrictions. En d'autres termes, on ne pourrait étendre le champ d'application de cette disposition au-delà du domaine que les rédacteurs des Conventions lui ont assigné. Ainsi, de simples actes de révolte ou de banditisme ne relèveraient pas de l'article 3 : un conflit devrait atteindre une certaine intensité pour tomber sous le coup de cette disposition. La question de savoir si cette condition était remplie en l'espèce aurait dû être tranchée sur la foi des avis des historiens-experts, que la Cour suprême aurait malheureusement écartés.
57.  Certes, les Commentaires militeraient en faveur d'une interprétation aussi large que possible de la disposition en question. Toutefois, l'on ne saurait adhérer sans réserve à pareille approche puisqu'elle serait exposée dans un instrument qui ne serait pas une norme juridique mais une simple recommandation faite aux Etats et qu'elle servirait les objectifs de la Croix-Rouge en rendant les Conventions de Genève applicables au plus grand nombre de conflits possible pour justifier les interventions humanitaires de cette organisation. Pour louable qu'elle soit dans le contexte du droit humanitaire, cette démarche devrait être rejetée en matière de responsabilité pénale individuelle, domaine dans lequel une interprétation extensive de la loi ne serait pas admise.
58.  Par ailleurs, il ressortirait de l'article 7 de la Constitution et de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle que les crimes de guerre sont imprescriptibles, mais cette disposition n'aurait été incorporée dans le droit hongrois qu'en 1989. En 1956, les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité auraient dont encore été soumis à prescription. En tout état de cause, les Conventions de Genève ne réglementeraient pas la question de la prescription ; le principe de l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité aurait été consacré par la Convention de New York de 1968, qui ne lui aurait toutefois pas conféré un effet rétroactif. Au moment de la commission des actes dont le requérant a été accusé, ni le droit interne ni le droit international n'auraient écarté les règles de prescription qui leur étaient applicables et l'intéressé n'aurait pas alors pu prévoir que les actes en question seraient un jour qualifiés de crimes contre l'humanité imprescriptibles.
59.  En ce qui concerne les faits survenus dans la cour du bâtiment abritant les services de police de Tata, même non armés, les civils qui s'y étaient rassemblés pour surveiller les policiers n'auraient pu passer pour des « personnes ne participant pas directement aux hostilités » car la garde de combattants ennemis capturés s'analyserait en une participation directe aux hostilités. On aurait donné à penser aux agents de police désarmés que leurs gardiens pouvaient avoir des armes qu'ils utiliseraient s'ils rencontraient une résistance. Tamás Kaszás aurait bien porté une arme qu'il aurait brandie après une querelle, de sorte qu'il ne pourrait être qualifié de non-combattant. Compte tenu du comportement de Tamás Kaszás, le requérant n'aurait pu être certain que les autres insurgés présents sur les lieux – parmi lesquels se trouvait János Senkár, qui avait lui aussi été mortellement blessé – ne dissimulaient pas des armes. Il aurait donc été condamné parce que sa victime aurait été qualifiée à tort de non-combattant, alors pourtant qu'elle aurait été armée. La condamnation aurait été fondée sur l'article 3 commun, dont les conditions d'application n'auraient cependant pas été toutes réunies.
60.  Enfin, en ce qui concerne la question de l'accessibilité, le requérant combat la thèse du Gouvernement selon laquelle il aurait dû connaître les Conventions de Genève qui faisaient partie du matériel pédagogique qu'il utilisait dans le cadre de ses fonctions d'officier-instructeur ; il souligne à ce propos que l'instruction pertinente du chef de l'état-major général n'avait été émise que le 5 septembre 1956, soit moins de deux mois avant les événements.
2.  Thèse du Gouvernement
61.  Le Gouvernement précise d'emblée que les événements survenus en Hongrie en octobre 1956 doivent être considérés comme un conflit interne de grande ampleur et non comme une situation de tensions ou de troubles intérieurs se manifestant par des actes isolés ou sporadiques de violence, situation qui ne répond pas à la définition juridique du conflit armé.
62. Au sujet de l'accessibilité et de la prévisibilité, il déclare souscrire à l'avis formulé par le juge Zupančič dans son opinion concordante jointe à l'arrêt Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne ([GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, CEDH 2001-II) :
« Les puissantes garanties objectives du droit pénal matériel enracinées dans le principe de légalité ne sauraient se réduire au droit subjectif d'être informé à l'avance de ce qui est punissable d'après le droit positif. (...) [U]ne accentuation excessive des critères subjectifs d'accessibilité et de prévisibilité faciliterait la défense des requérants fondée sur le principe de légalité. (...) Pareil argument introduirait alors le moyen de défense tiré de l'erreur de droit (error juris) excusable. »
L'acceptation de pareil moyen de défense nuirait à l'application effective du droit pénal, et en particulier à celle du droit international pénal, dont le but serait de protéger l'humanité contre les atteintes les plus graves à ses valeurs fondamentales et dont les dispositions seraient généralement moins accessibles à la plupart des individus que ne le seraient les normes internes régissant leur comportement. Une interprétation restrictive des critères subjectifs d'accessibilité et de prévisibilité réduirait à néant les fondements d'une compétence universelle en matière de crimes de guerre, de génocide et autres crimes contre l'humanité, et remettrait même en question la légalité de la Cour pénale internationale nouvellement instituée. La communauté internationale aurait au contraire établi la présomption que ces règles sont connues de tous car elles protégeraient les valeurs fondamentales de l'humanité.
63.  En ce qui concerne en particulier la question de l'accessibilité, le Gouvernement reconnaît que, au regard des critères actuels de l'Etat de droit, les Conventions de Genève n'ont été régulièrement incorporées dans l'ordre juridique hongrois que lorsqu'elles ont été publiées au Journal Officiel, en 2000. Toutefois, leur validité et leur applicabilité en tant que normes de droit international ne dépendraient pas de leur statut en droit interne. En tout état de cause, le décret-loi no 32 de 1954 disposant que les Conventions de Genève étaient intégrées au droit interne aurait invité le ministre des Affaires étrangères à en faire publier une traduction avant leur entrée en vigueur et les autorités se seraient exécutées en 1955, rendant ainsi ces textes accessibles à tous en Hongrie. En outre, en sa qualité d'officier supérieur responsable de l'instruction, l'intéressé aurait été dans l'obligation de prendre connaissance de la teneur des Conventions et de les faire figurer dans le programme de l'enseignement qu'il dispensait aux élèves-officiers.
64.  Le Gouvernement renvoie en outre à la décision no 53/1993 dans laquelle la Cour constitutionnelle a constaté que l'article 3 commun faisait partie du droit international coutumier et que tout acte contraire à cette disposition s'analysait en un crime contre l'humanité. L'acte pour lequel le requérant a été condamné aurait constitué une infraction pénale d'après le droit international. La Cour constitutionnelle aurait aussi jugé que le droit international représentait à lui seul une base légale suffisante pour la punition de tels actes et que les règles qu'il contenait seraient privées d'effet si la répression des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité dépendait de leur incorporation dans le droit interne.
