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10/09/2010 | CEDH | N°31333/06

CEDH | AFFAIRE McFARLANE c. IRLANDE


GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE MC FARLANE c. IRLANDE
(Requête no 31333/06)
ARRÊT
STRASBOURG
10 septembre 2010
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire McFarlane c. Irlande,
La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Christos Rozakis, président,   Nicolas Bratza,   Peer Lorenzen,   Françoise Tulkens,   Josep Casadevall,   Ireneu Cabral Barreto,   Corneliu Bîrsan,   Boštjan M. Zupančič,   Elisabet Fura,   Alvina Gyulumyan, 

 Ljiljana Mijović,   Dean Spielmann,   Egbert Myjer,   Ineta Ziemele,   Luis López Guerra,   Ledi Bia...

GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE MC FARLANE c. IRLANDE
(Requête no 31333/06)
ARRÊT
STRASBOURG
10 septembre 2010
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire McFarlane c. Irlande,
La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Christos Rozakis, président,   Nicolas Bratza,   Peer Lorenzen,   Françoise Tulkens,   Josep Casadevall,   Ireneu Cabral Barreto,   Corneliu Bîrsan,   Boštjan M. Zupančič,   Elisabet Fura,   Alvina Gyulumyan,   Ljiljana Mijović,   Dean Spielmann,   Egbert Myjer,   Ineta Ziemele,   Luis López Guerra,   Ledi Bianku,   Ann Power, juges,  et de Vincent Berger, jurisconsulte,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 3 mars et 23 juin 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 31333/06) dirigée contre l'Irlande et dont un ressortissant de cet Etat, M. Brendan McFarlane (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 juillet 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant a été représenté par Me J. MacGuill, avocat à Dublin. Le gouvernement irlandais (« le Gouvernement ») a été représenté par deux agents successifs, Mme P. O'Brien et M. J. Kingston, du ministère des Affaires étrangères.
3.  Le requérant se plaignait principalement, sous l'angle de l'article 6 de la Convention, de la longueur de la procédure pénale dirigée contre lui, et, sous l'angle de l'article 13, de l'absence de recours effectifs pour faire redresser ce grief.
4.  La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Le 6 septembre 2007, une chambre de cette section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement et de statuer en même temps sur la recevabilité et le fond de la requête (article 29 § 3 de la Convention).
5.  Le 20 octobre 2009, la chambre, composée de Josep Casadevall, Elisabet Fura, Corneliu Bîrsan, Boštjan M. Zupančič, Alvina Gyulumyan, Egbert Myjer et Ann Power, juges, et de Santiago Quesada, greffier de section, s'est dessaisie au profit de la Grande Chambre, ni l'une ni l'autre des parties ne s'y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
6.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
7.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé un mémoire sur la recevabilité et le fond de l'affaire.
8.  Une audience s'est déroulée en public au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 3 mars 2010 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement  MM. J. Kingston,  agent,   M. Collins, Senior Counsel,    B. Murray, Senior Counsel,  Mmes U. Ni Raifeartaigh, Senior Counsel, conseils,   M. Cooke,   O. McPhillips,  conseillères ;
–  pour le requérant  M. J. MacGuill,  solicitor,  Mme A. McCumiskey,  conseillère. 
La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Murray, Collins et MacGuill.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A.  Contexte de l'affaire
9.  Le requérant fut emprisonné en Irlande du Nord en 1975 pour avoir participé à un attentat à la bombe dont l'Armée républicaine irlandaise (Irish Republican Army – « l'IRA ») fut jugée responsable. Il s'évada de prison le 25 septembre 1983.
10.  En décembre 1983, un enlèvement perpétré en Irlande qui avait connu un fort retentissement se termina par une fusillade avec les forces de sécurité. L'homme enlevé fut libéré, mais un militaire et un policier trouvèrent la mort. Un rapport de police scientifique établit que les empreintes digitales relevées sur des objets trouvés sur les lieux du crime étaient celles du requérant. Le 7 janvier 1984, la police émit une circulaire interne indiquant que le requérant était recherché car il était soupçonné d'avoir commis des infractions graves dans le cadre de l'enlèvement.
11.  En janvier 1986, le requérant fut arrêté aux Pays-Bas. En décembre 1986, il fut extradé vers l'Irlande du Nord, où il fut réincarcéré pour continuer à purger sa peine. Pour les motifs exposés ultérieurement par la Cour suprême (paragraphe 30 ci-dessous), la police irlandaise ne l'interrogea pas au sujet de l'enlèvement pendant qu'il était emprisonné en Irlande du Nord.
12.  A compter de 1993, le requérant bénéficia de périodes de libération temporaire pendant lesquelles il se rendit en Irlande. Libéré sous conditions en janvier 1998, il sortit de la prison où il était détenu en Irlande du Nord.
B.  L'arrestation du requérant et la procédure pénale dirigée contre lui
13.  Le 5 janvier 1998, le requérant fut arrêté en Irlande par la police irlandaise en vertu de l'article 30 de la loi de 1939 relative aux atteintes à la sûreté de l'Etat (Offences Against the State Act 1939 – « l'OASA »), dans sa version amendée. Il fut interrogé et inculpé devant la cour criminelle spéciale (Special Criminal Court – la « SCC ») d'infractions liées à l'enlèvement : séquestration arbitraire, possession irrégulière d'armes à feu et enlèvement (la réclusion criminelle à perpétuité était la peine maximale prévue pour les première et troisième infractions). La SCC releva par la suite (avant de mettre le requérant hors de cause en 2008) que les éléments de preuve à charge étaient constitués d'un aveu que l'intéressé était censé avoir formulé pendant son interrogatoire par la police et selon lequel il s'était trouvé sur le lieu de l'enlèvement au moment des faits (aveu qu'il avait démenti lors de sa comparution devant la SCC) et des empreintes digitales relevées.
14.  Le 5 janvier 1998, un fonctionnaire du ministère de la Justice, de l'Egalité et de la Réforme législative reçut un exemplaire imprimé du compte rendu de l'arrestation du requérant et l'annota à la main (« le mémorandum du 5 janvier 1998 »). Le requérant voit dans ces annotations la preuve que la police irlandaise avait eu connaissance de sa présence en Irlande avant son arrestation.
15.  Le requérant demanda à bénéficier d'une libération conditionnelle, qu'il obtint le 13 janvier 1998. Sa libération était assortie de certaines mesures de contrôle. Comme la Cour suprême le nota par la suite, il devait se rendre une fois par mois dans un poste de police en Irlande pour y signer un registre (ce qui représentait un trajet de 160 km aller et retour depuis son domicile de Belfast), sans compter qu'il dut se déplacer quarante fois environ à la SCC à Dublin (un voyage de 320 km aller et retour) dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre lui.
16.  Le 14 juillet 1998, le recueil des preuves (Book of Evidence – qui expose les éléments de preuve sur lesquels le ministère public entend s'appuyer) fut notifié au requérant. Le Gouvernement soutient qu'à cette date le requérant informa la SCC qu'il envisageait d'engager une procédure de contrôle juridictionnel afin de faire interdire son procès en raison du délai qui avait précédé son arrestation.
17.  Le ministère public et le requérant échangèrent des courriers de juillet 1998 à mars 1999 au sujet de la nécessité pour le premier de communiquer les éventuels éléments de preuve pertinents qui n'auraient pas été inclus dans le recueil des preuves. Était notamment visée la correspondance qui avait pu être échangée entre les autorités irlandaises et d'autres autorités sur le lieu où se trouvait le requérant avant son arrestation en 1998 et sur la question des empreintes digitales. L'affaire fut inscrite à l'ordre du jour de la SCC à quatre reprises entre octobre 1998 et le 18 mars 1999, date à laquelle les questions de communication furent résolues avec la divulgation de nouveaux éléments par le ministère public.
18.  C'est au cours de ce processus de communication que le requérant apprit la perte (entre 1993 et 1998) des objets sur lesquels des empreintes digitales avaient été relevées (« les originaux des empreintes digitales »). Le rapport de police scientifique (comportant des photographies des empreintes relevées), qui n'avait pas été égaré, était disponible pour consultation. D'après le Gouvernement, le requérant a été mis au courant de la perte en question le 15 janvier 1999.
19.  Le procès fut fixé au 23 novembre 1999.
1.  La première action en interdiction
a)  La High Court ([2004] IEHC 246)
20.  Le requérant consulta un expert pour connaître les conséquences que pouvait avoir pour son procès la perte des originaux des empreintes digitales. En octobre 1999, cet expert l'informa que les éléments de preuve en question ne pouvaient être évalués de manière complète à partir du rapport de police scientifique conservé.
21.  Le 1er novembre 1999, la High Court autorisa le requérant à demander un contrôle juridictionnel et décida de suspendre la procédure pénale dirigée contre lui dans l'attente de l'issue de ce contrôle. Il cherchait notamment à obtenir une déclaration constatant que le délai observé jusqu'au 1er novembre 1999 (pour l'essentiel avant son arrestation) était irrémédiablement préjudiciable à l'équité de la procédure et que la perte des originaux des empreintes digitales limitait sa capacité à contester les éléments de preuve à charge, ainsi qu'une ordonnance interdisant pour ces motifs la continuation des poursuites. La date limite (return date) pour traiter la demande fut fixée au 29 novembre 1999 et il fut décidé de ne pas tenir le procès à la date prévue. L'affaire fut réinscrite à l'ordre du jour de la High Court chaque mois de décembre 1999 à mars 2000 et, le 5 avril 2000, le ministère public déposa sa déclaration d'opposition (Statement of Opposition).
22.  Le 15 mai 2000, le requérant demanda directement au ministère public de procéder à la communication de pièces. Faute de réponse sur le fond, il introduisit le 18 juillet 2000 devant la High Court une demande d'injonction à cet effet. La comparution des parties pour cette demande devait à l'origine avoir lieu en octobre 2000, mais les parties acceptèrent de la repousser jusqu'à l'audience, fixée au 12 janvier 2001. Un malentendu ayant empêché les parties de comparaître à cette date, la demande fut rayée du rôle. Le requérant affirme avoir ensuite adressé plusieurs lettres au ministère public pour le prier de l'autoriser à présenter de nouveau une demande de communication. Le Gouvernement reconnaît qu'une lettre du requérant en ce sens datée du 29 mai 2001 figure au dossier.
23.  Le requérant déposa une nouvelle demande d'injonction de communication de pièces le 2 octobre 2001. La comparution fut initialement fixée au 16 novembre 2001. A cette date, le ministère public accepta de communiquer des pièces et, le 8 février 2002, il déposa une déclaration sous serment dont l'annexe contenait une liste de 93 pièces. Le mémorandum du 5 janvier 1998 figurait dans cette liste, mais le requérant ne demanda pas à ce stade à le consulter. Le 1er mars 2002, la demande du requérant fut donc rayée du rôle avec l'accord des parties.
24.  Le 11 mars 2002, le ministère public sollicita la réinscription à l'ordre du jour de la demande de contrôle juridictionnel du requérant ; l'audience fut fixée au 14 mars 2003.
25.  Le requérant soumit à un juge (Master) de la High Court une demande d'injonction prescrivant la communication pour le 14 mai 2002 d'autres pièces plus pertinentes. Le juge débouta le requérant le 11 juin 2002. En appel, la High Court fit de même le 22 juillet 2002.
26.  Le 14 mars 2003, jour fixé pour l'audience sur la demande d'interdiction, aucun juge n'était disponible. Reportée au 11 juillet 2003, l'audience se tint ce jour-là.
27.  Le 18 juillet 2003, la High Court rendit son jugement par oral. Elle prit une ordonnance interdisant le procès du requérant au motif que la perte des originaux des empreintes digitales emportait un risque réel ou sérieux d'atteinte à l'équité du procès. En revanche, elle rejeta l'action du requérant pour autant que celle-ci se rapportait au délai, considérant que la décision d'engager des poursuites relevait des autorités de poursuite et dépendait du caractère suffisant ou non des preuves, que rien ne donnait à penser que le délai en cause eût été délibéré et que la décision d'ouvrir des poursuites avait fait suite à l'obtention d'un nouvel élément de preuve (l'aveu censé avoir été formulé par le requérant lorsqu'il avait été interrogé après son arrestation en 1998).
b)  La Cour suprême ([2006] IESC 11)
28.  Le 19 août 2003, le ministère public interjeta appel et le requérant forma un appel incident. Le 15 novembre 2004, le ministère public déposa le recueil d'appel (Books of Appeal). Le juge de la High Court n'ayant officiellement approuvé son jugement que le 17 janvier 2005, le ministère public ne fut en mesure de déposer le certificat de mise en état (Certificate of Readiness – attestant que l'appel était en état d'être jugé) que le 27 janvier 2005.
29.  Le 2 février 2006, le requérant obtint l'autorisation de faire examiner son appel incident en même temps que l'appel du ministère public. Le 16 février 2006, la Cour suprême tint l'audience d'appel.
30.  Le 7 mars 2006, la Cour suprême rendit un arrêt accueillant l'appel du ministère public et rejetant l'appel incident du requérant. Sur la question de la perte des originaux des empreintes digitales, elle nota que les empreintes avaient fait l'objet d'une expertise scientifique avant d'être égarées et que les résultats de cette expertise avaient été conservés, en sorte que le requérant n'avait pas été privé d'une possibilité raisonnable de contester les éléments de preuve à charge et qu'il n'avait donc pas démontré qu'il existait un risque réel de procès inéquitable. Quant au délai antérieur à l'arrestation, les cinq juges de la Cour suprême considérèrent qu'il n'était pas de nature à justifier une ordonnance d'interdiction. La haute juridiction estima qu'il était légitime que la police irlandaise eût attendu que le requérant sorte de prison pour l'arrêter en vertu de l'article 30 de l'OASA. Elle considéra qu'il n'existait pas suffisamment d'éléments de preuve pour engager des poursuites avant son interrogatoire. Elle observa par ailleurs que les conditions dans lesquelles il aurait pu être interrogé alors qu'il était emprisonné en Irlande du Nord étaient radicalement différentes de celles en vigueur à l'égard d'une personne arrêtée en vertu de l'article 30 de l'OASA : dans ce dernier cas, la personne était obligée au moins d'écouter les questions, et c'étaient les autorités irlandaises, et non d'autres autorités (d'Irlande du Nord) ou la personne elle-même, qui avaient alors la maîtrise de la structure et de la durée de l'interrogatoire (sous réserve du respect des conditions de traitement des personnes en garde à vue). Elle conclut en indiquant que le requérant avait formulé au cours de son interrogatoire des déclarations qui avaient fourni des éléments de preuve supplémentaires, aptes à justifier le déclenchement de poursuites. Le juge Kearns, s'appuyant sur l'avis fourni par l'expert mandaté par le requérant, se dissocia de ses collègues au sujet de la perte des originaux des empreintes digitales.
2.  La deuxième action en interdiction
a)  La High Court ([2006] IEHC 389)
31.  A la suite de cet arrêt, la mesure de suspension de la procédure pénale dans l'attente de l'issue de la première action en interdiction fut levée. Le 4 avril 2006, la SCC fixa le procès du requérant au 3 octobre 2006.
32.  Le 15 mai 2006, la High Court autorisa l'intéressé à la saisir d'une demande de contrôle juridictionnel et décida que, dans l'attente de l'issue de ce contrôle, la procédure pénale dirigée contre lui serait suspendue. Le requérant invita le tribunal, d'une part, à déclarer que le délai écoulé depuis le 1er novembre 1999 (c'est-à-dire depuis l'introduction de sa première action en interdiction) avait retardé la procédure pénale, violant son droit constitutionnel à être jugé avec une diligence raisonnable et l'exposant à un risque réel et sérieux de subir un procès inéquitable, et, d'autre part, à prononcer une ordonnance d'interdiction pour ces motifs.
33.  Le 8 novembre 2006, la High Court rejeta la demande d'interdiction émanant du requérant. Elle jugea que, dans le meilleur des cas, les éléments de preuve révélaient au plus trois périodes d'atermoiement inutile de la part du ministère public au cours de la première procédure de contrôle juridictionnel. Elle estima toutefois que si le requérant avait pu subir un surcroît de tension ou pâtir d'atermoiements coupables propres à porter atteinte à son droit à être jugé avec diligence, ces considérations ne l'emportaient pas sur l'intérêt public très important à voir poursuivre des infractions aussi graves.
b)  La Cour suprême ([2008] IESC 7)
34.  Le requérant interjeta appel de cette décision le 22 février 2007. La Cour suprême examina le recours le 24 janvier 2008. Le 5 mars 2008, elle rendit, à l'unanimité, un arrêt de rejet. Les juges Fennelly, Kearns et Geoghegan rédigèrent des décisions distinctes auxquelles les juges Hardiman et Macken se rallièrent.
35.  Le juge Fennelly releva que, même si le requérant avait sollicité dans sa demande « toute autre mesure que la haute juridiction jugera[it] équitable de prononcer », le seul redressement qu'il avait explicitement réclamé était l'interdiction de son procès pour cause de délai. Or pareille interdiction ne pouvait être accordée que s'il y avait un risque réel que le procès soit inéquitable, ce qui avait été exclu lors du premier contrôle juridictionnel relativement au délai écoulé avant l'inculpation et n'était pas établi s'agissant de la durée de ce premier contrôle.
36.  Le juge Fennelly releva toutefois que les tribunaux avaient aussi admis la possibilité de rendre une ordonnance d'interdiction pour un motif tout à fait distinct, à savoir pour violation du droit de l'accusé à être jugé avec une « diligence raisonnable ». Considérant que le jugement rendu par le juge Powell dans l'affaire Barker v. Wingo ((1972) 407 U.S. 514) portée devant la Cour suprême des Etats-Unis avait eu une influence sur l'évolution de la jurisprudence des juridictions irlandaises relative au droit à une diligence raisonnable et aux conséquences à tirer de la violation de ce droit, le juge Fennelly déclara : « nous avons désormais établi une approche cohérente, en particulier dans quelques affaires récentes ».
37.  S'appuyant sur la méthode suivie par le juge Keane dans l'affaire P.M. v Malone ([2002] 2 I.R. 560) et reprise par le juge Kearns dans l'affaire P.M. v DPP ([2006] 3 I.R. 172), le juge Fennelly estima qu'il était nécessaire d'examiner, premièrement, si le temps qu'il avait fallu pour mener à bien la première procédure de contrôle juridictionnel avait ou non emporté violation du droit du requérant à être jugé avec une diligence raisonnable et, deuxièmement, en cas de réponse affirmative à cette question si, eu égard à l'ensemble des circonstances, la Cour suprême devait rendre une ordonnance interdisant au Director of Public Prosecutions (le « DPP ») de continuer les poursuites.
Pour ce qui est de la première question, le juge Fennelly estima que le requérant aurait pu nourrir un grief légitime concernant le temps (de juillet 2003 à janvier 2005) qu'avait pris l'approbation du jugement de la High Court. Il releva toutefois que l'intéressé n'avait pris aucune mesure pour faire accélérer l'examen du recours, en raison probablement de l'ordonnance d'interdiction rendue par la High Court. Il jugea que, pour longue qu'elle fût, cette période, replacée dans le contexte global de l'affaire, ne pouvait faire conclure à une violation du droit constitutionnel du requérant à voir examiner avec diligence les accusations pénales dirigées contre lui.
Quant à la seconde question, le juge Fennelly estima que, même à supposer que le droit constitutionnel du requérant à être jugé avec diligence eût été violé, les circonstances ne justifiaient pas d'émettre une ordonnance d'interdiction, un délai de un à deux ans n'étant pas significatif dans un procès pour des infractions remontant à 1983. En ce qui concerne l'anxiété provoquée par le délai en question, il observa que l'intéressé avait profité pendant cette période d'une ordonnance de la High Court interdisant son procès, que c'était lui qui avait engagé la procédure de contrôle juridictionnel en cause et qu'il aurait pu entreprendre des démarches pour en obtenir l'accélération. Le juge Fennelly ajouta que l'intérêt public à poursuivre les auteurs d'infractions graves était crucial et que la gravité des accusations l'emportait sur le surcroît d'anxiété et l'allongement de la durée d'application des mesures dont était assortie la libération qui étaient résultés du retard inutile pris par la procédure de contrôle juridictionnel.
38.  Enfin, le juge Fennelly déclara que le droit à être jugé dans un « délai raisonnable » et le droit à être jugé avec une « diligence raisonnable » étaient « indifférenciables ». Toutefois, il établit une distinction entre un constat de délai déraisonnable émis par la Cour européenne sur le terrain de l'article 6 de la Convention (accompagné de l'octroi d'une somme à titre de satisfaction équitable), d'une part, et l'exercice consistant pour un tribunal interne à mettre en balance un délai et l'intérêt public à la poursuite des infractions dans le cadre d'une action en interdiction pour cause de délai (procédure interne en cause), d'autre part. Il considéra que le rôle de la Cour européenne (et, par conséquent, les critères utilisés par elle) était plus proche de la décision sur le point de savoir si le délai devait ou non être considéré comme ayant violé le droit constitutionnel à être jugé avec diligence. Il nota que le gouvernement irlandais avait soutenu devant la Cour dans l'affaire Barry c. Irlande (no 18273/04, § 35, 15 décembre 2005) que le contrôle juridictionnel constituait un recours interne effectif et que des « dommages et intérêts auraient pu être obtenus » dans le cadre d'une telle procédure. Après avoir pris acte de la réponse donnée par la Cour à cet argument (paragraphe 53 de l'arrêt Barry), il ajouta :
« 74.  Je me suis exprimé de la même façon dans mon jugement relatif à l'affaire [T.H. v DPP].
