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09/02/2010 | CEDH | N°37522/05

CEDH | AFFAIRE EVOLCEANU c. ROUMANIE


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE EVOLCEANU c. ROUMANIE
(Requête no 37522/05)
ARRÊT
(fond)
STRASBOURG
9 février 2010
DÉFINITIF
09/05/2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Evolceanu c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,   Elisabet Fura,   Corneliu Bîrsan,   Alvina Gyulumyan,   Egbert M

yjer,   Ineta Ziemele,   Ann Power, juges,  et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir...

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE EVOLCEANU c. ROUMANIE
(Requête no 37522/05)
ARRÊT
(fond)
STRASBOURG
9 février 2010
DÉFINITIF
09/05/2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Evolceanu c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,   Elisabet Fura,   Corneliu Bîrsan,   Alvina Gyulumyan,   Egbert Myjer,   Ineta Ziemele,   Ann Power, juges,  et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 janvier 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 37522/05) dirigée contre la Roumanie par deux ressortissantes de cet État, Mmes Eva Evolceanu et Ioana Evolceanu (« les requérantes »), qui ont saisi la Cour le 13 octobre 2005 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Răzvan-Horaţiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.
3.  Le 15 novembre 2006, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4.  Les requérantes sont nées respectivement en 1966 et 1963 et résident à Paris.
5.  Les faits de la cause, tels qu'exposés par les requérantes, peuvent se résumer comme suit.
6.  En 1950, en vertu du décret de nationalisation nº 92/1950, l'État roumain prit possession des appartements nos 1 et 2 d'un immeuble sis à Bucarest au no 16, rue Popa Soare, qui appartenaient au père des requérantes.
7.  Par un contrat du 12 avril 1975, conclu en vertu de la loi no 4/1973 autorisant la vente des immeubles à destination d'habitation (« la loi no 4/1973), la société gérante des biens appartenant à l'État (« la ICVL »), vendit l'appartement no 1 aux époux B., locataires de l'immeuble en question.
1.  Action en revendication
8.  A une date non précisée, le père des requérantes saisit le tribunal de première instance de Bucarest d'une action en revendication des appartements susmentionnés, contre le conseil local de Bucarest et la société commerciale Foişor S.A. (« la société F. »), gérante des biens qui appartenaient à l'État.
9.  Par un jugement du 7 décembre 1994, le tribunal fit droit à l'action et ordonna aux parties défenderesses de restituer au père des requérantes les deux appartements en litige. Le tribunal jugea qu'au moment de la nationalisation, l'intéressé faisait partie d'une catégorie sociale exemptée de cette mesure et que le décret no 92/1950 violait les dispositions de la Constitution en vigueur à l'époque.
10.  Par un arrêt du 18 avril 1995, devenu définitif à défaut d'être attaqué par un pourvoi en recours, le tribunal départemental de Bucarest rejeta comme mal fondé l'appel relevé par le conseil local de Bucarest contre le jugement précité.
2.  Mise à exécution du jugement du 7 décembre 1994
11.  Par une décision du 21 août 1995, le maire de Bucarest ordonna la restitution des deux appartements en litige au père des requérantes.
12.  Le 9 octobre 1995, les représentants de la société F. et le mandataire du père des requérantes signèrent un procès-verbal de mise en possession de l'appartement nº 2, dans lequel ils constatèrent que l'appartement no 1 avait été vendu, le 12 avril 1975, aux époux B. Le 15 août 1996, le père des requérantes décéda et ces dernières furent déclarées ses héritières.
3.  Procédure entamée en vertu de la loi nº 10/2001
13.  Le 6 juillet 2001, sur le fondement de la loi nº 10/2001 sur le régime juridique des biens nationalisés abusivement (« la loi no 10/2001 »), les requérantes saisirent la mairie de Bucarest d'une demande de restitution en nature de l'appartement nº 1 de l'immeuble susmentionné et du terrain afférent. Le 6 mars 2003, les requérantes demandèrent la suspension de la procédure administrative ainsi entamée, au motif qu'une action en annulation du contrat de vente du 12 avril 1975 était pendante devant les tribunaux.
4.  Action en annulation du contrat de vente de l'appartement nº 1
