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24/09/2009 | CEDH | N°3338/05

CEDH | AFFAIRE PROCEDO CAPITAL CORPORATION c. NORVEGE


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE PROCEDO CAPITAL CORPORATION c. NORVÈGE
(Requête no 3338/05)
ARRÊT
STRASBOURG
24 septembre 2009
DÉFINITIF
01/03/2010
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Procedo Capital Corporation c. Norvège,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Christos Rozakis, président,   Nina Vajić,   Anatoly Kovler,   Khanlar Hajiyev,   Sverre

Erik Jebens,   Giorgio Malinverni,   George Nicolaou, juges,  et de Søren Nielsen, greffier,
Après en ...

PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE PROCEDO CAPITAL CORPORATION c. NORVÈGE
(Requête no 3338/05)
ARRÊT
STRASBOURG
24 septembre 2009
DÉFINITIF
01/03/2010
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Procedo Capital Corporation c. Norvège,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Christos Rozakis, président,   Nina Vajić,   Anatoly Kovler,   Khanlar Hajiyev,   Sverre Erik Jebens,   Giorgio Malinverni,   George Nicolaou, juges,  et de Søren Nielsen, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 septembre 2009,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 3338/05) dirigée contre le Royaume de Norvège et dont une société à responsabilité limitée de droit panaméen, Procedo Capital Corporation (« la société requérante »), a saisi la Cour le 13 janvier 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  La société requérante a été représentée par Me M. Elvinger, avocat à Luxembourg. Le gouvernement norvégien (« le Gouvernement ») a été représenté tout d’abord par Mme E. Holmedal, puis par Mme Fanny Platou Amble, toutes deux conseils auprès du Bureau de l’avocat général (affaires civiles), en qualité d’agents.
3.  Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la société requérante voyait une violation du droit à un procès équitable devant un tribunal impartial dans la participation d’un certain assesseur-échevin pendant la première partie de l’audience tenue devant la cour d’appel et dans le refus de cette dernière de clore la procédure après la récusation de cet assesseur et de renvoyer l’affaire devant l’instance d’appel autrement composée.
4.  Par une décision du 29 avril 2008, la Cour a déclaré la requête partiellement recevable.
5.  Tant la société requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A.  Contexte factuel de l’affaire
6.  La requête en l’espèce a pour origine un litige civil qui avait pour objet des cessions de titres entre la société requérante et Sundal Collier, une société de courtage de droit norvégien. En octobre 1998, devant le tribunal (tingrett) d’Oslo, Sundal Collier assigna la société requérante en paiement d’une somme de 18 481 808 couronnes norvégiennes (NOK), plus les intérêts, pour des actions qu’elle disait avoir achetées pour le compte de la défenderesse. Cette dernière, à qui l’assignation à comparaître fut signifiée en décembre 1999, s’opposa à cette demande et forma une action reconventionnelle, priant le juge de condamner la demanderesse à lui verser des dommages-intérêts, dont le montant serait à fixer lors de la suite de la procédure, pour des pertes que lui auraient causées des informations et avis communiqués par la société de courtage.
7.  Par un jugement du 4 janvier 2002, le tribunal d’Oslo ordonna à la société requérante de verser à Sundal Collier la somme de 18 131 808 NOK, majorée d’intérêts, et rejeta toutes les demandes formulées contre cette dernière. Chacune des parties devait supporter ses propres dépens.
8.  Par la suite, la société requérante fit appel devant la cour d’appel (lagmannsrett) de Borgarting.
B.  Décision préliminaire de la cour d’appel sur la disjonction d’instance
9.  Se fondant sur l’article 151 § 2 du code de procédure civile, la société requérante pria la cour d’appel de statuer sur son action reconventionnelle par une décision distincte, comme l’avait fait le tribunal, concernant notamment le montant des dommages-intérêts sollicités et certaines questions connexes de causalité. L’article 151 § 2 subordonnait la disjonction d’instance à l’accord de la partie adverse. Par une décision rendue le 18 décembre 2002 après une audience préliminaire et un échange d’écritures à ce sujet, le juge Minsaas, en qualité de rapporteur près la cour d’appel, refusa de disjoindre la procédure et de rendre un arrêt distinct, faute d’éléments suffisants permettant de conclure à l’existence d’un accord entre les parties à cet effet.
C.  Désignation par la cour d’appel d’assesseurs-échevins au stade de l’instruction
10.  Le litige étant de nature financière, la cour d’appel décida, au stade de l’instruction, de faire siéger en son sein deux assesseurs-échevins experts en la matière et invita les parties à proposer des candidats. La société requérante ne fit aucune proposition. Sundal Collier proposa M. Abrahamsen (« M. A. » ou « l’assesseur-échevin A. »), un économiste, dont la nomination ne suscita aucune objection de la partie adverse dans le délai imparti.
11.  Le 14 mars 2003, la cour d’appel désigna M. A. comme assesseur-échevin, après lui avoir signifié qu’il était astreint à une obligation d’impartialité, et avisa les parties que la désignation aux fonctions de second assesseur-échevin de M. D., un économiste, était à l’étude. Cependant, M. D. s’avéra ne pas satisfaire à la condition d’impartialité et il fut donc remplacé par M. Bonnevie (« M. B. » ou « l’assesseur-échevin B. »), un expert-comptable.
12.  Parallèlement, la société requérante sollicita devant le comité de sélection des recours de la Cour suprême (Høyesteretts kjæremålsutvalg) un pourvoi contre la décision rendue par la cour d’appel le 14 mars 2003, dans lequel il contestait généralement la nécessité et l’opportunité de la désignation d’assesseurs-échevins en l’espèce. Elle contesta également la procédure par laquelle M. A. avait été désigné, sur la proposition de Sundal Collier et non sur la proposition conjointe des parties. Elle estimait M. A. inapte, au vu de son parcours professionnel, à la qualité d’expert dans cette affaire. Le 15 mai 2003, le comité de sélection confirma la décision de la cour d’appel au motif que le pourvoi n’avait aucune chance d’aboutir.
