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23/09/2008 | CEDH | N°19955/05;15085/06

CEDH | AFFAIRE GRAYSON ET BARNHAM c. ROYAUME-UNI


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE GRAYSON ET BARNHAM c. ROYAUME-UNI
(Requêtes nos 19955/05 et 15085/06)
ARRÊT
STRASBOURG
23 septembre 2008
DéFINITIF
23/12/2008
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Grayson et Barnham c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Lech Garlicki, président,   Nicolas Bratza,   Ljiljana Mijović,   David Thór Björgvinsson,   Ján Šikuta,   Päivi Hirvelä,   Mihai Poale

lungi, juges,  et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du con...

QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE GRAYSON ET BARNHAM c. ROYAUME-UNI
(Requêtes nos 19955/05 et 15085/06)
ARRÊT
STRASBOURG
23 septembre 2008
DéFINITIF
23/12/2008
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Grayson et Barnham c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Lech Garlicki, président,   Nicolas Bratza,   Ljiljana Mijović,   David Thór Björgvinsson,   Ján Šikuta,   Päivi Hirvelä,   Mihai Poalelungi, juges,  et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 septembre 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouvent deux requêtes (nos 19955/05 et 15085/06) dirigées contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Mark William Grayson et John Barnham (« les requérants »), ont saisi la Cour le 20 mai 2005 et le 10 avril 2006 respectivement en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Devant la Cour, le premier requérant, qui a été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représenté par Me Q. Whitaker, avocat à Londres. Le second requérant est représenté par le cabinet Levys Solicitors, établi à Manchester. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») est représenté par son agente, Mme McCleery, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth.
3.  Dans leurs requêtes, les intéressés alléguaient que, en mettant à leur charge le soin de prouver que leurs actifs réalisables ne correspondaient pas aux gains tirés du trafic de stupéfiants pour lequel ils avaient été condamnés, la procédure de confiscation consécutive à leur condamnation avait enfreint les principes fondamentaux du procès équitable, au mépris de l'article 6 de la Convention et de l'article 1 du Protocole no 1.
4.  Tant les requérants que le Gouvernement ont soumis à la Cour des observations écrites.
5.  Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, la chambre à laquelle les requêtes ont été attribuées a décidé d'en examiner conjointement la recevabilité et le fond. En outre, elle en a ordonné la jonction (article 42 § 1 du règlement de la Cour).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A.  Le premier requérant (M. Grayson)
6.  Le 23 janvier 2002, le requérant et son co-accusé furent reconnus coupables de détention aux fins de revente de plus de 28 kg d'héroïne pure. Saisie par la police au moment de leur arrestation, la drogue valait quelque 1,2 million de livres sterling (GBP) au prix de gros et plus de 4 millions à la revente dans la rue. Le lendemain, l'intéressé fut condamné à une peine de 22 ans d'emprisonnement.
7.  Le 1er juillet 2002, après avoir examiné les observations écrites respectives du requérant et du ministère public et les avoir entendus l'un et l'autre, un juge délivra une ordonnance de confiscation en vertu de la loi de 1994 sur le trafic de stupéfiants (Drug Trafficking Act 1994 – « la loi de 1994 », paragraphes 20-22 ci-dessous). Estimant que l'intéressé avait tiré un profit de ce trafic, il tint compte, pour en évaluer le montant, des 18 000 GBP en espèces que le requérant portait sur lui au moment de son arrestation, des 13 000 GBP que celui-ci avait versées à son frère au moment de la cessation de leur partenariat commercial, des 21 000 GBP réglées en espèces pour l'acquisition de deux voitures, des 8 000 GBP correspondant à l'achat de deux autres voitures et des dépenses engagées par l'intéressé pour se procurer l'héroïne dont la possession avait conduit à sa condamnation, estimées à 620 445 GBP. En ce qui concerne cette dernière somme, le juge se déclara convaincu, après avoir entendu tous les témoins, que le requérant était le principal auteur de l'infraction et qu'il avait dû largement contribuer au financement de l'acquisition de l'héroïne mais, soucieux de se montrer juste envers lui, il évalua le montant de la participation financière du requérant dans cette opération à la moitié du prix de gros de la drogue. Compte tenu de l'importance de la quantité de stupéfiants acquise par l'intéressé, il estima que celui-ci n'en était pas à son coup d'essai et qu'il en avait réglé le prix au moyen de gains provenant de trafics antérieurs, ce que le requérant ne put démentir. Relevant enfin que l'un des associés de l'intéressé, dont les revenus annuels déclarés s'élevaient à 40 000 GBP environ, avait versé 70 000 GBP au titre des honoraires d'avocat dus par le requérant, le juge considéra que cette somme appartenait en réalité à ce dernier, qu'elle provenait du narcotrafic et qu'elle démontrait qu'il dissimulait des fonds dont il ne voulait pas révéler l'origine.
8.  Le juge se pencha ensuite sur les actifs détenus par le requérant au cours des six années ayant précédé l'ouverture des poursuites dirigées contre celui-ci, période suspecte aux yeux de la loi. L'analyse de dix-sept comptes bancaires ouverts au nom de l'intéressé donna lieu à la découverte la plus intéressante. Les documents bancaires révélèrent que des sommes d'origine inconnue dépassant de 153 000 GBP environ le chiffre d'affaire comptabilisé de la société du requérant avaient été portées au crédit des comptes en question au cours des deux exercices sociaux qui s'étaient achevés en avril 1998 et en avril 2000. Il ressortait en revanche des documents en question que, au cours de l'exercice intermédiaire ayant pris fin en avril 1999, les dépôts avaient été inférieurs de 83 000 GBP au chiffre d'affaire de la société. Compte tenu de ces éléments, le juge se posa la question de savoir s'il devait considérer conjointement les trois exercices en question et y répondit par la négative. Il releva que l'on aurait pu s'attendre à ce que le requérant effectuât plusieurs dépôts très importants dans les premiers mois de l'année 2000 si celui-ci avait reporté à l'année suivante la mise en banque d'une partie des bénéfices réalisés en 1999, ce qui n'avait pas été le cas. Au vu des éléments dont il disposait, le juge conclut que l'intéressé avait réalisé un profit de 1 230 748,69 GBP.