Ces observations sont utiles pour interpréter les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme. Celle-ci ne se livre pas à l'exercice de mise en balance décrit dans l'opinion du juge Powell dans l'affaire Barker v. Wingo et dans les décisions de la Cour suprême (par exemple dans les affaires P.M. v Malone et [P.M. v DPP]. Cet exercice n'est ni nécessaire ni pertinent pour déterminer s'il y a lieu d'octroyer une satisfaction équitable. Par conséquent, les décisions de la Cour européenne fournissent des indications utiles pour trancher la question de savoir s'il y a eu violation du droit d'un accusé à être jugé dans un délai raisonnable ou avec une diligence raisonnable. Par exemple, dans son arrêt Barry c. Irlande (...), la Cour a réitéré la méthode systématiquement suivie par elle pour juger du caractère raisonnable d'un délai (paragraphe 36 de cet arrêt, citations omises) :
« La Cour réaffirme que le caractère raisonnable de la durée de la procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et à l'aide des critères suivants : la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et des autorités compétentes (...) A ce dernier égard, l'enjeu du litige pour l'intéressé doit être pris en compte. »
75.  Un autre passage de l'arrêt de la Cour appelle aussi des commentaires. Il apparaît que les représentants de l'Irlande avaient soutenu devant la Cour que le contrôle juridictionnel, accessible au requérant dans cette affaire, constituait un recours effectif en droit interne et que « le requérant aurait pu se voir octroyer une indemnisation dans le cadre de la procédure de contrôle juridictionnel s'il en avait fait la demande ». La Cour a répondu comme suit à cet argument (paragraphe [53] de l'arrêt) :
« Rien ne montre qu'une telle procédure aurait pu aboutir à l'octroi d'une indemnisation, et le Gouvernement a reconnu qu'il n'existait en droit interne aucune disposition prévoyant l'allocation de dommages et intérêts dans une procédure ultérieure. Si le Gouvernement plaide que la common law est assez souple pour offrir un tel recours, il ne mentionne aucun précédent de nature à donner quelque consistance à cet argument. De plus, l'arrêt de la Cour suprême indiquait clairement que les juridictions internes ne pouvaient s'appuyer sur la jurisprudence issue de la Convention pour créer des recours n'existant pas par ailleurs (...). »
76.  (...) dans l'affaire [Barry], comme en l'espèce, aucune indemnisation n'avait été demandée. D'ailleurs, pour autant que je sache, pareille prétention n'a jamais été formulée dans aucune affaire de ce genre. Dans toutes les affaires comparables, l'accusé demande en pratique que son procès soit interdit. Il n'est à l'évidence pas possible pour la Cour suprême, qui ne statue qu'en appel, de se prononcer dans l'abstrait sur la possibilité d'obtenir des dommages et intérêts à titre de réparation [à supposer qu'il en soit demandé]. Pareille demande devrait d'abord être soumise à la High Court. La [loi de 2003 sur la Convention européenne des droits de l'homme] pourrait être pertinente.
77.  J'ajouterais que la Cour européenne n'a peut-être pas tout à fait bien compris les remarques du juge Keane contenues dans le passage de l'arrêt rendu par celui-ci dans l'affaire [Barry v DPP], également repris par [la Cour]. Le juge Keane voulait simplement dire qu'un arrêt particulier de la Cour européenne des droits de l'homme n'emporte pas d'effets en droit interne. Quant à savoir si les juridictions nationales pourraient créer « des recours » en s'inspirant de la jurisprudence de la Cour européenne, il s'agit là d'une tout autre question, à laquelle on ne pourra répondre que lorsqu'une affaire adéquate se sera présentée. Là encore, la [loi de 2003 sur la Convention européenne des droits de l'homme] peut être pertinente ou non. »
39.  Le juge Kearns approuva pour l'essentiel l'arrêt du juge Fennelly. Il décrivit en outre les diverses formes d'atermoiements procéduraux en matière pénale :
« Le présent appel soulève des questions importantes concernant les effets des lenteurs de procédure sur le droit pour l'Etat de poursuivre les infractions pénales. La Cour suprême y a beaucoup réfléchi ces dernières années, notamment dans le cadre des infractions relatives à des abus sexuels sur enfants. Il est apparu que l'évaluation des motifs des délais et l'imputation à faute des délais dans le signalement des abus (délais imputables au plaignant ou à la phase d'investigations antérieure à l'inculpation) étaient loin de constituer un exercice simple dans ce type d'affaires. (...)
Je viens d'évoquer une forme de délais, mais ce n'est pas la seule. On a aussi par exemple le cas où la police tarde à enquêter sur une infraction alléguée après son signalement, ou celui où les autorités de poursuite tardent à traduire l'auteur présumé d'une infraction devant les tribunaux ou à prendre les mesures nécessaires à la mise en état d'une affaire. Il ressort clairement de la jurisprudence que cette forme de délais, appelés « délais de poursuite » (prosecutorial delay), peut aussi, dans certains cas, conférer à un requérant un droit à obtenir une interdiction à titre de redressement, et ce parce que l'article 38 § 1 de la Constitution garantit également à un requérant un droit à être jugé avec une diligence raisonnable.
Un autre cas est celui où l'Etat ne fournit pas les ressources ou facilités nécessaires au règlement des litiges. On peut alors parler de « délais systémiques », ceux-ci pouvant recouper en partie les délais de poursuite et aller de pair avec eux. On peut avoir des délais de poursuite à l'intérieur de délais systémiques. On peut également avoir des délais systémiques qui ne soient nullement dus aux autorités de poursuite mais auxquels le requérant n'a de son côté en rien contribué. Il peut aussi y avoir des lenteurs juridictionnelles lorsque le tribunal ne prononce pas son jugement ou sa décision dans un délai approprié. Une lenteur systémique avérée peut faire conclure à l'existence d'une atteinte au droit constitutionnel de tout justiciable à être jugé avec une diligence raisonnable. Ces formes de délais peuvent aussi s'analyser en un non-respect par l'Etat des obligations qui découlent pour lui de la Convention européenne des droits de l'homme, et notamment de son article 6 (...)
Il est allégué en l'espèce que des délais de poursuite et des lenteurs systémiques ont empêché qu'une procédure antérieure de contrôle juridictionnel soit menée à bien dans un délai raisonnable. Nul n'a laissé entendre que la situation ait été aggravée par une quelconque lenteur juridictionnelle. (...) »
40.  Le juge Kearns évalua les critères censés permettre de mesurer les délais imputables aux autorités de poursuite (critères qui selon lui reflétaient ceux utilisés par la Cour européenne) et jugea qu'ils pouvaient également s'appliquer aux délais systémiques (compris comme « des déficiences du système de la justice pénale »). Avant d'appliquer les critères en question, il fit un certain nombre de remarques préliminaires, notamment pour dire que des niveaux de lenteur qui auraient pu être considérés comme acceptables par le passé ne pouvaient plus être tolérés depuis que la loi de 2003 sur la Convention européenne des droits de l'homme (« la loi de 2003 ») avait donné effet en Irlande aux dispositions de cette Convention. En conséquence, le droit à être jugé dans un délai raisonnable, garanti tant par la Constitution que par la Convention, devait se voir « conférer un effet réel ».
41.  Le juge Kearns précisa toutefois que cela ne voulait pas dire qu'il fallût recourir plus facilement à l'interdiction du procès pénal, et il ajouta qu'il y avait une différence entre la mission de contrôle du respect de l'exigence de délai raisonnable de l'article 6 § 1 assumée par la Cour européenne, qui pouvait, le cas échéant, octroyer une satisfaction équitable, et la tâche qui incombait aux juridictions internes dans le cadre des procédures en interdiction, où il s'agissait selon lui de mettre en balance un manque de diligence avec l'intérêt public à continuer les poursuites. Eu égard à ce critère supplémentaire à prendre en compte dans le second cas, une interdiction de poursuites ne devait être accordée qu'à titre exceptionnel et lorsque l'existence d'une grave violation des droits garantis par l'article 38 § 1 de la Constitution et par l'article 6 § 1 de la Convention était établie. A cet égard, le juge Kearns évoqua la question des autres recours internes de la manière suivante :
« J'admets qu'il puisse falloir établir une distinction entre les violations du droit qui sont de nature à justifier l'obtention d'une interdiction et les atteintes moins graves dont on peut concevoir qu'elles débouchent sur une autre forme de redressement, par exemple des dommages et intérêts. Toutefois, la question du droit à obtenir un redressement sous la forme de dommages et intérêts pour atteinte au droit constitutionnel à être jugé avec diligence ne pourra être tranchée qu'à l'issue d'un examen très complet et approfondi dans une affaire se prêtant à pareille analyse. »
42.  Quant à l'existence dans le cas d'espèce d'atermoiements critiquables, le juge Kearns expliqua qu'il avait eu des hésitations au sujet du même laps de temps que celui évoqué par le juge Fennelly, à savoir celui mis pour approuver le jugement de la High Court, mais qu'il avait finalement considéré que ce laps de temps n'était pas condamnable, rien n'établissant qu'il fût hors norme. Pour lui, même compte tenu du temps écoulé depuis la commission de l'infraction en cause et de l'« urgence accrue qu'il y avait en conséquence à faire avancer les poursuites », le requérant n'avait pas établi que des atermoiements critiquables pussent être reprochés aux autorités de poursuite ou imputés au système. Il ajouta que quand bien même l'intéressé serait réputé l'avoir fait il n'avait nullement prouvé avoir subi un préjudice ou une atteinte à ses autres droits, dont le droit constitutionnel à être jugé conformément à la loi. S'agissant de la demande rayée du rôle le 12 janvier 2001, il nota que le requérant était resté quatre mois sans entreprendre la moindre démarche en vue de sa réinscription au rôle, qui n'était finalement intervenue qu'au bout de huit mois. Quant à la déclaration sous serment déposée par le ministère public en février 2002, le juge Kearns releva qu'elle mentionnait 93 documents et avait donc manifestement demandé des « efforts considérables ».
43.  Le juge Geoghegan déclara qu'il souscrivait dans les grandes lignes aux jugements décrits ci-dessus. Il précisa que pour lui l'affaire en cause ne soulevait aucune question importante de « lenteur systémique » et qu'il préférait attendre une affaire plus appropriées pour exprimer son point de vue sur la nature et la pertinence de cette notion. Il observa néanmoins que la notion relativement nouvelle de délais systémiques n'était pas identique à celle de délais de poursuite. Il indiqua qu'une insuffisance des effectifs judiciaires pouvait à la limite amener à juger raisonnable un délai assez long, tout en reconnaissant que cette opinion n'était peut-être pas conforme à la Convention. Selon lui, la jurisprudence des organes de la Convention dans les affaires irlandaises n'indiquait pas avec suffisamment de clarté l'approche à adopter en matière de délais systémiques et, en particulier, les conditions dans lesquelles il fallait tenir l'Etat pour responsable de pareils délais. Et le juge de se demander par exemple si l'on pouvait reprocher à un Etat d'affecter des ressources à un hôpital plutôt qu'aux institutions judiciaires en période de restrictions budgétaires. Quoi qu'il en soit, l'affaire en cause ne se prêtait pas selon lui à un examen de la question des lenteurs systémiques, aucun des délais critiqués ne justifiant à son sens de rendre une ordonnance d'interdiction. Enfin, s'agissant du temps écoulé avant l'approbation de la décision de la High Court, le juge Kearns jugea inutile de déterminer s'il y avait lieu de prendre en compte cette période pour statuer sur l'opportunité d'interdire le procès, se disant « tout à fait convaincu qu'une interdiction ne serait en tout état de cause pas justifiée en l'espèce. ».
C.  Mise hors de cause du requérant
44.  A la suite de l'adoption de cet arrêt, la mesure de suspension de la procédure pénale dans l'attente de l'issue de la seconde action en interdiction fut levée. Le 14 mars 2008, l'affaire fut réinscrite au rôle de la SCC, et le procès fixé au 11 juin 2008. Le mémorandum du 5 janvier 1998 (paragraphe 14 ci-dessus) fut de nouveau communiqué en tant qu'élément de preuve supplémentaire le 16 juin 2008.
45.  Le 26 juin 2008, après que la SCC eut rendu une décision déclarant irrecevable le principal élément de preuve en l'affaire, à savoir l'aveu que le requérant était censé avoir formulé lors de son interrogatoire par la police, le ministère public fit savoir qu'il n'avait pas l'intention de soumettre d'autres éléments de preuve. Le requérant fut en conséquence mis hors de cause.
D.  Deuxième requête à la Cour (no 25100/08)
46.  En avril 2008, le requérant saisit la Cour d'une deuxième requête dans laquelle il se plaignait, entres autres sur le terrain des articles 6 et 13 de la Convention, de la durée de la procédure pénale dirigée contre lui et alléguait l'absence de recours internes effectifs pour redresser ce grief. Se référant à la chronologie des événements qui se sont succédé depuis 1983, il y dénonçait essentiellement des délais survenus pendant la première action en interdiction. Cette requête n'a pas été jointe à celle qui fait l'objet du présent arrêt.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A.  La Constitution irlandaise
47.  L'article 35 § 2 de la Constitution est ainsi libellé :
« Les magistrats exercent leurs fonctions judiciaires en toute indépendance sous réserve seulement qu'ils se conforment à la présente Constitution et à la loi. »
48.  L'article 38 § 1 de la Constitution dispose :
« Toute personne faisant l'objet d'une accusation en matière pénale doit être jugée conformément à la loi. »
49.  L'article 40 § 3 1) de la Constitution énonce :
« L'Etat s'engage à respecter dans ses lois et, dans la mesure du possible, à protéger et soutenir par ses lois les droits individuels du citoyen. »
B.  La loi de 2002 sur les tribunaux et le personnel judiciaire
50.  L'article 46 de la loi de 2002 sur les tribunaux et le personnel judiciaire (Courts and Court Officers Act 2002 – « la loi de 2002 ») dispose que le service judiciaire doit créer et tenir un registre des jugements où la High Court et la Cour suprême ont réservé leur décision dans des procédures civiles, et veiller à ce que ces jugements soient rendus dans les délais prescrits. Cette loi est entrée en vigueur le 31 mars 2005.
C.  Groupe de travail sur la création éventuelle d'une Cour d'appel, mai 2009
51.  La raison d'être et le mandat de ce groupe de travail sont exposés en ces termes dans le rapport établi par celui-ci :
« La société irlandaise a connu des changements importants au cours des dernières années. La population irlandaise est passée de 3,5 millions d'habitants en 1991 à plus de 4,2 millions en 2006. L'activité économique et la diversité démographique se sont accrues. Les politiques sociales et publiques ont évolué. Les mutations internationales ont désormais une plus grande influence sur les affaires et les tribunaux en Irlande.
Ces changements ont d'importantes répercussions sur le système juridique irlandais. La High Court et la Cour suprême, notamment, connaissent une grande augmentation du nombre de litiges.
Alors que les tribunaux ont assez bien réussi à créer de nouvelles procédures pour faire face à cette évolution, la structure actuelle des juridictions supérieures n'est pas conçue pour affronter des mutations aussi profondes. Le besoin se fait sentir depuis quelque temps de procéder à une révision stratégique de la structure actuelle des juridictions supérieures.
En décembre 2006, le gouvernement a décidé de mettre sur pied un groupe de travail pour étudier la question de la création d'une Cour d'appel. Il a défini son mandat comme suit :
« a) étudier la nécessité de créer une Cour d'appel générale qui traiterait certaines catégories d'appels actuellement du ressort de la High Court ;
b) examiner les modifications juridiques qui seraient nécessaires aux fins de la création d'une telle Cour d'appel, et
c) formuler toute autre recommandation appropriée en vue d'assurer une meilleure efficacité des pratiques et procédures des juridictions supérieures. » »
52.  Dans son rapport, le groupe de travail recommande de créer une Cour d'appel, notamment pour faire disparaître les délais indus dans le traitement des appels devant la Cour suprême. Il décrit l'augmentation des litiges soumis à la High Court et à la Cour suprême et l'arriéré que cela a produit en particulier à la Cour suprême :
« La Cour suprême a vu croître dans de fortes proportions le nombre et la complexité des affaires qui lui sont soumises en appel. Assez naturellement, l'augmentation de ce contentieux a provoqué un arriéré d'appels à traiter. La Cour suprême connaît donc un allongement de ses délais, certaines affaires devant désormais attendre jusqu'à trente mois pour passer en audience. (...) De tels délais pour obtenir une décision en appel peuvent mettre les individus, les entreprises et le gouvernement dans l'incertitude. Cela peut provoquer une pression émotionnelle et financière inutile sur les justiciables. D'autres personnes sont plongées dans l'incertitude quant à la loi, ce qui les gêne pour organiser et planifier leurs affaires. En bref, ces délais créent de la confusion et des frais et sont néfastes pour les affaires. Cette situation pose de graves problèmes pour le système juridique irlandais et pour la société irlandaise tout entière. »
53.  Le rapport donne les délais moyens suivants nécessaires pour obtenir une audience devant la Cour suprême : quatre mois en 2003, dix mois en 2004, quatorze mois en 2005, vingt-deux mois en 2006, vingt-six mois en 2007 et trente mois en 2008.
54.  Au chapitre 4 du rapport, intitulé « Délais et obligations internationales », le groupe de travail note que la Cour a conclu à la violation de l'article 6 de la Convention dans plusieurs affaires irlandaises : McMullen c. Irlande, no 42297/98, 29 juillet 2004, Doran c. Irlande, no 50389/99, CEDH 2003-X, O'Reilly et autres c. Irlande, no 54725/00, 29 juillet 2004, et Barry c. Irlande, précitée. Il relève que ces affaires ont une caractéristique en commun : la violation de l'article 6 y était due pour une grande part aux délais résultant d'un manque de juges par rapport à la charge de travail des tribunaux. Pour le groupe de travail, cela atteste que les difficultés logistiques que connaissent les tribunaux peuvent conduire à la violation par l'Etat irlandais des obligations découlant pour lui de la Convention.
55.  Quant aux efforts consentis par l'Irlande pour respecter lesdites obligations, le rapport poursuit :
« L'augmentation du nombre de juges nommés à la High Court a atténué les difficultés au niveau de cette juridiction. Comme on l'a déjà indiqué dans ce chapitre, cependant, le fait que la Cour suprême, composée de deux chambres, doive traiter toutes les affaires civiles en appel implique qu'il existe un risque élevé que des délais du type de ceux dénoncés dans les affaires McMullen, Doran, O'Reilly et Barry se produisent en appel.
La Cour européenne des droits de l'homme a estimé dans chacune de ces affaires que les délais provoqués par les tribunaux eux-mêmes (pour des raisons de pression logistique) constituaient le facteur clé à l'origine de la violation de l'article 6. Elle a aussi conclu à la violation, comme dans l'affaire [Price et Lowe c. Royaume-Uni, nos 43185/98 et 43186/98, 29 juillet 2003], dans des cas où elle a jugé que les tribunaux eux-mêmes avaient agi de manière raisonnable dans le cadre des procédures en cause. L'Etat est tenu d'organiser son système pour éviter que les parties ne retardent indument la procédure. Il faut donc aussi exiger de lui qu'il fasse en sorte que la structure du système juridique lui-même ne provoque pas de délais indus. Or tel est précisément l'effet qu'a sur notre système le goulet d'étranglement institutionnel qui se situe au niveau de la Cour suprême. »
D.  Ordonnances d'interdiction pour cause de lenteurs procédurales
56.  Dans l'affaire Ivor Sweetman v the DPP, the Minister for Justice, Equality and Law Reform and the Attorney General ([2005] IEHC 435), la High Court a émis une ordonnance d'interdiction pour faire cesser des poursuites relatives à des événements remontant à 1966. Elle s'est notamment exprimée ainsi :
« En dépit de l'absence de justification quant aux délais déjà énumérés, il apparaît clairement qu'une partie au moins de ces délais s'explique par la pression écrasante qui était exercée sur les ressources, alors insuffisantes, des juridictions. Le gouvernement était tenu d'« organiser son système judiciaire de manière à permettre à ses juridictions de respecter [les exigences de l'article 6 § 1] (...) ».
(...) les délais d'attente devant les tribunaux se sont nettement améliorés grâce à une gestion et des installations de meilleure qualité, et les délais systématiques qui caractérisaient cette époque sont désormais heureusement révolus. »
57.  Lorsqu'un justiciable lui demande l'autorisation de solliciter un contrôle juridictionnel, la High Court (tout comme la Cour suprême en appel) peut interdire les poursuites au motif que les délais constatés emportent un risque réel et sérieux de saper l'équité de la procédure. Cela n'exclut pas l'obligation, à la fois naturelle et imposée par la Constitution, pour les tribunaux inférieurs de veiller à l'équité de la procédure et de mettre un terme à un procès s'ils constatent que certains éléments le rendent inéquitable (DPP v O'C [2006] IESC 54).
58.  Un procès peut aussi être interdit en cas d'atteinte au droit de l'accusé à être jugé avec une « diligence raisonnable » (State (Healy) v Donoghue [1976] I.R, Gannon J.).
59.  En l'affaire P.M. v Malone (précitée), le juge Keane passa en revue les affaires irlandaises récentes sur le sujet. Il conclut que « pour décider si les préoccupations et angoisses provoquées chez un accusé sont telles qu'elles justifient d'interdire son procès pour violation de son droit constitutionnel à être jugé avec une diligence raisonnable, le tribunal, en fonction exclusivement des circonstances particulières de l'espèce, peut être fondé à prendre en compte non seulement le temps écoulé depuis l'inculpation et le renvoi en jugement, mais aussi celui écoulé avant l'inculpation officielle ». Il identifia la question centrale comme étant celle de savoir si, en cas de violation du droit constitutionnel précité, il se justifiait d'interdire le procès. Il apporta à cette question la réponse suivante :
« Lorsque, comme ici, la violation de ce droit n'a pas mis en péril le droit à un procès équitable mais a provoqué chez le requérant un stress et une angoisse inutiles, le tribunal doit se livrer à un exercice de mise en balance. Sur l'un des plateaux de la balance on a le droit de l'accusé à être protégé du stress et de l'angoisse pouvant être engendrés par des délais excessifs et inutiles. Sur l'autre plateau on a l'intérêt public à poursuivre et condamner les auteurs d'infractions pénales. Dans toutes ces affaires, le tribunal doit nécessairement tenir compte de la nature de l'infraction et de l'ampleur des délais. »
60.  La Cour suprême a réaffirmé cette façon de voir les choses dans l'affaire P.M. v DPP (précitée). Après s'être référé au jugement précité du juge Keane, le juge Kearns, s'exprimant au nom de la juridiction unanime, déclara :
« Je pense que l'exercice de mise en balance décrit par le juge Keane dans l'affaire P.M. v Malone est le mécanisme que doit utiliser un tribunal appelé à déterminer si un retard critiquable dû au ministère public doit déboucher sur une ordonnance d'interdiction. Cela signifie qu'une personne sollicitant une telle mesure doit apporter des éléments supplémentaires à mettre dans la balance de façon que celle-ci ne penche pas du côté de l'intérêt public à traduire en justice les auteurs d'infractions graves. Dans la plupart des cas, la détention provisoire n'entrera pas en ligne de compte car la personne aura probablement bénéficié d'une libération sous conditions avant son procès. Par ailleurs, si l'intéressé peut invoquer le stress et l'angoisse provoqués par les délais de poursuite, tout exercice de mise en balance doit prendre en considération l'ampleur des délais en cause, car s'ils ne se mesurent pas en années, la simple existence de retards coupables ne doit pas en soi conduire à interdire le procès. »
61.  Dans l'affaire T.H. v DPP ([2006] 3 IR 520), le requérant avait été accusé en 1996 d'avoir commis des agressions sexuelles en 1995. Il fut autorisé à demander un contrôle juridictionnel relativement à un certain nombre de questions soulevées par les poursuites menées en l'affaire. La High Court le débouta, mais elle rendit néanmoins une ordonnance d'interdiction au motif que la lenteur avec laquelle, par la faute des autorités de poursuite, la procédure de contrôle juridictionnel avait été menée avait porté atteinte au droit du requérant à être jugé avec une diligence raisonnable. Le DPP fit appel devant la Cour suprême. Celle-ci accueillit le recours, jugeant que, lorsqu'un délai excessif ne portait pas atteinte au droit du requérant à un procès équitable mais provoquait inutilement chez lui stress et angoisse, le tribunal devait mettre en balance le droit de l'intéressé à être protégé de telles émotions, d'une part, et l'intérêt public à poursuivre et condamner les auteurs d'infractions pénales, d'autre part. Le juge Fennelly, à l'analyse duquel les autres juges de la Cour suprême souscrivirent, déclara :
« Il importe de dissiper tout malentendu quant à la portée de telles décisions de la Cour européenne. Celle-ci ne dit pas qu'il faut mettre un terme aux poursuites, et n'a pas dit dans ladite affaire qu'il fallait le faire. Il serait tout à fait surprenant qu'un arrêt de la Cour européenne concluant que les autorités de poursuite étaient « en partie ou entièrement responsables » de certains délais ait automatiquement pour conséquence d'entraîner l'arrêt des poursuites. Avant de parvenir à une telle conclusion, tout système judiciaire doit prendre en considération l'intérêt public à poursuivre les auteurs d'infractions. Il ressort évidemment d'autres pans de la jurisprudence de la Cour européenne que celle-ci reconnaît cet intérêt public (Kostovski c. Pays-Bas [20 novembre 1989, série A no 166], et [Doorson] c. Pays-Bas [26 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II]). Ainsi, la décision de la Cour conduit à l'octroi d'une indemnité et n'a aucune conséquence sur les poursuites en cours.