65.  En ce qui concerne la question de la prévisibilité et le lien existant entre l'article 3 commun et le Protocole II, le premier de ces textes serait considéré comme une « convention en miniature » au sein des Conventions de Genève, contenant les règles humanitaires de base dont le respect s'imposerait dans tous les conflits armés non internationaux. Le Protocole II, qui développerait et compléterait la « disposition mère », serait un instrument additionnel conçu pour établir des règles et des garanties plus précises applicables à une catégorie particulière de conflits armés internes, ceux dans lesquels des insurgés contrôlent une partie du territoire d'un Etat, situation qui les rend aptes et les oblige à observer le droit de la guerre. Le Protocole II n'aurait manifestement pas pour finalité de priver de protection les victimes de tous les autres conflits armés internes ne relevant pas de cette catégorie et il serait aussi évident, eu égard à son libellé et aux Commentaires publiés à son sujet par le Comité international de la Croix-Rouge, que cet instrument n'a pas d'incidence sur le champ d'application de l'article 3. Les juridictions hongroises n'auraient pas trouvé de réponse à la question des rapports entre l'article 3 commun et le Protocole II dans la jurisprudence internationale, mais elles auraient tenu compte des commentaires susmentionnés. Dès lors, la Cour suprême aurait donné de l'article 3 commun une interprétation raisonnablement prévisible en déclarant que le Protocole II n'en modifiait pas rétroactivement le champ d'application.
66.  S'agissant du statut de non-combattant que les tribunaux internes ont attribué aux victimes alors pourtant que l'une d'elles portait une arme, le Gouvernement précise que le requérant n'a pas été poursuivi pour avoir tué une personne en civil armée d'un pistolet – auquel cas il aurait été très important de savoir si la victime devait être qualifiée de civile ou de combattante – mais pour avoir ordonné aux membres de l'escouade qu'il commandait d'ouvrir le feu sur un groupe de civils non armés sauf un qui avait une arme dans la poche. Le groupe en question n'aurait pu être considéré comme une cible militaire légitime du fait de la présence de cet individu qui, de prime abord, avait dû passer pour un civil puisqu'il n'avait pas sorti son arme mais l'avait dissimulée dans une poche. Les juridictions hongroises auraient appliqué le droit international humanitaire en ayant égard à l'ensemble du groupe plutôt qu'à la question de savoir si Tamás Kaszás devait être qualifié de civil ou de combattant.
67.  Enfin, la marge d'appréciation dont les juges internes bénéficieraient en l'espèce devrait être évaluée à l'aide des principes d'interprétation consacrés par les articles 31 et 32 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, lesquels énonceraient qu'un traité doit être interprété de bonne foi, suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. En droit international des droits de l'homme, il serait généralement admis que l'interprétation à retenir en cas de doute est celle qui assure une protection effective aux droits individuels à sauvegarder (règle de l'effet utile). Le raisonnement suivi par la Cour suprême reflèterait cette approche. La Cour suprême aurait donné de l'infraction commise par le requérant et incriminée par le droit international humanitaire une interprétation tendant à la protection effective de la population civile. En se prononçant comme elle l'a fait, la haute juridiction n'aurait pas excédé les limites fixées par l'article 3 commun aux Conventions de Genève. L'interprétation du champ d'application de l'article 3 et l'attribution du statut de civil à la victime ne sauraient être qualifiées d'arbitraires car l'article 7 de la Convention ne proscrirait pas la clarification des règles de la responsabilité pénale par l'interprétation judiciaire, à condition que le résultat en soit raisonnablement prévisible.
B.  Appréciation de la Cour
1.  Sur la recevabilité
68.  La Cour constate que le grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève, par ailleurs, qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Dès lors, il doit être déclaré recevable.
2.  Sur le fond
a)  Principes généraux
69.  La garantie que consacre l'article 7, élément essentiel de la prééminence du droit, occupe une place primordiale dans le système de protection de la Convention, comme l'atteste le fait que l'article 15 n'y autorise aucune dérogation en temps de guerre ou autre danger public. Ainsi qu'il découle de son objet et de son but, on doit l'interpréter et l'appliquer de manière à assurer une protection effective contre les poursuites, les condamnations et les sanctions arbitraires.
70.  L'article 7 ne se borne donc pas à prohiber l'application rétroactive du droit pénal au détriment de l'accusé : il consacre aussi, de manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege) et celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l'accusé, notamment par analogie. Il en résulte qu'une infraction doit être clairement définie par la loi. Cette condition se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l'aide de son interprétation par les tribunaux et d'un avis juridique éclairé, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale. A cet égard, la Cour a indiqué que la notion de « droit » (« law ») utilisée à l'article 7 correspond à celle de « loi » qui figure dans d'autres articles de la Convention ; elle englobe le droit d'origine tant législative que jurisprudentielle et implique des conditions qualitatives, entre autres celles de l'accessibilité et de la prévisibilité.
71.  Aussi clair que le libellé d'une disposition légale puisse être, dans quelque système juridique que ce soit, y compris le droit pénal, il existe immanquablement un élément d'interprétation judiciaire. Il faudra toujours élucider des points douteux et s'adapter à des changements de situation. En effet, il est solidement établi dans la tradition juridique des Etats parties à la Convention que la jurisprudence, en tant que source du droit, contribue nécessairement à l'évolution progressive du droit pénal. On ne saurait interpréter l'article 7 de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l'interprétation judiciaire d'une affaire à l'autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l'infraction et raisonnablement prévisible (Jorgic c  Allemagne, no 74613/01, §§ 100-101, 12 juillet 2007 ; Streletz, Kessler et Krenz, précité, § 50, et S.W. c. Royaume-Uni et C.R. c. Royaume-Uni, arrêts du 22 novembre 1995, série A no 335-B, pp. 41-42, §§ 34-36, et série A no 335-C, pp. 68-69, §§ 32-34, respectivement).
72.  La Cour rappelle en outre qu'il ne lui incombe pas normalement de se substituer aux juridictions internes. C'est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu'il appartient d'interpréter la législation interne. Il en va de même lorsque le droit interne renvoie à des dispositions du droit international général ou d'accords internationaux. Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999-I).
b)  Application en l'espèce des principes susmentionnés
73.  A la lumière des principes susmentionnés relatifs à l'étendue du contrôle qu'elle est appelée à exercer, il n'appartient pas à la Cour de se prononcer sur la responsabilité pénale individuelle du requérant, cette appréciation incombant en premier lieu aux juridictions internes, mais d'examiner sous l'angle de l'article 7 § 1 de la Convention si, au moment où elle a été commise, l'action de l'intéressé constituait une infraction définie avec suffisamment d'accessibilité et de prévisibilité par le droit interne ou le droit international (Streletz, Kessler et Krenz, précité, § 51).
i.  Accessibilité
74. La Cour relève que le requérant a été reconnu coupable d'homicide multiple, infraction que les juridictions hongroises ont qualifiée de « crime contre l'humanité punissable en vertu de l'article 3 § 1 de la Convention de Genève ». Il s'ensuit qu'il a été condamné sur le seul fondement du droit international. Dans ces conditions, la Cour doit d'abord rechercher si les Conventions de Genève étaient accessibles à l'intéressé.