9.  Après que le juge eut évalué le montant des gains tirés du trafic de stupéfiants, le requérant se vit imposer, par l'effet de la loi, la charge de prouver, selon le critère de la probabilité, que la valeur de ses actifs réalisables était inférieure à celle des gains en question (paragraphe 23 ci-dessous). L'enquête menée par la police sur la situation de l'intéressé avait révélé que les avoirs réalisables de celui-ci – composés notamment de la somme trouvée sur lui au moment de son arrestation, d'une voiture et d'un certain nombre d'actions de sa société – s'élevaient à 236 000 GBP. Sur cette question, le juge s'exprima comme suit :
« La découverte de certains avoirs par la police ne me permet pas d'exclure que le [requérant] en possède d'autres. La crédibilité [de celui-ci] entre aussi en ligne de compte. A cet égard, j'ai décidé de suivre les consignes énoncées dans l'affaire Lucas [selon lesquelles on doit s'assurer, avant de pouvoir tirer des conclusions des mensonges d'une personne, que ceux-ci sont délibérés, qu'ils portent sur un point important et qu'ils s'expliquent par le fait que cette personne, consciente de sa culpabilité, cherche à cacher la vérité plutôt que par une autre raison (R v Lucas [1981] QB 720)]. Le défendeur est habile, sournois et intelligent. Il a formulé des déclarations de plus en plus invraisemblables et contraires au bon sens. Dans ses dépositions, il a constamment essayé d'égarer les enquêteurs, de crainte qu'ils ne découvrent des actifs dont il cherchait à cacher l'existence et qu'il a dissimulés avant de se voir condamner. Il a menti en permanence et ouvertement, sa crédibilité est nulle. Mon refus d'ajouter foi à ses déclarations lui est entièrement imputable. Je suis certain qu'il cherche à m'induire en erreur. Convaincu qu'il détient d'autres avoirs, je fixe le montant de l'ordonnance de confiscation à 1 236 748 GBP, somme correspondant au prix de gros des stupéfiants saisis. Le défendeur ne m'a pas convaincu que la valeur de ses actifs est inférieure à celle de ses gains. (...) »
Le juge déclara enfin que le requérant devrait purger une peine complémentaire de dix années d'emprisonnement à défaut de paiement du montant de l'ordonnance de confiscation dans un délai de 12 mois.
10.  L'intéressé se pourvut devant la Cour d'appel, alléguant notamment que le juge de première instance aurait dû surseoir à statuer pour lui laisser le temps de rassembler des preuves comptables complémentaires et que celui-ci avait enfreint l'article 6 de la Convention en lui imposant la charge de prouver, selon le critère de la probabilité, que la valeur de ses actifs réalisables était inférieure à celle de ses gains. Alors qu'il avait été représenté dans le cadre de son procès et de la procédure de confiscation, l'intéressé se défendit seul devant la Cour d'appel, lui présentant ses conclusions dans des lettres expédiées depuis sa prison.
11.  Le 18 mai 2005, la Cour d'appel débouta le requérant mais ramena de 10 ans – le maximum légal – à huit ans la durée de la peine à purger à défaut de paiement. Elle estima que, loin de combattre les accusations portées par le ministère public, les preuves comptables complémentaires dont le requérant avait sollicité l'admission les corroboraient en grande partie. Concédant que l'expertise comptable réalisée pouvait donner à croire que les autorités de poursuite avaient comptabilisé deux fois certains biens de l'intéressé dans leur évaluation de son patrimoine réalisable, elle considéra cependant que cette question
« ne présent[ait] aucun intérêt car le juge ne s'[était] pas fondé sur un calcul des actifs réalisables pour délivrer l'ordonnance litigieuse mais sur le fait que le requérant n'a[vait] pas réussi à démontrer qu'il ne posséd[ait] pas d'actifs correspondant à ses gains. »
Renvoyant à l'arrêt Phillips c. Royaume-Uni (no 41087/98, CEDH 2001-VII), la Cour d'appel formula les observations suivantes :
« Dans cette affaire, la Cour a estimé que le renversement de la charge de la preuve opéré par la présomption légale applicable dans le cadre de l'évaluation des gains du défendeur se conciliait parfaitement avec la Convention. Si l'on admet que la Convention n'interdit pas le renversement de la charge de la preuve au stade où l'on s'interroge sur le principe et l'étendue de la responsabilité du défendeur, il faut également admettre qu'elle ne s'oppose pas à ce que l'on demande à celui-ci de convaincre le juge de fixer le montant de l'ordonnance de confiscation à un niveau moindre que celui des gains réalisés en lui prouvant qu'il ne possède pas d'actifs réalisables correspondant aux gains en question. En principe, le défendeur sait pertinemment quelle est la valeur des avoirs dont il dispose.
Nous reconnaissons que le montant de l'ordonnance de confiscation litigieuse est important. Toutefois, le juge n'a nullement excédé sa compétence en statuant comme il l'a fait. Il a suivi la procédure prévue par la loi et, compte tenu de la situation qui se présentait à lui, celle d'un individu arrêté pour avoir tenté d'importer une quantité d'héroïne d'une valeur d'achat excédant largement 1 million de GBP en vue d'en tirer un profit environ trois fois supérieur, il n'est guère surprenant qu'il ait constaté d'importantes dépenses inexpliquées et qu'il ait conclu que des actifs avaient été dissimulés. »
B. Le second requérant (M. Barnham)
12.  Le 16 juillet 2001, le second requérant fut reconnu coupable de deux chefs d'association de malfaiteurs en vue de l'importation de grandes quantités de cannabis au Royaume-Uni. Les tentatives réalisées par l'intéressé et ses complices pour mener à bien ce projet échouèrent et l'on ignore ce qu'il est advenu de la drogue. Au cours du procès, le jury entendit la déposition de « Murray », un agent de police infiltré qui s'était fait passer pour un blanchisseur d'argent et avait rencontré le requérant. Cet agent déclara que l'intéressé lui avait indiqué que son organisation attendait un versement de 12 millions de GBP et qu'il lui avait demandé de l'aider à « blanchir » la part qui lui revenait personnellement, à savoir 2 millions de GBP.
13.  Condamné à une peine de 11 années d'emprisonnement, le requérant fut qualifié par le juge de principal organisateur d'un réseau de trafic de stupéfiants complexe, bien implanté et d'envergure internationale.