14.  Le 13 août 2002, les requérantes saisirent le tribunal de première instance de Bucarest d'une action en annulation du contrat de vente du 12 avril 1975, introduite contre la mairie de Bucarest, les époux B. et la société F. Elles demandèrent également la restitution de l'appartement et l'expulsion des époux B.
15.  Par un jugement du 16 avril 2003, le tribunal rejeta comme mal fondée l'action des requérantes. Il jugea qu'au moment de la vente, la validité du titre de l'État n'était pas remise en question, dès lors que l'inapplicabilité du décret 92/1950 au père des requérantes n'avait été constatée que par le jugement du 7 décembre 1994. Le tribunal jugea donc qu'au moment de la vente, l'État était le propriétaire de l'appartement et qu'il n'y avait pas eu erreur des parties sur cette qualité.
16.  Par un arrêt du 6 février 2004, le tribunal départemental de Bucarest rejeta comme mal fondé l'appel interjeté par les requérantes. Il jugea que toutes les conditions de la loi nº 4/1973 avaient été respectées lors de la vente et qu'à ce moment le bien en question n'était pas frappé d'inaliénabilité. Par ailleurs, il rejeta le moyen tiré de la mauvaise foi des parties, jugeant que le titre de l'État avait été invalidé uniquement en 1994.
17.  Par un arrêt du 18 avril 2005, la cour d'appel de Bucarest rejeta comme mal fondé le pourvoi en recours formé par les requérantes.
5.  Action en revendication de l'appartement nº 1
18.  Par un jugement du 20 octobre 2008, le tribunal de première instance de Bucarest accueillit l'action en revendication des requérantes et ordonna la restitution de leur bien. Le tribunal fit droit également à l'action en garantie pour éviction introduite par les époux B. contre l'État roumain représenté par le ministère des finances, lequel fut condamné à leur payer 102 907 EUR, pour l'appartement qu'ils avaient acheté de bonne foi. Le tribunal s'appuya pour octroyer cette somme sur une expertise datant de juin 2008, qu'il avait ordonnée.
19.  Le 7 mai 2009, les époux B. et le ministère des finances interjetèrent appel contre le jugement précité. Tel qu'il résulte des derniers documents versés au dossier, la procédure est toujours pendante devant les juridictions nationales. L'arrêt qui sera éventuellement prononcé en appel sera susceptible de pourvoi en recours.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
20.  Les dispositions légales et la jurisprudence interne pertinentes sont décrites dans les arrêts Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, CEDH 1999-VII, pp. 250-256, §§ 31-33), Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, CEDH 2005-VII, §§ 19-26), Păduraru c. Roumanie (no 63252/00, §§ 38-53, 1er décembre 2005) et Tudor c. Roumanie (no 29035/05, §§ 15–20, 17 janvier 2008).
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE NO 1 À LA CONVENTION
21.  Les requérantes allèguent une atteinte au droit au respect de leur biens en raison de l'impossibilité dans laquelle elles se trouvent de jouir de l'appartement dont elles ont été reconnues propriétaires par un jugement définitif et irrévocable. Elles invoquent l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A.  Sur la recevabilité
22.  La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B.  Sur le fond
23.  Le Gouvernement réitère ses arguments présentés précédemment dans des affaires similaires. Il met en avant tout particulièrement les circonstances exceptionnelles entourant en Roumanie le mécanisme de restitution des biens nationalisés ou d'indemnisation des anciens propriétaires, faisant référence à la jurisprudence Broniowski c. Pologne ([GC], no 31443/96, CEDH 2004-V) et Jahn et autres c. Allemagne ([GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, CEDH 2005-VI).
24.  Les requérantes contestent le caractère réel et effectif du système d'indemnisation mis en place par la loi no 10/2001, modifiée par la loi no 247/2005.
25.  La Cour a déjà affirmé dans de nombreuses affaires que la mise en échec du droit de propriété des requérants sur leurs biens vendus par l'État aux tiers qui les occupaient en tant que locataires, combinée avec l'absence d'indemnisation à hauteur de la valeur du bien est incompatible avec le droit au respect de leurs biens garanti par l'article 1 du Protocole no 1 (Străin précité, §§ 39, 43 et 59; Porteanu c. Roumanie, no 4596/03, § 35, 16 février 2006).