75. Les Conventions de Genève ont été incorporées dans le droit hongrois par le décret-loi no 32 de 1954. S'il est vrai que ce décret ne reprenait pas les dispositions de ces instruments et que son article 3 invitait le ministre des Affaires étrangères à en faire publier une traduction authentique avant leur entrée en vigueur, le ministère procéda en 1955 à la parution officielle d'une brochure où elles étaient reproduites. Il convient également de relever qu'une instruction du chef de l'état-major général relative à l'enseignement des Conventions accompagnée de leur résumé fut publiée au journal des armées du 5 septembre 1956. Dans ces conditions, la Cour estime que ces instruments étaient suffisamment accessibles au requérant.
ii.  Prévisibilité
76.  Pour déterminer si l'article 7 a été respecté en l'espèce, la Cour doit vérifier s'il était prévisible que l'acte pour lequel le requérant a été condamné serait qualifié de crime contre l'humanité. A cet égard, elle note que l'intéressé a été reconnu coupable d'un homicide multiple constitutif d'un crime contre l'humanité et condamné à une peine d'emprisonnement de cinq ans (voir les paragraphes 37, 38, 45 et 75 ci-dessus). Pour se prononcer ainsi, les tribunaux internes se sont essentiellement fondés sur l'article 3 commun aux Conventions de Genève, dont les dispositions, selon la Cour constitutionnelle hongroise, qualifient les comportements qu'elles visent de « crimes contre l'humanité ». Pour les juridictions hongroises, pareils crimes sont « punissables indépendamment de la question de savoir s'ils ont été commis en violation du droit interne », raison pour laquelle elles ont jugé qu'« il import[ait] peu que les Conventions de Genève [fussent] régulièrement incorporées dans l'ordre juridique hongrois ou que les autorités hongroises se [fussent] conformées avant (...) le 23 octobre 1956 à leur obligation de les mettre en œuvre [et que] [l]a responsabilité des auteurs de ces crimes [était] en tout état de cause engagée au regard du droit international » (voir le paragraphe 18 ci-dessus). Elles en ont déduit que l'infraction litigieuse était imprescriptible.
77.  Aussi la Cour recherchera-t-elle 1) si l'acte en question pouvait s'analyser en un « crime contre l'humanité » au sens que l'on donnait à cette notion en 1956 et 2) si Tamás Kaszás (voir, ci-dessus, les paragraphes 11 et suivants) pouvait raisonnablement passer, à l'époque pertinente, pour une personne « ne participant pas directement aux hostilités » aux fins de l'article 3 commun.
α)  Sur la signification de la notion de crime contre l'humanité en 1956
78. Il s'ensuit que la Cour doit s'assurer que l'acte pour lequel le requérant a été condamné pouvait constituer, à l'époque où il a été commis, un crime contre l'humanité d'après le droit international. La Cour est consciente qu'il n'entre pas dans ses attributions de tenter de se prononcer, par un argument d'autorité, sur la signification de la notion de « crime contre l'humanité » telle qu'on l'entendait en 1956. Il ne lui en faut pas moins rechercher, eu égard à l'état du droit international sur cette question à l'époque pertinente, si la condamnation du requérant pour cette infraction reposait sur une base suffisamment claire (voir, mutatis mutandis, Behrami et Behrami c. France (déc.) [GC], no 71412/01, et Saramati c. France, Allemagne et Norvège (déc.) [GC], no 78166/01 (affaires jointes), § 122, CEDH 2007-...).
79.  La Cour observe que, selon la Cour constitutionnelle, « les actes définis par l'article 3 commun aux Conventions de Genève constituent des crimes contre l'humanité ». D'après la haute juridiction, cet article énumère « les exigences minimales que les Parties à un conflit sont tenues d'appliquer en tout temps et en tout lieu ».
La Cour constitutionnelle s'est également appuyée sur l'arrêt rendu par la Cour internationale de Justice en l'affaire Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique et sur le renvoi à l'article 3 commun opéré par le Secrétaire général des Nations unies dans un rapport sur le statut du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (paragraphe 18 ci-dessus). Toutefois, la Cour observe que ces deux sources sont postérieures aux faits incriminés. Par ailleurs, elle note que les tribunaux internes ayant connu des poursuites dirigées contre le requérant n'ont invoqué aucun autre argument juridique à l'appui de leur conclusion selon laquelle l'acte litigieux s'analysait en un « crime contre l'humanité au sens de l'article 3 commun ».
80.  Il convient en outre de relever qu'aucune des sources citées par la Cour constitutionnelle ne qualifie l'un quelconque des actes énumérés à l'article 3 commun de crime contre l'humanité en tant que tel. D'ailleurs, à supposer que l'on puisse avancer qu'elles contiennent des indications allant dans ce sens, ni la Cour constitutionnelle ni aucun des tribunaux ayant jugé le requérant ne semblent avoir examiné leur pertinence au regard de la situation juridique qui se présentait en 1956. Au lieu de cela, les juridictions répressives se sont principalement attachées à rechercher si l'article 3 commun devait être appliqué isolément ou en combinaison avec le Protocole II. Pourtant, ce point ne concerne que la détermination des catégories de personnes protégées par l'article 3 commun et/ou le Protocole II ainsi que la question de savoir si la victime des tirs du requérant relevait de l'une de ces catégories. Il est sans effet sur la question de savoir si les actes interdits par l'article 3 commun doivent être considérés per se comme des crimes contre l'humanité.
81.  A ce dernier égard, la Cour observe que les quatre principales définitions d'un crime contre l'humanité ont été énoncées respectivement à l'article 6 c) du Statut du Tribunal militaire international annexé à l'Accord de Londres du 8 août 1945, à l'article 5 du Statut du TPIY de 1993, à l'article 3 du Statut du TPIR de 1994 et à l'article 7 du Statut de la CPI de 1998 (paragraphe 51 ci-dessus). Le meurtre figure dans chacune d'elles au nombre des infractions pouvant être qualifiées de crimes contre l'humanité. Il s'ensuit que le meurtre, au sens de l'article 3 § 1 a) commun, pouvait servir de fondement à une condamnation pour un crime contre l'humanité commis en 1956. Cela étant, des critères supplémentaires devaient être remplis pour que cette qualification pût être retenue.
82.  Les critères en question ne découlaient pas de l'article 3 commun mais des éléments de droit international constitutifs de la notion de crime contre l'humanité telle qu'on la concevait à l'époque pertinente. Dans la définition qu'il a été le premier à donner de cette notion, et qui était applicable en 1956, l'article 6 c) du Statut du tribunal militaire rattachait les crimes contre l'humanité à la guerre. Par ailleurs, certains auteurs estiment que l'existence d'une discrimination et d'une « persécution » dirigées contre un groupe particulier de personnes était un élément essentiel du crime contre l'humanité, cette notion postulant selon eux une certaine forme de pratique ou de politique étatique (voir Bassiouni, Crimes Against Humanity in International Criminal Law, Kluwer Law International 1999, p. 256). La Cour estime que l'un de ces critères, celui du rattachement ou de la connexité à un conflit armé, pouvait ne plus être pertinent en 1956 (voir Schwelb, Crimes against Humanity, British Yearbook of International Law, vol. 23, 1946, p. 211 ; Graven, Les crimes contre l'humanité, Recueil des cours de l'Académie de droit international de la Haye, 1950, t. 76, p. 467 ; et le projet de Code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité, Annuaire de la Commission du droit international, 1954, vol. I, p. 151).