En bref, la décision adoptée dans l'affaire Barry c. Irlande n'ajoute rien à la demande d'interdiction de son procès formulée par le requérant. L'intéressé n'a à aucun moment demandé une indemnisation à titre de mesure de redressement dans cette procédure. Comme dans la quasi-totalité des affaires de ce type, il cherche avant tout à empêcher la tenue de son procès. »
62.  Plus récente, l'affaire J.B. v DPP ([2006] IESC 66) concernait le cas d'un accusé qui avait sollicité une ordonnance d'interdiction de son procès pénal (il était sous le coup de nombreuses accusations d'agressions sexuelles commises sur ses nièces entre 1971 et 1987) en invoquant la lenteur avec laquelle les poursuites avaient été engagées puis menées. Il n'obtint que partiellement gain de cause devant la High Court et forma devant la Cour suprême un recours dont il fut débouté. Après avoir passé en revue les conditions devant être réunies pour que soit rendue une ordonnance d'interdiction et indiqué qu'il pouvait exister d'autres recours, la juge Denham prit note de la référence faite par le juge Fennelly (dans l'affaire T.H. v DPP) à l'arrêt Barry c. Irlande et, spécialement, de la somme allouée à titre de satisfaction équitable. Le juge Hardiman déclara pour sa part :
« Je ne pense pas que les arguments avancés au nom du défendeur et fondés sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme soient en quoi que ce soit pertinents en l'espèce. Je souhaite donc réserver mon opinion quant à l'effet de cette jurisprudence dans une affaire de ce type jusqu'à ce que se présente une affaire où ces éléments entreront directement en ligne de compte. »
63.  Dans l'affaire Devoy v DPP ([2008] IESC 13), l'accusé dénonçait la lenteur avec laquelle le ministère public avait mené les poursuites pour port d'arme et vandalisme entamées contre lui. La High Court émit en 2006 l'ordonnance d'interdiction sollicitée par l'intéressé, et la Cour suprême (dans un arrêt qu'elle rendit au cours du mois suivant l'adoption de sa décision relative à la présente affaire) accueillit le recours du DPP.
Le juge Kearns rappela dans leurs grandes lignes les principes applicables en droit irlandais en matière d'atermoiements imputables aux autorités de poursuite (définis dans les affaires P.M. v Malone et P.M. v DPP précitées), déclarant :
« a)  S'ils sont excessifs, critiquables ou inexpliqués, des délais imputables aux autorités de poursuite peuvent emporter violation du droit constitutionnel d'un requérant à être jugé avec une diligence raisonnable.
b)  Pareils délais peuvent atteindre un degré tel que le tribunal est amené à présumer l'existence d'un préjudice et à faire primer le droit à être jugé avec une diligence raisonnable en interdisant le procès.
c)  Lorsque des délais importants et critiquables mais n'atteignant pas le degré indiqué en b) ci-dessus sont imputables aux autorités de poursuite et qu'il n'est pas établi qu'il y a réellement préjudice, le tribunal se livre à un exercice de mise en balance entre le droit de la collectivité à voir poursuivre les auteurs d'infractions et le droit du requérant à être jugé avec diligence, mais il n'ordonne l'interdiction que si la présence d'un ou plusieurs des éléments mentionnés dans [les affaires précitées P.M. v Malone et P.M. v DPP] est démontrée.
d)  Lorsque des atermoiements provoquent un préjudice tel qu'il empêche la tenue d'un procès équitable, le requérant a toujours droit à voir interdire son procès.
Lorsqu'il applique ces critères, le tribunal doit cependant garder certaines considérations à l'esprit. D'un côté, il ne doit pas oublier que des niveaux de lenteur qui auraient pu être acceptables par le passé ne peuvent plus être tolérés depuis que la loi de 2003 sur la Convention européenne des droits de l'homme a donné effet dans ce pays aux dispositions de la Convention, qui garantit notamment en son article 6 le droit à être jugé dans un délai raisonnable. Il faut donner concrètement effet à ce droit.
S'agissant de l'interdiction, cela ne veut pas dire que les tribunaux irlandais doivent recourir à cette mesure trop facilement, quoi qu'il en soit des autres recours, lorsqu'ils font respecter les droits garantis par l'article 38 § 1. Selon notre jurisprudence, (...) l'interdiction est une mesure de redressement qui ne doit être accordée qu'à titre exceptionnel. La Cour suprême ne joue à cet égard aucun rôle punitif ou disciplinaire. Par ailleurs, tout tribunal saisi d'une demande d'interdiction d'un procès doit se prononcer sur la question en tenant dûment compte de la gravité de l'infraction. Il doit analyser avec grand soin les causes des atermoiements dénoncés et peser et comparer le rôle des autorités de poursuite et celui du requérant ainsi que la part prise par chacun d'eux dans les délais. A cet égard, tous les délais ne sont pas significatifs et tous ne méritent pas d'être qualifiés de critiquables au point de justifier que le tribunal se lance dans un examen au moyen des critères dégagés dans les affaires P.M. v DPP ou Barker v Wingo. A mon sens, il est justifié en principe de demander à un requérant de produire devant le tribunal un minimum d'éléments établissant le temps normalement nécessaire pour la procédure particulière en cause ou pour la ou les phases qu'elle comporte et dont il se plaint. Il s'agit de renseignements que l'on peut se procurer facilement auprès du service judiciaire pour les diverses catégories de procédures. »
Dans sa décision, la juge Denham commença par relever que la cause, qui se rapportait à la lenteur avec laquelle des infractions pénales avaient été poursuivies, faisait partie d'un certain nombre d'affaires qui avaient été tranchées par la High Court à une époque (en 2006) où la Cour suprême était en train de préciser la jurisprudence. Jugeant que la High Court n'avait pas appliqué le bon critère s'agissant de délais imputables aux autorités de poursuite, elle renvoya à l'arrêt P.M. v DPP (précité), dans lequel le droit applicable avait été synthétisé. Elle s'exprima comme suit:
« Ce critère exige qu'en cas de délais critiquables dus au ministère public, le tribunal se livre à une démarche supplémentaire, dont la High Court s'est abstenue en l'espèce. Pour interdire un procès, en effet, non seulement il faut que le tribunal constate que les délais imputables au ministère public sont critiquables, mais il faut aussi qu'il soit prouvé qu'un ou plusieurs des intérêts protégés par le droit à être jugé avec une diligence raisonnable a subi une atteinte telle que cela confère au requérant un droit à un redressement. La barre est placée haut car la mesure de redressement accordée dans ce cas, à savoir une ordonnance interdisant à un procureur de poursuivre un accusé, est tout à fait considérable.
Dans cette affaire, la seconde démarche requise n'a pas été suivie. En réalité, le juge a déclaré que le requérant ne s'était pas plaint d'un préjudice précis et qu'il n'avait pas allégué que les délais dénoncés par lui eussent porté atteinte à son droit à un procès équitable. »
E.  Immunité judiciaire
64.  Dans l'affaire Kemmy v Ireland and the Attorney General ([2009] IEHC 178), la Court of Criminal Appeal annula la condamnation du requérant pour viol et agression sexuelle au motif que la façon dont son procès avait été mené avait rendu la procédure inéquitable. Elle n'ordonna pas que l'affaire soit rejugée. Or l'accusé avait alors fini de purger sa peine et avait été libéré. Comme il n'avait pas droit à des dommages et intérêts au titre de l'article 9 de la loi de 1993 sur la procédure pénale (sa condamnation n'ayant pas été annulée à cause d'une faute grave dans l'administration de la justice – miscarriage of justice), il engagea une action contre l'Etat, demandant essentiellement réparation de la violation de son droit constitutionnel à un procès équitable. La High Court le débouta en expliquant que l'Etat ne pouvait être tenu pour responsable des erreurs qu'un juge pouvait commettre dans l'administration de la justice et qu'un plaignant ne pouvait pas non plus attaquer l'Etat sur un autre fondement en cas de manquement par le juge à son obligation de conduire le procès avec équité. Elle exprima en outre l'avis que, en tout état de cause, l'immunité accordée par la loi aux magistrats jouait aussi en faveur de l'Etat lorsque l'on cherchait à rendre celui-ci responsable des errements d'un juge. L'arrêt comportait notamment le passage suivant :
« Je pense que nombre des raisons qui plaident pour l'immunité personnelle des magistrats – la défense de l'indépendance de la magistrature, le besoin de faire en sorte que les procès puissent connaître un terme définitif, l'existence d'une possibilité d'appel et d'autres recours ainsi que l'intérêt public – militent aussi en faveur de l'immunité de l'Etat dans des affaires telles que celles dont la High Court est ici saisie. J'estime d'ailleurs que le fait de ne pas accorder aussi l'immunité à l'Etat dans les circonstances de la cause constituerait une atteinte indirecte et collatérale à l'immunité des magistrats eux-mêmes.
Tenir l'Etat pour responsable en pareil cas aurait pour conséquence indirecte d'entraver le juge dans l'exercice de ses fonctions judiciaires, ce qui, à son tour, saperait l'indépendance garantie par la Constitution. Cela introduirait dans la réflexion du juge une considération étrangère et collatérale propre à l'empêcher de se prononcer librement et sans entraves. Cela pourrait par exemple inciter les autres organes de l'Etat à surveiller la conduite des juges à cet égard, produisant ainsi un « effet inhibant ».
Toutefois, la raison fondamentale pour laquelle la High Court est parvenue à cette conclusion est que, quand un juge exerce l'autorité judiciaire, il agit en toute indépendance. Non seulement il n'est alors pas au service de l'Etat mais il n'agit même pas au nom de l'Etat. Il ne fait pas le travail de l'Etat. Il agit au contraire au nom du peuple, et sa mission consiste à administrer la justice. (...)
(...) On pourrait aussi plaider, à l'appui de la cause du requérant, que le raisonnement que l'on vient d'exposer, qui reconnaît une immunité personnelle aux juges et une immunité à l'Etat pour la majorité des manquements commis par les juges dans l'administration de la justice, ne s'applique pas lorsque les droits constitutionnels de l'individu sont en jeu. Je ne partage nullement ce point de vue. Pour pouvoir approuver ce raisonnement, il faudrait admettre que l'immunité accordée à titre personnel aux juges doit aussi céder le pas dans ce cas de figure.
Selon moi, l'immunité personnelle dont jouissent les magistrats doit logiquement s'étendre à l'Etat lorsque celui-ci est attaqué directement pour une erreur commise par un juge, et ce même lorsqu'un droit fondamental est en jeu. Le fait que cette immunité ne soit pas expressément garantie par la Constitution n'est pas un obstacle étant donné que l'immunité de l'Etat constitue alors un corollaire de l'immunité personnelle conférée aux juges et qu'elle peut être déduite de l'immunité personnelle qui est reconnue depuis longtemps aux juges par nos tribunaux, même si elle n'est pas expressément inscrite dans la Constitution. »
F.  Assistance judiciaire
1.  Le régime de l'Attorney-General
65.  Ce régime permet de financer la représentation en justice dans les affaires ne relevant pas des régimes d'assistance judiciaire civile ou pénale. Il fonctionne à titre gracieux avec des fonds mis à sa disposition par le Parlement. Le texte qui le définit comporte des règles spéciales, dont celles décrites ci-dessous.
66.  Le régime s'applique aux cas suivants : a) les demandes d'habeas corpus ; b) les demandes de libération conditionnelle ; c) les demandes de contrôle juridictionnel visant à l'obtention d'une ordonnance de certiorari, de mandamus ou d'interdiction et concernant des questions pénales ou des questions mettant en jeu la liberté du demandeur ; et d) les demandes présentées en vertu de l'article 50 de la loi de 1965 sur l'extradition, les demandes d'extradition et les demandes de mandat d'arrêt européen.
67.  Ce régime vise à fournir une représentation en justice aux personnes qui en ont besoin mais n'ont pas les moyens de la payer. Il ne remplace pas le remboursement des frais et dépens. En conséquence, une personne qui souhaite obtenir du tribunal une recommandation non contraignante incitant l'Attorney-General à appliquer ce régime doit présenter sa demande, personnellement ou par l'intermédiaire de son avocat, dès le début de la procédure, et elle doit pareillement obtenir la recommandation en question au début de la procédure.
68.  Le requérant doit prouver au tribunal qu'il n'a pas les moyens de rémunérer un représentant en justice et que l'affaire justifie la désignation d'un tel représentant.
2.  Assistance judiciaire civile
69.  Le bureau d'assistance judiciaire prodigue des avis juridiques et une assistance judiciaire sur des questions autres que pénales aux personnes qui satisfont aux exigences de la loi de 1995 sur l'assistance judiciaire civile. Bénéficient de pareille assistance les personnes aux ressources limitées et dont la cause paraît sérieuse et ne relève pas de l'une des catégories exclues par l'article 28 § 9 de la loi de 1995. Cet article n'exclut pas les actions en réparation d'une violation du droit constitutionnel à être jugé avec une diligence raisonnable.
III.  LA COMMISSION EUROPÉENNE POUR LA DÉMOCRATIE PAR LE DROIT (« LA COMMISSION DE VENISE »)
70.  Lors de la préparation de son « Rapport sur l'effectivité des recours internes en matière de durée excessive des procédures »1, la Commission de Venise a transmis un questionnaire aux Etats contractants. Les questions ainsi que les réponses fournies par le gouvernement irlandais sont reproduites ci-dessous dans leurs passages pertinents2.
« 4.  Existe-t-il des statistiques sur l'ampleur de ce problème dans votre pays ? Si oui, veuillez les communiquer en français ou en anglais.
La gestion des tribunaux relève du service judiciaire. Les délais d'attente moyens devant chaque juridiction en 2005 sont indiqués ci-dessous. La date d'audience est fixée dans un délai plus court pour les affaires urgentes. Les délais moyens sont les suivants :
Cour suprême : quatorze mois entre la présentation du certificat de mise en état et l'audience (l'audience est fixée dans un délai plus court pour les affaires urgentes).
Contrôle juridictionnel (à l'exception des demandes d'asile) : quinze mois (les affaires nécessitant un examen de moins de deux heures sont traitées dans des délais plus brefs).
« 5.  Existe-t-il dans votre pays un recours pour durée excessive de procédure ? Si oui, veuillez le décrire (personnes habilitées à se plaindre, autorité à saisir, selon quel type de procédure – ordinaire ou spéciale –, dans quel délai, etc.). Veuillez fournir les textes de loi pertinents en français ou en anglais.
Pénal
Dans le domaine pénal, un accusé peut engager une procédure de contrôle juridictionnel et demander une ordonnance d'interdiction des poursuites pour cause de lenteurs procédurales. L'accusé doit présenter sa demande à la High Court « promptement » [Connolly v DPP 15th March 2003, HC, Finlay Geoghegan J.]. La High Court a compétence pour interdire les poursuites en cas de délais excessifs.
Civil
En matière civile, le défendeur peut solliciter une ordonnance de rejet pour manque de diligence lorsque l'inertie du demandeur a retardé la procédure. Cette demande doit être adressée au tribunal.
Dans l'affaire O'Donoghue v Legal Aid Board [21st December 2004, High Court, Kelly J.], la High Court a dit que la requérante, qui était partie à une procédure portant sur des points relevant du droit de la famille, pouvait obtenir une déclaration constatant une violation dans son chef des droits garantis par l'article 40 § 1 3) et se voir octroyer une indemnité pour le temps mis par l'Etat à lui offrir une assistance judiciaire. Cette affaire n'a pas donné lieu à un recours devant la Cour suprême.
En vertu de la [loi de 2003], un justiciable peut saisir la High Court d'une demande d'indemnisation si un organe de l'Etat n'a pas respecté les obligations qui lui incombent au titre de la Convention. Les tribunaux sont exclus de la définition des organes de l'Etat donnée dans cette loi, mais les délais dus au DPP ou à d'autres agents ou services de l'Etat sont susceptibles de faire l'objet de ce recours.
En vertu de l'article 46 de la loi de 2002 sur les tribunaux et le personnel judiciaire, si un jugement n'a pas été rendu dans le délai prescrit, le service judiciaire inscrit la question à l'ordre du jour du juge compétent, qui doit alors fixer une date limite pour le prononcé du jugement.
D'après une procédure créée en 1996, toute personne qui a à se plaindre de délais excessifs doit présenter formellement son grief au président de la High Court. Toutefois, dans l'affaire [O'Reilly et autres c. Irlande, no 54725/00, 29 juillet 2004], la [Cour européenne des droits de l'homme] a jugé qu'il ne s'agissait pas là d'un recours adéquat.
Les tribunaux eux-mêmes utilisent un système de gestion des affaires, et les juges saisis d'une affaire fixent aux parties des délais pour la production de leurs documents. La législation, dont la loi de 1957 sur la prescription, précise la période dont bénéficient les requérants pour engager des procédures avant qu'elles ne soient frappées par la « prescription ». »
« 7.  Faut-il payer des frais (par exemple un droit fixe) pour utiliser ce recours ?
En général, les frais suivent le principal, c'est-à-dire que la partie qui a obtenu gain de cause se voit rembourser ses frais. Toutefois, des sommes peuvent être allouées à une certaine partie dans le cadre de procédures incidentes particulières. »
« 10.  Quelles sont les formes de redressement disponibles :
– reconnaissance de la violation    OUI
– indemnités
– pour préjudice matériel    OUI
– pour préjudice moral    OUI
– mesures destinées à accélérer la procédure   si celle-ci est toujours pendante    OUI
– éventuelles réductions de peine au pénal   NON
autres (préciser)
Si, dans une procédure pénale, le tribunal a conclu à la violation de l'article 38 § 1 pour cause de délais excessifs, il rend une ordonnance d'interdiction des poursuites. De même, si un défendeur dans une affaire civile réussit à faire admettre que l'article 40 § 1 3) a été violé à raison de délais excessifs, la plainte est rejetée pour manque de diligence. Dans une affaire civile devant la High Court, un demandeur a dénoncé avec succès la durée d'une procédure et il a obtenu une déclaration constatant une violation de ses droits et une indemnité. Dans l'affaire pénale PP v DPP [2000] 1 IR 403, la High Court a déclaré, alors qu'il n'avait été établi aucune violation de droits constitutionnels dans le cadre de la procédure, qu'aucun délai supplémentaire ne serait toléré et que les tribunaux ne devaient pas permettre que cela se produise.
Au pénal, lorsqu'un accusé a été placé en détention provisoire, la durée de celle-ci est déduite de la peine d'emprisonnement prononcée.
11.  Ces formes de redressement sont-elles cumulatives ou s'excluent-elles mutuellement ?
De manière générale, les poursuites sont interdites lorsqu'il est établi qu'il y a eu des délais inacceptables. Une déclaration constatant la violation de droits s'est accompagnée de l'octroi d'une indemnité dans une affaire civile.
12.  Lorsque la possibilité d'obtenir une indemnité existe, quels sont les critères à remplir ? Ces critères sont-ils identiques ou analogues à ceux appliqués par la Cour européenne des droits de l'homme ? Existe-t-il un plafond à cet égard ?
Dans l'affaire O'Donoghue v Legal Aid Board, l'indemnité a été calculée en tenant compte du préjudice subi par le requérant (...) ainsi que du stress et de la gêne qui lui avaient été occasionnés.
13.  Si des mesures peuvent être prises pour accélérer la procédure en cause, y a-t-il un rapport entre ces mesures et la gestion des affaires dans les tribunaux concernés en général ? L'adoption de ces mesures est-elle centralisée ou coordonnée à un niveau supérieur ? Sur la base de quels critères et quelles informations factuelles relatifs au tribunal en question (charge de travail, nombre de juges, nature des affaires pendantes, problèmes particuliers, etc.) l'autorité compétente décide-t-elle des mesures à prendre ?
Non. »
« 18.  Existe-t-il des statistiques sur l'utilisation de ce recours ? Si oui, veuillez les communiquer en français ou en anglais.
Non applicable.
19.  Quelle est l'appréciation d'ensemble concernant ce recours ?
Non applicable.
20.  Ce recours a-t-il eu un effet sur le nombre d'affaires éventuellement pendantes devant la Cour européenne des droits de l'homme ? Veuillez fournir les statistiques disponibles à ce sujet.
Non applicable.
21.  Ce recours a-t-il été examiné par la Cour européenne des droits de l'homme sous l'angle des articles 13 ou 35 de la Convention ? Si oui, veuillez citer la jurisprudence pertinente.
