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18/09/2009 | CEDH | N°16064/90;16065/90;16066/90;...

CEDH | AFFAIRE VARNAVA ET AUTRES c. TURQUIE


GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE VARNAVA ET AUTRES c. TURQUIE
(Requêtes nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90)
ARRÊT
STRASBOURG
18 septembre 2009
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Varnava et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Jean-Paul Costa, président,   Françoise Tulkens,   Josep Casadevall,   Anatoly Kovler,   Vladimiro Zagrebelsky,   Lech Garlick

i,   Dean Spielmann,   Sverre Erik Jebens,   Ineta Ziemele,   Mark Villiger,   Päivi Hirv...

GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE VARNAVA ET AUTRES c. TURQUIE
(Requêtes nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90)
ARRÊT
STRASBOURG
18 septembre 2009
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Varnava et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Jean-Paul Costa, président,   Françoise Tulkens,   Josep Casadevall,   Anatoly Kovler,   Vladimiro Zagrebelsky,   Lech Garlicki,   Dean Spielmann,   Sverre Erik Jebens,   Ineta Ziemele,   Mark Villiger,   Päivi Hirvelä,   Luis López Guerra,   Mirjana Lazarova Trajkovska,   Nona Tsotsoria,   Ann Power,   Zdravka Kalaydjieva, juges,   Gönül Erönen, juge ad hoc,  et de Erik Fribergh, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 novembre et le 8 juillet 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouvent neuf requêtes (nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90) dirigées contre la République de Turquie et dont dix-huit ressortissants chypriotes, Andreas et Giorghoulla Varnava (no 16064/90), Andreas et Loizos Loizides1 (no 16065/90), Philippos Costantinou et Demetris K. Peyiotis (no 16066/90), Demetris Theocharides et Elli Theocharidou2 (no 16068/90), Panicos et Chrysoula Charalambous (no 16069/90), Eleftherios et Christos Thoma (no 16070/90)3, Savvas et Androula Hadjipanteli (no 16071/90), Savvas et Georghios Apostolides (no 16072/90) et Leontis Demetriou et Yianoulla Leonti Sarma (no 16073/90), avaient saisi la Commission européenne des droits de l'homme (« la Commission ») le 25 janvier 1990 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Les requêtes renfermaient des mandats signés par les seconds requérants en leur nom et en celui de neuf de leurs parents portés disparus et ici désignés comme premiers requérants.
2.  Les requérants ont été représentés respectivement par Mes A. Demetriades et K. Chrystomides, avocats à Nicosie. Le gouvernement turc (« le gouvernement défendeur ») a été représenté par son agent.
3.  Il était allégué dans les requêtes que les premiers requérants avaient disparu après avoir été appréhendés par les forces militaires turques en 1974 et que les autorités turques n'avaient donné aucune indication de ce qu'il était advenu d'eux depuis lors. Les requérants invoquaient les articles 2, 3, 4, 5, 6, 8, 10, 12, 13 et 14 de la Convention.
4.  Après les avoir jointes le 2 juillet 1991, la Commission a déclaré les requêtes recevables le 14 avril 1998. Conformément à l'article 5 § 3, seconde phrase, du Protocole no 11 à la Convention, les requêtes ont été transmises à la Cour le 1er novembre 1999, la Commission n'ayant pas terminé son examen de la cause à cette date.
5.  Les requêtes ont été attribuées à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour), au sein de laquelle a alors été constituée, conformément à l'article 26 § 1 du règlement, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention). M. Türmen, juge élu au titre de la Turquie, s'est ensuite déporté (article 28 du règlement). En conséquence, le gouvernement défendeur a désigné Mme G. Erönen pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
6.  Tant les requérants que le gouvernement défendeur ont déposé des observations sur le fond (article 59 § 1 du règlement).
7.  Le 17 février 2000, le gouvernement chypriote a informé la Cour de son souhait de participer à la procédure. Il a soumis des observations sur le fond (article 59 § 1 du règlement).
8.  Le 1er novembre 2003, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête est ainsi échue à la troisième section telle que remaniée (article 52 § 1 du règlement).
9.  Le 17 février 2005, le représentant des requérants a informé la Cour que Christos Thoma, père du premier requérant dans la requête no 16070/90, était décédé le 12 avril 1997 et il a produit des procurations signées par la veuve du défunt, Chrystalleni Thoma, et par sa fille, Maria Chrystalleni Thoma, dans lesquelles les intéressées exprimaient leur intention de poursuivre la procédure.
10.  Le 13 novembre 2006, le représentant des requérants a fait part à la Cour du décès, le 1er avril 2005, d'Elli Theocharidou, mère du premier requérant dans la requête no 16068/90, et de la volonté des héritiers de ce dernier (Ourania Symeou, Kaiti Constantinou, Yiannoulla Kari, Eleni Papayianni, Andreas G. Theocharides, Dimitris G. Theocharides et Marios G. Theocharides) de poursuivre la procédure. A la même date, la Cour a appris que Georghios Apostolides, père du premier requérant dans la requête no 16072/90, était décédé le 14 avril 1998 et que les héritiers de ce dernier (Panayiota Chrysou, Chrystalla Antoniadou, Aggela Georgiou, Avgi Nicolaou et Kostas Apostolides) entendaient poursuivre la procédure.
11.  Le 11 janvier 2007, le représentant des requérants a informé la Cour que Loizos Loizides, père du premier requérant dans la requête no 16065/90, était décédé le 14 septembre 2001 et que sa petite-fille, Athina Hava, entendait continuer la procédure au nom de l'ensemble des héritiers du défunt (Markos Loizou, Despo Demetriou, Anna-Maria Loizou, Elena Loizidou et Loizos Loizides).
12.  Après avoir consulté les parties, la chambre a décidé qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience sur le fond (article 59 § 3 in fine du règlement). Elle a estimé que les héritiers des requérants défunts avaient la qualité et l'intérêt requis pour continuer la procédure. Le 10 janvier 2008, la chambre a rendu son arrêt (« l'arrêt de la chambre »). Elle y concluait, à l'unanimité, à la violation des articles 2, 3 et 5 de la Convention et à l'absence de question distincte au regard des articles 4, 6, 8, 10, 12, 13 et 14 de la Convention. Elle y déclarait en outre que le constat d'une violation représentait en soi une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral subi par les requérants.
13.  Le 28 mars 2008, le gouvernement défendeur a sollicité le renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre (article 43 de la Convention).
14.  Le 7 juillet 2008, un collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande (article 73 du règlement).
15.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
16.  Le 11 août 2008, le gouvernement chypriote (« le gouvernement intervenant ») a informé la Cour de son souhait de participer à la procédure. Il a ensuite été invité à soumettre des observations sur le fond (article 59 § 1 du règlement).
17.  Le 18 septembre 2008, le président a autorisé l'organisation internationale non gouvernementale Redress à soumettre des observations écrites sur l'affaire, que la Cour a reçues le 2 octobre 2008 (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement).
18.  Les requérants, le gouvernement défendeur et le gouvernement intervenant ont chacun déposé un mémoire.
19.  Une audience s'est déroulée en public au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 19 novembre 2008 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
–  pour le gouvernement défendeur  MM. Z. Necatigil,  agent,   J. A. Frowein,    Mme S. Karabacak,  M. T. Bilgiç,  Mmes D. Akçay,   A. Özdemir, conseillers ;
–  pour les requérants  MM. A. Demetriades, Barrister,    L. Christodoulou, avocat,   Ian Brownlie, QC,  conseils,   L. Arakelian,   C. Paraskeva,  conseillers ;
–  pour le gouvernement intervenant  MM. P. Clerides, procureur général, agent,   A.V.R. Lowe, Barrister-at-Law, professeur de droit,  Mmes F. Hampson, Barrister-at-Law, professeur de droit,   S. M. Joannides, Barrister-at-Law, conseillers.
La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Brownlie et Demetriades pour les requérants, M. Frowein pour le gouvernement défendeur et M. Lowe pour le gouvernement intervenant.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A.  Le contexte général
20.  Les griefs soulevés par les requérants se rapportent aux opérations militaires menées par la Turquie dans le nord de Chypre en juillet et août 1974 ainsi qu'à la division toujours actuelle du territoire de Chypre. Ces événements ont donné lieu à l'introduction par le gouvernement chypriote de quatre requêtes dirigées contre l'Etat défendeur, qui ont abouti à divers constats de violation de la Convention. La Cour en ayant dressé l'historique dans l'affaire Chypre c. Turquie ([GC], no 25781/94, §§ 13-18, CEDH 2001-IV, ci-après « la quatrième requête interétatique »), elle ne voit aucune raison de se répéter en l'espèce.
B.  Les faits des présentes affaires
21.  Il y a controverse sur les faits entre les parties. La Cour note que les résumés des versions antagonistes qui figurent dans l'arrêt de la chambre n'ont pas été contestés ; ils sont largement reproduits ci-après, avec quelques éléments nouveaux soumis par les parties et identifiés comme tels dans le texte.
1.  La version des requérants
a)  La requête no 16064/90 : Andreas Varnava
22.  Le premier requérant, quincailler à l'époque, est né en 1947. Il est porté disparu depuis 1974. Son épouse, la seconde requérante, est née en 1949 et réside à Lymbia.
23.  En juillet 1974, répondant à la mobilisation générale qui avait été décrétée, le premier requérant s'enrôla dans le 305e bataillon de réservistes, dont le quartier général se trouvait dans le village de Dhali. Les 8 et 9 août 1974, les soldats de réserve de ce bataillon, dont le requérant, furent envoyés aux avant-postes chypriotes, le long de la ligne de front avec les forces militaires turques, qui s'étendait de Mia Milia à Koutsovendis.
24.  Dans la matinée du 14 août 1974, l'armée turque, appuyée par des tanks et des avions, lança une offensive contre la zone chypriote où le requérant et son bataillon étaient postés. Elle enfonça la ligne de défense chypriote et progressa vers la région de Mia Milia. Les forces chypriotes se replièrent et se dispersèrent alors. Au bout d'un moment, le secteur tomba aux mains des troupes turques et le requérant s'y trouva enclavé. On perdit toute trace de lui.
25.  M. Christakis Ioannou, qui séjourne actuellement dans le camp de réfugiés Strovolos de Stavros mais qui résidait alors à Pano Dhikomo, déclara qu'il avait été fait prisonnier par les forces turques et/ou les autorités turques, qu'il avait été emmené le 31 août 1974 à la prison d'Adana en Turquie, et qu'il y avait été détenu pendant 3-4 jours dans la même pièce avec quarante autres personnes, dont le requérant. Après ces quelques jours, tous les détenus avaient été dispersés et il n'avait plus jamais revu le requérant.
b)  La requête no 16065/90 : Andreas Loizides
26.  Le premier requérant, étudiant à l'époque, est né en 1954. Il est porté disparu depuis 1974. Son père, le second requérant, est né en 1907 et réside à Nicosie.
27.  En juillet 1974, le premier requérant servait avec le grade de sous-lieutenant dans la 1ère compagnie du 256e bataillon d'infanterie stationné à Xeros. Vers le 30 juillet 1974, le bataillon gagna les environs de Lapithos. Les soldats furent répartis en plusieurs groupes. Celui du requérant, composé de dix hommes, reçut l'ordre de prendre position sur les hauteurs de Lapithos.
28.  Le 5 août 1974, l'armée turque lança de toutes parts une attaque massive contre les positions chypriotes grecques et réussit à encercler Lapithos. Compte tenu de la supériorité turque en hommes et en blindés, les forces chypriotes reçurent l'ordre de se retirer vers le centre du village, où la compagnie était basée. Arrivé à destination avec son groupe, le requérant apprit par les habitants que le village était encerclé par les troupes turques. Ses hommes et lui-même cachèrent alors leurs armes dans un verger et revêtirent des tenues civiles. Dans l'après-midi, le requérant et quelques-uns de ses camarades tentèrent en vain de franchir les lignes turques. Ils retournèrent alors à Lapithos, où ils passèrent la nuit. Le 6 août 1974 vers 9 heures, les troupes turques entrèrent dans le village et entreprirent des fouilles approfondies de toutes les maisons. Avertis par les villageois, le requérant et ses camarades se dispersèrent pour éviter de se faire capturer. Aucun membre du groupe n'a revu le requérant depuis.
29.  Nicos Th. Tampas, du 256e bataillon d'infanterie, qui était également présent sur les hauteurs de Lapithos le 5 août 1974, précisa dans une déclaration que le 6 août 1974 vers 21 heures il était entré dans un entrepôt dans le village. Il y avait trouvé le requérant qui s'occupait d'un blessé. Après avoir échangé quelques mots avec lui, il était reparti. C'était la dernière fois qu'il avait vu le requérant. Lui-même avait été arrêté par les Turcs à Lapithos le 9 août 1974. Il avait été libéré le 22 octobre 1974, après avoir été détenu dans diverses prisons à Chypre et en Turquie.
30.  Christodoulos Panyi, qui réside actuellement à Strovolos mais qui résidait à l'époque à Vatyli, indiqua dans une déclaration qu'alors qu'il était détenu à la prison d'Adana il avait vu et reconnu le requérant, qu'il avait déjà rencontré.
c)  La requête no 16066/90 : Philipos Constantinos
31.  Le premier requérant, étudiant à l'époque, est né en 1954. Il est porté disparu depuis 1974. Son père, le second requérant, est né en 1929 et réside à Nicosie.
32.  En juillet 1973, le premier requérant s'engagea pour effectuer son service militaire. Il fut affecté au 70e bataillon du génie. Le 5 août 1974, une section du bataillon, dont faisait partie le requérant, fut envoyée en mission dans le secteur de Lapithos et Karavas (district de Kyrenia). Les hommes passèrent la nuit à Lapithos, dans l'intention d'exécuter leur mission le lendemain.
33.  Le 6 août 1974 vers 4 h 30, l'armée turque lança de toutes parts une attaque massive dans le secteur de Karavas et Lapithos. Le chef de l'escouade du requérant ordonna à ses hommes de se répartir en trois groupes et de se retirer à Vasilia (également dans le district de Kyrenia). Le requérant se retrouva dans un groupe qui entendait se replier en suivant une route le long de la côte.
34.  Les hommes atteignirent d'abord la route principale reliant Nicosie à Kyrenia, à proximité du restaurant « Airkotissa ». Alors qu'ils se reposaient, ils entendirent des cris et le chef du groupe envoya le requérant et un autre soldat voir ce qui se passait. Les deux soldats n'étant pas revenus au bout d'un quart d'heure, le restant des hommes partirent pour Panagra (également dans le district de Kyrenia). En chemin, ils furent pris dans une embuscade tendue par des soldats turcs et le groupe se dispersa.
35.  Costas A. Sophocleous, de Nicosie, déclara que, pendant sa détention en Turquie du 30 juillet au 28 octobre 1974, il avait rencontré le requérant. Tous deux s'étaient trouvés dans la même prison en Turquie et avaient été par la suite transférés à Chypre, après quoi lui-même avait été libéré, mais non le requérant.
36.  Alexandros Papamichael, de Limassol, déclara qu'il avait été incarcéré à Adana dans la même prison que le premier requérant, qu'il avait reconnu sur une photographie que lui avait montrée le second requérant.
37.  Enfin, le second requérant indiqua dans une déclaration signée qu'il avait reconnu son fils disparu sur une photographie publiée dans Athinaiki, un journal grec, le 28 septembre 1974. Cette photographie montrait des prisonniers chypriotes grecs sur un bateau faisant route vers la Turquie.
d)  La requête no 16068/90 : Demetris Theocharides
38.  Le premier requérant, photographe à l'époque, est né en 1953. Il est porté disparu depuis 1974. Sa mère, la seconde requérante, est née en 1914 et réside à Nicosie.
39.  Le 20 juillet 1974, le premier requérant s'engagea en tant que réserviste. Il fut affecté à la 1ère compagnie du 301e bataillon d'infanterie. Le 22 juillet, tout le bataillon reçut l'ordre de se rendre le lendemain dans le secteur d'Ayios Ermolaos. La première compagnie se mit en position de défense sur une colline appelée « Kalambaki », près du village chypriote turc de Pileri.
40.  Le 26 juillet 1974 vers 4 h 30, la 1ère compagnie fut attaquée depuis les villages chypriotes turcs de Krini-Pileri. Les forces militaires turques étaient composées d'un bataillon de parachutistes, appuyé par vingt tanks et des pièces d'artillerie. Elles réussirent à enfoncer les lignes chypriotes et infiltrèrent la 1ère compagnie dans son flanc droit pour l'encercler. Le commandant ordonna à la compagnie de se regrouper au village de Sysklepos. Là, les hommes reçurent l'ordre de se rendre à Kontemenos, où ils arrivèrent vers 15 heures. Six soldats de la 1ère compagnie, dont le requérant, manquèrent à l'appel. Le secteur dans lequel la 1ère compagnie avait été initialement stationnée fut pris par les forces militaires turques.
41.  M. Nicos Nicolaou, de Strovolos, qui avait été détenu à la prison d'Adana (Turquie) en septembre 1974, déclara qu'un jour il avait entendu un Turc prononcer le nom du requérant. Il avait vu l'intéressé, qu'il connaissait déjà, et constaté qu'il boitait. Le 11 septembre 1974, M. Nicolaou avait été transféré à la prison d'Antiyiama (Turquie) ; il n'avait plus jamais revu le requérant.
e)  La requête no 16069/90 : Panicos Charalambous
42.  Le premier requérant, étudiant à l'époque, est né en 1955. Il est porté disparu depuis 1974. Sa mère, la seconde requérante, est née en 1935 et réside à Limassol.
43.  En 1972, le premier requérant s'engagea dans la garde nationale pour y effectuer son service militaire.
44.  Le 23 juillet 1974, son père fut informé par Andreas Komodromos que son fils avait quitté Synchari avec les hommes de la compagnie de commandement pour se rendre à Aglandjia.
45.  Le 24 juillet 1974, Nikiforos Kominis et dix-sept soldats, dont le requérant, quittèrent Aglandjia dans deux véhicules pour une mission de reconnaissance dans le secteur de Koutsoventis-Vounos. Ils rencontrèrent trois autobus venant de la direction du village de Vounos. Un officier du nom de Votas ordonna à trois-quatre soldats de fouiller les autobus. Ceux-ci étaient remplis de soldats turcs, qui ouvrirent le feu sur les Chypriotes grecs. Le requérant fut blessé à la main droite et au côté gauche de la cage thoracique. M. Andreas Komodromos nettoya ses plaies avec de l'eau, chargea son arme et lui dit de se replier. Le requérant ne fut plus revu par son unité.
46.  Yiannis Melissis, qui avait été détenu par les Turcs à Adana et Amasia en septembre 1974, déclara qu'il avait rencontré le requérant durant sa captivité. Tous deux, avec d'autres détenus, avaient été incarcérés dans la cellule no 9 jusqu'au 18 septembre. Ils avaient bavardé tous les jours et s'étaient liés d'amitié. Yiannis Melissis avait été ramené à Chypre le 18 septembre et libéré le 21 septembre 1974. Le requérant lui avait donné une lettre pour son père, mais il l'avait oubliée dans une poche lorsqu'il s'était changé. Tous les vêtements appartenant aux détenus avaient été brûlés.
47.  Dans sa déclaration, la seconde requérante mentionna qu'elle avait reconnu son fils sur une photographie publiée dans le journal grec Athinaiki le 28 septembre 1974. Cette photographie montrait des détenus chypriotes qui étaient emmenés en Turquie sur un destroyer turc en juillet 1974.
f)  La requête no 16070/90 : Eleftherios Thoma
48.  Le premier requérant, mécanicien à l'époque, est né en 1951. Il est porté disparu depuis 1974. Son père, le second requérant, est né en 1921 et réside à Strovolos.
49.  En juillet 1974, à la suite de la mobilisation générale, le premier requérant s'engagea comme sergent de réserve dans la compagnie de commandement du 251e bataillon d'infanterie.
50.  Le 20 juillet 1974, tous les hommes de la compagnie de commandement, y compris le requérant, tentèrent d'empêcher les troupes turques de prendre pied dans un lieu appelé « Pikro Nero » (localité de Kyrenia). Le lendemain vers midi, l'armée turque, qui, appuyée par des tanks et une couverture aérienne, avait réussi à se déployer, attaqua les positions défensives des forces chypriotes. Devant la supériorité des forces turques, tant en hommes qu'en armes, le 251e bataillon d'infanterie reçut l'ordre de se replier dans le village de Trimithi. Le requérant était présent lors du regroupement du bataillon. Deux heures plus tard, le commandant du bataillon fit sortir ses hommes de Trimithi et les mit en position de combat dans un ravin entre les villages de Ayios Georghios et Templos. Un certain nombre de commandos du 33e bataillon arrivèrent dans le même ravin. Le 22 juillet 1974 vers 15 heures, les forces turques encerclèrent les troupes chypriotes dans le ravin et ouvrirent le feu. Le commandant ordonna alors à ses hommes de contre-attaquer, dans l'intention d'enfoncer les lignes turques et de battre en retraite vers Kyrenia. La trace du requérant fut perdue durant la contre-attaque et le repli.
51.  Le 4 septembre 1974, le Bulletin d'information spécial – publication quotidienne de l'administration chypriote turque – fit paraître une photographie de prisonniers de guerre chypriotes grecs dont la légende était la suivante : « Prisonniers de guerre chypriotes grecs en train de déjeuner. Hier ils ont reçu la visite d'un représentant du Croissant-Rouge turc. » Quatre prisonniers furent identifiés. Le second requérant reconnut son fils sur cette photographie.
52.  Un ancien prisonnier, M. Efstathios Selefcou, qui réside actuellement à Eylenja mais qui vivait alors à Elio, indiqua dans une déclaration signée remise à la police chypriote que, durant son transfert de Chypre en Turquie, il avait vu le premier requérant, qu'il connaissait très bien du fait qu'ils avaient effectué leurs études secondaires ensemble, et lui avait parlé.
g)  La requête no 16071/90 : Savvas Hadjipanteli
53.  Le premier requérant est né en 1938. Employé de banque, il résidait à l'époque à Yialousa. Il est porté disparu depuis 1974. Son épouse, la deuxième requérante, est née en 1938 et réside à Nicosie.
54.  Le 18 août 1974, trois ou quatre berlines, un autobus et deux tanks remplis de soldats turcs et chypriotes turcs arrivèrent à Yialousa et s'arrêtèrent près du poste de police. Les soldats sortirent de leurs véhicules et ordonnèrent à la population de se rassembler non loin, près du café. Quelque trente-cinq personnes s'y regroupèrent. Un officier turc les informa qu'elles étaient désormais sous administration turque, leur donna l'ordre de recenser les habitants chypriotes grecs du village âgés de sept à soixante-dix ans et leur dit qu'il récupérerait les listes le lendemain. Les mêmes véhicules civils et militaires (tanks) revinrent le lendemain. Un certain nombre de Turcs en descendirent, se dirigèrent vers le café et demandèrent les listes. Des soldats turcs entreprirent une fouille de toutes les maisons. Ils imposèrent un couvre-feu et, après avoir pris les listes, emmenèrent neuf personnes, dont le premier requérant, pour les interroger. Ils les firent monter dans un autobus et les conduisirent à l'extérieur du village, en direction de Famagouste.
55.  Le même jour, des agents des Nations unies se rendirent à Yialousa, où des villageois leur relatèrent l'arrestation des neuf Chypriotes grecs.
56.  Selon les requérants, lors d'une visite effectuée le 28 août 1974 au garage Pavlides, sis dans la partie de Nicosie sous occupation turque, des représentants de la Croix-Rouge internationale présents à Chypre relevèrent les noms de vingt Chypriotes grecs qui s'y trouvaient détenus, parmi lesquels les neuf personnes de Yialousa (les requérants citent le document EZY284D)4. Costas M. Kaniou, Sofronios Mantis et Ioannis D. Constantis avaient également vu ces détenus au garage Pavlides durant cette même période, alors qu'ils étaient eux-mêmes détenus ; ils avaient été libérés ultérieurement.
57.  Le 27 août 1974, des civils chypriotes turcs vinrent chercher Pentelis Pantelides, Loizos Pallaris, Michael Sergides et Christakis Panayides à Yialousa. Une fois qu'ils les eurent trouvés, ils les emmenèrent à la banque. Après avoir vidé deux coffres, ils ordonnèrent qu'on leur ouvrît le troisième, mais on leur répondit que c'était le requérant qui en détenait les clefs. Ils partirent alors, après avoir fermé la porte extérieure et y avoir apposé des scellés. Dix à douze jours plus tard, les mêmes Chypriotes turcs revinrent chercher les mêmes personnes et retournèrent à la banque. Ils étaient en possession des deux clefs du coffre, dont le requérant ne se séparait jamais. Loizos Pallaris ouvrit le coffre. Les clefs se trouvaient dans un étui en cuir que le requérant avait toujours sur lui, mais ses clefs personnelles avaient été retirées. Les Chypriotes turcs s'emparèrent du contenu du coffre, apposèrent des scellés sur la porte et s'en allèrent.
h)  La requête no 16072/90 : Savvas Apostolides
58.  Le premier requérant, mouleur à l'époque, est né en 1955. Il est porté disparu depuis 1974. Son père, le deuxième requérant, est né en 1928 et réside à Strovolos.
59.  En 1974, le premier requérant effectuait son service militaire dans le 70e bataillon du génie, stationné à Nicosie. Le 5 août 1974, une section de celui-ci composée de quarante-huit hommes, dont le requérant, fut envoyée en mission dans la région de Karavas et Lapithos. Les hommes passèrent la nuit à Lapithos, dans l'intention d'exécuter leur mission le lendemain matin. Le 6 août 1974 vers 4 h 30, les forces militaires turques lancèrent une attaque massive de toutes parts dans le secteur de Karavas et Lapithos. Le commandant ordonna à ses hommes de se répartir en trois groupes et de se replier à Vasilia, où ils devaient se retrouver. En chemin, les soldats furent victimes d'une embuscade des forces militaires turques et, dans la confusion, se dispersèrent.
60.  Par la suite, vers le 17 octobre 1974, alors qu'il était sur le point de retourner à Chypre, M. Costas Themistocleous, qui réside actuellement à Nicosie mais qui vivait alors à Omorphita et avait été détenu dans la prison d'Adana, avait vu le requérant, qu'il connaissait depuis son enfance. Les deux hommes ne s'étaient pas parlé mais s'étaient fait signe.
i)  La requête no 16073/90 : Leontis Demetriou Sarma
61.  Le premier requérant, ouvrier à l'époque, est né en 1947. Il est porté disparu depuis 1974. Sa femme, la seconde requérante, est née en 1949 et réside à Limassol.
62.  Le 20 juillet 1974, à la suite de la mobilisation générale, le premier requérant s'engagea en tant que réserviste dans le 399e bataillon d'infanterie. Il fut affecté à la compagnie de soutien. Le 22 juillet, le bataillon se rendit à Mia Milia pour renforcer les troupes chypriotes grecques qui y étaient déployées et pour tenir les avant-postes chypriotes grecs sur la ligne de front.
63.  Le 14 août 1974 au matin, l'armée turque, appuyée par des chars et des avions, lança une attaque massive contre les forces chypriotes grecques dans le secteur où le requérant était stationné avec son bataillon. Les troupes turques, eu égard à leur supériorité, réussirent à percer la ligne de défense chypriote grecque et s'avancèrent vers le secteur de Mia Milia, et les forces chypriotes grecques commencèrent à se replier. En un laps de temps très court, le secteur fut occupé par les troupes turques ; le requérant s'y trouva enclavé et l'on perdit sa trace.
64.  Un ancien prisonnier de guerre, M. Costas Mena, qui vivait alors à Palaekythro et qui réside actuellement à Koracou, déclara que durant sa détention à Antiyama, en Turquie, il avait vu le requérant, détenu dans le bloc no 9. Le 18 octobre 1974, tous les détenus d'Antiyama avaient été emmenés à Adana. Ils y avaient reçu l'ordre de se répartir en quatre rangs. Un officier militaire avait choisi certains d'entre eux, dont le requérant, qui avaient été emmenés. M. Mena n'a plus revu le requérant depuis.
2.  La version du gouvernement défendeur
65.  Le gouvernement défendeur conteste que les requérants aient été capturés par l'armée turque au cours des opérations militaires menées à Chypre en 1974. Les informations fournies dans les formules de requête amènent inévitablement à conclure que les personnes prétendument « disparues », à l'exception de Savvas Hadjipanteli, sont des militaires morts au combat en juillet et août 1974.
66.  Le gouvernement défendeur relève qu'en 1994 et 1995, après l'introduction des présentes requêtes, le gouvernement intervenant a soumis les dossiers concernant les mêmes « personnes portées disparues » au Comité des personnes disparues à Chypre (le « CMP »), créé par les Nations unies. Ces dossiers ne renferment aucune affirmation selon laquelle ces personnes auraient été vues dans l'une des prisons de Turquie. Les déclarations des témoins présumés énumérés dans les requêtes nos 16064/90 (Christakis Iannou), 16065/90 (Christodoulos Panayi), 16066/90 (Costa Sophocleous), 16068/90 (Nicos Nicolaou), 16069/90 (Yiannis Melissis), 16070/90 (Efstathios Selefcou), 16073/90 (Costas Themisthocleous) et 16073/90 (Costas Mena) n'y sont pas invoquées. Les allégations selon lesquelles les personnes portées disparues ont été vues sont donc dépourvues de fondement.
67.  En ce qui concerne Savvas Hadjipanteli (requête no 16071/90), qui n'était pas militaire, le gouvernement défendeur souligne que, contrairement aux allégations des requérants, son nom ne figurait pas sur la liste des Chypriotes grecs détenus au garage Pavlides que la Croix-Rouge internationale (le « CICR ») avait inspecté. Quoi qu'il en soit, ce garage était un centre de transit où les personnes arrêtées n'étaient pas détenues plus de quelques jours avant d'être libérées ou transférées. Le dossier soumis au CMP ne comporte qu'une référence aux témoins ayant déclaré avoir vu l'étui de clefs dont l'intéressé ne se serait jamais séparé. Il ressort également des documents du CICR, qui rend régulièrement visite aux détenus et personnes internées en Turquie, qu'aucun des individus prétendument disparus n'a été transféré en Turquie ou incarcéré. Tous les prisonniers emmenés en Turquie furent rapatriés entre le 16 septembre 1974 et le 28 octobre 1974, et les listes des personnes concernées furent remises aux autorités chypriotes grecques.
