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17/11/2009 | CEDH | N°26258/07;26255/07

CEDH | RAI ET EVANS c. ROYAUME-UNI


EN FAIT
Le premier requérant, M. Milan Rai, est né en 1965. Il est représenté par Me J. Welch, solicitor auprès de Liberty, une ONG de protection des libertés civiques ayant son siège à Londres. La seconde requérante, Mme Maya Evans, est représentée par Me M. Schwartz, du cabinet Bindmans Solicitors, de Londres. Tous deux sont des ressortissants britanniques résidant dans le Sussex de l'Est.
Les faits de la cause, tels qu'exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
A.  Les circonstances des présentes affaires
Le 25 octobre

2005, le premier requérant participa à une manifestation, organisée par lui...

EN FAIT
Le premier requérant, M. Milan Rai, est né en 1965. Il est représenté par Me J. Welch, solicitor auprès de Liberty, une ONG de protection des libertés civiques ayant son siège à Londres. La seconde requérante, Mme Maya Evans, est représentée par Me M. Schwartz, du cabinet Bindmans Solicitors, de Londres. Tous deux sont des ressortissants britanniques résidant dans le Sussex de l'Est.
Les faits de la cause, tels qu'exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
A.  Les circonstances des présentes affaires
Le 25 octobre 2005, le premier requérant participa à une manifestation, organisée par lui, qui se déroula à Whitehall, en face de Downing Street, dans une « zone désignée » au sens de l'article 138 de la loi de 2005 sur la grande criminalité organisée et la police (« la loi de 2005 »). La seconde requérante y prit part elle aussi.
Auparavant, le premier requérant avait verbalement informé la police de la tenue de cette manifestation, lui en précisant l'heure, la date et le lieu et indiquant (poliment) qu'il ne solliciterait pas d'autorisation. La veille du rassemblement, il avait également mis en ligne des informations confirmant que celui-ci ne serait pas autorisé, de sorte que le risque d'arrestation était élevé, et que la police l'avait bel et bien prévenu qu'il serait arrêté en vertu de la loi de 2005. La seconde requérante savait elle aussi, avant cette même date, qu'aucune autorisation ne serait demandée et que la tenue de l'événement dans cette zone serait donc constitutive d'une infraction. La High Court relèvera ultérieurement que la manifestation dénonçait autant le conflit en Irak que le régime d'autorisation obligatoire instauré par la loi de 2005. Dans le dossier qu'elle renverra à la High Court concernant le cas du premier requérant, la Magistrate's Court mettra en avant des pièces émanant de la police indiquant que, si elle avait été sollicitée, l'autorisation n'aurait été assortie d'aucune condition.
Lors de la manifestation, le premier requérant lut à haute voix les noms d'Irakiens tués au cours du conflit en Irak et la seconde requérante les noms de soldats britanniques tués lors de ce même conflit. Des pancartes au sujet de ce dernier furent exposées et on sonna une cloche à des intervalles réguliers. Du début à la fin, les requérants se comportèrent de manière pacifique et ordonnée. Présente sur les lieux, la police les avertit que, faute d'autorisation, ils seraient arrêtés et inculpés s'ils poursuivaient la manifestation. Elle se retira ensuite de manière à permettre aux intéressés d'y mettre un terme, mais ils choisirent de continuer.
Les requérants furent donc arrêtés, placés en garde à vue pendant quelques heures puis inculpés, le premier requérant pour avoir organisé une manifestation non autorisée en zone désignée, en violation de l'article 132 1) a) de la loi de 2005, et la seconde requérante pour avoir participé à cette même manifestation, en violation de l'article 132 1) b) de ce texte. Il apparaît que la police leur accorda à l'un et à l'autre la liberté sous caution, non assortie de conditions d'après le dossier (si ce n'est qu'ils devaient comparaître devant la Magistrate's Court à une certaine date).