Le recours qui était disponible auparavant a été examiné par la Cour européenne des droits de l'homme dans les affaires [Barry c. Irlande, précitée, Doran c. Irlande, no 50389/99, CEDH 2003-X, O'Reilly et autres c. Irlande, précitée, et McMullen c. Irlande, no 42297/98, 29 juillet 2004]. Dans tous ces arrêts, la Cour a conclu que l'Irlande avait violé la Convention en ne fournissant pas un recours adéquat pour les cas de délais excessifs. »
EN DROIT
I.  SUR LA RECEVABILITÉ DES GRIEFS
71.  Le requérant allègue, sur le terrain de l'article 6 § 1 de la Convention, que la procédure pénale dirigée contre lui n'a pas été menée dans un délai raisonnable et, sous l'angle de l'article 13, qu'il n'a pas disposé d'un recours interne effectif à cet égard. Il présente aussi des griefs distincts au titre des articles 6 § 3 d) et 8 de la Convention.
A.  Article 6 § 1 (délai raisonnable) pris isolément et combiné avec l'article 13 de la Convention
72.  L'article 6 § 1 dispose en ses passages pertinents :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
L'article 13 est ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
73.  La question de l'existence d'un recours interne effectif et, partant, celle de la recevabilité des griefs fondés sur les articles 6 et 13 de la Convention sont controversées entre les parties. Le Gouvernement soutient principalement que le requérant aurait dû former un recours indemnitaire pour atteinte à son droit constitutionnel à être jugé avec une diligence raisonnable et que la conclusion à laquelle la Cour est parvenue dans l'arrêt Barry c. Irlande, à savoir que ce recours n'est pas effectif, est incorrecte. Le requérant, s'appuyant sur l'arrêt Barry, plaide pour sa part le manque d'effectivité du recours en question. A ce stade, la Cour observe que la Cour suprême a considéré que la demande de « toute autre mesure que la haute juridiction jugera[it] équitable de prononcer » formulée de manière quelque peu stéréotypée par le requérant dans le cadre de sa deuxième action en interdiction ne pouvait s'analyser en une demande de dommages-intérêts s'ajoutant aux autres mesures de redressement sollicitées. Enfin, les parties s'accordent à reconnaître qu'un délai de prescription de six ans courait à partir de la fin du dernier retard pertinent, de sorte que le recours en question n'était pas prescrit.
74.  La Cour rappelle avoir conclu dans l'arrêt Barry, rendu en décembre 2005, que le recours constitutionnel en indemnisation pour atteinte au droit à être jugé avec une diligence raisonnable n'était pas effectif au sens de l'article 13 de la Convention. Alors qu'il n'avait pas demandé le renvoi de l'affaire Barry devant la Grande Chambre (article 73 du règlement de la Cour), le Gouvernement conteste maintenant la justesse de la conclusion que la Cour y avait formulée. Il n'en demeure pas moins que la position de la Cour depuis l'adoption de cet arrêt antérieurement à l'introduction de la présente requête est que le recours constitutionnel dont le Gouvernement dit que le requérant aurait dû se prévaloir n'est pas effectif.
75.  Pour autant que le Gouvernement avance que des développements importants intervenus sur le plan interne depuis l'adoption de l'arrêt Barry impliquent que le requérant aurait dû se saisir de ce recours constitutionnel en indemnisation en dépit de la conclusion énoncée dans cet arrêt, la Cour considère que la question est étroitement liée au fond du grief connexe soumis sous l'angle de l'article 13 de la Convention et doit donc y être jointe. De même, elle joint au fond du grief tiré de l'article 13 la question de l'effectivité des autres recours cités par le Gouvernement. Elle ajoute que ces griefs soulèvent des questions de droit suffisamment sérieuses pour qu'elle ne puisse statuer à leur sujet sans procéder auparavant à un examen au fond.
76.  Aucun autre motif de les déclarer irrecevables n'ayant été établi, la Cour déclare ces griefs recevables.
B.  Article 6 § 3 d) de la Convention
77.  Le requérant dénonce aussi, sous l'angle de l'article 6 § 3 d) de la Convention, certains aspects de la procédure qui ont à son avis rendu celle-ci inéquitable. Il invoque notamment la perte des originaux des empreintes digitales et l'absence de preuves contre lui en dehors des interrogatoires de police, au sujet desquels il nourrit divers griefs.
78.  La Cour observe que, le requérant ayant été mis hors de cause, aucune accusation en matière pénale n'est plus dirigée contre lui, de sorte qu'il ne peut plus se prétendre victime d'une violation du droit à un procès équitable. Partant, ces griefs sont irrecevables en vertu des articles 34 et 35 de la Convention.
C.  Article 8 de la Convention
79.  Enfin, le requérant voit dans son arrestation et sa détention provisoire une atteinte délibérée et disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale, au sens de l'article 8 de la Convention.
80.  La Cour constate que le requérant a été libéré sous conditions aux alentours de janvier 1998 et qu'il ne prétend pas avoir été placé à d'autres moments en détention provisoire dans le cadre de la procédure faisant l'objet de sa requête.
81.  La Cour conclut que, même à supposer que le requérant n'ait pas disposé d'un recours effectif à cet égard, les griefs de l'intéressé relatifs à son arrestation et à sa détention provisoire sont irrecevables car ils ont été soumis en dehors du délai prévu à l'article 35 § 1 de la Convention.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
82.  Sous l'angle de l'article 13 de la Convention, le requérant allègue qu'il n'a pas bénéficié d'un recours indemnitaire apte à redresser la violation de son droit à être jugé dans un délai raisonnable.
A.  Les arguments du Gouvernement
83.  Le Gouvernement soutient que le requérant avait à sa disposition quatre recours internes effectifs.
84.  Il soutient d'abord, à titre principal, que le requérant aurait pu se prévaloir d'un recours en indemnisation de la violation de son droit constitutionnel à être jugé avec une diligence raisonnable (soit en engageant une action distincte, soit en demandant une indemnisation à titre subsidiaire dans le cadre de ses actions en interdiction) et que la conclusion de l'arrêt Barry selon laquelle ce recours est ineffectif est erronée. Rappelant qu'il n'est pas nécessaire de démontrer qu'un recours permet à coup sûr d'obtenir gain de cause pour que celui-ci soit considéré comme effectif, le Gouvernement s'appuie principalement, pour démontrer l'effectivité de ce recours, sur un avis détaillé rédigé en mai 2008 par un avocat irlandais expérimenté spécialiste de droit constitutionnel.
85.  D'après cet avis, le droit constitutionnel à être jugé avec une diligence raisonnable est reconnu comme un aspect du droit à être jugé conformément à la loi garanti par l'article 38 § 1 de la Constitution irlandaise3. Alors que certaines procédures pénales auraient été suspendues sur la base de ce droit constitutionnel, il n'apparaîtrait pas que des dommages-intérêts eussent jamais été réclamés ou alloués pour réparer une atteinte à ce droit. De fait, la notion de « diligence raisonnable » serait le domaine du droit constitutionnel qui aurait engendré le plus grand nombre de litiges à la fin des années 1990, les affaires portant souvent sur des allégations d'agression sexuelle formulées tardivement. Presque chaque affaire aurait concerné une demande d'interdiction des poursuites, et aucun jugement n'aurait apparemment fait état d'une demande d'indemnité pour violation du droit à être jugé avec une diligence raisonnable. Toutefois, cela s'expliquerait probablement par le niveau peu élevé du seuil à atteindre pour obtenir l'autorisation de demander une ordonnance d'interdiction (affaire défendable) et par le fait qu'une suspension de la procédure pénale serait généralement accordée dans l'attente de la décision définitive sur l'interdiction. L'accusé aurait manifestement plus intérêt à faire cesser les poursuites qu'à obtenir une indemnité4 et/ou pourrait ne pas vouloir compromettre l'obtention d'une ordonnance d'interdiction en réclamant une indemnité à titre subsidiaire.
Néanmoins, il serait « hautement probable » (l'avis emploie aussi les termes « presque certain ») qu'un accusé puisse réussir à obtenir une indemnité pour une telle violation, et ce en dépit de la remarque formulée par le juge Kearns dans le cadre de la seconde action en interdiction et selon laquelle la Cour suprême devrait examiner attentivement la question de savoir si un accusé peut effectivement percevoir une telle indemnité. A l'appui de cette thèse, l'avis invoque une « jurisprudence relativement développée » (notamment la jurisprudence Meskill, généralisable à d'autres affaires), qui établirait un principe en vertu duquel une atteinte à des droits constitutionnels donnerait lieu à réparation ainsi que le droit de réclamer une indemnité pour une telle atteinte en l'absence d'autres recours effectifs ou suffisants5. L'avis mentionne ensuite en détail des affaires où une indemnité aurait été allouée pour méconnaissance de différents droits constitutionnels6. Ce principe aurait été confirmé dans l'affaire O'Donoghue v Legal Aid Board7, considérée comme la plus proche de la présente espèce. Un délai de vingt-cinq mois mis pour octroyer un certificat d'assistance judiciaire à la plaignante alors qu'elle y avait manifestement droit y aurait été jugé constitutif d'une violation, dans le chef de l'intéressée, du droit constitutionnel d'accès à un tribunal et à un procès équitable, ce qui aurait amené la High Court à reconnaître à l'intéressée un droit à obtenir une indemnité pour préjudice avéré.
L'avis souligne la différence de fond censée exister, d'après les décisions rendues par la High Court et la Cour suprême en l'espèce8, entre une procédure en interdiction d'un procès – où le droit à une diligence raisonnable et à l'équité serait mis en balance avec l'intérêt public à poursuivre les infractions pénales – et l'examen auquel la Cour procéderait sous l'angle du critère de « délai raisonnable » prévu à l'article 6 § 1 et qui mettrait en jeu des questions moins complexes et déboucherait sur l'octroi d'une indemnité en cas de retard coupable. L'avis indique que les tribunaux internes appliqueraient les principes régissant l'octroi d'une indemnité pour préjudice matériel et/ou moral dans le domaine de la responsabilité civile pour décider de l'indemnisation dans le cadre de ce recours. Dans l'affaire McDonnell v Ireland9, la Cour suprême aurait, aux fins de la prescription, traité un recours pour violation de droits constitutionnels de la même manière qu'une action en responsabilité civile. En conséquence, la plupart des règles de procédure applicables aux actions en responsabilité civile vaudraient pour les recours constitutionnels en indemnisation. Alors que certains précédents montreraient que la violation d'un droit constitutionnel peut en tant que telle faire l'objet d'une action sans qu'il soit nécessaire de prouver l'existence d'un préjudice10, dans la plupart des cas, les tribunaux décideraient d'une réparation comme dans le cadre d'une action en responsabilité civile, c'est-à-dire sur la base du préjudice matériel et/ou moral établi. Des dommages-intérêts punitifs ou pour l'exemple seraient parfois octroyés, mais cela resterait exceptionnel11.
86.  Aussi, le Gouvernement argue-t-il que si personne n'a jamais demandé une indemnité pour violation du droit à être jugé avec une diligence raisonnable, l'avis démontre sans nul doute qu'un tel recours existe. Les accusés se seraient jusqu'ici contentés de chercher à empêcher la tenue de leur procès en intentant des actions en interdiction, mais ils auraient parfaitement pu aussi demander des indemnités, soit en engageant des procédures séparées, soit à titre subsidiaire dans le cadre de leurs actions en interdiction. Le requérant n'aurait pas expliqué pourquoi il n'a pas demandé une indemnisation à titre subsidiaire dans le cadre de ses actions en interdiction, et il serait absurde, dans un système accusatoire, de considérer que l'Etat (par l'intermédiaire des tribunaux ou du ministère public) aurait dû prendre l'initiative de proposer d'indemniser un délai excessif mais pas au point de justifier une interdiction. Le fait qu'aucun accusé n'ait jamais utilisé un tel recours ne règlerait pas définitivement la question et ne signifierait pas que le recours n'existe pas ou qu'un quelconque obstacle juridique empêche de s'en prévaloir.
87.  Pour le Gouvernement, l'avis démontre tout au contraire, de manière plus détaillée que l'affaire Barry, que la Constitution et les recours qu'elle comporte sont souples et adaptables, que lorsqu'il y a un droit constitutionnel il y a un recours, et que les juridictions internes n'hésitent pas à octroyer des indemnités pour violation d'un droit constitutionnel et n'ont aucune difficulté à en calculer le montant, même si aucune indemnisation n'a jamais été accordée ni calculée pour une violation telle que celle dénoncée en l'espèce. Par ailleurs, la Cour suprême aurait quant à elle indiqué, au cours de la deuxième action en interdiction formée par le requérant, que la question d'un recours indemnitaire pour violation du droit à être jugé avec une diligence raisonnable était ouverte et serait examinée lorsqu'elle se poserait (juges Fennelly et Kearns, paragraphes 38 et 41 ci-dessus). Il y aurait donc en l'espèce des preuves suffisantes de l'existence d'un recours pour que la Cour puisse adopter la même approche que dans l'affaire D. c. Irlande ((déc.), no 26499/02, 27 juin 2006) où, malgré l'absence de précédent légal ou jurisprudentiel, elle a reconnu qu'il était important que les juridictions nationales (en particulier dans un système fondé à la fois sur la common law et sur une constitution) aient la possibilité d'éprouver la portée de la protection interne et donc de faire évoluer les recours législatifs et constitutionnels.
88.  En arguant devant la Cour de l'absence de recours effectifs après s'être abstenu d'exercer le recours en indemnisation susdécrit, le requérant chercherait à subvertir le principe de subsidiarité et à inverser le rapport entre les juridictions nationales et la Cour. Il en découlerait trois conséquences inacceptables. En premier lieu, il n'appartiendrait pas à la Cour de se comporter comme une instance d'appel pour résoudre des questions non tranchées sur le plan interne, comme celle de savoir si un requérant peut user de l'un ou de l'autre des recours (interdiction et indemnisation) ou des deux. En deuxième lieu, il ne reviendrait pas à la Cour de résoudre des questions de fait controversées, comme celle de savoir si le choix de la date d'arrestation du requérant a ou non été opéré de mauvaise foi. En troisième lieu, la question de savoir à qui incombe au premier chef la protection des droits fondamentaux s'en trouverait brouillée : le Gouvernement se demande si la Cour est compétente pour réexaminer au fond les soigneuses appréciations portées par les juridictions internes sur les délais incriminés en l'espèce. Dans ses observations orales, le Gouvernement a indiqué que la Cour suprême avait examiné et rejeté les allégations du requérant selon lesquelles son procès avait porté atteinte à son droit constitutionnel à être jugé avec une diligence raisonnable, et que, pour la haute juridiction, ce droit constitutionnel et l'exigence de délai raisonnable prévue à l'article 6 avaient une portée identique. Les tribunaux irlandais ayant déjà examiné, et rejeté, le grief relatif à la durée de la procédure, la Cour ne devrait pas revenir sur cette conclusion, qui ne serait pas entachée d'une erreur manifeste.
89.  Le Gouvernement soutient que, tout en admettant l'existence d'un droit à indemnisation pour violation de ce droit constitutionnel, le requérant se borne à affirmer de manière péremptoire que l'avis est erroné et qu'il n'était pas réaliste d'attendre d'un plaignant dans sa situation qu'il présente une demande d'indemnisation à titre subsidiaire. Or, selon lui, une telle demande subsidiaire n'aurait pas obligé à engager une procédure distincte et n'aurait pas entraîné de frais supplémentaires ni l'examen de nouvelles questions de fait. En réalité, le requérant inviterait la Cour à se livrer à des spéculations.
90.  Le Gouvernement plaide également que le passage de l'arrêt de la Cour suprême relatif à l'affaire Barry auquel la Cour s'est référée au paragraphe 55 de son arrêt Barry a été mal interprété par la Cour. Les propos visés de la Cour suprême auraient été exprimés dans le cadre d'une action en interdiction, substantiellement différente d'une question de « délai raisonnable » telle qu'elle peut se poser à la Cour sur le terrain de l'article 6 § 1, de sorte qu'ils ne pourraient être invoqués comme preuve de la non-disponibilité d'un recours interne effectif en indemnisation.
91.  Le Gouvernement a admis dans ses observations écrites et orales à la Grande Chambre qu'il est « probable », vu l'importance du principe de l'immunité judiciaire protégeant l'indépendance des juges, que le recours indemnitaire invoqué ne puisse être utilisé dans le cas de délais « dus à un juge n'ayant pas rendu son jugement dans un délai raisonnable ». Le principe de l'immunité judiciaire serait reconnu par la common law (entre autres dans les affaires Sirros v Moore [1975] QB 118, Deighan v Ireland [1995] 2 IR 56, et Devoy v DPP et Kemmy v Ireland and Another, précitées). L'indépendance des juges serait protégée par la Constitution, la Convention et la jurisprudence de la Cour (Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, 15 juillet 2003). La Cour ne devrait donc pas fonder un constat de violation de l'article 13 sur le respect par l'Etat de ce principe reconnu de l'immunité judiciaire. Cette petite exception n'enlèverait rien à l'effectivité du recours indemnitaire en question. Le Gouvernement a toutefois déclaré à l'audience que le requérant aurait dû, dans le cadre du recours indemnitaire, éprouver la nature, l'ampleur et le champ d'application du principe de l'immunité judiciaire, admettant qu'il n'était guère possible en l'état de déterminer quelles immunités (de la police, des procureurs ou des juges) pouvaient mettre obstacle à une demande d'indemnisation pour lenteurs de procédure. Le Gouvernement rejette par ailleurs les arguments du requérant fondés sur l'affaire L.L.M. (Plaintiff) and the Commissioner of An Garda Siochana, the Minister for Justice, Equality and Law Reform, the DPP, Ireland and the Attorney General : cette affaire serait en cours et ne concernerait pas des immunités mais plutôt le point de savoir si l'Etat a envers la victime d'une infraction une obligation juridique relativement à la conduite de la procédure pénale, point qui soulève de profondes questions ayant trait à la relation entre la présomption d'innocence d'une personne acquittée et le droit de la victime à un procès.
92.  Le Gouvernement ajoute que les Etats disposent d'une marge d'appréciation pour choisir un recours effectif apte à défendre le droit à être jugé avec une diligence raisonnable et qu'un recours peut être effectif s'il prévoit une indemnisation a posteriori. Un plaignant qui obtient gain de cause pourrait réclamer le remboursement de ses frais et dépens en vertu de la règle habituelle selon laquelle « les frais suivent le principal ».
93.  Quant à la durée moyenne d'un tel recours constitutionnel, le Gouvernement parle d'un délai de six à douze mois pour la procédure devant la High Court (à supposer que les parties ne fassent pas traîner la procédure et que les juges respectent les dates fixées). Devant la Cour suprême, en appel, une partie pourrait demander au président que l'affaire soit traitée en priorité, ce qui serait systématiquement accordé pour les procès pénaux en cours. En pareil cas, la procédure d'appel pourrait se clôturer en quelques semaines ou quelques mois. En l'absence de traitement prioritaire, le délai moyen nécessaire à la Cour suprême pour statuer sur un appel serait de trente-quatre mois.
94.  Deuxièmement, dans le cas où le recours constitutionnel n'aurait pas abouti, le requérant aurait eu la possibilité de demander une indemnisation au titre de la loi de 2003, et il aurait pu s'en prévaloir à titre subsidiaire dans le cadre de sa deuxième action en interdiction. L'article 3 de cette loi, qui aurait incorporé la Convention dans le droit interne, permettrait d'intenter une action en indemnisation en cas de violation par des organes de l'Etat des droits garantis par la Convention, et ce à compter du 31 décembre 2003, la loi n'étant pas rétroactive.
95.  Troisièmement, une demande de fixation d'une date d'audience rapprochée constituerait un autre recours effectif.
96.  Un quatrième recours effectif serait ouvert aux accusés estimant que la durée de la procédure leur a causé un préjudice emportant un risque réel d'inéquité de leur procès : la possibilité de demander l'interdiction de celui-ci. Les tribunaux n'accueilleraient pareilles demandes que dans les cas de durée vraiment excessive, propre à engendrer un risque véritable d'inéquité.
B.  Les arguments du requérant
97.  Le requérant soutient qu'il n'existe en droit irlandais aucun recours indemnitaire effectif pour les cas de durée excessive d'une procédure pénale. Il s'appuie à cet égard sur la conclusion formulée par la Cour dans l'arrêt Barry.
98.  Un accusé aurait de bonnes raisons de solliciter une ordonnance d'interdiction étant donné que, dans l'hypothèse d'une annulation de sa condamnation en appel pour un motif autre que celui de faute grave dans l'administration de la justice, il ne serait pas indemnisé des mesures accompagnant sa libération conditionnelle ou de la détention éventuellement subie par lui entretemps. Pour sa part, il aurait avant tout cherché à faire cesser les poursuites, et il ne serait pas réaliste de considérer qu'il aurait pu renoncer à la possibilité d'obtenir une interdiction pour demander à la place l'accélération de la procédure, avec à la clé un procès fondé sur des éléments de preuve viciés ou insuffisants. A supposer même qu'il eût pu demander une indemnisation à titre subsidiaire dans le cadre de la procédure en interdiction, il ne serait pas réaliste de penser que son avocat aurait pu lui conseiller de former un recours indemnitaire purement théorique.
99.  De toute manière, force serait de considérer, même en tenant compte de la souplesse du système juridique irlandais, fondé à la fois sur la common law et sur une constitution, que l'Etat ne s'est pas acquitté de la charge censée peser sur lui de prouver que le recours constitutionnel en indemnisation était effectif, qu'il existait avec un degré suffisant de certitude tant en pratique qu'en théorie et qu'il présentait des chances raisonnables de succès.