68.  Quant à l'allégation selon laquelle des personnes portées disparues ont été identifiées sur des photographies, le Gouvernement souligne que Pierre A. Margot, de l'institut de science médicolégale et de criminologie de la faculté de droit de l'université de Lausanne, a effectué, à la demande du troisième membre du CMP, un examen scientifique de certaines photographies qui avaient été publiées et d'un film documentaire. Il en ressort que la possibilité de procéder à une identification à partir de ces documents est extrêmement douteuse et que les identifications censées avoir été faites par des proches ne sont pas fiables, vu la qualité des documents et l'émotion à laquelle les intéressés devaient être en proie.
3.  La version du gouvernement intervenant
69.  Le gouvernement intervenant soutient que les premiers requérants ont disparu dans des zones qui se trouvaient sous le contrôle de l'armée turque.
a)  Varnava (requête no 16064/90) et Sarma (requête no 16073/90)
70.  Ces deux requérants furent envoyés avec leurs unités dans la région de Mia Milia pour renforcer les avant-postes le long de la ligne de front. Le 14 août, l'armée turque lança l'offensive qui en deux jours lui permit de prendre le contrôle de tout le nord et l'est de Chypre. Lorsque les troupes turques enfoncèrent la ligne de défense chypriote et avancèrent sur Mia Milia, les forces chypriotes se retirèrent et se dispersèrent. L'armée turque s'assura rapidement le contrôle de l'ensemble de la région. De nombreux soldats chypriotes grecs, dont les deux requérants, se trouvèrent enclavés et totalement encerclés. Le gouvernement intervenant soutient que les intéressés n'ont pas pu s'enfuir, car il aurait su alors ce qu'il était advenu d'eux.
b)  Loizides (requête no 16065/90)
71.  Ce requérant commandait des soldats qui défendaient Lapithos. Après l'encerclement du village par les troupes turques, les forces chypriotes grecques reçurent l'ordre de se replier. Les hommes du groupe du requérant revêtirent des tenues civiles et tentèrent en vain de s'échapper du village. Lorsque les soldats turcs entrèrent dans le village le lendemain, les hommes du groupe du requérant se dispersèrent pour éviter de se faire capturer. Le 6 août vers 21 heures, le requérant fut aperçu dans un entrepôt par Nicos Th. Tampas, alors qu'il soutenait un soldat blessé à la tête. Tampas fut capturé et détenu par la suite. C'est la dernière fois que le premier requérant aurait été vu. Il est fort probable qu'il resta avec le blessé et qu'il fut placé en détention par les forces turques qui contrôlaient toute la région. D'après les informations disponibles, un seul homme réussit à s'enfuir du village, mais, contrairement au requérant, il connaissait bien le secteur.
c)  Constantinou (requête no 16066/90)
72.  Attaquée par l'armée turque, l'unité du premier requérant reçut l'ordre de se répartir en trois groupes et de se replier à l'ouest. Le groupe du requérant atteignit la route reliant Nicosie à Kyrenia, à 200 mètres du restaurant « Airkotissa ». Des cris en provenance du restaurant ayant été entendus, le requérant et un autre homme furent envoyés voir ce qui se passait. Au bout d'un quart d'heure, les deux hommes n'étant pas revenus, le groupe partit pour Panagra. Au moment où le requérant et l'autre soldat furent envoyés au restaurant, des forces turques se trouvaient dans le secteur. Vu l'absence de tout bruit de lutte ou de coups de feu, l'explication la plus plausible du non-retour des deux hommes est que les forces turques les ont arrêtés, soit pour éviter qu'ils révèlent les positions turques, soit pour les amener à donner des renseignements, soit encore pour en faire des prisonniers de guerre.
d)  Theocarides (requête no 16068/90)
73.  Le 26 juillet 1974, le premier requérant manqua à l'appel de son unité après que celle-ci eut réussi à passer les lignes des troupes turques qui l'encerclaient. Le secteur dans lequel son unité était stationnée avait été pris par les forces turques. Quel qu'ait été le sort du requérant, ce qui lui est arrivé par la suite a eu lieu dans un secteur contrôlé par les forces turques.
e)  Charalambous (requête no 16069/90)
74.  Le requérant fut blessé à la main droite et au côté gauche de la cage thoracique après un affrontement entre les forces chypriotes grecques et des soldats turcs qui se trouvaient dans trois autocars venant du village de Vounos. Ses blessures furent nettoyées par un témoin du nom de Komodromos, et on lui dit de monter, avec deux autres hommes, dont l'un était également blessé, au monastère, où étaient stationnées les forces chypriotes grecques. Les deux autres hommes furent découverts morts deux jours plus tard, après le repli des troupes turques. Il est clair que soit les soldats turcs ont trouvé le requérant mort, soit, ce qui est plus probable, elles l'ont découvert blessé et l'ont placé en détention.
f)  Thoma (requête no 16070/90)
75.  Ce requérant se trouvait parmi les hommes qui tentèrent d'empêcher l'invasion de Kyrenia. Certains d'entre eux furent déclarés morts au cours de l'opération, mais non le requérant. Le gouvernement intervenant ne dispose d'aucun élément indiquant que ce requérant soit décédé. Il y a lieu de présumer que l'intéressé a été arrêté vivant.
76.  Cette hypothèse se trouve également corroborée par la photographie parue le 4 septembre dans le Bulletin d'information spécial – publication quotidienne de l'administration chypriote turque – montrant des prisonniers de guerre chypriotes grecs en train de déjeuner. Le premier requérant y fut reconnu à l'époque par son père, le second requérant.
77.  Le gouvernement intervenant a annexé aux observations qu'il a soumises à la Grande Chambre la copie d'une déclaration faite par Efstathios Selefcou à un policier le 31 juillet 1976. D'après ce document, lors de son transfert en bateau de Chypre vers la Turquie M. Selefcou avait vu Eleftherios Thoma, qu'il connaissait depuis sa scolarité, et lui avait brièvement parlé. Le gouvernement intervenant a également communiqué la copie d'une fiche de l'agence centrale de recherches du CICR (réf. No EZG 14023/2) selon laquelle Eleftherios Thoma avait été vu mi-octobre 1974 dans un hôpital militaire turc, à Mintzeli. Il explique que ces informations n'ont pas été communiquées au CMP, celui-ci n'ayant pas mandat pour enquêter hors du territoire chypriote et la décision politique ayant été prise, lors de la présentation de documents au CMP le 7 juin 1994, de ne pas heurter la Turquie, dont la coopération s'imposait pour que le CMP puisse commencer à fonctionner effectivement.
g)  Hadjipanteli (requête no 16071/90)
78.  A la date du 16 août 1974, les forces turques contrôlaient le nord et l'est de Chypre, notamment la péninsule du Karpas, où le premier requérant travaillait en tant que caissier général dans une banque, à Yialousa. Le 18 août, des soldats turcs et chypriotes turcs arrivèrent au village et un officier turc ordonna le recensement des Chypriotes grecs âgés de sept à soixante-dix ans. Le lendemain, les listes furent remises aux Turcs et des soldats turcs procédèrent à des fouilles. Ils partirent en emmenant neuf personnes, dont le premier requérant, dans un bus. Ces faits furent relatés par des villageois.
79.  Des Chypriotes turcs vinrent au village dans les circonstances décrites par les requérants (paragraphes 54-57 ci-dessus). Ils étaient en possession des deux clefs d'un coffre dont le requérant ne se séparait jamais. Ils se les étaient très probablement procurées auprès de ceux qui détenaient le premier requérant, ce qui montre que celui-ci était encore en vie, et détenu depuis neuf jours au moins. Certains éléments indiquent que le requérant demeura détenu après ces neuf jours, au moins jusqu'au 28 août, au garage de Pavlides.
80.  La liste des personnes que le CICR a vues alors qu'elles étaient détenues au garage Pavlides le 28 août 1974 comporte le nom de Savvis Kalli, qui est le nom sous lequel ce premier requérant avait été recensé (tant le prénom de l'intéressé que le patronyme de son père (Kallis), tel qu'il figure sur la carte d'identité du premier requérant, ayant été mal orthographiés).
81.  Une déclaration sous serment faite le 6 novembre 2007 par Lakis N. Christolou, avocat du cabinet représentant les requérants dans la présente requête, a été soumise à la Grande Chambre. D'après ce document, le fils du disparu, M. Georgios Hadjipanteli, a rapporté que fin 2005 il avait rencontré une femme écrivain chypriote turque qui lui avait dit que, lors de ses recherches sur les disparitions, elle avait découvert des éléments indiquant que les neuf personnes disparues de Yialousa avaient été inhumées près du village chypriote turc de Galatia. Lorsque le fils communiqua ces renseignements au CMP, il apprit que les habitants de Galatia avaient déjà fourni au CMP des renseignements sur l'exécution et l'inhumation de prisonniers chypriotes grecs à proximité de leur village.
h)  Apostolides (requête no 16072/90)
82.  Lorsque ce premier requérant et sa section se replièrent de Lapithos vers Vasilia, ils tombèrent dans une embuscade des troupes turques et se dispersèrent. On est sans nouvelles du requérant depuis lors. Le gouvernement intervenant n'a aucun renseignement concernant le premier requérant, ce qui signifie que celui-ci n'a pas réussi à s'enfuir. Par ailleurs, rien n'indique qu'il ait été tué au cours de l'embuscade. Il est plus que probable que l'intéressé a été arrêté par les forces armées turques.
4.  Evénements récents
83.  En 2007, dans le cadre de l'activité du CMP (paragraphes 86-88 ci-après), des restes humains furent exhumés d'un charnier découvert à proximité de Galatia, village chypriote turc situé dans la région du Karpas. Des analyses anthropologiques et génétiques permirent d'identifier la dépouille de Savvas Hadjipanteli (désigné comme premier requérant dans la requête no 16071/90), ainsi que les dépouilles des huit autres personnes du village de Yialousa et de deux autres Chypriotes grecs portés disparus. Les cadavres des neuf personnes de Yialousa étaient alignés l'un à côté de l'autre dans le charnier, et deux autres dépouilles reposaient sur eux non loin de la surface du sol. Le rapport médicolégal daté du 13 novembre 2007 décrit de façon détaillée l'exhumation et précise qu'il est vraisemblable que la fosse a été creusée pour recevoir les corps en question et que ceux-ci ont été enterrés en même temps, leur état indiquant qu'ils ont été inhumés alors qu'il restait des tissus mous et qu'ils ont été placés au contact l'un de l'autre. Il précise que l'examen des dépouilles mortelles avait principalement pour objet l'identification des cadavres.
84.  Plusieurs balles provenant d'armes à feu furent découvertes dans le charnier. En ce qui concerne Savvas Hadjipanteli, le certificat médical relatif à la cause de son décès, signé par un médecin le 12 juillet 2007, indique que l'intéressé a été touché d'une balle à la tête et au bras droit et qu'il était blessé à la cuisse droite. Sa famille fut informée et des funérailles religieuses eurent lieu le 14 juillet 2007.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS
A.  Le Comité des personnes disparues (le « CMP ») créé par les Nations unies
1.  Le contexte
85.  Le CMP a été officiellement créé en 1981. Les paragraphes suivants sont extraits du rapport établi par la Commission dans la quatrième requête interétatique (paragraphes 181-191).
« 181.  (...) Aux termes de son mandat, il ne « doit enquêter que sur le cas des personnes portées disparues lors de combats intercommunautaires et pendant les événements de 1974 et postérieurs ». Son mandat a été défini comme suit : « dresser des listes exhaustives des personnes portées disparues appartenant aux deux communautés, précisant selon le cas si elles sont en vie ou décédées et, dans ce dernier cas, la date approximative de leur décès ». Il est en outre précisé que « le comité ne tentera pas de déterminer les responsabilités quant aux décès de personnes portées disparues ou de rendre des conclusions sur la cause de tels décès » et que « il ne sera procédé à aucune exhumation sous l'égide du comité. Celui-ci peut renvoyer les demandes d'exhumation au CICR qui les traitera selon sa procédure habituelle. » « Toutes les parties concernées » doivent coopérer avec le comité pour que celui-ci puisse accéder à l'ensemble de l'île en vue de mener à bien ses investigations. Rien n'est prévu pour les enquêtes en Turquie même ou concernant les forces armées turques à Chypre.
182.  Le CMP comprend trois membres, une « personne appartenant à une organisation humanitaire » devant être désignée par la partie chypriote grecque, une autre par la partie chypriote turque et le troisième étant « un fonctionnaire choisi par le CICR (...) avec l'accord des deux parties et nommé par le Secrétaire général des Nations unies ».
183.  Le CMP n'a pas de président fixe, les membres assurant la présidence par roulement pour une période d'un mois. Les décisions doivent dans la mesure du possible être prises par consensus. Selon le règlement adopté en 1984, la procédure doit être menée comme suit :
« 1.  Les cas individuels ou collectifs doivent être présentés au comité des personnes disparues avec toutes les informations possibles. Le comité assignera chaque affaire à la partie sur le territoire de laquelle la personne a disparu ; cette partie procédera à des recherches exhaustives et présentera au comité un rapport écrit. Il incombe à chacun des membres du comité, ou à leurs collaborateurs, de suivre les enquêtes menées sur le territoire de la partie qui l'a désigné. Le troisième membre et/ou ses collaborateurs pourront participer pleinement aux enquêtes.
2.  Le comité des personnes disparues rendra des décisions à la lumière des éléments fournis par les deux parties et par l'agence centrale de recherches du CICR : présumé en vie, décédé, disparu sans laisser de traces ou d'indices.
3.  Si le comité des personnes disparues n'est pas en mesure de rendre une conclusion à la lumière des informations présentées, une enquête complémentaire est effectuée à la demande d'un membre du comité. Le troisième membre du comité et/ou ses collaborateurs ou, le cas échéant, des enquêteurs recrutés par le comité avec l'accord des deux parties participeront à chaque enquête complémentaire. »
184.  Parmi ses « principes directeurs », le règlement de 1984 énonce que « les investigations seront menées dans le seul intérêt des familles concernées, qui doivent les juger concluantes. Tout sera mis en œuvre pour connaître le sort des personnes portées disparues. » Les familles des personnes portées disparues peuvent adresser des communications au comité, lesquelles seront transmises au membre concerné. Celui-ci fournira à la famille des « informations à caractère définitif sur le sort d'une personne portée disparue en particulier », mais aucune information à caractère provisoire ne sera communiquée par le comité à la famille de la personne disparue au cours de l'examen d'un cas particulier.
185.  La procédure et les conclusions du comité sont entièrement confidentielles mais celui-ci peut malgré tout émettre des déclarations ou rapports publics. Le règlement de 1984 prévoit la publication d'un communiqué de presse à l'issue d'une réunion ou d'une série de réunions ainsi que la parution occasionnelle de rapports d'activité. Les membres du comité peuvent communiquer des déclarations complémentaires à la presse ou aux médias, à condition de se conformer à leur devoir de réserve, de ne pas critiquer ou contredire la déclaration commune et d'éviter tout type de propagande.
186.  De par la stricte confidentialité qui caractérise la procédure du CMP, aucune information détaillée sur les progrès et résultats obtenus par lui n'est disponible. Il ressort toutefois des parties pertinentes des rapports d'activité régulièrement établis sur l'opération menée par l'ONU à Chypre, remis par le Secrétaire général de l'ONU au Conseil de sécurité, que le comité a commencé ses travaux en mai 1984 avec un nombre égal et peu élevé de cas pour chacune des parties (Doc. S/16596 du 1.6.1984, § 51), que l'enquête sur les 168 premiers cas individuels avait bien avancé dès 1986, avec le lancement de compléments d'enquêtes pour 40 cas ayant déjà fait l'objet de rapports (Doc. S/18102/add. 1 du 11 juin 1986, § 15) et que, bien que l'organisation d'entretiens ou de visites sur place n'ait posé aucun problème, le temps écoulé causait des difficultés réelles de même que, à un degré plus élevé, l'absence de coopération des témoins.
187.  Cette situation a conduit le comité à émettre le 11 avril 1990 un long communiqué de presse (Doc. S/21340/annexe). Il y déclarait qu'il considérait la coopération des témoins comme absolument fondamentale, mais que ceux-ci étaient souvent réticents, peu enclins, voire incapables de donner des informations détaillées sur ce qu'ils savaient quant à la disparition d'une personne portée disparue. Toutefois, le comité ne pouvait obliger un témoin à parler. La réticence des témoins s'expliquait par leur peur d'accuser eux-mêmes ou autrui dans le cadre de ces disparitions, alors même que le comité leur avait expliqué que les informations communiquées seraient considérées comme strictement confidentielles et les avait assurés qu'ils ne seraient « soumis à aucune forme de poursuites policières ou judiciaires ». Le comité appelait les parties concernées à encourager les témoins à faire part de toutes les informations dont ils avaient connaissance, ajoutant :
« Afin d'apaiser encore les craintes des témoins, le comité, cherchant à donner à ceux-ci les garanties les plus solides, examine les mesures qui pourraient être prises pour les soustraire à toutes poursuites judiciaires et/ou policières, uniquement en ce qui concerne la question des personnes disparues et toute déclaration, écrite ou orale, faite devant le comité dans l'exercice d'activités entrant dans le cadre de son mandat. »
188.  Toujours dans ce communiqué de presse, le comité indiquait qu'il jugeait légitime le souhait des familles d'obtenir des restes identifiables des personnes portées disparues. Toutefois, les enquêtes systématiques menées auprès des deux parties pour savoir où étaient enterrées les personnes portées disparues n'avaient pas abouti. Il rappelait que son mandat ne l'autorisait pas à ordonner des exhumations. En outre, alors que tous les éléments de preuve étaient accessibles, il n'était pas encore parvenu à trouver un dénominateur commun pour en apprécier la valeur. Enfin, le comité déclarait qu'il envisageait de demander aux deux parties de lui fournir les informations essentielles concernant les dossiers de toutes les personnes portées disparues, afin d'acquérir une vue d'ensemble de la question.
189.  En décembre 1990, le Secrétaire général de l'ONU a écrit une lettre aux chefs des deux parties pour leur indiquer que, jusque-là, le comité n'avait reçu des informations qu'au sujet de 15 % environ des cas et pour les prier instamment de signaler tous les cas. Il soulignait de plus qu'il importait de parvenir à un consensus sur les critères que les deux parties seraient prêtes à appliquer dans leurs enquêtes respectives. Le comité devait étudier les modalités à suivre pour partager avec les familles touchées les informations intéressantes dont il disposait (Doc. S/24050 du 31 mai 1992, § 38). Le 4 octobre 1993, dans une nouvelle lettre adressée aux chefs des deux communautés, le Secrétaire général de l'ONU constatait qu'aucun progrès n'avait été accompli et que la communauté internationale ne comprendrait pas que le comité, neuf ans après son entrée en fonction, ne soit toujours pas en mesure de fonctionner de manière effective. La partie chypriote grecque n'avait transmis que 210 cas, et la partie chypriote turque 318. Il priait de nouveau instamment les deux communautés de soumettre tous les cas sans délai, et le comité de parvenir à un accord sur les critères à suivre pour mener ses enquêtes (Doc. S/26777 du 22 novembre 1993, §§ 88-90).
190.  Le 17 mai 1995, sur la base d'un rapport du troisième membre du CMP et de propositions des deux parties, le Secrétaire général de l'ONU a présenté des propositions de compromis au sujet des critères à suivre pour les enquêtes (Doc. S/1995/488 du 15 juin 1995, § 47), qui ont ensuite été approuvées par les deux parties (Doc. S/1995/2010 du 10 décembre 1995, § 33). En décembre 1995, la partie chypriote grecque avait soumis tous ses dossiers (1 493). Cependant, le troisième membre du comité se retira en mars 1996 et le Secrétaire général de l'ONU décida qu'il ne nommerait pas son remplaçant tant que n'auraient pas été résolues certaines questions en suspens, comme le classement des cas, l'ordre des enquêtes et des priorités, et la collecte à bref délai d'informations sur les affaires pour lesquelles il n'existait pas de témoin connu (Doc. S/1996/411 du 7 juin 1996, § 31). Après s'être plusieurs fois faites prier de résoudre ces questions (Doc. S/1997/437 du 5 juin 1997, §§ 24-25), les deux parties sont parvenues à un accord le 31 juillet 1997 quant aux échanges d'informations sur l'emplacement des tombes des personnes portées disparues et le retour de leurs restes. Elles ont également demandé la nomination d'un troisième membre pour le CMP (Doc. S/1997/962 du 4 décembre 1997, §§ 21 et 29-31). En juin 1998, toutefois, aucun progrès n'avait été accompli dans la réalisation de cet accord. Le Secrétaire général de l'ONU releva à cet égard que la partie chypriote turque affirmait que des victimes du coup d'état perpétré contre l'archevêque Makarios en 1974 se trouvaient parmi les personnes portées disparues, position qui n'était pas conforme à l'accord (Doc. S/1998/488 du 10 juin 1998, § 23).
191.  Le troisième membre du CMP a depuis été nommé (ibidem, § 24). Le comité n'a toutefois pas encore terminé ses enquêtes et les familles des personnes portées disparues n'ont donc pas été informées du sort de celles-ci. »
2.  Exhumations et identification des dépouilles
86.  En août 2006, le CMP entreprit un important projet d'exhumation sur des sites d'inhumation connus en vue de l'identification des dépouilles et de leur restitution aux familles. Une unité spéciale chargée de fournir des informations aux familles fut également créée.
87.  D'après les informations fournies par le gouvernement défendeur, 430 dépouilles ont été retrouvées, 275 ont été transférées à des fins d'analyse et d'identification au laboratoire anthropologique ; depuis juin 2007, 105 cadavres ont été identifiés (76 Chypriotes grecs, 29 Chypriotes turcs) ; au 13 mars 2008, 84 dossiers de personnes portées disparues étaient clôturés ; à la date de l'audience, 5 % des personnes portées disparues avaient été identifiées et leurs dépouilles remises à leurs familles pour être inhumées ; au 10 septembre 2008, 180 sites avaient été visités par les équipes bicommunautaires (155 dans le nord, 25 dans le sud).5
3.  La décision du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe du 23 mars 2009
88.  Dans le cadre de la surveillance continue de l'exécution de l'arrêt Chypre c. Turquie ([GC], no 25781/94, CEDH 2001-IV), le Comité des Ministres s'est penché sur la question des personnes disparues. Le passage pertinent de sa décision se lit ainsi :
« Les délégués
2.  estiment qu'il est crucial que les travaux actuels du CMP soient menés à bien dans les meilleures conditions et dans les meilleurs délais ;
3.  par conséquent, tout en réaffirmant que l'exécution de l'arrêt exige des enquêtes effectives, relèvent que celles-ci ne devraient pas mettre en péril la mission du CMP ;
4.  estiment donc que la séquence entre les mesures à prendre dans le cadre des enquêtes effectives et la poursuite des travaux du CMP devrait tenir compte de ces deux objectifs essentiels ;
5.  soulignent, en toute hypothèse, l'urgence pour les autorités turques de prendre des mesures concrètes dans la perspective des enquêtes effectives telles qu'exigées par l'arrêt, en particulier s'agissant de l'accès du CMP à toutes informations et tous lieux pertinents ;
6.  dans le même contexte, soulignent, en outre, l'importance de la préservation de toutes les données obtenues au cours du Programme Exhumations et Identifications du CMP ;
B.  Textes juridiques internationaux sur les disparitions forcées
1.  La Déclaration des Nations unies sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées (1/Res/47/133, 18 décembre 1992)
89.  Ce texte énonce notamment :
« Article premier
1.  Tout acte conduisant à une disparition forcée constitue un outrage à la dignité humaine. Il est condamné comme étant contraire aux buts de la Charte des Nations Unies et comme constituant une violation grave et flagrante des droits de l'homme et des libertés fondamentales proclamés dans la Déclaration universelle des droits de l'homme, et réaffirmés et développés dans d'autres instruments internationaux pertinents.
2.  Tout acte conduisant à une disparition forcée soustrait la victime de cet acte à la protection de la loi et cause de graves souffrances à la victime elle-même, et à sa famille. Il constitue une violation des règles du droit international, notamment celles qui garantissent à chacun le droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique, le droit à la liberté et à la sécurité de sa personne et le droit de ne pas être soumis à la torture ni à d'autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il viole en outre le droit à la vie ou le met gravement en danger.
Article 2
1.  Aucun Etat ne doit commettre, autoriser ou tolérer des actes conduisant à des disparitions forcées.
2.  Les Etats agissent aux niveaux national et régional et en coopération avec l'Organisation des Nations Unies pour contribuer par tous les moyens à prévenir et éliminer les disparitions forcées.
Article 3
Tout Etat prend des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour prévenir et éliminer les actes conduisant à des disparitions forcées, sur tout territoire relevant de sa juridiction.
Article 17
1.  Tout acte conduisant à une disparition forcée continue d'être considéré comme un crime aussi longtemps que ses auteurs dissimulent le sort réservé à la personne disparue et le lieu où elle se trouve et que les faits n'ont pas été élucidés.
2.  Lorsque les recours prévus à l'article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ne peuvent plus être utilisés, la prescription relative aux actes conduisant à des disparitions forcées est suspendue jusqu'au moment où ces recours peuvent être utilisés à nouveau.
3.  S'il y a prescription des actes conduisant à des disparitions forcées, le délai de prescription doit être de longue durée et en rapport avec l'extrême gravité du crime.
Article 19
Les victimes d'actes ayant entraîné une disparition forcée et leur famille doivent obtenir réparation et ont le droit d'être indemnisées de manière adéquate, notamment de disposer des moyens qui leur permettent de se réadapter de manière aussi complète que possible. En cas de décès de la victime du fait de sa disparition forcée, sa famille a également droit à indemnisation. »
90.  Le Groupe de travail des Nations unies sur les disparitions forcées ou involontaires a formulé, entre autres, les observations générales suivantes sur la déclaration précitée :
Observations générales sur l'article 17 de la déclaration (E/CN.4/2001/68/18 décembre 2000)
27. L'article 17 énonce des principes fondamentaux visant à définir les disparitions forcées et leurs conséquences au niveau pénal. Le contenu et l'objet général de l'article visent à instaurer des conditions propres à garantir que les responsables d'une disparition forcée soient traduits en justice selon une approche restrictive de la prescription. (...)
28. La définition de la disparition forcée en tant qu'infraction continue (par. 1) revêt une importance capitale pour ce qui est d'établir les responsabilités de l'Etat. En outre, l'article 17 fixe des règles très restrictives. Il vise à empêcher les responsables de disparitions forcées de bénéficier de la prescription. (...) »
Observations générales sur l'article 19 de la déclaration (5/CN.4/1998/43)
« 72.  L'article 19 mentionne en outre explicitement le droit des victimes et de leurs familles « d'être indemnisés de manière adéquate ». Il incombe par conséquent aux Etats d'adopter des mesures législatives et autres en vue de permettre aux victimes de demander réparation devant les tribunaux ou des organes administratifs spéciaux habilités à accorder une indemnisation. Tout comme les victimes qui ont survécu à une disparition, leurs familles ont le droit d'être dédommagées des souffrances endurées pendant la disparition, et, en cas de décès, les personnes qui étaient à la charge de la victime ont droit à une indemnisation.
73.  L'indemnisation sera « adéquate », c'est-à-dire à la mesure de la gravité de la violation des droits de l'homme (durée de la disparition, conditions de détention, etc.) et des souffrances de la victime et de la famille. Une réparation pécuniaire sera accordée pour tout dommage (préjudice physique ou mental, occasions perdues, préjudice matériel et perte de revenu, atteintes à la réputation et frais encourus pour obtenir une assistance juridique ou l'aide d'un expert) résultant d'une disparition forcée. Les actions civiles en dommage et intérêt ne doivent pas être entravées par des lois d'amnistie, des règles de prescription ou subordonnées à l'imposition de sanctions pénales aux auteurs.
74.  Le droit d'être indemnisé d'une manière adéquate d'actes ayant entraîné une disparition forcée visé à l'article 19 de la Déclaration ne doit pas être confondu avec le droit à réparation en cas d'exécution arbitraire. En d'autres termes, la jouissance du droit à réparation en cas de disparition forcée ne doit pas être tributaire du décès de la victime. « En cas de décès de la victime du fait de sa disparition forcée », sa famille a toutefois droit à une indemnisation additionnelle en vertu de la dernière phrase de l'article 19. Si l'exhumation ou des moyens de preuve similaires ne permettent pas d'établir le décès de la victime, les Etats ont l'obligation de mettre en place la procédure judiciaire nécessaire pour que la déclaration de décès soit faite ou de conférer à la victime un statut juridique similaire qui permette aux familles d'exercer leur droit à réparation. Les lois des différents pays fixeront les modalités juridiques d'une telle procédure, telles que la période pendant laquelle une personne doit avoir été portée disparue, la qualité de la personne habilitée à entamer une telle procédure, etc. En règle générale, aucune personne victime d'une disparition forcée ne sera présumée morte contre l'avis de sa famille. »
2.  La Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées (2006)6
91.  Ce texte dispose notamment :
« Article premier
1.  Nul ne sera soumis à une disparition forcée.
2.  Aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu'elle soit, qu'il s'agisse de l'état de guerre ou de menace de guerre, d'instabilité politique intérieure ou de tout autre état d'exception, ne peut être invoquée pour justifier la disparition forcée.
Article 2
Aux fins de la présente Convention, on entend par « disparition forcée » l'arrestation, la détention, l'enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l'Etat ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l'autorisation, l'appui ou l'acquiescement de l'Etat, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi.