83.  Cependant, il apparaît que d'autres l'étaient encore, notamment le critère excluant de la catégorie des crimes contre l'humanité les actes sporadiques ou isolés pour ne retenir que ceux s'inscrivant dans le cadre d'une « pratique ou d'une politique étatique » ou d'une attaque massive et systématique contre la population civile (voir Berry, Keenan et Brown, Crimes against international law, Washington, DC, Public Affairs Press, 1950, pp. 113-122).
84.  La Cour relève que les juridictions internes se sont bornées à rechercher si Tamás Kaszás et János Senkár bénéficiaient de la protection accordée par l'article 3 commun. Elles n'ont pas vérifié si le meurtre dont ils avaient été victimes satisfaisait aux autres conditions sans lesquelles il ne pouvait être qualifié de crime contre l'humanité, omettant notamment d'examiner s'il s'inscrivait dans le cadre d'une attaque massive et systématique contre la population civile. Certes, la chambre de révision de la Cour suprême a établi qu'il était de notoriété publique que « le pouvoir central dictatorial [avait lancé] ses troupes contre la population, qui manifestait pacifiquement et sans armes, et contre les groupes armés révolutionnaires qui se constituaient (...) [et que] [c]oncrètement, [l'armée avait mené] une guerre contre l'immense majorité de la population » (paragraphe 34 ci-dessus). Mais elle ne s'est pas prononcée sur le point de savoir si l'acte commis par le requérant s'inscrivait dans la politique étatique ainsi évoquée et relevait de ce fait de la notion de crime contre l'humanité telle qu'on la concevait en 1956.
85.  Dans ces conditions, la Cour estime qu'il n'est pas certain que les éléments constitutifs du crime contre l'humanité aient été réunis dans la présente affaire.
β)  Au regard des principes de droit international communément admis, Tamás Kaszás pouvait-il passer pour une personne « ne participant pas directement aux hostilités » au sens de l'article 3 commun ?
86.  A cet égard, la Cour rappelle que, pour condamner le requérant, les juges hongrois ont conclu que Tamás Kaszás était un non-combattant aux fins de l'article 3 commun aux Conventions de Genève (paragraphe 48 ci-dessus).
87.  Appelées à appliquer l'article 3 commun aux faits de la cause, les différentes juridictions internes ont adopté des positions divergentes quant à l'incidence du Protocole II sur cette disposition. En particulier, dans les décisions qu'ils ont rendues respectivement le 7 mai et le 5 novembre 1998, le tribunal régional et la chambre d'appel de la Cour suprême ont considéré que l'article 3 commun et l'article premier du Protocole II devaient être interprétés conjointement. L'arrêt rendu par la chambre de révision de la Cour suprême le 28 juin 1999 et les décisions subséquentes étaient fondés sur une approche différente, selon laquelle la portée initiale de l'article 3 commun aux Conventions de Genève ne pouvait avoir été rétroactivement réduite par le Protocole II. Il en ressortait que tout civil participant à un conflit armé non international, indépendamment de l'intensité de celui-ci ou de la manière dont les insurgés étaient organisés, bénéficiait de la protection de l'article 3 des Conventions de Genève. La Cour partira du principe que l'interprétation donnée par la Cour suprême est correcte du point de vue du droit international (Bothe, Conflits armés internes et droit international humanitaire, Revue générale de droit international public, 1978, p. 90 ; Pilloud et al., Commentaire des Protocoles additionnels du 8 juin 1977 aux Conventions de Genève du 12 août 1949, CICR, Martinus Nijhoff Publishers, Genève 1986, §§ 4424-4426 ; et Le procureur c. Jean-Paul Akayesu, jugement du 2 septembre 1998, TPIR (chambre I), § 607).
88.  Devant la Cour, le requérant conteste que Tamás Kaszás pût bénéficier de la protection accordée par l'article 3 commun, laquelle s'étend aux « personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, y compris les membres de forces armées qui ont déposé les armes et les personnes qui ont été mises hors de combat par maladie, blessure, détention, ou pour toute autre cause ». Il soutient que Tamás Kaszás ne pouvait passer pour un non-combattant, dès lors qu'il était armé d'un pistolet (paragraphe 59 ci-dessus).
89.  La Cour observe d'emblée que les juridictions internes ont établi que Tamás Kaszás était le chef d'un groupe d'insurgés armés qui avaient pris le contrôle d'un bâtiment abritant les services de police et s'étaient emparés des armes d'agents de police après avoir commis d'autres actes violents. Dans ces conditions, force est de constater qu'il avait directement participé aux hostilités (paragraphe 42 ci-dessus).
90.  La question se pose donc de savoir si Tamás Kaszás relevait de la catégorie des membres des forces armées insurgées ayant « déposé les armes » et abandonné ainsi le combat. A cet égard, la Cour attache une importance capitale au fait que les tribunaux hongrois ont constaté qu'il dissimulait sur lui un pistolet, ce dont il n'avait pas averti le requérant lors de leur confrontation. Il n'a pas manifesté clairement son intention de se rendre une fois que l'on eut découvert qu'il était armé. Or la Cour note que la doctrine internationale admet communément que, dans des circonstances analogues à celles de la présente affaire, un individu ayant l'intention de se rendre doit l'exprimer de manière claire et non équivoque – à savoir en déposant les armes et en levant les mains, ou à tout le moins, en levant les mains – pour que cette intention produise des effets juridiques, notamment ceux découlant de la garantie prévue à l'article 3 commun (cf., par exemple, les Commentaires sur le Protocole additionnel (I) aux Conventions de Genève publiés par le Comité international de la Croix-Rouge – paragraphe 50 ci-dessus ; la règle 47 dont le CICR a proposé l'adoption dans son étude sur le droit international humanitaire coutumier (2005) – paragraphe 51 ci-dessus ; et le rapport du Secrétaire général des Nations unies sur le respect des droits de l'homme en période de conflit armé, UN doc. A/8052, 18 septembre 1970, § 107). La Cour juge raisonnable de supposer que les mêmes principes s'appliquaient en 1956.
91.  En l'espèce toutefois, la Cour ne discerne dans les faits établis par les juridictions internes aucun élément propre à l'amener à conclure que Tamás Kaszás avait manifesté l'intention de se rendre dans les formes requises. Au lieu de cela, il avait commencé à se quereller violemment avec le requérant, puis s'était emparé de son pistolet sans indiquer quelles étaient ses intentions, geste qui, précisément, déclencha les tirs dont il fut victime. Dans ces conditions, et eu égard aux principes de droit international communément admis à l'époque pertinente, la Cour n'a pas la conviction que Tamás Kaszás pût passer pour avoir déposé les armes aux fins de l'article 3 commun.
92.  La Cour ne perd pas de vue que, selon le Gouvernement, le requérant n'a pas été condamné seulement pour avoir tué Tamás Kaszás, mais aussi pour avoir tiré et ordonné à autrui de tirer sur un groupe de civils, incident au cours duquel plusieurs personnes furent tuées et d'autres blessées (paragraphe 66 ci-dessus).
93.  Elle observe toutefois que les juridictions internes n'ont pas traité expressément la question de savoir si l'intéressé était coupable de la mort de János Senkár, l'autre personne qui avait été tuée dans la cour : elles se sont plutôt concentrées sur le différend qui l'avait opposé à Tamás Kaszás. Elles n'ont pas non plus considéré les blessures infligées à István Balázs et à Sándor Fasing comme des éléments constitutifs du crime dont il s'agit mais comme de simples circonstances aggravantes (paragraphe 40 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour estime ne pas pouvoir retenir l'argument du Gouvernement selon lequel l'intéressé a été condamné principalement pour avoir tiré et ordonné à autrui de tirer sur un groupe de civils et non pour la manière dont il avait réagi lorsque Tamás Kaszás avait saisi son arme.
