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26/05/2009 | CEDH | N°3932/02

CEDH | AFFAIRE BATSANINA c. RUSSIE


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE BATSANINA c. RUSSIE
(Requête no 3932/02)
ARRÊT
[Extraits]
STRASBOURG
26 mai 2009
DÉFINITIF
14/09/2009
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Batsanina c. Russie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,   Elisabet Fura-Sandström,   Boštjan M. Zupančič,   Anatoly Kovler,   Alvina Gyulumya

n,   Egbert Myjer,   Luis López Guerra, juges,  et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en av...

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE BATSANINA c. RUSSIE
(Requête no 3932/02)
ARRÊT
[Extraits]
STRASBOURG
26 mai 2009
DÉFINITIF
14/09/2009
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Batsanina c. Russie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,   Elisabet Fura-Sandström,   Boštjan M. Zupančič,   Anatoly Kovler,   Alvina Gyulumyan,   Egbert Myjer,   Luis López Guerra, juges,  et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 mai 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 3932/02) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Svetlana Ksenofontovna Batsanina (« la requérante »), a saisi la Cour le 10 janvier 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  La requérante, qui a été admise au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représentée par Me G. Nikolaïev, avocat à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») est représenté par M. P. Laptev, représentant de la Fédération de Russie devant la Cour européenne des droits de l'homme.
3.  Le 22 mai 2006, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de la requête.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4.  La requérante est née en 1957 et réside à Guelendjik, dans la région de Krasnodar.
A.  La procédure civile
5.  Le mari de la requérante était employé à l'Institut d'océanologie de l'Académie des sciences russe, une institution publique. En 1977, il fut placé sur une liste d'attente pour l'obtention d'un logement. En août 1998, il arriva en haut de la liste. Il fut convenu que la requérante céderait à l'Institut ses droits à un appartement, afin que celui-ci attribue au couple un logement plus grand. Le 4 décembre 1998, la requérante et l'Institut signèrent un accord d'échange. Ultérieurement, l'Institut découvrit que la requérante avait vendu son appartement en mars 1998.
6.  A une date non précisée, le procureur de la ville de Guelendjik, ayant pris connaissance des transactions susmentionnées, introduisit une procédure contre la requérante et son mari au nom de l'Institut et de la personne à qui avait été attribué l'appartement de la requérante (M. M), afin d'obtenir l'annulation de l'accord et l'expulsion de la famille de la requérante de l'appartement attribué à son mari. Le mari de la requérante introduisit une action incidente afin d'obtenir la reconnaissance de son droit au nouvel appartement qu'il avait reçu de l'Institut.
7.  Le 9 mars 2000, le tribunal de Guelendjik (région de Krasnodar) fit droit à l'action du procureur. Le 25 avril 2000, le tribunal régional de Krasnodar infirma ce jugement et renvoya l'affaire devant la juridiction de première instance pour réexamen.
8.  Le tribunal de première instance entendit le procureur, la requérante, son mari et l'avocat du couple, ainsi que les représentants de l'Institut d'océanologie et de M. M, qui étaient également présents. Le 1er juin 2001, il fit droit à la demande du procureur. Le 18 juin 2001, il rejeta la demande incidente dans un jugement séparé. La requérante recourut contre cette décision. Le 16 août 2001, le tribunal régional confirma les jugements des 1er et 18 juin 2001. Le procureur était présent. Il n'y a pas de preuve écrite que la requérante ait reçu une convocation à cette audience.
9.  Le 30 janvier 2003, la Cour suprême refusa d'ouvrir une procédure en supervision des décisions susmentionnées. Elle rejeta notamment le grief de la requérante relatif à l'absence de convocation à l'audience d'appel, notant que les parties avaient été informées de la tenue de cette audience.