Article 3
Tout Etat partie prend les mesures appropriées pour enquêter sur les agissements définis à l'article 2, qui sont l'œuvre de personnes ou de groupes de personnes agissant sans l'autorisation, l'appui ou l'acquiescement de l'Etat, et pour traduire les responsables en justice.
Article 4
Tout Etat partie prend les mesures nécessaires pour que la disparition forcée constitue une infraction au regard de son droit pénal.
Article 5
La pratique généralisée ou systématique de la disparition forcée constitue un crime contre l'humanité, tel qu'il est défini dans le droit international applicable, et entraîne les conséquences prévues par ce droit.
Article 8
Sans préjudice de l'article 5,
1.  Tout Etat partie qui applique un régime de prescription à la disparition forcée prend les mesures nécessaires pour que le délai de prescription de l'action pénale :
a) Soit de longue durée et proportionné à l'extrême gravité de ce crime ;
b) Commence à courir lorsque cesse le crime de disparition forcée, compte tenu de son caractère continu.
2.  Tout Etat partie garantit le droit des victimes de disparition forcée à un recours effectif pendant le délai de prescription. »
3.  La Convention interaméricaine sur la disparition forcée des personnes (1994)
92.  Ce texte énonce notamment :
« Article I
Les Etats parties à la présente Convention s'engagent :
a.  A ne pas pratiquer, à ne pas permettre et à ne pas tolérer la disparition forcée des personnes, même pendant les états d'urgence, d'exception ou de suspension des garanties individuelles ;
b.  A sanctionner, dans le cadre de leur juridiction, ceux qui ont participé au délit de disparition forcée des personnes, ou ont tenté de le commettre à titre d'auteurs, de complices et de receleurs.
c.  A coopérer entre eux pour contribuer par tous les moyens à prévenir, à sanctionner et à éradiquer la disparition forcée des personnes ;
d.  A prendre les mesures législatives, administratives, judiciaires ou autres, nécessaires à l'exécution des engagements qu'elles ont contractés dans le cadre de la présente Convention.
Article II
Aux effets de la présente Convention, on entend par disparition forcée des personnes la privation de liberté d'une ou de plusieurs personnes sous quelque forme que ce soit, causée par des agents de l'Etat ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l'autorisation, l'appui ou l'acquiescement de l'Etat, suivie du déni de la reconnaissance de cette privation de liberté ou d'information sur le lieu où se trouve cette personne, ce qui, en conséquence, entrave l'exercice des recours juridiques et des garanties pertinentes d'une procédure régulière.
Article III
Les Etats parties à la présente Convention s'engagent à adopter, dans le respect de leurs procédures constitutionnelles, les mesures législatives nécessaires pour qualifier le délit de disparition forcée des personnes et pour le sanctionner d'une peine appropriée, proportionnelle à son extrême gravité. Ce délit est considéré comme continu ou permanent tant que la destination de la victime où le lieu ou elle se trouve n'ont pas été déterminés (...) »
C.  La jurisprudence d'autres organes internationaux concernant la compétence ratione temporis dans des affaires de disparitions
1.  La Cour interaméricaine des droits de l'homme (« la CIDH »)
93.  La Cour interaméricaine des droits de l'homme a établi que divers articles de la Convention américaine relative aux droits de l'homme (« la Convention américaine ») impliquent des obligations procédurales dans les cas d'homicide ou de disparition. Dans nombre d'affaires, en particulier là où il n'y avait pas eu violation de l'article 4 (droit à la vie) de la Convention américaine en son volet matériel, la CIDH a examiné de manière autonome pareils griefs procéduraux au regard de l'article 8 – lequel, contrairement à la Convention européenne, garantit le droit à un procès équitable pour les contestations sur les droits et obligations de toute nature – et de l'article 25, qui consacre la protection judiciaire, en combinaison avec l'article 1 § 1 (obligation de respecter les droits). La CIDH a suivi cette démarche dans des affaires où l'homicide ou la disparition étaient antérieurs à la date à laquelle l'Etat défendeur avait reconnu la compétence de la Cour.
94.  Dans l'affaire Blake c. Guatemala, la CIDH a eu à connaître d'une exception ratione temporis soulevée par le gouvernement défendeur, la disparition elle-même ayant eu lieu avant la date à laquelle le Guatemala avait accepté la compétence obligatoire de la CIDH en 1987 (« la date critique »). Elle a estimé que les disparitions forcées emportaient méconnaissance de divers droits de l'homme et que les effets des violations – même si certaines avaient peut-être pris fin – « p[o]uv[ai]ent se prolonger continuellement ou en permanence jusqu'à l'établissement du sort de la victime ou sa localisation » (Blake, 2 juillet 1996, Exceptions préliminaires, § 39, traduction établie par le greffe de la Cour européenne des droits de l'homme).
95.  La famille n'avait découvert ce qu'il était advenu de M. Blake que le 14 juin 1992, soit après la date d'acceptation par le Guatemala de la compétence de la CIDH, ce qui a conduit celle-ci à se déclarer compétente ratione temporis pour connaître des « effets et actes » postérieurs à la date critique. La CIDH a toutefois retenu l'exception préliminaire du Gouvernement concernant la privation de liberté de M. Blake et son assassinat, qui étaient antérieurs à la date critique et ne pouvaient donc en soi passer pour continus.
96.  Dans son arrêt sur le fond (24 janvier 1998, p. 54), la CIDH a estimé que la disparition marquait le début d'une « situation continue ». Elle a examiné le grief tiré de l'article 8 en liaison avec l'article 1 § 1 et conclu que le Guatemala avait enfreint le droit des proches de M. Blake à une enquête effective sur la disparition et le décès de celui-ci, à la poursuite et, le cas échéant, au châtiment des responsables et à l'obtention d'une réparation, ce nonobstant le défaut de compétence temporelle pour connaître des griefs matériels.
97.  La CIDH est parvenue à une conclusion analogue dans des affaires de disparition où l'on n'avait jamais réussi à retrouver la victime. Ainsi, dans l'affaire Sœurs Serrano-Cruz c. El Salvador (arrêt du 23 novembre 2004, Exceptions préliminaires), elle s'est déclarée incompétente pour examiner, sous l'angle des articles 4, 5 et 7 (droit à la liberté de la personne), la disparition des sœurs en tant que telle, présumée avoir eu lieu treize ans avant la reconnaissance par le Salvador de sa compétence contentieuse. Elle a abouti à la même conclusion concernant les violations procédurales invoquées par la Commission interaméricaine sur le terrain de l'article 4 en ce qu'elles étaient liées à la disparition forcée alléguée (paragraphe 95). Toutefois, la CIDH a considéré que la limitation temporelle établie par l'Etat n'excluait pas l'ensemble des faits qui étaient postérieurs à la date critique et qui se rapportaient aux articles 8 et 25 de la Convention interaméricaine (dépôt d'une demande de mise en liberté, procédure pénale), dès lors qu'ils constituaient des « faits indépendants » ou « des violations spécifiques et autonomes concernant un déni de justice » (paragraphe 85). Sur le fond, elle a dit que l'Etat avait violé les articles 8 et 25 de la Convention dans le chef des deux sœurs et de leurs proches (arrêt du 1er mars 2005).
98.  Dans un arrêt plus récent, Heliodoro Portugal c. Panama, du 12 août 2008, la Cour de San José a clairement établi une distinction entre disparitions forcées et exécutions extrajudiciaires aux fins de sa compétence ratione temporis. L'affaire concernait la disparition forcée en 1970 (vingt ans avant l'acceptation par le Panama de la compétence obligatoire de la Cour) d'Heliodoro Portugal, dont la dépouille avait été retrouvée en 2000. La CIDH a estimé que la victime devait être présumée décédée avant la date d'acceptation de la compétence de la Cour (9 mai 1990), la disparition ayant eu lieu vingt ans auparavant. Elle a qualifié l'exécution extrajudiciaire d'acte instantané et a accueilli l'exception préliminaire du gouvernement panaméen concernant le droit à la vie (article 4). Quant à la disparition forcée proprement dite, elle a en revanche appliqué sa jurisprudence antérieure, pour conclure à une violation continue ou permanente au motif qu'elle s'était prolongée après la date critique, jusqu'à la découverte de la dépouille de la victime en 2000. La CIDH s'est déclarée compétente pour examiner les violations suivantes découlant de la disparition : privation de liberté dans le chef de la victime (article 7), violation du droit à l'intégrité de la personne dans le chef des proches (article 5), non-respect de l'obligation d'enquêter sur la disparition alléguée, non-incrimination de la disparition forcée et de la torture en droit interne et manquement à l'obligation d'enquêter sur les actes de torture et de les punir7. Sur le fond, elle a conclu, dans le chef du défunt, à la violation du droit à la liberté (article 7) et à la violation des articles I et II de la Convention interaméricaine sur la disparition forcée des personnes. Elle a également constaté une violation des articles 5 (droit à l'intégrité de la personne), 8 et 25 dans le chef des proches.
2.  Le Comité des droits de l'homme des Nations unies (« le Comité »)
99.  En ce qui concerne les disparitions forcées, le Comité reconnaît « le degré de souffrance qu'entraîne le fait d'être détenu indéfiniment, privé de tout contact avec le monde extérieur » et dit qu'elles constituent « un traitement cruel et inhumain », contraire à l'article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, à l'endroit des personnes disparues.8 Les disparitions entraînent souvent des violations du droit à la vie, consacré par l'article 6 du Pacte. Dans son observation générale no 6 sur le droit à la vie, le Comité déclare :
« Les Etats parties doivent aussi prendre des mesures spécifiques et efficaces pour empêcher la disparition des individus, ce qui malheureusement est devenu trop fréquent et entraîne trop souvent la privation arbitraire de la vie. En outre, les Etats doivent mettre en place des moyens et des procédures efficaces pour mener des enquêtes approfondies sur les cas de personnes disparues dans des circonstances pouvant impliquer une violation du droit à la vie. »9
100.  Dans un certain nombre d'affaires, le Comité a conclu à la violation de l'article 6 du Pacte, mais n'a pas été en mesure de se prononcer définitivement en l'absence de confirmation du décès.10 Les disparitions peuvent également aboutir à des constats de violation des articles 9 (droit à la liberté et à la sécurité de la personne), 10 (droit de toute personne privée de sa liberté à être traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine) et 7 en ce qui concerne les proches de la personne disparue, eu égard à l'angoisse, à la détresse et à l'incertitude causées par la disparition.11
101.  Il peut aussi y avoir méconnaissance de l'obligation positive d'enquêter sur les disparitions (mentionnée dans l'observation générale sur le droit à la vie) dans ce type d'affaires ; en pareils cas, le Comité peut conclure à la violation de l'article 2 § 3 (qui consacre le droit à un recours effectif) combiné avec l'article 6. Dans son observation générale no 31 relative à l'article 2 §§ 2 et 3 du Pacte, le Comité a souligné que lorsqu'un Etat ne mène pas d'enquête sur des violations graves telles que des disparitions forcées ou des actes de torture et ne traduit pas en justice les auteurs de telles violations, il peut y avoir une violation distincte du Pacte. Le Comité a ainsi conclu à sa compétence pour constater des violations des articles 6, 7 et 9 combinés avec l'article 2 § 3 du Pacte.12
102.  En revanche, l'attitude du Comité concernant sa compétence temporelle a évolué ces dernières années dans les cas de disparitions survenues avant la date d'entrée en vigueur du Pacte ou du Protocole facultatif à l'égard d'un Etat.
103.  Dans les affaires se rapportant à des personnes disparues en Argentine (S.E. c. Argentine, 4 avril 1990), le Comité a conclu que l'article 2 § 3 du Pacte ne pouvait être enfreint par un Etat partie lorsque la violation matérielle se situait hors de sa compétence temporelle. Dans l'affaire Maria Otilia Vargas c. Chili (26 juillet 1999), il a déclaré la communication irrecevable ratione temporis concernant le fils de l'auteur de la communication, dont le corps n'avait jamais été retrouvé depuis son décès en 1973. Il a dit que l'arrêt de 1995 par lequel la Cour suprême avait rejeté le recours de l'auteur de la communication relativement à l'application du décret d'amnistie de 1978 ne pouvait passer pour un fait nouveau susceptible de porter atteinte aux droits d'une personne qui avait été tuée en 1973, avant l'entrée en vigueur du Pacte au niveau international et avant l'entrée en vigueur du Protocole facultatif à l'égard du Chili.
104.  Dans l'affaire Sarma c. Sri Lanka (16 juillet 2003), l'auteur de la communication alléguait que son fils avait été enlevé par des soldats en juin 1990 et qu'il avait été vu pour la dernière fois en octobre 1991. Sri Lanka a ratifié le Protocole facultatif en octobre 1997 et a fait une déclaration limitant la compétence du Comité aux faits postérieurs à cette date. Le Comité a considéré que même si l'enlèvement avait eu lieu à une date se situant hors de sa compétence temporelle, « les violations du Pacte, si leur réalité était confirmée par l'examen au fond, avaient pu avoir lieu ou se poursuivre après l'entrée en vigueur du Protocole facultatif. »13 Le Comité a ensuite conclu à la violation des articles 7 et 9 dans le chef du fils de l'auteur de la communication et de l'article 7 en ce qui concerne l'auteur de la communication et son épouse à raison de l'anxiété et de la détresse causées par l'absence de renseignements quant au lieu où se trouvait leur fils. Il a souligné en outre que l'article 2 § 3 faisait obligation à l'Etat « de garantir à l'auteur de la communication et à sa famille qu'ils disposer[aient] d'un recours utile, y compris sous forme d'une enquête approfondie et efficace sur la disparition et le sort du fils de l'auteur (...) »14, ce qui impliquait que l'Etat pouvait être tenu d'enquêter sur des affaires antérieures à l'entrée en vigueur du Protocole facultatif. Enfin, il n'a pas conclu à la violation de l'article 6, au motif que l'auteur de la communication n'avait pas abandonné l'espoir de voir son fils réapparaître.
105.  En revanche, dans l'affaire Yurich c. Chili (12 décembre 2005), tout en qualifiant la disparition forcée d'acte continu, le Comité a noté que les actes originels d'arrestation et de séquestration, ainsi que le refus de donner des informations sur la privation de liberté, étaient intervenus avant l'entrée en vigueur du Pacte à l'égard du Chili. Il a considéré en outre que l'auteur de la communication ne se référait à aucun acte de l'Etat postérieur à la date critique (entrée en vigueur du Protocole facultatif à l'égard de l'Etat partie) constituant une « confirmation de la disparition forcée ». Partant, il a déclaré la communication irrecevable.
106.  Récemment, dans l'affaire Sankara c. Burkina Faso (28 mars 2006), le Comité a appliqué cette approche relative à l'existence d'un acte de confirmation et a par ailleurs modifié sa démarche en examinant un grief de non-réalisation d'une enquête sur un décès survenu avant la date critique. Bien que s'étant déclaré incompétent ratione temporis quant au décès de M. Sankara, il s'est penché sur la procédure ultérieure et sur le grief de non-rectification du certificat de décès (qui parlait de mort naturelle), ainsi que sur les effets des violations alléguées sur Mme Sankara et ses deux enfants. Il a conclu que les autorités étaient restées en défaut de mener une enquête sur le décès de M. Sankara, de poursuivre les coupables et de faire aboutir la procédure judiciaire engagée par l'auteur de la communication pour obtenir le redressement de la situation. Il a considéré que la procédure s'était prolongée par la faute des autorités, de sorte qu'elle s'était poursuivie après l'entrée en vigueur du Pacte et du Protocole facultatif à l'égard du Burkina Faso. Estimant que ces manquements des autorités avaient affecté les auteurs de la communication après l'entrée en vigueur des instruments en question, le Comité a conclu à sa compétence ratione temporis pour examiner le grief tiré de l'article 7.
107.  Sur le fond de l'affaire, le Comité a ensuite conclu que « le refus de mener une enquête sur la mort de Thomas Sankara, la non-reconnaissance officielle du lieu de sa dépouille et la non-rectification de l'acte de décès constitu[ai]ent un traitement inhumain à l'égard de Mme Sankara et ses fils, contraire à l'article 7 du Pacte. »15
EN DROIT
I.  SUR LA QUALITÉ DE PREMIERS REQUÉRANTS DÉSIGNÉS DES HOMMES DISPARUS
A.  Thèses défendues devant la Cour
108.  Le gouvernement défendeur soutient que, d'après la jurisprudence bien établie sur les disparitions, il y présomption de décès après un certain temps (voir, par exemple, Timurtaş c. Turquie, no 23531/94, § 83, CEDH 2000-VI – présomption de décès au bout de six ans et demi). Compte tenu de la situation de conflit armé à l'époque en question, de l'absence de toute preuve crédible montrant que les personnes disparues ont été vues après la fin des hostilités et du laps de temps écoulé, la présomption de décès se concilierait avec la jurisprudence constante de la Cour, de même qu'avec la pratique nationale, le droit chypriote prévoyant qu'une personne peut être déclarée décédée lorsqu'on est sans nouvelles d'elle depuis dix ans.
109.  D'après les requérants, rien ne permet de présumer que les hommes portés disparus sont morts en 1974 ou depuis lors. Le droit interne chypriote permettrait seulement d'admettre une présomption de décès sur demande d'une personne ayant la qualité requise, alors que dans la jurisprudence citée par le gouvernement défendeur c'étaient les requérants eux-mêmes qui, pour que pussent être accueillis leurs griefs de violations matérielles, avaient invité la Cour à conclure que leurs proches disparus devaient être présumés morts.
110.  Le gouvernement chypriote combat la thèse selon laquelle il y a lieu de présumer que les disparus sont décédés, une telle présomption ne pouvant être retenue, selon lui, qu'à la demande des requérants.
B.  Conclusions de la Cour
111.  La Cour relève que c'est dans le cadre de leurs thèses sur sa compétence ratione temporis que les parties ont formulé leurs observations concernant la présomption relative au décès des personnes portées disparues. Elle note toutefois que ces observations sont pertinentes aussi pour la question de la qualité des premiers requérants. D'après la pratique de la Cour, et conformément à l'article 34 de la Convention, une requête ne peut être présentée que par des personnes vivantes ou en leur nom. Lorsqu'une personne décède après l'introduction d'une requête, ses héritiers peuvent demander à poursuivre la procédure sans pour autant que le nom de la requête ne soit modifié. Si la victime alléguée de la violation est décédée avant l'introduction de la requête, une personne ayant l'intérêt légitime requis en tant que proche du défunt peut soumettre une requête soulevant des griefs liés au décès ; toutefois, la requête est alors enregistrée au nom de ce proche (voir, concernant la qualité pour introduire une requête, Fairfield c. Royaume-Uni (déc.), no 24790/04, CEDH 2005-VI). La Cour rappelle que dans ses arrêts antérieurs concernant des disparitions elle a adopté la pratique consistant à ne dénommer requérants que les proches des disparus.
112.  Quant aux personnes disparues en l'espèce, il y a lieu de noter, premièrement, que la dépouille de Savvas Hadjipanteli a été découverte en 2007 dans un charnier près de Galatia, sur le territoire de la « RTCN ». Les certificats médicolégaux et médicaux n'indiquent ni la date ni l'époque approximative du décès, bien que les quelques détails fournis étayent l'hypothèse d'une exécution extrajudiciaire à l'époque des hostilités de 1974. Deuxièmement, les huit autres hommes portés disparus n'ont plus été vus depuis fin 1974. Toutefois, la Cour juge inutile de statuer sur le point de savoir s'il faut ou non reconnaître la qualité de requérants aux disparus, dans la mesure où les proches de ceux-ci peuvent incontestablement introduire des requêtes soulevant des griefs relatifs à la disparition, pour autant qu'ils relèvent de la compétence de la Cour (voir, par exemple, Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, Recueil 1998-III, Imakaïeva c. Russie, no 7615/02, CEDH 2006-XIII (extraits)).
113.  La Cour estime qu'elle peut poursuivre l'examen des requêtes en considérant que les requérants aux fins de l'article 34 de la Convention sont les proches des disparus qui l'ont saisie.
II.  SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT DÉFENDEUR
A.  L'absence d'intérêt juridique
114.  A l'audience, le gouvernement défendeur a plaidé l'absence d'intérêt juridique à statuer sur ces requêtes. Soulignant que la question de l'ensemble des Chypriotes grecs portés disparus avait fait l'objet d'un examen et de constats de violations dans la quatrième requête interétatique, il a invoqué l'article 35 § 2 b), qui exclut l'examen des requêtes qui sont « essentiellement les mêmes ». Il s'est également appuyé sur l'article 37 § 1 c), qui permet à la Cour de rayer une affaire de son rôle lorsque « pour tout autre motif dont [elle] constate l'existence, il ne se justifie plus de poursuivre l'examen de la requête ».
115.  Les requérants ont répondu que la requête interétatique n'englobait pas leurs griefs, auxquels il y aurait lieu de reconnaître un caractère individuel et distinct, et qu'il n'existait aucune base justifiant l'application de l'article 37 § 1 c).
116.  Quant au gouvernement intervenant, il a déclaré estimer qu'il n'y a pas identité de parties, de cause et d'objet et que rien ne permet de rejeter les requêtes pour les motifs invoqués par le gouvernement défendeur.
117.  La Cour rappelle que, dans sa décision sur la recevabilité des présentes requêtes, la Commission ne s'est pas prononcée sur la question générale de savoir si l'ancien article 27 § 1 b) de la Convention l'empêchait de se pencher, dans le cadre d'une requête individuelle, sur une « question » ayant déjà été examinée dans une affaire interétatique (décision du 14 avril 1998, Décisions et rapports (DR) 93, p. 5, renvoyant aux requêtes nos 5577/72-5583/72, Donnelly et autres c. Royaume-Uni). Elle a estimé que, de toute façon, il n'avait pas été établi que les hommes disparus dans les cas en question étaient visés par les conclusions auxquelles elle était parvenue dans la troisième requête interétatique et que, dans la mesure où la quatrième requête interétatique, alors pendante, n'avait pas encore fait l'objet d'un examen au fond, les requêtes individuelles dont elle se trouvait saisie ne pouvaient être assimilées à une requête précédemment examinée dans ce cadre.
118.  La Cour a depuis rendu son arrêt dans la quatrième requête interétatique (précitée) et il est vrai qu'elle y formulait des constats de violation des articles 2, 3 et 5 de la Convention dans le chef des Chypriotes grecs portés disparus et de leurs familles. Toutefois, pour qu'une requête puisse être réputée essentiellement la même qu'une autre précédemment examinée par la Cour ou déjà soumise à une autre instance internationale d'enquête ou de règlement aux fins de l'article 35 § 2 b), elle doit non seulement soulever essentiellement les mêmes faits et griefs mais également avoir été introduite par les mêmes personnes (Ingebjørg Folgerø et autres c. Norvège (déc.), no 15472/02, 14 février 2006, Malsagova et autres c. Russie (déc.), no 27244/03, 6 mars 2008). Dès lors, on ne saurait dire qu'en introduisant une requête interétatique un gouvernement requérant prive des particuliers de la possibilité d'introduire ou de faire valoir leurs propres griefs.
119.  Dans la mesure où le gouvernement défendeur a contesté, à un stade très avancé de la procédure, l'intérêt juridique des requérants à poursuivre celle-ci et invoqué l'article 37 § 1 c), la Cour note que les conclusions formulées dans la quatrième requête interétatique ne précisaient pas quels individus portés disparus elles visaient (arrêt précité, paragraphe 133, où la Cour faisait observer que les preuves corroboraient l'allégation du gouvernement requérant selon laquelle « nombre des personnes encore portées disparues » se trouvaient détenues par des forces turques ou des forces pour lesquelles l'Etat défendeur était responsable). On ne saurait donc considérer que cet arrêt statuait sur les questions et les griefs soulevés dans les présentes requêtes. A cet égard, il y a lieu de noter également que dans le cadre de requêtes individuelles la Cour est compétente pour allouer des indemnités à titre de satisfaction équitable pour le préjudice matériel et moral subi par les requérants individuels et pour indiquer, en vertu de l'article 46, toute mesure générale ou individuelle pouvant être prise. On ne saurait donc dire que les présentes requêtes ne sont pas susceptibles de donner lieu à des questions ou à des conclusions différentes de celles figurant dans la quatrième requête interétatique ni que l'arrêt rendu dans celle-ci englobe en quelque sorte les intérêts des requérants individuels dans la présente affaire, de sorte qu'il ne se justifierait plus de poursuivre leur examen. Aussi la Cour considère-t-elle qu'il subsiste un intérêt juridique à continuer l'examen des présentes requêtes.
120.  Partant, elle rejette cette exception.
B.  L'exception d'incompétence ratione temporis
1.  L'arrêt de la chambre
121.  La chambre a exclu de son examen les allégations de violation procédant des faits survenus avant la date cruciale de la reconnaissance du droit de recours individuel par la Turquie le 28 janvier 1987. Elle a fait observer que la Grande Chambre, dans la quatrième requête interétatique, avait considéré que la disparition de quelque 1 485 Chypriotes grecs révélait une situation de violation continue de l'article 2 en ce que les autorités de l'Etat défendeur n'avaient pas enquêté de manière effective pour retrouver les Chypriotes grecs qui avaient disparu dans des circonstances mettant leur vie en danger ou faire la lumière sur le sort qu'ils avaient connu. Elle a conclu à l'absence de raisons de s'écarter de cette analyse relativement aux neuf hommes portés disparus en l'espèce et a jugé que, pour autant qu'il y avait une obligation continue au regard de l'article 2, elle était compétente ratione temporis.
2.  Thèses défendues devant la Cour
a)  Le gouvernement défendeur
122.  Le gouvernement défendeur soutient que la compétence temporelle est une condition préalable à l'examen des présentes requêtes. La chambre n'aurait pas dûment tenu compte de la pratique internationale en appliquant les principes énoncés par la Grande Chambre dans son arrêt Blečić c. Croatie ([GC], no 59532/00, CEDH 2006-III). L'affirmation de l'existence d'une situation continue ne serait ni suffisante ni décisive, la question déterminante étant celle de savoir si l'Etat était lié par une obligation au moment des faits à l'origine du litige. Il ne pourrait être question d'une situation ou d'une violation continues qu'une fois établi qu'il existait à l'époque une norme qui liait l'Etat, y compris pour l'avenir, ainsi qu'il ressortirait des termes de l'article 6 du Protocole no 11 lui-même. La Turquie n'aurait reconnu la compétence de la Commission à être saisie de requêtes individuelles qu'à partir du 28 janvier 1987, et cette reconnaissance n'aurait couvert que les questions soulevées en rapport avec des faits postérieurs à la déclaration de la Turquie.
123.  Ainsi, en l'espèce, les allégations de disparitions procéderaient de faits survenus en juillet-août 1974 ; aucune des déclarations selon lesquelles les personnes portées disparues ont été vues ne se rapporterait à une période postérieure à octobre 1974. Or l'Etat défendeur n'aurait reconnu le droit de recours individuel que le 28 janvier 1987 et pour des griefs relatifs à des faits survenus après cette date. Dès lors, la Cour ne serait pas compétente ratione temporis pour connaître des événements litigieux. Dans son arrêt, la chambre aurait déclaré vouloir appliquer la démarche suivie dans la quatrième requête interétatique relativement à ce point, mais la compétence temporelle n'aurait pas été en cause dans ladite affaire : la chambre aurait confondu cet aspect avec des questions de fond concernant l'existence d'une situation continue. En outre, ni l'arrêt Blečić ni la déclaration de la Turquie n'auraient établi une exception relativement aux situations continues. L'arrêt Blečić renverrait à l'arrêt Moldovan et autres c. Roumanie ((déc.), nos 41138/98 et 64320/01, 13 mars 2001), dans lequel la Cour aurait conclu, s'agissant de griefs tirés de l'article 2 qui concernent la non-réalisation d'une enquête effective sur des meurtres, à son incompétence ratione temporis, les décès ayant eu lieu avant la ratification. Cela montrerait que les conséquences découlant des faits originels ne peuvent pas non plus être examinées, les « situations continues » étant ainsi exclues, comme en attesteraient des affaires ultérieures telles que Kholodov et Kholodova c. Russie ((déc.), no 30651/05, 14 septembre 2006), dans laquelle la Cour aurait conclu que l'échec subséquent des recours introduits aux fins du redressement d'une ingérence antérieure ne pouvait faire entrer celle-ci dans sa compétence temporelle (le gouvernement défendeur cite également Dintchev c. Bulgarie (déc.), no 23057/03, 6 mars 2007, Meriakri c. Moldova (déc.), no 53487/99, 16 janvier 2001, Mrkić c. Croatie (déc.), no 7118/03, 8 juin 2006, et Cakir c. Chypre ((déc.), no 7864/06, 11 janvier 2008), affaire dans laquelle des griefs relatifs à un homicide perpétré en 1974 auraient été rejetés pour incompatibilité ratione temporis avec les dispositions de la Convention). La chambre aurait certes estimé qu'elle n'avait pas compétence pour se pencher sur les événements de 1974, mais elle aurait dû s'interdire en outre d'examiner les procédures et faits consécutifs ou liés à ces événements. Sa non-abstention à cet égard aurait méconnu la pratique constante. En rejetant l'exception préliminaire au motif qu'elle avait conclu à l'existence d'une obligation continue, elle aurait en réalité préjugé le fond.
124.  En ce qui concerne l'argument des requérants selon lequel l'obligation d'enquêter revêtirait un caractère autonome, le gouvernement défendeur estime que cette question a été résolue dans l'arrêt Blečić, qui préciserait que les procédures concernant un manquement à l'obligation de fournir un recours n'ont aucune incidence sur la compétence ratione temporis pour des faits et événements antérieurs à la ratification. Il ne pourrait y avoir d'obligation procédurale autonome, séparée de l'origine factuelle des griefs. L'obligation procédurale d'enquêter découlant des articles 2 et 3 serait récente et ne pourrait lier les Etats rétroactivement. Le gouvernement défendeur invoque à cet égard les arrêts rendus par la Cour dans l'affaire Markovic et autres c. Italie ([GC], no 1398/03, § 111, CEDH 2006-XIV, et Korbely c. Hongrie [GC], no 9174/02, § 84, 19 septembre 2008, CEDH 2008-...).