94.  En conséquence, la Cour considère que Tamás Kaszás ne relevait d'aucune des catégories de non-combattants protégées par l'article 3 commun. Dès lors, cette disposition ne pouvait raisonnablement servir de fondement à une condamnation pour crime contre l'humanité dans la présente affaire au regard des normes pertinentes du droit international applicables à l'époque des faits.
c)  Conclusion
95.  Vu l'ensemble des circonstances de la cause, la Cour conclut qu'il n'a pas été démontré qu'il était prévisible que les actes commis par le requérant constituaient des crimes contre l'humanité d'après le droit international. Partant, il y a eu violation de l'article 7 de la Convention.
II.  SUR l'allégation d'une violation DE l'ARTICLE 6 § 1 de la convention POUr MANQUE D'équité de la procédure
96.  Le requérant allègue en outre, en termes généraux, que sa condamnation était inspirée par des motifs politiques et qu'elle était donc inéquitable. Il y voit une violation de l'article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes sont ainsi libellées :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) »
97.  Pour sa part, le Gouvernement soutient que les juridictions internes ont correctement motivé la condamnation pour crime contre l'humanité prononcée contre l'intéressé. Celui-ci ne partage pas ce point de vue.
98.  La Cour déclare ce grief lui aussi recevable. Toutefois, compte tenu du constat d'une violation de l'article 7 de la Convention auquel elle a abouti (paragraphe 95 ci-dessus), elle n'estime pas nécessaire, dans les circonstances de la présente affaire, d'examiner le grief relatif à l'équité de la procédure que l'intéressé a formulé sous l'angle de l'article 6 § 1 de la Convention.
III.  SUR L'allégation d'une vioLATION DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION à RAISON DE la durée DE LA PROCÉDURE
99.  Enfin, sur le terrain de l'article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de la durée de la procédure pénale dirigée contre lui, qu'il estime excessive.
100.  Le Gouvernement considère que, eu égard à la complexité de l'affaire, les autorités ont fait preuve de la diligence voulue. En tout état de cause, le tribunal régional de Budapest aurait tenu compte de la durée de la procédure au titre des circonstances atténuantes et la Cour suprême aurait souscrit à ce raisonnement (paragraphes 40 et 45 ci-dessus). Le requérant aurait donc déjà obtenu une réparation adéquate et il ne pourrait plus se prétendre victime d'une violation de ses droits conventionnels à cet égard. L'intéressé conteste cette thèse.
101.  La Cour juge inutile de se pencher sur la qualité de victime du requérant relativement à cette question, car elle estime que ce grief est de toute façon manifestement mal fondé, et ce pour les raisons qui suivent. Elle relève que la procédure a débuté le 20 avril 1994 pour prendre fin le 22 septembre 2003. La période à considérer s'étale donc sur neuf ans et cinq mois environ. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure doit s'apprécier suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères suivants : la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d'autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II).
102.  La Cour observe que le pourvoi en cassation formé par l'intéressé a été déclaré irrecevable sans examen au fond, au motif qu'il était incompatible ratione materiae avec les dispositions pertinentes du code de procédure pénale en ce qu'il tendait pour l'essentiel à contester les faits établis par la décision entreprise. Le requérant ayant formé un pourvoi voué à l'échec, le délai de plus d'un an et dix mois résultant de l'examen de son recours – correspondant à la période comprise entre le 8 novembre 2001 et le 22 septembre 2003 – lui est entièrement imputable. Durant les autres phases de la procédure, qui se sont étendues sur sept ans et sept mois, l'affaire a d'abord été considérée en première instance avant que la Cour constitutionnelle ne soit appelée à examiner la constitutionnalité des dispositions juridiques en cause. Cela dit, la saisine de la haute juridiction a conduit à une suspension de procédure de neuf mois seulement.
103.  Par la suite, l'affaire fut renvoyée à la juridiction du premier degré. La procédure subséquente comporta trois instances au cours desquelles les juges tinrent plusieurs audiences et recueillirent l'avis d'un expert de l'histoire militaire. La décision à laquelle ils parvinrent en définitive ayant été annulée à l'issue d'une procédure de révision, l'affaire fut à nouveau renvoyée devant les premiers juges. Ceux-ci prononcèrent un jugement qui fut réformé par un arrêt définitif rendu le 8 novembre 2001.
104.  Aux yeux de la Cour, les examens successifs de l'affaire à différents degrés de juridiction tiennent principalement à la complexité des questions juridiques qu'elle soulevait et aux inévitables difficultés que les tribunaux internes ont rencontrées pour établir des faits remontant à plus de quarante ans. Relevant qu'aucune période d'inactivité notable ne peut être imputée aux autorités nationales, la Cour estime que la durée globale de la procédure n'a pas excédé le délai raisonnable dont l'article 6 § 1 de la Convention exige le respect.
105.  Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 et doit être rejeté en application de l'article 35 § 4 de la Convention.
IV.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
106.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
107.  Le requérant n'a formulé aucune demande pour dommage.
108.  Il n'y a donc pas lieu d'octroyer un quelconque montant à ce titre.
B.  Frais et dépens
109.  Le requérant a indiqué que la somme versée à ses représentants par le Conseil de l'Europe au titre de l'assistance judiciaire – soit 3 716,06 euros (EUR) au total – couvrait l'intégralité de ses prétentions pour frais et dépens.
110.  Le Gouvernement n'a formulé aucun commentaire à ce sujet.
111. Dans ces conditions, la Cour estime qu'il a été satisfait aux prétentions formulées par l'intéressé sur ce point.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Déclare recevables, à l'unanimité, les griefs du requérant tirés de l'article 7 et, relativement à l'équité de la procédure, de l'article 6 § 1, et irrecevable le surplus de la requête ;
2.  Dit, par onze voix contre six, qu'il y a eu violation de l'article 7 de la Convention ;
3.  Dit, par douze voix contre cinq, qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément le grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention relativement à l'équité de la procédure ;
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 19 septembre 2008.
Michael O'Boyle Jean-Paul Costa  Greffier adjoint Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions dissidentes suivantes :
–  opinion dissidente commune aux juges Lorenzen, Tulkens, Zagrebelsky, Fura-Sandström et Popović ;
–  opinion dissidente du juge Loucaides.
J.-P.C.  M.O'B. 
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES LORENZEN, TULKENS, ZAGREBELSKY,  FURA-SANDSTRÖM ET POPOVIĆ
Nous ne partageons pas le raisonnement ni les conclusions de la majorité quant à la violation, en l'espèce, de l'article 7 de la Convention.