100.  Il n'existerait absolument aucun précédent concernant ce recours. Le requérant reconnaît qu'il y a un droit constitutionnel à être jugé avec une diligence raisonnable et que des dommages et intérêts sont alloués en cas de violation de certains droits constitutionnels mais, au cours des années écoulées depuis les affaires Byrne v Ireland et Meskill v CIE (précitée), nul n'aurait jamais perçu d'indemnité dans une situation telle que la sienne. Aucune indemnisation n'aurait jamais été proposée à titre subsidiaire dans les nombreuses procédures en interdiction récemment traitées par les juridictions internes. A la connaissance du requérant, l'Etat n'aurait jamais plaidé, à titre subsidiaire dans une procédure en interdiction, que des dommages-intérêts pouvaient être octroyés en cas de délais préjudiciables ne justifiant pas de prononcer une interdiction, ni que l'indemnisation constituerait une solution moins radicale qu'une interdiction dans les cas où l'accusé aurait subi un préjudice ou des épreuves particulières. En outre, le requérant aurait formulé devant la Cour suprême une demande subsidiaire dans le cadre de sa deuxième action en interdiction (sollicitant « toute autre mesure que la haute juridiction jugera[it] équitable de prononcer »). Or la Cour suprême n'aurait pas répondu à sa demande subsidiaire et elle aurait rejeté ses griefs portant sur l'existence de délais contraires à la Constitution et à la Convention. Ainsi, alors même que la question de la durée de la procédure aurait occupé une place centrale devant les juridictions irlandaises et nonobstant le principe, exposé dans l'avis fourni par le Gouvernement, selon lequel il n'existerait pas de droit sans recours, ni le DPP ni les tribunaux n'auraient pris la moindre initiative ni apporté la moindre réponse officielle allant dans le sens de ce que décrit le Gouvernement. De fait, l'avocat expérimenté auteur de l'avis en question n'aurait jamais évoqué la possibilité d'un recours indemnitaire pour le compte d'un client, alors même que l'une de ses plus récentes affaires se serait prêtée à pareille démarche (Sparrow ν Minister for Agriculture, Fisheries and Food & Another ([2010] IESC 6). Son avis ne serait en réalité pas partagé par les praticiens du droit œuvrant dans le domaine considéré.
101.  Le requérant soutient par ailleurs que, compte tenu des éléments de sa cause, pareil recours constitutionnel en indemnisation ne lui aurait pas permis d'obtenir gain de cause, les juridictions internes ayant par deux fois refusé, dans le cadre de ses actions en interdiction, de conclure à la violation de son droit à être jugé avec une diligence raisonnable (article 38 § 1 de la Constitution) ou dans un délai raisonnable (article 6 de la Convention), sans même parler de la question de l'éventuelle inéquité de la procédure.
102.  En outre, de nombreux principes juridiques pertinents demeureraient imprécis, notamment l'ampleur de l'immunité de poursuites dont bénéficieraient différents corps de l'Etat (police, agents de poursuite ou juges) face à des actions en dommages et intérêts pour des actes commis par eux dans l'exercice de leurs fonctions officielles. L'avis soumis n'aborderait pas cette question. La récente affaire Kemmy c. Irlande (précitée) confirmerait que le principe de l'immunité judiciaire exclut toute action en indemnisation en cas de délais de jugement excessifs ; aucune action en indemnisation ne pourrait donc prendre en compte la période de dix-sept mois mentionnée ci-dessus mise par un juge en l'espèce pour approuver formellement son jugement ni aucune autre forme de retard de jugement. Le requérant ajoute que dans l'affaire L.L.M. (précitée) la plaignante, victime supposée d'un accusé ayant obtenu une ordonnance d'interdiction en raison du temps qu'avaient duré les poursuites, a réclamé des dommages et intérêts et que les défendeurs ont invoqué l'immunité de poursuites. Il indique que cette question sera certainement examinée à titre préliminaire mais qu'il se peut que l'immunité de poursuites soit réputée valoir aussi pour le DPP et la police.
103.  Quant à la durée moyenne d'un recours constitutionnel, le requérant avance que, lorsque l'affaire n'est pas traitée en priorité, les procédures auxquelles l'Etat participe durent plus longtemps que les autres en raison de l'inertie qui le caractériserait. Il affirme aussi que la durée moyenne d'une procédure de contrôle juridictionnel est de deux ans devant la High Court et de l'ordre de trente-deux mois devant la Cour suprême (il s'appuie sur le rapport du groupe de travail sur la création éventuelle d'une Cour d'appel). Par ailleurs, la pression (qui s'exercerait notamment sur les juridictions pénales) serait telle qu'il serait illusoire de croire qu'une affaire comme la sienne aurait pu être traitée en priorité. De fait, le Gouvernement n'aurait pas laissé entendre que la durée de ses actions en interdiction était excessive par rapport à celle d'autres affaires. Il aurait invoqué l'affaire Sweetman (précitée), mais les tribunaux auraient établi dans cette affaire l'existence de délais inacceptables, lesquels les auraient conduits à rendre des ordonnances d'interdiction.
104.  Le requérant affirme qu'il dispose de ressources limitées (il aurait bénéficié de l'assistance judiciaire pour la procédure pénale), mais qu'il n'aurait pu obtenir l'assistance judiciaire ou une aide financière pour former le recours constitutionnel évoqué par le Gouvernement. Le régime de l'Attorney-General serait applicable aux procédures de contrôle juridictionnel visant à l'obtention d'une interdiction mais non aux recours en indemnisation. De plus, il aurait risqué d'être condamné à rembourser une forte somme au titre des dépens s'il avait formé un tel recours sans obtenir gain de cause. Quand bien même il serait possible de réclamer des dommages et intérêts dans le cadre de l'action en interdiction, l'Etat ferait tout dans une telle éventualité pour ne pas être condamné à en accorder, de sorte que pour une personne désireuse de tester cette possibilité le risque de devoir payer des frais substantiels serait élevé. Aucun avocat ne conseillerait à son client de prendre un tel risque.
105.  En conséquence, le requérant estime que l'Etat s'appuie de manière excessive sur la souplesse du système irlandais, fondé à la fois sur la common law et sur une constitution. Soutenir que la souplesse de ce système emporte la possibilité de trouver dans chaque cas un recours effectif censé être exercé aux fins de la condition d'épuisement, ce serait admettre l'impossibilité d'aboutir jamais à un constat de violation de l'article 13, l'Etat pouvant toujours invoquer un recours jusque-là inconnu. Aussi le requérant voit-il dans la doctrine et la pratique susmentionnées ainsi que dans les exemples jurisprudentiels précités des preuves pratiques et concrètes qui attestent de l'absence d'un recours indemnitaire et qui l'emportent sur les arguments censés faire reconnaître comme effectif le recours théorique et jamais utilisé en pratique qui sont avancés dans l'avis fourni par le Gouvernement. Le droit irlandais n'offrirait donc aucun recours constitutionnel en indemnisation qui soit effectif pour les cas de durée excessive d'une procédure pénale.
106.  Pour ce qui est de la loi de 2003, elle intégrerait la Convention dans le droit interne à un niveau inférieur à la Constitution. Tout recours formé en vertu de cette loi ne pourrait porter que sur des délais postérieurs au 31 décembre 2003, date d'entrée en vigueur de la loi, celle-ci n'étant pas rétroactive. Par ailleurs, un tel recours ne pourrait s'appliquer aux délais dus aux tribunaux, ces derniers étant exclus de la définition des organes de l'Etat figurant dans la loi. Quant à la possibilité de former une demande de radiation du rôle pour délais excessifs, délais préjudiciables ou manque de diligence, le requérant soutient qu'elle n'était pas envisageable dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre lui.
C.  Appréciation de la Cour
1.  Principes applicables en ce qui concerne les articles 13 et 35 § 1
107.  La Cour rappelle qu'aux termes de l'article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes. Tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l'occasion que cette disposition a pour finalité de ménager en principe aux Etats contractants, à savoir éviter ou redresser les violations alléguées contre eux. Cette règle se fonde sur l'hypothèse, objet de l'article 13 de la Convention – avec laquelle elle présente d'étroites affinités –, que l'ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Les dispositions de l'article 35 § 1 ne prescrivent toutefois l'épuisement que des seuls recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l'effectivité et l'accessibilité voulues ; il incombe à l'Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, parmi beaucoup d'autres, Mifsud c. France (déc.) [GC], no 57220/00, § 15, CEDH 2002-VIII et, plus récemment, Leandro Da Silva c. Luxembourg, no 30273/07, §§ 40 et 42, 11 février 2010).
108.  L'article 13 de la Convention garantit l'existence en droit interne d'un recours permettant de s'y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu'ils peuvent s'y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d'exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu d'un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000-XI).
La portée de l'obligation que l'article 13 fait peser sur les Etats contractants varie en fonction de la nature du grief. Toutefois, le recours exigé par l'article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit (voir, par exemple, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 97, CEDH 2000-VII). Le terme « effectif » signifie que le recours doit être adéquat et accessible (Paulino Tomás c Portugal (déc.), no 58698/00, CEDH 2003-VIII).
Pour être effectif, un recours permettant de dénoncer la longueur d'une procédure pénale doit notamment fonctionner sans délais excessifs et fournir un niveau de redressement adéquat (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 195 et 204-207, CEDH 2006-V, et Martins Castro et Alves Correia de Castro c. Portugal, no 33729/06, 10 juin 2008). L'article 13 permet aussi à un Etat de choisir entre un recours apte à provoquer l'accélération d'une procédure pendante et un recours indemnitaire permettant d'obtenir a posteriori une compensation pour des retards déjà accumulés. Si le premier type de recours est préférable car il est de nature préventive, un recours indemnitaire peut passer pour effectif lorsque la procédure a déjà connu une durée excessive et qu'il n'existe pas de recours préventif (Kudła, précité, § 158, Mifsud, décision précitée, et Scordino c. Italie (no 1) [GC], précité, § 187).
2.  Application des principes précités au cas d'espèce
109.  En l'espèce, le Gouvernement soutient que le droit interne offre quatre recours effectifs permettant de se plaindre de la durée d'une procédure pénale. Il argue essentiellement que l'arrêt rendu par la Cour dans l'affaire Barry c. Irlande a conclu à tort qu'un recours indemnitaire pour violation du droit constitutionnel à être jugé avec une diligence raisonnable ne constituait pas un recours interne effectif pour les cas de longue durée d'une procédure pénale.
a)  Remarques préliminaires
110.  Premièrement, la Cour admet que l'extrait de la décision rendue par la Cour suprême dans l'affaire Barry qui est évoquée aux paragraphes 53 et 55 de son propre arrêt relatif à cette affaire n'est pas directement pertinent pour l'appréciation de l'effectivité d'un recours constitutionnel en dommages-intérêts pour durée excessive d'une procédure pénale. En effet, la Cour suprême statuait dans cette affaire sur une action en interdiction (où la question de l'inéquité/de l'absence de diligence raisonnable doit être mise en balance avec l'intérêt public à continuer les poursuites), substantiellement différente d'une action en indemnisation ne portant que sur des délais fautifs, comme cela a été souligné par le Gouvernement (paragraphes 85 et 90 ci-dessus), dans la jurisprudence interne (paragraphes 59-61 et 63 ci-dessus) et par la Cour suprême dans le cadre de la deuxième action en interdiction engagée par le requérant (paragraphes 38 et 41 ci-dessus).
111.  Deuxièmement, le Gouvernement soutient de manière assez détaillée que, si elle se prononçait sur un recours non encore éprouvé dans le cadre d'un système fondé à la fois sur la common law et sur une constitution, la Cour statuerait sur des questions de fait et de droit interne et outrepasserait ainsi le rôle subsidiaire que est le sien dans le système de la Convention.
112.  La Cour reconnaît que, en vertu de l'article 1 de la Convention, ce sont les autorités nationales qui sont responsables au premier chef de la mise en œuvre et de la sanction des droits et libertés garantis par la Convention, de sorte que le mécanisme de plainte devant la Cour revêt bien un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de sauvegarde des droits de l'homme.
Toutefois, les articles 13 et 35 § 1, qui présentent d'étroites affinités, énoncent de manière explicite ce caractère subsidiaire du rôle de la Cour (Kudła, précité, § 152, et Yuriy Nikolayevich Ivanov c. Ukraine, no 40450/04, § 63, CEDH 2009-...). Il s'ensuit qu'une application incomplète des garanties de l'article 13 gênerait le fonctionnement du caractère subsidiaire de la Cour au sein du mécanisme de la Convention et, de manière générale, ferait perdre de son efficacité, tant au plan national qu'au plan international, au système de protection des droits de l'homme érigé par la Convention (Kudła, précité, § 155). Partant, un contrôle incomplet de l'existence et du fonctionnement des recours internes affaiblirait et rendrait illusoires les garanties de l'article 13, alors que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (Scordino c. Italie (no 1) [GC], précité, § 192). Dès lors, et contrairement à ce que le Gouvernement soutient, le principe de subsidiarité ne signifie pas qu'il faille renoncer à contrôler les recours internes (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 45, CEDH 2001-VIII, et Riccardi Pizzati c. Italie [GC], no 62361/00, § 82, 29 mars 2006).
113.  Il est également vrai qu'il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d'interpréter et d'appliquer le droit interne et de se prononcer sur les questions de constitutionnalité (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 82, CEDH 2000-XII, Wittek c. Allemagne, no 37290/97, § 49, CEDH 2002-X, Forrer-Niedenthal c. Allemagne, no 47316/99, § 39, 20 février 2003, et Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 86, CEDH 2005-VI). Toutefois, conformément à sa jurisprudence relative à l'interprétation et à l'application du droit interne, la Cour a pour tâche, aux termes de l'article 19 de la Convention, d'assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Etats contractants, de sorte qu'il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (Scordino c. Italie (no 1) [GC], précité, § 190).
114.  En conséquence, la Cour est appelée en l'espèce à trancher la question de savoir si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué produit des effets conformes aux principes de la Convention tels qu'interprétés dans sa jurisprudence (Scordino c. Italie (no 1) [GC], précité, § 191, Riccardi Pizzati [GC ], précité, § 81, et Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, § 99, CEDH 2009-...). Sous l'angle de l'article 13, la Cour a pour tâche de déterminer, à la lumière des observations des parties, si les recours invoqués étaient effectifs et disponibles tant en théorie qu'en pratique, c'est-à-dire accessibles et susceptibles d'offrir au requérant des perspectives raisonnables de redressement de ses griefs (voir, entre autres, Vernillo c. France, 20 février 1991, § 27, série A no 198, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, §  46, CEDH 2006-II, et Apostol c. Géorgie, no 40765/02, § 35, CEDH 2006-XIV).
b)  Indemnité pour violation du droit constitutionnel à être jugé avec une diligence raisonnable
115.  Le principal recours invoqué par le Gouvernement est un recours indemnitaire pour violation du droit constitutionnel à être jugé avec une diligence raisonnable. Le Gouvernement soutient en particulier, en s'appuyant sur l'avis qu'il a soumis avec ses observations, que le droit à être jugé avec une diligence raisonnable au pénal découle implicitement de l'article 38 § 1 de la Constitution irlandaise, qu'il existe un droit d'engager une action indemnitaire pour atteinte à ce droit constitutionnel, et que le droit de la responsabilité civile s'appliquerait, notamment, pour le calcul de l'indemnité octroyée le cas échéant. L'avis en question (résumé au paragraphe 85 ci-dessus) est un document long et assez complexe rédigé par un avocat expérimenté spécialiste du droit constitutionnel.
116.  Toutefois, la Cour a relevé un certain nombre de points qui jettent un doute sur l'effectivité de ce recours.
117.  En premier lieu, elle estime qu'il existe une incertitude importante quant à sa réalité. D'après l'avis fourni, le droit constitutionnel à être jugé avec une diligence raisonnable est reconnu depuis 1986 (affaire State (O'Connell) v Fawsitt, précitée) tandis que le droit à être indemnisé de la violation d'un droit constitutionnel se fonde sur les affaires State (Quinn) v Ryan et Meskill v CIE, cette dernière remontant à 1973. Nul ne conteste qu'aucun accusé n'a jamais demandé une indemnité pour violation du droit constitutionnel à être jugé au pénal avec une diligence raisonnable, que ce soit par le biais d'un recours distinct ou à titre subsidiaire dans le cadre d'une action en interdiction. Le recours invoqué existe donc en théorie depuis près de vingt-cinq ans sans avoir jamais été utilisé, et de récentes décisions des juridictions internes (paragraphes 38, 41 et 62 ci-dessus) tendent à indiquer que la disponibilité de ce recours reste à démontrer.
Si la Cour indique dans sa jurisprudence qu'il faut prévoir un certain délai pour permettre d'éprouver un nouveau recours spécialement adopté pour porter remède à des durées excessives de procédure, la situation qui vient d'être décrite ne relève pas de ce cas de figure (voir l'évolution des recours internes qui se dégage des affaires Gama da Costa c. Portugal, no 12659/87, décision de la Commission du 5 mars 1990, décisions et rapports (DR) 65, p. 136, Paulino Tomás c Portugal (déc.), précitée, et Martins Castro et Alves Correia de Castro c. Portugal, no 33729/06, 10 juin 2008 ; des affaires Vernillo c. France et Mifsud c. France, précitées ; des affaires Lutz c. France (no 1), no 48215/99, 26 mars 2002 et Broca et Texier-Micault c. France, nos 27928/02 et 31694/02, 21 octobre 2003 ; et des affaires Berlin c. Luxembourg (déc.), no 44978/98, 7 mai 2002 et Leandro Da Silva c. Luxembourg, précité ; voir, plus récemment, les affaires Grzinčič c. Slovénie, no 26867/02, § 108, CEDH 2007-V et Nogolica c. Croatie (déc.), no 77784/01, CEDH 2002-VIII). Par ailleurs, dans la récente affaire Vinčić et autres c. Serbie, nos 44698/06 et suiv., § 51, 1er décembre 2009), le recours constitutionnel en cause (avec une disposition particulière de droit constitutionnel autorisant un accès direct à la Cour constitutionnelle serbe pour des griefs concernant les droits de l'homme) n'a été jugé effectif qu'après que cette dernière juridiction eut été saisie de requêtes concernant des durées de procédure et qu'elle eut rendu et publié des arrêts sur le fond de ces requêtes.
118.  L'incertitude qui s'attache à ce recours constitutionnel en indemnisation est illustrée aussi par la relative brièveté des observations soumises par le Gouvernement à son sujet dans l'affaire Barry précitée, ainsi que par la relative complexité de l'avis le décrivant soumis par le Gouvernement en l'espèce. Quant aux réponses exposées au paragraphe 70 ci-dessus fournies par le Gouvernement à la Commission de Venise, elles ne dissipent pas cette incertitude. En effet, à la question 5, portant sur les recours censés permettre d'obtenir un redressement pour une durée excessive de procédure, le Gouvernement n'invoque dans le domaine pénal que l'action en interdiction, les autres précédents, dispositions de loi et recours évoqués se rapportant au domaine civil (en particulier l'affaire O'Donoghue v the Legal Aid Board et les lois de 2002 et de 2003). Par ailleurs, si le Gouvernement répond bien par l'affirmative à la question 10 portant sur la possibilité pour un demandeur d'obtenir une indemnisation, l'explication qu'il donne juste après montre que pareille indemnisation ne concerne que les procédures civiles, ce que confirment les réponses apportées aux questions 11 et 12.
119.  Au demeurant, deux des juges de la Cour suprême (les juges Fennelly et Kearns) ont, dans l'arrêt rendu par cette juridiction à propos de la seconde action en interdiction engagée par le requérant, exprimé l'avis que le droit à être jugé avec une diligence raisonnable (article 38 § 1 de la Constitution) et celui à être jugé dans un délai raisonnable (article 6 § 1 de la Convention) étaient indifférenciables. Toutefois, ils n'ont ensuite identifié qu'une seule période critiquable (celle couvrant les 17 mois mis par la High Court pour approuver son jugement) et ont conclu que l'on ne pouvait y voir une violation du droit à être jugé avec une diligence raisonnable, et ce avant même de se livrer à l'exercice de mise en balance inhérent à toute action en interdiction. Le juge Geoghegan (paragraphe 43 ci-dessus) s'est demandé si l'Etat pouvait être tenu pour responsable d'une durée excessive provoquée par le manque de juges ou des restrictions budgétaires, tout en reconnaissant que ce point de vue risquait de ne pas être conforme aux principes de la Convention. Eu égard au raisonnement (exposé notamment aux paragraphes 151 à 154 ci-dessous) qui la conduit à conclure à la violation de l'exigence de délai raisonnable énoncée à l'article 6, la Cour estime qu'il subsiste une grande incertitude quant au point de savoir si la notion de délais fautifs contenue dans la Constitution et dans la Convention a réellement la même portée dans ces deux instruments, ainsi que le Gouvernement le soutient.
120.  La Cour reconnaît, rejoignant en cela le Gouvernement, qu'il est important dans un système constitutionnel, et plus encore dans le cas particulier de l'Irlande, dont le système juridique se fonde à la fois sur la common law et sur une constitution écrite (D. c. Irlande, déc. précitée), de permettre aux recours de se développer. Toutefois, eu égard aux principes décrits aux paragraphes 111 à 114 ci-dessus et en l'absence d'un recours créé spécialement pour remédier aux durées excessives de procédures, il demeure que l'évolution et la disponibilité d'un recours que l'on invoque, y compris sa portée et son champ d'application, doivent être exposés avec clarté et confirmés ou complétés par la pratique ou la jurisprudence (Šoć c. Croatie, no 47863/99, 9 mai 2003, et Apostol, précité, § 38), et ce même dans le cadre d'un système juridique inspiré de la common law et doté d'une constitution écrite garantissant implicitement le droit à être jugé dans un délai raisonnable (Paroutis c. Chypre, no 20435/02, § 27, 19 janvier 2006).
121.  En deuxième lieu, la Cour considère qu'il n'a pas été démontré que le recours constitutionnel en indemnisation puisse être valablement exercé dans le cas d'un délai mis par un juge pour rendre une décision. Le Gouvernement soutient que le requérant aurait dû se prévaloir de ce recours pour éclaircir ce point, mais il reconnaît dans ses observations tant écrites qu'orales à la Grande Chambre qu'il y aurait probablement une exception au droit à être indemnisé de la violation d'un droit constitutionnel dans les cas où le problème tiendrait au caractère déraisonnable du temps mis par un juge pour statuer, eu égard au principe important et bien établi de l'immunité judiciaire. Si la High Court a jugé pertinent – quoique non fautif – le temps mis par le juge pour statuer dans le cadre de la seconde action en interdiction engagée en l'espèce, dans un jugement ultérieur (Joseph Kemmy v Ireland and the Attorney General), elle a exprimé l'avis que l'immunité de poursuites conférée par la loi aux magistrats s'étendait à l'Etat dans le cadre d'une action en indemnisation dirigée contre celui-ci relativement au comportement d'un juge. Il apparaîtrait donc que le recours constitutionnel invoqué n'était pas apte à porter remède au délai de 17 mois, jugé fautif sous l'angle de l'article 6 § 1, qu'avait pris l'approbation du jugement de la High Court.
