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20/04/2010 | CEDH | N°60333/00

CEDH | AFFAIRE SLYUSAREV c. RUSSIE


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SLIOUSAREV c. RUSSIE
(Requête no 60333/00)
ARRÊT
STRASBOURG
20 avril 2010
définitif
20/07/2010
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Sliousarev c. Russie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,   Corneliu Bîrsan,   Boštjan M. Zupančič,   Anatoly Kovler,   Alvina Gyulumyan,   Egbert Myjer,   Ineta Ziemele, juges,  et de Santiago Quesada, gr

effier de section
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 mars 2010,
Rend l'arrêt que voici...

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SLIOUSAREV c. RUSSIE
(Requête no 60333/00)
ARRÊT
STRASBOURG
20 avril 2010
définitif
20/07/2010
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Sliousarev c. Russie,
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,   Corneliu Bîrsan,   Boštjan M. Zupančič,   Anatoly Kovler,   Alvina Gyulumyan,   Egbert Myjer,   Ineta Ziemele, juges,  et de Santiago Quesada, greffier de section
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 mars 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 60333/00) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Vladimir Iourev Sliousarev (« le requérant »), a saisi la Cour le 25 avril 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire, a été représenté devant la Cour par Mme K. Kostromina, juriste au Centre d'aide à la protection internationale (Centre of Assistance to International Protection), une organisation non-gouvernementale de défense des droits de l'homme basée à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. Laptev et Mme V. Milintchouk, alors représentants de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l'homme.
3.  Dans sa requête, le requérant alléguait notamment que la confiscation de ses lunettes par la police après son arrestation survenue en 1998 s'analysait en un traitement inhumain et dégradant.
4.  Par une décision du 9 novembre 2006, la chambre à laquelle l'affaire avait été attribuée a déclaré la requête partiellement recevable.
5.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement de la Cour).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
6.  Le requérant est né en 1970 et réside à Moscou.
7.  Dans la nuit du 2 juillet 1998, Mme P. fut agressée devant l'entrée de son domicile. Deux de ses voisins appréhendèrent le requérant, qu'ils soupçonnaient d'être l'agresseur, et le remirent à la police. L'intéressé fut conduit au commissariat de l'arrondissement de Petchatniki, à Moscou (ОВД « Печатники »), en vue d'un interrogatoire. A un moment ou à un autre, les lunettes du requérant – qui est myope et dit avoir besoin de verres correcteurs d'une puissance de 3,5 dioptries – furent endommagées et confisquées par la police.
8.  Au commissariat, l'intéressé signa des aveux. Il reconnut qu'il avait tenté de dévaliser Mme P. sous la menace d'un pistolet à gaz et qu'il avait brièvement lutté avec l'un des voisins de sa victime. La police recueillit les dépositions des voisins de Mme P., qui confirmèrent les propos du requérant.
9.  Le 3 juillet 1998, la police engagea des poursuites pénales contre l'intéressé pour vol à main armée à l'encontre de Mme P. et possession illégale d'arme à feu. A une date non précisée, le requérant fut inculpé de trois chefs d'escroquerie sans rapport avec cette agression.
10.  Le 4 juillet 1998, l'intéressé subit un examen médical à la demande de la police. Il semble qu'il n'ait pas signalé au médecin chargé de cet examen qu'il avait été blessé.
11.  Le 6 juillet 1998, le requérant fit l'objet d'un nouvel interrogatoire au sujet de l'agression, cette fois en présence de son avocat. Il revint sur ses aveux initiaux.
12.  A une date non précisée, l'intéressé fut transféré du commissariat de police vers une maison d'arrêt de Moscou (unité d'isolement no IZ-48/1). Il aurait demandé à l'administration pénitentiaire de lui fournir de nouvelles lunettes, en vain, et à l'enquêteur chargé de son affaire de l'autoriser à consulter un ophtalmologue pour un examen de son acuité visuelle.
13.  Le 14 juillet 1998, le requérant sollicita sa remise en liberté auprès du tribunal de l'arrondissement de Preobrajenski. Dans sa requête, il exposait sa version des faits survenus le 2 juillet 1998, prétendant que Mme P. lui avait volé de l'argent et qu'il avait eu l'intention de le lui reprendre ou de la faire arrêter. Il soutenait qu'il n'avait pas commis d'agression et que sa détention était illégale. Il formulait de nombreuses autres allégations, avançant notamment qu'il était myope, que la police lui avait confisqué ses lunettes et que sa vue se dégradait.