1.  Dans un premier temps, la Cour entend rechercher si l'acte pour lequel le requérant a été condamné pouvait s'analyser en un crime contre l'humanité au sens qui était donné à cette notion en 1956 (paragraphe 77). A cet égard, elle constate à juste titre que la détermination des catégories de personnes protégées par l'article 3 commun et / ou le Protocole II aux Conventions de Genève ainsi que la question de savoir si la victime des tirs du requérant relevait de l'une de ces catégories sont sans effet sur le point de savoir si les actes interdits par l'article 3 commun doivent être considérés per se comme des crimes contre l'humanité (paragraphe 80). En se référant aux quatre principales définitions du crime contre l'humanité (art. 6 c) du Statut du Tribunal militaire international annexé à l'Accord de Londres du 8 août 1945 ; art. 5 du Statut du TPIY de 1993 ; art. 3 du Statut du TPIR de 1994 ; art. 7 du Statut de la CPI de 1998), la Cour estime que le meurtre au sens de l'article 3 § 1 a) commun pouvait servir de fondement à une condamnation pour crime contre l'humanité. Toutefois, elle estime que « des critères supplémentaires devaient être remplis pour que cette qualification pût être retenue » (paragraphe 81), des critères relevant du droit international.
Evoquant tour à tour l'existence d'une discrimination et d'une persécution dirigée contre un groupe particulier de personnes et le rattachement ou la connexité à un conflit armé, des éléments qui sont évoqués par la doctrine mais qui sont largement discutés6, la Cour retient encore comme élément constitutif plus pertinent l'inscription des crimes contre l'humanité « dans le cadre d'une « pratique ou d'une politique étatique » ou d'une attaque massive et systématique contre la population civile » (paragraphe 83). Sur ce dernier point, nous pensons qu'il est inexact de soutenir, comme le fait l'arrêt, que les juridictions internes n'ont pas examiné l'existence en 1956 d'une attaque massive et systématique contre 
la population civile alors que la chambre de révision de la Cour suprême a établi qu'il était de notoriété publique que le pouvoir central dictatorial avait lancé les troupes contre la population qui manifestait et contre les groupes armés révolutionnaires qui se constituaient (paragraphe 84). Quant à l'argument qui consiste à prétendre que la Cour suprême « ne s'est pas prononcée sur le point de savoir si l'acte commis par le requérant s'inscrivait dans la politique étatique ainsi évoquée », il est tout simplement contraire aux éléments du dossier et à la réalité historique des événements survenus à Tata le 26 octobre 1956.
Quoi qu'il en soit, la réserve ou la prudence de la conclusion de l'arrêt laisse ouverte la question initiale de savoir si l'acte pour lequel le requérant a été condamné pouvait bien s'analyser en un crime contre l'humanité. En effet, la Cour « estime qu'il n'est pas certain que les éléments constitutifs du crime contre l'humanité aient été réunis dans la présente affaire » (paragraphe 85), ce qui signifie qu'elle ne peut trouver une violation de l'article 7 de la Convention sur cette base.
2.  L'essentiel du raisonnement et de la motivation de la majorité se concentre dès lors sur la seconde question : Tamás Kaszás pouvait-il passer pour une personne ne participant pas directement aux hostilités au sens de l'article 3 commun aux Conventions de Genève ? Plus concrètement, relevait-il de la catégorie des membres des forces armées insurgées « ayant déposé les armes » ? La réponse à cette question passe par l'interprétation des agissements de la victime au moment de la confrontation et du tir dans les locaux du commissariat de Tata où se trouvaient les insurgés le 26 octobre 1956. En l'espèce, la Cour « ne discerne dans les faits établis par les juridictions internes aucun élément propre à l'amener à conclure que Tamás Kaszás avait manifesté l'intention de se rendre dans les formes requises » (paragraphe 91). En conséquence, elle considère que ce dernier ne relevait d'aucune des catégories de non-combattants protégées par l'article 3 commun et que cette disposition ne pouvait raisonnablement servir de fondement à une condamnation pour crime contre l'humanité (paragraphe 94).
L'arrêt rappelle, au titre des principes généraux, qu'il n'incombe pas normalement à la Cour de se substituer aux juridictions internes et que c'est au premier chef aux autorités nationales et, notamment aux cours et tribunaux, qu'il appartient d'interpréter la législation interne. Il précise à juste titre qu'il en va de même lorsque le droit interne renvoie à des dispositions du droit international général ou d'accords internationaux, le rôle de la Cour se limitant à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (paragraphe 72). Néanmoins, sans explication, la majorité s'oriente dans une autre direction et, sur des bases fragiles et incertaines, substitue tout simplement ses propres constatations de fait à celles des autorités judiciaires hongroises.
Compte tenu de la complexité du travail de reconstitution des faits de la cause, plus de cinquante ans après ceux-ci, nous n'avons aucune raison d'accorder davantage de crédit aux conclusions auxquelles la Cour est parvenue qu'à celles des juridictions internes. Nous pensons, au contraire, que les juges nationaux étaient mieux placés pour apprécier l'ensemble des faits et des preuves disponibles.
Certes, les décisions des juridictions internes ont peut-être laissé des questions sans réponse au sujet du comportement de la victime et de la manière dont le requérant a interprété ses agissements. Cependant, une éventuelle insuffisance de motivation de l'arrêt de la Cour suprême aurait pu soulever un problème au regard de l'article 6 de la Convention mais pas, dans les circonstances de l'espèce, au regard de l'article 7.
Telles sont, pour l'essentiel, les raisons qui nous amènent à conclure qu'il n'y a pas eu, en l'espèce, violation de l'article 7 de la Convention.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE LOUCAIDES
(Traduction)
Je ne puis me rallier en l'espèce à la majorité de mes collègues.
Je souscris à l'approche qu'ils ont suivie en ce qui concerne la notion de crime contre l'humanité. Cependant, je crois utile d'apporter sur ce point les éléments de réflexion qui suivent. Dans la définition qu'il donnait des « crimes contre l'humanité », le statut du tribunal militaire international de Nuremberg englobait « l'assassinat (...) commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre (...). Il a été fait application de cet instrument lors des procès de Nuremberg et des individus y ont vu leur responsabilité engagée pour « crimes contre l'humanité ». Toutefois, cette infraction était liée à la conduite de la guerre. Par ailleurs, il n'était pas clairement établi, à l'époque, qu'elle relevait du droit international coutumier, spécialement lorsqu'elle n'était pas liée à des actes de guerre. Progressivement, cette idée finit par s'imposer. La Résolution 95 (I) de l'Assemblée générale des Nations unies du 11 décembre 1946 confirma expressément les « principes de droit international reconnus par le statut de la Cour de Nuremberg et par l'arrêt de cette Cour ». Cette résolution témoignait des vues prédominantes et de la pratique des Etats quant aux principes en question et fournissait à cet égard un soutien juridique solide à l'affirmation selon laquelle ils faisaient partie intégrante du droit international coutumier (voir, notamment, Daillier et Pellet, Droit international public, 6e édition, p. 677). L'existence d'un lien entre crimes contre l'humanité et actes de guerre ne fut pas considérée comme une condition pour l'établissement de pareilles infractions (voir Question of the punishment of war criminals and of persons who have committed crimes against humanity: Note by the Secretary-General, UN GAOR, 22e session, annexe Ordre du jour, point 60, pp. 6-7, UN DOC A/6813 (1967) ; voir également Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, affaire Tadić IT-94-1, § 623). Ainsi que l'a justement fait observer Lord Millett dans l'arrêt Pinochet (3) rendu par la Chambre des lords (Weekly Law Reports 1999, vol. 2, pp. 909 et suiv.) :
« Le Tribunal de Nuremberg a jugé que les crimes contre l'humanité ne relevaient de sa compétence que lorsqu'ils avaient été commis dans l'accomplissement de crimes de guerre ou de crimes contre la paix, ou en rapport avec de tels crimes. Or cette limitation de compétence paraît avoir été fondée sur les termes utilisés par le statut. Il n'y a aucune raison de supposer que l'on ait considéré à l'époque qu'il s'agissait là d'une condition de fond prévue par le droit international. La nécessité d'établir pareil lien était naturelle dans l'immédiat après-guerre. Au fur et à mesure que les souvenirs de la guerre ont reflué, elle a été abandonnée. »
L'opinion selon laquelle les principes de Nuremberg relevaient du droit international coutumier est devenue indiscutable après la Résolution 3074 (XXVIII) de l'Assemblée générale des Nations unies du 3 décembre 1973, 
qui proclamait la nécessité d'une coopération internationale en matière de dépistage, d'arrestation, d'extradition et de châtiment des individus coupables de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. On peut ajouter ici que, dans plusieurs décisions rendues par des tribunaux pénaux internationaux ad hoc, il a été soutenu et admis que  « depuis le statut de Nuremberg, le caractère coutumier de l'interdiction des crimes contre l'humanité et l'imposition de la responsabilité pénale individuelle pour leur perpétration n'ont pas été sérieusement contestés » (affaire Tadić, op.cit.).