D.  Audiences devant la cour d’appel
13.  Entre le 14 octobre et le 13 novembre 2003, la cour d’appel tint des audiences qui s’étalèrent sur environ dix-neuf jours et au cours desquelles chacune des parties était représentée par un avocat et son adjoint. Dès le départ, elle était composée de trois juges professionnels – M. Omsted, qui la présidait, M. Bøhn et M. Nesheim, juge ad hoc – et de deux assesseurs-échevins experts, MM. A. et B.
14.  A l’ouverture des audiences le 14 octobre 2003, aucune objection ne fut formulée contre la composition de la cour d’appel (article 115 de la loi no 5 du 13 août 1915 sur les juridictions administratives (domstolloven) ; paragraphe 36 ci-dessous). A cette date, les avocats de la société requérante entamèrent leur plaidoirie liminaire, qui se poursuivit les 15, 16 et 20 octobre 2003.
15.  A la dernière date susmentionnée, le président de l’instance d’appel (« le président ») indiqua aux parties que, à la demande de la société requérante (paragraphe 9 ci-dessus), la cour d’appel examinait l’opportunité d’une disjonction d’instance sur la base de l’article 98 § 2 du code de procédure civile (Tvistemålsloven) de 1915 concernant le point 1 de l’action reconventionnelle, et invita les parties à examiner plus avant la question.
16.  Le 21 octobre 2003, au matin, le conseil de la société requérante poursuivit sa plaidoirie et présenta ses conclusions. Ensuite, le conseil adjoint de l’intimée entama sa plaidoirie liminaire. A un certain moment au cours de cette plaidoirie, M. A. informa les parties que, en sa qualité d’employé de PricewaterhouseCoopers, il avait participé à une mission pour le compte d’ABG Sundal Collier et de First Securities dans le cadre de l’entrée en bourse d’une société. Les parties indiquèrent qu’elles souhaitaient examiner plus avant si M. A. était apte à siéger en l’affaire et revenir ultérieurement sur cette question.
17.  Avant de lever la séance du 21 octobre 2003, le président communiqua aux parties de nouveaux éléments sur la question de la disjonction de l’instance quant au premier point de l’action reconventionnelle. Les parties furent priées de présenter leurs conclusions sur cette question avant que le conseil de l’intimée n’entamât sa plaidoirie liminaire concernant cette action.
18.  A la reprise des débats le lendemain, le 22 octobre 2003, le président évoqua tout d’abord la question de l’aptitude de M. A. à siéger en l’affaire, en réponse aux conclusions présentées sur ce point par l’avocat de la société requérante. M. A. donna alors davantage de précisions sur sa relation avec ABG Sundal Collier. Certains des points soulevés par la société requérante appelant davantage d’éclaircissements de la part d’ABG Sundal Collier, il fut convenu que l’examen de ladite question serait remis au lendemain.
Le conseil adjoint de l’intimée poursuivit ensuite sa plaidoirie liminaire et présenta ses conclusions.
Le président avisa les parties que la cour d’appel entendait statuer le lendemain sur les diverses questions procédurales soulevées dans cette affaire.
19.  A la reprise du procès le lendemain, le 23 octobre 2003, le conseil de la société requérante pria M. A. de ne pas assister aux débats sur la question de son aptitude à siéger. La cour d’appel se retira brièvement pour délibérer et, lorsque l’audience reprit, elle dit que M. A. ne participerait pas aux échanges qui allaient suivre sur cette question.
20.  Les conseils de chacune des parties présentèrent ensuite leurs conclusions sur cette même question, au regard de l’article 108 de la loi sur l’administration des juridictions.
21.  Les parties furent ensuite invitées à plaider la question de la disjonction d’instance, telle que régie par les dispositions de l’article 98 § 2 du code de procédure civile.
22.  A 12 h 30, la cour d’appel leva la séance du matin puis se retira pour délibérer et voter à huis clos sur les questions de l’aptitude à siéger et de la disjonction d’instance.
23.  Le même jour (le 23 octobre 2003), à 15 heures, la cour d’appel, composée des juges professionnels et de l’assesseur-échevin B., se réunit une nouvelle fois. Elle rendit deux décisions, signées par les trois juges professionnels et par M. B., mais pas par M. A., qui n’y avait pas été associé.
24.  Dans sa première décision, statuant sur la question de la récusation, la cour d’appel dit ceci :
« Au cours de la procédure d’appel, l’assesseur-échevin [M. A.], économiste de profession, s’est souvenu d’une circonstance dont il a jugé bon de faire part aux autres membres de la formation juridictionnelle et dont les parties ont été ensuite informées.
[M. A.] est associé du cabinet PricewaterhouseCoopers DA. A la date de la présente décision, ce cabinet participe à une mission pour le compte d’ABG Sundal Collier Norge ASA (« ABG Sundal Collier »), la société-mère de Sundal Collier & Co ASA, l’une des parties à la présente instance. Une société qui souhaitait être cotée à la bourse d’Oslo a fait appel à ABG Sundal Collier en collaboration avec un second cabinet, First Securities ASA, comme consultants. La mission de PricewaterhouseCoopers DA consiste à fournir certains services d’audit et de comptabilité dans le cadre de cette entrée en bourse. Elle a été attribuée au printemps dernier à la suite d’une procédure d’appel d’offres et, d’après les éléments d’information fournis, c’est le bureau de PricewaterhouseCoopers à Bergen qui accomplit le gros du travail. [M. A.] est chargé de formuler des conseils dans le cadre de cette mission et il est donc l’un des prestataires des services en question. Dans le cadre de la mission, il est également en contact direct avec un représentant d’ABG Sundal Collier. D’après les documents produits, la mission est facturée environ 300 000 NOK. Elle n’est pas encore terminée. C’est la société qui cherche à être cotée qui devra, au bout du compte, rétribuer PricewaterhouseCoopers.