14.  L'intéressé indique avoir signalé le 1er septembre 1998 à l'enquêteur que sa capacité visuelle se détériorait. Le 9 septembre 1998, ce dernier ordonna que le requérant fût examiné par des médecins de l'institut ophtalmologique Helmholtz.
15.  Le 14 septembre 1998, l'épouse du requérant saisit la procureure du district. Dans sa plainte, elle alléguait que son mari avait été passé à tabac par la police peu après son arrestation, et demandait à la procureure d'ordonner aux autorités de restituer à l'intéressé les lunettes qui lui avaient été confisquées.
16.  La procureure ouvrit une enquête préliminaire (прокурорская проверка) sur ces allégations. Le 16 octobre 1998, elle informa l'épouse du requérant de sa décision de classer l'affaire.
17.  A une date non précisée, l'intéressé se plaignit auprès de l'enquêteur de la dégradation de sa vue. Celui-ci prescrivit un examen ophtalmologique de l'intéressé.
18.  Le 25 novembre 1998, l'intéressé se rendit dans une clinique d'ophtalmologie pour y subir un examen. Les médecins qu'il consulta décelèrent une réduction de la mobilité de l'œil gauche, qu'ils attribuèrent à une « contusion ». Ils constatèrent que l'acuité visuelle de l'intéressé était tombée à 0,07-0,04 et estimèrent qu'il avait besoin de verres correcteurs d'une puissance de 5 dioptries. Toutefois, ils jugèrent que le requérant était autonome et capable de s'orienter ainsi que de se déplacer dans un bâtiment.
19.  Le 1er décembre 1998, l'avocat de l'intéressé adressa à l'enquêteur responsable de l'affaire une demande officielle de restitution des lunettes confisquées à son client.
20.  Le 2 décembre 1998, le requérant se vit remettre les lunettes qui lui appartenaient par l'enquêteur. Celui-ci expliqua qu'elles avaient été retrouvées dans le coffre d'un agent de police du commissariat de l'arrondissement de Petchatniki qui avait traité l'affaire.
21.  Le 3 décembre 1998, l'enquête préliminaire fut déclarée close et un acte d'inculpation dirigé contre l'intéressé fut adressé au tribunal de l'arrondissement de Lioublinski (Moscou) pour jugement au fond.
22.  Le 25 décembre 1998, la juridiction en question renvoya le dossier de l'affaire à l'enquêteur. Ayant constaté que les lunettes de l'intéressé lui avaient été confisquées et ne lui avaient été restituées que le 2 décembre 1998, elle estima qu'il n'avait pas disposé d'un laps de temps suffisant pour en prendre connaissance. Elle ordonna aux autorités de poursuite de remettre le dossier à la disposition de l'intéressé pour que celui-ci pût préparer correctement sa défense.
23.  En décembre 1998, la procureure rouvrit l'enquête sur les allégations de mauvais traitements formulées par le requérant. Elle entendit des personnes qui avaient été témoins de l'arrestation de celui-ci. En outre, elle demanda à l'institut public de médecine légale de rechercher si la dégradation de l'état de santé de l'intéressé pouvait s'expliquer par les coups qu'il prétendait avoir reçus.
24.  A une date non précisée du mois de janvier 1999, l'enquêteur responsable de l'affaire fournit au requérant de nouvelles lunettes pour remplacer celles que l'intéressé s'était vu confisquer. Par la suite, le parquet adressa derechef au tribunal le dossier de l'affaire contenant l'acte d'inculpation.
25.  Le 5 avril 1999, un médecin légiste établit un rapport indiquant qu'il n'était pas démontré que l'intéressé avait été frappé, que celui-ci était myope depuis 1989 et que la dégradation de son acuité visuelle pouvait s'expliquer par sa myopie chronique.
26.  Le 15 avril 1999, la procureure conclut à l'absence de preuve de la commission d'une infraction et ordonna la clôture de l'enquête. Elle estima que les contusions relevées sur la personne du requérant pouvaient s'expliquer par le fait que celui-ci s'était battu avec les voisins de Mme P. et que ses problèmes oculaires étaient sans rapport avec les événements du 3 juillet 1998. L'épouse du requérant contesta cette décision. Le 31 juillet 2000, la procureure l'informa que, après complément d'enquête, elle avait décidé de ne pas poursuivre l'instruction.