26.  La Cour note que l'affaire présente est particulière, car, pour le moment, les requérantes ont obtenu gain de cause par un jugement de premier ressort, rendu le 20 octobre 2008 par le tribunal de première instance de Bucarest, qui a ordonné la restitution de leur bien et l'enclenchement de la garantie pour éviction de l'État vis-à-vis des époux B.
27.  Toutefois, ce jugement n'étant pas encore définitif et étant contesté au niveau interne, tant par les époux B. que par le ministère des finances, la Cour n'aperçoit pas de raisons de s'écarter de son approche dans les affaires précitées. La vente par l'État du bien des requérantes empêche, aujourd'hui encore, celles-ci de jouir de leur droit de propriété reconnu par le jugement définitif du 7 décembre 1994 du tribunal départemental de Bucarest. La Cour considère qu'une telle situation équivaut à une privation de propriété de facto, en l'absence de toute indemnisation.
28.  La Cour rappelle qu'à ce jour, le Gouvernement n'a pas démontré que le système d'indemnisation mis en place en juillet 2005 par la loi no 247/2005 permettrait aux bénéficiaires de cette loi de toucher, selon une procédure et un calendrier prévisibles, une indemnité en rapport avec la valeur vénale des biens dont ils ont été privés.
29.  Cette conclusion ne préjuger pas de toute évolution positive que pourraient connaître, à l'avenir, les mécanismes de financement prévus par cette loi spéciale en vue d'indemniser les personnes qui, comme les requérantes, se sont vu reconnaître la qualité de propriétaires, par une décision judiciaire définitive.
30.  Partant, il y a eu et il continue d'y avoir violation de l'article 1 du Protocole no 1.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
31.  Les requérantes allèguent que le rejet de leur action en annulation du contrat de vente de l'appartement no 1, ainsi que le défaut des tribunaux de motiver leurs décisions, ont méconnu leur droit à un procès équitable tel que garanti par l'article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
32.  Compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n'a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles.
33.  Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
34.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
35.  Les requérantes ont réclamé, dans un premier temps, 71 771 euros (EUR) représentant la valeur marchande de l'appartement litigieux, de ses annexes et du terrain afférent, auxquels s'ajoutent 39 200 EUR pour le manque à gagner, ainsi que 20 000 EUR de dommages moraux et 8 505 de frais et dépens. Elles ont envoyé une expertise technique datant d'avril 2007, à l'appui de leur demande. Ultérieurement, les requérantes ont demandé, à titre du préjudice matériel, la somme fixée par l'expertise judiciaire de juin 2008, soit 102 907 EUR (voir § 18 ci-dessus).
36.  Le Gouvernement estime que la valeur marchande du même bien litigieux est de 49 623 EUR et fournit l'avis d'un expert, datant de septembre 2007.
37.  Dans les circonstances de l'espèce (voir §§ 26-27 ci-dessus), la Cour estime que la question de l'application de l'article 41 ne se trouve pas en état, de sorte qu'il convient de la réserver en tenant également compte de l'éventualité d'un accord entre l'État défendeur et l'intéressée (article 75 §§ 1 et 4 du règlement de la Cour).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1, et irrecevable quant au grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention ;
2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3.  Dit que la question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ; en conséquence :
a)  la réserve en entier ;
b)  invite le Gouvernement et les requérantes à lui adresser par écrit, dans le délai de six mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c)  réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 février 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall   Greffier Président
ARRÊT EVOLCEANU c. ROUMANIE (FOND)
ARRÊT EVOLCEANU c. ROUMANIE (FOND) 


Synthèse
Formation : Cour (troisième section)
Numéro d'arrêt : 37522/05
Date de la décision : 09/02/2010
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Violation de l'art. 6-1 ; Violation de P1-1

Analyses

(Art. 6) PROCEDURE CIVILE


Parties
Demandeurs : EVOLCEANU
Défendeurs : ROUMANIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2010-02-09;37522.05 ?

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