Devant la Magistrate's Court, les requérants soutenaient que l'article 132 1) a) et b) de la loi de 2005 était contraire aux articles 10 et 11 de la Convention. La Magistrate's Court estima que, sauf à juger cette disposition légale compatible avec ces articles, leur condamnation serait illégale et que cette disposition énonçait des restrictions nécessaires et proportionnées aux droits des requérants découlant des articles 10 et 11. En tous les cas, aucun autre passage du texte dénoncé ne pouvait être interprété comme allant à l'encontre de la volonté du législateur. La condamnation ne serait donc pas illégale au sens de l'article 6 de la loi de 1998 sur les droits de l'homme. Le 7 décembre 2005 et le 16 mars 2006, respectivement, les intéressés furent jugés coupables des infractions dont ils étaient accusés. Le premier requérant fut condamné à une amende de 350 livres sterling (GBP) ainsi qu'à une contribution aux frais de l'accusation à hauteur de 150 GBP et la seconde requérante à un sursis de 12 mois ainsi qu'à une contribution aux frais à hauteur de 100 GBP.
Les requérants saisirent la High Court par renvoi sur points de droit. Bien qu'ayant admis que l'article 132 1) a) et b) de la loi de 2005 n'était pas incompatible avec les articles 10 et 11 de la Convention, ils soutenaient que les instances en cause de l'Etat (la police, le service des poursuites de la Couronne et les tribunaux) auraient dû être tenus de justifier la nécessité des mesures prises (arrestations, inculpations et condamnations) au regard des faits de chaque cas d'espèce. Dès lors, selon eux, ces instances auraient dû non pas se contenter d'examiner s'il existait ou non une autorisation mais tenir compte aussi du caractère pacifique de la manifestation qui s'est concrètement déroulée ensuite. Faute pour la Magistrate's Court d'avoir justifié ainsi le verdict attaqué, les intéressés estimaient que leurs arrestations, leurs inculpations et leurs condamnations étaient contraires à leurs droits garantis par la Convention.
Par un arrêt du 20 décembre 2006, la High Court rejeta les recours des requérants, ainsi que ceux formés par deux autres personnes (Blum and Others v Director of Public Prosecutions [20061 EWHC 3209 (Admin). Elle releva que le seul chef d'accusation retenu était que les intéressés avaient manifesté sans autorisation. Elle estima que le raisonnement suivi dans la décision Ziliberberg c. Moldova (no 61821/00, 4 mai 2004) était déterminant et qu'aucun élément des autres affaires qui, à sa connaissance, avaient été portées devant la Cour ou devant les juridictions britanniques ne permettait de l'atténuer. En effet, il était plutôt question dans ces affaires de la conformité de mesures à l'ordre public, à la sécurité nationale ou à la sûreté publique (Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche, 21 juin 1988, série A no 139 ; Ezelin c. France, 26 avril 1991, série A no 202, et Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, CEDH 2001-IX, ainsi que G. c. République fédérale d'Allemagne, no 13079/87, décision de la Commission du 6 mars 1989, Décisions et rapports 60, p. 256, et Çiraklar c. Turquie, no 19601/92, décision de la Commission du 28 octobre 1998, 80-B DR 46). Aussi, dès lors qu'il était admis (comme les requérants en l'espèce l'avaient fait) que la disposition imposant une autorisation était incompatible avec les articles 10 et 11, la High Court n'avait pas, pour déterminer si une sanction s'imposait, à se pencher sur la nature de l'activité effectivement conduite ultérieurement en l'absence d'autorisation. La procédure d'autorisation étant conforme à l'article 11, le Parlement était en droit de sanctionner le défaut d'obtention de cet acte. La High Court refusa de déclarer que l'affaire soulevait un point de droit d'intérêt général justifiant la saisine de la Chambre des lords.
B.  Le droit et la pratique internes pertinents
L'article 132 de la loi de 2005, intitulé « Manifestation sans autorisation en zone désignée », est ainsi libellé :
« 1.  Quiconque
a)  organise une manifestation dans un lieu public sis en zone désignée,
b)  participe à une manifestation dans un lieu public sis en zone désignée ou
c)  conduit seul une manifestation dans un lieu public sis en zone désignée
commet une infraction si, au moment où commence la manifestation, celle-ci n'a pas été autorisée conformément à l'article 134 2).