27.  Au cours de son procès, le requérant se plaignit d'avoir été maltraité. Il contesta la recevabilité de ses aveux initiaux, alléguant qu'ils lui avaient été extorqués. Son avocat sollicita une nouvelle expertise médicale afin de savoir si les blessures infligées à son client pouvaient découler d'un passage à tabac. Le tribunal rejeta cette demande au motif que ce type d'examen avait déjà été pratiqué.
28.  Le 15 juin 1999, le tribunal reconnut l'intéressé coupable d'un chef de vol à main armée, d'un chef de possession illégale d'arme à feu et de plusieurs chefs d'escroquerie. Il le condamna à une peine d'emprisonnement de neuf ans. Le 3 novembre 1999, le tribunal municipal de Moscou rejeta le recours formé par le requérant et, confirmant la décision rendue le 15 juin 1999 par la juridiction inférieure, dont il approuva les conclusions, il déclara que la réalité des mauvais traitements allégués n'avait pas été établie.
EN DROIT
I.  SUR la violation alléguée de l'article 3 de la Convention
29.  Le requérant allègue que, bien qu'il soit très myope, ses lunettes lui ont été confisquées et ne lui ont été restituées qu'au bout de cinq mois. Il prétend que cette situation a porté atteinte à sa dignité et que son acuité visuelle en a gravement pâti. Il invoque l'article 3, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A.  Thèses des parties
30.  Le Gouvernement admet que le requérant a été privé de ses lunettes sans base légale et que sa capacité à prendre part à la procédure a été restreinte pendant quelque temps. Toutefois, il fait valoir que les médecins ayant examiné l'intéressé ont conclu que la perte d'acuité visuelle subie par celui-ci était due à des causes naturelles et que, même privé de ses lunettes, il était autonome et capable de se déplacer dans un bâtiment. Dans ces conditions, les faits dénoncés ne sauraient être qualifiés de traitements inhumains ou dégradants. En outre, les autorités internes auraient reconnu que les droits de la défense de l'intéressé avaient été violés. Elles lui auraient restitué ses lunettes et accordé un laps de temps supplémentaire pour prendre connaissance du dossier de l'affaire. En conséquence, l'intéressé aurait été pleinement rétabli dans ses droits.
31.  Par ailleurs, au cours de la période allant du 3 juillet au 1er décembre 1998, ni le requérant ni son avocat n'auraient demandé à l'enquêteur la restitution des lunettes confisquées à l'intéressé. Elles auraient été rendues au requérant le 2 décembre 1998, c'est-à-dire le lendemain de la demande de restitution formulée par la défense. L'intéressé se serait vu fournir de nouvelles lunettes dès que celles-ci avaient été disponibles.
32.  Le requérant maintient ses griefs, soulignant que les autorités ont reconnu que ses droits avaient été violés et que sa myopie était si prononcée qu'il était incapable de lire et d'écrire sans verres correcteurs. Il considère que la restitution de ses lunettes ordonnée par les autorités judiciaires et l'octroi de deux jours supplémentaires pour l'examen du dossier de l'affaire constituaient des mesures clairement insuffisantes. Il affirme que son acuité visuelle serait tombée de « - 3,5 dioptries à - 6 dioptries » après son arrestation.
33.  En outre, au cours de la période allant de juillet à décembre 1998, il aurait demandé à plusieurs reprises aux autorités compétentes de lui restituer ses lunettes, notamment dans le cadre de la requête introduite le 14 juillet 1998 en vue de sa remise en liberté. Par ailleurs, il se serait plaint de la dégradation rapide de sa vue. En raison de la perte d'acuité visuelle consécutive à son arrestation, il aurait eu besoin d'un examen ophtalmologique pour se faire prescrire de nouveaux verres correcteurs. A cet égard, il aurait dû attendre le 25 novembre 1998 pour obtenir une consultation, alors pourtant que l'enquêteur aurait ordonné un examen ophtalmologique le 9 septembre 1998, et les autorités ne lui auraient fourni de nouvelles lunettes que deux mois plus tard.
B.  Appréciation de la Cour
34.  La Cour relève que le requérant s'est vu confisquer ses lunettes peu après son arrestation, survenue le 3 juillet 1998. Elle observe que le Gouvernement reconnaît que cette mesure était illégale au regard du droit interne. Toutefois, les autorités n'en sont pas pour autant ipso facto responsables d'une violation de l'article 3 de la Convention. A cet égard, la Cour rappelle qu'un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de l'article 3. En son temps, la Commission a jugé qu'une détention de quelques jours subie par un requérant privé de ses lunettes ne s'analysait pas en un mauvais traitement (voir A.K. c. Pays-Bas (déc.), no 24774/94, 6 avril 1995; et Jamal-Aldin c. Suisse (déc.), no 19959/92, 23 mai 1999). La Cour ne voit aucune raison de s'écarter de cette conclusion. En conséquence, aucune question ne se serait posée sous l'angle de l'article 3 si les lunettes du requérant lui avaient été rapidement restituées.