14.  La procédure de confiscation s'ouvrit en janvier 2002, époque à laquelle se tint la première audience consacrée à l'évaluation, selon les modalités prévues par la loi, des gains que le narcotrafic avait rapportés au requérant. L'intéressé, qui était représenté par un avocat, refusa de déposer mais reconnut, par l'intermédiaire de ce dernier, avoir retiré de ce trafic un profit au sens de la loi de 1994. Le 8 février 2002, le juge évalua le montant total des gains réalisés par l'intéressé à 1 525 615 GBP. Pour se prononcer ainsi, il tint compte des 27 000 GBP que le requérant avait remises à Murray pour gagner sa confiance, de plusieurs versement s'élevant au total à 59 000 GBP que l'intéressé avait mentionnés dans ses conversations avec Murray, d'une voiture d'une valeur de 11 615 GBP, des 65 000 GBP dépensées par l'intéressé pour rénover sa maison, des 23 000 GBP qu'il avait utilisées – comme il l'avait indiqué à Murray – pour financer une opération d'importation de cannabis, des 500 000 GBP consacrées à l'acquisition du cannabis à l'origine du premier chef d'accusation dont il avait été reconnu coupable, des 600 000 GBP ayant servi à financer un achat de cannabis qu'il avait signalé à Murray et des 240 000 GBP employées pour un autre achat de cette drogue dont il avait discuté avec Murray. Le requérant ne fit pas appel de cette décision.
15.  En avril 2002, le juge rouvrit l'instance aux fins d'évaluer les actifs réalisables de l'intéressé. Dans leur déposition, celui-ci et son épouse indiquèrent qu'ils ne possédaient que la maison dont ils étaient copropriétaires en Espagne. Le requérant indiqua que ses tentatives de trafic de stupéfiants avaient totalement échoué, qu'il gagnait sa vie en chantant dans les bars et que, depuis sa condamnation, sa femme vivait avec son fils en Angleterre et subsistait en faisant des travaux ménagers. Son avocat plaida qu'il n'existait aucun élément susceptible d'étayer un constat de « dissimulation » présumée d'actifs et que pareil constat recèlerait un risque d'injustice. Il fit également valoir que le montant pris en compte par le juge pour évaluer les gains attribués à son client se composait à 94,4 % de dépenses et soutint que celui-ci avait dépensé les 5,6 % restants au cours des années où il avait été détenu en Espagne, au Portugal et au Royaume-Uni. Il signala enfin que la voiture de l'intéressé, d'une valeur de 11 615 GBP, avait été confisquée par les autorités portugaises.
16.  Le 12 avril 2002, le juge rendit une décision formulée en ces termes :
« Pour statuer sur la présente affaire, je dois suivre la procédure instituée par la loi de 1994 à condition d'être certain, au vu des éléments dont je dispose, que le renversement de la charge de la preuve pouvant en découler ne recèle pas un risque avéré d'injustice réelle et grave. Il m'incombe donc principalement de m'assurer que les éléments de preuve invoqués par le défendeur sont à la fois clairs et impérieux. J'estime que tel n'est pas le cas car les éléments en question ne rendent pas fidèlement compte des actes accomplis par le requérant dans le cadre de ses activités liées au trafic de stupéfiants. »
Le juge considéra que l'intéressé et l'épouse de celui-ci avaient menti au sujet de leurs activités et de l'origine de leurs revenus. Relevant que le requérant n'avait pas expliqué ce qu'il était advenu des diverses quantités de cannabis dont il avait disposé, le juge poursuivit ainsi :
« En tout état de cause, mon opinion concernant le manque de crédibilité des dépositions des époux Barnham sur des aspects importants de l'affaire me conduit à ne pas accorder foi aux éléments qu'ils m'ont soumis aux fins de démontrer que l'important trafic international de stupéfiants auquel M. Barnham s'est livré ne leur a rapporté aucune liquidité.
M. Barnham a refusé de fournir des explications sincères sur ses activités et sur la manière dont il a employé le profit qu'il en a retiré. Ce refus est délibéré et l'intéressé ne pourrait s'en prendre qu'à lui-même s'il me privait ainsi d'une preuve claire et impérieuse propre à me convaincre que le profit en question n'est pas entièrement réalisable.
Il ne tenait qu'à M. Barnham de se montrer sincère dans ses déclarations. [L'avocat de la défense] a fait valoir que la police du West Yorkshire n'a pas découvert d'actifs (...) Il n'est guère étonnant que les enquêteurs peinent à retrouver la trace de liquidités provenant du narcotrafic, surtout lorsqu'ils opèrent à l'étranger. C'est d'ailleurs pour cette raison que la procédure instituée par la loi de 1994 a les caractéristiques que nous connaissons.
Je reconnais la justesse de l'autre argument soulevé par [l'avocat de la défense], selon lequel mon évaluation des gains tirés du narcotrafic est essentiellement fondée sur les sommes dépensées pour l'achat des stupéfiants, mais je constate qu'il n'explique pas ce qu'il est advenu de la drogue ainsi acquise. Pour que cet argument soit pertinent, il faudrait que j'admette – ce que je ne ferai pas – que M. Barnham a vécu en Espagne toutes ces années sans jamais parvenir à acheminer où que ce soit le cannabis acheté au Maroc. »
Le juge délivra une ordonnance de confiscation d'un montant correspondant aux gains évalués par lui – à savoir 1 525 615 GBP – assortie d'une peine de cinq ans et trois mois d'emprisonnement applicable à défaut de paiement dans un délai de 18 mois.
17.  Le requérant interjeta appel des dispositions de cette décision relatives à ses actifs réalisables. Alléguant que l'article 6 § 1 de la Convention était applicable à l'évaluation judiciaire des actifs en question, il soutenait que cette disposition obligeait le ministère public à apporter à tout le moins un commencement de preuve de l'existence d'avoirs réalisables avant que la charge de la preuve ne fût renversée et n'incombât au défendeur. Son avocat plaida qu'il fallait distinguer les affaires où l'existence d'un profit était établie au moyen de preuves produites par le ministère public dès le premier stade de la procédure de celles où ce profit était évalué par le biais de présomptions car, dans cette seconde catégorie d'affaires, les effets des présomptions en question se prolongeaient dans la phase de calcul des actifs réalisables.
18.  Par un arrêt rendu le 28 avril 2005, les magistrats de la Cour d'appel rejetèrent cette thèse, pour les motifs suivants :
« Nous considérons que le juge doit aborder la seconde phase de la procédure de confiscation de la même manière dans le cas où l'existence d'un profit est démontrée par des preuves venant s'ajouter aux présomptions légales. Dès lors que le ministère public établit que des gains ont été réalisés, il n'est pas tenu d'apporter un commencement de preuve. Lors de la seconde phase de la procédure, la charge de la preuve se déplace sur le défendeur, auquel il appartient de démontrer au juge la valeur de ses actifs réalisables. A ce stade de l'instance, le défendeur sait exactement comment le juge a évalué les gains qui lui sont imputés et il doit rapporter la preuve de la valeur de ses actifs réalisables. Il lui appartient d'expliquer les raisons pour lesquelles le montant de l'ordonnance de confiscation ne devrait pas être calqué sur « la valeur des produits du trafic de stupéfiants ». S'il parvient à prouver qu'il ne possède pas d'actifs réalisables ou que ceux qu'il détient ont une valeur nettement inférieure à celle du profit évalué par le juge, la confiscation portera sur une somme moindre. Pourvu que le juge se souvienne qu'il doit se garder de faire peser sur le défendeur un risque grave d'injustice et qu'il se considère réellement lié par ce principe, il devra délivrer une ordonnance d'un montant équivalent à la valeur du profit ou à celle des actifs réalisables du défendeur telle qu'établie par celui-ci.