125.  En ce qui concerne le constat d'existence d'une situation continue, la chambre n'aurait pas tenu compte de la jurisprudence bien établie sur les disparitions, en vertu de laquelle après un certain laps de temps il y aurait présomption de décès (voir également l'argument du gouvernement défendeur exposé au paragraphe 108 ci-dessus). Il y aurait donc lieu de présumer que les requérants sont décédés avant l'entrée en jeu de la compétence temporelle de la Cour.
b)  Les requérants
126.  Selon les requérants (qui renvoient à cet égard à Loizidou c. Turquie, 18 décembre 1996, §§ 41 et 47, Recueil 1996-VI), la Cour est compétente pour examiner des violations continues qui, bien qu'ayant leur point de départ historique à un moment du passé, se poursuivaient encore à la date de la reconnaissance par la Turquie du droit de recours individuel et ont perduré après. Les premiers requérants auraient certes disparu en 1974, mais les violations découlant de ces disparitions et/ou en rapport avec elles se prolongeraient depuis lors. Leurs griefs ne seraient pas fondés sur des actes instantanés survenus en 1974, mais ils concerneraient des violations revêtant un caractère continu auxquelles nulle restriction temporelle ne pourrait s'appliquer et qui se poursuivraient aujourd'hui. Les requérants invoquent le raisonnement que la Cour aurait tenu dans la quatrième requête interétatique quant au caractère continu des violations procédant des disparitions survenues en 1974 et que la chambre aurait suivi à juste titre dans son arrêt.
127.  Rien ne permettrait de présumer que les hommes portés disparus sont décédés en 1974 ou depuis. Le renvoi au droit interne chypriote ne serait pas pertinent, car il ne permettrait de présumer le décès d'un individu qu'à la demande du procureur général ou d'une personne ayant qualité pour agir (faisant valoir des droits découlant du décès de la personne portée disparue). La jurisprudence de la Cour sur l'article 2 ne serait pas non plus pertinente, dans la mesure où il s'agirait d'affaires où c'étaient les requérants eux-mêmes qui, pour que pussent être accueillis leurs griefs de violations matérielles, avaient invité la Cour à conclure que les personnes portées disparues en question devaient être présumées décédées. Les requérants estiment que si l'on admet avec le Gouvernement que les hommes portés disparus doivent être présumés décédés on peut alors conclure à une violation de jure ou à une exécution contraire à l'article 2.
c)  Le gouvernement intervenant
128.  Le gouvernement intervenant soutient que les présentes requêtes ne concernent pas la responsabilité de la Turquie pour des actes ou omissions remontant à une époque où la Turquie n'avait pas ratifié la Convention. La Turquie aurait adhéré à la Convention en 1954 et d'autres Parties contractantes auraient pu à partir de ce moment-là engager une procédure contre elle. Les affaires invoquées par le gouvernement défendeur, par exemple Blečić c. Croatie, ne seraient pas pertinentes, dans la mesure où les violations y auraient été commises avant la ratification de la Convention par l'Etat défendeur, alors que les griefs soulevés en l'espèce se rapporteraient à des violations continues se poursuivant plus de cinquante ans après l'entrée en vigueur des dispositions matérielles de la Convention à l'égard de la Turquie. Les griefs soumis en l'espèce procéderaient également de faits concernant la conduite de la Turquie après le 28 janvier 1987, les requérants reprochant à l'Etat défendeur de n'avoir pas enquêté sur les disparitions. Il ne s'agirait pas là d'un aspect d'une détention ou d'un homicide illégaux ou d'une conséquence d'une violation des articles 2 ou 5, mais d'un manquement distinct. L'exception ratione temporis ne serait donc pas fondée.
129.  Le gouvernement intervenant récuse l'argument selon lequel il y a lieu de présumer que les personnes disparues sont décédées. Une telle présomption ne pourrait être retenue qu'à la demande des requérants et ne mettrait de toute manière pas fin à l'obligation d'enquêter, qui ne se limiterait pas à la question de savoir si la personne est décédée mais s'étendrait aux circonstances dans lesquelles elle a perdu la vie et, en cas d'homicide illégal, à l'identification et à la poursuite des auteurs.
3.  Appréciation de la Cour
a)  Les principes généraux
130.  Il est constant qu'en vertu des règles générales du droit international (voir, en particulier, l'article 28 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités) les dispositions de la Convention ne lient une Partie contractante ni relativement aux actes ou faits antérieurs à la date de l'entrée en vigueur de la Convention à l'égard de cette partie, ni relativement aux situations qui avaient cessé d'exister avant cette date (Blečić, précité, § 70, et Šilih c. Slovénie ([GC], no 71463/01, § 140, CEDH 2009-...). En outre, lorsqu'un requérant engage une procédure pour obtenir le redressement d'un acte, d'une omission ou d'une décision qu'il estime contraires à la Convention et qui ont eu lieu ou se prolongent après l'entrée en vigueur de la Convention, cette procédure ne saurait être considérée comme formant partie des faits constitutifs de la violation alléguée et ne fait pas entrer la cause dans la compétence temporelle de la Cour (Blečić, précité, §§ 77-79).
131.  Pour établir la compétence temporelle de la Cour, il est donc essentiel d'identifier dans chaque affaire donnée la localisation dans le temps de l'ingérence alléguée. La Cour doit tenir compte à cet égard tant des faits dont se plaint le requérant que de la portée du droit garanti par la Convention dont la violation est alléguée (Blečić, précité, § 82).
b)  Application de ces principes au cas d'espèce
132.  La Turquie a ratifié la Convention le 18 mai 1954 ; elle a accepté le droit de recours individuel le 28 janvier 1987 et la compétence de l'ancienne Cour le 22 janvier 1990. Le Protocole no 11, qui a institué la nouvelle Cour, est entré en vigueur le 11 janvier 1998.
133.  La Turquie est donc liée par les dispositions de la Convention depuis le 18 mai 1954. Toutefois, son acceptation du droit de recours individuel se limite aux faits survenus après la date – le 28 janvier 1987 – de la déclaration à cet effet. Lorsque l'ancienne Cour a cessé de fonctionner en 1998, la juridiction de la Cour actuelle est devenue obligatoire pour les Etats contractants, ce à partir de la date d'acceptation par eux du droit de recours individuel. Il s'ensuit que la Cour n'est pas compétente pour examiner les griefs soulevés par les requérants contre la Turquie pour autant que les allégations de violation ont trait à des faits antérieurs au 28 janvier 1987 (Cankoçak c. Turquie, nos 25182/94 et 26956/95, § 26, 20 février 2001, et Demades c. Turquie (satisfaction équitable), no 16219/90, § 21, 22 avril 2008).
134.  Ainsi, les griefs des requérants mettant en cause la responsabilité de l'Etat contractant pour des événements concrets survenus en 1974 échappent à la compétence temporelle de la Cour. Quant aux griefs qui pourraient concerner des actes ou omissions de l'Etat contractant postérieurs au 28 janvier 1987, la Cour a compétence pour en connaître. Elle relève à cet égard que les requérants précisent que leurs griefs ont trait uniquement à la situation telle qu'elle se présente depuis janvier 1987, c'est-à-dire au manquement continu de l'Etat défendeur à son obligation de mener une enquête effective afin de retrouver la trace des hommes disparus et déterminer ce qu'il est advenu d'eux.
135.  La Cour note que le gouvernement défendeur articule autour de deux grands axes les arguments qu'il oppose à la thèse des requérants selon laquelle il peut avoir pesé sur lui une obligation procédurale après la date critique. Premièrement, il invoque la nature de l'obligation procédurale découlant de l'article 2 et, deuxièmement, il se fonde sur une présomption selon laquelle les hommes portés disparus sont en fait décédés en 1974 ou peu après. La Cour examinera également, pour terminer, la nature et l'étendue de l'obligation procédurale d'enquêter sur les disparitions en particulier.
i.  La compétence temporelle et l'obligation procédurale découlant de l'article 2
α)  Les procédures liées à des faits échappant à la compétence temporelle de la Cour
136.  Le gouvernement défendeur, s'appuyant sur l'affaire Blečić, soutient que les griefs concernant de telles enquêtes, ou l'absence de telles enquêtes, se heurtent au principe suivant lequel les procédures introduites aux fins du redressement de violations ne peuvent faire entrer dans la compétence temporelle de la Cour des événements survenus antérieurement. Toutefois, cet argument n'est pas valable car l'enquête que requiert l'article 2 sous son volet procédural n'est pas une procédure de redressement aux fins de l'article 35 § 1. C'est l'absence même d'une enquête effective qui constitue le cœur de la violation alléguée. L'obligation procédurale a son propre champ d'application ; elle est distincte et peut jouer indépendamment de l'obligation matérielle de l'article 2, qui concerne la responsabilité de l'Etat pour tout homicide illégal ou toute disparition dans des conditions mettant la vie en danger. Cela ressort de nombreuses affaires dans lesquelles la Cour a constaté une violation de cette disposition sous son volet procédural en l'absence de tout constat de responsabilité des agents de l'Etat pour le recours à la force meurtrière (voir, parmi beaucoup d'autres, Finucane c. Royaume-Uni, no 29178/95, CEDH 2003-VIII). En fait, l'obligation procédurale de fournir une forme d'enquête officielle effective intervient lorsque des individus disparaissent dans des conditions où leur vie est en danger, et elle ne se limite pas aux affaires où il apparaît que la mort a été causée par un agent de l'Etat (Osmanoğlu c. Turquie, no 48804/99, § 87, 24 janvier 2008).
137.  C'est donc à tort que le gouvernement défendeur invoque le raisonnement suivi dans l'affaire Blečić concernant les procédures à fins de redressement.
β)  L'invocation de décisions antérieures dans lesquelles la Cour a déclaré des griefs procéduraux irrecevables ratione temporis
138.  Pour autant que le gouvernement défendeur invoque des affaires telles que Moldovan et autres et Kholodov et Kholodova (paragraphe 123 ci-dessus), la Cour note que c'étaient non des disparitions mais des homicides qui y étaient en cause. Dans l'arrêt Šilih (précité) rendu récemment, la Cour a passé en revue les affaires où elle avait été amenée à se prononcer sur l'existence ou non d'une violation procédurale dans des situations où un décès était antérieur à la date d'acceptation du droit de recours individuel tandis que les lacunes ou omissions ayant entaché les mesures d'enquête y étaient postérieures (§§ 148-152). Elle y a exposé de manière détaillée l'état du droit international à cet égard, et en particulier la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l'homme et celle du Comité des droits de l'homme des Nations unies, qui montrent que ces organes se sont estimés compétents ratione temporis pour examiner les griefs procéduraux liés à des enquêtes sur des décès dans des cas où les actes meurtriers avaient eu lieu avant la date critique (Šilih, précité, §§ 111-118 et 160). Elle a précisé que l'obligation procédurale que recèle l'article 2 de mener une enquête effective est devenue une obligation distincte et indépendante et qu'elle peut être considérée comme une « obligation détachable » pouvant s'imposer à l'Etat même lorsque le décès est survenu avant l'entrée en vigueur de la Convention (Šilih, précité, §§ 153-163).
139.  Les précédents invoqués par le gouvernement défendeur ne sont donc pas pertinents en ce qui concerne les homicides. En outre, ils n'ont aucun rapport avec le phénomène des disparitions, dont le caractère continu a des incidences sur la compétence ratione temporis de la Cour, ainsi qu'il est exposé ci-après.
γ)  L'argument tiré de l'application rétroactive qui serait faite de l'obligation procédurale
140.  Pour autant que le gouvernement défendeur soutient par ailleurs que l'obligation procédurale découlant de l'article 2 n'était pas applicable à la date de son acceptation du droit de recours individuel dès lors qu'elle n'aurait été développée qu'ultérieurement dans la jurisprudence, la Cour observe que les affaires Markovic et Korbely invoquées par le gouvernement défendeur concernaient, pour la première, la question de savoir s'il existait dans la législation interne à l'époque pertinente un droit aux fins de l'article 6 et, pour la seconde, les principes prohibant l'imposition rétroactive de sanctions pénales énoncés à l'article 7. Ni l'une ni l'autre de ces affaires ne présente de pertinence pour la manière dont la Cour elle-même interprète le contenu des obligations qui lient les Etats contractants en vertu de la Convention, interprétation qui ne peut être assimilée à l'imposition rétroactive d'une obligation. La Cour précise que la jurisprudence est un moyen de clarifier des textes existants et que le principe de non-rétroactivité ne s'y applique pas de la même façon qu'en matière législative.
ii.  La présomption de décès
141.  Le gouvernement défendeur soutient qu'il y a lieu de présumer que les individus concernés sont décédés bien avant le début de la compétence temporelle de la Cour en 1987. Dès lors, il n'y aurait eu aucune enquête à mener sur des « disparitions » après cette date.
142.  Comme le soulignent les requérants et le gouvernement intervenant, il est courant au niveau des ordres juridiques internes qu'après quelques années (sept à dix en moyenne) les proches de la personne portée disparue ou un agent de l'Etat désigné à cet effet aient la faculté d'engager une procédure en vue de l'établissement d'une présomption de décès. Le but est de promouvoir la sécurité juridique et de permettre à ceux qui sont touchés par la disparition de traiter les questions patrimoniales et d'état civil en suspens. Seuls les proches ou ceux qui ont la qualité juridique requise peuvent former pareille action. L'existence dans l'ordre juridique chypriote d'un délai de dix ans que les parents des personnes disparues peuvent invoquer ne rend toutefois pas la disposition en cause applicable par analogie dans la procédure devant la Cour.
143.  Ainsi que le fait observer le gouvernement défendeur, la Cour a formulé à maintes reprises dans sa jurisprudence des conclusions factuelles selon lesquelles une personne disparue pouvait être présumée décédée (voir, parmi beaucoup d'autres, Lyanova et Aliyeva c. Russie, nos 12713/02 et 28440/03, §§ 94-95, 2 octobre 2008). En général, ces conclusions ont été émises en réponse aux arguments du gouvernement défendeur qui soutenait que la personne en question était toujours en vie ou qu'il n'avait pas été démontré qu'elle était décédée alors qu'elle se trouvait entre les mains d'agents de l'Etat. Cette présomption de décès n'est pas automatique ; elle n'est posée qu'après un examen des circonstances de l'affaire, la date à laquelle la personne a été vue ou entendue pour la dernière fois étant à cet égard un élément pertinent (voir, par exemple, Vagapova et Zoubirayev c. Russie, no 21080/05, §§ 85-86, 26 février 2009, affaire dans laquelle un jeune homme disparu depuis plus de quatre ans dans des conditions mettant sa vie en danger a été présumé décédé).
144.  La Cour tient à établir ici une distinction entre la formulation d'une présomption factuelle et les conséquences juridiques qui peuvent en découler. Quand bien même il existerait des éléments de preuve de nature à faire conclure que les neuf hommes portés disparus sont décédés lors des événements de 1974 ou peu après, cela ne constituerait pas une réponse aux griefs des requérants concernant l'absence d'une enquête effective.
145.  La Cour rappelle que l'obligation procédurale d'enquêter qu'impose l'article 2 en cas de décès illégal ou suspect est déclenchée, dans la plupart des cas, par la découverte du corps ou de la survenance du décès. S'agissant des disparitions dans des circonstances mettant la vie en danger, l'obligation procédurale d'enquêter peut difficilement prendre fin avec la découverte du corps ou la présomption de décès, qui n'éclairent qu'un aspect seulement du sort de la personne portée disparue. Il subsiste en général une obligation d'expliquer la disparition et le décès, et d'identifier et de poursuivre le ou les auteurs éventuels d'actes illégaux à cet égard.
146.  La Cour conclut donc que, même si l'écoulement d'un laps de temps de plus de trente-quatre ans sans nouvelles des personnes disparues peut constituer un indice solide que les intéressés sont décédés dans l'intervalle, cela ne fait pas disparaître l'obligation procédurale d'enquêter.
iii.  La nature de l'obligation procédurale d'enquêter sur les disparitions
147.  La Cour souligne que, comme elle l'a précisé dans son arrêt Šilih c. Slovénie relativement à l'obligation procédurale d'enquêter sur les décès illégaux ou suspects que recèle l'article 2, l'obligation procédurale résultant de cette disposition en cas de disparitions est indépendante de l'obligation matérielle. Elle relève que la Cour interaméricaine et, dans une certaine mesure, le Comité des droits de l'homme appliquent la même démarche quant à l'aspect procédural des disparitions (paragraphes 93-107 ci-dessus), l'un et l'autre examinant les allégations de déni de justice ou de protection judiciaire même lorsque la disparition a eu lieu avant la reconnaissance de leur compétence.
148.  Il importe toutefois de différencier dans la jurisprudence de la Cour l'obligation d'enquêter sur un décès suspect et celle d'enquêter sur une disparition suspecte. Une disparition est un phénomène distinct, qui se caractérise par une situation où les proches sont confrontés de manière continue à l'incertitude et au manque d'explications et d'informations sur ce qui s'est passé, les éléments pertinents à cet égard pouvant parfois même être délibérément dissimulés ou obscurcis (voir également ci-dessus les définitions de la disparition dans la partie II. B.  « Textes juridiques internationaux sur les disparitions forcées »). Cette situation dure souvent très longtemps, prolongeant par là même le tourment des proches de la victime. Dès lors, on ne saurait ramener une disparition à un acte ou événement « instantané » ; l'élément distinctif supplémentaire que constitue le défaut ultérieur d'explications sur ce qu'il est advenu de la personne disparue et sur le lieu où elle se trouve engendre une situation continue. Par conséquent, l'obligation procédurale subsiste potentiellement tant que le sort de la personne concernée n'a pas été éclairci ; l'absence persistante de l'enquête requise sera considérée comme emportant une violation continue (voir la quatrième requête interétatique, § 136). Il en est ainsi même lorsque l'on peut finalement présumer que la victime est décédée.
149.  Il y a lieu de noter que la démarche adoptée dans l'arrêt Šilih c. Slovénie (précité, § 163) concernant l'exigence d'un lien entre le décès et les mesures d'instruction, d'une part, et la date d'entrée en vigueur de la Convention, d'autre part, vaut uniquement en cas d'homicide ou de décès suspect, lorsque l'élément factuel central, la perte de la vie de la victime, est connu avec certitude, même si la cause exacte ou la responsabilité ultime ne l'est pas. Dans ce contexte, l'obligation procédurale ne revêt pas un caractère continu au sens décrit ci-dessus.
iv.  Conclusion
150.  La Cour rejette les exceptions d'incompétence ratione temporis soulevées par le gouvernement défendeur. Toutefois, il reste à examiner si celui-ci avait, au moment de l'introduction des requêtes, une obligation procédurale continue de rechercher les personnes disparues et d'enquêter sur ce qu'il était advenu d'elles.
C.  Le délai de six mois (article 35 § 1 de la Convention)
1.  L'arrêt de la chambre
151.  La chambre a estimé que, même en présence de situations continues, il pouvait y avoir un moment où, eu égard à la sécurité juridique que vise à assurer la règle des six mois et à l'intérêt d'un fonctionnement pratique et effectif du mécanisme de la Convention, on pouvait raisonnablement attendre d'un requérant qu'il ne repousse pas davantage l'introduction d'une requête à Strasbourg. Elle a ainsi précisé que dans les affaires de disparition il est légitime de considérer que les requérants doivent saisir la Cour dans un délai raisonnable. En l'espèce, toutefois, elle n'a vu aucun retard déraisonnable dans l'introduction des requêtes, trois ans environ après la ratification par la Turquie du droit de recours individuel et trois jours après la reconnaissance par cet Etat de la compétence de l'ancienne Cour, alors que les conclusions des requêtes interétatiques n'avaient pas encore été rendues publiques.
2.  Thèses défendues devant la Cour
a)  Le gouvernement défendeur
152.  Le gouvernement défendeur voit une contradiction inexplicable entre l'approche adoptée dans les décisions Karabardak et autres c. Chypre et Baybora et autres c. Chypre ((déc.), nos 76575/01 et 77116/01, 22 octobre 2002) et celle suivie dans l'arrêt rendu par la chambre en l'espèce. Dans les premières, la Cour aurait estimé que le délai écoulé entre les faits et l'introduction des requêtes par les requérants chypriotes turcs était trop long, sans mentionner une quelconque violation continue apparente. Dans ces conditions, les présentes affaires auraient également dû être rejetées pour tardiveté. Le fait qu'en l'espèce les requêtes auraient été introduites trois ans après la ratification alors que treize ans se seraient écoulés dans les affaires précitées dirigées contre Chypre ne fournirait pas une explication logique à la disparité des approches suivies relativement au délai des six mois. De plus, dans les affaires Baybora et Karabardak, on aurait, semble-t-il, reproché aux requérants de n'avoir pas saisi le CMP, alors que la Cour aurait déjà à ce moment-là jugé que la procédure devant ce comité ne constituait pas un recours effectif.
153.  Le gouvernement défendeur conclut que si de fait, comme le soutiennent les requérants en l'espèce, la saisine du CMP n'offre pas un recours effectif, les intéressés auraient dû introduire leurs requêtes devant la Commission européenne des droits de l'homme au plus tard six mois après la date – le 28 janvier 1987 – d'acceptation du droit de recours individuel. Les décisions rendues dans les affaires Baybora et Karabardak seraient au demeurant totalement silencieuses quant à la date à laquelle le délai est censé avoir commencé à courir. Cette différence de traitement entre les requérants dans les affaires chypriotes turques et les affaires chypriotes grecques concernant des allégations analogues issues du même contexte historique et géographique aggraverait la souffrance des requérants chypriotes turcs.
b)  Les requérants
154.  Les requérants plaident la non-applicabilité de la règle des six mois aux violations continues. Les affaires Baybora et Karabardak se distingueraient des leurs en ce que, premièrement, la Turquie aurait été informée fin septembre 1974 des disparitions survenues en l'espèce et les neuf hommes auraient également été englobés dans le groupe des personnes dont le gouvernement chypriote alléguait la disparition dans les quatre requêtes interétatiques introduites entre 1974 et 1994 ; deuxièmement, les présentes requêtes auraient été soumises le 25 janvier 1990, soit trois jours après l'acceptation par la Turquie de la juridiction de la Cour (alors que les requêtes chypriotes turques auraient été introduites plus de dix ans après) ; et, troisièmement, les requêtes chypriotes turques auraient été introduites alors que les familles n'auraient rien fait pour exercer les voies de recours internes disponibles depuis 1964 dans l'ordre juridique chypriote, les Chypriotes grecs n'ayant quant à eux eu accès à aucun recours interne en Turquie.
c)  Le gouvernement intervenant
155.  Pour le gouvernement chypriote, les requérants n'ont pas excessivement tardé à introduire leurs requêtes. C'est ce qui distinguerait les présentes espèces des affaires chypriotes turques dans lesquelles les requérants seraient demeurés inactifs pendant plus de vingt ans après la fin des enquêtes sur les disparitions menées par le CICR et la police civile des Nations unies en 1968 et pendant treize ans après l'acceptation par Chypre du droit de recours individuel.
3.  Appréciation de la Cour
a)  Principes généraux
156.  Le délai de six mois prévu par l'article 35 § 1 vise à assurer la sécurité juridique en garantissant que les affaires qui soulèvent des questions au regard de la Convention puissent être examinées dans un délai raisonnable et que les décisions passées ne soient pas indéfiniment susceptibles d'être remises en cause. Cette règle marque la limite temporelle du contrôle effectué par les organes de la Convention et indique aux particuliers comme aux autorités la période au-delà de laquelle ce contrôle ne peut plus s'exercer (voir, parmi d'autres, Walker c. Royaume-Uni (déc.), no 34979/97, CEDH 2000-I).
157.  En règle générale, le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d'épuisement des voies de recours internes. Toutefois, lorsqu'il est clair d'emblée que le requérant ne dispose d'aucun recours effectif, le délai de six mois prend naissance à la date des actes ou mesures dénoncés ou à la date à laquelle l'intéressé en prend connaissance ou en ressent les effets ou le préjudice (Dennis et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 76573/01, 2 juillet 2002). En outre, l'article 35 § 1 ne saurait être interprété d'une manière qui exigerait qu'un requérant saisisse la Cour de son grief avant que la situation relative à la question en jeu n'ait fait l'objet d'une décision définitive au niveau interne. Par conséquent, lorsqu'un requérant utilise un recours apparemment disponible et ne prend conscience que par la suite de l'existence de circonstances qui le rendent ineffectif, il peut être indiqué de considérer comme point de départ de la période de six mois la date à laquelle le requérant a eu ou aurait dû avoir pour la première fois connaissance de cette situation (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni (déc.), no 46477/99, 4 juin 2001).
158.  Dès lors, en cas de décès, les proches requérants sont censés prendre des mesures pour se tenir au courant de l'état d'avancement de l'enquête, ou de sa stagnation, et introduire leurs requêtes avec la célérité voulue dès lors qu'ils savent, ou devraient savoir, qu'aucune enquête pénale effective n'est menée (Bulut et Yavuz c. Turquie (déc.), no 73065/01, 28 mai 2002, et Bayram et Yıldırım c. Turquie (déc.), no 38587/97, CEDH 2002-III). Les mêmes principes ont été appliqués, mutatis mutandis, dans des affaires concernant des disparitions (Eren et autres c. Turquie (déc.), no 42428/98, 4 juillet 2002, et Üçak et Kargili et autres c. Turquie (déc.), nos 75527/01 et 11837/02, 28 mars 2006).
159.  Cela étant, les organes de la Convention ont dit que le délai de six mois ne s'applique pas en tant que tel aux situations continues (voir, par exemple, Agrotexim Hellas S.A. et autres c. Grèce, no 14807/89, décision de la Commission du 12 février 1992, DR 72, p. 148, et Cone c. Roumanie, no 35935/02, § 22, 24 juin 2008). Dans le cas d'une situation de violation continue, en effet, le délai recommence en fait à courir chaque jour, et ce n'est que lorsque la situation cesse que le dernier délai de six mois commence réellement à courir. La Cour note que dans la quatrième affaire interétatique, où il était implicite qu'une approche analogue était applicable à une pratique continue – il s'agissait d'un manquement continu à l'obligation d'enquêter sur les disparitions –, la Commission avait joint la question du délai des six mois au fond et aucun des deux Gouvernements n'avait par la suite formulé d'observations sur ce point (paragraphes 103-104). La Cour ne s'était donc pas expressément prononcée sur ce point dans son arrêt. Partant, il lui faut le résoudre en l'espèce.
b)  Applicabilité des contraintes de délai à l'obligation procédurale découlant de l'article 2 de la Convention
160.  La Cour ne saurait trop souligner que la Convention est un mécanisme de protection des droits de l'homme et qu'il est d'une importance cruciale qu'elle soit interprétée et appliquée d'une manière qui garantisse des droits concrets et effectifs, et non pas théoriques et illusoires. Ce principe vaut non seulement pour l'interprétation des clauses normatives de la Convention, mais également pour les dispositions procédurales, et il a des incidences tant sur les obligations incombant au gouvernement défendeur que sur la position des requérants. A titre d'exemple, s'il est essentiel pour l'efficacité du mécanisme que les Etats contractants respectent leur obligation de ne pas entraver un requérant dans l'exercice de son droit de recours individuel, les individus n'en sont pas moins tenus de coopérer dans la procédure consécutive à l'introduction de leur requête, en aidant à la clarification des questions de fait lorsque leur connaissance le leur permet et en maintenant et en étayant les requêtes introduites en leur nom (Kapan c. Turquie, no 22057/93, décision de la Commission du 13 janvier 1997, DR 88-B, p. 17). De même, lorsque la rapidité s'impose pour résoudre les questions d'une affaire, il incombe au requérant de s'assurer que ses griefs sont portés devant la Cour avec la célérité requise pour qu'ils puissent être tranchés correctement et équitablement.
161.  A cet égard, la Grande Chambre confirme l'approche adoptée par la chambre dans les présentes affaires. Toutes les situations continues ne sont pas identiques : en fonction de leur nature, les enjeux peuvent changer au fil du temps. Dans les affaires de disparition, tout comme il est impératif que les autorités internes compétentes ouvrent une enquête et prennent des mesures dès que la personne a disparu dans des circonstances mettant sa vie en péril, il est indispensable que les proches de la personne disparue qui entendent se plaindre à Strasbourg d'un manque d'effectivité de l'enquête ou de l'absence d'une enquête ne tardent pas indûment à saisir la Cour de leur grief. Au fil du temps, la mémoire des témoins décline, ceux-ci risquent de décéder ou d'être introuvables, certains éléments de preuve se détériorent ou disparaissent et les chances de mener une enquête effective s'amenuisent progressivement, de sorte que l'examen et le prononcé d'un arrêt par la Cour risquent de se trouver privés de sens et d'effectivité. Par conséquent, en matière de disparitions, les requérants ne sauraient attendre indéfiniment pour saisir la Cour. Ils doivent faire preuve de diligence et d'initiative et introduire leurs griefs sans délai excessif. La Cour examinera ci-dessous ce qu'implique cette obligation.
c)  Délai excessif dans les affaires de disparition
162.  Premièrement, la Cour tient à préciser qu'il y a lieu d'établir une distinction avec les affaires concernant un décès survenu dans des conditions illégales ou violentes. En pareil cas, on sait d'ordinaire à quel moment précis la mort a eu lieu et certains faits de base sont notoires ; la stagnation ou l'ineffectivité d'une enquête sont d'une manière générale plus facilement décelables. Dans ces conditions, les exigences de célérité peuvent commander qu'un requérant saisisse la Cour de Strasbourg dans un délai de quelques mois ou, au maximum, selon les circonstances, d'un nombre très restreint d'années après les événements. Dans les affaires de disparition, où les proches des personnes disparues se trouvent dans un état d'ignorance et d'incertitude et où, par définition, les autorités restent en défaut de fournir des explications sur ce qui s'est passé, voire, dans certains cas, semblent dissimuler la vérité ou faire obstruction à sa manifestation, la situation est moins tranchée. Il est plus difficile pour les proches d'apprécier ce qui se passe, ou ce qu'ils peuvent attendre. Il y a lieu de tenir compte de l'incertitude et de la confusion qui marquent fréquemment la période qui suit une disparition.