B.  La procédure pénale contre la requérante
10.  Entre-temps, le 4 février 2000, une procédure pénale pour détournement de fonds fut engagée contre la requérante relativement aux mêmes faits. Le 19 décembre 2000, l'affaire fut classée sans suite pour absence de corpus delicti. Le 15 août 2006, cette décision fut annulée et l'enquête préliminaire reprit. L'issue de l'enquête n'est pas connue.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
A.  Les dispositions relatives au rôle du ministère public dans la procédure judiciaire
11.  Le code de procédure civile (CPC) de la République fédérative socialiste soviétique de Russie (RFSSR) en vigueur au moment des faits se lisait ainsi :
Article 41. Participation du ministère public à la procédure
« Le ministère public peut saisir le tribunal d'une action visant la protection des droits et intérêts légalement protégés de tiers, ou se joindre à la procédure à tout moment, si la protection des droits et intérêts de l'Etat, des droits et intérêts publics ou des intérêts légalement protégés des citoyens le commandent (...)
Le procureur qui prend part à la procédure peut étudier les pièces du dossier, introduire des motions, participer à l'examen des éléments et en produire, introduire des requêtes, exposer son opinion sur les questions se posant au cours de la procédure et sur le fond de l'affaire dans son ensemble, et accomplir d'autres démarches procédurales prévues par les dispositions en vigueur (...) »
12.  La loi sur le parquet (loi fédérale no 2202-I du 17 novembre 1992), dans sa version en vigueur au moment des faits, disposait :
Article 1. Parquet de la Fédération de Russie
« (...) 3. Conformément aux règles de procédure de la Fédération de Russie, les procureurs participent à l'audience des affaires entendues par les juridictions ordinaires et les juridictions commerciales (ci-après « les tribunaux ») et contestent toute décision, sentence ou arrêt desdites juridictions contraire à la loi (...) »
Article 35. Participation du ministère public aux audiences des tribunaux
« 1. Le ministère public participe aux audiences des tribunaux dans les cas prévus par les règles de procédure de la Fédération de Russie et les autres dispositions fédérales (...)
3. Le ministère public est habilité à introduire une requête devant le tribunal et à se joindre à une action à tout moment, conformément aux règles de procédure de la Fédération de Russie, si la protection des droits civils et des intérêts légitimes de la société ou de l'Etat le commandent (...) »
III.  LES DOCUMENTS PERTINENTS DU CONSEIL DE L'EUROPE
15.  En sa partie pertinente, la résolution 1604 (2003) de l'Assemblée parlementaire sur le rôle du ministère public dans une société démocratique régie par le principe de la primauté du droit est ainsi libellée :
« il est essentiel :
a. que le rôle des procureurs dans la protection des droits de l'homme ne donne lieu à aucun conflit d'intérêts et n'ait aucun effet dissuasif sur les personnes qui demandent à l'Etat de protéger leurs droits ;
b. qu'une véritable séparation des pouvoirs soit respectée dans l'attribution aux procureurs des fonctions additionnelles et que le ministère public jouisse d'une indépendance complète par rapport au gouvernement au niveau des affaires individuelles ; et
c. que les pouvoirs et les responsabilités des procureurs soient limités à la poursuite des infractions pénales et à un rôle général de défense de l'intérêt public à travers le système de justice pénale, et que des organismes séparés, efficaces et situés dans des lieux appropriés soient établis pour s'acquitter de toutes les autres fonctions (...) »
16.  La Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) a adopté à sa 63e session plénière (10-11 juin 2005) un avis sur la loi fédérale sur la Prokuratura (parquet) de la Fédération de Russie (voir ci-dessus). En ses parties pertinentes, cet avis se lit ainsi :
« (...) 57. (...) Cependant, il est clair que la Prokuratura russe figure parmi les instances du ministère public qui ne correspondent pas au modèle que l'Assemblée considère comme essentiel. En outre, eu égard au rôle prédominant du procureur au sein de l'administration en Russie (rôle qui ne peut guère être considéré comme limité ou exceptionnel), cette institution n'est pas conforme aux critères (...) suivants :
1. Outre l'octroi d'un rôle essentiel au ministère public dans le système de justice pénale, certains Etats membres du Conseil de l'Europe prévoient la participation du procureur aux procédures civiles et administratives pour des raisons liées à l'histoire, à la recherche de l'efficacité et à des considérations économiques. Cependant, pareille participation doit demeurer l'exception (principe de l'exceptionnalité).