Il nous semble que l'on priverait la loi de son objet en imposant au ministère public une quelconque obligation d'apporter un commencement de preuve de la dissimulation d'avoirs imputée au défendeur. La loi vise à permettre aux tribunaux de confisquer les gains mal acquis par les criminels. L'expression « dissimulation d'avoirs » reflète l'impossibilité dans laquelle se trouve le ministère public de savoir de quelle manière le défendeur a géré les recettes tirées de ses activités criminelles ou en a disposé et de les localiser. »
Toutefois, ayant relevé une erreur dans les calculs du juge de première instance, la Cour d'appel ramena le montant de l'ordonnance de confiscation à 1 460 615 GBP.
19.  Le 6 octobre 2005, la Cour d'appel refusa de déclarer que l'affaire soulevait un point de droit d'intérêt général concernant l'article 6 de la Convention et qu'il fallait en saisir la Chambre des lords.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
A.  La loi de 1994 sur le trafic de stupéfiants
20.  La loi de 1994 a instauré un dispositif de confiscation des produits du narcotrafic applicable aux délits commis avant le 23 mars 2003. Elle ne s'applique pas aux affaires se rapportant à des mises en accusation ou à des inculpations pour des infractions commises en totalité après cette date. Dans les affaires en question, les ordonnances de confiscation sont délivrées par le tribunal chargé du prononcé de la peine en vertu de la loi de 2002 sur les produits de la criminalité (Proceeds of Crime Act 2002).
21.  L'article 2 de la loi de 1994 prévoit que la Crown Court devant laquelle un individu reconnu coupable d'une ou plusieurs infractions de narcotrafic comparaît pour le prononcé de sa peine doit délivrer une ordonnance de confiscation lorsqu'elle constate que le comparant a perçu, à un moment quelconque, un paiement ou une autre rétribution lié au trafic de stupéfiants.
22.  En application de l'article 5 de la loi de 1994, la Crown Court doit fixer le montant de l'ordonnance de confiscation à la valeur du profit – telle qu'établie par elle – que le défendeur est réputé avoir retiré du narcotrafic, sauf si elle estime que, au moment de l'établissement de l'ordonnance, seule une somme moindre peut être réalisée.
23.  Lors de la première phase de la procédure de confiscation, il incombe au ministère public de démontrer que le défendeur a tiré profit du trafic de stupéfiants auquel il s'est livré. Toutefois, l'article 4 §§ 2 et 3 de la loi de 1994 oblige le juge à présumer que tout bien s'avérant avoir été détenu par le défendeur à un moment quelconque depuis sa condamnation ou pendant la période de six ans ayant précédé la date d'ouverture des poursuites, a été reçu par l'intéressé à titre de paiement ou de rétribution en rapport avec le narcotrafic, et que toute dépense consentie par lui pendant la même période a été réglée au moyen des produits de ce trafic. Cette présomption légale peut être renversée par le défendeur pour tous bien ou dépense concernés s'il démontre qu'elle est incorrecte ou que son application comporterait un risque grave d'injustice (article 4 § 4). Lors de la seconde phase de la procédure, la charge de la preuve est renversée puisqu'il appartient alors au défendeur de démontrer que la valeur de ses biens réalisables est inférieure à celle des produits du trafic (voir R. v. Barwick, paragraphes 24-25 ci-dessous). En vertu de l'article 2 § 8 de la loi de 1994, le critère de preuve applicable dans le cadre de la procédure qu'elle régit est celui de la probabilité.
B.  R. v. Barwick
24.  Dans l'affaire R. v. Barwick ([2001] 1 Cr App R (S) 129), l'appelant avait extorqué à trois femmes, sur une période couvrant plusieurs années, des sommes s'élevant au total à 500 000 GBP. Ayant plaidé coupable de plusieurs chefs d'abus de confiance, il fit l'objet d'une ordonnance judiciaire de confiscation délivrée sur le fondement du dispositif de confiscation des produits de la criminalité non liée au trafic de stupéfiants instauré par la loi de 1988 sur la justice pénale (Criminal Justice Act 1988). D'abord évalué à 500 000 GBP – soit la somme extorquée aux victimes de l'intéressé – le montant des gains que celui-ci avait retiré de ses agissements fut porté à 600 000 GBP après que l'on eut estimé qu'il avait dû réaliser des investissements lui ayant permis, à tout le moins, de protéger ses gains de l'inflation. Faute d'avoir découvert des actifs substantiels entre les mains du défendeur ou celles d'un tiers de confiance et de savoir ce qu'il était advenu de l'argent extorqué, la police déclara que l'intéressé l'avait dissimulé après qu'elle eut constaté que celui-ci ne semblait pas mener un train de vie somptuaire ou dépenser des sommes importantes. Le défendeur prétendit qu'il avait perdu au jeu une partie considérable des sommes en question, sans toutefois en apporter la moindre preuve. Le juge estima que sa déposition était évasive et malhonnête mais reconnut que l'intéressé avait sans doute dépensé une partie de ses gains au fil des années et décida d'en réduire le montant de 150 000 GBP. Le défendeur saisit la Cour d'appel, alléguant que le juge lui avait fait supporter à tort la charge de démontrer que ses actifs réalisables étaient inférieurs au montant de son profit.