Après que [M. A.] eut expliqué la situation, la [société requérante] a demandé davantage d’informations à la partie adverse et les parties ont échangé ultérieurement des écritures sur la question de l’aptitude à statuer. A l’audience tenue ce jour, Me Gade, pour le compte de la [société requérante], s’est opposé à la désignation de l’assesseur-échevin [M. A.] Les parties ont été invitées à présenter des observations sur cette question. [M. A.] n’a pas assisté à l’audience consacrée aux plaidoiries ni aux délibérations sur son aptitude à statuer.
[La société requérante] soutient que, au regard des dispositions de l’article 108 de la loi sur l’administration des juridictions, l’assesseur-échevin [M. A.] est inapte à siéger. Elle expose notamment qu’ABG Sundal Collier a sous-traité à PricewaterhouseCoopers environ 6 % de ses missions au cours des trois dernières années. Très prestigieuses, les missions se rapportant aux entrées en bourse seraient chose rare aujourd’hui. Il serait évident que PricewaterhouseCoopers avait particulièrement intérêt à ce qu’ABG Sundal Collier, un acteur principal de ce marché, lui sous-traitât une mission de ce type et d’autres analogues. En sa qualité d’associé du cabinet PricewaterhouseCoopers, [M. A.] aurait eu un intérêt patrimonial direct à ce que le cabinet accrût ses revenus actuels et potentiels. Le point déterminant serait de savoir comment le public percevrait cette situation. Dans l’action reconventionnelle formée en l’espèce, Sundal Collier & Co ASA serait assignée en paiement de dommages-intérêts d’un montant considérable. D’après le dossier, cette dernière société n’exercerait actuellement aucune activité et, aux fins de la question de l’impartialité, elle ne ferait à l’évidence qu’un avec ABG Sundal Collier, qui aurait repris l’activité de sa filiale. Le lien entre [M. A.] et l’intimée serait manifestement trop étroit pour que [M. A.] puisse siéger dans cette affaire en qualité de juge. Le fait que [M. E.], employé d’ABG Sundal Collier, est en l’espèce un témoin clé sur le point de savoir si, au cours d’une réunion avec Sundal Collier & Co ASA à laquelle il avait assisté, le représentant de [la société requérante] avait tenu des propos susceptibles d’exiger une confiscation de biens, constituerait une autre circonstance justifiant la récusation. Il serait inacceptable que [M. A.] puisse examiner si la déposition d’une personne avec qui il entretient une relation continue de collaboration professionnelle est digne de foi.
Au stade de l’instruction, [la société requérante] s’est dite particulièrement soucieuse de la nécessité que chacun des assesseurs-échevins désignés jouisse d’une indépendance suffisante par rapport aux parties et, à cet égard, elle a mis en avant les relations commerciales étroites qui unissent les grandes sociétés du secteur financier. Elle souligne également que le cabinet de l’avocat de l’intimée a lui aussi été engagé par ABG Sundal Collier dans le cadre de l’entrée en bourse (...)
Sundal Collier & Co ASA soutient que l’assesseur-échevin [M. A.] est apte à siéger dans la présente affaire. Les relations entretenues par lui avec l’intimée seraient trop distantes. Pour preuve, il ne serait jamais venu à l’esprit de [M. A.] au début que son aptitude à siéger eût pu être mise en cause. La mission en question serait trop peu importante et [M. A.] n’y jouerait pas un rôle central. Ses fonctions consisteraient principalement à donner des avis au bureau de PricewaterhouseCoopers à Bergen, chargé des consultations. Les factures et honoraires seraient adressés à ABG Sundal Collier et à First Securities, mais c’est la société qui cherche à être cotée en bourse qui en assurerait le paiement. [M. A.] ne prendrait aucune part, que ce soit sporadiquement ou à titre permanent, à la mission de consultation. Il ne serait intervenu qu’une seule fois, concernant des questions objectives de comptabilité. [M. A.] ne serait pas personnellement une partie contractante et PricewaterhouseCoopers n’aurait aucun intérêt direct ou indirect dans l’issue du litige. L’intimée ajoute que [M. A.] ne prendra plus aucune part à cette mission. Aucun membre du cabinet de consultants directement chargé du dossier n’aurait eu connaissance du problème. Ce cabinet aurait été engagé non pas par ABG Sundal Collier dans le cadre de l’entrée en bourse en question mais seulement par la société qui cherche à être cotée.
En Norvège, le monde de la finance serait petit et peu de gros cabinets d’expertise comptable seraient capables d’entreprendre des missions de ce type. L’intimée ajoute qu’une interprétation stricte de l’article 108 de la loi sur l’administration des juridictions réduirait fortement le nombre des assesseurs-échevins compétents susceptibles d’être désignés dans les affaires où des connaissances particulières en matière financière et comptable seraient nécessaires (...)
La cour d’appel estime que rien n’indique que, malgré le lien contractuel qui unit ABG Sundal Collier à PricewaterhouseCoopers, l’assesseur-échevin [M. A.] ne soit pas pleinement apte à rendre une décision impartiale en l’espèce. Elle relève que [M. A.] lui-même ne considère pas ce lien comme un problème et que c’est seulement lors de la deuxième semaine des débats qu’il a jugé bon d’en faire mention. Ces considérations ne sont toutefois pas déterminantes, la question de la récusation devant être appréciée sur la base d’un examen plus général visant à déterminer quel type de relation entre un assesseur-échevin et une partie passera pour acceptable ou non au regard de l’article 108 de la loi sur les juridictions administratives.
La cour d’appel constate que [la société requérante] a formulé des objections quant à l’aptitude à siéger de l’assesseur-échevin et elle renvoie aux conclusions précitées de cette partie. Au vu de l’ensemble des éléments du dossier, elle conclut que, dans les circonstances de l’espèce, l’assesseur-échevin [M. A.] doit se retirer.
La décision est unanime.
Conclusion
[M. A.] est enjoint de se retirer ».