2. Le rôle du ministère public dans les procédures civiles et administratives ne doit pas être prédominant et son intervention ne se justifie que si l'objectif de la procédure ne peut pas, ou peut difficilement, être atteint autrement (principe de subsidiarité).
3. La participation du ministère public aux procédures civiles et administratives doit être limitée et poursuivre un objectif légitime et identifiable (principe de la spécialité).
4. Les Etats peuvent habiliter le ministère public à défendre l'intérêt de l'Etat (principe de la protection de l'intérêt de l'Etat).
5. Le ministère public peut être habilité à déclencher des procédures ou à intervenir dans des procédures pendantes, ainsi qu'à utiliser diverses voies de recours afin d'assurer la légalité (principe de légalité).
6. Lorsqu'elle est requise au nom de l'intérêt public et/ou de la légalité des décisions (par exemple dans les affaires de protection de l'environnement, d'insolvabilité etc.), la participation du ministère public peut se justifier (principe de l'intérêt public).
7. La protection des droits et des intérêts de groupes désavantagés incapables d'exercer leurs droits peut constituer un motif exceptionnel d'intervention du ministère public (principe de la protection des droits de l'homme) (...)
13. Le ministère public ne doit jouir d'aucun pouvoir de décision en-dehors du domaine pénal et ne doit se voir conférer aucun droit supplémentaire par rapport à ceux reconnus aux autres parties devant les tribunaux (principe de l'égalité des armes).
14. Le ministère public ne doit pas pratiquer de discrimination entre les personnes lorsqu'il protège leurs droits et doit limiter son intervention aux cas où celle-ci paraît fondée et légitime (principe de la non-discrimination) (...)
74. La Prokuratura a connu de réelles réformes en Russie, notamment par la limitation du pouvoir de contrôle de la légalité pour les décisions de justice. Le procureur (...) peut désormais intervenir dans des procès pour défendre les droits des citoyens uniquement si les personnes intéressées ne peuvent se défendre elles-mêmes ou si l'infraction cause du tort à un grand nombre de personnes, ce qui justifie alors son intervention. »
17.   On trouve dans l'avis no 3 (2008) adopté par le Conseil consultatif de procureurs européens, un organe consultatif mis en place par le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe dans sa décision du 13 juillet 2005, l'analyse comparative suivante [renvois omis] :
« 22.   Les actions en justice – indépendamment des règles de procédure qui les régissent (procédures civiles ou administratives spéciales) – sont inscrites dans le cadre normal de la procédure judiciaire à laquelle les procureurs sont parties. Les ministères publics n'ont pas fait mention de l'existence de facultés ou de pouvoirs spéciaux lorsque les procureurs prennent part à des procédures civiles en tant que requérants : ils y ont alors les mêmes pouvoirs et facultés que les autres parties à l'instance. Leur rôle n'est pas exclusif : la procédure peut tout aussi bien être engagée par d'autres personnes intéressées. En pareils cas, les procureurs n'ont rigoureusement aucun pouvoir de décision en ce qui concerne l'appréciation au fond des affaires et leurs interventions se limitent à l'engagement de la procédure par le dépôt d'une requête au civil.
23.   Dans la quasi-totalité des pays concernés, pratiquement tous les ministères publics compétents dans ce domaine ont la possibilité d'engager de nouvelles actions en justice et d'utiliser les voies de recours ordinaires et extraordinaires (appels), en leur qualité de parties à la procédure. Néanmoins, des règles pourront être identifiées (interdiction d'un recours extraordinaire ou proposition de réouverture des affaires ; interdiction d'un accord au nom d'une partie) (...)