25.  La Cour d'appel jugea que la loi de 1998 disposait clairement que la charge de la preuve des gains pesait sur le ministère public mais qu'il appartenait au défendeur de démontrer que la valeur de ses actifs réalisables était moindre, selon le critère de la probabilité. De manière générale, elle observa que
« (...) les criminels sont enclins à prendre des mesures visant à rendre le produit de leurs crimes difficiles à détecter. Dès lors que l'existence d'un profit tiré de leurs activités est établie, il est réaliste – et parfaitement juste – de leur imposer la charge de démontrer, selon le critère de preuve requis en matière civile, qu'ils ne disposent plus de ces actifs ou que l'ampleur ou la valeur de ceux-ci a diminué. »
Elle poursuivit ainsi :
« Il convient de souligner que la procédure instituée par la loi de 1994 oblige les juges à effectuer deux opérations distinctes et autonomes. Il leur appartient d'abord d'évaluer le profit tiré du narcotrafic, ensuite de déterminer le montant des actifs réalisables à la date de la délivrance de l'ordonnance, qui peut être très différent du profit en question. En outre, il est possible que ces actifs n'aient aucun rapport avec les produits identifiables de l'infraction puisqu'ils peuvent consister, entre autres, en une somme d'argent gagnée à la loterie, en un héritage ou en d'autres biens licitement acquis. Il incombe en définitive aux juges, dans le cadre de la seconde phase de la procédure, de déterminer le montant qui « leur semble » être réalisable. Mais dès lors que l'existence d'un profit a été démontrée, ils peuvent – et, en principe, doivent – estimer que celui-ci est disponible tant que le défendeur n'a pas apporté la preuve du contraire (...) »
C.  R. v. Benjafield
26.  Dans l'affaire R. v. Benjafield ([2002] UKHL 2), la Chambre des lords a conclu, à l'unanimité, à la compatibilité de la procédure de confiscation instituée par la loi de 1994 avec l'article 6 § 1 de la Convention. Dans son arrêt R. v. Rezvi ([2002] EKHL 1), elle est parvenue à la même conclusion au sujet du régime de la confiscation des produits de la criminalité non liée au trafic de stupéfiants instauré par la loi de 1988 sur la justice pénale. Approuvé par les autres Law Lords, Lord Steyn s'y est exprimé ainsi :
« Il est notoire que les professionnels du crime et les délinquants d'habitude sont enclins à dissimuler les produits de leurs méfaits, raison pour laquelle l'instauration de mesures – efficaces mais justes – de confiscation des produits de la criminalité est nécessaire. La loi de 1988 se propose de priver ces criminels des gains tirés de leurs activités délictueuses. Ses dispositions visent à punir les délinquants condamnés, à les dissuader de récidiver et à réduire les ressources disponibles pour le financement d'autres entreprises criminelles. Ces objectifs sont l'expression d'une politique tant nationale qu'internationale. En adhérant et en ratifiant des conventions adoptées sous l'égide des Nations Unies et du Conseil de l'Europe, le Royaume-Uni s'est engagé à prendre les mesures requises en vue de la confiscation des gains des individus impliqués dans le narcotrafic ou d'autres activités criminelles. Je renvoie à cet égard à la Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes (du 19 décembre 1988), ainsi qu'à la Convention du Conseil de l'Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime (adoptée à Strasbourg le 8 novembre 1990). Ratifiées par le Royaume-Uni, ces conventions sont en vigueur.
Il est hors de doute que l'adoption de la loi de 1988 répond à un but légitime et que les mesures qu'elle prévoit y sont rationnellement liées (...) La seule question qui se pose est celle de savoir si les dispositions adoptées vont au-delà de ce qui est nécessaire à la réalisation du but poursuivi. L'avocat de l'auteur du recours estime que celles-ci ne sont pas proportionnées à ce but en ce qu'elles font peser le fardeau de la preuve sur le défendeur. Après avoir examiné attentivement cette thèse, la Cour d'appel est parvenue à la conclusion suivante ([2001] 3 WLR 75, 103) :
« Le défendeur à la procédure de confiscation se voit imposer la charge non de démontrer un élément matériel mais d'administrer une preuve emportant la conviction, de sorte que l'obligation de s'acquitter du fardeau de la preuve repose sur ses épaules (voir la troisième des catégories de preuve recensées par Lord Hope dans l'arrêt R v Director of Public Prosecutions, Ex Kebilene ([2000] 2 AC 326, 379). Nous sommes donc confrontés à une situation où il importe d'examiner avec soin si l'intérêt général auquel répond le pouvoir de confisquer les gains mal acquis des criminels justifie l'atteinte portée à la présomption d'innocence normalement applicable. Certes, l'atteinte est ici importante, mais le législateur s'est visiblement efforcé de ménager un équilibre entre les intérêts du défendeur et ceux de la société en mettant en place les garanties suivantes :
a)  La question de la confiscation ne se pose que lorsque le défendeur a été dûment reconnu coupable. Il s'agit là d'un point important car la procédure à l'issue de laquelle cette condamnation est intervenue est de celles où les obligations ordinaires en matière de charge et de critère de preuve incombent au ministère public. En outre, on peut présumer qu'un délinquant condamné pour une ou plusieurs des infractions relevant de cette procédure savait que ses agissements l'exposeraient non seulement à une peine d'emprisonnement ou d'une autre nature, mais aussi à une confiscation.
b)  L'initiative du déclenchement de la procédure de confiscation appartient au ministère public mais le juge peut s'y opposer s'il l'estime inopportune (...)
c)  Le juge doit refuser de délivrer une ordonnance de confiscation s'il considère que pareille mesure comporte un risque d'injustice grave. Nous avons déjà signalé que cette obligation lui impose de prendre du recul et de s'interroger sur l'éventualité d'une injustice avant de pouvoir ordonner une confiscation. Si cette éventualité existe, il devra s'en abstenir.
d)  Il appartient à notre Cour d'appel de contrôler l'équité de la procédure.
La question de savoir si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts antagonistes en présence est avant tout une affaire d'appréciation personnelle. Pour y répondre, il conviendra de mettre en balance ceux du défendeur et ceux de la société, pour laquelle les délinquants ne doivent pas pouvoir tirer profit de leurs méfaits et s'en servir pour financer d'autres activités criminelles. Cela dit, nous estimons que la solution apportée par le législateur à ce problème important pour la société est raisonnable et proportionnée, sous réserve que le pouvoir d'appréciation reconnu au ministère public et aux juges soit exercé avec discernement, et qu'elle est donc légitime »
Pour ma part, je considère que le raisonnement suivi par la Cour d'appel est juste, notamment en ce qu'il précise que le juge doit prendre du recul pour rechercher s'il existe un risque réel ou potentiel d'injustice grave ou réelle et, dans l'affirmative, s'abstenir de délivrer une ordonnance de confiscation. Le ministère public a reconnu la justesse de la description donnée par la Cour d'appel du rôle du juge saisi d'une demande de confiscation. J'estime que cette concession est la bienvenue.