2.  Une personne accusée de l'infraction prévue au paragraphe 1) du présent article peut chercher à démontrer, comme moyen de défense, qu'elle pensait raisonnablement qu'une autorisation avait été délivrée.
3.  Le paragraphe 1) du présent article ne s'applique pas si la manifestation est
a)  une procession publique nécessitant ou non une notification en vertu de (...) l'article 11 de la loi de 1986 sur l'ordre public (c. 64) ou
b)  une procession publique au sens des articles 12 ou 13 [de la loi de 1986 sur l'ordre public].
7.  Dans le présent article et aux articles 133 à 136,
a)  « zone désignée » signifie la zone indiquée dans un arrêté pris sur la base de l'article 138,
b)  « lieu public » signifie la voie publique ou tout endroit auquel, pendant la période considérée, la population ou une partie de celle-ci a accès, gratuitement ou non, en vertu d'un droit ou de toute autre autorisation expresse ou tacite,
c)  « organisateur d'une manifestation » inclut toute personne qui conduit seul une manifestation,
d)  « organisateur d'une manifestation » n'inclut pas une personne qui conduit seule une manifestation,
e)  Sauf au paragraphe 1 du présent article, « participant à une manifestation » inclut toute personne qui conduit seule une manifestation. »
L'article 133, intitulé « Notification d'une manifestation en zone désignée », est ainsi libellé :
« 1.  Quiconque sollicite l'autorisation d'une manifestation en zone désignée en donne notification par écrit au préfet de police du Grand-Londres (« le préfet » dans le présent article et l'article 134).
2.  Pareille notification est donnée
a)  si cela est matériellement raisonnable, pas moins de six jours pleins avant le jour où la manifestation est censée commencer, ou
b)  si cela n'est matériellement pas raisonnable, dans les meilleurs délais et, en tout état de cause, pas moins de 24 heures avant le début de la manifestation.
3.  Pareille notification est donnée
a)  par l'un quelconque des organisateurs de la manifestation si celle-ci doit se dérouler avec plus d'une personne,
b)  si elle doit être conduite par une seule personne, par celle-ci.
4.  Pareille notification indique
a)  la date et l'heure où la manifestation doit commencer,
b)  le lieu où la manifestation doit être conduite,
c)  la durée prévue de la manifestation,
d)  si la manifestation doit être conduite par une seule personne ou non, et
e)  le nom et l'adresse de l'auteur de la notification.
5.  La notification prévue dans le présent article est signifiée
a)  par sa remise dans un commissariat du district de la police du Grand-Londres, ou
b)  par envoi en recommandé dans un commissariat de ce type.
6.  L'article 7 de la loi de 1978 sur l'interprétation (c. 30), en vertu duquel la signification d'un acte est présumée se faire selon le délai postal ordinaire, ne s'applique pas à la notification prévue dans le présent article. »
L'article 134, intitulé « Autorisation de manifestations en zone désignée », est ainsi libellé :
« 1.  Le présent article s'applique lorsqu'est signifiée dans un commissariat du district de la police du Grand-Londres une notification satisfaisant aux conditions de l'article 133, dans les délais prévus au paragraphe 2 de celui-ci.
2.  Le préfet est tenu d'autoriser la manifestation qui est l'objet de la notification.
3.  Une autorisation de manifestation délivrée par le préfet peut imposer à ses organisateurs ou participants des conditions qu'il juge raisonnablement nécessaires pour éviter
a)  tout obstacle à quiconque souhaiterait entrer dans le palais de Westminster ou en sortir,
b)  tout obstacle au bon fonctionnement du Parlement,
c)  tout trouble grave à l'ordre public,
d)  tout dommage grave à des biens,
e)  toute perturbation de la vie en société,
f)  tout risque pour la sécurité à n'importe quel endroit de la zone désignée, ou
g)  tout risque pour la sécurité du public (y compris pour les participants à la manifestation).