25.  Les objectifs fixés aux activités des procureurs, en dehors du système de la justice pénale et indépendamment de leurs différences de fond ou de forme, sont davantage concordants : veiller au respect de la primauté du droit (exécution des décisions prises démocratiquement, principe de la légalité, respect de la loi, recours contre les infractions à la loi), protéger les droits et les libertés des personnes (et, pour l'essentiel, de celles qui ne peuvent les protéger par elles-mêmes – mineurs, SDF (personnes sans domicile fixe), handicapés mentaux –, protéger le patrimoine et les intérêts de l'Etat, défendre l'intérêt général (ou l'ordre public), harmoniser les compétences juridictionnelles des tribunaux (recours spéciaux contre les décisions de justice définitives dans l'intérêt de la loi ou interventions en tant que parties dans les procédures engagées devant les plus hautes instances judiciaires) (...)
27.  (...) [L]e CCPE a pris note de pratiques occasionnelles inappropriées des ministères publics intervenant en dehors du système de la justice pénale et qui ont été relevées par la Cour et par certaines Cours constitutionnelles ou qui ont pu motiver les critiques d'autres organes du Conseil de l'Europe. A cet égard, les circonstances les plus troublantes concernent le rejet sans motif de requêtes introduites devant des tribunaux civils ou des interventions dans une procédure judiciaire sans véritable raison (intérêt de l'Etat, bien public ou protection des droits) et en violation du principe d'égalité des armes, l'annulation de décisions de justice définitives en violation du principe de « force de la chose jugée » (res judicata) ou encore la participation de procureurs à des collèges de magistrats membres de Cours suprêmes qui suppose confusion entre la fonction décisionnaire des juges et les tâches imparties aux procureurs ou enfin l'existence d'un droit sans limite à engager des actions en justice.
28.   Il est un fait que dans de nombreux Etats membres, les procureurs contribuent à l'élaboration d'une jurisprudence. Leur rôle en la matière ne doit pas leur permettre d'intervenir sans contrôle sur la prise de décision par les juges. »
En ce qui concerne les règles applicables en la matière, l'avis renvoie aux principes suivants :
« a. s'agissant des tâches et activités confiées aux procureurs en dehors du domaine de la justice pénale, le principe de la séparation des pouvoirs devra être respecté tout comme le rôle des tribunaux dans la protection des droits de l'homme ;
b. l'action du procureur agissant en dehors du système de justice pénale doit être guidée par l'impartialité et l'équité ;
c. les fonctions en cause doivent s'exercer « au nom de la société et en défense de l'intérêt général », pour assurer l'application de la loi, en respectant les droits de l'homme et les libertés fondamentales et dans le cadre des missions confiées aux procureurs par la loi, en tenant compte des principes de la Convention ainsi que de la jurisprudence de la Cour ;
d. de telles compétences reconnues aux procureurs doit être réglées par la Loi et de façon aussi précise que possible ;
e. aucune intervention injustifiée dans les activités des ministères publics ne saurait être autorisée ;
f. lorsque leurs interventions s'inscriront en dehors du domaine de la justice pénale, il conviendra que les procureurs jouissent des mêmes droits et obligations que n'importe quelle autre partie à l'instance et qu'ils ne bénéficient d'aucun privilège dans la procédure judiciaire (« égalité des armes ») ;
g. l'intervention des ministères publics hors du cadre de la justice pénale, au nom de la société et en défense de l'intérêt général, ne saurait emporter violation du principe de la force exécutoire des décisions de justice devenues définitives (res judicata) à quelques exceptions près, s'agissant de celles fixées par les obligations internationales de l'Etat et, notamment, par la jurisprudence de la Cour ;
h. la loi devrait contraindre les procureurs à motiver leurs interventions et à rendre leurs conclusions accessibles aux personnes ou institutions impliquées ou intéressées par chaque dossier en cause ;
i. le droit que peuvent avoir des personnes ou des institutions impliquées ou intéressées dans des affaires de droit civil à contester des mesures ou l'absence de décisions des procureurs devra être garanti ;