Souscrivant aux conclusions unanimes de la Cour des droits de l'homme dans l'arrêt Phillips c. Royaume-Uni (requête no 41087/98, 5 juillet 2001), je considère que la quatrième partie de la loi de 1988 apporte une réponse proportionnée au problème dont elle traite. »
III.  LEs instruments internationaux pertinents
A.  La Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes (1988)
27.  Les dispositions pertinentes de l'article 5 de cette convention, à laquelle le Royaume-Uni est partie, sont ainsi libellées :
Article 5
« 1.  Chaque Partie adopte les mesures qui se révèlent nécessaires pour permettre la confiscation :
a)  Des produits tirés d'infractions établies conformément au paragraphe 1 de l'article 3 ou des biens dont la valeur correspond à celle desdits produits ;
b)  Des stupéfiants, substances psychotropes, matériels et équipements ou autres instruments utilisés ou destinés à être utilisés de quelque manière que ce soit pour les infractions établies conformément au paragraphe 1 de l'article 3.
2.  Chaque Partie adopte en outre les mesures qui se révèlent nécessaires pour permettre à ses autorités compétentes d'identifier, de détecter et de geler ou saisir les produits, les biens, les instruments ou toutes autres choses visés au paragraphe 1 du présent article aux fins de confiscation éventuelle.
7.  Chaque Partie peut envisager de renverser la charge de la preuve en ce qui concerne l'origine licite des produits présumés ou autres biens pouvant faire l'objet d'une confiscation, dans la mesure où cela est conforme aux principes de son droit interne et à la nature de la procédure judiciaire et des autres procédures.
8.  L'interprétation des dispositions du présent article ne doit en aucun cas porter atteinte aux droits des tiers de bonne foi.
9.  Aucune disposition du présent article ne porte atteinte au principe selon lequel les mesures qui y sont visées sont définies et exécutées conformément au droit interne de chaque Partie et selon les dispositions dudit droit. »
B.  La Convention du Conseil de l'Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime (1990)
28.  Entré en vigueur en septembre 1993, cet instrument vise à faciliter la coopération internationale et l'assistance mutuelle en matière d'enquête sur les infractions et de recherche, de saisie et de confiscation des profits qu'elles génèrent. Ses signataires se sont notamment engagés à ériger en infraction le blanchiment des produits du crime et à en confisquer les instruments ainsi que les profits (ou des biens dont la valeur correspond à celle des profits en question).
EN DROIT
I.  SUR LA recevabilité des requêtes
29.  Les requérants allèguent qu'ils se sont vu imposer la charge de prouver que la valeur de leurs actifs réalisables était inférieure à celle des produits de leur narcotrafic, au mépris de leur droit à un procès équitable tel que garanti par l'article 6 § 1 de la Convention. [...]
30.  La Cour estime que ce grief soulève des questions de droit suffisamment sérieuses pour qu'une décision à son égard ne puisse être adoptée qu'après un examen au fond. Il convient donc de le déclarer recevable. Comme le lui permet l'article 29 § 3 de la Convention, la Cour va maintenant se pencher sur le bien-fondé du grief en question.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
31.  Les dispositions pertinentes de l'article 6 § 1 de la Convention sont ainsi libellées :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
A.  Thèses des parties
32.  Le Gouvernement affirme que les arrêts rendus dans les affaires Phillips c. Royaume-Uni (précitée) et R. v. Benjafield (paragraphe 26 ci-dessus) ont pris bonne note de ce que la loi de 1994 entend combattre le grave problème du narcotrafic en punissant les délinquants condamnés, en les dissuadant de récidiver et en réduisant les ressources disponibles pour le financement d'autres entreprises criminelles. Les objectifs de la loi en question seraient l'expression d'une politique non seulement nationale mais aussi internationale, ce dont témoignerait clairement la Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants (paragraphe 27 ci-dessus). Les arrêts rapportés auraient aussi pris acte de la compatibilité de la loi de 1994 avec l'article 6 de la Convention et des garanties offertes aux défendeurs.
33.  Le premier requérant, M. Grayson, aurait été arrêté en possession d'une importante quantité d'héroïne. L'intéressé se serait acquitté de ses frais de justice dans des conditions indiquant qu'il avait accès à des fonds tenus secrets et un certain nombre d'opérations financières inexpliquées auraient été passées sur ses comptes bancaires. Après avoir entendu tous les comparants, le juge aurait conclu que le requérant mentait en permanence et ouvertement, ajoutant que celui-ci n'avait produit aucun élément probant à l'appui de ses déclarations. Dès lors qu'il était démontré que le requérant avait retiré du trafic de stupéfiants un profit de plus de 1,2 million de GBP et qu'il avait accès à des fonds d'origine inconnue, il n'aurait pas été injuste de le contraindre à apporter la preuve – selon le critère de la probabilité – de la valeur de ses actifs réalisables.
34.  Quant à M. Barnham, le second requérant, il aurait été établi qu'il dirigeait un réseau international de narcotrafic, que le trafic en question lui avait rapporté 1,5 million de GBP et qu'il disposait d'une importante quantité de drogue. Dans ces conditions, il lui aurait incombé de démontrer que la valeur de ses actifs réalisables était inférieure à ces gains illicites. La décision du juge aurait permis à l'intéressé, qui avait été assisté par un avocat tout au long de la procédure, de savoir exactement comment les profits dont il était réputé avoir bénéficié avaient été calculés. Dans ses observations en défense, le requérant n'aurait jamais répondu aux questions soulevées par le ministère public et n'aurait produit aucune preuve littérale ou d'une autre nature démontrant qu'il ne détenait plus les produits de ses activités criminelles ou établissant ce qu'il en était advenu. Il se serait contenté de nier purement et simplement avoir d'autres actifs réalisables que sa maison. Si ses explications sur ses opérations financières avaient été sincères, il n'aurait eu aucune difficulté à apporter des preuves de sa situation patrimoniale. En outre, dès lors qu'il avait été reconnu coupable de détention d'une importante quantité de cannabis, il n'y aurait eu aucune injustice à lui demander d'expliquer ce qu'il en avait fait.
35.  Le premier requérant soutient que la preuve dont il s'est vu imposer la charge au sujet de ses actifs réalisables était celle d'un fait négatif et que l'ordonnance de confiscation a été fixée à un montant égal à la totalité des gains prétendument perçus au seul motif qu'il aurait menti au juge.