4.  Les conditions prévues au paragraphe précédent peuvent en particulier concerner
a)  le lieu où la manifestation pourra ou ne pourra pas être conduite,
b)  les horaires pendant lesquels elle pourra être conduite,
c)  la période au cours de laquelle elle pourra avoir lieu,
d)  le nombre de personnes qui pourront y participer,
e)  le nombre et la taille des bannières ou pancartes qui pourront être utilisées, et
f)  le niveau sonore maximal autorisé.
5.  L'autorisation indique les détails de la manifestation donnés dans la notification prévue au paragraphe 4 de l'article 133, ainsi que toute modification que nécessiterait une condition imposée en vertu du paragraphe 3 du présent article.
6.  Le préfet signifie par écrit
a)  l'autorisation,
b)  toute condition imposée en vertu du paragraphe 3 du présent article et
c)  les détails mentionnés au paragraphe 5 du présent article
à l'auteur de la notification faite en vertu de l'article 133. »
L'article 136, intitulé « Infractions aux articles 132 à 135 : peines », est ainsi libellé dans ses parties pertinentes :
« 1.  Toute personne reconnue coupable d'une infraction prévue à l'article 132 1) a) peut être condamnée, à l'issue d'une procédure simplifiée, à une peine d'emprisonnement d'une durée maximale de 51 semaines, à une amende n'excédant pas l'échelon 4 de l'échelle légale ou à ces deux peines.
2.  Toute personne reconnue coupable d'une infraction prévue à l'article 132 1) b) ou c) peut être condamnée, à l'issue d'une procédure simplifiée, à une amende n'excédant pas l'échelon 3 de l'échelle légale. »
L'article 138, intitulé « Zone désignée », dispose :
« 1.  Le ministre de l'Intérieur peut, par arrêté, classer « désignée » toute zone aux fins des articles 132 à 137.
2.  Pareille zone peut être indiquée par description, par référence à une carte ou par tout autre moyen.
3.  En aucun point la zone désignée ne peut se trouver à une distance supérieure à 1 km en ligne droite du point le plus proche de cette zone sur Parliament Square ».
Par l'arrêté de 2005 relatif aux zones désignées, pris sur la base de l'article 138 de la loi de 2005 sur la grande criminalité organisée et la police, le ministre de l'Intérieur a classé « zone désignée », aux fins de cette loi, un secteur de Londres autour du Parlement et de Downing Street. Le texte de l'arrêté et un croquis annexé à celui-ci délimitent précisément cette zone.
GRIEFS
Les requérants voient dans les mesures pénales prises à leur encontre (arrestations, gardes à vue, inculpations et condamnations) des ingérences injustifiées, contraires aux articles 10 et 11 de la Convention, dans l'exercice par eux de leur droit de se réunir et de protester pacifiquement dans un lieu public au sujet de questions politiques importantes. Les autorités n'auraient procédé à aucun examen individualisé permettant de déterminer si, dans chacun des cas, ces mesures s'imposaient au regard des faits précis.
EN DROIT
Les requérants se plaignent d'une violation de leurs droits tirés des articles 10 et 11 de la Convention du fait qu'ils ont été arrêtés, placés en garde à vue, inculpés et condamnés pour avoir manifesté en l'absence d'autorisation sans que les faits de chaque cas d'espèce aient été appréciés individuellement et, en particulier, sans qu'il ait été tenu compte du fait que, concrètement, le rassemblement s'était déroulé pacifiquement.
L'article 10 est ainsi libellé dans ses parties pertinentes :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime (...) »
L'article 11 est ainsi libellé dans ses parties pertinentes :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association (...)