En ce qui concerne les éléments constitutifs du crime contre l'humanité, le statut de la Cour pénale internationale récemment adopté à Rome peut être retenu comme l'instrument définissant cette infraction en droit international. Dans l'article 7 dudit statut, on trouve les éléments suivants :
« 1.  (...) on entend par « crime contre l'humanité » l'un quelconque des actes ci-après lorsqu'il est commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque :
a)  Meurtre ;
2.  Aux fins du paragraphe 1 :
a)  Par « attaque lancée contre une population civile », on entend le comportement qui consiste en la commission multiple d'actes visés au paragraphe 1 à l'encontre d'une population civile quelconque, en application ou dans la poursuite de la politique d'un Etat ou d'une organisation ayant pour but une telle attaque ;
Mais même si l'on ne s'inspire que de la notion de « crime contre l'humanité » qui se dégage du statut du tribunal militaire international de Nuremberg – dont les principes ont été confirmés par les résolutions des Nations unies mentionnées ci-dessus – et si l'on examine la présente espèce uniquement par référence aux exigences minimales de pareille notion, il n'y a aucune difficulté à conclure que l'acte dont le requérant a été jugé coupable doit sans conteste être qualifié de « crime contre l'humanité ». Les éléments constitutifs minimums de l'infraction en cause paraissent être les suivants :
a)  le meurtre ;
b)  commis contre une population civile ; et
c)  un comportement systématique ou organisé dans la poursuite d'une certaine politique.
Le dernier élément résulte de la combinaison des éléments a) et b).
Estimant que, pour statuer sur l'affaire pénale dont elles étaient saisies, les juridictions internes s'étaient concentrées sur l'attitude du requérant vis-à-vis de Tamás Kaszás, la majorité a marqué son désaccord avec leur appréciation selon laquelle ce dernier pouvait être considéré comme ayant « déposé les armes et abandonné ainsi le combat ». Elle s'est exprimée en ces termes :
« (...) la Cour ne discerne dans les faits établis par les juridictions internes aucun élément propre à l'amener à conclure que Tamás Kaszás avait manifesté l'intention de se rendre dans les formes requises. Au lieu de cela, il avait commencé à se quereller violemment avec le requérant, puis s'était emparé de son pistolet sans indiquer quelles étaient ses intentions, geste qui, précisément, déclencha les tirs dont il fut victime. Dans ces conditions, et eu égard aux principes de droit international communément admis à l'époque pertinente, la Cour n'a pas la conviction que Tamás Kaszás pût passer pour avoir déposé les armes aux fins de l'article 3 commun. » (paragraphe 91 de l'arrêt).
Pourtant, il ressort des faits pertinents établis par les juridictions internes que :
« Les officiers braquèrent leurs mitraillettes sur les civils, qu'ils maintinrent en joue sans discontinuer. István Balázs leur indiqua qu'ils n'avaient pas d'armes mais un policier (non identifié) qui se tenait derrière lui affirma que Tamás Kaszás portait un pistolet. István Balázs demanda à ce dernier de déposer son arme s'il en avait une (...) D'un autre côté, l'accusé aurait dû constater que les armes dont lui et ses hommes disposaient leur conféraient une supériorité sur les civils présents dans la cour, et qu'il leur aurait été possible de régler le différend sans avoir à s'en servir. » (chambre militaire du tribunal régional de Budapest, § 42 de l'arrêt).
Dans l'arrêt qu'elle a rendu par la suite, la Cour suprême a établi que :
« (...) il ressort aussi de l'exposé des faits que « István Balázs avait demandé à Tamás Kaszás de déposer son arme s'il en avait une. A ce moment-là, l'accusé faisait face à Tamás Kaszás, dont il n'était séparé que de quelques mètres » (...) On peut légitimement en déduire que l'accusé avait entendu cet ordre. Compte tenu du fait que l'accusé et Tamás Kaszás se sont querellés et que ce dernier a sorti son arme aussitôt après, la conclusion qui s'impose est que l'accusé savait que Tamás Kaszás avait l'intention de déposer son arme plutôt que de s'en prendre à lui. (...) » (paragraphe 44 de l'arrêt).
Compte tenu du fait que M. Kaszás et ses acolytes faisaient face à des officiers qui les maintenaient en joue de leurs mitraillettes et que ces derniers disposaient d'une puissance de feu supérieure, il ne me paraît pas déraisonnable de la part des juridictions internes d'avoir jugé que la manière dont Tamás Kaszás s'était comporté avec son arme reflétait une volonté de la déposer plutôt que de s'en servir dans un but offensif. Dans la situation où il se trouvait, il aurait été suicidaire pour lui d'essayer de pointer cette arme sur le requérant. C'est pourquoi je n'aperçois pas de raison de revenir sur les constatations opérées par les tribunaux hongrois sur ce point.
En tout état de cause, je ne partage pas l'avis de la majorité selon lequel la condamnation de l'intéressé par les juridictions internes était essentiellement fondée sur le comportement de celui-ci à l'égard de Tamás Kaszás. J'estime au contraire, comme le Gouvernement, qu'il « a été condamné principalement pour avoir tiré et ordonné à autrui de tirer sur un groupe de civils », ce dont atteste clairement le procès-verbal de la procédure. Il a été reproché au requérant « d'avoir commandé une escouade de militaires qui avait reçu mission de reprendre le contrôle du commissariat de Tata, d'avoir tiré sur des civils et d'avoir ordonné à ses hommes d'en faire autant, tuant plusieurs personnes et en blessant d'autres » (paragraphe 21 de l'arrêt). En outre, au vu des éléments dont ils disposaient, les tribunaux hongrois ont considéré que l'intéressé s'était rendu coupable «  d'homicide multiple pour les meurtres perpétrés dans le bâtiment et d'incitation à homicide multiple pour ceux commis à l'extérieur, infractions constitutives d'un crime contre l'humanité » (paragraphe 38 de l'arrêt).