36.  Le second requérant affirme que le montant pris en compte aux fins de l'évaluation du profit qu'on lui reprochait d'avoir tiré du narcotrafic était essentiellement constitué des sommes ayant servi à financer l'achat de trois cargaisons de cannabis, s'élevant au total à 1 340 000 GBP. En outre, on aurait présumé, en application de la loi de 1994, qu'il avait financé l'achat de la drogue par des gains tirés de trafics antérieurs. Or, en l'absence de marché licite et réglementé des stupéfiants, la valeur de la drogue n'aurait pas dû entrer en ligne de compte dans le calcul de ses actifs réalisables. Au cours de la seconde phase de la procédure de confiscation, l'intéressé n'aurait pas été invité à expliquer ce qu'il était advenu des 2,5 tonnes de cannabis ou des gains tirés de leur revente, mais à prouver qu'il n'avait pas d'actifs – quelqu'en soit l'origine – lui permettant de s'acquitter du montant de l'ordonnance de confiscation, fixé à plus de 1,5 million de GBP. En pratique, il aurait été contraint d'apporter la preuve d'un fait négatif, à savoir qu'il ne possédait pas d'autres biens que le logement familial.
B.  Appréciation de la Cour
37.  Dans l'arrêt qu'elle a rendu en l'affaire Phillips c. Royaume-Uni (no 41087/98, §§ 35 et 39, CEDH 2001-VII), la Cour a jugé que la délivrance d'une ordonnance de confiscation s'apparentait à une procédure d'infliction de la peine et a déclaré qu'elle relevait de l'article 6 § 1, disposition applicable d'un bout à l'autre de la procédure tendant à la détermination du « bien-fondé [d'une] accusation en matière pénale », y compris la phase de fixation de la peine (voir aussi Welch c. Royaume-Uni, 9 février 1995, série A no 307-A).
38.  La Cour rappelle que, dans le cadre de la première phase de la procédure instaurée par la loi de 1994, il incombe au ministère public de prouver, selon le critère de la probabilité, que le défendeur à cette procédure a dépensé ou reçu certaines sommes d'argent au cours des six années ayant précédé la commission de l'infraction à l'origine de l'action publique. Le juge appelé à statuer sur la peine doit ensuite présumer, en application de l'article 4 de ladite loi, que les dépenses ou les recettes en question sont liées à un narcotrafic. Il appartient alors au défendeur de démontrer, selon le même critère de preuve, que les fonds litigieux ont une origine licite (paragraphe 23 ci-dessus).
39.  La délivrance d'une ordonnance de confiscation sur le fondement de la loi de 1994 se distingue de la procédure ordinaire d'infliction de la peine consécutive à une déclaration de culpabilité prononcée par une juridiction répressive en ce que le degré de sévérité de l'ordonnance – du point de vue tant de la somme à payer que de la durée de la peine d'emprisonnement à purger à défaut de paiement – dépend de l'appréciation judiciaire portée sur les gains tirés d'activités criminelles antérieures, pour lesquelles ne défendeur n'a pas forcément été condamné. Aussi la Cour a-t-elle relevé, dans l'arrêt Phillips, qu'outre le fait qu'il est explicitement mentionné à l'article 6 § 2, le droit pour une personne poursuivie au pénal d'être présumée innocente et d'obliger l'accusation à supporter la charge de prouver les allégations dirigées contre elle relève de la notion générale de procès équitable au sens de l'article 6 § 1 (op. cit. § 40 ; voir aussi, mutatis mutandis, Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI).
40.  Toutefois, la Cour a rappelé dans le même arrêt sa jurisprudence selon laquelle le droit à la présomption d'innocence n'est pas absolu car tout système juridique connaît des présomptions de fait ou de droit. Si la Convention ne se désintéresse pas des présomptions en question, elle n'y met pas obstacle en principe du moment que les Etats contractants ne franchissent pas certaines limites prenant en compte la gravité de l'enjeu et préservant les droits de la défense (voir Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, § 28, série A no 141-A).
41.  La Cour a estimé que le renversement de la charge de la preuve constaté dans l'affaire Phillips était compatible avec l'article 6 § 1 de la Convention puisque, pour chacun des éléments pris en compte, le juge s'était déclaré convaincu, au vu des aveux du requérant ou des preuves produites par le ministère public, que l'intéressé était propriétaire des biens litigieux ou avait dépensé les sommes en cause, et que la conclusion qui s'imposait était que tout cela provenait d'une source illégitime. Dans l'arrêt qu'elle a rendu en l'affaire Geerings c. Pays-Bas (no 30810/03, § 44, 1er mars 2007), la Cour a résumé la situation en ces termes :
« (...) il apparaissait [que les requérants] possédaient des biens dont la provenance ne pouvait être établie, que l'on pouvait raisonnablement présumer que ces biens avaient été obtenus grâce à l'exercice d'une activité illicite, et que les intéressés étaient restés en défaut de fournir une explication satisfaisante à cet égard. »
42.  Lorsqu'elle est saisie d'une affaire où est en cause la procédure de délivrance d'une ordonnance de confiscation instaurée par la loi de 1994, la Cour doit déterminer si la manière dont les présomptions légales ont été appliquées a enfreint les principes de base régissant l'équité des procédures inhérents à l'article 6 § 1 (Phillips, précité, § 41). Toutefois, il n'entre pas dans ses attributions de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, à qui il revient en principe de peser les éléments recueillis par elles. La tâche de la Cour consiste à rechercher si la procédure litigieuse, envisagée en bloc, a revêtu un caractère équitable, notamment quant au mode d'administration des preuves (voir Edwards c. Royaume-Uni, 6 décembre 1992, § 34, série A no 247-B).
43.  En l'espèce, la Cour relève que le premier requérant a été reconnu coupable d'avoir importé plus de 28 kg d'héroïne pure d'une valeur supérieure à 1,2 million de GBP au prix de gros. Après avoir entendu toutes les personnes concernées et examiné les preuves tant orales que littérales présentées dans le cadre de la procédure de confiscation, le juge appelé à évaluer le montant des gains que l'intéressé avait retirés du narcotrafic au cours de la période de six ans qualifiée de suspecte par la loi a conclu que celui-ci était le principal responsable de ce trafic et, compte tenu de l'importance de la quantité de drogue qu'il était parvenu à acheter avec son complice, qu'il n'en était pas à son coup d'essai. Il a aussi constaté que le ministère public avait prouvé, selon le critère de la probabilité, que l'intéressé avait perçu d'importantes sommes d'argent au cours de la période pertinente. Enfin, il a jugé que les explications fournies par le requérant sur ses activités professionnelles ne suffisaient pas à justifier de l'origine de ces fonds et a évalué les gains tirés du narcotrafic à 1 230 748,69 GBP au total.