j. les développements de la jurisprudence de la Cour relative aux activités déployées par les procureurs en dehors du domaine pénal seront suivis attentivement afin de s'assurer que le fondement juridique de ces activités et la pratique correspondante soient parfaitement conformes aux décisions correspondantes de la Cour. »
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION QUANT AU PRINCIPE DE L'ÉGALITÉ DES ARMES
18.  La requérante se plaint d'une atteinte au principe de l'égalité des armes dans la procédure civile, le procureur ayant intenté une action dans l'intérêt d'une institution de l'Etat et d'un particulier. Elle invoque l'article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
B.  Sur le fond
20.  La requérante soutient que le procureur n'aurait dû exercer son droit d'intenter une action civile que si la personne concernée avait été incapable de le faire elle-même, par exemple en raison de son état de santé, de son âge, de troubles mentaux ou d'un autre motif valable. Or aucun de ces motifs ne serait présent en l'espèce. Le premier plaignant serait une institution publique bénéficiant d'importants moyens financiers. Les droits du procureur seraient plus étendus que ceux d'un demandeur ordinaire, et son objectivité serait sujette à caution. Il serait le premier à plaider et aurait en outre la possibilité de s'adresser au tribunal avant la clôture de la procédure.
21.  Le Gouvernement soutient que la décision du procureur d'intenter une action civile était fondée sur l'article 41 du code de procédure civile de la RFSSR (paragraphe 11 ci-dessus) et sur l'obligation qu'il avait de protéger les intérêts de l'Etat et de ses citoyens, en l'occurrence les intérêts des personnes attendant un logement. L'intérêt du ministère public dans la procédure serait de nature procédurale ; il aurait agi pour la défense de ses propres droits, mais aussi pour celle des droits d'autres personnes.
22.  La Cour rappelle que le principe de l'égalité des armes est l'un des éléments de la notion plus large de procès équitable, au sens de l'article 6 § 1 de la Convention. Il exige un « juste équilibre entre les parties » : chacune doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires (Yvon c. France, no 44962/98, § 31, CEDH 2003-V ; Nideröst-Huber c. Suisse, 18 février 1997, § 23, Recueil des arrêts et décisions 1997-I ; Kress c. France [GC], no 39594/98, § 72, CEDH 2001-VI).
23.  La Cour renvoie à sa jurisprudence relative au rôle du ministère public en dehors du domaine pénal. Elle rappelle que dans plusieurs affaires, elle a précisé que la simple présence – active ou passive – aux délibérations du tribunal du procureur ou d'un agent assimilable au procureur s'analysait en une violation de l'article 6 § 1 de la Convention (Martinie c. France [GC], no 58675/00, § 53, CEDH 2006-(...)).  Dans d'autres affaires, elle a aussi examiné la question de savoir si les déclarations de l'avocat général ou d'un agent assimilable à l'avocat général avaient été communiquées aux parties et si celles-ci avaient eu la possibilité d'y répondre (Lobo Machado c. Portugal, 20 février 1996, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1996-I, K.D.B. c. Pays-Bas, 27 mars 1998, § 43, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, et Göç c. Turquie [GC], no 36590/97, § 55, CEDH 2002-V).
24.  Cependant, la présente espèce soulève des questions différentes : le procureur n'a pas participé aux délibérés, son action a été communiquée à la requérante, et celle-ci a utilisé la possibilité qui lui était donnée de répondre aux arguments du ministère public. Néanmoins, la Cour rappelle qu'étant donné que le procureur ou l'agent assimilable au procureur devient en pratique, lorsqu'il endosse la qualité de demandeur à la procédure, l'allié ou l'adversaire de l'un des plaideurs, sa participation est susceptible de faire naître un sentiment d'inégalité à l'égard de l'une des parties (voir Kress, précité, § 81, et F.W. c. France, no 61517/00, § 27, 31 mars 2005). Dans ce contexte, même si l'indépendance et l'impartialité du procureur ou de l'agent assimilable au procureur n'encourent aucune critique, la sensibilité accrue du public aux garanties d'une bonne justice justifient l'importance croissante attribuée aux apparences (Borgers c. Belgique, 30 octobre 1991, § 24, série A no 214-B).