163.  Deuxièmement, la Cour prend acte des textes internationaux sur les disparitions forcées. La Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées énonce que tout délai de prescription appliqué à la disparition forcée doit être de longue durée et proportionné à l'extrême gravité de ce crime, alors que le Statut de Rome de la Cour pénale internationale exclut la prescriptibilité en matière de poursuite des crimes internationaux contre l'humanité, qui incluent les disparitions forcées. Aussi, eu égard à l'idée commune qu'il doit encore être possible de poursuivre les auteurs de tels crimes de nombreuses années après les événements, la Cour estime que la gravité des disparitions est telle que l'on ne saurait être trop exigeant envers les proches quant à la célérité dont ils doivent faire preuve pour bénéficier de la protection de la Convention.
164.  Troisièmement, conformément au principe de subsidiarité, il est préférable que les investigations au sujet des faits de l'affaire et l'examen des questions qu'ils soulèvent soient menés dans la mesure du possible au niveau national. Il est dans l'intérêt du requérant et de l'efficacité du mécanisme de la Convention que les autorités internes, qui sont les mieux placées pour ce faire, prennent des mesures pour redresser les manquements allégués à la Convention.
165.  Néanmoins, la Cour estime que des requêtes peuvent être rejetées pour tardiveté dans des affaires de disparition lorsque les requérants ont trop attendu, ou attendu sans raison apparente, pour la saisir, après s'être rendu compte, ou avoir dû se rendre compte, de l'absence d'ouverture d'une enquête ou de l'enlisement ou de la perte d'effectivité de l'enquête menée, ainsi que de l'absence dans l'immédiat, quel que soit le cas de figure, de la moindre chance réaliste de voir une enquête effective être menée à l'avenir. Lorsque des initiatives sont prises relativement à une disparition, les proches peuvent raisonnablement s'attendre à obtenir des éléments nouveaux de nature à résoudre des questions de fait ou de droit cruciales. Dans ces conditions, tant qu'il existe un contact véritable entre les familles et les autorités au sujet des plaintes et des demandes d'information, ou un indice ou une possibilité réaliste que les mesures d'enquête progressent, la question d'un éventuel délai excessif ne se pose généralement pas. En revanche, après un laps de temps considérable, lorsque l'activité d'investigation est marquée par d'importantes lenteurs et interruptions, vient un moment où les proches doivent se rendre compte qu'il n'est et ne sera pas mené une enquête effective. Le point de savoir quand ce stade est atteint tient forcément aux circonstances de l'affaire.
166.  Lorsque, dans une situation complexe de disparition telle celle de l'espèce, qui s'inscrit dans le contexte d'un conflit international, il est allégué qu'aucune enquête n'est menée et qu'il n'y a pas de contacts véritables avec les autorités, on peut escompter que les proches introduisent leur requête dans un délai maximum de quelques années après l'incident. Si une forme d'enquête est menée, même si elle l'est de façon sporadique et se heurte à des difficultés, les proches peuvent raisonnablement attendre quelques années de plus, jusqu'à ce qu'ils aient réellement perdu l'espoir de voir l'enquête progresser. Après plus de dix ans, ils doivent généralement démontrer de façon convaincante que des progrès concrets étaient accomplis pour justifier leur délai à saisir la Cour. Des conditions plus strictes s'appliquent lorsque les requérants ont directement accès aux autorités d'enquête au niveau national.
d)  Application de ces principes au cas d'espèce
167.  Les requérants ont introduit leurs requêtes le 25 janvier 1990, environ quinze ans après la disparition de leurs proches en 1974. La Cour note que le gouvernement intervenant et le Comité international de la Croix-Rouge ont porté les disparitions à l'attention du gouvernement défendeur vers 1974. A partir de 1974, le gouvernement intervenant a également introduit devant la Commission européenne des droits de l'homme, à Strasbourg, une série de requêtes soulevant des griefs, notamment la question des personnes portées disparues, découlant des événements en question. Tout au long des années 1980, des procédures ont été menées sur ces questions. Toutefois, seule la quatrième affaire interétatique, introduite bien plus tard, en 1994, a pu être portée devant la Cour, après l'acceptation de sa juridiction par la Turquie. Les trois requêtes précédentes, soumises à la Commission, ont abouti à des rapports qui ont été transmis au Comité des Ministres, mais dont aucun ne fut rendu public avant 1992, bien qu'ils eussent tous été adoptés de nombreuses années auparavant (quatrième requête interétatique, précitée, § 17).
168.  Dans l'intervalle, les Nations unies reçurent mandat pour gérer la situation post-conflictuelle à Chypre et surveiller la zone tampon entre les deux parties. Dès l'origine, des efforts furent également déployés en vue de l'établissement d'un mécanisme permettant de traiter la question des disparitions ; ils aboutirent en 1981 à la création du Comité pour les personnes disparues (CMP). La Cour note que, dès le début, le fonctionnement du CMP fut entravé par des désaccords entre les parties, l'absence de coopération et des manœuvres d'obstruction. Les informations sur l'avancement des travaux du CMP ne filtrèrent toutefois que de façon limitée, en raison de la stricte confidentialité de la procédure. Il apparaît que le travail sur les affaires commença réellement en 1984 et que des mesures d'enquête concrètes furent prises dans les années suivantes. En avril 1990, le CMP publia un long communiqué de presse soulignant les difficultés fondamentales auxquelles il se heurtait pour l'audition des témoins, la localisation des dépouilles et l'obtention des autorisations d'exhumation. Le Secrétaire général des Nations unies déploya alors de nouveaux efforts pour relancer l'activité du CMP. Ce n'est qu'en 2006 que celui-ci entreprit finalement les exhumations et commença à localiser et identifier des dépouilles.
169.  Dans ces conditions, la question se pose de savoir à quel moment les requérants étaient censés saisir les organes de la Convention, sachant que cela leur était impossible avant 1987. D'après le gouvernement défendeur, les intéressés devaient introduire leurs requêtes dans un délai de six mois à compter du 28 janvier 1987, date d'acceptation par la Turquie du droit de recours individuel. Le dépôt des requêtes le 25 janvier 1990 aurait donc été tardif.
170.  La Cour estime que les requérants, qui faisaient partie d'un groupe important de personnes touchées par des disparitions, pouvaient raisonnablement attendre l'issue des initiatives prises par leur gouvernement et par les Nations unies, eu égard à la situation exceptionnelle de conflit international, dans laquelle aucune procédure d'enquête normale n'était disponible. Ces initiatives auraient pu aboutir à la conduite d'investigations sur des sites connus de charniers et constituer la base d'autres mesures. Cela étant, la Cour est convaincue que vers la fin des années 1990 les requérants ont dû s'apercevoir que ces procédures, en raison de leur caractère confidentiel, non contraignant et problématique, ne leur permettaient plus aucun espoir réaliste de voir dans un avenir proche des progrès être accomplis dans la recherche de dépouilles ou des explications être livrées quant au sort de leurs parents. Par conséquent, en saisissant la Cour en janvier 1990, ces requérants ont agi, eu égard aux circonstances particulières de leurs affaires, avec une célérité raisonnable aux fins de l'article 35 § 1 de la Convention.
171.  Avant d'aboutir à cette conclusion, la Cour a examiné de manière attentive les arguments du gouvernement défendeur concernant les requêtes introduites par les familles de Chypriotes turcs disparus durant les troubles intercommunautaires dans les années 1960 (Baybora et Karabardak, précitées). Elle est particulièrement sensible à l'argument consistant à dire que des approches différentes et incohérentes ont apparemment été adoptées d'une catégorie d'affaires à l'autre, mais elle n'est pas persuadée que tel soit le cas. Les décisions de chambre dans les affaires mentionnées plus haut sont très concises et, en l'absence d'argumentation des parties, ne renferment aucun raisonnement explicatif. Cela étant, leur conclusion selon laquelle les requêtes ont été introduites tardivement est conforme aux principes et à la jurisprudence exposés ci-dessus. Il n'est pas contesté que les proches des requérants chypriotes turcs concernés ont disparu ou ont été tués en 1964, qu'aucun processus d'épuisement des voies de recours internes ou d'autres procédures n'était en cours dans les années suivantes et que la question a finalement été portée devant le CMP en 1989. Or, pour les motifs indiqués par la Cour ci-dessus, il a dû apparaître avant la fin de 1990 qu'il n'était pas réaliste d'escompter que le CMP aboutirait à des résultats positifs dans un avenir proche. Dès lors, en attendant jusqu'en 2001, laissant ainsi s'écouler une période supplémentaire de onze ans, au cours de laquelle aucun événement propre à interrompre le délai n'était intervenu, les requérants dans les affaires en question avaient indûment tardé à saisir la Cour.
172.  La Cour rejette l'exception préliminaire sur ce point.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
173.  L'article 2 de la Convention se lit ainsi :
« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2.  La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue ;
c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
A.  L'arrêt de la chambre
174.  N'apercevant aucune raison de s'écarter de la conclusion formulée par la Grande Chambre dans la quatrième affaire interétatique, la chambre a jugé que les neuf hommes dont il est question en l'espèce avaient disparu dans les mêmes circonstances de nature à mettre leur vie en danger que celles décrites dans ladite affaire, et que s'il n'y avait peut-être pas de preuve que tous les neuf avaient été vus pour la dernière fois aux mains d'agents de l'Etat défendeur, l'article 2 faisait obligation de prendre les mesures voulues pour protéger la vie des blessés, prisonniers de guerre et civils dans les zones de conflit international, ce qui englobait l'obligation de mener une enquête effective concernant les personnes disparues en pareilles circonstances. La chambre a conclu qu'aucune enquête effective n'avait été menée, ni par le CMP ni par un quelconque autre organe.
B.  Thèses défendues devant la Cour
1.  Les requérants
175.  Les requérants estiment qu'en l'espèce la chambre a suivi à juste titre les conclusions formulées dans la quatrième affaire interétatique. D'après eux, il incombait de façon impérieuse au gouvernement défendeur de conduire une enquête rapide, indépendante, effective et approfondie sur le sort des hommes disparus dans des circonstances de nature à mettre leur vie en danger durant les opérations militaires lancées par le gouvernement défendeur et au cours desquelles les intéressés avaient été vus pour la dernière fois. Les développements récents concernant l'activité du CMP seraient dépourvus de pertinence, les exhumations effectuées n'ayant pas concerné leurs proches, sauf très récemment dans un cas, et ce comité ne serait toujours pas en mesure d'enquêter effectivement sur les circonstances des décès ou disparitions. Quant à la découverte de la dépouille de Savvas Hadjipanteli (requête no 16071/90), les requérants continuent d'alléguer une violation.
2.  Le gouvernement défendeur
176.  Le gouvernement défendeur soutient qu'il n'a pas été établi que les requérants aient été détenus par les autorités turques et que sa responsabilité ne peut être engagée au titre de l'article 2. Il y a lieu selon lui d'opérer une distinction entre les requêtes interétatiques et les requêtes individuelles, les une et les autres ne procédant pas des mêmes dispositions de la Convention. Dans les secondes, la notion de qualité de victime serait essentielle, alors que dans les premières l'Etat défendeur n'aurait pas à établir un commencement de preuve. En l'espèce, la chambre n'aurait pas appliqué la charge de la preuve au-delà de tout doute raisonnable propre aux requêtes individuelles, mais elle aurait versé dans l'erreur en se fondant sur les conclusions rendues dans une affaire interétatique. Dans sa décision sur la recevabilité des présentes affaires, la Commission européenne des droits de l'homme aurait exprimé des doutes quant au point de savoir si les conclusions de l'affaire interétatique s'étendaient aux premiers requérants.
177.  Quand bien même l'article 2 s'appliquerait, l'Etat défendeur n'aurait pas manqué aux obligations en résultant. L'activité du CMP aurait considérablement évolué depuis les conclusions rendues dans l'affaire interétatique. Le projet d'exhumation et de restitution des dépouilles, qui bénéficierait de l'aide financière et pratique des deux parties, d'organisations non gouvernementales et de la communauté internationale, serait très important et donnerait des résultats concrets. La chambre s'étant fondée sur le caractère international du conflit pour déterminer la nature des obligations découlant de l'article 2, il ne serait que logique, dans un tel contexte historique et politique, de regarder la procédure devant le CMP comme un recours adéquat. Il conviendrait de ne pas oublier que des Chypriotes turcs avaient déjà disparu en 1963 et que la communauté internationale avait considéré le CMP comme un moyen adéquat de répondre à cette situation complexe, délicate et douloureuse. Cette procédure présenterait l'avantage de traiter les familles des deux parties sur un pied d'égalité.
3.  Le gouvernement intervenant
178.  Le gouvernement intervenant soutient que la charge de la preuve est la même pour les requêtes interétatiques et pour les requêtes individuelles, mais qu'elle paraît simplement différente en raison du contexte. Les requérants auraient fourni suffisamment d'éléments montrant que les hommes disparus ont été vus pour la dernière fois dans un secteur qui, à l'époque ou immédiatement après, se trouvait sous le contrôle de facto des forces d'invasion turques ou de forces dont la Turquie était responsable. En période de conflit armé international, ces hommes se seraient donc trouvés dans une situation où leur vie était en danger et ce serait à l'Etat dont relevaient les forces en question qu'il incomberait d'établir ce qu'il est advenu d'eux. Cette responsabilité serait également imposée par le droit international humanitaire, auquel il pourrait être recouru pour clarifier l'étendue des obligations résultant de la Convention. Les hommes concernés n'ayant pas réussi à regagner leurs lignes, ils auraient été blessés, seraient tombés malades, auraient été placés en détention ou seraient décédés. Pour le gouvernement intervenant, l'Etat défendeur avait l'obligation de rechercher ces hommes, de leur dispenser des soins s'ils étaient malades, de les enterrer s'ils étaient morts et, dans tous les cas, de fournir des informations sur leur sort.
179.  Tout en se félicitant des améliorations apportées au fonctionnement du CMP, le gouvernement intervenant note que le mandat de cet organe est toujours aussi restreint et que sa mission et ses pouvoirs n'ont pas changé. Le CMP demeurerait notamment incompétent pour formuler des conclusions sur la cause des décès et sur les responsabilités, sa compétence territoriale se limiterait à Chypre et exclurait la Turquie, les responsables éventuels se verraient garantir l'impunité et il serait douteux que le CMP mène des investigations concernant des actes de l'armée ou d'autres autorités turques sur le territoire chypriote.
C.  Appréciation de la Cour
180.  La Cour observe que dans la quatrième affaire interétatique la Grande Chambre était appelée à examiner dans son ensemble la question des Chypriotes grecs portés disparus et s'est exprimée ainsi à ce sujet :
« 132.  La Cour rappelle que rien n'indique que l'un quelconque des disparus ait été tué illégalement. Toutefois, selon elle, et cela s'applique en l'espèce, l'obligation procédurale précitée vaut également lorsqu'il existe, preuve à l'appui, un grief défendable qu'un individu, vu pour la dernière fois sous la surveillance d'agents de l'Etat, a par la suite disparu dans des circonstances pouvant être considérées comme mettant sa vie en danger.
133.  Cela étant, la Cour observe que les preuves corroborent l'allégation du gouvernement requérant selon laquelle nombre des personnes encore portées disparues se trouvaient détenues par des forces turques ou chypriotes turques, à une époque où les opérations militaires s'accompagnaient d'arrestations et de meurtres sur une grande échelle. C'est à juste titre que la Commission a considéré que cette situation mettait la vie des intéressés en danger. La déclaration précitée de M. Denktaş et le rapport ultérieur de M. Küçük, s'ils ne suffisent pas pour conclure que l'Etat défendeur est responsable de la mort des disparus, donnent à tout le moins des indications claires quant au climat de danger et de peur qui régnait à l'époque des faits et aux risques réels que couraient les détenus. »
1.  La charge de la preuve
181.  La Cour rappelle sa jurisprudence en vertu de laquelle l'obligation procédurale entre en jeu lorsque des individus, vus pour la dernière fois sous la surveillance d'agents de l'Etat, ont par la suite disparu dans des circonstances mettant leur vie en danger. Dans le contexte de l'affaire interétatique, il n'était pas nécessaire de préciser quels individus figuraient parmi le « nombre de personnes » dont il était prouvé qu'elles se trouvaient détenues par des forces turques ou chypriotes turques au moment de leur disparition. Rien ne permet de présumer que les hommes disparus en l'espèce se trouvent inclus dans les conclusions de la Cour. Il y a donc lieu d'examiner si les conditions propres à déclencher une obligation procédurale se trouvent réunies.
182.  En réponse à l'argument du gouvernement défendeur relatif à la charge de la preuve, la Cour reconnaît que le critère de la preuve généralement applicable dans les requêtes individuelles est celui de la preuve au-delà de tout doute raisonnable – même si ce critère s'applique également dans les affaires interétatiques (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161, série A no 25). En pratique, il est peut-être plus facile d'administrer la preuve dans le contexte d'une affaire interétatique, où les faits relatifs à de nombreux incidents et événements peuvent être pris en compte. Cependant, même dans le cas de requêtes individuelles, la jurisprudence de la Cour a identifié des situations où cette règle se prête à un assouplissement.
183.  Une telle preuve peut résulter d'un faisceau d'indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (loc. cit.). Ainsi, lorsque les éléments en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme ce peut être le cas lorsqu'il y a détention, toute blessure, mort ou disparition survenue pendant la période où la victime se trouvait sous le contrôle des autorités donne lieu à de fortes présomptions de fait. Il convient en vérité de considérer que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII, et Akdeniz et autres c. Turquie, no 23954/94, §§ 85-89, 31 mai 2000). Il existe également des cas où il n'y a pas eu véritablement détention, mais où il est possible d'établir qu'une personne a pénétré dans un lieu sous le contrôle des autorités et n'a plus été revue depuis. En pareille situation, il incombe au Gouvernement de fournir une explication plausible sur ce qui s'est produit dans le lieu en question et d'établir que la personne en cause n'a pas été détenue par les autorités mais a quitté les lieux sans être par la suite privée de sa liberté (voir, par exemple, Taniş et autres c. Turquie, no 65899/01, § 160, CEDH 2005-VIII, § 160, et Yusupova et Zaurbekov c. Russie, no 22057/02, §§ 50-55, 9 octobre 2008).
184.  Logiquement, dès lors, dans une situation où des personnes sont trouvées blessées ou mortes dans une zone placée sous le contrôle des seules autorités de l'Etat et où certains éléments donnent à penser qu'une implication de l'Etat est possible, la charge de la preuve peut être transférée au Gouvernement, les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, étant connus exclusivement des autorités. En pareille hypothèse, si le Gouvernement ne divulgue pas des documents cruciaux susceptibles de permettre à la Cour d'établir les faits ou s'il ne fournit pas une explication satisfaisante ou convaincante, de fortes déductions peuvent être tirées de son attitude (Akkum c. Turquie, no 21894/93, § 211, CEDH 2005-II (extraits) ; parmi les nombreuses affaires concernant la situation en Tchétchénie, voir Goygova c. Russie, no 74240/01, §§ 88-96, 4 octobre 2007, et Magomed Musayev et autres c. Russie, no 8979/02, §§ 85-86, 23 octobre 2008).
185.  En ce qui concerne la présente affaire, la Cour note que le gouvernement défendeur conteste que les hommes disparus aient été placés en détention sous sa responsabilité. Si la Cour n'a pas à chercher à établir les faits survenus en 1974, période qui se situe en dehors de sa compétence temporelle, elle considère que des arguments solides militent en faveur de la thèse selon laquelle deux hommes – Eleftherios Thoma et Savvas Hadjipanteli, dont le nom figure sur la liste des détenus dressée par le CICR (paragraphes 77 et 80 ci-dessus) – ont été vus pour la dernière fois dans une situation relevant du contrôle des forces turques ou chypriotes turques. Quant aux sept autres hommes, aucun document dont il ressortirait qu'ils ont effectivement été placés en détention n'a été produit. Il existe néanmoins des arguments défendables permettant d'affirmer que ces sept hommes ont été vus pour la dernière fois dans un secteur sous le contrôle ou sur le point de tomber sous le contrôle de l'armée turque. Qu'ils aient été tués au combat, qu'ils aient succombé à leurs blessures, ou qu'ils aient été faits prisonniers, l'obligation de rendre des comptes à leur sujet subsiste. L'article 2 doit être interprété dans la mesure du possible à la lumière des principes du droit international, notamment des règles du droit international humanitaire, qui jouent un rôle indispensable et universellement reconnu dans l'atténuation de la sauvagerie et de l'inhumanité des conflits armés16 (Loizidou, précité, § 43). La Grande Chambre souscrit donc au raisonnement de la chambre selon lequel dans une zone de conflit international les Etats contractants doivent protéger la vie de ceux qui ne sont pas ou plus engagés dans les hostilités, ce qui requiert notamment de fournir une assistance médicale aux blessés. Quant à ceux qui meurent au combat ou succombent à leurs blessures, l'obligation de rendre des comptes implique que leurs corps soient correctement inhumés et que les autorités collectent et communiquent des informations sur l'identité et le sort des intéressés ou autorisent des organes tels que le CICR à le faire.
186.  En l'espèce, le gouvernement défendeur n'a soumis aucun élément ni aucun renseignement concret indiquant que l'un quelconque des hommes disparus ait été trouvé mort ou ait été tué dans la zone de conflit sous son contrôle. Cela étant, il n'existe par ailleurs aucune autre explication convaincante sur ce qui a pu arriver aux intéressés qui serait de nature à contrer les allégations des requérants selon lesquelles les intéressés ont disparu dans des secteurs sous le contrôle exclusif du gouvernement défendeur. A la lumière des constats formulés par elle dans la quatrième affaire interétatique, lesquels n'ont pas donné lieu à controverse, la Cour considère que les disparitions litigieuses sont survenues dans des circonstances mettant la vie des intéressés en danger, la conduite des opérations militaires s'étant accompagnée d'arrestations et d'homicides en grand nombre. L'article 2 impose donc à l'Etat défendeur une obligation continue de rechercher les personnes disparues et de rendre des comptes sur ce qu'il est advenu d'elles. Le cas échéant, des mesures de réparation pourraient alors effectivement être adoptées.
2.  Respect de l'obligation procédurale
187.  La Cour rappelle que dans la quatrième affaire interétatique, la Grande Chambre s'est exprimée comme suit :
« 134. (...) La Cour ne peut que noter que les autorités de l'Etat défendeur n'ont jamais ouvert la moindre enquête sur les griefs émanant des familles des disparus selon lesquels on aurait perdu la trace de ces derniers alors qu'ils se trouvaient détenus dans des circonstances où il y avait de réelles raisons de nourrir des craintes à leur sujet. A cet égard, force est de noter que la déclaration alarmante de M. Denktaş n'a eu aucune suite officielle. Rien n'a été tenté pour identifier les personnes qui auraient été libérées par les forces turques pour être remises aux forces paramilitaires chypriotes turques ni pour rechercher à quel endroit les corps auraient été abandonnés. Il n'apparaît pas non plus que la moindre enquête officielle ait été ouverte sur l'allégation selon laquelle des prisonniers chypriotes grecs auraient été transférés en Turquie.
135.  La Cour estime comme le gouvernement requérant que l'Etat défendeur ne saurait s'acquitter de l'obligation procédurale en cause par sa participation aux enquêtes du CMP. A l'instar de la Commission, elle note que, si les procédures de ce comité concourent sans conteste au but humanitaire pour lequel elles ont été créées, elles ne répondent pas en elles-mêmes à l'exigence d'enquête effective découlant de l'article 2 de la Convention, eu égard notamment à l'étroite portée des enquêtes du CMP (paragraphe 27 ci-dessus).
136.  A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu'il y a eu violation continue de l'article 2 en ce que les autorités de l'Etat défendeur n'ont pas mené d'enquête effective visant à faire la lumière sur le sort des Chypriotes grecs qui ont disparu dans des circonstances mettant leur vie en danger, et sur le lieu où ils se trouvaient. »
188.  Au travers de ses arguments, le gouvernement défendeur invite en fait la Cour à revoir sa conclusion ci-dessus quant à la capacité du CMP à enquêter de manière adéquate sur le sort des personnes disparues. Il soutient qu'il y a lieu de tenir dûment compte du contexte extrêmement sensible et douloureux dans lequel la communauté internationale a jugé opportun de mettre en place un mécanisme bicommunautaire. Il considère par ailleurs qu'il n'y a pas lieu d'accorder une importance décisive au mandat du CMP, mais qu'il faut tenir compte avant tout de la relance spectaculaire des activités de cet organe et de ses résultats récents dans la recherche et l'identification des dépouilles.
189.  La Cour estime, d'une part, que la Grande Chambre, dans la quatrième requête interétatique, était pleinement consciente du contexte et du caractère sensible de la situation lorsqu'elle a conclu que les procédures devant le CMP ne répondaient pas aux exigences s'appliquant aux enquêtes au titre de l'article 2. D'autre part, elle reconnaît pleinement l'importance des activités d'exhumation et d'identification en cours et rend hommage au travail accompli pour informer les familles et leur restituer les dépouilles (voir également la décision du Comité des Ministres, paragraphe 88 ci-dessus). Toutefois, aussi importantes que soient ces mesures en tant que première étape du processus d'enquête, elles n'épuisent pas l'obligation imposée par l'article 2.
190.  Il ressort des éléments fournis au sujet de Savvas Hadjipanteli qu'une fois une dépouille identifiée la procédure consiste à établir un certificat médical de décès, qui indique brièvement les blessures ayant causé la mort – la présence de plusieurs blessures par balles dans le cas de l'intéressé. Aucun rapport analysant les circonstances du décès ou cherchant à le dater n'est toutefois rédigé. En outre, dans le cas de Savvas Hadjipanteli, aucune mesure d'enquête n'a été prise pour tenter de retrouver et d'interroger dans le secteur des témoins susceptibles de donner des renseignements sur la façon dont l'intéressé et les autres personnes découvertes avec lui dans le charnier étaient décédés et aux mains de qui. Par conséquent, même si la dépouille de Savvas Hadjipanteli a été retrouvée, on ne saurait dire, si l'on écarte les suppositions et les spéculations, que la lumière a été faite sur le sort de l'intéressé.
191.  La Cour ne doute pas de l'extrême difficulté, plusieurs années après les événements, de retrouver des témoins oculaires ou d'identifier les auteurs présumés et de réunir des preuves contre eux. Toutefois, la jurisprudence de la Cour sur l'étendue de l'obligation procédurale est claire. Il s'agit essentiellement, au travers d'une telle enquête, d'assurer l'application effective des lois internes qui protègent le droit à la vie et, dans les cas impliquant des agents ou organes de l'Etat, de garantir que ceux-ci aient à répondre des décès survenus sous leur responsabilité. S'il peut arriver que des obstacles empêchent l'enquête de progresser dans une situation particulière, il reste qu'une prompte réponse des autorités est capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l'état de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance d'actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, §§ 111 et 114, CEDH 2001-III, et Brecknell c. Royaume-Uni, no 32457/04, § 65, 27 novembre 2007). Outre qu'elle doit être indépendante et accessible à la famille de la victime, qu'elle doit être menée avec une célérité et une diligence raisonnables et qu'elle doit offrir au public un droit de regard suffisant sur elle, l'enquête doit également être effective en ce sens qu'elle doit permettre de déterminer si le décès a ou non été causé illégalement et, le cas échéant, de conduire à l'identification et au châtiment des responsables (Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 88, CEDH 1999-III, Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, §§ 105-109, 4 mai 2001, et Douglas-Williams c. Royaume-Uni (déc.), no 56413/00, 8 janvier 2002).
192.  La Cour ne voit rien qui donne à penser que le CMP dépasse les limites de son mandat restreint pour chercher à établir les faits ayant entouré le décès des personnes disparues qui ont été identifiées ou à collecter et apprécier des preuves en vue de faire répondre de leurs agissements les auteurs d'actes de violence illégaux dans le cadre d'une procédure pénale. Aucun autre organe ou autorité ne remplit ces fonctions par ailleurs. Certes, les enquêtes pourraient se révéler peu concluantes et les éléments de preuve insuffisants. Cependant, cette issue n'est pas inéluctable, même à ce stade avancé, et le gouvernement défendeur ne saurait être dispensé des efforts requis. A titre d'exemple, la Cour rappelle que, dans le contexte de l'Irlande du Nord, les autorités ont mis en place des organes d'enquête (l'équipe de révision des crimes graves et l'équipe chargée des enquêtes historiques) ayant pour fonction de réexaminer les dossiers concernant des meurtres sectaires passés ainsi que des homicides non résolus et d'apprécier la possibilité d'obtenir de nouvelles preuves et de procéder à un complément d'enquête. Elle note que dans des affaires portées devant elle ces mesures ont été jugées satisfaisantes eu égard aux circonstances, notamment au laps de temps qui s'était écoulé (Brecknell, précité, §§ 71, 75, 79-81). Dès lors, on ne saurait affirmer que rien de plus ne peut être fait.
193.  Il se peut que les deux parties au conflit préfèrent ne pas chercher à faire venir au jour les représailles, homicides extrajudiciaires et massacres qui ont eu lieu ou à identifier parmi leurs propres forces et citoyens ceux qui sont impliqués. Il se peut qu'elles souhaitent privilégier une méthode « politique » pour traiter la question des personnes disparues et que le CMP, avec son mandat limité, soit la seule solution acceptable par tous dans le cadre de la mission de bons offices des Nations unies. Cela ne peut toutefois avoir d'incidence sur l'application des dispositions de la Convention.
194.  La Cour conclut à la violation continue de l'article 2 à raison de la non-réalisation par l'Etat défendeur d'investigations effectives visant à faire la lumière sur le sort des neufs hommes disparus en 1974.
IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
195.  L'article 3 énonce :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A.  L'arrêt de la chambre
196.  Renvoyant à la quatrième requête interétatique, la chambre a conclu aussi à la violation de l'article 3 à raison du traitement inhumain étant résulté pour les proches du silence gardé par les autorités pendant des années au sujet des disparus.
B.  Thèses défendues devant la Cour
1.  Les requérants
197.  Les seconds requérants souscrivent au raisonnement de la chambre, soulignant qu'ils attendent des nouvelles des êtres qui leur sont chers depuis trente-quatre ans et souffrent quotidiennement d'angoisse et de détresse. Ces sentiments seraient exacerbés par des articles parus récemment dans la presse et selon lesquels des personnes disparues auraient été utilisées comme cobayes dans les laboratoires biochimiques de l'armée turque.
2.  Le gouvernement défendeur
198.  Pour le gouvernement défendeur, aucun des neuf disparus n'a fait l'objet d'une détention forcée et il ne se pose donc aucune question.
3.  Le gouvernement intervenant
199.  Le gouvernement intervenant soutient que les requérants sont victimes d'un traitement inhumain continu. Il souligne que, dans toutes les affaires à l'examen, les requérants sont les épouses ou les parents des disparus ; dans trois cas, à la suite du décès du parent, la sœur ou le frère du disparu auraient poursuivi la procédure. Les intéressés n'auraient pas renoncé à chercher à découvrir ce qui s'est passé et leur angoisse se trouverait accentuée par le fait que certaines personnes détiendraient des informations mais ne les dévoileraient pas.
C.  Appréciation de la Cour
200.  Le phénomène des disparitions impose une charge particulière aux proches des disparus, maintenus dans l'ignorance quant au sort réservé aux êtres qui leur sont chers et en proie à l'angoisse engendrée par l'incertitude. C'est pourquoi la Cour, dans sa jurisprudence, reconnaît depuis longtemps que la situation des proches peut s'analyser en un traitement inhumain et dégradant contraire à l'article 3. L'essence du problème ne réside pas tant dans la gravité de la violation des droits de l'homme commise à l'égard des personnes portées disparues que dans la réaction et le comportement des autorités face à la situation dont on leur a donné connaissance (voir, parmi beaucoup d'autres, Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 358, 18 juin 2002, et Imakayeva, précité, § 164). Parmi les autres facteurs pertinents figurent la proximité de la parenté, les circonstances particulières de la relation, la mesure dans laquelle le parent a été témoin des événements en question et sa participation aux tentatives d'obtention de renseignements sur le disparu (Tanış, précité, § 219). Le constat d'une telle violation ne se limite pas aux affaires où l'Etat défendeur est tenu pour responsable de la disparition (Osmanoğlu, précité, § 96) mais peut aussi être formulé lorsque l'absence de réponse des autorités à la demande d'informations des proches ou les obstacles dressés sur le chemin de ceux-ci, obligés en conséquence de supporter la charge d'élucider les faits, peuvent passer pour révéler un mépris flagrant, continu et implacable de l'obligation de rechercher la personne disparue et de rendre compte de son sort.
201.  La Cour note que dans la quatrième affaire interétatique elle a estimé à propos des disparitions survenues en 1974 dans le contexte de l'opération militaire, qui a entraîné la mort d'un nombre considérable de personnes, ainsi que, sur une vaste échelle, des arrestations et détentions et des séparations forcées de familles, que les proches des disparus étaient au supplice d'ignorer si les membres de leur famille avaient été tués pendant le conflit ou s'ils étaient toujours détenus et qu'ils se heurtaient, en raison de la division persistante de Chypre, à de très sérieux obstacles dans leur quête d'informations. La Cour a conclu dans cette affaire qu'il y avait lieu de qualifier de traitement inhumain le silence des autorités de l'Etat défendeur devant les inquiétudes réelles des familles des disparus (Chypre c. Turquie, § 157).
202.  La Cour ne voit rien qui puisse l'amener à s'écarter de ce constat en l'espèce. Compte tenu de la durée des épreuves subies par les proches des disparus et de l'attitude d'indifférence que les autorités opposent à leur angoisse extrême quant au sort des intéressés, la Cour estime que la situation atteint un niveau de gravité suffisant pour tomber sous le coup de l'article 3. Partant, elle conclut à la violation de cette disposition dans le chef des requérants.
V.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 DE LA CONVENTION
203.  Les passages pertinents en l'espèce de l'article 5 de la Convention se lisent ainsi :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
a)  s'il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;
b)  s'il a fait l'objet d'une arrestation ou d'une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l'exécution d'une obligation prescrite par la loi ;
c)  s'il a été arrêté et détenu en vue d'être conduit devant l'autorité judiciaire compétente, lorsqu'il y a des raisons plausibles de soupçonner qu'il a commis une infraction ou qu'il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une infraction ou de s'enfuir après l'accomplissement de celle-ci ;
2.  Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu'elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle.
3.  Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l'intéressé à l'audience.
4.  Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d'introduire un recours devant un tribunal, afin qu'il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale.
5.  Toute personne victime d'une arrestation ou d'une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »
A.  L'arrêt de la chambre
204.  La chambre, citant la quatrième requête interétatique, a conclu à la violation de l'article 5 à raison de la non-réalisation par les autorités d'une enquête effective visant à retrouver les neuf hommes disparus, dont il était allégué de manière défendable qu'ils étaient détenus au moment de leur disparition.
B.  Thèses défendues devant la Cour
205.  Affirmant que leurs proches disparus ont été vus en vie pour la dernière fois dans une zone que l'Etat défendeur contrôlait ou était sur le point de contrôler, les requérants allèguent une violation procédurale. Il y a lieu, selon eux, de présumer que les intéressés furent arrêtés ou placés sous la surveillance de l'armée turque ou de forces relevant de l'Etat défendeur, responsable en conséquence de leur sort et soumis à l'obligation de les retrouver et de mener à cette fin une enquête rapide, effective, indépendante et approfondie.
206.  Le gouvernement défendeur soutient qu'aucun des hommes disparus n'a été arrêté ou se trouve toujours en détention. Les allégations des requérants seraient purement hypothétiques. Rien ne donnerait à penser et il serait extrêmement illogique de présumer que l'un quelconque des Chypriotes grecs disparus se trouve encore détenu par les autorités turques ou chypriotes turques.
207.  Le gouvernement chypriote considère pour sa part qu'il est prouvé au-delà de tout doute raisonnable que deux des hommes disparus, MM. Thoma et Hadjipanteli, avaient été privés de leur liberté par les autorités turques. Or celles-ci n'auraient pas donné d'explications crédibles et convaincantes sur leur sort ultérieur. Elles seraient restées en défaut de mettre en place un système d'enregistrement correct à cet égard et de mener une enquête rapide et effective. Ces éléments révéleraient de nombreuses violations continues de l'article 5 ; par ailleurs, la non-reconnaissance par les autorités turques des détentions en cause rendrait celles-ci contraires à l'article 5, nonobstant l'impossibilité pour les requérants de soulever la question devant la Cour.
C.  Appréciation de la Cour
208.  La Cour rappelle qu'elle a conclu ci-dessus à l'existence d'un commencement de preuve ou d'éléments permettant de considérer que deux des hommes concernés – Eleftherios Thoma et Savvas Hadjipanteli –, qui figurent sur les listes de détenus dressées par le CICR (paragraphes 77 et 80 ci-dessus), ont été vus pour la dernière fois alors qu'ils se trouvaient dans une situation contrôlée par les forces turques ou chypriotes turques. Ils n'ont pas été revus depuis. Pourtant, les autorités turques ne reconnaissent pas leur détention. Elles n'ont fourni aucune preuve documentaire constituant une trace officielle des déplacements des intéressés. La Cour constate une méconnaissance flagrante des garanties procédurales applicables à la détention des personnes. Si rien ne permet de dire que l'un quelconque des deux hommes se trouvait toujours détenu au cours de la période examinée par la Cour, il incombe au gouvernement turc de montrer que les autorités ont enquêté de manière effective sur le grief défendable selon lequel les intéressés ont été arrêtés et n'ont pas été revus depuis (voir, parmi beaucoup d'autres, Kurt, précité, § 124). Or les conclusions formulées par la Cour ci-dessus sous l'angle de l'article 2 ne laissent aucun doute que les autorités sont également restées en défaut de mener les investigations requises à cet égard. Partant, la Cour conclut à une violation continue de l'article 5.
209.  Les preuves produites relativement aux sept autres disparus n'étant pas suffisantes, la Cour conclut à l'absence de violation de l'article 5 dans leur chef.
VI.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 4, 6, 8, 10, 12, 13 ET 14 DE LA CONVENTION
210.  A l'origine, les requérants invoquaient les articles 4 (interdiction de l'esclavage et du travail forcé), 6 (droit à un procès équitable), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), 10 (liberté d'expression), 12 (droit de se marier et de fonder une famille), 13 (octroi d'un recours effectif pour faire valoir des griefs défendables de violation de la Convention) et 14 (interdiction de la discrimination dans la jouissance des droits reconnus par la Convention). Dans leurs dernières observations, ils déclarent maintenir ces griefs, à l'exception de ceux tirés de l'article 4.
211.  Eu égard aux faits de l'espèce, aux thèses des parties et aux conclusions formulées sous l'angle des articles 2, 3 et 5 de la Convention, la Cour estime qu'elle a examiné les principales questions juridiques soulevées par la présente requête et qu'il n'y a pas lieu de statuer séparément sur les autres griefs des requérants.
VII.  SUR L'APPLICATION DES ARTICLES 46 ET 41 DE LA CONVENTION
212.  Aux termes de l'article 46,
« 1.  Les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2.  L'arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l'exécution. »
213.  Quant à l'article 41, il est ainsi libellé :
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
1.  L'arrêt de la chambre
214.  La chambre n'a aperçu aucune base sur laquelle allouer une indemnité pour dommage matériel. Elle a rejeté les demandes extrêmement élevées des requérants pour préjudice moral, soulignant que l'article 41 ne prévoyait pas l'imposition de sanctions punitives à un gouvernement défendeur. Elle a attaché de l'importance au contexte dans lequel quelque 1 400 personnes avaient été portées disparues du côté chypriote grec et 500 du côté chypriote turc et au fait que le Comité des Ministres avait commencé son travail de surveillance de l'exécution de l'arrêt rendu par la Grande Chambre dans la quatrième requête interétatique, dont l'élément essentiel serait la mise en œuvre, enfin, de mesures propres à faire la lumière sur le sort d'autant d'hommes, de femmes et d'enfants disparus que possible. Elle a conclu que, dans cette situation unique, il ne serait ni approprié ni constructif, ni même juste, d'octroyer des indemnités spécifiques additionnelles ou de formuler des recommandations relativement à certains requérants. Elle a donc estimé que les constats de violations constituaient en soi une satisfaction équitable suffisante.
2.  Thèses défendues devant la Cour
a)  Les prétentions des requérants
215.  Les requérants voient une violation de l'article 46 dans ce qu'ils estiment être de la part de la Turquie un refus continu de respecter ses obligations. Cette attitude de la Turquie toucherait des centaines de familles chypriotes grecques et menacerait l'effectivité du système de la Convention. Les requérants invitent la Cour à enjoindre au gouvernement défendeur de se conformer aux obligations juridiques qui lui incombent en vertu des articles 2, 3, 5, 8, 10, 13 et 14 de la Convention à leur égard en conduisant une enquête rapide et effective propre à permettre de retrouver la trace des disparus et d'établir ce qu'il est advenu d'eux, en rendant publics les résultats de ces investigations, en libérant immédiatement et sans conditions et en rapatriant toute personne toujours en détention aux mains des Turcs, et en restituant les dépouilles de ceux dont il a été établi qu'ils sont décédés. A défaut de ces mesures, les requérants demandent à la Cour d'ordonner au gouvernement défendeur, afin de l'inciter à respecter ses obligations, de verser à chacun des requérants 24 livres chypriotes (CYP) par jour, cette somme devant doubler tous les douze mois.
216.  Pour préjudice moral, les requérants réclament par ailleurs 407 550 euros (EUR) à raison des violations subies par chacun des disparus, ces sommes devant être conservées par les requérants pour le compte des intéressés et de leurs héritiers, et 543 400 EUR pour chacun des requérants ou leurs héritiers (soit 6 175 EUR par violation pour chaque année de 1987 à 2009 où les exigences de la Convention ont été méconnues). Les requérants estiment que l'octroi de pareilles indemnités est essentiel, dès lors que les violations sont nombreuses, graves, massives et systémiques, qu'elles perdurent depuis plus de trente-quatre ans et qu'elles sont aggravées par le mépris flagrant de la Turquie pour les constats formulés par les organes de la Convention. En rejetant leurs demandes d'indemnité, la chambre aurait versé dans l'erreur et agi d'une manière discriminatoire incompatible avec la pratique de la Cour.
b)  Les observations en réponse du gouvernement défendeur
217.  Pour ce qui est du dommage moral, le gouvernement défendeur soutient que l'octroi d'indemnités n'est pas indiqué : les allégations reposeraient essentiellement sur des hypothèses, les dossiers du CMP ne renfermant aucun élément de nature à confirmer que les hommes concernés aient été arrêtés, et que tous, sauf un, aient disparu dans une situation de conflit qui mettait inévitablement leur vie en danger. Par ailleurs, le CMP aurait accompli des progrès importants et, étant donné que la question des disparitions touche les deux communautés, l'octroi d'indemnités aux familles chypriotes grecques aggraverait les blessures des familles chypriotes turques comptant des disparus et ne contribuerait pas au processus de réconciliation. En outre, les somme réclamées seraient excessives et d'un montant sans précédent.
c)  Les observations du gouvernement intervenant
218.  Le gouvernement intervenant soutient que la Cour doit identifier les mesures dont l'adoption permettrait de faire cesser les violations continues alléguées, étant entendu qu'il y aurait lieu d'y ajouter de surcroît une réparation sous forme d'indemnisation. En rejetant les demandes d'indemnités, la chambre se serait écartée de la pratique suivie de manière constante dans les affaires de disparition. La quatrième affaire interétatique ne serait pas pertinente, puisqu'on ignorerait encore si une indemnité peut être allouée ou le sera. Les indemnités devraient tenir compte des sommes octroyées précédemment et de la durée des violations.
219.  Le gouvernement intervenant invite la Cour à enjoindre au gouvernement défendeur de conduire une enquête effective sur le sort des disparus, en précisant les exigences auxquelles elle doit répondre, et de prendre des mesures pour éviter de nouvelles disparitions et menaces pour le droit à la vie contraires aux articles 2 et 5.
d)  Les observations de Redress
220.  L'organisation non gouvernementale internationale Redress soutient que, d'une manière générale, en droit international public un constat de violation engendre une obligation de réparation. Dans les affaires de disparition, le but serait une restitutio in integrum. En cas d'impossibilité, une indemnité et d'autres formes adéquates et appropriées de réparation seraient envisagées. La réparation devrait tenir compte de la gravité de la violation et des circonstances de l'affaire. Conformément à la jurisprudence de la Cour, la notion de recours effectif impliquerait une enquête effective sur les faits, la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre une disparition forcée énonçant de son côté que des mesures doivent être prises pour permettre aux victimes de connaître la vérité concernant les circonstances de la disparition. Dans les affaires de disparition, la Cour interaméricaine ordonnerait l'exhumation et la restitution de la dépouille, ainsi que l'octroi d'une indemnité pour souffrance morale, la conduite d'une enquête sur les circonstances de la disparition et la publication des faits de l'affaire. Le Comité des droits de l'homme des Nations unies reconnaîtrait lui aussi le droit à la vérité. Un certain nombre de traités et d'arrêts mentionneraient la nécessité de prendre des mesures spéciales pour mettre fin aux violations continues et garantir leur non-répétition.
221.  Selon Redress, la Cour a accordé une réparation dans la plupart, voire dans la totalité des affaires de disparition, et jugé, sous l'angle de l'article 13, qu'en cas de violation des articles 2 et 3 une réparation doit en principe être octroyée. La durée de la violation entrerait en ligne de compte pour l'appréciation de l'indemnité. La perspective de mesures générales ne supprimerait pas l'obligation d'une réparation individuelle. Il serait également loisible à la Cour, dans une affaire individuelle, d'indiquer d'autres formes de satisfaction équitable propres à faire cesser les violations existantes et à prévenir leur répétition.
3.  Appréciation de la Cour
a)  Article 46 de la Convention
222.  En ce qui concerne la position des requérants quant à la réalisation d'une enquête effective, la Cour rappelle le principe général selon lequel l'Etat défendeur demeure libre de choisir les moyens de s'acquitter de son obligation juridique au regard de l'article 46 de la Convention, sous réserve que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l'arrêt de la Cour (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII, et Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 110, CEDH 2009-...). Par conséquent, elle estime qu'en l'espèce c'est au Comité des Ministres qu'il incombe, en vertu de l'article 46 de la Convention, de décider quelles mesures s'imposent concrètement dans le cadre de l'exécution de l'arrêt rendu par la Cour (voir, mutatis mutandis, Akdivar et autres c. Turquie (article 50), 1er avril 1998, § 47, Recueil 1998-II)
223.  Quant aux amendes journalières que les requérants suggèrent d'imposer au gouvernement défendeur jusqu'à l'exécution du présent arrêt, la Cour relève qu'elle a toujours rejeté les demandes de dommages-intérêts punitifs (Akdivar et autres, précité, § 38, et Orhan, précité, § 448). Elle estime que la Convention ne lui permet guère, voire pas du tout, d'enjoindre à un Gouvernement de verser à un requérant des pénalités qui ne sont pas liées à un dommage dont il est établi qu'il a été réellement subi à raison de violations passées de la Convention. Dans la mesure où de telles sommes viseraient à dédommager un requérant pour des souffrances futures, elles seraient purement spéculatives.
b)  Article 41 de la Convention
224.  La Cour observe qu'aucune disposition ne prévoit expressément le versement d'une indemnité pour dommage moral. Dans son approche concernant l'octroi d'une satisfaction équitable, qui varie d'une affaire à l'autre, la Cour établit une distinction entre les situations où le requérant a subi un traumatisme évident, physique ou psychologique, des douleurs et souffrances, de la détresse, de l'angoisse, de la frustration, des sentiments d'injustice ou d'humiliation, une incertitude prolongée, une perturbation dans sa vie ou une véritable perte de chances (voir, par exemple, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 70, CEDH 2000-VIII, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 123, CEDH 1999-V, et Smith et Grady c. Royaume-Uni (satisfaction équitable), nos 33985/96 et 33986/96, § 12, CEDH 2000-IX) et les situations où la reconnaissance publique, dans un arrêt contraignant pour l'Etat contractant, du préjudice souffert par le requérant représente en soi une forme efficace de réparation. Dans de nombreuses affaires, le constat par la Cour de la non-conformité aux normes de la Convention d'une loi, d'une procédure ou d'une pratique est suffisant pour redresser la situation (voir, par exemple, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 120, CEDH 2002-VI, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 188, CEDH 2008-..., et S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 134, 4 décembre 2008). Toutefois, dans certaines situations, l'impact de la violation peut être considéré comme étant d'une nature et d'un degré propres à avoir porté au bien-être moral du requérant une atteinte telle que cette réparation ne suffit pas. Ces éléments ne se prêtent pas à un calcul ou à une quantification précise. La Cour n'a pas non plus pour rôle d'agir comme une juridiction nationale appelée, en matière civile, à déterminer les responsabilités et octroyer des dommages-intérêts. Elle est guidée par le principe de l'équité, qui implique avant tout une certaine souplesse et un examen objectif de ce qui est juste, équitable et raisonnable, compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'affaire, c'est-à-dire non seulement de la situation du requérant, mais aussi du contexte général dans lequel la violation a été commise. Les indemnités qu'elle alloue pour préjudice moral ont pour objet de reconnaître le fait qu'une violation d'un droit fondamental a entraîné un dommage moral et elles sont chiffrées de manière à refléter approximativement la gravité de ce dommage. Elles ne visent pas et ne doivent pas viser à fournir au requérant, à titre compassionnel, un confort financier ou un enrichissement aux dépens de la Partie contractante concernée.
225.  Il n'existe donc pas de barème spécifique concernant les indemnités à allouer dans les affaires de disparition, et c'est à tort que les requérants cherchent à en déduire un d'affaires antérieures concernant des disparitions en Russie ou en Turquie. En outre, la Cour ne saurait souscrire à l'argument consistant à dire que la chambre s'est trompée en tenant compte du contexte de l'affaire et du processus d'exécution en cours devant le Comité des Ministres. Ainsi qu'il ressort clairement des observations des requérants eux-mêmes, ceux-ci souhaitent avant tout obtenir des renseignements sur ce qu'il est advenu de leurs proches à l'époque pertinente et pouvoir ainsi mettre fin à l'incertitude dans laquelle ils se trouvent. Cela étant, les requérants sont restés pendant des décennies dans l'ignorance, ce qui a dû profondément les marquer. Compte tenu de la gravité de l'affaire et statuant en équité, la Cour alloue 12 000 EUR à chacun des neuf requérants pour préjudice moral, somme qui ira aux héritiers en cas de décès du requérant.
B.  Frais et dépens
1.  Les observations des parties
226.  Les représentants des requérants Andreas et Giorghulla Varnava (no 16064/90), Demetris Theocharides et les héritiers d'Elli Theocharidou (no 16068/90), Eleftherios Thoma et les héritiers de Christos Thoma (no 16070/90), Savvas et Georghios Apostolides (no 16072/90) et Leontis Demetriou et Yianoulla Leonti Sarma (no 16073/90) sollicitent un montant de 5 778,41 CYP, taxe sur la valeur ajoutée (TVA) incluse, pour chaque requête pour les frais et dépens exposés jusqu'au renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre, plus 6 299,58 EUR, TVA incluse, pour ceux engagés devant la Grande Chambre, soit un total de 16 172,58 EUR par requête.
227.  Les représentants d'Andreas Loizides et des héritiers de Loizos Loizides (no 16065/90), de Philippos Constantinou et Demetris K. Peyiotis (no 16066/90), de Panicos et Chrysoula Charalambous (no 16069/90) et de Savvas et Androula Hadjipanteli (no 16071/90) ont soumis des notes de frais d'un montant de 5 186,16 CYP, TVA incluse, par requête pour les frais et dépens exposés jusqu'au renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre et 6 299,58 EUR, TVA incluse, par requête pour ceux engagés devant la Grande Chambre, soit un total de 14 960,66 EUR par requête.
228.  Le gouvernement défendeur estime que ces demandes sont exagérées et excessives, les requêtes étant toutes de même nature et les observations renfermant une profusion de citations et de reprises de documents antérieurs.
2.  L'indemnité allouée par la Cour
229.  La Cour rappelle que l'allocation de frais et dépens au titre de l'article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux. En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (voir, par exemple, Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002, Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 105, CEDH 2003-VIII).
230.  Constatant que les observations des requérants se chevauchent presque entièrement et que toutes les allégations de violation n'ont pas été retenues, mais considérant la durée de la procédure devant les organes de la Convention et les multiples échanges d'observations écrites, la Cour alloue 8 000 EUR par requête pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d'impôt sur ce montant.
C.  Intérêts moratoires
231.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Rejette, par seize voix contre une, l'exception préliminaire de défaut d'intérêt juridique soulevée par le gouvernement défendeur ;
2.  Rejette, par seize voix contre une, l'exception préliminaire d'incompétence ratione temporis soulevée par le gouvernement défendeur ;
3.  Rejette, par quinze voix contre deux, l'exception préliminaire d'inobservation du délai de six mois soulevée par le gouvernement défendeur ;
4.  Dit, par seize voix contre une, qu'il y a violation continue de l'article 2 de la Convention à raison de la non-réalisation par les autorités de l'Etat défendeur d'une enquête effective sur le sort des neuf hommes disparus dans des circonstances mettant leur vie en danger ;
5.  Dit, par seize voix contre une, qu'il y a violation continue de l'article 3 de la Convention dans le chef des requérants ;
6.  Dit, par seize voix contre une, qu'il y a violation continue de l'article 5 de la Convention à raison de la non-réalisation par les autorités de l'Etat défendeur d'une enquête effective sur le sort d'Eleftherios Thoma et de Savvas Hadjipanteli ;
7.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas violation continue de l'article 5 de la Convention à raison de la non-réalisation par les autorités de l'Etat défendeur d'une enquête effective sur le sort des sept autres hommes disparus ;
8.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner les griefs tirés des articles 4, 6, 8, 10, 12, 13 et 14 de la Convention ;
9.  Dit, par seize voix contre une,
a)  que l'Etat défendeur doit verser, dans les trois mois, les sommes suivantes :
i.  12 000 EUR (douze mille euros) par requête, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour préjudice moral ;
ii.  8 000 EUR (huit mille euros) par requête, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par les requérants ou leurs héritiers, pour frais et dépens ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
10.  Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 18 septembre 2009.
Erik Fribergh Jean-Paul Costa   Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes :
–  opinion concordante du juge Spielmann, à laquelle se rallient les juges Ziemele et Kalaydjieva ;
–  opinion concordante commune aux juges Spielmann et Power ;
–  opinion concordante de la juge Ziemele ;
–  opinion concordante du juge Villiger ;
–  opinion dissidente de la juge Erönen.
J.-P. C.  E. F.  
OPINION CONCORDANTE DU JUGE SPIELMANN,  À LAQUELLE SE RALLIENT  LES JUGES ZIEMELE ET KALAYDJIEVA
(Traduction)
1.  La Cour juge qu'il y a violation continue de l'article 2 de la Convention à raison de la non-réalisation par les autorités de l'Etat défendeur d'une enquête effective sur le sort des neuf hommes disparus dans des circonstances mettant leur vie en danger. Je déplore que ni dans l'arrêt ni dans le dispositif la Cour n'indique expressément à l'Etat défendeur qu'il doit conduire une enquête effective.
2.  A mon sens, il est regrettable que la Cour estime que c'est au Comité des Ministres qu'il incombe de décider, le cas échéant, quelles mesures s'imposent concrètement dans le cadre de l'exécution de l'arrêt rendu par elle.
3.  Conformément au principe de la restitutio in integrum, exposé de façon éloquente dans les observations de Redress (paragraphe 220 de l'arrêt), et en soulignant l'obligation, pour l'Etat dont il est constaté qu'il a violé la Convention, de rétablir la situation antérieure à la commission de l'acte dommageable, la Cour aurait dû préciser, dans le raisonnement et dans le dispositif de l'arrêt, qu'une enquête effective doit être conduite. L'obligation de rendre des comptes sur ce qu'il est advenu des hommes disparus inclut celles de conduire une enquête sur les événements et les responsables et d'offrir aux victimes et aux proches la possibilité de demander réparation.
4.  Au paragraphe 191 de l'arrêt, la Cour souligne que sa jurisprudence sur l'étendue de l'obligation procédurale est claire et qu'il s'agit essentiellement, au travers d'une telle enquête, d'assurer l'application effective des lois internes qui protègent le droit à la vie et, dans les cas impliquant des agents ou organes de l'Etat, de garantir que ceux-ci aient à répondre des décès survenus sous leur responsabilité. Ce principe général tiré de la jurisprudence de la Cour aurait dû apparaître au paragraphe 222 et dans le dispositif de l'arrêt.
5.  En vertu de l'article 46 § 2 de la Convention, la surveillance de l'exécution des arrêts de la Cour incombe au Comité des Ministres. Cela ne signifie toutefois pas que la Cour ne doive jouer aucun rôle en la matière ni prendre des mesures destinées à faciliter la tâche du Comité des Ministres dans l'accomplissement de ces fonctions.
6.  En effet, la Cour a estimé par le passé qu'on ne saurait remédier à une violation de l'article 2 par le simple octroi de dommages-intérêts à la famille de la victime (Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil des arrêts et décisions 1998-I). Ainsi que Redress l'a souligné avec éloquence dans ses observations, eu égard à l'importance fondamentale du droit à la protection de la vie, outre le versement d'une indemnité compensatoire, les Etats ont l'obligation de mener une enquête approfondie et effective, propre à conduire à l'identification et à la punition des responsables, et comportant un accès effectif du plaignant à la procédure d'enquête (Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, §§ 112-113, CEDH 1999-IV). Un recours effectif entraîne l'obligation de conduire sur le ou les incidents des investigations officielles effectives qui doivent notamment être « approfondies, impartiales et attentives » (Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000-VI).
7.  A cette fin, il est essentiel que la Cour, dans ses arrêts, ne se borne pas à donner une description aussi précise que possible de la nature de la violation de la Convention constatée mais qu'elle indique également à l'Etat concerné dans son raisonnement sous l'angle de l'article 46 de la Convention et dans le dispositif, lorsque les circonstances de l'affaire le requièrent, les mesures qu'elle juge les plus appropriées pour redresser la violation.
OPINION CONCORDANTE COMMUNE  AUX JUGES SPIELMANN ET POWER
(Traduction)
1.  Nous partageons l'avis de la majorité selon lequel il y a violation continue de l'article 2 de la Convention à raison de la non-réalisation par les autorités de l'Etat défendeur d'une enquête effective sur le sort des neuf hommes disparus dans des circonstances mettant leur vie en danger. Toutefois, nous tenons à exprimer notre désaccord avec le raisonnement concernant la question du délai de six mois. A cet égard, nous approuvons l'analyse de la juge Ziemele et, en particulier, la référence aux principes généraux du droit international tels qu'énoncés à l'article 14 § 2 du projet d'articles sur la responsabilité de l'Etat élaboré par la Commission du droit international.
2.  Certes, on peut bien comprendre que la Cour souhaite assurer une certaine sécurité juridique s'agissant des délais d'introduction de griefs devant elle. Bien que nous reconnaissions par principe que, « en matière de disparition, les requérants ne sauraient attendre indéfiniment pour saisir la Cour » [et] « doivent faire preuve de diligence et d'initiative et introduire leurs griefs sans délai excessif » (paragraphe 161 de l'arrêt), nous ne devons pas moins garder à l'esprit que nous sommes en présence d'une violation continue d'une obligation internationale et que l'Etat défendeur n'a jamais donné d'explication sur ce qu'il est advenu des hommes disparus, ni conduit d'enquête effective sur les évènements et les responsables, ni offert aux victimes et à leurs proches la possibilité de demander réparation. Comme la Cour le souligne à juste titre au paragraphe 148 de l'arrêt : « (...) l'obligation procédurale subsiste potentiellement tant que le sort de la personne concernée n'a pas été éclairci ; l'absence persistante de l'enquête requise sera considérée comme emportant une violation continue (voir la quatrième requête interétatique, § 136) (...) ».