25.  Dans sa seconde décision, la cour d’appel ordonna la disjonction d’instance :
« Ayant posé aux parties la question de la disjonction d’instance, comme le prévoit l’article 98 § 2 du code de procédure civile, la cour d’appel juge à l’unanimité, en ce qui concerne l’action reconventionnelle (le point 2 des conclusions de [la société requérante]) que les deux questions suivantes doivent être préalablement tranchées :
1.  Au vu de l’état des négociations entre les parties, l’intimée a-t-elle manqué à ses obligations à l’égard de [la société requérante] ; autrement dit, lui était-il interdit de demander la saisie en Norvège, en Suède et/ou au Luxembourg ?
2.  La responsabilité de l’intimée, pour faute ou de plein droit, à raison des demandes de saisie en Norvège, en Suède et au Luxembourg peut-elle être engagée pour d’autres motifs ?
Trancher ces points préliminaires impose provisoirement à la cour d’appel de ne pas examiner les questions de l’existence d’un lien de causalité quant aux pertes alléguées et de l’opportunité d’une imputation des responsabilités entre [la société requérante] et la société Plentius ».
Après la clôture de cette procédure incidente avec la décision ainsi adoptée, la cour d’appel jugea, après délibération, qu’il fallait statuer tant sur l’action au principal que sur l’action reconventionnelle sur la base de cette même décision.
26.  A la reprise des débats le lundi 27 octobre 2003, l’avocat de la société requérante demanda la clôture de l’instance en invoquant la décision rendue par la cour d’appel le 23 octobre 2003 enjoignant à l’assesseur-échevin A. de se retirer. Le conseil de l’intimée s’y opposa. Le président avisa ensuite les parties que, à l’unanimité, la cour d’appel avait ordonné, en application de l’article 15 § 1 de la loi sur l’administration des juridictions (paragraphe 37 ci-dessous), la poursuite de l’instance. Dans son arrêt du 22 janvier 2004, la cour d’appel s’est exprimée ainsi sur ce point :
« La récusation de l’assesseur-échevin [A.] n’a pas entraîné celle des autres juges et l’expertise nécessaire a été assurée lors de la suite de la procédure ».
27.  D’après les procès-verbaux des audiences devant la cour d’appel, celle-ci poursuivit l’examen de l’affaire du 28 au 30 octobre, du 3 au 7 novembre, puis du 10 au 13 novembre 2003.
28.  Par une décision du 17 novembre 2003, la cour d’appel confirma sa décision du 23 octobre 2003 sur la disjonction d’instance et constata que les débats d’appel avaient été conduits conformément à cette décision jusqu’à la dernière audience du 13 novembre 2003. Elle ajouta que, après en avoir délibéré les 14 et 17 novembre 2003, elle avait décidé de clore l’instance et de trancher le litige, pour ce qui est tant de la demande principale que de l’action reconventionnelle, telle que plaidée.
E.  Arrêt de la cour d’appel et pourvoi formé par la société requérante
29.  Par un arrêt du 22 janvier 2004, la cour d’appel confirma le jugement du tribunal au principal et condamna en outre la société requérante à verser à Sundal Collier certaines sommes au titre des frais et dépens engagés par celle-ci tant en première instance qu’en appel.
30.  D’après cet arrêt, à une date non précisée postérieure au jugement rendu par le tribunal le 4 janvier 2002, l’activité de courtage de Sundal Collier & Co ASA avait été reprise par sa société mère, ABG Sundal Collier, et la filiale n’exerçait depuis lors plus aucune activité commerciale.
31.  La société requérante sollicita un pourvoi devant la Cour suprême (Høyesterett), contestant aussi bien l’arrêt de la cour d’appel que la procédure conduite devant celle-ci.
32.  Sur le plan procédural, la société requérante demandait l’annulation de l’arrêt de la cour d’appel, soutenant notamment que celle-ci avait été irrégulièrement composée du fait que, pourtant récusé en vertu de l’article 108 de la loi sur l’administration des juridictions (article 384 § 2, point 2, du code de procédure civile de 1915), l’assesseur-échevin A. avait siégé en son sein. A titre subsidiaire, elle alléguait que la participation de l’assesseur-échevin A. avait forcément eu une influence sur l’arrêt de la cour d’appel (article 384 § 1). La procédure aurait duré « sept » jours avant que M. A. ne fût enjoint de se retirer. Les écritures des parties et les pièces du dossier auraient été essentielles à l’appréciation de la cour d’appel en raison de l’ancienneté relative des faits auxquels se rapportaient les questions de fond. En outre, les décisions prononçant respectivement la récusation de M. A. et la disjonction de l’instance auraient été rendues lors de la même séance judiciaire. Ordonner la disjonction aurait présupposé un examen par les juges de l’affaire au fond, une question qui aurait déjà été soulevée au quatrième jour des audiences. Egalement à titre subsidiaire, la société requérante voyait un vice de forme dans la poursuite de la procédure ordonnée par la cour d’appel postérieurement au retrait de M. A. sur la base de l’article 15 de la loi sur l’administration des juridictions.
33.  La Cour relève que, dans sa demande de pourvoi du 8 avril 2003 adressée au Comité de sélection des recours de la Cour suprême, la société requérante rappelait notamment qu’elle avait « constamment préconisé la disjonction de l’instance devant la cour d’appel, comme cela avait été fait devant le tribunal, conformément à l’article 151 § 2 du code de procédure civile ».