44.  Pour sa part, le second requérant a été qualifié de principal organisateur d'un réseau mondial de trafic de stupéfiants par le juge ayant présidé son procès (paragraphe 13 ci-dessus). Après avoir examiné notamment la déposition de l'agent infiltré qui s'était fait passer pour un blanchisseur d'argent, le juge chargé de la procédure de confiscation a établi, dans le cadre de la première phase de l'instance, que l'intéressé avait investi des sommes importantes dans plusieurs opérations de trafic de cannabis et que ces fonds provenaient eux-mêmes de trafics antérieurs. L'intéressé a refusé de déposer à ce stade de la procédure et n'a pas interjeté appel de la décision fixant le montant des profits réalisés par lui.
45.  Les droits de la défense ont été protégés d'un bout à l'autre de l'instance par les garanties inhérentes à la procédure litigieuse. En effet, le dossier de chacun des requérants a été traité par un tribunal dans le cadre d'une procédure juridictionnelle prévoyant la publicité des débats, la communication préalable des éléments à charge ainsi que la possibilité, pour les intéressés, de produire des preuves littérales et de faire citer des témoins (voir aussi Phillips, précité, § 43). Chacun des requérants a été représenté par un avocat de son choix. Il incombait au ministère public de prouver que les intéressés avaient été en possession des actifs litigieux au cours de la période considérée comme suspecte et, bien que la loi imposât au juge de présumer que les actifs en question provenaient d'un trafic de stupéfiants, les requérants pouvaient faire échec à cette présomption en démontrant qu'ils les avaient acquis par des moyens licites. En outre, le juge aurait pu écarter cette présomption s'il avait considéré que son application comportait un risque grave d'injustice (voir R. v. Benjafield, paragraphe 26 ci-dessus).
46.  Devant la Cour, aucun des deux requérants n'a réellement mis en doute l'équité de la première phase de la procédure de confiscation dans le cadre de laquelle les gains provenant du narcotrafic avaient été évalués. Dans un cas comme dans l'autre, la Cour n'aperçoit aucune raison théorique ou pratique de juger inconciliable avec la notion de procès équitable consacrée par l'article 6 la règle imposant à un requérant déjà condamné pour des infractions graves liées au narcotrafic la charge de prouver la licéité de l'origine de fonds ou d'actifs dont il avait été établi qu'ils se trouvaient en sa possession au cours des années ayant précédé la commission de l'infraction. Compte tenu des garanties susmentionnées, l'obligation impartie aux intéressés n'a pas dépassé les limites du raisonnable.
47.  La seconde phase de l'instance a donné lieu à une estimation des actifs réalisables dont les requérants disposaient à l'époque pertinente. A ce stade de la procédure, la loi n'imposait pas au juge appelé à statuer sur la peine de se livrer à des spéculations sur les activités criminelles passées des intéressés mais d'évaluer le montant des ressources en leur possession au moment de la délivrance de l'ordonnance. Comme la Cour d'appel l'a précisé dans l'arrêt R. v. Barwick (paragraphes 24-25 ci-dessus), l'obligation mise à la charge du défendeur à ce stade de la procédure consiste à démontrer, selon le critère de preuve requis en matière civile, que la valeur de ses actifs réalisables est inférieure à celle des gains évalués par le juge.
48.  Les intéressés ont tous deux choisi de déposer oralement sur la question de leurs actifs réalisables, bénéficiant là encore des garanties évoquées au paragraphe 45 ci-dessus. Ils ont été représentés par un avocat et les décisions de justice précisément motivées les concernant leur permettaient de savoir exactement comment le montant de leurs gains illicites avait été calculé. Ils ont eu la possibilité de s'expliquer sur leur situation patrimoniale et de préciser ce qu'ils avaient fait des actifs dont le juge avait tenu compte pour évaluer les gains en question. Le premier requérant, dont les comptes bancaires faisaient apparaître des mouvements de fonds importants et inexpliqués et qui a pu disposer, par l'intermédiaire d'un associé, de 70 000 GBP pour payer ses frais de justice, n'a fourni aucune justification crédible à ces anomalies. Le second requérant n'a même pas tenté d'expliquer ce qu'il était advenu des diverses quantités de cannabis dont l'achat lui avait valu sa condamnation. Dans un cas comme dans l'autre, le juge a estimé que les dépositions des intéressés étaient totalement mensongères et invraisemblables (paragraphes 9 et 16 ci-dessus). La Cour a déjà indiqué qu'il ne lui appartient pas de substituer sa propre appréciation des éléments de preuve à celle des juridictions nationales.
49.  La Cour souscrit aux conclusions de la Cour d'appel dans les arrêts rendus sur les présentes affaires (paragraphes 11 et 18, voir aussi l'affaire R. v. Barwick rapportée aux paragraphes 25-26 ci-dessus), selon lesquelles il n'est pas incompatible avec la notion de procès équitable en matière pénale d'imposer aux requérants l'obligation de donner des explications crédibles sur leur situation patrimoniale. Dès lorsqu'il avait été établi, dans l'un et l'autre cas, que les intéressés s'étaient livrés des années durant à un important et lucratif trafic de stupéfiants, il n'était pas déraisonnable d'attendre d'eux qu'ils fournissent des éclaircissements sur le sort des sommes dont le ministère public avait prouvé qu'elles s'étaient trouvées en leur possession, pas plus qu'il ne l'était d'exiger de leur part, au premier stade de la procédure, la preuve de la licéité de l'origine des fonds ou des actifs en question. Les requérants n'ignoraient rien de ces questions et n'auraient eu aucune difficulté à s'acquitter de l'obligation qui pesait sur eux s'ils avaient été sincères sur l'état de leur patrimoine.
50.  Partant, il n'y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention dans le chef d'aucun des requérants.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Joint les requêtes ;
2.  Déclare les requêtes recevables ;
3.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 23 septembre 2008, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Fatoş Aracı Lech Garlicki   Greffière adjointe Président
ARRÊT GRAYSON ET BARNHAM c. ROYAUME-UNI 


Synthèse
Formation : Cour (quatrième section)
Numéro d'arrêt : 19955/05;15085/06
Date de la décision : 23/09/2008
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Non-violation de l'art. 6-1 ; Non-violation de P1-1

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE PENALE, (Art. 6-1) PROCES EQUITABLE, (Art. 6-2) ACCUSE D'UNE INFRACTION, (P1-1-1) RESPECT DES BIENS, (P1-1-2) ASSURER LE PAIEMENT DES CONTRIBUTIONS OU AMENDES, (P1-1-2) INTERET GENERAL


Parties
Demandeurs : GRAYSON ET BARNHAM
Défendeurs : ROYAUME-UNI

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2008-09-23;19955.05 ?

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