2.  L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime (...) ou à la protection des droits et libertés d'autrui (...) »
1.  Thèses des requérants
Les requérants soutiennent qu'ils ont participé à un rassemblement pacifique portant sur une question d'intérêt public et qu'ils ont ainsi légitimement exercé leur droit de protester pacifiquement, découlant tant du droit à la liberté d'expression que du droit à la liberté de réunion. Pour eux, si la common law et la législation nationale (la loi de 1986 sur l'ordre public ; « la loi de 1986 ») reconnaissent davantage le droit de manifester pacifiquement comme un droit d'être toléré tant qu'aucun acte ouvertement illégal n'est commis, les droits tirés de la Convention sont considérés comme fondamentaux pour une société libre et démocratique et doivent donc être protégés par des mesures positives. Toute restriction à ces droits devrait donc être limitée et appeler un examen particulier.
Les requérants soulignent qu'ils ont été respectivement condamnés pour avoir organisé une manifestation non autorisée et pour y avoir participé, en violation de la loi de 2005. Ils évoquent les conditions dont leur mise en liberté aurait été assortie, qui leur auraient interdit de manifester ultérieurement. Pareilles ingérences dans l'exercice de leurs droits conventionnels seraient certes « prévues par la loi » et poursuivraient un « but légitime » (article 134 3) a) à g) de la loi de 2005), mais elles ne seraient pas proportionnées à ce but. Même si le législateur national et les tribunaux jouissent en la matière d'une certaine marge d'appréciation, elles seraient soumises à un strict contrôle européen.
Les requérants estiment que, pour qu'il y ait un juste équilibre, les manifestants pacifiques qui n'ont commis aucun « acte répréhensible » ne doivent pas être découragés ni dissuadés d'exprimer publiquement leurs opinions sur des questions d'intérêt public, que le rassemblement ait été autorisé ou non, et certainement pas au moyen de mesures punitives (Ezelin, précité, § 59). Le simple fait de ne pas avoir demandé d'autorisation ne pourrait passer pour un « comportement répréhensible » ni, dès lors, être sanctionné sans enfreindre les articles 10 ou 11 (G. c. République fédérale d'Allemagne, décision précitée, p. 263). Dans l'arrêt Steel et autres c. Royaume-Uni (23 septembre 1998, § 105, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII), la Cour aurait opéré une distinction entre un comportement faisant courir un risque de blessures et de troubles (donc susceptible de restriction car répréhensible) et un comportement ne faisant pas naître pareil risque (donc insusceptible de restriction). Or, en l'espèce, les requérants n'auraient adopté aucun comportement répréhensible de nature à justifier une restriction. La manifestation aurait porté sur une question d'intérêt public. De faible ampleur, pacifique, sans incident et non obstructive, elle n'aurait pas méconnu ni risqué de méconnaître le droit pénal. Elle n'aurait heurté aucun des impératifs énoncés à l'article 134 3) a) à g) de la loi de 2005. Enfin, la police en aurait été préalablement avisée.
Cependant, la police n'aurait pas eu la possibilité d'examiner si, compte tenu du caractère pacifique de cette manifestation, les ingérences étaient justifiables, et les tribunaux n'auraient pas procédé à cet examen : le seul fondement possible des poursuites aurait été le défaut d'autorisation. Or la Cour aurait toujours abordé ce type d'affaires en s'attachant particulièrement aux faits de la cause, rejetant ainsi toute interdiction systématique de manifestations. Le seul motif accepté par l'ancienne Commission (Rassemblement Jurassien c. Suisse, no 8191/78, décision de la Commission du 10 octobre 1979, DR 17, p. 93, et Christians Against Racism and Fascism c. Royaume-Uni, décision de la Commission du 16 juillet 1980, DR 21, p. 138) pour justifier pareilles interdictions aurait été le danger prévisible de violence, confirmé ultérieurement par les éléments du dossier. Par ailleurs, la condamnation des intéressés produirait un effet dissuasif inacceptable.
Enfin, les requérants soulignent certaines restrictions prévues par la loi de 2005, notamment le préavis minimal de 24 heures, les conditions dont peut être assortie la délivrance d'une autorisation et le renforcement notable par la loi de 2005 des contrôles prévus par la loi de 1986.