Etant donné qu'en vertu du critère du « délai raisonnable » énoncé à l'article 6 § 1 la Cour tient l'Etat pour responsable des lenteurs avec lesquelles des juges rendent leurs décisions (voir, par exemple, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 84, série A no 51, O'Reilly et autres c. Irlande, no 21624/93, rapport de la Commission du 22 février 1995, §§ 65-66, Somjee c. Royaume-Uni, no 42116/98, § 72, 15 octobre 2002, Obasa c. Royaume-Uni, no 50034/99, § 34, 16 janvier 2003, O'Reilly et autres c. Irlande, no 54725/00, § 33, 29 juillet 2004, et McMullen c. Irlande, no 42297/98, § 39, 29 juillet 2004), un recours qui ne vaut pas pour cette forme de lenteurs ne saurait passer pour effectif au sens de l'article 13 de la Convention. La Cour n'est donc pas tenue de rechercher si l'immunité judiciaire existant en droit interne s'appliquerait aussi à d'autre formes de lenteurs juridictionnelles ou, comme le requérant l'indique, aux lenteurs dues à d'autres agents concourant à l'œuvre de justice, y compris ceux de l'accusation.
A cet égard, la Cour estime, contrairement à l'avis exprimé par la High Court dans l'affaire Kemmy, que l'immunité de poursuites dont jouissent les magistrats à titre personnel (qui était également en jeu dans l'affaire Ernst et autres c. Belgique, invoquée par le Gouvernement) n'exonère pas l'Etat de la responsabilité d'indemniser un individu ayant fait l'objet d'une procédure pénale dont la durée excessive était imputable en tout ou partie à des juges.
122.  En troisième lieu, le recours constitutionnel invoqué ferait partie du contentieux civil de la High Court et de la Cour suprême, pour lequel aucune procédure particulière ou rationalisée n'a été élaborée. Le recours en question s'analyserait donc en un recours constitutionnel en indemnisation, juridiquement complexe, notamment sur le plan procédural, porté devant la High Court, puis probablement en appel devant la Cour suprême, qui, au moins au début, présenterait une certaine nouveauté juridique. La Cour estime qu'il en découle deux conséquences qui semblent également de nature à amoindrir l'effectivité de ce recours.
123.  La première conséquence a trait à la rapidité du recours. La Cour rappelle qu'il faut porter une attention particulière à la célérité du recours lui-même, car on ne peut exclure que la lenteur excessive d'un recours n'en affecte le caractère adéquat (Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, 29 novembre 1991, série A no 222, Paulino Tomás, décision précitée, Tomé Mota c. Portugal (déc.), no 32082/96, CEDH 1999-IX, Belinger c. Slovénie (déc.), no 42320/98, 2 octobre 2001, et Scordino c. Italie (no 1) [GC], précité, § 195).
A cet égard, la Cour note que, dans l'avis soumis, l'affaire O'Donoghue v the Legal Aid Board est présentée comme étant celle qui se rapproche le plus de l'espèce. Cette affaire avait été engagée pour contester un délai de 25 mois mis pour accorder un certificat d'assistance judiciaire ; elle s'était ouverte en 1999 (si l'on se fie au numéro d'ordre attribué par le bureau central de la High Court) et s'était terminée en 2004 par un jugement de la High Court. La Cour a également tenu compte des renseignements transmis par le Gouvernement à la Commission de Venise dans l'étude susmentionnée au sujet des délais d'attente moyens devant les juridictions irlandaises en 2005 ; il y est indiqué que ces délais étaient alors de 15 mois devant la High Court pour le contrôle juridictionnel (hors demandes d'asile), sans que l'on sache précisément à partir de quand le délai en question était réputé courir, et de 14 mois devant la Cour suprême à compter de la date de présentation du certificat de mise en état, à quoi il faut ajouter, le cas échéant, le temps nécessaire au paiement des indemnités accordées. De plus, devant la Grande Chambre les parties se sont accordées à dire qu'en appel le délai d'attente moyen devant la Cour suprême est actuellement de l'ordre de 32 à 34 mois. Le rapport remis en mai 2009 par le groupe de travail sur la création éventuelle d'une Cour d'appel indique de son côté que le « délai d'attente » moyen pour obtenir une audience devant la Cour suprême était de 22 mois en 2006, de 26 mois en 2007 et de 30 mois en 2008. Quant à la possibilité de réclamer une indemnisation à titre subsidiaire dans le cadre d'une action en interdiction, il convient de rappeler que, si la seconde action intentée par le requérant a pris moins de deux ans, la première a duré environ six ans et demi. Compte tenu des délais existant notamment devant la Cour suprême, la Cour ne saurait fonder son appréciation de l'effectivité du recours invoqué sur l'hypothèse que tous les recours en indemnisation pour durée de procédure pourraient être traités en priorité.
Dès lors, rien ne montrant que le recours invoqué aurait été plus rapide que les procédures civiles ordinaires, il était susceptible de durer plusieurs années sur deux degrés de juridiction (Ilić c. Serbie, no 30132/04, 9 octobre 2007). Or un tel laps de temps n'est pas compatible avec l'exigence selon laquelle un recours censé permettre d'obtenir réparation pour durée excessive d'une procédure (y compris devant une cour constitutionnelle) doit être suffisamment prompt (Belinger, précité, Lukenda c. Slovénie, no 23032/02, § 65, CEDH 2005-X et, plus récemment, Vidas c. Croatie, no 40383/04, 3 juillet 2008).
124.  La seconde conséquence se rapporte aux frais et dépens susceptibles d'être engendrés par le recours. La Cour rappelle que, lorsque l'organisation d'un système judiciaire entraîne des retards, il peut être raisonnable d'obliger les justiciables à intenter un recours indemnitaire, mais les règles en matière de frais de justice ne doivent pas faire peser sur eux une charge excessive quand l'action est fondée. Lorsque les frais sont excessifs, ils peuvent constituer une limitation déraisonnable au droit d'introduire un tel recours et, partant, une atteinte au droit d'accès à un tribunal (Scordino c. Italie (no 1) [GC], précité, § 201). Le requérant affirme qu'il avait des moyens limités, qu'il n'aurait pu bénéficier de l'assistance judiciaire pour engager un recours constitutionnel en indemnisation et qu'il risquait de devoir payer des frais élevés s'il n'obtenait pas gain de cause. Le Gouvernement indique de son côté, comme il l'a fait devant la Commission de Venise, qu'un accusé gagnant son procès se verrait selon toute probabilité rembourser ses frais de justice.
La Cour observe que le recours invoqué serait assujetti aux règles s'appliquant normalement aux procédures judiciaires pour ce qui est de la représentation en justice, des droits de procédure et des frais de justice. La représentation en justice n'est pas obligatoire mais, comme indiqué plus haut, le recours en question serait complexe, tant sur le plan juridique que du point de vue procédural. Les procédures de contrôle juridictionnel ne sont pas couvertes par l'assistance judiciaire en matière pénale, tandis que les recours en indemnisation ne paraissent pas relever du régime de l'Attorney-General ; par ailleurs, pour pouvoir bénéficier de l'assistance judiciaire dispensée par le bureau d'assistance judiciaire en matière civile, il faut auparavant convaincre celui-ci que l'action présente quelque chance de succès. Le recours en question serait, au moins au début, nouveau et incertain (paragraphes 117-121 ci-dessus) ; en conséquence, un plaignant n'obtenant pas gain de cause risquerait de se voir condamné aux dépens et, même si l'indemnisation était réclamée à titre subsidiaire dans le cadre d'une action en interdiction, cette demande subsidiaire entraînerait en elle-même des frais (notamment ceux exposés par l'Attorney-General en tant que défendeur). Une personne engageant ce type d'action courrait donc le risque de devoir payer des frais élevés. Dans ces conditions, la Cour considère que le Gouvernement n'a pas démontré qu'une personne cherchant à utiliser le recours en indemnisation pour violation du droit constitutionnel à être jugé avec une diligence raisonnable ne serait pas indûment gênée pour le faire (Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01, § 102, CEDH 2006-V).
c)  Les trois autres recours invoqués par le Gouvernement
125.  S'agissant de la possibilité d'intenter une action en indemnisation au titre de la loi de 2003, le Gouvernement admet qu'elle suppose l'échec préalable d'un recours constitutionnel en indemnisation. Il semble donc que le moyen le plus efficace de réclamer une indemnité sur le fondement de cette loi consisterait à le faire à titre subsidiaire dans le cadre d'un recours constitutionnel. Or pareil recours risquerait d'être long (paragraphe 123 ci-dessus). En outre, les tribunaux sont exclus de la définition des « organes de l'Etat » donnée à l'article 1 de la loi de 2003, ce qui signifie que des lenteurs imputables aux « tribunaux » ne pourraient être dénoncées en justice par ce biais. De plus, la loi de 2003, entrée en vigueur le 31 décembre 2003 alors que la procédure engagée par le requérant était pendante depuis près de six ans, n'est pas rétroactive (Dublin City Council v Fennell [2005] IESC 33).
126.  En ce qui concerne la faculté de demander la fixation d'une date d'audience plus rapprochée, elle relève, pour les raisons indiquées au paragraphe 152 ci-dessous, d'un examen sous l'angle de l'article 6 § 1 plutôt que sur le terrain de l'article 13 de la Convention.
127.  Quant à la possibilité de solliciter une ordonnance d'interdiction pour préjudice et risque réel d'inéquité du procès pour cause de durée de procédure, la Cour rappelle que le requérant a engagé – et il n'était pas déraisonnable pour lui de le faire, même s'il n'a en fin de compte pas obtenu gain de cause – deux actions en interdiction fondées sur la durée de la procédure. Une action en interdiction peut en principe représenter un recours effectif pour se plaindre de délais risquant de rendre un procès inéquitable mais, compte tenu de l'exercice supplémentaire de mise en balance inhérent à cette procédure (paragraphe 110 ci-dessus), elle ne saurait constituer un recours effectif devant être utilisé pour dénoncer un délai déraisonnable au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.
d)  Conclusion
128.  La Cour considère donc que le Gouvernement n'a pas démontré que les recours qu'il invoque, y compris le recours en indemnisation pour violation du droit constitutionnel à être jugé avec une diligence raisonnable, constituent des recours effectifs qui étaient disponibles en théorie et en pratique à l'époque des faits.
129.  Partant, elle conclut qu'il y a eu violation de l'article 13 combiné avec l'article 6 § 1 de la Convention et, en conséquence, rejette l'exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
130.  Le requérant se plaint aussi que la procédure pénale dirigée contre lui n'ait pas été menée dans un délai raisonnable.
A.  Les observations du requérant
131.  Le requérant reconnaît qu'il n'a pas eu connaissance des accusations dirigées contre lui avant d'être arrêté en janvier 1998. Toutefois, il présente des arguments détaillés pour montrer que les poursuites qui étaient envisagées à son encontre ont eu sur lui des « répercussions importantes », et ce dès janvier 1984, date à partir de laquelle il a été recherché par la police. Il estime que la Cour devrait aller au-delà de l'arrêt Eckle c. Allemagne (15 juillet 1982, série A no 51), développer la méthode définie dans l'arrêt Deweer c. Belgique (27 février 1980, série A no 35) et admettre l'existence de circonstances spéciales, à savoir la mauvaise foi et l'attitude des autorités de poursuite avant son arrestation, justifiant de considérer que la durée de la procédure pénale doit être calculée à partir de fin 1983 ou début 1984. Il soutient, à l'aide d'arguments détaillés, que les autorités de poursuite ont délibérément attendu qu'il ait fini de purger sa peine en Irlande du Nord pour l'arrêter, et que si elles l'ont appréhendé, ce n'était pas pour obtenir de lui des aveux en plus des empreintes digitales déjà recueillies. Dans l'intervalle, les originaux des empreintes digitales auraient été perdus. Dans ces conditions, il ne serait pas acceptable de considérer qu'il n'était pas protégé par l'article 6 § 1 avant son arrestation.
132.  Le requérant ajoute que, quand bien même la période à prendre en considération serait calculée à compter de janvier 1998, la durée de la procédure serait excessive.
133.  Il soutient que l'argument du Gouvernement selon lequel cette durée serait due à ses propres actions en interdiction est juridiquement et factuellement incorrect. Compte tenu du délai écoulé avant son arrestation (pendant lequel les originaux des empreintes digitales auraient été perdus) et après celle-ci, il aurait été raisonnable de sa part de tenter d'obtenir des ordonnances d'interdiction, et il n'aurait en rien été responsable de la durée des procédures engagées, légitimement selon lui, à cette fin. Ce serait au contraire à cause d'une faute imputable à l'Etat que ces procédures n'auraient pu être menées à bien dans un délai raisonnable. Et le requérant d'argumenter comme suit.
En premier lieu, il aurait été raisonnable de sa part d'attendre la communication de toutes les pièces et l'avis d'un expert avant d'intenter la première action en interdiction. En effet, il lui aurait fallu en particulier établir quelles étaient les preuves contre lui avant d'envisager de se lancer dans cette démarche. Le recueil de preuves aurait été déposé en juillet 1998 mais, les questions de communication dans le cadre des procédures pénales n'étant pas réglementées, il aurait été contraint de demander la communication d'autres pièces. Dans l'intervalle, il aurait appris la perte des originaux des empreintes digitales, et de nouvelles pièces auraient été communiquées en mars 1999. Ce ne serait qu'au terme de ce processus de communication qu'il aurait pu exposer la situation à un expert et lui demander conseil quant à la perte des originaux des empreintes digitales. Il aurait reçu l'avis de l'expert en octobre 1999, après quoi il aurait sollicité une ordonnance d'interdiction (1er novembre 1999).
En deuxième lieu, il ne pourrait être tenu pour responsable de la durée de la première procédure d'interdiction. Après le dépôt de la déclaration d'opposition (le 5 avril 2000), il aurait été autorisé à demander la communication de pièces afin d'agir utilement dans le cadre de cette procédure, et il aurait introduit sa demande de communication dans les six semaines. L'Etat n'ayant pas procédé volontairement à la divulgation des documents nécessaires, il aurait été obligé de soumettre une demande d'injonction à cette fin, ce qu'il aurait fait dans un délai de deux mois. La date de comparution aurait d'abord été fixée au 13 octobre 2000, puis les deux parties auraient accepté son report jusqu'à la date suivante (12 janvier 2001) du calendrier des comparutions. Un malentendu ayant empêché les parties de comparaître à cette date, le requérant aurait poursuivi la procédure normale, adressant à l'accusation en 2001 plusieurs lettres l'invitant à consentir à ce qu'il présente une nouvelle demande de communication. Toutes ses lettres sauf une seraient restées sans réponse. Il aurait donc été contraint de présenter une nouvelle demande d'injonction de communication en octobre 2001. Le ministère public n'aurait accepté de s'exécuter qu'à la première date de comparution fixée, soit le 16 novembre 2001, et il aurait procédé à la communication par une déclaration sous serment le 8 février 2002.
134.  Le requérant évoque aussi d'autres délais, imputables selon lui aux autorités, intervenus pendant la première procédure en interdiction : le délai d'attente avant l'audience devant la High Court (de mars 2002 à juillet 2003), contre lequel il n'aurait rien pu faire, le problème venant d'un manque de ressources judiciaires ; le délai mis par le juge de la High Court pour approuver son jugement écrit (de juillet 2003 à janvier 2005), dont l'Etat serait entièrement responsable et au sujet duquel il aurait été lui-même impuissant ; et le délai d'attente avant l'audience devant la Cour suprême (de janvier 2005 à mars 2006), relativement bref comparé aux délais habituels devant cette juridiction à l'époque et à propos duquel il n'aurait donc eu guère de chances d'obtenir une date plus rapprochée.
135.  Enfin, il y aurait lieu de tenir compte de ce qu'était l'enjeu du litige pour lui. Du fait des conditions attachées à sa libération, il aurait été astreint pendant toute la durée de la procédure pénale à se présenter à intervalles réguliers à un poste de police. Or il n'y aurait aucun moyen pour un accusé mis hors de cause d'être indemnisé de ce préjudice excepté en cas de faute grave dans l'administration de la justice.
B.  Les arguments du Gouvernement
136.  Le Gouvernement indique que, d'après la jurisprudence issue de la Convention, une procédure pénale débute, aux fins de l'article 6 § 1 de la Convention, à partir du moment où l'administration de la justice fait subir pour la première fois à un requérant des « répercussions importantes ». En l'espèce, il s'agirait de la date de janvier 1998 à laquelle le requérant a été arrêté. Pour que l'on pût considérer qu'il avait subi de telles répercussions avant cette date, il eût fallu que l'intéressé prouvât à tout le moins qu'il savait que la police le recherchait. En tout état de cause, le Gouvernement nie qu'une quelconque mauvaise foi se soit attachée à la décision de repousser l'arrestation du requérant, comme ce dernier le soutient ; en effet, l'intéressé n'aurait pas été arrêté avant janvier 1998 parce qu'il se trouvait illégalement en liberté jusqu'en 1986 et que, après son extradition vers l'Irlande du Nord, la police aurait attendu qu'il ait terminé de purger sa peine pour pouvoir l'arrêter et le placer en détention en se prévalant des pouvoirs conférés par l'OASA. Le Gouvernement récuse également l'affirmation du requérant selon laquelle les aveux censés avoir été formulés par lui pendant l'interrogatoire de police en janvier 1998 sont une fiction.
137.  Le Gouvernement soutient principalement que l'essentiel de la durée de la procédure pénale tient aux actions en interdiction engagées par le requérant et surtout à la première d'entre elles. Le droit interne permettrait aux individus d'engager de telles actions, qui prendraient forcément du temps. Il serait par principe injuste et erroné de tenir l'Etat pour responsable des délais occasionnés par celles intentées en l'espèce : elles auraient été mal conçues, n'auraient pas eu une issue favorable et n'auraient pas été menées avec célérité.
Selon le Gouvernement, le requérant aurait pu engager la première procédure en interdiction plus tôt. L'intéressé aurait eu deux motifs pour agir. Le premier serait le délai écoulé entre la commission des infractions et son arrestation. Or il aurait pu engager son action à ce sujet juste après le dépôt du recueil de preuves en juillet 1998, aucun élément de preuve supplémentaire n'ayant été soumis après cette date en dehors des pièces transmises en réponse à ses demandes de communication. Le deuxième motif serait la perte des originaux des empreintes digitales. Or cette perte aurait été signalée le 15 janvier 1999. Même en admettant qu'il eût dû attendre jusqu'en mars 1999 (date de la communication de nouvelles pièces) pour intenter une action, il n'aurait eu aucune raison de différer son initiative jusqu'en novembre 1999, c'est-à-dire jusqu'à la veille de son procès, puisqu'il ne se serait pas appuyé sur l'avis de l'expert qu'il avait mandaté.
Le requérant serait également responsable de certains délais survenus pendant ces actions, notamment parce qu'il n'aurait pas soumis sa demande de communication de pièces avec suffisamment de célérité dans le cadre de la première action. Cette demande n'aurait du reste apparemment été qu'un stratagème destiné à retarder le cours de la procédure puisque les pièces communiquées n'auraient jamais été examinées. Le requérant aurait rédigé une lettre demandant la communication de documents six mois après avoir été autorisé à solliciter un contrôle juridictionnel (le 15 mai 2000). En raison d'un malentendu de part et d'autre, aucune des parties n'aurait comparu à l'audience (le 12 janvier 2001), mais le requérant aurait attendu neuf mois avant de soumettre une nouvelle demande de communication (octobre 2001). Entre-temps, il aurait écrit une lettre au ministère public pour lui demander de consentir à ce qu'il fasse une telle démarche (mai 2001). Le ministère public aurait communiqué le restant des pièces en février 2002 et ce serait lui, et non le requérant, qui aurait fait réinscrire à l'ordre du jour l'action en interdiction. Le requérant aurait introduit son appel incident dans le cadre de cette procédure au dernier moment (2 février 2006). La Cour suprême aurait fait remarquer que, alors que le requérant pouvait demander l'accélération de la première action, il ne l'avait pas fait. Le délai mis par le juge de la High Court pour approuver son jugement n'aurait pas en soi emporté violation de l'exigence de délai raisonnable et, pour le reste, il n'y aurait pas eu au cours de la première action en interdiction d'autres délais susceptibles d'être imputés aux autorités.
138.  La seconde action en interdiction n'aurait pas connu une durée excessive puisqu'elle aurait été menée à bien en moins de deux ans.
139.  Pour conclure, le Gouvernement estime que, si l'on tient compte de la complexité de la procédure pénale et des actions en interdiction auxquelles elle a donné lieu, cette procédure a été menée dans un délai raisonnable.
C.  Appréciation de la Cour
140.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle le caractère raisonnable de la durée d'une procédure doit s'apprécier suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères suivants : la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et des autorités compétentes ainsi que l'enjeu du litige pour l'intéressé (voir, par exemple, Sürmeli c. Allemagne [GC], no 75529/01, § 128, CEDH 2006-VII).
141.  La Cour souhaite d'abord préciser un point. Dans le cadre de son grief tiré de l'article 6 § 1, tel qu'il était exposé dans sa requête, le requérant incriminait principalement la période antérieure à son arrestation, intervenue en janvier 1998. Or il a soumis sa requête en 2006, soit environ huit ans et demi après son arrestation, relativement à des événements qui s'étaient produits plus de vingt-deux ans auparavant. Dans ces conditions, la Cour a communiqué aux parties, qui y ont répondu, une question relative au caractère raisonnable, au sens de l'article 6 § 1, de la durée totale de la procédure pénale, terminée ultérieurement en 2008. C'est au sujet de cette durée globale que la Cour est maintenant appelée à se prononcer.
142.  Les parties sont en désaccord sur la date à considérer comme point de départ de la procédure pénale aux fins de l'exigence de « délai raisonnable » énoncée à l'article 6 § 1. Le requérant soutient qu'il s'agit soit, au plus tôt, de janvier 1984, époque à laquelle il aurait commencé à être recherché par la police, soit de 1986, moment où la police irlandaise aurait retrouvé sa trace à l'occasion de son arrestation aux Pays-Bas. Le Gouvernement estime pour sa part que la durée de la procédure pénale doit être calculée à partir de l'arrestation du requérant, moment où celui-ci a été informé des accusations dirigées contre lui, à savoir janvier 1998.
143.  La Cour rappelle qu'en matière pénale le « délai raisonnable » de l'article 6 § 1 débute dès l'instant qu'une personne se trouve « accusée ». L'« accusation », aux fins de l'article 6 § 1, peut se définir comme « la notification officielle, émanant de l'autorité compétente, du reproche d'avoir accompli une infraction pénale », définition qui correspond aussi à l'idée de « répercussions importantes sur la situation » du suspect (Deweer c. Belgique, précité, § 46, et Eckle c. Allemagne, précité, § 73).