34.  Par une décision du 16 juillet 2004, le Comité de sélection des recours de la Cour suprême refusa à la société requérante l’autorisation de former un pourvoi contre la procédure conduite devant la cour d’appel, au motif que le recours n’avait manifestement aucune chance de succès. Elle refusa également l’autorisation pour le reste de la demande au motif que le pourvoi ne présentait aucun intérêt au-delà du cas d’espèce et qu’aucun autre motif ne justifiait la saisine de la Cour suprême.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
35.  L’obligation d’impartialité à laquelle sont astreints les juges professionnels et les assesseurs-échevins est énoncée aux articles 106 à 108 de la loi no 5 du 13 août 1915 sur l’administration des juridictions (domstolloven). En l’espèce, la cour d’appel norvégienne s’est fondée sur l’article 108 de ce texte, ainsi libellé :
Article 108
« Une personne ne peut pas non plus siéger en qualité de juge ou de juré s’il existe d’autres circonstances particulières susceptibles de faire douter de son impartialité, en particulier si une partie demande son retrait pour un motif de ce type. »
36.  S’agissant de la procédure régissant les questions d’impartialité, les dispositions suivantes de la loi de 1915 entrent en ligne de compte :
Article 111
« Toute partie qui souhaite l’exclusion d’une personne [de la procédure] doit en faire la demande dès qu’elle prend connaissance du motif qui justifierait celle-ci.
Une partie qui, bien qu’au fait d’une circonstance particulière visée à l’article 108, continue néanmoins de plaider sa cause devant les tribunaux ne peut plus demander l’exclusion en application de cette disposition.
Pareille demande peut être présentée oralement ou par écrit et doit être motivée. »
Article 115
« Avant le début d’une audience, le président de la formation de jugement informe les jurés ou les assesseurs-échevins qu’ils sont inaptes à siéger s’ils relèvent de l’un quelconque des cas énumérés aux articles 106 ou 107 ou s’il existe, à leur égard, des circonstances relevant de l’article 108. Il les invite, eux et les parties, à révéler tout fait de cette nature. »
37.  Concernant la possibilité de poursuivre les débats si l’un des membres est inapte à siéger, la loi de 1915 dit ceci :
Article 15
« Si l’un quelconque des membres d’une juridiction ou d’un jury se révèle inapte à siéger après le début des audiences au principal, celles-ci peuvent se poursuivre sans pourvoir à un remplacement s’il y a seulement un juré ou assesseur-échevin et seulement un juge de moins que le nombre normalement requis. En matière tant civile que pénale, la présence du juge désigné à la présidence de la formation de jugement en application de l’article 12 § 1 est obligatoire.
Lorsque la cour d’appel se compose uniquement de trois juges professionnels, la procédure ne peut se poursuivre si l’un quelconque d’entre eux ne peut siéger. »
38.  L’article 98 de l’ancien code de procédure civile (tvistemålsloven) – loi no 6 du 13 août 1915 – remplacé depuis le 1er janvier 2008 par un nouveau code, disposait :
Article 98
« Si les débats peuvent s’en trouver facilités ou accélérés et si au moins l’une des parties est la même dans toutes les affaires, un tribunal peut joindre une ou plusieurs instances et rendre alors une décision conjointe. »
Le tribunal peut ordonner une procédure distincte pour examiner un ou plusieurs griefs regroupés en une seule affaire ou certaines questions litigieuses se rapportant au même grief.
Toute décision rendue par le juge sur la base du présent article est insusceptible de recours. »
39.  L’article ci-dessus ne régissait que la disjonction d’instance et non la disjonction de décision, régie par l’article 151 § 2 du même code. Cette dernière disposition prévoyait que, dans une affaire où étaient demandées, à titre de dommages-intérêts ou autre, des sommes dont le montant était contesté, la décision sur ce point litigieux pouvait, à la demande de l’une et l’autre des parties, être ajournée.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
40.  La société requérante estime ne pas avoir bénéficié, au cours de la procédure devant la cour d’appel, du procès équitable devant un tribunal impartial garanti par l’article 6 § 1, ainsi libellé dans ses parties pertinentes :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».
Récusant les griefs de la société requérante, le Gouvernement prie la Cour de conclure à l’absence de violation de la Convention en l’espèce.
A.  Question préliminaire concernant le champ du litige
41.  La Cour rappelle que, dans sa requête, la société requérante avait initialement tiré grief sur le terrain de l’article 6 § 1 de ce que, en poursuivant son examen de l’affaire en dépit de sa décision du 23 octobre 2003 portant récusation de M. A. ainsi que de la position de cet assesseur-échevin et de l’influence qu’il avait pu exercer sur l’issue de l’affaire, la cour d’appel eût manqué de l’impartialité requise. La société requérante soulignait qu’en l’espèce se posait « en premier lieu (...) la question évidente de l’impartialité objective (...) » mais que « cela ne [voulait] pas dire que la question de l’impartialité subjective ne pourrait pas non plus se poser ».
42.  Ultérieurement, au stade du fond devant la Cour, la société requérante a plaidé, en s’appuyant sur plusieurs éléments nouveaux non présentés auparavant devant le juge national ou la Cour que, globalement, la cour d’appel avait manqué d’impartialité subjective. Parmi ces éléments figure en particulier une déposition écrite de l’assesseur-échevin B., datée du 12 juin 2008, concernant notamment l’attitude des juges professionnels au cours des débats, pièce à laquelle le Gouvernement s’est opposé en se fondant sur une lettre en date du 7 octobre 2008 adressée à M. B. par le président. Cependant, pour la Cour, ces éléments nouveaux modifient nettement le fond du grief de défaut d’impartialité soulevé par la société requérante sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention. Ils ne sont pas couverts par la décision du 29 avril 2008 par laquelle la Cour a déclaré le grief recevable. Aussi la Cour n’examinera-t-elle pas le grief tiré par la société requérante d’un parti pris personnel que la cour d’appel aurait globalement nourri à son encontre. Elle se contentera de rechercher s’il existait des raisons objectives de craindre que, en tranchant le litige civil en cause malgré la participation de l’assesseur-échevin A. ultérieurement récusé par elle, la cour d’appel n’ait pas fait preuve de l’impartialité voulue par l’article 6 § 1.