35. Toutefois, les circonstances de l'espèce se distinguent de celles de l'affaire susmentionnée en ce que M. Sliousarev a été privé de ses lunettes pendant plusieurs mois. L'intéressé allègue que son acuité visuelle a gravement pâti de cette situation. Toutefois, il n'a pas produit de preuve médicale relative à la période antérieure à son arrestation. En outre, les experts russes ont conclu que les problèmes de vue de l'intéressé étaient dus à des causes naturelles (paragraphe 25 ci-dessus). La Cour n'aperçoit aucune raison de désapprouver leurs conclusions.
36.  Cela étant, même si la confiscation des lunettes de l'intéressé n'a pas entraîné de dommages irréversibles pour la santé de celui-ci, il a sans nul doute souffert de cette situation. Il ressort du dossier de l'affaire que le requérant est atteint d'une myopie moyenne. Sans ses lunettes, il est « autonome et capable de s'orienter ainsi que de se déplacer dans un bâtiment » (voir le rapport médical cité au paragraphe 18), mais ne peut certainement pas lire et écrire dans des conditions normales, situation qui a dû lui causer de nombreux désagréments au quotidien et provoquer chez lui un sentiment d'insécurité et d'impuissance. La Cour considère que, en raison de sa durée, la situation dénoncée revêt une gravité suffisante pour tomber sous le coup de l'article 3 de la Convention.
37.  Le Gouvernement soutient que le requérant est responsable de la situation qu'il dénonce. Il avance que l'intéressé a attendu le mois de décembre 1998 pour se plaindre de la confiscation de ses lunettes. La Cour rappelle qu'il lui arrive en effet, dans certaines circonstances, de prendre en compte le comportement de la personne qui se prétend victime d'une violation pour déterminer si les autorités doivent en être tenues pour responsables. L'article 3 prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et les agissements de la victime (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000-IV). Toutefois, ce principe ne va pas sans exception. Ainsi, le manquement des autorités à fournir à un détenu l'assistance médicale dont il a besoin ne peut engager leur responsabilité que si celui-ci a entrepris des démarches raisonnables en vue de l'obtenir (voir Valašinas c. Lituanie, no 44558/98, § 105, CEDH 2001-VIII ; et Kniazev c. Russie, no 25948/05, § 103, 8 novembre 2007). En conséquence, le comportement du requérant constitue en l'espèce un élément important parmi ceux dont la Cour doit tenir compte dans son appréciation.
38.  Avant de se prononcer sur la thèse du Gouvernement, la Cour estime nécessaire de statuer sur les faits de la cause qui prêtent à controverse entre les parties. Le Gouvernement allègue que le requérant a attendu le mois de décembre 1998 pour se plaindre de la confiscation de ses lunettes, ce que l'intéressé conteste. Celui-ci prétend avoir formulé plusieurs plaintes à ce sujet tout au long de l'enquête, notamment à l'occasion de la demande de libération présentée le 14 juillet 1998.
39.  Il ne ressort pas du dossier de l'affaire que l'intéressé ait soulevé ce grief en juillet ou en août 1998. Si le requérant a fait état de la confiscation de ses lunettes dans sa demande de remise en liberté présentée le 14 juillet 1998 (paragraphe 13 ci-dessus), cette requête visait avant tout à démontrer son innocence, l'illégalité de son arrestation et de son procès, ainsi que la nécessité de son élargissement. Dans ce document, l'intéressé ne demandait pas la restitution de ses lunettes et ne sollicitait pas un examen de son acuité visuelle. En tout état de cause, il n'est pas certain que la juridiction chargée du contrôle de la légalité de la détention aurait eu compétence pour connaître de cette question et prendre les mesures qui s'imposaient.
40.  Dans d'autres circonstances, la Cour aurait pu interpréter la requête en question comme renfermant une demande implicite appelant une réaction appropriée de la part des autorités (voir, mutatis mutandis, Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 56, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI). Toutefois, au vu des faits de la cause, la Cour ne croit pas devoir spéculer sur la demande du requérant, notamment parce que celui-ci a été représenté par un avocat de son choix qui aurait pu lui conseiller de soulever cette question devant l'autorité compétente – à savoir l'enquêteur – d'une manière plus directe.