144.  La Cour considère que le requérant a subi des « répercussions importantes » à partir de son arrestation, intervenue le 5 janvier 1998, puisqu'il admet que c'est à ce moment qu'il a pour la première fois été informé par la police des accusations pesant sur lui dans le cadre de l'enlèvement (voir, par exemple, Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France, 31 mars 1998, §§ 91-93, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, Etcheveste et Bidart c. France, nos 44797/98 et 44798/98, § 80, 21 mars 2002, et Malkov c. Estonie, no 31407/07, § 57, 4 février 2010). Si les activités menées avant cette date par la police et le ministère public peuvent en principe avoir une certaine incidence sur l'équité de la procédure, le fait que le requérant ait été mis hors de cause implique qu'il ne peut plus se prétendre victime d'une violation du droit à un procès équitable garanti par l'article 6 § 1 (paragraphe 78 ci-dessus).
145.  La procédure ayant pris fin le 28 juin 2008, date à laquelle le requérant a été mis hors de cause, elle a donc duré plus de dix ans et six mois.
146.  L'enquête judiciaire a certainement revêtu un caractère sensible et assez complexe, mais la Cour considère que cela ne suffit pas à expliquer pourquoi la procédure pénale dirigée contre le requérant a connu une telle durée.
147.  Pour ce qui est du comportement du requérant, le Gouvernement soutient essentiellement que ce sont les actions en interdiction engagées par celui-ci qui sont à l'origine de la durée de la procédure ; il plaide notamment que ces actions étaient mal conçues et que l'intéressé ne les a ni entamées ni menées avec célérité.
148.  La Cour rappelle que les requérants peuvent user de toutes les voies procédurales pertinentes qu'offre le droit interne et notamment solliciter la cessation des poursuites pour cause de délais excessifs, mais qu'ils doivent agir avec diligence et supporter les conséquences si ces démarches provoquent des retards (Jordan c. Royaume-Uni (no 2), no 49771/99, § 44, 10 décembre 2002, et Boczoń c. Pologne, no 66079/01, § 51, 30 janvier 2007).
La Cour considère qu'il était raisonnable de la part du requérant d'intenter la première action en interdiction en arguant que l'équité de la procédure dirigée contre lui souffrait du délai écoulé depuis les événements litigieux et de la perte des originaux des empreintes digitales. De fait, l'intéressé réussit à obtenir une ordonnance d'interdiction de la High Court pour cette dernière raison. Il n'était pas non plus déraisonnable de sa part d'attendre pour agir la fin (mars 1999) du processus de communication, au cours duquel il apprit la perte des originaux des empreintes digitales, et la réception de l'avis d'un expert quant à la possibilité pour lui de se défendre des accusations sur la seule base du rapport de police scientifique rédigé à partir de ces originaux (contrairement à ce qu'indique le Gouvernement, l'avis de l'expert en question a été utilisé au cours de la procédure interne – paragraphe 30 ci-dessus). Toutefois, le requérant n'a pas expliqué de manière convaincante pourquoi il n'a obtenu cette expertise qu'en octobre 1999.
Il était également raisonnable de la part du requérant de solliciter une ordonnance d'interdiction à raison des délais accumulés après son arrestation (plus précisément après le 1er novembre 1999, dans le cadre de sa première action en interdiction). Lorsqu'en 2006 le requérant engagea sa deuxième action en interdiction, près de huit ans et demi s'étaient déjà écoulés depuis son arrestation et près de vingt-deux ans et demi depuis les événements litigieux. Dans cette deuxième procédure, l'intéressé alléguait que les délais critiqués avaient aussi emporté violation de son droit à être jugé avec une diligence raisonnable. A cette époque, la Cour suprême était en train d'élaborer sa jurisprudence sur ce droit et sur le point de savoir dans quelles conditions sa violation pouvait déboucher sur l'interdiction du procès (voir, par exemple, les arrêts de la Cour suprême prononcés dans le cadre de la deuxième action en interdiction et cités aux paragraphes 36, 39 et 43 ci-dessus, ainsi que la décision rendue par la juge Denham dans l'affaire Devoy, reprise au paragraphe 63 ci-dessus). En outre, le requérant a bénéficié d'une ordonnance d'interdiction, rendue en sa faveur par la High Court, qui est restée en vigueur jusqu'à ce que la Cour suprême le déboute en mars 2006 ; il n'était donc pas déraisonnable qu'il intente une deuxième action en interdiction après avoir été informé du rejet de la première.
Partant, la Cour ne souscrit pas à l'argument du Gouvernement selon lequel les actions en interdiction litigieuses étaient mal conçues et avaient été entamées avec un retard à ce point déraisonnable qu'il faudrait imputer leur durée au requérant.
149.  En ce qui concerne la diligence avec laquelle le requérant a lancé la première action en interdiction et, en particulier, la demande de communication de documents contre laquelle sont principalement dirigées les critiques du Gouvernement, la Cour relève que l'intéressé a formulé sa demande dans les semaines qui ont suivi le dépôt de la déclaration d'opposition et que les deux parties partagent la responsabilité de la radiation de la demande intervenue le 12 janvier 2001. Toutefois, même si le requérant a écrit comme il le dit plusieurs lettres au ministère public, la Cour, à l'instar du juge Kearns (paragraphe 42 ci-dessus), estime que les huit mois qu'il a mis pour faire réinscrire sa demande en l'absence d'accord du ministère public ne sont pas justifiés. Le Gouvernement affirme que les documents communiqués n'ont pas été exploités par la suite, mais la Cour ne peut conclure purement et simplement que le processus de communication n'a eu aucune utilité alors que le ministère public a communiqué 93 pièces en février 2002, dont le mémorandum du 5 janvier 1998. Même si ce processus a représenté pour le ministère public une tâche ardue (voir la déclaration du juge Kearns citée au paragraphe 42 ci-dessus), le Gouvernement n'a pas expliqué les raisons pour lesquelles il a fallu un an et demi pour le mener à bien. Le Gouvernement note à juste titre que, si le requérant a pris l'initiative d'engager une action en interdiction, c'est le ministère public qui a fait réinscrire cette action à l'issue du processus de communication ; n'est toutefois ici en jeu qu'une période de deux semaines. Par ailleurs, rien n'indique qu'un quelconque délai soit imputable au requérant dans le cadre de la seconde action en interdiction.
150.  Partant, la Cour considère que la conduite du requérant a quelque peu contribué à la durée de la procédure dirigée contre lui mais qu'elle ne l'explique pas en totalité.
151.  Pour ce qui est du comportement des autorités compétentes, la Cour a déjà dit que l'Etat doit faire preuve d'une célérité particulière lorsque la procédure pénale s'ouvre alors qu'un délai important s'est écoulé depuis les événements litigieux (voir, par exemple, Massey c. Royaume-Uni, no 14399/02, § 27, 16 novembre 2004). En l'occurrence, il y a lieu d'apprécier les délais suivants à la lumière de cette obligation :
i.  le ministère public a demandé le 11 mars 2002 la réinscription de la première action en interdiction, mais la High Court a tout d'abord proposé que l'audience se tienne en mars 2003 puis, après un ajournement dû à l'indisponibilité d'un juge, ne l'a tenue que le 11 juillet 2003 – délai de 16 mois ;
ii.  la High Court a rendu son jugement par oral le 18 juillet 2003 ; le ministère public a rapidement fait appel (août 2003), mais n'a pu déposer le certificat de mise en état qu'après l'approbation, intervenue le 17 janvier 2005, de son jugement par le juge de la High Court – délai de 17 mois ;
iii.  le certificat de mise en état a ensuite été déposé rapidement (janvier 2005), mais la Cour suprême n'a tenu son audience que le 16 février 2006, ce qui représente un délai de 13 mois ; rien ne montre que l'appel incident interjeté par le requérant ait en quoi que ce soit retardé cette audience ;
iv.  la High Court a rejeté la seconde action en interdiction en novembre 2006 ; le requérant a fait appel en février 2007, mais la Cour suprême n'a tenu son audience qu'en janvier 2008 – délai de 11 mois.
152.  Trois de ces délais concernent la fixation d'une date d'audience. Le Gouvernement soutient qu'une demande présentée par le requérant en vue de l'obtention d'une date d'audience rapprochée aurait constitué un recours effectif au sens des articles 13 et 35 § 1 de la Convention, mais la Cour considère que l'absence de démarche en ce sens doit être examinée au fond sous l'angle de l'article 6 (Mitchell et Holloway c. Royaume-Uni, no 44808/98, §§ 55-56, 17 décembre 2002).
Concernant cet argument du Gouvernement ainsi que ses observations du même ordre selon lesquelles le requérant aurait dû tenter de faire accélérer l'approbation du jugement de la High Court et la procédure de manière générale (sans que le Gouvernement présente ces deux possibilités comme des recours distincts), la Cour rappelle avoir conclu dans l'affaire Mitchell et Holloway que, même si un système juridique permet à une partie de demander l'accélération de la procédure, cela ne dispense pas les tribunaux de veiller au respect de l'exigence de délai raisonnable prévue par l'article 6 étant donné que « le devoir de diligence dans l'administration de la justice incombe en premier lieu aux autorités compétentes ». Dans l'affaire Bullen et Soneji c. Royaume-Uni (no 3383/06, §§ 65-66, 8 janvier 2009), la Cour a jugé que même le fait que le requérant eût accepté une date d'audience plus tardive ne dispensait pas l'Etat de l'obligation de veiller à la célérité de la procédure. Elle a déjà dit par ailleurs que, même si le droit interne prévoit en matière civile que la responsabilité de l'avancement de la procédure incombe aux parties, l'Etat demeure tenu d'organiser son système judiciaire de façon que les affaires soient traitées dans un laps de temps raisonnable et que, si un Etat permet que la procédure se poursuive au-delà d'un « délai raisonnable » sans rien tenter pour la faire progresser, il est réputé responsable du retard provoqué (Foley c. Royaume-Uni, no 39197/98, § 40, 22 octobre 2002, et Price et Lowe c. Royaume-Uni, nos 43185/98 et 43186/98, § 23, 29 juillet 2003). Ces principes s'appliquent a fortiori lorsque l'Etat est lui-même partie à la procédure et responsable des poursuites (Crowther c. Royaume-Uni, no 53741/00, § 29, 1er février 2005).
Dès lors, la Cour estime que ce n'est pas parce que le requérant avait la possibilité ou le droit d'accomplir des démarches en vue de l'accélération de la procédure que l'Etat était dispensé de veiller à ce que celle-ci progresse à un rythme raisonnable. Du reste, le Gouvernement a lui-même rappelé que les tribunaux internes ont vocation à veiller à ce que justice soit faite, et que la Constitution les met dans l'obligation de protéger les droits constitutionnels, au nombre desquels figure le droit à être jugé avec une diligence raisonnable.
153.  Quoi qu'il en soit, il n'a pas été démontré que la Cour suprême aurait pu accepter de fixer l'audience plus tôt dans une affaire telle que celle du requérant, eu égard notamment au fait que les délais qui se sont produits à chaque fois avant la tenue d'une audience devant cette juridiction (paragraphe 153 ci-dessus) sont équivalents ou inférieurs aux délais d'attente moyens qui avaient cours devant la Cour suprême à cette époque (rapport du groupe de travail sur la création éventuelle d'une cour d'appel de mai 2009, paragraphes 51 à 55 ci-dessus). Quant au délai mis par la High Court pour approuver son jugement, la Cour estime qu'il n'est pas raisonnable de considérer qu'il incombait au requérant d'agir à cet égard. C'était certes lui qui avait engagé la procédure d'interdiction, mais c'était l'appel du ministère public qui se trouvait retardé dans l'attente de l'approbation du jugement (Richard Anderson c. Royaume-Uni, no 19859/04, § 28, 9 février 2010) ; en outre, pendant le délai de 17 mois en question, l'intéressé bénéficiait d'une ordonnance d'interdiction rendue en sa faveur par la High Court à raison d'un risque réel et sérieux d'inéquité de son procès. Il ne serait donc pas réaliste de considérer qu'il aurait dû demander l'accélération de l'appel qui avait été formé par le ministère public contre cette ordonnance. A cet égard, la Cour note que la loi de 2002, entrée en vigueur en mars 2005 et faisant obligation au service judiciaire de superviser la délivrance des jugements, ne concerne pas les procédures pénales.
154.  Dans ces conditions, la Cour conclut que le Gouvernement n'a pas réussi à expliquer, en tout cas pas de manière convaincante (Barfuss c. République tchèque, no 35848/97, § 83, 31 juillet 2000), les délais imputables aux autorités qui ont ralenti les actions en interdiction et qui ont contribué à allonger la durée totale de la procédure pénale.
155.  Quant à ce qu'était l'enjeu du litige pour le requérant, il faut noter que les accusations qui pesaient sur lui étaient graves et qu'il a dû supporter leur poids et celui de la condamnation qu'elles lui faisaient encourir pendant environ dix années et demie, au cours desquelles il a dû se présenter régulièrement à un poste de police et aller fréquemment à Dublin pour comparaître devant la SCC (paragraphe 15 ci-dessus).
156.  Après avoir examiné tous les éléments et arguments qui lui ont été soumis, et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour considère que la procédure pénale dirigée contre le requérant a connu une durée excessive au regard de l'exigence de « délai raisonnable » prévue par l'article 6 § 1 de la Convention. Il y a dès lors eu violation de cette disposition.
IV.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
157.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
158.  Le requérant réclame 15 000 euros (EUR) (ou toute autre somme que la Cour jugera appropriée) pour dommage moral à raison des tensions, désagréments et restrictions qu'il a subis ainsi que de l'impossibilité où il s'est trouvé de faire des projets d'avenir au cours de la période considérée.
159.  Le Gouvernement conteste cette prétention, le requérant n'ayant selon lui pas expliqué dans quelle mesure il avait pu être perturbé ou gêné. Il ajoute qu'en tout état de cause seuls les délais imputables à l'Etat doivent donner lieu à réparation, ceux imputables au requérant étant à prendre en compte par la Cour. Il trouve enfin excessive la somme réclamée et invite la Cour à user de son pouvoir d'appréciation à la lumière de sa jurisprudence et de sa pratique.
160.  La Cour juge que le requérant doit avoir subi, à raison des délais imputables aux autorités, une dose de détresse et de frustration que ne saurait suffisamment compenser le constat d'une violation (voir, par exemple, Mitchell et Holloway, précité, § 69). A cet égard, elle tient compte de l'ensemble des circonstances de la cause, notamment des éléments (dont la gravité des accusations dirigées contre lui) qui ont dû renforcer l'effet sur le requérant des violations de la Convention et de ceux qui ont atténué cet effet (l'ordonnance d'interdiction rendue par la High Court en juillet 2003 et qui est restée en vigueur jusqu'en mars 2006 ainsi que la mise hors de cause de l'intéressé en juin 2008).
161.  Statuant en équité, la Cour alloue au requérant 5 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par le requérant.
B.  Frais et dépens
162.  Le requérant réclame 119 775,48 EUR et 12 463 EUR (ces deux sommes s'entendant TVA comprise), en indiquant la ventilation de ces montants, pour les frais et dépens afférents respectivement à la procédure interne et à celle suivie à Strasbourg.
163.  S'agissant de la procédure interne, le requérant déclare qu'il aurait pu demander à bénéficier du régime d'assistance judiciaire de l'Attorney-General pour ses actions en interdiction, mais qu'il ne l'a pas fait parce que ce régime est limité, qu'il revêt un caractère ad hoc et qu'il ne respecte pas le principe de l'égalité des armes, le taux retenu pour les honoraires des avocats désignés dans son cadre représentant entre 20 et 25 % du barème appliqué par le juge taxateur (Taxing Master) de la High Court. Il précise que, bien qu'il ait des ressources modestes, l'Etat lui a fait savoir qu'il devrait lui rembourser ses frais au cas où il n'obtiendrait pas gain de cause à l'issue de ses actions en interdiction, même si nulle note de frais ne lui a été présentée. Pour ce qui est de la procédure devant la Cour, le requérant indique qu'il est prêt à faciliter l'examen de ses dossiers par un expert ou à accepter le montant que la Cour jugera approprié.
164.  Le Gouvernement conteste ces prétentions. Le but des procédures en interdiction était selon lui différent de celui visé par la requête. Le requérant n'ayant pas demandé à bénéficier du régime de l'Attorney-General, il ne pourrait affirmer que tous les frais exposés dans le cadre de ces procédures l'ont été par nécessité. Le Gouvernement estime que les frais réclamés ne sont pas raisonnables, et il invite la Cour à appliquer les principes se dégageant de sa jurisprudence.
165.  La Cour rappelle que seuls peuvent être recouvrés au titre de l'article 41 de la Convention les frais dont il est établi qu'ils ont été réellement exposés, qu'ils correspondaient à une nécessité pour faire redresser ou pour prévenir le problème jugé constitutif d'une violation de la Convention et qu'ils sont raisonnables quant à leur taux (voir, par exemple, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II, Smith et Grady c. Royaume-Uni (satisfaction équitable), nos 33985/96 et 33986/96, § 28, CEDH 2000-IX, et Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 182, CEDH 2005-X).
166.  Concernant les actions en interdiction, et que celles-ci aient ou non servi à « faire redresser » les violations constatées, la Cour observe que le requérant n'a pas demandé la prise en charge par le régime de l'Attorney-General des frais de représentation en justice y afférents alors qu'il a reconnu que ce type d'actions relevait de ce régime. Par ailleurs, il faut noter que le remboursement des frais au plan interne obéit au règlement sur l'assistance judiciaire en matière pénale 1965-2000 (Criminal Justice (Legal Aid) Regulations 1965-2000). Or, l'intéressé n'ayant pas demandé à bénéficier de ce régime, il ne peut pas prouver que ses frais ne lui auraient pas été remboursés ou que la somme perçue aurait été tellement faible qu'il lui aurait fallu réclamer un complément à la Cour. Quant aux frais de l'Etat, le requérant ne prétend pas que celui-ci ait engagé des poursuites contre lui pour obtenir le paiement des sommes en cause, de sorte qu'il n'est pas nécessaire de statuer sur ce point sous l'angle de l'article 41 (Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 105, CEDH 2005-II). Dès lors, la Cour estime qu'il n'a pas été prouvé que les frais et dépens afférents à la procédure interne dont le remboursement est réclamé aient été exposés par nécessité, et elle n'octroie donc aucune somme à cet égard.
167.  Pour ce qui est des frais relatifs à la procédure suivie devant elle, la Cour relève que, bien que les questions de fond soulevées par la requête sur le terrain de la Convention (durée de la procédure pénale et existence d'un recours effectif interne) ne sont pas d'une réelle nouveauté, les parties ont été amenées à soumettre des observations complémentaires devant la chambre (au sujet de la présentation de l'avis) et d'autres observations, écrites et orales, devant la Grande Chambre. Bien que les frais réclamés pour la procédure devant la Cour ne se rapportent qu'à la procédure devant la chambre et que le requérant n'ait pas formulé de prétentions particulières quant à la procédure devant la Grande Chambre ni présenté de justificatifs à cet égard, la Cour estime que son propre dossier atteste du travail juridique accompli pour le compte du requérant dans le cadre des phases écrite et orale de la procédure devant la Grande Chambre. Dès lors, elle juge raisonnable d'allouer au requérant la somme de 10 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme par l'intéressé, pour les frais et dépens afférents à la procédure suivie devant elle.
C.  Intérêts moratoires
168.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Décide, à la majorité, de joindre au fond des griefs tirés de l'article 13 de la Convention l'exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement ;
2.  Déclare, à la majorité, que les griefs relatifs à la durée excessive de la procédure et à l'absence de recours à cet égard sont recevables et que la requête est irrecevable pour le surplus ;
3.  Dit, par douze voix contre cinq, qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention et, en conséquence, rejette l'exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement ;
4.  Dit, par douze voix contre cinq, qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
5.  Dit, par douze voix contre cinq,
a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 5 500 EUR (cinq mille cinq cents euros) pour dommage moral plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
b)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 10 000 EUR (dix mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par le requérant ; et
c)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
6.  Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 10 septembre 2010.
Vincent Berger Christos Rozakis   Jurisconsulte Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes :
–  opinion dissidente commune aux juges Gyulumyan, Ziemele, Bianku et Power ;
–  opinion dissidente du juge López Guerra.
C.L.R.  V.B.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES GYULUMYAN, ZIEMELE, BIANKU ET POWER
(Traduction)
1.  Nous ne partageons pas l'avis exprimé par la majorité en l'espèce. Nous n'avons pas d'observations à formuler sur le fond des griefs. Selon nous, l'affaire est irrecevable faute d'épuisement des voies de recours internes et met fortement l'accent sur l'importance fondamentale que revêt le principe de subsidiarité consacré par l'article 35 § 1 de la Convention.
2.  Les parties ne contestent pas que le droit à être jugé dans un délai raisonnable est reconnu de longue date par la Constitution irlandaise12. Elles ne contestent pas davantage qu'un nombre considérable de précédents irlandais démontrent que l'on peut facilement obtenir des dommages-intérêts en cas de violation d'un droit constitutionnel (paragraphe 85 de l'arrêt)13. Dans ces conditions, l'approche adoptée par la majorité ne nous paraît pas cadrer avec ce que la Cour a déjà dit à maintes reprises : « pour ce qui est des systèmes juridiques où les droits fondamentaux sont protégés par la Constitution (...), il incombe à l'individu lésé d'éprouver l'ampleur de cette protection » (voir Mirazović c. Bosnie-Herzégovine (déc.), no 13628/03, 16 mai 2006, Vinčić et autres c. Serbie, nos 44698/06 et suiv., § 51, 1er décembre 2009, et D. c. Irlande (déc.), no 26499/02, § 85, 28 juin 2006).
3.  Le requérant ne nie pas qu'il n'a jamais demandé aux tribunaux irlandais de lui octroyer une réparation pour la violation alléguée de son droit à être jugé dans un délai raisonnable, garanti par la Constitution et la Convention. Le seul « remède » qu'il ait sollicité devant les juridictions internes fut « un droit à la non-tenue d'un procès ». Après avoir sollicité par deux fois en vain une ordonnance d'interdiction, il a saisi la Cour de Strasbourg d'un grief tout à fait différent et beaucoup moins radical – une demande en indemnisation – alors même qu'en Irlande l'octroi de dommages-intérêts constitue un moyen largement admis et facilement disponible de redresser une violation avérée de droits constitutionnels. En pratique, le requérant a soumis aux juridictions internes une demande (interdiction du procès) et à la Cour une demande différente (dommages-intérêts). Comme la Grande Chambre l'a rappelé dans l'affaire Selmouni c. France ([GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V), selon la jurisprudence constante de la Cour le grief dont le requérant entend saisir la Cour doit d'abord être soulevé devant les juridictions nationales appropriées.