B.  Thèses des parties
1.  La société requérante
43.  La société requérante soutient que, en poursuivant son examen de l’affaire alors que, dans sa décision du 23 octobre 2003, elle avait jugé l’assesseur-échevin A. inapte à siéger en l’affaire, la cour d’appel n’a pas fait preuve de l’impartialité voulue par l’article 6 § 1. Cette décision aurait été rendue au sixième jour des audiences, après que la cour d’appel, avec M. A. en son sein, eut entendu la plaidoirie liminaire de la société requérante sur tous les points du dossier ainsi que la plaidoirie liminaire de l’intimée sur la demande au principal et sur l’action reconventionnelle au fond (mais pas sur les questions du lien de causalité et du montant des dommages-intérêts dans le cadre de ladite action), et délibéré. Bien que la récusation de l’assesseur-échevin A. soit incontestable, la cour d’appel semblerait ne pas avoir recherché si ses autres membres satisfaisaient toujours à l’exigence d’impartialité.
44.  La société requérante ajoute que, par une décision du 23 octobre 2003, la cour d’appel a également disjoint de l’instance l’action reconventionnelle, ce qui aurait impliqué tout d’abord la tenue d’une procédure distincte sur le fond de ladite action tout en laissant de côté, à ce stade, les questions des dommages-intérêts et du lien de causalité. Cela ne voudrait pas dire pour autant que la cour d’appel devait statuer séparément sur ces questions. Cependant, la décision rendue le 17 novembre 2003 par la cour d’appel montrerait que, le 23 octobre 2003, elle nourrissait déjà de sérieux doutes quant à la nécessité de poursuivre l’instance en entendant les parties sur la question du lien de causalité. La disjonction d’instance ne se serait imposée que parce que, dès le 23 octobre 2003, la cour d’appel avait jugé à titre préliminaire, comme elle le confirmera bel et bien le 17 novembre 2003, qu’elle ne souhaitait pas entendre les parties sur la question du lien de causalité étant donné que l’action reconventionnelle échouerait sur le fond.
45.  La cour d’appel n’aurait pas été tenue sur le fond par ce jugement préliminaire et, d’un point de vue strictement juridique, la disjonction d’instance n’aurait porté que sur un point de procédure. Cependant, le fait que la disjonction a pu être prononcée le 23 octobre 2003 en l’absence de longues délibérations formelles (si tant est qu’il y en ait eu) confirmerait l’existence d’un échange continu entre ses membres qui examinaient alors l’affaire depuis plusieurs jours. La question de savoir si pareils échanges étaient assimilables à des délibérations d’un point de vue formellement juridique ne serait pas déterminante. Nul ne pourrait donc sérieusement nier que la disjonction d’instance prononcée par la cour d’appel, qui impliquait de facto un examen préliminaire de l’affaire, a très bien pu être et a vraisemblablement été influencée par la participation de l’assesseur-échevin A. aux six premiers jours des débats.
46.  Le fait que, alors qu’il avait été invité à faire part au juge, préalablement à sa désignation, de toute circonstance susceptible de justifier sa récusation, l’assesseur-échevin A. n’a révélé ses liens avec Sundal Collier qu’une fois les débats bien entamés ne pourrait que renforcer les craintes légitimes de la société requérante quant à la position de ce membre et à l’influence qu’il a pu avoir sur les débats.
47.  Il serait inexact de dire, comme le fait le Gouvernement, que la Cour suprême a examiné la question de l’impartialité. Au contraire, la haute juridiction aurait même refusé d’être saisie.
2.  Le Gouvernement
48.  Le Gouvernement souligne que le retrait de M. A. était motivé par des éléments non pas subjectifs mais seulement objectifs, de sorte qu’il n’y aurait aucune raison légitime de craindre que ce juge ait pu influencer défavorablement ses collègues et nuire ainsi à leur impartialité.
49.  En outre, la relation qui unissait M. A. à Sundal Collier se serait seulement limitée à un rôle relativement mineur de conseil dans le cadre d’une mission confiée par la société-mère de cette compagnie. En réalité, ladite mission aurait été accomplie pour le compte d’une société dont l’entrée en bourse était envisagée, comme le montrerait le fait que c’était cette société-là qui devait payer les frais de consultation. Aucune des parties à l’instance devant la cour d’appel n’y aurait participé. La fragilité du lien entre Sundal Collier et M. A. serait confirmée en ce que celui-ci n’a pensé à soulever la question de l’impartialité qu’après quatre jours et demi d’audiences. La cour d’appel aurait fait preuve d’une grande prudence et privilégié la sécurité en ordonnant le retrait de M. A., ce malgré la fragilité de ce lien. On pourrait raisonnablement se demander si les raisons de douter de l’impartialité objective de ce magistrat étaient suffisantes. Voilà les éléments qu’il faudrait retenir pour déterminer si la participation de M. A. a pu nuire à l’impartialité des autres membres de la formation de jugement de la cour d’appel.
50.  Le Gouvernement estime important de souligner que, si la question de l’impartialité a été soulevée après quatre jours et demi d’audiences, la cour d’appel, avec l’accord de la société requérante, a remis au sixième jour sa décision sur la récusation. Selon lui, il faut supposer que, dans l’intervalle, M. A. et les autres juges ont été particulièrement prudents étant donné que cet assesseur-échevin risquait d’être récusé. Ainsi, M. A. n’aurait pas participé à l’adoption des décisions sur la récusation ou sur la disjonction d’instance.
51.  Rien ne permettrait d’établir l’allégation de la société requérante selon laquelle, au cours des six premiers jours du procès, M. A. a pris part aux délibérations et exposé ses vues sur l’affaire en question. Ainsi qu’il serait d’usage dans toutes les affaires civiles en Norvège, les délibérations sur le fond se seraient déroulées postérieurement à la clôture du procès, 21 jours – selon le Gouvernement – après la récusation de M. A.
52.  Au vu de ces éléments, la société requérante n’aurait eu aucune raison légitime de craindre un manque d’impartialité de la cour d’appel.
53.  La disjonction d’instance ordonnée sur la base de l’article 98 § 2 du code de procédure civile n’aurait en aucun cas impliqué un manque d’impartialité de la part de la cour d’appel. Elle n’aurait concerné que le déroulement de la procédure et n’aurait appelé aucune appréciation au fond. C’est ce que confirmerait le fait qu’il a fallu attendre la fin des plaidoiries orales puis deux jours de délibérations pour que la cour d’appel juge l’action reconventionnelle mal fondée. La poursuite de la procédure reconventionnelle ne se serait dès lors plus imposée. Aussi, la disjonction d’instance antérieurement prononcée ne pourrait passer pour un indice d’un quelconque parti pris de la part de la cour d’appel.