2.  Appréciation de la Cour
La présente affaire ayant pour objet la condamnation des requérants pour une manifestation non autorisée, il y a lieu de l'examiner sur le terrain de l'article 11, bien que la Cour ait déjà examiné d'autres cas analogues sous l'angle de l'article 10 de la Convention (Ezelin, précité, § 35 ; Bukta et autres c. Hongrie, no 25691/04, § 41, CEDH 2007-IX, et Galstyan c. Arménie, no 26986/03, §§ 95-96, 15 novembre 2007).
La Cour estime que les mesures pénales prises contre les requérants (arrestations, gardes à vue, inculpations, condamnations et peines) pour avoir, respectivement, organisé une manifestation non autorisée et pris part à celle-ci constituaient une ingérence dans l'exercice par eux de leurs droits découlant de l'article 11, garantis tant aux organisateurs d'une manifestation qu'à ses participants (Djavit An c. Turquie, no 20652/92, § 56, CEDH 2003-III). Les intéressés allèguent que leur mise en liberté était assortie de conditions leur interdisant toute manifestation à l'avenir, or aucun élément du dossier ne confirme que des conditions particulières aient été imposées, si ce n'est l'obligation de comparaître devant la Magistrate's Court à la date prévue.
Fondées sur l'article 132 1) a) et b) de la loi de 2005, les ingérences en question étaient à l'évidence « prévues par la loi ». Les requérants ne le contestent pas et ni l'un ni l'autre n'ignorait, avant la date du rassemblement, que manifester sans autorisation à l'endroit prévu était illégal. Au vu du libellé des articles 132 et 134 de ce texte, la Cour considère que ces ingérences poursuivaient les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale et de la prévention du crime (voir, par exemple, Sławomir Skiba c. Pologne (déc.), no 10659/03, 7 juillet 2009). Les intéressés ne le contestent pas non plus.
Cependant, la condamnation des requérants étant fondée sur le seul défaut d'autorisation et n'ayant tenu aucun compte du fait que, ultérieurement, la manifestation s'était déroulée pacifiquement, ils estiment ces ingérences disproportionnées aux buts susmentionnés.
La Cour rappelle que, pour se prononcer sur la proportionnalité d'une mesure au regard du second paragraphe de l'article 11, les Etats contractants disposent d'une certaine marge d'appréciation. Cette dernière se double toutefois d'un contrôle européen portant à la fois sur la législation et sur les décisions qui l'appliquent, la Cour ayant compétence pour statuer par un arrêt définitif sur le point de savoir si une « restriction » peut se concilier avec la liberté d'expression. Lorsqu'elle exerce ce contrôle, la Cour a pour tâche non pas de substituer ses propres vues à celles des autorités internes compétentes, mais de vérifier sous l'angle de l'article 11 les décisions qu'elles ont prises. Il ne s'ensuit pas qu'elle doive se borner à rechercher si l'Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si elle poursuivait un « but légitime », si elle était proportionnée à ce but et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l'article 11 et que, de surcroît, elles ont fondé leurs décisions sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 46, 8 juillet 1999, et Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 47, Recueil 1998-I).
En outre, la Cour doit procéder à cet examen à la lumière de l'article 10, la protection des opinions et de la liberté de les exprimer constituant l'un des objectifs de la liberté de réunion et d'association consacrée par l'article 11 (Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie [GC], no 23885/94, § 37, CEDH 1999-VIII). Les ingérences des autorités ne constituaient certes pas une réaction face aux opinions avancées par les requérants, mais elles n'en ont pas moins empêché ceux-ci d'exprimer ces opinions par le moyen de leur choix sur une question d'intérêt public. La Cour note à cet égard que l'article 10 protège non seulement le contenu des informations mais aussi les moyens de leur diffusion (Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 49, CEDH 1999-VI) et que cette disposition ne permet guère de restrictions dans le domaine du discours politique ou des questions d'intérêt général (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, précité, § 88).