25.  La Cour considère que le fait que plusieurs parties défendent devant les juges un point de vue analogue ou que la procédure ait été engagée par un procureur ne place pas nécessairement la partie adverse dans une situation de « net désavantage » pour présenter sa cause. Il reste à déterminer si, dans le cas d'espèce, le « juste équilibre » qui doit prévaloir entre les parties a été préservé nonobstant la participation du procureur à la procédure.
26.   La Cour rappelle qu'il ne lui incombe pas d'examiner in abstracto la législation et la pratique pertinentes, mais de rechercher si la manière dont elles ont été appliquées au requérant ou l'ont touché a enfreint l'article 6 § 1 (voir, parmi d'autres arrêts, Padovani c. Italie, 26 février 1993, § 24, série A no 257-B, et Hauschildt c. Danemark, 24 mai 1989, § 45, série A no 154). L'article 6 § 1 oblige les Etats contractants à organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions soient à même de remplir chacune de ses exigences (voir, parmi d'autres arrêts, Sürmeli c. Allemagne [GC], no 75529/01, § 129, CEDH 2006-(...)). Afin de déterminer si les actions du parquet en l'espèce étaient compatibles avec l'article 6 § 1 de la Convention, la Cour a tenu compte des documents pertinents du Conseil de l'Europe (paragraphes 15 et 16 ci-dessus).
27. On notera que les parties aux procédures civiles, à savoir d'une part le demandeur et d'autre part le défendeur, doivent bénéficier de droits procéduraux égaux. La Cour n'exclut pas que le soutien du parquet à l'une des parties puisse se justifier dans certaines circonstances, par exemple aux fins de la protection de personnes vulnérables dont il est présumé qu'elles ne sont pas en mesure de protéger elles-mêmes leurs intérêts, ou lorsque l'infraction cause du tort à un grand nombre de personnes, ou encore lorsque des biens ou intérêts précis de l'Etat doivent être protégés. La Cour note à cet égard que l'adversaire de la requérante dans la procédure en question était une organisation publique (comparer Iavorivskaïa c. Russie, no 34687/02, § 25, 21 juillet 2005). En outre, une personne privée avait un intérêt à l'issue de l'affaire. Même si l'Institut d'océanologie et M. M étaient tous deux représentés à la procédure, la Cour considère que le ministère public a agi dans l'intérêt général en intentant une action contre la requérante et son mari (comparer Mentchinskaïa c. Russie, no 42454/02, §§ 37-40, 15 janvier 2009). Ceux-ci étaient également représentés par un conseil, et ils ont présenté des observations écrites et orales devant la juridiction de première instance. Il n'a pas été démontré que la décision du procureur d'engager une action civile n'avait pas de base légale en droit russe ou qu'elle outrepassait son pouvoir d'intenter une procédure en raison des circonstances particulières de l'affaire (paragraphes 11 et 12 ci-dessus). Compte tenu des circonstances de l'espèce, il n'y a pas de raison de croire que l'introduction d'une action civile par le ministère public ait eu pour but ou pour effet d'influencer indûment la juridiction civile ou d'empêcher la requérante de se défendre efficacement (voir, mutatis mutandis, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 67, CEDH 2005-II). Ainsi, de l'avis de la Cour, le principe de l'égalité des armes, qui requiert le maintien d'un juste équilibre entre les parties, a été respecté en l'espèce.
28.  Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
2.  Dit, par six voix contre une, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait d'un non-respect du principe de l'égalité des armes ;
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 26 mai 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall   Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion en partie dissidente de la juge Gyulumyan.