54.  La cour d’appel aurait conclu de son examen de la question de l’impartialité que la participation de M. A. ne justifiait pas la récusation des autres juges. La société requérante n’aurait présenté aucune demande de récusation, comme on aurait pu s’y attendre si elle y avait vu un problème. Par ailleurs, la Cour suprême aurait confirmé la conclusion de la cour d’appel sur l’impartialité de celle-ci.
55.  Le Gouvernement souligne enfin que, du fait de la rigueur avec laquelle les règles norvégiennes en matière d’impartialité sont appliquées, il n’est pas rare en pratique qu’un juge ou un juré doive se retirer pour des motifs objectifs après le début d’un procès. Un principe qui imposerait le retrait automatique de tous les juges en cas de récusation de l’un d’eux et la tenue d’un nouveau procès devant une formation de jugement différemment composée serait non seulement inutile mais aussi coûteux et fastidieux et source de problèmes pratiques pour les juridictions de plus petite taille.
C.  Appréciation de la Cour
56.  La Cour estime que c’est essentiellement l’exigence d’« impartialité » qui est en cause en l’espèce (Ekeberg et autres c. Norvège, nos 11106/04, 11108/04, 11116/04, 11311/04 et 13276/04, § 31, 31 juillet 2007). L’existence de l’impartialité au sens de l’article 6 § 1 de la Convention doit être déterminée selon une démarche subjective consistant à examiner la conviction personnelle de tel juge en telle occasion, et selon une démarche objective amenant à s’assurer qu’il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (Wettstein c. Suisse, no 33958/96, § 42, CEDH 2000-XII ; Pétur Thór Sigurðsson c. Islande, no 39731/98, § 37, CEDH 2003-IV ; Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, §§ 118-121, CEDH 2005-XIII, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 75, CEDH 2007-XI). Il faut rappeler que les principes établis par la jurisprudence de la Cour s’appliquent aussi bien aux assesseurs-échevins qu’aux juges professionnels (Langborger c. Suède, 22 juin 1989, § 32, série A no 155 ; Holm c. Suède, 25 novembre 1993, § 30, série A no 279-A, et Pullar c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 29, Recueil des arrêts et décisions 1996-III ; voir aussi Ekeberg et autres, précité, § 31).
57.  Dans le cadre de la démarche subjective, l’impartialité personnelle d’un magistrat se présume jusqu’à la preuve du contraire (ibid., § 32).
58.  Dans le cadre de la démarche objective, il faut rechercher si, indépendamment de l’attitude personnelle d’un juge, certains faits vérifiables autorisent à mettre en cause son impartialité. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables. Doit donc se récuser tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d’impartialité. Pour se prononcer sur l’existence, dans une affaire donnée, d’une raison légitime de redouter chez un juge un défaut d’impartialité, l’optique de l’accusé entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions de l’intéressé peuvent passer pour objectivement justifiées (voir, parmi d’autres précédents, Pullar, § 37 et Ekeberg et autres, § 33, précités).
59.  En l’espèce, la Cour constate tout d’abord que, lorsqu’ils ont examiné cette question, les membres de la cour d’appel autres que l’assesseur-échevin A. n’ont rien relevé qui aurait indiqué que celui-ci n’était pas « pleinement apte à rendre une décision impartiale en l’espèce ». N’ayant été saisie d’aucun élément démontrant l’existence d’un quelconque parti pris personnel de M. A. à l’encontre de la société requérante (Pullar, § 37 et Ekeberg et autres, § 33, précités), elle ne voit aucune raison d’en juger autrement.
60.  C’est parce qu’il existait certains liens entre l’assesseur-échevin A. et l’intimée et que la société requérante avait sollicité la récusation de ce magistrat que la cour d’appel a fait droit à cette demande en application de l’article 108 de la loi sur l’administration des juridictions.
61.  Examinant la question sous l’angle de l’exigence d’impartialité objective découlant de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour note que, au moment des faits, l’assesseur-échevin A. était associé d’un cabinet de consultants, PricewaterhouseCoopers. Pour le compte de ce dernier et en collaboration avec d’autres prestataires, il avait fourni des services d’audit et de comptabilité à ABG Sundal Collier dans le cadre de l’entrée en bourse éventuelle d’une société tierce. PricewaterhouseCoopers était intervenu à la suite d’une procédure concurrentielle d’appel d’offres et sa mission consistait notamment à donner des avis de nature essentiellement technique. L’assesseur-échevin A. n’a joué aucun rôle majeur dans cette mission. Aucun des bénéficiaires des services ainsi assurés par PricewaterhouseCoopers n’était partie à la procédure devant la cour d’appel : ABG Sundal Collier n’était que la société-mère de la partie adverse, Sundal Collier & Co ASA. Les honoraires et factures étaient certes adressés à cette dernière (et à First Securities), mais la rémunération perçue par PricewaterhouseCoopers en contrepartie de ces prestations a été payée par la société dont l’entrée en bourse était envisagée.
62.  Dans ces conditions, outre qu’elle constate l’existence en droit norvégien de garanties appropriées permettant d’assurer l’impartialité des juges et assesseurs-échevins (voir Ekeberg et autres, § 48), la Cour ne voit aucun lien direct entre M. A. et la partie adverse à la procédure en cause. Il n’apparaît pas non plus que ce magistrat eût un intérêt direct dans l’issue du litige qui a opposé la société requérante à Sundal Collier & Co ASA.
63.  La Cour en conclut que, quand bien même elles seraient légitimes, les raisons de douter de l’impartialité objective de M. A. ne sont pas particulièrement solides.