3.  Pour étayer son raisonnement concernant le délai de six mois, la majorité accorde une grande importance au fait que la procédure du Comité des personnes disparues (le « CPM ») créé dans le cadre des Nations unies n'est pas effective. Nous ne pouvons accepter les conséquences de cette ineffectivité sur l'application de la règle des six mois. A ce propos, nous souscrivons aux observations formulées par la juge Ziemele au sujet du mandat restreint du CMP et partageons son avis selon lequel l'ineffectivité de la procédure du CMP n'est qu'un critère parmi d'autres (et de loin pas le plus significatif) à prendre en compte pour décider d'appliquer ou non la règle des six mois dans la procédure devant la Cour.
4.  Nous tenons à ajouter ce qui suit. La Grande Chambre n'étant pas liée par les précédents Baybora et Karabardak ((déc.), no 77116/01et no 76575/01, 22 octobre 2002), nous ne voyons pas pourquoi la majorité a cru devoir distinguer la présente affaire de celles examinées en 2002 en précisant que les requérants dans ces deux affaires « avaient indûment tardé à saisir la Cour ». Nous estimons qu'il n'était pas nécessaire d'élaborer un raisonnement spécifique soulignant les éléments distinctifs des affaires Karabardak et Baybora, qui se rapportaient à des requêtes introduites par les familles de Chypriotes turcs disparus durant les troubles intercommunautaires dans les années 1960. Au paragraphe 171 de l'arrêt, la majorité concède que « [l]es décisions de chambre dans les affaires mentionnées plus haut sont très concises et, en l'absence d'argumentation des parties, ne renferment aucun raisonnement explicatif ». Dans ces conditions, nous ne sommes pas en mesure de souscrire à la conclusion que dans les affaires Baybora et Karabardak les requérants « avaient indûment tardé à saisir la Cour ».
5.  Les parties n'ayant pas soumis d'observations détaillées dans les affaires Karabardak et Baybora, nous regrettons que celles-ci aient été rejetées pour tardiveté en vertu de l'article 35 et que la Cour ait déclaré dans ces deux affaires que « à supposer même que les requérants n'aient disposé d'aucun recours effectif, comme ils l'allèguent, il y a lieu de considérer qu'ils en étaient conscients bien avant le 30 octobre 2001, date d'introduction de leur requête. ». Nous ne pouvons souscrire à la justification de ces deux décisions d'irrecevabilité données au paragraphe 171 de l'arrêt en prenant pour date critique « la fin de 1990 ». A cet égard, nous sommes convaincus – même si nous parvenons à une conclusion différente – par le raisonnement de la juge Erönen selon lequel « juridiquement, il n'y a aucune différence entre le temps mis par les requérants dans l'affaire Karabardak et celui mis par les requérants en l'espèce à saisir la Cour et la Commission respectivement. »
6.  La violation continue qui découle du manquement de l'Etat à enquêter ou à donner des explications sur des disparitions forcées ne cesse pas avec le passage du temps. A notre sens, la juge Ziemele observe à juste titre que la non-application du délai de six mois à des violations d'obligations internationales revêtant un caractère continu, comme dans le contexte de disparitions forcées, poursuit un but important : empêcher que les coupables demeurent impunis pour de tels actes.
OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE ZIEMELE
(Traduction)
1.  Je souscris à l'ensemble des conclusions formulées par la Cour en l'espèce. Toutefois, je tiens à préciser en ce qui concerne certaines questions que soit la Cour ne les tranche pas dans son raisonnement, soit ma position est différente. La première se rapporte à la qualité des disparus dans la procédure devant la Cour (paragraphes 111-113 de l'arrêt), la deuxième à la présomption de décès (paragraphes 142-146 de l'arrêt) et, enfin, la troisième, à l'application du délai de six mois aux violations continues, en particulier lorsqu'on a affaire à des disparitions forcées. Précisons d'emblée que ces trois questions sont liées. Je les examinerai successivement ci-après.
La qualité des disparus
2.  S'appuyant sur sa jurisprudence, la Cour souligne que ce sont d'ordinaire les proches de la personne disparue qui sont dénommés requérants devant elle (paragraphe 111). En l'espèce, les requêtes ont été introduites au nom des disparus et en celui de leurs proches et ceux-ci refusent explicitement d'admettre que les disparus soient présumés décédés. En outre, les requérants n'allèguent pas une violation de l'article 2 de la Convention sous son volet matériel (voir, a contrario, la jurisprudence sur les disparitions en Tchétchénie (Russie)).
3.  Dans son arrêt, la Cour établit que l'obligation de fournir des explications sur ce qu'il est advenu des disparus et de traduire le ou les responsables en justice revêt un caractère continu (voir, par exemple, le paragraphe 148 de l'arrêt). A mon sens, il s'ensuit que, tant que l'on ignore le sort réservé aux disparus, il serait contraire à la nature même d'une obligation continue particulière que la Cour retienne une présomption de décès car, alors, il en résulterait notamment sur le plan juridique que les intéressés n'ont pas qualité pour agir devant la Cour.
4.  En outre, la disparition forcée est un phénomène singulier auquel on ne peut pleinement s'attaquer que si l'on reconnaît qu'il emporte violation de plusieurs droits de l'homme en même temps (pour la définition du phénomène, voir, par exemple, la Déclaration des Nations unies sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, paragraphe 89 de l'arrêt). Ces droits ne sont peut-être pas tous expressément énoncés dans la Convention, mais ils peuvent être implicites dans d'autres concepts qu'elle renferme. Parmi les droits violés en situation de disparition forcée, il y a celui d'être reconnu comme une personne devant la loi. En n'accordant pas aux disparus la qualité de requérant, la Cour elle-même peut donner l'impression qu'elle refuse de reconnaître ces individus comme des personnes devant la loi et qu'elle restreint leur droit d'accès à la justice. Il est clair pour moi que non seulement la Cour aurait dû laisser en suspens la question de la qualité des disparus mais qu'elle aurait manifestement dû reconnaître ceux-ci comme requérants en l'espèce.
La présomption de décès
5.  Il importe également de noter que la reconnaissance internationale des actes conduisant à une disparition forcée comme infraction continue aussi longtemps que les auteurs dissimulent le sort réservé à la personne disparue et le lieu où elle se trouve vise à dissuader les Etats de se livrer à de telles pratiques. Considérant ce but plus général, il est admis au niveau des Nations unies que la présomption de décès ne peut être retenue si la famille s'y oppose (paragraphe 90 de l'arrêt). L'histoire montre que des personnes disparues sont retrouvées des décennies après des conflits internationaux et que les familles continuent à espérer et à chercher les êtres qui leur sont chers.
6.  Il y a lieu de noter qu'en l'espèce, contrairement à la situation en cause dans de nombreuses affaires ayant pour origine le conflit en Tchétchénie (Russie) et dans laquelle la Cour puise essentiellement les principes à appliquer en l'occurrence, les proches n'ont demandé ni aux autorités internes ni à la Cour de dire d'une façon ou d'une autre que les disparus étaient décédés (à titre de comparaison, voir, par exemple, Askharova c. Russie, no 13566/02, § 59, 4 décembre 2008, et Magomadova c. Russie, no 2393/05, 18 juin 2009). En l'espèce, contrairement là encore aux affaires russes, c'est le gouvernement défendeur qui invoque la présomption de décès pour arguer que les événements échappent à la compétence temporelle de la Cour. Les affaires russes diffèrent manifestement du cas d'espèce, en ce que même la date du décès présumé relevait de la compétence ratione temporis de la Cour et que se posait la question d'une violation de l'article 2 sous son volet matériel. D'une manière générale, dans ces affaires, on disposait de preuves bien plus abondantes et récentes concernant l'événement de l'enlèvement lui-même.
7.  Dans la présente affaire, je ne souscris donc pas au raisonnement de la Cour selon lequel l'écoulement d'un laps de temps de plus de trente-quatre ans peut constituer un indice solide que les disparus sont décédés dans l'intervalle (paragraphe 146 de l'arrêt). Assurément, les affaires russes ne peuvent servir de précédent pour une telle déclaration de principe. Dans l'affaire dont nous sommes ici saisis, les requérants refusent absolument d'accepter la présomption de décès, alors que le gouvernement défendeur la retient. En même temps, les requérants ne soulèvent pas leur grief sous le volet matériel de l'article 2 dans le contexte duquel, à mon avis, ce désaccord trouve plus logiquement sa place. Les termes du paragraphe 146 de l'arrêt peuvent donner une fausse idée de l'approche de la Cour concernant les disparitions forcées de longue durée généralement associées à des conflits internationaux complexes. La Cour parvient à la conclusion que, même si l'on peut présumer que les disparus sont décédés, cela ne fait pas disparaître l'obligation procédurale d'enquêter sur leur sort et de donner des renseignements sur le lieu où ils se trouvent. Je vois mal comment on peut logiquement dissocier l'obligation des individus auxquels le droit est conféré, à savoir les disparus. Dès lors, eu égard à ce qu'impliquaient les disparitions forcées à l'époque de l'introduction de la requête devant la Cour, les disparus ne peuvent pas être présumés décédés, en l'absence de décisions nationales et de demandes des proches à cet effet. Les disparus sont requérants et la Convention garantit des droits que l'Etat défendeur doit leur reconnaître.
Le délai de six mois
8.  J'en viens enfin à la question du délai de six mois. On peut comprendre que la Cour souhaite assurer une certaine sécurité juridique s'agissant du délai d'introduction de griefs. Les dates limites ont un but légitime dans le cadre d'une procédure judiciaire. Toutefois, la question en l'espèce est celle de savoir si la même approche s'applique en cas de violation continue d'une obligation internationale. Pour répondre à cette question, nous devons garder à l'esprit la nature même d'une violation continue d'une obligation internationale. L'article 14 § 2 du projet d'articles sur la responsabilité de l'Etat pour fait internationalement illicite, élaboré par la Commission du droit international, définit le phénomène comme suit : « La violation d'une obligation internationale par le fait de l'Etat ayant un caractère continu s'étend sur toute la période durant laquelle le fait continue et reste non conforme à l'obligation internationale ».
9.  Dans la présente affaire, le gouvernement défendeur n'a à ce jour pas donné d'explication sur ce qu'il est advenu des disparus, ni conduit d'enquête sur les événements et sur les responsables, ni offert aux victimes et à leurs proches la possibilité de demander réparation. Le fait que la procédure du Comité des personnes disparues (CMP) des Nations unies ne constitue pas un recours effectif n'est qu'un critère parmi d'autres, et de loin pas le plus significatif, à prendre en compte pour décider d'appliquer ou non la règle des six mois dans la présente procédure devant la Cour. Le CMP a le mandat, restreint, d'établir si les disparus sont décédés ou en vie. Il ne peut attribuer des responsabilités ou préciser la cause du décès (paragraphe 85 de l'arrêt). En d'autres termes, ce n'est pas le CMP qui s'acquittera de l'ensemble des obligations incombant à la Turquie relativement aux personnes disparues. Cette donnée était connue lors de la création du CMP, et a été confirmée dans la quatrième affaire interétatique (paragraphe 187 de l'arrêt).
10.  La Cour se fourvoie dans son raisonnement sur le délai de six mois lorsqu'elle déclare que c'est à partir du moment où il est apparu que la procédure du CMP ne permettait plus aucun espoir de progrès (paragraphe 170 de l'arrêt) que le délai de six mois aurait dû commencer à courir pour les intéressés aux fins de l'introduction d'une requête devant la Cour. Comme le montre l'arrêt (voir les thèses des parties sous l'angle de l'article 2) et eu égard aux conclusions de la Cour sur le terrain de l'article 2 concernant une violation continue par la Turquie d'une obligation procédurale (paragraphes 191-194 de l'arrêt), nous sommes toujours en présence d'une violation continue d'une obligation découlant de la Convention. La Cour aurait donc dû suivre sa propre jurisprudence sur la non-application du délai de six mois aux situations continues (paragraphe 159 de l'arrêt). La non-application du délai de six mois aux violations d'obligations internationales revêtant un caractère continu, en particulier s'agissant de crimes tels que des disparitions forcées, poursuit un but important : empêcher que les coupables demeurent impunis pour de tels actes.
11.  Cependant, la présomption de non-applicabilité est réfragable. Comme elle le dit d'ailleurs au paragraphe 165 de l'arrêt, la Cour examine dans chaque affaire la situation spécifique. Ainsi que le note la Cour internationale de Justice dans l'affaire Certaines terres à phosphates à Nauru, « [l]a Cour doit par suite se demander à la lumière des circonstances de chaque affaire si l'écoulement du temps rend une requête irrecevable » (Affaire Certaines terres à phosphates à Nauru, C.I.J. Recueil 1992, § 32). Le critère d'application du délai de six mois aux situations continues est donc différent de ce qui est exposé dans le raisonnement figurant aux paragraphes 166 à 171 de l'arrêt. Il faut plutôt se demander s'il y a eu un événement ou un acte dont on puisse dire qu'il a déclenché le délai pour l'introduction du grief, car tant qu'aucune mesure significative n'est prise pour traiter le problème des disparitions, celui-ci persiste, et le droit de s'en plaindre persiste par conséquent lui aussi. En d'autres termes, il s'agit de savoir, non pas s'il existe un événement interrompant le délai de six mois (voir, a contrario, le paragraphe 171 de l'arrêt), mais s'il existe un événement le déclenchant. Si la procédure du CMP était censée constituer un recours adéquat dans les affaires de disparitions, elle pourrait parfaitement être prise en compte sous l'angle de la règle des six mois. Mais tel n'est manifestement pas le cas.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE VILLIGER
(Traduction)
J'ai voté avec la majorité en faveur des constats de violation des articles 2, 3 et 5 de la Convention.
En revanche, je ne puis me rallier à la majorité lorsqu'elle rejette l'exception préliminaire du gouvernement défendeur concernant l'application de la règle des six mois énoncée par l'article 35 § 1 (paragraphe 172 de l'arrêt).
Une disparition s'analyse sans conteste en une situation continue. Toutefois, les proches des disparus qui se disent victimes d'une violation continue ne sauraient attendre indéfiniment pour prendre des mesures particulières. A un certain stade, la situation continue prend fin, et la règle des six mois doit être appliquée. Se pose la question de savoir à quel moment le délai commence à courir.
En l'espèce, ce moment est intervenu lorsque les proches des disparus ont disposé de recours et les ont exercés ou, s'étant rendu compte qu'ils n'étaient pas effectifs, ne les ont pas utilisés. L'organe qui offrait le recours, si je puis l'appeler ainsi, paraissait être le Comité des personnes disparues (CMP). Lors de sa création en 1981, il suscita de grands espoirs. Mais, après un certain laps de temps, il est devenu notoire que ce recours n'était pas effectif et qu'on ne pouvait plus attendre des proches qu'ils l'exercent.
Ainsi, en 1984, les lenteurs sont devenues apparentes, d'autant que c'est seulement à cette époque, soit trois ans après sa création, que le CMP a établi son règlement. Dans les années qui ont suivi, les proches auraient dû se rendre compte, au besoin en s'entourant de conseils juridiques, que le CMP n'était absolument pas un organe qui pouvait leur offrir réparation et qu'ils étaient censés saisir.
A mes yeux, la limite de la période continue se situe en 1987. Ce point de vue se concilie donc avec l'exception soulevée par le gouvernement défendeur, qui estime que le délai de six mois a commencé à courir durant l'année où la Turquie a accepté le droit de recours individuel devant l'ex- Commission européenne des Droits de l'Homme.
Les proches n'ayant pas présenté leurs griefs à ce moment-là, ils n'ont pas, à mon sens, respecté le délai de six mois prévu par l'article 35 § 1 de la Convention.
OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE ERÖNEN
(Traduction)
A.  A la suite de la décision rendue par la Grande Chambre dans l'affaire Šilih, la majorité entend en l'espèce harmoniser la jurisprudence concernant la compétence ratione temporis et le délai de six mois dans les affaires de disparition, en déclarant la Cour compétente ; elle cherche ainsi à mettre fin aux anomalies présentes dans les différents arrêts et décisions rendus à ce jour.
Je ne puis me rallier à la décision de la majorité selon laquelle la Cour est compétente pour connaître de la présente affaire pour les raisons que j'exposerai ci-après et parce que je ne vois aucun motif de m'écarter en la matière du point de vue que j'ai exprimé dans mon opinion jointe à l'arrêt de la chambre. Dans l'ensemble, j'estime que, au lieu de clarifier la situation et la jurisprudence sur cette question – ce que je pensais être le but recherché – la décision de la majorité rend les précédents jurisprudentiels sur la question encore moins défendables et plus difficiles à comprendre. Il en résulte une jurisprudence relativement préjudiciable à l'efficacité et à la cohérence attendues de la Cour européenne des droits de l'homme.
Il en est ainsi, à mon sens, aussi bien pour l'appréciation de la question de la compétence temporelle dans les affaires de disparition que pour l'application de la règle des six mois, l'arrêt rendu en l'espèce affaiblissant l'une et faisant fi de l'autre. Je consacrerai mon opinion à ces deux aspects de l'arrêt et à des questions connexes. A mon avis, la Cour n'est pas compétente en l'espèce ; j'estime donc qu'il n'est pas correct et qu'il est contraire à l'éthique de m'exprimer sur les questions de fond liées aux violations alléguées de la Convention.
B.  J'ai voté contre la conclusion de la majorité rejetant deux exceptions préliminaires du gouvernement défendeur, celle tirée de l'incompétence ratione temporis de la Cour et celle tirée de l'inobservation du délai de six mois. A mon sens, la Cour n'a pas compétence pour statuer sur le fond de la présente affaire. Je préciserai ci-après mon opinion à cet égard. J'ai également voté contre la conclusion de la majorité selon laquelle il subsiste un intérêt juridique à continuer l'examen des présentes requêtes, du fait même que la majorité, dans son arrêt (aux paragraphes 185, 186, 201, 202, 208) conclut que les premiers nommés des requérants de chaque requête figuraient parmi les individus portés disparus en 1974. Il est inutile, à mon sens, d'aborder plus en détail la question de l'absence d'intérêt juridique, puisque selon moi la Cour n'a pas compétence pour connaître de l'affaire compte tenu des deux autres exceptions préliminaires.
C.  Conformément à mon avis selon lequel la Cour n'est pas compétente ratione temporis, j'ai voté contre le constat d'une violation continue de l'article 2 de la Convention à raison de la non-réalisation par les autorités de l'Etat défendeur d'une enquête effective sur le sort des neuf hommes disparus dans des circonstances mettant leur vie en danger. Par conséquent, j'estime, là aussi, qu'il n'est pas correct et qu'il est contraire à l'éthique de m'exprimer sur le fond de ces allégations ou sur l'opinion formulée par la majorité dans l'arrêt.
D.  Il s'ensuit donc, pour le même motif, que je ne juge pas conforme à mon opinion sur l'incompétence ratione temporis ou sur l'inobservation de la règle des six mois de me prononcer sur les constats d'une violation continue de l'article 3 dans le chef des requérants et d'une violation continue de l'article 5 à raison de la non-réalisation par les autorités de l'Etat défendeur d'une enquête effective sur le sort d'Eleftherios Thoma et de Savvas Hadjipanteli, ou de faire moi-même des constats.
E.  Par souci de cohérence, j'ai voté avec mes collègues en ce qui concerne la conclusion qu'il n'y avait pas violation continue de l'article 5 de la Convention à raison de la non-réalisation par les autorités de l'Etat défendeur d'une enquête effective sur le sort des sept autres hommes disparus. Je n'y vois aucune contradiction avec l'opinion que j'ai émise sur les exceptions préliminaires.
F.  De même, je me suis ralliée à mes collègues (malgré mon avis que la Cour n'est pas compétente ratione temporis pour connaître du fond de cette requête) pour conclure qu'il n'y avait pas lieu d'examiner les griefs relatifs aux violations alléguées des articles 4, 6, 8, 10, 12, 13 et 14 de la Convention simplement parce que la Cour estime qu'il n'y a pas lieu de statuer sur ces griefs et non parce que je souscris aux constats par la majorité de violations des articles 2, 3 et 5 (paragraphe 211 de l'arrêt).
G.  Pour la même raison, comme j'estime que la Cour n'est pas compétente ratione temporis et qu'il n'y a pas d'obligation continue, je n'ai pas voté avec mes collègues quand ils se sont prononcés en faveur de l'octroi d'une indemnité pour dommage moral.
H.  Enfin, je me suis ralliée à mes collègues en ce qui concerne le surplus des demandes de satisfaction équitable des requérants, pour les mêmes raisons et les mêmes convictions que celles exposées au point E ci-dessus.
A ce stade, je tiens à réitérer les observations que j'avais formulées devant la chambre. Les opinions que j'exprime ci-après ont pour but de consolider et de confirmer les observations faites à ce stade antérieur de la procédure. L'arrêt rendu par la Grande Chambre dans l'affaire Šilih ne modifie en rien mon opinion. J'indiquerai également en toute humilité les raisons pour lesquelles je ne puis me rallier au point de vue de la majorité en l'espèce.
La majorité reconnaît qu'en vertu des principes généraux appliqués à cette affaire elle n'est pas compétente pour examiner les événements survenus en 1974, estimant qu'ils échappent à la compétence temporelle de la Cour.
Toutefois, elle note a) que l'obligation de mener une enquête effective est une obligation indépendante du volet matériel de l'article 2 ; b) que même si l'on peut retenir une présomption de décès, l'obligation procédurale d'enquêter ne disparaît pas ; c) qu'une disparition est un « acte instantané » engendrant néanmoins une obligation continue d'enquêter et que la Cour est donc compétente ratione temporis pour connaître de l'affaire.
En examinant le principe de la compétence temporelle, j'ai relevé une certaine confusion dans l'appréciation de deux affaires récentes, Blečić et Šilih, traitant de cette question.
Comme le note la majorité, les principes sont ainsi énoncés dans l'affaire Blečić (paragraphe 77 de l'arrêt) :
« (...) la compétence temporelle de la Cour doit se déterminer par rapport aux faits constitutifs de l'ingérence alléguée. L'échec subséquent des recours introduits aux fins de redressement de l'ingérence ne saurait faire entrer celle-ci dans la compétence temporelle de la Cour. » (italique ajouté par moi)
Précisant ce principe, la Cour a souligné ce qui suit dans cette même affaire :
« 81.  En conclusion, s'il est vrai qu'à compter de la date de ratification tous les actes et omissions de l'Etat doivent être conformes à la Convention (voir Yağcı et Sargın c. Turquie, arrêt du 8 juin 1995, série A no 319-A, p. 16, § 40), celle-ci n'impose aux Etats contractants aucune obligation spécifique de redresser les injustices ou dommages causés avant qu'ils ne ratifient la Convention (voir Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 38, CEDH 2004-IX). Toute autre approche saperait à la fois le principe de non-rétroactivité que consacrent le droit des traités et la distinction fondamentale entre violation et réparation qui sous-tend le droit de la responsabilité des Etats.
82.  Pour établir la compétence temporelle de la Cour, il est donc essentiel d'identifier dans chaque affaire donnée la localisation exacte dans le temps de l'ingérence alléguée. La Cour doit tenir compte à cet égard tant des faits dont se plaint le requérant que de la portée du droit garanti par la Convention dont la violation est alléguée. » (italique ajouté par moi)
Dans l'affaire Šilih, la question de l'existence d'une obligation procédurale résultant de l'article 2 a été traitée sous l'angle de la détachabilité de cette obligation. A propos de l'obligation procédurale sous l'angle de l'article 2, l'arrêt Šilih dit ceci :
a)  « dans le cas d'un décès survenu avant la date critique, seuls les actes et/ou omissions de nature procédurale postérieurs à cette date peuvent relever de la compétence temporelle de la Cour. » ;
b)  « pour que les obligations procédurales imposées par l'article 2 deviennent applicables, il doit exister un lien véritable entre le décès et l'entrée en vigueur de la Convention à l'égard de l'Etat défendeur.
Ainsi, il doit être établi qu'une part importante des mesures procédurales requises par cette disposition – non seulement une enquête effective sur le décès de la personne concernée, mais aussi le déclenchement d'une procédure adéquate visant à déterminer la cause du décès et à obliger les responsables à répondre de leurs actes (Vo, précité, § 89) – ont été ou auraient dû être mises en œuvre après la date critique.
La Cour n'exclut pas, toutefois, que dans certaines circonstances ce lien puisse également reposer sur la nécessité de vérifier que les garanties offertes par la Convention et les valeurs qui la sous-tendent sont protégées de manière réelle et effective ». (arrêt Šilih, §§ 162-163). »
Certes, la Turquie a ratifié la Convention en mai 1954, mais elle n'a reconnu le droit de recours individuel que pour des griefs relatifs à des événements survenus après le 22 janvier 1987 et la compétence de la Cour qu'en 1990. Pour appliquer la démarche adoptée dans l'arrêt Šilih, la majorité n'établit pas quel est le « lien véritable entre le décès et l'entrée en vigueur de la Convention » à l'égard de la Turquie.
Si l'on peut considérer que la Turquie est liée par la Convention depuis 1954, j'estime que la Cour n'est pas compétente pour examiner des faits survenus avant 1987, même si l'obligation procédurale résultant de l'article 2 est « détachable » puisque, d'après l'arrêt Šilih (précité), cette compétence d'examen ne découle d'aucun acte et/ou omission de nature procédurale postérieur à 1987, « date critique » retenue par la majorité. L'article 6 du Protocole no 11 confirme ce point de vue. En d'autres termes, la Cour n'est compétente que pour examiner une obligation procédurale continue née après 1987, puisque l'obligation continue se poursuit après la date critique, et ne remonte pas vers le passé. L'article 6 du Protocole no 11 ne modifie pas les restrictions de la Turquie relatives à l'acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour sur tout acte ou omission antérieur à 1987.
Le Protocole no 11 est entré en vigueur le 1er novembre 1998. Son article 6 énonce :
« Dès lors qu'une Haute Partie contractante a reconnu la compétence de la Commission ou la juridiction de la Cour par la déclaration prévue à l'ancien article 25 ou à l'ancien article 46 de la Convention, uniquement pour les affaires postérieures, ou fondées sur des faits postérieurs à ladite déclaration, cette restriction continuera à s'appliquer à la juridiction de la Cour aux termes du présent Protocole. »
L'article 6 du Protocole no 11 énonce en effet clairement que la nouvelle Cour est compétente uniquement pour examiner « les affaires postérieures, ou fondées sur des faits postérieurs » à une déclaration reconnaissant sa compétence. Dès lors, conformément à mon point de vue sur la question de la compétence temporelle, j'estime que l'article 6 du Protocole no 11 empêche clairement la Cour de connaître d'une affaire ayant trait à des faits survenus avant 1987, la « date critique ».
A cet égard, je considère que l'arrêt de la majorité manque de clarté. En effet, malgré l'article 6 du Protocole no 11, qui lie la Turquie concernant les violations postérieures à 1987, la majorité préfère prendre 1954 comme date de début de sa compétence temporelle pour examiner les violations alléguées, alors que la Turquie n'a en réalité pas accepté d'être liée ou tenue de rendre compte s'agissant de ces violations avant la date critique de 1987. En fait, la majorité admet que si la Cour n'est pas compétente pour examiner des griefs soulevés pour autant que les allégations ont trait à des faits survenus avant cette « date critique » (paragraphes 133-134 de l'arrêt), c'est-à-dire avant 1987, elle n'en conclut pas moins que la Turquie est liée par les dispositions de la Convention depuis la date de ratification de celle-ci, soit le 18 mai 1954. Par conséquent, j'estime qu'elle fait erronément relever de sa compétence les événements de 1974 ainsi que les disparitions et les décès survenus ultérieurement durant cette période.
Il est difficile de concilier cette démarche avec celle adoptée dans l'affaire Xenides-Arestis en ce qui concerne la compétence ratione temporis. Dans cette affaire, pour apprécier le montant de la réparation, la Cour a reconnu la date de la reconnaissance par la Turquie de sa juridiction obligatoire, 1990, comme date critique. Au paragraphe 38 de l'arrêt Xenides-Arestis c. Turquie (satisfaction équitable), la Cour s'est exprimée ainsi :
« La Cour déterminera donc la réparation due au requérant à raison des pertes causées par le déni de l'accès à ses biens, et la perte de la maîtrise, de l'usage et de la jouissance de ceux-ci depuis la date d'acceptation par la Turquie de la juridiction obligatoire de la Cour, soit le 22 janvier 1990, à aujourd'hui (Loizidou (article 50), 29 juillet 1998, précité, § 31). »
A mon sens, ainsi que je le préciserai dans mes observations ci-après, l'arrêt de la majorité ajoute encore davantage de confusion aux questions déjà complexes concernant la compétence ratione temporis.
La présomption de décès
Mon point de vue sur cette question demeure le même que celui que j'ai exprimé dans mon opinion dissidente jointe à l'arrêt de la chambre :
« (...) Je n'aperçois aucune raison valable justifiant de ne pas statuer en l'espèce sur la base d'une présomption de décès (à la lumière de l'évolution récente de la jurisprudence de la Cour) et d'agir en conséquence, si ce n'est en raison de l'émotion suscitée par cette question. Le principe énoncé dans l'affaire Blečić, tel qu'appliqué en l'espèce, atténue, dans une certaine mesure, les conclusions sur la présomption que les requérants sont en vie et sur la violation continue telles qu'exprimées dans la décision Chypre c. Turquie relativement à des personnes portées disparues, excluant ainsi l'existence d'une obligation continue. Je considère que les disparitions et la présomption que les requérants étaient décédés étaient indéniables avant que le gouvernement défendeur ne reconnaisse le droit de recours individuel devant la Commission. En d'autres termes, les faits constitutifs de la violation alléguée, tels qu'ils sont établis, sont survenus avant la ratification et, dès lors, la Cour n'est pas compétente ratione temporis pour connaître de la question de la conduite d'une enquête effective ou de toute autre question ayant véritablement trait au fond dans le cas d'espèce.