Dans ces conditions, abstraction faite de l'incident survenu entre le requérant et Tamás Kaszás, je ne vois pas comment l'on pourrait ignorer que les charges retenues et la condamnation prononcée contre l'intéressé par les juridictions internes concernaient aussi d'autres civils, qui n'avaient pas brandi d'arme et n'en portaient pas. A cet égard, il est très important de souligner que, aussitôt après que M. Kaszás se fut emparé de son pistolet, « (...) le requérant réagit en ordonnant à ses hommes de tirer et en faisant lui-même feu de sa mitraillette sur cet insurgé. Atteint à la poitrine et à l'abdomen, Tamás Kaszás fut tué sur le coup. Une autre personne fut blessée par l'un des tirs ordonnés par le requérant, une autre encore par trois d'entre eux. Un troisième insurgé fut touché et décéda plus tard des suites de ses blessures. Deux autres personnes tentèrent de s'enfuir par la rue, où elles furent prises pour cibles par la seconde section de l'escouade. L'une d'elles fut blessée à la tête, mais non mortellement, tandis que l'autre, touchée par de nombreux tirs, mourut sur place » (l'italique est de nous) (paragraphes 15 et 42 de l'arrêt).
Pour compléter ce tableau, il me faut ajouter qu'il ressort des pièces de la procédure que le requérant et les membres du groupe constitué par lui « étaient équipés de mitraillettes PPS de calibre 7,62 mm et de pistolets TT » (jugement de la chambre militaire du tribunal régional de Budapest). J'estime que le fait de mitrailler au hasard des civils qui n'étaient pas armés – à l'exception de M. Kaszás – ne peut être autrement qualifié que de crime contre l'humanité.
Par ailleurs, il me semble qu'il existe des preuves suffisantes pour conclure que la fusillade en question s'inscrivait dans le cadre d'une attaque massive et systématique contre la population civile. A cet égard, je m'appuie sur l'arrêt de la Cour suprême, qui s'est exprimée ainsi :
« (...) il est de notoriété publique que, le 23 octobre 1956 et les jours suivants, le pouvoir central dictatorial lança ses troupes contre la population, qui manifestait pacifiquement et sans armes, et contre les groupes armés révolutionnaires qui se constituaient. L'armée déploya d'importants moyens militaires, notamment des avions et des blindés, et conduisit des opérations dans tout le pays contre les citoyens qui défiaient le régime en place. Concrètement, elle mena une guerre contre l'immense majorité de la population, comme en attestent les ordres donnés à l'époque par les ministres de la Défense de la dictature. Compte tenu de tout ce qui précède, il est constant que la Hongrie a été le théâtre d'un conflit armé non international du 23 octobre 1956 – jour à partir duquel les forces armées de la dictature ont commencé à intervenir contre la population – au 4 novembre 1956, date à laquelle l'occupation du territoire par l'armée soviétique a conféré au conflit en question un caractère international » (paragraphe 34 de l'arrêt).
La répression armée et les attaques subies par la population civile qui résistait alors à la dictature en Hongrie étaient même internationalement connues.
Je ne partage pas l'analyse de la majorité selon laquelle la Cour suprême « ne s'est pas prononcée sur le point de savoir si l'acte commis par le requérant s'inscrivait dans la politique étatique ainsi évoquée et relevait de ce fait de la notion de crime contre l'humanité telle qu'on la concevait en 1956 » (paragraphe 84 de l'arrêt).
Le constat opéré par la Cour suprême se rapportait à la question dont elle était saisie, celle des événements ayant conduit à la condamnation du requérant. Dans une situation telle que celle décrite par la haute juridiction, il était prévisible que les opérations organisées par les forces armées contre la population s'accompagneraient inévitablement de multiples incidents sporadiques pareils à celui  qu'elle était appelée à examiner. Il ne faut pas oublier que, lorsqu'il a affronté M. Kaszás et tiré sur lui ainsi que sur le groupe de personnes qui se trouvait à ses côtés, l'intéressé agissait en tant qu'agent d'un régime dictatorial qui tentait de réduire par la force des civils qui, comme les victimes du requérant, s'opposaient à lui. En bref, l'intéressé a usé de la force au nom et pour le compte de ce régime. Dans ces conditions, je ne vois pas comment la Cour pourrait dissocier les faits pour lesquels le requérant a été condamné de l'attaque militaire systématique et générale et de la politique étatique menées contre la population civile.
Pour toutes les raisons qui précèdent, j'estime que la condamnation de l'intéressé pour la commission d'un crime contre l'humanité réprimé par le droit international n'est en rien incompatible avec l'article 7 de la Convention, raison pour laquelle je considère que cette disposition n'a pas été violée.
1.  Rapport du Secrétaire général établi conformément au paragraphe 2 de la résolution 808 (1993) du Conseil de sécurité, présenté le 3 mai 1993 (S/25704)
2.  Hatályos anyagi büntetőjogi szabályok hivatalos összeállítása (Recueil officiel des lois pénales de fond en vigueur en 1952).
3.  Cette disposition est reprise à l’identique dans l’article 3 de la Convention (I) pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne, dans l’article 3 de la Convention (II) pour l’amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer et dans l’article 3 de la Convention (III) relative au traitement des prisonniers de guerre, adoptées à Genève le 12 août 1949.
4.  A l’occasion, par exemple, des conflits en Rhodésie/Zimbabwe (1979), en Bosnie-Herzégovine (1992), au Rwanda (1994) et en Afghanistan (2001).
5.  Jean-Marie Henckaerts et Louise Doswald-Beck, Droit international humanitaire coutumier, Bruylant (2006), Vol. I, p. 219-227.
6.  D’un côté, la persécution ne serait un élément indispensable que pour la sous-catégorie « actes de persécution » (TPIY, Procureur c/ Kupreskic et consorts, IT-95-16, jugement du 14 janvier 2000, §§ 616-627). D’un autre côté, les crimes contre l’humanité peuvent être commis même en temps de paix (TPIY, Procureur c/ Tadic, IT-94-1, arrêt du 2 octobre 1995 relatif à l’appel de la défense concernant l’exception préjudicielle d’incompétence, § 141) et certains auteurs soutiennent que, déjà au début des années 1950, le droit international coutumier prévoyait les crimes contre l’humanité et n’exigeait pas de lien avec un conflit armé international ou interne (A. Cassese, International Criminal Law, Oxford University Press, Oxford, 2ème éd., 2008, pp. 101-109).
ARRÊT KORBELY c. HONGRIE
ARRÊT KORBELY c. HONGRIE 
ARRÊT KORBELY c. HONGRIE – OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES   LORENZEN, TULKENS, ZAGREBELSKY, FURA-SANDSTRÖM ET POPOVIĆ
ARRÊT KORBELY c. HONGRIE – OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES    LORENZEN, TULKENS, ZAGREBELSKY, FURA-SANDSTRÖM ET POPOVIĆ
Arrêt KORBELY c. HONGRIE – OPINION DISSIDENTE DU JUGE LOUCAIDES
Arrêt KORBELY c. HONGRIE  
Arrêt KORBELY c. HONGRIE – OPINION DISSIDENTE DU JUGE LOUCAIDES 


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 9174/02
Date de la décision : 19/09/2008
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 7 ; Partiellement irrecevable

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE PENALE, (Art. 6-1) PROCES EQUITABLE, (Art. 7-1) INFRACTION PENAL


Parties
Demandeurs : KORBELY
Défendeurs : HONGRIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2008-09-19;9174.02 ?

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