64.  Par ailleurs, ni l’une ni l’autre des parties ne s’opposa à la composition de la cour d’appel lorsqu’elles furent invitées à présenter leurs observations à ce sujet à l’ouverture du procès le 14 octobre 2003. Les propres révélations ultérieures de l’assesseur-échevin A. concernant la mission en cause furent présentées le 21 octobre 2003, soit après quatre jours et demi d’audiences, lesquelles se poursuivirent jusqu’au 13 novembre 2003, pendant plus de dix-neuf jours. A la date de ces révélations, l’avocat de la société requérante avait déjà exposé sa plaidoirie liminaire et l’avocat de la partie adverse venait d’entamer la sienne. Conformément aux souhaits exprimés par les parties, la cour d’appel leur donna la possibilité d’examiner la question de la récusation et d’y revenir ultérieurement. Cette question fit l’objet d’un échange d’écritures entre les parties, d’une clarification apportée par M. A. le 22 octobre 2003 et de nouvelles plaidoiries en son absence le 23 octobre 2003 au matin. A cette dernière date, dans l’après-midi, les autres membres de la cour d’appel, à l’unanimité, firent droit à la demande de la société requérante tendant au retrait de M. A. La présence de ce dernier s’est limitée à une phase relativement précoce des débats et a pris fin après ceux-ci (Ekeberg et autres, § 45). Jusqu’alors, toutes les mesures procédurales prises par la cour d’appel concernant la récusation de M. A. avaient été acceptées par la société requérante.
65.  A la reprise des audiences, le 27 octobre 2003, la cour d’appel rejeta la demande de la société requérante tendant à ce que, du fait de la participation de l’assesseur-échevin A., elle se récuse dans son ensemble et prononce la clôture de l’instance. A cette même date, ses autres membres examinèrent la question de leur propre impartialité et jugèrent que l’inaptitude de l’assesseur-échevin A. à siéger n’entraînait pas la leur. La Cour n’est pas convaincue par la thèse, défendue par la société requérante, du manquement par la cour d’appel, dans sa composition postérieure à la récusation de M. A., à l’exigence d’impartialité découlant de l’article 6 § 1.
66.  A cet égard, la Cour juge peu persuasif le grief particulier tiré par la société requérante de l’influence que l’assesseur-échevin A. aurait éventuellement exercée sur la décision du 23 octobre 2003 par laquelle la cour d’appel a disjoint de l’instance l’action reconventionnelle et, par voie de conséquence, les causes à trancher. Il faut noter que la disjonction d’instance avait déjà été sollicitée ou préconisée par la société requérante dans l’appel formé par elle devant la cour d’appel puis au stade de l’instruction devant cette juridiction ainsi que, semble-t-il, à l’audience (paragraphes 9 et 33 ci-dessus). Les 20 et 21 octobre 2003, le président débattit de la question avec les parties. Le 23 octobre 2003, ces dernières plaidèrent après que la cour d’appel eut (à l’unanimité) enjoint à M. A. de se retirer. Plus tard ce même jour, la cour d’appel délibéra à ce sujet en l’absence de M. A. et décida (à l’unanimité) de disjoindre provisoirement la procédure.
67.  Cette dernière décision ne devint définitive que lorsque, après avoir examiné l’affaire pendant onze jours de plus, soit jusqu’au 13 novembre 2003, puis délibéré les 14 et 17 novembre 2003, la cour d’appel jugea que l’affaire était en l’état sans qu’il fût besoin de présenter des arguments supplémentaires sur l’action reconventionnelle.
68.  Il en découle que la décision par laquelle la cour d’appel a disjoint l’action reconventionnelle de l’instance a été rendue en l’absence de l’assesseur-échevin A. et qu’elle a fait droit en substance aux prétentions de la société requérante sur ce point de procédure. Bien qu’il ne soit pas en lui-même déterminant, cet élément décrédibilise fortement la thèse de l’influence indue qu’aurait pu exercer M. A. au détriment de la société requérante. Aussi y a-t-il lieu de rejeter l’argument de cette dernière selon lequel la disjonction d’instance montre que M. A. avait vicié la procédure en incitant d’autres membres à adopter une position défavorable à la société requérante dans le cadre du règlement du litige au fond.
69.  La Cour estime que, dans sa décision unanime du 23 octobre 2003 ordonnant le renvoi de l’assesseur-échevin A. et sa décision unanime du 27 octobre 2003 refusant la récusation consécutive de ses autres membres, la cour d’appel a adéquatement levé tous les doutes qui auraient pu naître de l’influence que M. A. aurait eue sur ses pairs (voir, mutatis mutandis, Ekeberg et autres, § 48).
70.  En conséquence, l’assesseur-échevin A. ne saurait passer pour avoir participé, que ce soit directement ou indirectement, au règlement du litige civil en question dès lors que la cour d’appel a statué après avoir entendu les arguments de l’une et l’autre des parties pendant plus de onze jours d’audiences supplémentaires et délibéré deux jours de plus (ibid., § 47).
71.  Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que, compte tenu de sa nature, de sa date et de sa brève durée, la participation de l’assesseur-échevin A. à la procédure en question n’était pas propre à faire légitimement douter la société requérante de l’impartialité de la cour d’appel dans son ensemble. Cette dernière n’était donc pas tenue, pour satisfaire à l’exigence d’impartialité découlant de l’article 6 § 1, de clore les débats et de prononcer leur reprise devant une autre formation de jugement (ibid., § 49).
72.  Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 24 septembre 2009, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Christos Rozakis   Greffier Président
ARRÊT PROCEDO CAPITAL CORPORATION c. NORVÈGE
ARRÊT PROCEDO CAPITAL CORPORATION c. NORVÈGE 


Synthèse
Formation : Cour (première section)
Numéro d'arrêt : 3338/05
Date de la décision : 24/09/2009
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Non-violation de l'art. 6-1

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE CIVILE


Parties
Demandeurs : PROCEDO CAPITAL CORPORATION
Défendeurs : NORVEGE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2009-09-24;3338.05 ?

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