J.C.M.  S.Q.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE MME LA JUGE GYULUMYAN
Il m'est impossible de souscrire à l'opinion de la majorité selon laquelle il n'y a pas eu de manquement au principe de l'égalité des armes emportant violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
Ce principe est l'un des éléments de la notion plus large de procès équitable, au sens de l'article 6 § 1 de la Convention. Il exige un « juste équilibre entre les parties » : chacune doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires (voir, parmi bien d'autres, Yvon c. France, no 44962/98, § 31, CEDH 2003-V, et Kress c. France [GC], no 39594/98, §72, CEDH 2001-VI).
En l'espèce, le ministère public a engagé la procédure d'expulsion contre la requérante et son mari au nom d'une organisation publique, l'Institut d'océanologie, et d'un particulier, M. M. Il a ensuite participé aux audiences de première instance et d'appel afin de protéger les intérêts de l'Institut d'océanologie et de M. M.
Je reconnais que la participation d'un procureur à la procédure civile peut se justifier dans certaines circonstances. Je considère cependant qu'elle doit se limiter à des cas exceptionnels et n'être utilisée qu'aux fins de la protection des droits de personnes vulnérables (enfants, personnes handicapées, etc.) qui ne sont pas en mesure de protéger elles-mêmes leurs intérêts, lorsque l'infraction cause du tort à un grand nombre de personnes, ou encore lorsqu'il est gravement porté atteinte à des intérêts de l'Etat qui ne peuvent être protégés autrement (Mentchinskaïa c. Russie, no 42454/02, § 35, 15 janvier 2009). Aucune de ces circonstances exceptionnelles n'est présente ici. Je ne peux souscrire à l'opinion de la majorité lorsqu'elle estime que la participation du procureur était nécessaire pour protéger les biens de l'Etat. Même s'il appartenait à l'Etat, l'appartement en cause relevait de la gestion de l'Institut d'océanologie. Il était de la responsabilité de l'Institut de protéger ce bien contre les atteintes qui pouvaient y être faites et de participer à tout litige afférent. Il a d'ailleurs pris part à la procédure par l'intermédiaire de son représentant. Rien dans le dossier ne montre qu'il ait rencontré de quelconques difficultés pour introduire ou poursuivre la procédure, et il n'y avait donc pas de risque que les intérêts de l'Etat soient laissés sans protection. Je ne peux déceler le moindre but ou intérêt public légitime et identifiable à l'ingérence du procureur dans ce litige civil ordinaire. Sa participation ne saurait donc être considérée comme justifiée dans les circonstances de la présente espèce.
A mon avis, cet arrêt envoie malheureusement le mauvais message aux parties contractantes qui déploient des efforts louables pour définir le rôle important mais néanmoins limité que doit jouer le ministère public dans les procédures civiles.
Je considère donc qu'en l'espèce, de même que dans l'affaire Mentchinskaïa c. Russie, il y a eu violation du principe de l'égalité des armes.
ARRÊT BATSANINA c. RUSSIE
ARRÊT BATSANINA c. RUSSIE 
BATSANINA v. RUSSIA JUDGMENT – OPINION SÉPARÉE
ARRÊT BATSANINA c. RUSSIE – OPINION SÉPARÉE 5


Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Partiellement irrecevable ; Non-violation de l'art. 6-1 ; Violation de l'art. 6-1 ; Préjudice moral - réparation ; Dommage matériel - demande rejetée

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE CIVILE, (Art. 6-1) EGALITE DES ARMES, (Art. 6-1) PROCEDURE CONTRADICTOIRE


Parties
Demandeurs : BATSANINA
Défendeurs : RUSSIE

Références :

Origine de la décision
Formation : Cour (troisième section)
Date de la décision : 26/05/2009
Date de l'import : 21/06/2012

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 3932/02
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2009-05-26;3932.02 ?

Source

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