En résumé, j'estime qu'il n'y a aucune violation à « caractère continu », et, dès lors, aucune obligation continue. Les conclusions formulées dans l'arrêt Chypre c. Turquie concernant une « violation continue de l'article 2 en ce que les autorités de l'Etat défendeur n'ont pas mené d'enquête effective » doivent être interprétées à la lumière de la jurisprudence récente, qui veut qu'une telle « obligation continue » et toutes les exigences en découlant, si tant est qu'il y en ait une, n'existent que si l'affaire relève de la compétence ratione temporis de cette Cour – et, à mon sens, le cas d'espèce n'en relève pas.
Les faits constitutifs de la violation alléguée (disparitions puis décès présumés) étant survenus avant le 28 janvier 1987, j'estime que la Cour ne peut pas examiner les griefs concernant l'ineffectivité de l'enquête sur la disparition des Chypriotes grecs, puisqu'elle n'est pas compétente ratione temporis. »
Il n'apparaît pas clairement en l'espèce si la majorité présume le décès des personnes disparues ou non, bien qu'elle semble formuler d'obscures hypothèses à cet égard. En outre, bien que la présomption de décès ne soit pas « automatique », la majorité note qu'il est possible que les disparus soient décédés et elle s'appuie alors également sur des exemples de la jurisprudence où de telles présomptions de décès ont en fait été retenues (paragraphe 143 de l'arrêt). Au paragraphe 144 de l'arrêt, elle déclare : « quand bien même il existerait des éléments de preuve de nature à faire conclure que les neuf hommes portés disparus sont décédés lors des événements de 1974 ou peu après (...) ».
Au paragraphe 146 de l'arrêt, la Cour conclut donc que :
« même si l'écoulement d'un laps de temps de plus de trente-quatre ans sans nouvelles des personnes disparues peut constituer un indice solide que les intéressés sont décédés dans l'intervalle, cela ne fait pas disparaître l'obligation procédurale d'enquêter. »
Après avoir conclu, sur la base « d'indices solides », que les hommes sont peut-être décédés, la Cour introduit, semble-t-il, une contradiction au paragraphe 148 de l'arrêt en s'exprimant ainsi :
« Une disparition est un phénomène distinct, qui se caractérise par une situation où les proches sont confrontés de manière continue à l'incertitude et au manque d'explications et d'informations sur ce qui s'est passé, les éléments pertinents à cet égard pouvant parfois même être délibérément dissimulés ou obscurcis ».
Je me rallie en l'espèce aux conclusions de la majorité figurant aux paragraphes 146 et 147 ; elle dit ceci :
« [C]omme elle l'a précisé dans son arrêt Šilih c. Slovénie relativement à l'obligation procédurale d'enquêter sur les décès illégaux ou suspects que recèle l'article 2, l'obligation procédurale résultant de cette disposition en cas de disparition est indépendante de l'obligation matérielle ».
Cependant, si la majorité cherche à distinguer la démarche adoptée dans l'arrêt Šilih – selon laquelle l'exigence d'un lien de proximité entre le décès et les mesures d'instruction, d'une part, et la date d'entrée en vigueur de la Convention, d'autre part, « vaut uniquement en cas d'homicide ou de décès suspect, lorsque l'élément factuel central, la perte de la vie de la victime, est connu avec certitude, même si la cause exacte ou la responsabilité ultime ne l'est pas » (italique ajouté par moi) – et le caractère continu de l'obligation procédurale propre au phénomène des affaires de disparition (paragraphes 148-149 de l'arrêt), elle accepte néanmoins implicitement qu'il est plus que probable que les hommes sont décédés. A mon sens, en exposant son point de vue, la majorité aurait dû formuler et développer une conclusion plus concrète et explicite sur le sort des « disparus » au lieu de se borner à une conclusion implicite.
Compte tenu des principes exposés dans l'arrêt Šilih, même si l'obligation procédurale distincte, « jouant indépendamment de l'obligation matérielle », revêt un caractère continu, elle se rapporte aux faits antérieurs à la date critique et ne saurait être « détachée » des événements antérieurs. Inversement, même si elle est détachable, l'obligation fait partie des événements survenus avant la date critique et échappe donc à la compétence temporelle de la Cour.
Dès lors, j'estime que les observations formulées aux paragraphes 147 à 149 de l'arrêt ne permettent pas à la majorité d'invoquer comme elle le fait les arrêts Šilih et Blečić pour étayer ses conclusions.
Conformément à mon point de vue selon lequel il y a lieu de retenir une présomption de décès, j'estime donc, comme la majorité, qu'il existe « un indice solide que les intéressés sont décédés » et que cela ne fait pas disparaître l'obligation procédurale d'enquêter. Toutefois, là où je m'écarte de la majorité, c'est que selon moi l'existence de cette obligation dépend en premier lieu du point de savoir si la Cour a la compétence temporelle relativement à cette obligation procédurale, ce qui, d'après les principes énoncés dans l'arrêt Šilih rendu récemment par la Grande Chambre, n'est pas le cas.
Je souscris également sans réserve au raisonnement exposé par les juges Bratza et Türmen dans leur opinion jointe à l'arrêt Šilih, allant au-delà des obligations « détachables » du volet procédural de l'article 2, lorsqu'ils déclarent :
« Dissocier de la sorte l'obligation procédurale du décès dont elle résulte reviendrait à nos yeux à donner un effet rétroactif à la Convention et à rendre inopérante la déclaration de l'Etat reconnaissant la compétence de la Cour pour être saisie de requêtes individuelles ».
Même s'il est noté (au paragraphe 134 de l'arrêt) que
« (...) les requérants précisent que leurs griefs ont trait uniquement à la situation telle qu'elle se présente depuis janvier 1987, c'est-à-dire au manquement continu de l'Etat défendeur à son obligation de mener une enquête effective afin de retrouver la trace des hommes disparus et déterminer ce qu'il est advenu d'eux »,
en l'espèce, l'obligation de mener des investigations n'a pas été déclenchée par « de nouvelles preuves ou informations » soumises à la Cour, puisque la position de la majorité sur cette question semble toujours, à mes yeux, fondée sur les conclusions de la quatrième affaire interétatique.
J'estime – je le rappelle une nouvelle fois – que, d'après le raisonnement adopté dans l'arrêt Šilih, si une obligation existait, elle existait également avant janvier 1987. Cela étant et l'obligation d'enquêter ayant existé bien avant (au moins treize ans) la date de reconnaissance de la juridiction de la Commission et de la Cour, d'après l'article 6 du Protocole no 11, on ne saurait dissocier l'obligation d'enquêter, dont la Cour dit qu'elle existe, des événements antérieurs à 1987. Même si l'on admet qu'une telle obligation est « détachable », elle échappe à la compétence temporelle de notre Cour.
Si une obligation d'enquêter existait, elle existait depuis 1974 et a continué d'exister jusqu'à la date critique et après. Les conditions énoncées dans l'arrêt Šilih ne sont donc pas remplies. De même, les faits en question ne sont pas distincts ou « détachables » des événements survenus avant 1987. Par conséquent, dans les deux cas, la Cour n'est pas compétente pour connaître de cette affaire.
C'est ce que requiert le principe de la sécurité juridique. Les difficultés et anomalies entachant le raisonnement juridique (paragraphes 132-150 de l'arrêt) constatées en l'espèce découlent, me semble-t-il, d'une tentative de faire relever l'obligation procédurale d'enquêter de la compétence de la Cour.
Je ne puis m'empêcher de me demander s'il ne faut donc pas considérer que les affaires de disparition, telles celle dont nous sommes saisis, où une présomption de décès découle naturellement des faits présentés à la Cour, n'ont pas leur place ou doivent être exclues du principe fondamental de la Convention consacré dans la règle relative à la compétence ratione temporis. En outre, je me demande si la conclusion formulée par la majorité aux paragraphes 147 à 149 signifie que le principe de la compétence ratione temporis n'est plus applicable aux affaires de disparition.
Le principe de la compétence ratione temporis est, à l'instar de l'aspect procédural de l'article 2, consacré par la Convention. Il est absolu et les conclusions de la majorité risquent de donner lieu à une incohérence dans la jurisprudence de la Cour. Le présent arrêt soulève de sérieuses questions concernant la sécurité juridique et sera source de nouvelles incertitudes si la compétence temporelle de la Cour concernant le respect de l'obligation procédurale de l'article 2 par rapport à des décès survenus avant la date critique doit être considérée comme illimitée. Il ne sera pas facile de redresser les incohérences en tant que telles si, dans un souci d'aplanir les différences entre les diverses décisions de la Cour concernant sa compétence ratione temporis relativement à des griefs procéduraux formulés sous l'angle de l'article 2, on ne demeure pas fidèle aux principes et aux aspects de la « détachabilité » énoncés dans l'arrêt Šilih (précité, paragraphes 153-163 et, en particulier, paragraphes 161-165)
Pour conclure, cela signifie à mes yeux que la démarche de la majorité en l'espèce « revient (...) à donner un effet rétroactif à la Convention et à rendre inopérante la déclaration de l'Etat reconnaissant la compétence de la Cour pour être saisie de requêtes individuelles » (voir l'opinion dissidente des juges Bratza et Türmen jointe à l'arrêt Šilih ; italique ajouté par moi).
Eu égard à ce qui précède et à l'article 6 du Protocole no 11, j'estime que l'atteinte alléguée dont il est question en l'espèce, qu'elle soit procédurale ou matérielle, ne relève pas de la compétence temporelle de la Cour et que celle-ci ne peut donc pas examiner les présentes requêtes.
Le délai de six mois
En ce qui concerne l'existence « au moment de l'introduction des requêtes, d'une obligation procédurale continue de rechercher les personnes disparues et d'enquêter sur ce qu'il était advenu d'elles », la majorité se rallie à l'arrêt de la chambre, laquelle n'a vu « aucun délai déraisonnable dans l'introduction des requêtes ».
A mes yeux, là aussi la règle des six mois se trouve affaiblie en ce qu'on lui donne une interprétation différente de celle qui était déjà bien clairement définie. Si je souscris à l'interprétation que donne la majorité du « délai raisonnable », il s'agit d'une question très relative pour la présente affaire et qui n'a aucune incidence sur les requêtes Baybora. Tout en reconnaissant qu'il était difficile pour les requérants de se rendre compte de l'ineffectivité de la procédure du CMP, la majorité semble ne pas considérer les difficultés peut-être encore plus sérieuses, et les « circonstances particulières » auxquelles les requérants chypriotes turcs étaient confrontés entre-temps en raison de « l'incertitude et la confusion qui marquent fréquemment la période qui suit une disparition » (paragraphes 162-166 de l'arrêt). Dans les requêtes des Chypriotes turcs, la Cour paraît n'avoir pas pris en compte que, « dans les affaires de disparition, où les proches des personnes disparues se trouvent dans un état d'ignorance et d'incertitude et où, par définition, les autorités restent en défaut de fournir des explications sur ce qui s'est passé, voire, dans certains cas, semblent dissimuler la vérité ou faire obstruction à sa manifestation, la situation est moins tranchée ».
Il en est de même pour la date que la majorité retient, soit « la fin de 1990 », comme date où les requérants auraient dû savoir que la procédure du CMP n'était pas effective ; là encore, la majorité, avec tout le respect que je dois à mes collègues, ne se montre pas aussi compréhensive envers les requérants chypriotes turcs qui, en fait, attendaient une confirmation officielle par le biais de l'arrêt de la Cour, c'est-à-dire de l'arrêt du 10 mai 2001 rendu dans la quatrième requête interétatique. J'estime nécessaire, ici, de réitérer l'opinion que j'ai formulée à la suite de l'arrêt de la chambre :
« a)  Le gouvernement chypriote, partie intervenante en l'espèce, a reconnu le droit de recours individuel devant la Commission le 1er janvier 1989. Les requérants chypriotes turcs ne pouvaient demander plus tôt un redressement concernant leurs griefs. De même, des requérants chypriotes grecs n'auraient pas pu saisir la Commission avant 1987 (année de la ratification par la Turquie) et la Cour avant 1990.
b)  Les requérants en l'espèce, ainsi que ceux dans l'affaire Karabardak et autres, n'ont pu avoir connaissance des décisions prises dans les affaires interétatiques. Les première, deuxième et troisième affaires interétatiques n'ont pas réellement abordé les questions d'une violation continue. C'est en 2001, dans la quatrième affaire interétatique, que la notion de violation continue dans les cas de disparitions a été exposée pour la première fois. Quoi qu'il en soit, aucun requérant n'aurait pu se plaindre avant 1989 ou 1990 respectivement. Les requérants en l'espèce ont présenté leurs requêtes en 1990. Ceux dans l'affaire Karabardak ont saisi la Cour en 2001, probablement après avoir recueilli un avis juridique sur la question. Les situations juridiques, dans les deux affaires, sont les mêmes.
c)  Comme il a été souligné dans l'affaire Akdivar (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, Recueil 1996-IV, p. 1210), il y a lieu de prendre en compte l'existence de « circonstances particulières » lorsque l'on examine si des recours sont réellement disponibles. Eu égard au climat qui régnait à Chypre en 1963-1964 et en 1974, on ne saurait affirmer avec certitude qu'un tel recours était facilement disponible pour retrouver les disparus (voir également Chypre c. Turquie, § 99).
d)  Le CMP n'a commencé à fonctionner qu'en 1981. Il avait pour mission de constituer des dossiers sur les familles des personnes portées disparues, tant Chypriotes grecques que Chypriotes turques, si bien que ces familles ont certainement attendu les résultats de ses enquêtes et n'ont réclamé aucun autre redressement. Ces familles de personnes disparues, on peut le comprendre, ignoraient tout du mandat du CMP tel qu'il était en vigueur à l'époque et ne se sont peut-être rendu compte de ses fonctions et des avis sur son activité qu'à la suite de l'arrêt rendu dans la quatrième affaire interétatique en mai 2001. J'estime donc, avec tout le respect que je dois à mes collègues, que le fait que les requérants en l'espèce aient saisi la Commission trois jours après la reconnaissance par la Turquie de la juridiction de la Cour est sans importance. Juridiquement, il n'existe aucune différence entre le temps mis par les requérants dans l'affaire Karabardak et celui mis par les requérants en l'espèce à saisir la Cour et la Commission, respectivement. Les requêtes Karabardak et Baybora ayant été rejetées pour tardiveté en vertu de l'article 35, il aurait dû en être de même pour les présentes requêtes. Le fait que les événements dont les requérants dans les premières affaires se plaignaient aient eu lieu pendant les conflits intercommunautaires dans les années 1960 et non en 1974 ne change rien à la situation juridique. »
La majorité déclare avoir « examiné de manière attentive » les requêtes introduites par les familles de Chypriotes turcs disparus durant les troubles intercommunautaires dans les années 1960, déclarant ce qui suit au paragraphe 171 :
« [La Cour] est particulièrement sensible à l'argument consistant à dire que des approches différentes et incohérentes ont apparemment été adoptées d'une catégorie d'affaires à l'autre, mais elle n'est pas persuadée que ce soit le cas. Les décisions de chambre dans les affaires mentionnées plus haut sont très concises et, en l'absence d'argumentation des parties, ne renferment aucun raisonnement explicatif. Cela étant, la conclusion selon laquelle les requêtes ont été introduites tardivement est conforme aux principes et à la jurisprudence exposés ci-dessus ».
Je n'ai pas l'impression que tel soit le cas. Il y a selon moi manifestement une contradiction à dire que les décisions dans les affaires des Chypriotes turcs ne renferment aucun « raisonnement explicatif », et à préciser ensuite que « leur conclusion est conforme aux principes et à la jurisprudence ». Soit il n'y a aucun « raisonnement explicatif », soit la « conclusion est conforme aux principes et à la jurisprudence ». Les deux déclarations ne se concilient pas, étant donné que les décisions Baybora sont qualifiées de « concises ». En effet, l'appréciation de l'affaire Baybora effectuée en l'espèce par la majorité (paragraphe 171 de l'arrêt) ferme donc tristement la porte aux requêtes chypriotes turques.
Par souci de clarté et de conformité avec la jurisprudence, il aurait été plus approprié de prendre la date de l'arrêt rendu par la Cour dans la quatrième requête interétatique, moment où l'ineffectivité de la procédure devant le CMP fut véritablement examinée, plutôt que la « fin de 1990 ».
La règle des six mois est un principe de droit, un fait juridique, qui doit être respecté après trois ans ou treize ans, peu importe. Si trois ans sont considérés comme un « délai excessif », alors une période de treize ans constitue également un « retard excessif ». Le raisonnement suivi par la majorité pour justifier les décisions sur la présente requête et l'affaire Baybora n'est pas, à mon sens, conforme à l'arrêt Šilih, puisque, comme la Cour l'a estimé dans l'affaire Baybora, les présentes requêtes auraient également dû être introduites dans le délai de six mois. Ou, inversement, on aurait dû prendre dans l'affaire Baybora une décision conforme au point de vue exprimé en l'espèce.
Ainsi que je l'ai dit plus haut, l'arrêt Šilih (paragraphe 165) accorde de l'importance a) au fait que les événements à l'origine de l'obligation procédurale sont survenus peu de temps avant la date critique de la ratification et b) au fait que les investigations ont commencé après la ratification. A cet égard, dans l'arrêt Šilih, la Cour a relevé que le décès du fils des requérants s'était produit « à peine plus d'un an avant l'entrée en vigueur de la Convention à l'égard de la Slovénie » et que les investigations avaient été entreprises peu de temps après la date critique. Dès lors, l'obligation procédurale d'enquêter étant entrée en jeu peu après la ratification par la Slovénie, la Cour s'est déclarée compétente. A noter que, contrairement à l'Etat défendeur en l'espèce, la Slovénie a reconnu la juridiction obligatoire de la Commission et de la Cour européennes des droits de l'homme à partir de la date du dépôt, le 28 juin 1994, de l'instrument de ratification de la Convention.
Pour les raisons exposées ci-dessus, j'estime que les présentes requêtes n'ont pas été introduites dans le respect de la règle des six mois. Dès lors, je regrette de ne pouvoir me rallier à la majorité et de conclure que l'arrêt sur cette question est sérieusement en contradiction avec le droit et la jurisprudence de la Convention européenne lorsque la majorité déclare au paragraphe 170 de l'arrêt :
« [par conséquent], en saisissant la Cour en janvier 1990, ces requérants ont agi, eu égard aux circonstances particulières de leurs affaires, avec une célérité raisonnable aux fins de l'article 35 § 1 de la Convention. »
Sans me livrer à des observations sur le fond de la présente affaire et sans préjudice des vues exprimées ci-dessus, il me paraît important d'aborder l'avis exprimé par la majorité au sujet du CMP et de la charge de la preuve.
Le Comité des personnes disparues (le « CMP »)
J'estime qu'en l'espèce la Cour a disposé d'informations pertinentes, concernant les fonctions du CMP, dont elle n'avait pas connaissance dans l'affaire interétatique. Cependant, la seule référence (au paragraphe 85 de l'arrêt), parfaitement compréhensible pour établir exactement ce qu'est le CMP et en exposer les fonctions, est simplement extraite de l'arrêt rendu dans l'affaire interétatique en 2001, ce qui me paraît insuffisant pour montrer les développements importants intervenus depuis lors (paragraphes 86-87 de l'arrêt). Ce n'est pas rendre justice aux abondantes informations fournies par le gouvernement défendeur depuis le prononcé de cet arrêt.
Même si l'on continue de considérer que la procédure du CMP n'est pas effective aux fins de l'article 2, je juge inconcevable que l'ensemble des documents fournis depuis l'arrêt rendu en 2001 ne permette pas d'en dire plus sur ce comité. Dans son arrêt, la majorité ne formule aucune nouvelle conclusion sur un quelconque aspect des travaux du CMP. J'estime que les développements intervenus relativement aux fonctions du CMP et leur pertinence pour la question de l' « effectivité de l'enquête », même après l'obtention de nouvelles informations et preuves, n'ont pas été suffisamment appréciés. Cela apparaît d'autant plus que la Cour s'appuie largement sur des événements, informations et jurisprudence, etc., concernant la compétence ratione temporis dans les affaires de disparition dont d'autres organes internationaux ont connu (paragraphes 88 à 102 de l'arrêt), alors qu'elle ne le fait pas avec les informations fournies à propos du CMP.
Je suis confortée dans mon analyse par les importants développements récents qui montrent que le rôle et les activités du CMP sont essentiels et indispensables pour la mise en œuvre d'une enquête effective, comme le veut l'article 2. Ce fait a été souligné par les Délégués des Ministres dans la décision prise à la 1051e réunion sur les droits de l'homme du Comité des Ministres tenue le 19 mars 2009 (paragraphe 88 de l'arrêt).
Le Comité des Ministres, qui surveille l'exécution de l'arrêt rendu dans la quatrième affaire interétatique, estime que « la séquence entre les mesures à prendre dans le cadre des enquêtes effectives » requiert que toute autre forme d'enquête effective ne mette pas en péril la mission du CMP et considère qu'il est crucial que les travaux actuels du CMP soient menés à bien dans les meilleures conditions et dans les meilleurs délais. A cet égard, le Comité des Ministres souligne en particulier l'importance de la préservation de toutes les données obtenues au cours du Programme exhumations et identifications du CMP. Il relève en effet que la mission du CMP fait partie et n'est pas distincte de toute autre enquête requise et doit prendre le pas sur toute autre « enquête effective ». D'après mon interprétation, la décision du Comité des Ministres souligne que les travaux du CMP sur les personnes disparues doivent être menés à bonne fin avant que toute autre forme d'enquête ne puisse être engagée.
La charge de la preuve
Je tiens à formuler quelques brèves observations sur les déclarations de la majorité en l'espèce au sujet de la charge de la preuve.
Au paragraphe 182 de l'arrêt, la majorité s'exprime ainsi : « (...) la Cour reconnaît que le critère de la preuve généralement applicable dans les requêtes individuelles est celui de la preuve au-delà de tout doute raisonnable – même si ce critère s'applique également dans les affaires interétatiques ».
Toutefois, à mon sens, ce point de vue n'est absolument pas étayé, si bien que l'on n'aborde nullement les différences éventuelles entre les deux degrés de preuve et ne précise donc pas si la preuve a été rapportée en l'espèce.
Dans les affaires interétatiques, les Etats n'ont pas à prouver les griefs ou les dommages. Dans les affaires individuelles, par contre, la preuve doit en être rapportée. En assimilant les requêtes individuelles aux requêtes interétatiques, j'estime que la majorité commet une erreur de droit qui en fait élimine le critère de la preuve requis pour établir une violation dans les requêtes individuelles.
Quant au renversement de la charge de la preuve (paragraphe 184 de l'arrêt), dans une requête individuelle, la charge de la preuve n'est transférée au gouvernement défendeur que si le requérant s'est d'abord acquitté de ce fardeau et a prouvé les faits invoqués à l'appui de sa demande de redressement. A mon sens, tel n'est pas le cas en l'espèce. En effet, les conclusions rendues dans l'affaire interétatique ont été prises comme preuves intégrales et appliquées dans les présentes requêtes individuelles sans examen distinct et sans constatations séparées.
Après avoir dit, au paragraphe 181, que « rien ne permet de présumer que les hommes disparus en l'espèce se trouvent inclus dans les conclusions de la Cour (dans l'affaire interétatique) », l'arrêt poursuit ainsi, au paragraphe 186 :
« A la lumière des constats formulés par elle dans la quatrième affaire interétatique, lesquels n'ont pas donné lieu à controverse, la Cour considère que les disparitions litigieuses sont survenues dans des circonstances mettant la vie des intéressés en danger, la conduite des opérations militaires s'étant accompagnée d'arrestations et d'homicides en grand nombre. L'article 2 impose donc à l'Etat défendeur une obligation continue de rechercher les personnes disparues et de rendre compte sur ce qu'il est advenu d'elles. »
Il y a là une contradiction qui montre clairement que la charge de la preuve incombant aux requérants en l'espèce n'a pas été appréciée, la majorité se bornant à adopter les conclusions rendues dans l'affaire interétatique sur cette question. Cette partie de l'arrêt de la majorité (paragraphes 181-186) – et en particulier le paragraphe 185 – renferme une constatation indirecte en ce qui concerne les événements survenus en 1974, dont la majorité a déjà dit qu'ils échappaient à la compétence temporelle de la Cour. Avec tout le respect que je dois à mes collègues, j'estime que cela tient à ce que, tout en tentant d'établir une obligation « détachable » sous l'aspect procédural de l'article 2, l'arrêt s'appuie néanmoins sur des faits échappant à la compétence temporelle de la Cour, les considérant comme déjà établis alors que ce n'est pas le cas.
Dommages-intérêts et frais et dépens
Pour conclure, j'estime que les exceptions préliminaires de l'Etat défendeur sont justifiées et que la Cour n'a pas la compétence ratione temporis pour connaître de cette affaire. Dès lors, je ne vois aucune raison d'émettre mon avis sur le point de savoir si « l'impact de la violation (...) considéré « comme étant d'une nature et d'un degré propres à avoir porté [atteinte] au bien-être moral » des seconds requérants peut être attribué à des actes ou à des omissions de l'Etat défendeur violant la Convention.
Etant donné que je ne partage pas les conclusions selon lesquelles les faits des requêtes peuvent donner lieu à un examen de la Cour, je ne puis souscrire, en tout ou en partie, à l'appréciation de la majorité au titre de l'article 41 sur la question de la satisfaction équitable.
Eu égard à ce qui précède, j'estime également qu'il ne faut octroyer aucune indemnité pour frais et dépens puisque la Cour n'est pas compétente pour connaître de l'affaire et que celle-ci est tardive au regard de la règle des six mois.
1.  Voir le paragraphe 11.
2.  Voir le paragraphe 10.
3.  Voir le paragraphe 9.
4.  Le document fourni par les requérants énumère vingt noms, dont celui de Savvas Kalli qui est le nom sous lequel ce requérant avait été recensé (paragraphe 80).
1.  Les premiers examens ont permis l’identification de treize Chypriotes turcs à Aleminyo ; l’identification de vingt-deux Chypriotes grecs à Kazaphani, Livadhia et Sandallaris, et celle de six Chypriotes turcs dans le district de Famagouste ont été effectuées ultérieurement. Les noms des intéressés ont depuis lors été supprimés de la liste des personnes portées disparues.
6.  Cette Convention a été ouverte à la signature en février 2007. Elle entrera en vigueur le trentième jour après la date du dépôt auprès du Secrétaire général de l’Organisation des Nations unies du vingtième instrument de ratification ou d’adhésion. A ce jour, cinq Etats seulement ont ratifié la Convention (Albanie, Argentine, France, Honduras et Mexique).
7.  Les deux dernières obligations ne découlent pas seulement de la Convention interaméricaine, mais aussi de la Convention interaméricaine sur la disparition forcée des personnes (2004) et de la Convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture (1985). Ces deux traités peuvent être invoqués devant la Cour interaméricaine en vertu de l’article 29 d) de la Convention interaméricaine.
8.  Sarma c. Sri Lanka, 16 juillet 2003, § 9.5. Voir également Edriss El Hassy c. Jamahiriya arabe libyenne, 24 octobre 2007, § 6.8.
9.  Observation générale no 6 (1982), § 4
10.  Bleier c. Uruguay, 29 mars 1982, § 14.
11.  Edriss El Hassy c. Jamahiriya arabe libyenne, § 7.
12.  M. Farag Mohammed El Alwani c. Libye, 11 juillet 2006. Le Comité des droits de l’homme a constaté une violation de l’article 2 § 3 combiné avec les articles 6, 7 et 9 en ce qui concerne la personne disparue, et de l’article 2 § 3 combiné avec l’article 7 en ce qui concerne le proche de la victime.
13.  Paragraphe 6.2.
14.  Paragraphe 11.
15.  Paragraphe 12.2.
16.  Voir la Convention (I) de Genève pour l’amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne (adoptée en 1864, révisée en 1949), la Convention (II) de Genève pour l’amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer (adoptée en 1949), la Convention (III) de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre (adoptée en 1929, révisée en 1949) et la Convention (IV) de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (adoptée en 1949), ainsi que les trois Protocoles additionnels (Protocole I (1977), Protocole II (1977) et Protocole III (2005)).
ARRÊT VARNAVA ET AUTRES c. TURQUIE
ARRÊT VARNAVA ET AUTRES c. TURQUIE 
ARRÊT VARNAVA ET AUTRES c. TURQUIE – OPINIONS SÉPARÉES
ARRÊT VARNAVA ET AUTRES  c. TURQUIE – OPINIONS SÉPARÉES 


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 16064/90;16065/90;16066/90;...
Date de la décision : 18/09/2009
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exceptions préliminaires rejetées (essentiellement la même, disparition de l'objet du litige, ratione temporis, délai de six mois) ; Violation de l'art. 2 (volet procédural) ; Violation de l'art. 3 (volet matériel) ; Violation de l'art. 5 ; Non-violation de l'art. 5 ; Préjudice moral - réparation

Analyses

(Art. 2-1) ENQUETE EFFICACE, (Art. 2-1) VIE, (Art. 3) TRAITEMENT DEGRADANT, (Art. 3) TRAITEMENT INHUMAIN, (Art. 35-1) DELAI DE SIX MOIS, (Art. 35-1) SITUATION CONTINUE, (Art. 35-2) MEME QU'UNE REQUETE DEJA EXAMINEE, (Art. 35-3) RATIONE TEMPORIS, (Art. 37-1-c) POURSUITE DE L'EXAMEN NON JUSTIFIEE, (Art. 5-1) PRIVATION DE LIBERTE


Parties
Demandeurs : VARNAVA ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2009-09-18;16064.90 ?

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