La Cour convient, avec la High Court, que, dans son raisonnement, elle doit partir de la décision précitée Ziliberberg c. Moldova qui, comme en l'espèce, avait pour seul objet des poursuites engagées contre un requérant pour participation à un rassemblement non autorisé. Sur le point de savoir si la restriction était proportionnée ou non, voici ce qu'elle a dit :
« En ce qui concerne les [manifestations sur la voie publique], le fait de les soumettre à une procédure d'autorisation ne porte pas en principe atteinte à l'essence du droit [à la liberté de réunion]. Une telle procédure est conforme au prescrit de l'article 11 § 1, ne fût-ce que pour le motif que les autorités doivent être mises en mesure de s'assurer du caractère pacifique d'une réunion, et ne constitue donc pas, en tant que telle, une ingérence dans l'exercice dudit droit.
[L]'obligation d'obtenir une autorisation pour manifester n'est pas incompatible avec l'article 11 de la Convention. Les Etats étant en droit d'exiger pareille autorisation, la Cour considère qu'ils peuvent sanctionner ceux qui participent à une manifestation ne satisfaisant pas à cette condition. »
Dans cette même décision, la Cour a conclu de l'absence d'incompatibilité en principe du régime d'autorisation préalable avec l'article 11 que pareil régime deviendrait « illusoire » si cette disposition faisait échec aux sanctions pour défaut d'obtention d'autorisation.
La décision Ziliberberg a été appliquée plus récemment dans les arrêts Oya Ataman c. Turquie (no 74552/01, § 37, CEDH 2006-XIII), Bukta et autres (précité) et Balçık et autres c. Turquie (no 25/02, 29 novembre 2007). Dans les arrêts Oya Ataman (§§ 38-39) et Balçık et autres (§ 49), la Cour a d'ailleurs ajouté que les associations et autres organisateurs de manifestations doivent se conforment aux règles du jeu démocratique, dont elles sont les acteurs, en respectant les réglementations en vigueur. En l'espèce, la police ayant dispersé le rassemblement en cause avec calme et doigté, son intervention dans une manifestation illicite mais pacifique ne pouvait passer pour excessive au point de rendre disproportionnées les ingérences dénoncées. A l'inverse, dans les affaires Oya Ataman (§ 43) et Balçık et autres (§ 53), le comportement excessif des autorités nationales avait conduit à un constat de violation, de même que dans l'affaire Bukta et autres. Toutefois, dans cette dernière, il n'avait pas été possible aux requérants de notifier la tenue d'un rassemblement dans le délai requis de trois jours puisqu'ils n'avaient eu connaissance de l'événement politique contre lequel ils souhaitaient protester que la veille de celui-ci. Les requérants en l'espèce n'ont jamais dit n'avoir pas eu suffisamment de temps pour demander l'autorisation nécessaire et, compte tenu de l'objet de leur manifestation (l'engagement britannique qui se prolongeait en Irak) et des éléments établissant qu'ils n'ignoraient pas cette obligation et qu'ils avaient planifié l'événement, les délais fixés par la loi de 2005 n'ont pas entravé leur liberté de réunion.
En outre, la Cour estime que les affaires relevant de la Convention (toutes précitées) invoquées par les requérants tant devant elle que devant les tribunaux nationaux ne sont pas davantage comparables étant donné qu'elles concernaient des restrictions pour des raisons d'ordre public, de sûreté publique et de sécurité. L'affaire Ezelin a ainsi déjà été expressément distinguée de l'affaire Ziliberberg. L'affaire Steel et autres concernait des requérants inculpés de troubles à l'ordre public et d'autres infractions de ce type. Le requérant en l'affaire G. c. République fédérale d'Allemagne avait été sanctionné pour son comportement au cours d'une manifestation et celui en l'affaire Çiraklar c. Turquie était lui aussi accusé, entre autres, de troubles à l'ordre public. Dans l'affaire Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche se posait la question de savoir si, en s'abstenant de prendre des mesures concrètes pour s'assurer du bon déroulement de la manifestation de l'association requérante, la police avait méconnu sa liberté de réunion.