41.  Cela dit, la Cour ne saurait accueillir l'argument du Gouvernement selon lequel le requérant a attendu le 2 décembre 1998 pour se plaindre de la confiscation de ses lunettes. Au vu des pièces dont elle dispose, elle estime que l'enquêteur savait bien avant cette date que l'intéressé se trouvait dans une situation difficile. Le 9 septembre 1998, l'enquêteur avait ordonné un examen ophtalmologique du requérant, en réponse apparemment à une demande que le défenseur de l'intéressé avait présentée quelque temps auparavant. Bien que l'on ne sache pas exactement à quelle date la demande en question a été formulée, la Cour est disposée à admettre que les autorités de poursuite connaissaient depuis le début du mois de septembre 1998 les difficultés auxquelles était confronté le requérant. En tout cas, l'épouse de l'intéressé a demandé le 14 septembre 1998 à la procureure de district d'ordonner aux autorités de restituer à son mari les lunettes qui lui avaient été confisquées (paragraphe 15 ci-dessus).
42.  Il est vrai que les autorités ne sont pas demeurées passives puisqu'elles ont fait en sorte que le requérant subisse un examen ophtalmologique à l'issue duquel il a obtenu une prescription et qu'elles lui ont finalement fourni de nouvelles lunettes. Toutefois, il leur a fallu presque cinq mois pour remettre à l'intéressé les nouvelles lunettes qui lui avaient été prescrites. En outre, le Gouvernement n'a pas expliqué pourquoi les anciennes lunettes du requérant ne lui avaient pas été restituées dès que l'enquêteur avait su dans quelle situation se trouvait l'intéressé. Même endommagées, elles auraient pu alléger les désagréments éprouvés par celui-ci.
43.  La Cour a toujours souligné que certaines formes de traitement ou de peines légitimes – par exemple la privation de liberté – s'accompagnent inévitablement de souffrance ou d'humiliation. Néanmoins, l'article 3 de la Convention impose à l'Etat de s'assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine et que, eu égard aux exigences pratiques de l'emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate, notamment par l'administration des soins médicaux requis (voir Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 92-94, CEDH 2000-XI). La confiscation des lunettes du requérant ne pouvait se justifier par les « exigences pratiques de la détention » et était de surcroît illégale au regard du droit interne. Le Gouvernement n'a pas précisé les raisons pour lesquelles l'enquêteur n'a pas restitué au requérant ses anciennes lunettes dès qu'il a eu connaissance de la situation de celui-ci. Il n'a pas davantage expliqué pourquoi l'intéressé a dû attendre deux mois et demi pour pouvoir consulter un spécialiste ni pourquoi il a fallu aux autorités deux mois de plus pour fournir de nouvelles lunettes au requérant.
44.  Dans ces conditions, la Cour estime que le traitement dénoncé est dans une large mesure imputable aux autorités. Compte tenu de l'intensité des souffrances éprouvées par le requérant, et de leur durée, la Cour conclut que celui-ci a subi un traitement dégradant. Partant, il y a eu violation de l'article 3 de la Convention.
II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
45.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
46.  La Cour souligne que l'article 60 de son règlement dispose que les prétentions d'un requérant au titre de la satisfaction équitable doivent être chiffrées et ventilées par rubrique et accompagnées des justificatifs pertinents, faute de quoi « la chambre peut rejeter tout ou partie de ses prétentions ».
47.  Par une lettre en date du 7 décembre 2006, la Cour a invité le requérant à lui soumettre ses prétentions au titre de la satisfaction équitable avant le 9 février 2007. Toutefois, l'intéressé n'a présenté aucune demande à cet égard. Dans ces conditions, la Cour décide de ne rien accorder à l'intéressé au titre de l'article 41 de la Convention (voir, entre autres, Şirin c. Turquie, no 47328/99, §§ 27-29, 15 mars 2005 ; et Pravednaïa c. Russie, no 69529/01, §§ 43-46, 18 novembre 2004).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
Dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 20 avril 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep Casadevall   Greffier Président
ARRÊT SLIOUSAREV c. RUSSIE
ARRÊT SLIOUSAREV c. RUSSIE 


Synthèse
Formation : Cour (troisième section)
Numéro d'arrêt : 60333/00
Date de la décision : 20/04/2010
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 3 (volet matériel)

Parties
Demandeurs : SLYUSAREV
Défendeurs : RUSSIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2010-04-20;60333.00 ?

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