Par ailleurs, la Cour récuse la qualification d'« interdiction systématique » donnée par les requérants à la procédure d'autorisation préalable (Rai et autres c. Royaume-Uni, no 25522/94, décision de la Commission du 6 avril 1995, DR 81-A, p. 146). En particulier, pareille autorisation n'est requise que pour certaines zones désignées considérées comme sensibles du point de vue de la sécurité, situées dans le cas d'espèce à proximité du bureau et de la résidence du premier ministre. Le préfet de police du Grand-Londres est tenu d'accorder l'autorisation, bien qu'il puisse l'assortir de conditions énumérées dans la loi qui sont, selon son « jugement raisonnable », nécessaires à la prévention de risques expressément définis pour l'ordre public, la sûreté ou la sécurité. De surcroît, les éléments versés devant le juge national montrent que, compte tenu de la nature de la manifestation proposée par les requérants, il était peu vraisemblable que des conditions eussent été imposées. Il n'a pas non plus été démontré que, comme l'ont dit les intéressés, l'obligation d'autorisation préalable ait en soi un effet dissuasif sur les manifestations. Si l'obligation produit bien un tel effet, c'est plutôt sur les manifestations non autorisées, dont les restrictions ne sont pas a priori incompatibles avec l'article 11. Par ailleurs, n'ayant pas pour rôle d'examiner le droit interne in abstracto, la Cour n'a pas à aborder la question, évoquée par le requérant, de l'évolution générale au Royaume-Uni du régime de contrôle des manifestations depuis la loi de 1986.
Enfin, la Cour relève que les sanctions prévues par l'article 136 de la loi de 2005 sont de nature pénale et, à ce titre, appellent une justification particulière. Cependant, ainsi qu'il a déjà été noté, elles ne concernent que les manifestations non autorisées dans certaines zones limitées et sensibles du point de vue de la sécurité. En outre, les requérants ont poursuivi leur rassemblement le jour en question alors même que la police leur avait donné la possibilité de se disperser sans être sanctionnés. De surcroît, les peines effectivement infligées n'étaient pas sévères. Bien qu'il risquât l'emprisonnement et/ou une amende, le premier requérant (inculpé pour avoir organisé la manifestation) a été condamné à verser une amende située au plus bas de l'échelle légale et à contribuer aux frais de l'accusation à hauteur d'un montant relativement faible. La seconde requérante (inculpée pour avoir participé à cet événement), qui risquait pourtant une amende, a été condamnée à un sursis (aucune amende ne lui devait lui être imposée si elle s'abstenait de participer pendant douze mois à une manifestation non autorisée) et à verser une petite somme au titre des frais de l'accusation. Au vu de ces éléments, la Cour estime que, en elles-mêmes, les sanctions prises en l'espèce n'ont pas rendu disproportionnées les ingérences dénoncées.
La Cour en conclut que les ingérences en question dans l'exercice par les requérants de leurs droits ne pouvaient passer pour disproportionnées. Il s'ensuit que leurs griefs tirés d'une violation des articles 10 et 11 sont manifestement mal fondés et doivent être rejetés conformément à l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Décide de joindre les requêtes ;
Déclare les requêtes irrecevables.
Lawrence Early      Lech Garlicki
Greffier       Président
DÉCISION RAI c. ROYAUME-UNI
DÉCISION RAI c. ROYAUME-UNI 


Synthèse
Formation : Cour (cinquième section)
Numéro d'arrêt : 26258/07;26255/07
Date de la décision : 17/11/2009
Type d'affaire : Décision
Type de recours : Exceptions préliminaires jointes au fond (délai de six mois, non-épuisement des voies de recours internes) ; Recevable

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE


Parties
Demandeurs : RAI ET EVANS
Défendeurs : ROYAUME-UNI

Références :

Notice Hudoc


Origine de la décision
Date de l'import : 14/10/2011
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2009-11-17;26258.07 ?
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