4.  Dans l'affaire Kudła c. Pologne ([GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000-XI), la Cour a confirmé que la finalité de l'article 35 § 1, qui énonce la règle de l'épuisement des voies de recours internes, « est de ménager aux Etats contractants l'occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que la Cour n'en soit saisie ». S'appuyant sur cet arrêt, la majorité commence son analyse en concluant qu'il « s'ensuit » qu'une application incomplète des garanties de l'article 13 gênerait le fonctionnement du caractère subsidiaire de la Cour (paragraphe 112 de l'arrêt). Le point de départ de son analyse semble donc être une conclusion relative à l'application incomplète des garanties de l'article 13. Comment la Cour peut-elle déterminer s'il y a eu une « application incomplète » de ces garanties alors que le requérant n'a pas demandé aux juridictions internes de les appliquer ? La majorité considère qu'en l'espèce « la Cour est appelée (...) à trancher la question de savoir si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué produit des effets conformes aux principes de la Convention » (paragraphe 114 de l'arrêt) ; mais l'occasion d'interpréter et d'appliquer le droit interne s'agissant des modes de réparation pour « durée de procédure » ne s'est pas présentée puisque le requérant n'a sollicité qu'une chose : l'interdiction de son procès. Les juridictions internes ne sont pas tenues d'ordonner l'interdiction d'un procès chaque fois qu'un grief de durée excessive de procédure se révèle fondé. Des modes de redressement beaucoup moins radicaux, comme l'octroi de dommages-intérêts, sont acceptables. Si la majorité avait débuté son analyse au moyen du critère pertinent, c'est-à-dire en se demandant si le requérant avait fait tout ce qu'on pouvait raisonnablement attendre de lui pour épuiser les voies de recours internes (voir Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 54, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, Issaïeva c. Russie, no 57950/00, § 153, 24 février 2005, et D. c. Irlande, précité, § 84), elle aurait immanquablement conclu que les juridictions internes n'avaient jamais eu l'occasion de procéder à « une application complète des garanties de l'article 13 ».
5.  Notre profond désaccord avec la majorité vient de ce que l'approche suivie par elle ne respecte pas et ne donne pas vraiment effet au principe de subsidiarité qui est au cœur de la Convention. Ce principe exige que, avant que la Cour alloue une somme pour réparer une violation de la Convention, les autorités nationales « [aient] eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne » (T. c. Royaume-Uni [GC], no 24724/94, § 55, 16 décembre 1999). Si donc la Cour prive les tribunaux irlandais de la possibilité de statuer sur la demande en indemnisation du requérant, non seulement elle ne respecte pas le principe de subsidiarité, mais en plus elle joue le rôle d'un tribunal de première instance. Permettre aux juridictions internes d'être les premières à connaître d'un grief et à statuer à son sujet constitue un aspect fondamental du principe voulant que le « mécanisme de sauvegarde » instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l'homme (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 65, Recueil 1996-IV). A défaut de cette possibilité, le « système » de protection des droits de l'homme risque de perdre son efficacité (Kudła, précité, § 155), d'autant qu'une demande d'indemnisation soumise à la Cour est susceptible de prendre beaucoup plus de temps.
6.  Lorsque l'exception de non-épuisement est soulevée, c'est à l'Etat défendeur qu'il incombe de prouver qu'un recours interne est disponible. Les observations fournies en l'espèce par le Gouvernement au sujet de la voie indemnitaire sont certes plus détaillées que celles qu'il avait présentées dans l'affaire Barry c. Irlande (no 18273/04, 15 décembre 2005). Néanmoins, une fois cette exception soulevée, le seul critère à respecter est celui des « chances raisonnables de succès » – et non de la certitude d'un résultat favorable (Pellegriti c. Italie (déc.), no 77363/01, 26 mai 2005). La Cour a reçu un avis indépendant émanant d'un universitaire et avocat irlandais expérimenté indiquant qu'il existe non pas probablement mais « presque certainement » un recours constitutionnel en Irlande. Le requérant n'a pas fourni le moindre élément venant contredire ou mettre en doute cet avis. Dans une affaire dirigée contre le Royaume-Uni, il a été dit que même l'avis défavorable d'un avocat quant aux chances de succès ne suffisait pas à justifier le non-épuisement des voies de recours internes (K., F. et P. c. Royaume-Uni, no 10789/84, décision de la Commission du 11 octobre 1984, DR 40, p. 301). On a donc du mal à comprendre pourquoi le respect de cette même obligation d'épuisement n'a pas été exigé en l'espèce alors que l'avis en question était extrêmement favorable.
7.  Eu égard à l'avis fourni et au fait que les juridictions nationales étaient prêtes à allouer des dommages-intérêts en cas de violation avérée de droits constitutionnels, nous sommes convaincus que le critère de « chances raisonnables de succès » a été rempli. La circonstance qu'aucun justiciable n'ait réclamé de dommages-intérêts pour redresser la violation alléguée d'un aspect particulier (durée raisonnable) d'un droit constitutionnel (le droit à un procès équitable) n'enlève rien au fait que la possibilité existe en droit interne d'allouer des dommages-intérêts pour violation de droits constitutionnels, y compris dans des situations où aucune indemnisation n'a encore été accordée du fait que personne n'en a réclamé14.
8.  Les raisons pour lesquelles la majorité considère qu'une action en indemnisation pour violation de droits constitutionnels n'est pas effective sont essentiellement de trois ordres : i) l'incertitude de l'action, ii) l'immunité judiciaire, et iii) la durée et les frais.
L'argument de « l'incertitude »
9.  La majorité considère que le recours indemnitaire pour violation alléguée du droit du requérant garanti par la Constitution et la Convention n'est pas certain (paragraphe 117 de l'arrêt). Non seulement cette position se démarque de l'ensemble de la jurisprudence des juridictions internes, mais elle va aussi à l'encontre de la jurisprudence de la Cour elle-même. Celle-ci a déjà admis le potentiel et l'importance du recours constitutionnel dans un système fondé sur la common law. Dans la décision D. c. Irlande (précitée), la Cour a jugé à l'unanimité qu'il ne lui était pas possible de considérer comme ineffectif le recours constitutionnel à l'étude, dont elle a constaté qu'il s'offrait « en principe » à la requérante. Elle a estimé dans cette affaire que, eu égard au potentiel et à l'importance que revêt ce recours dans un système fondé sur la common law, il était raisonnable d'attendre de la requérante (qui était enceinte et disait être obligée de se rendre à l'étranger pour avorter) qu'elle fît quelques démarches préliminaires auprès des juridictions internes afin de lever les incertitudes litigieuses. En revanche, la Cour a en l'espèce dispensé le requérant de l'obligation d'accomplir de telles démarches alors que le minimum que l'on pouvait exiger de lui était qu'il ajoutât à titre subsidiaire, dans ses observations à l'appui de sa demande d'interdiction, une demande d'indemnisation. La majorité estime que l'on ne pouvait raisonnablement attendre du requérant qu'il prît cette initiative. S'il existe en réalité le moindre doute quant à la possibilité d'obtenir des dommages-intérêts pour la violation alléguée du droit du requérant à être jugé avec célérité, alors, à notre avis et conformément à la jurisprudence de la Cour, c'est au requérant qu'il incombait de dissiper ce doute en s'adressant aux tribunaux internes avant de saisir la Cour de la question.
10.  A l'appui de son point de vue sur l'« incertitude » du recours constitutionnel, la majorité mentionne les réponses à un questionnaire établi par la Commission de Venise pour préparer son rapport sur l'effectivité des recours internes en matière de durée excessive des procédures (paragraphe 70 de l'arrêt). Il nous paraît pour le moins étrange que l'arrêt ne cite à aucun moment les conclusions contenues dans le rapport lui-même. A la lumière de ses recherches, la Commission de Venise a conclu qu'il exist[ait] en Irlande à la fois des recours préventifs et des recours indemnitaires. Elle a de plus constaté que, en matière administrative, il existait aussi bien des recours destinés à accélérer les procédures que des recours indemnitaires15. Les constats de la Commission portent fortement à considérer que les conditions nécessaires à l' « effectivité », au sens défini dans la jurisprudence constante de la Cour, sont remplies. « Les recours dont un justiciable dispose sur le plan interne pour se plaindre de la durée d'une procédure sont « effectifs » (...) lorsqu'ils permettent d'empêcher la survenance ou la continuation de la violation alléguée ou de fournir à l'intéressé un redressement approprié pour toute violation s'étant déjà produite » (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, CEDH 2006-V, Sürmeli c. Allemagne [GC], no 75529/01, § 65, CEDH 2006-VII, et Kudła, précité, §§ 157-159).
11.  Peut-être l'argument de l'« incertitude » invoqué par la majorité s'explique-t-il principalement par le fait qu'il n'existe aucun précédent montrant que le recours constitutionnel est disponible pour un grief spécifique de « durée de procédure ». La majorité cite un certain nombre d'affaires où la Cour n'a jugé un recours constitutionnel effectif qu'après que des requêtes concernant les droits de l'homme eurent été examinées par les juridictions internes et que des arrêts eurent été rendus sur le fond de ces requêtes (paragraphe 117 de l'arrêt). Toutes les affaires citées se distinguent de l'espèce sur le plan des faits et aucune d'elles n'avait pour cadre un système juridique fondé sur la common law. Elles ne font donc guère autorité pour ce qui concerne la présente cause. Par exemple, contrairement à ce qui était le cas dans les affaires Šoć c. Croatie (no 47863/99, 9 mai 2003, citée au paragraphe 120 de l'arrêt16) ou Vinčić et autres (précitée), en l'espèce le requérant n'a pas été obligé d'attendre qu'un « nouveau » recours constitutionnel ait été créé et que son effectivité ait été « éprouvée » après un certain délai à la lumière d'affaires ayant donné lieu à une décision. Alors que les recours dont il est question dans les affaires citées par la majorité étaient nouveaux, le recours constitutionnel irlandais n'a rien de « nouveau », et rien n'empêchait le requérant d'en éprouver l'effectivité à l'égard de son grief à tout moment.
12.  La majorité entend reconnaître qu'il est important dans un système fondé sur la common law et doté d'une Constitution écrite de permettre aux recours de se développer, tout en critiquant l'Etat défendeur parce qu'il n'a pas créé un recours « spécialement pour remédier aux durées excessives de procédures » (paragraphe 120 de l'arrêt), probablement calqué sur ce qui serait exigé d'un Etat doté d'un système de droit civil. Si rien n'empêche actuellement les requérants de demander des dommages-intérêts aux tribunaux internes, nous ne voyons pas pourquoi il faudrait créer spécialement un recours pour leur permettre de le faire. Pareille tendance au « micro-management » d'un ordre juridique interne fondé sur la common law constitue une érosion préoccupante du principe fondamental de subsidiarité et représente une évolution qui réduit la protection des droits de l'homme au lieu de la renforcer.
13.  La réalité est que l'on ne peut invoquer la jurisprudence pour démontrer l'effectivité d'un recours lorsqu'il n'existe pas de précédent où son effectivité ait été éprouvée17. Les juridictions internes ont mis beaucoup de soin à expliquer qu'elles ne pouvaient statuer sur une demande qui ne leur avait pas été présentée. Le juge Fennelly a bien précisé que le requérant ne demandait pas de dommages-intérêts et que, comme d'autres justiciables se trouvant dans une situation comparable, il sollicitait seulement l'interdiction de son procès. Eu égard aux importantes considérations d'intérêt public que soulève une demande d'interdiction d'un procès concernant des accusations pénales graves, il va sans dire que les principes pertinents et le critère juridique approprié ne sont pas identiques à ceux utilisés lors de l'examen d'une demande en indemnisation. L'affaire portée devant les juridictions internes se serait présentée sous un jour entièrement différent si le requérant avait déposé une demande de dommages-intérêts soit en lieu et place d'une demande en interdiction soit à titre subsidiaire dans le cadre de celle-ci. Le juge Fennelly a souligné qu'il n'était pas possible pour la Cour suprême, qui ne statue qu'en appel, de se prononcer dans l'abstrait sur la possibilité d'obtenir des dommages-intérêts à supposer qu'il en soit sollicité. Il a expressément déclaré que « [p]areille demande devrait d'abord être soumise à la High Court ». Une telle demande serait examinée, selon le juge Kearns (tel était son titre à l'époque), à l'issue d'un « examen très complet et approfondi dans une affaire se prêtant à pareille analyse ». Il est difficile d'imaginer ce que l'on pourrait exiger d'autre des juridictions internes sinon qu'elles examinent de manière approfondie une demande de dommages-intérêts pour violation du droit à être jugé avec célérité si et quand une telle demande se présente. Sauf à inciter les justiciables à engager des actions pour manquement à l'exigence de « délai raisonnable », on voit mal comment on pourrait citer des affaires concernant des demandes qui n'ont pas été formulées.
14.  La majorité reconnaît désormais implicitement que l'interprétation faite par la Cour des déclarations formulées par la Cour suprême dans l'affaire Barry c. Irlande n'était pas correcte (voir les paragraphes 23 et 53 de l'arrêt Barry et le paragraphe 110 du présent arrêt). Elle admet que ces déclarations n'étaient pas pertinentes pour l'appréciation de l'effectivité du recours constitutionnel en dommages-intérêts car elles ont été formulées dans le cadre d'une action en interdiction, où les critères juridiques et principes applicables sont – elle le reconnaît maintenant – « substantiellement différents » de ceux valables pour une action en indemnisation portant sur des délais fautifs. Il y a lieu de se féliciter de cette rectification, mais la mauvaise interprétation par la Cour des déclarations en question semble avoir joué un rôle central dans les conclusions auxquelles la Cour est parvenue dans cette affaire (paragraphe 53 de l'arrêt Barry).
L'argument de « l'immunité judiciaire »
15.  Le deuxième motif invoqué par la majorité pour rejeter le recours en indemnisation est le fait que l'Etat n'ait pas démontré qu'il était possible d'obtenir des dommages-intérêts dans le cas où un juge aurait pris un temps déraisonnable pour rendre une décision. La majorité s'appuie exclusivement sur certains extraits d'une décision de la High Court18 où celle-ci a débouté un plaignant qui avait engagé contre l'Etat une action en réparation de la violation alléguée de son droit à un procès équitable. Ayant jugé qu'il n'y avait pas eu violation de ce droit puisque « l'inéquité » avait été redressée en appel, le juge de la High Court a fait remarquer que l'immunité que la loi confère au juge dans de tels cas s'applique aussi à l'Etat si l'on cherche à le rendre directement responsable de l'erreur commise par le juge dans de telles circonstances. Ne pas accorder aussi l'immunité à l'Etat « dans les circonstances de la cause » constituerait une atteinte indirecte et collatérale à l'immunité des magistrats eux-mêmes.
16.  La majorité a estimé, « contrairement » à l'avis exprimé par la High Court dans l'affaire Kemmy, que l'immunité de poursuites dont jouissent les magistrats à titre personnel n'exonère pas l'Etat de la responsabilité d'indemniser un individu pour la durée excessive d'une procédure imputable en tout ou partie à des juges (paragraphe 121 de l'arrêt). Premièrement, il faut préciser que l'affaire en question n'avait rien à voir avec la question de la responsabilité de l'Etat pour lenteur juridictionnelle. Le juge McMahon a expressément déclaré qu'il n'y avait aucune allégation de lenteur et que, « en l'absence de cela », on ne pouvait rien reprocher à l'Etat. En outre, une lecture attentive de l'arrêt montre que la « distinction » soulignée par la majorité n'a en fait pas échappé au juge de la High Court. L'affaire dont ce dernier était saisi portait sur la question de l'immunité de l'Etat en cas d'inéquité alléguée d'un procès à cause d'une erreur commise par un juge. Ce n'était pas la responsabilité de l'Etat pour des lenteurs du système judiciaire qui était en jeu. En général, de telles lenteurs tendent à se produire lorsque l'Etat n'érige pas l'« échafaudage » voulu pour que l'administration de la justice soit efficace. Pareil échafaudage peut être fragile si l'Etat, par exemple, ne prévoit pas un nombre suffisant de juges ou ne met pas en place un système efficace de gestion des affaires. Dans l'affaire Kemmy, le juge de la High Court a expressément établi une distinction entre responsabilité en cas d'erreur commise par un juge (comme dans cette affaire) et responsabilité pour ce que l'on peut qualifier de carence du système. La majorité signale qu'elle omet certains passages dans la citation qu'elle fait au paragraphe 64 de l'arrêt ; or dans ces passages le juge a expressément dit que « l'Etat peut être tenu pour responsable s'il n'a pas mis en place l'échafaudage voulu », la question restant donc à trancher dans une affaire qui s'y prêterait.
17.  Etant donné qu'ils n'ont jamais été appelés à statuer sur une demande de dommages-intérêts pour durée excessive de procédure, les tribunaux irlandais n'ont jamais eu l'occasion d'élaborer une jurisprudence sur la responsabilité de l'Etat en cas de retard, dont le retard apporté à rendre des décisions. Néanmoins, la majorité a extrapolé à partir d'une affaire qui n'avait aucun rapport avec cette question pour conclure que le respect du principe de l'immunité judiciaire – un aspect fondamental de l'indépendance judiciaire – constituerait un obstacle à une demande de dommages-intérêts dirigée contre l'Etat pour un retard déraisonnable du système judiciaire. Ce faisant, elle contrecarre l'évolution naturelle de la jurisprudence interne, puisqu'elle a une longueur d'avance sur les juges nationaux, lesquels ne pourront se prononcer sur pareille question que lorsqu'elle se posera dans une affaire dont ils auront à connaître. La philosophie sous-jacente à la théorie de l'épuisement est qu'il doit être permis aux tribunaux internes de s'acquitter en premier de l'obligation de protéger les droits garantis par la Convention. Quant à la Cour, sa fonction se borne à contrôler que le droit interne respecte les exigences de la Convention. Cette répartition des responsabilités doit être observée si l'on veut que le mécanisme de sauvegarde des droits de l'homme fonctionne de manière efficace. Le bon équilibre entre l'ordre juridique national et l'ordre juridique international est rompu lorsque la Cour prend les devants et se livre à des suppositions quant à ce que les juridictions internes pourraient décider dans des affaires qui ne leur ont pas encore été soumises et lorsqu'elle ne renvoie pas les requérants devant ces juridictions afin qu'ils éprouvent tel ou tel recours qui offre « des chances raisonnables de succès ».
L'argument de la « durée » et des «  frais »
18.  Ses spéculations sur la « durée » et les « frais » relatifs à un recours indemnitaire ont conduit la majorité à conclure que le requérant n'était pas tenu d'user d'un tel recours. Il s'agit là de raisons plutôt nouvelles de lever l'obligation d'épuiser les recours. Concernant la durée, ce n'est que lorsque la procédure de redressement elle-même a été jugée trop longue (dix ans dans l'affaire Vaney c. France, no 53946/00, 30 novembre 2004) que la Cour a dispensé l'individu concerné de l'obligation d'épuisement. Or il n'y a eu aucun constat de ce genre en l'espèce puisqu'il n'y a pas eu de tentative d'utilisation du recours. Lorsqu'un requérant n'a jamais éprouvé un recours qui a manifestement « des chances raisonnables de succès », il ne convient pas que la Cour le dispense de l'obligation de le faire en se fondant simplement sur l'hypothèse que la durée risquerait d'en être excessive.
19.  Il est aussi relativement nouveau d'invoquer l'argument des « frais ». Un recours entraîne presque toujours des frais, quel que soit le système juridique, mais cela n'a jamais conduit la Cour à dispenser de l'obligation d'épuisement les requérants qui n'ont pas formé de recours ni à conclure à l'ineffectivité d'un recours aux fins de l'article 13. La Cour a déjà dit qu'un manque de ressources financières ne dispense pas un requérant de tenter d'engager une action en justice (Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, §§ 352-353, CEDH 2001-IV). Dans l'affaire D. c. Irlande (précitée, § 100), la Cour a expressément rejeté cet argument, qui avait été invoqué par la requérante, et déclaré que « le risque que le recours n'entraîne des frais ne constitue pas, par principe, une raison pour qualifier un recours constitutionnel d'ineffectif de manière générale ».
20.  A notre avis, le présent arrêt est tout à la fois contraire à la jurisprudence établie sur la question de l'épuisement des voies de recours internes et non convaincant dans son raisonnement sur l'ineffectivité du recours en indemnisation prévu en droit irlandais. En outre, il constitue une invitation, pour toutes les personnes ne réussissant pas à faire interdire leur procès pénal en Irlande, à simplement court-circuiter les juridictions internes et à saisir directement la Cour afin d'obtenir une indemnisation alors même que ces requérants pourraient facilement inclure dans leurs observations destinées aux juridictions internes une demande supplémentaire et/ou subsidiaire en vue d'obtenir une réparation au cas où leur demande d'interdiction du procès serait rejetée. Cet arrêt paraît imperméable aux déclarations expresses de la Cour suprême selon lesquelles la haute juridiction examinerait attentivement toute demande de dommages-intérêts pour violation du droit à être jugé avec célérité dont elle viendrait à être saisie.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE LÓPEZ GUERRA
(Traduction)
Je ne partage pas l'opinion de la majorité. En effet, selon moi, elle ne reflète pas la signification et l'importance que revêt le principe de subsidiarité dans les procédures devant la Cour.
On ne peut garantir en général le respect des droits de l'homme que si ceux-ci sont protégés de manière effective au niveau interne par les Etats. A cet égard, le rôle des autorités nationales, et notamment celui des juridictions internes, est décisif et justifie la disposition prévue à l'article 35 § 1 de la Convention selon laquelle la Cour « ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes ». Toute velléité de la Cour de se substituer dans ce rôle aux juridictions internes ne peut qu'avoir des effets indésirables en affaiblissant la fonction de défenseurs ordinaires et naturels des droits de l'homme que remplissent les tribunaux internes.
L'un des droits consacrés par l'article 6 § 1 de la Convention est certainement le droit à être jugé dans un délai raisonnable, et la Cour a souvent souligné qu'il y a lieu d'offrir des recours effectifs pour redresser les durées excessives de procédure. Ces recours peuvent être soit préventifs (pour éviter la prolongation indue d'une procédure) soit indemnitaires (pour réparer dans la mesure du possible les conséquences d'une durée excessive).
En ce qui concerne la présente espèce, je doute fortement que le requérant ait usé de tous les recours indemnitaires disponibles. Il s'est effectivement prévalu des recours préventifs à sa disposition (en demandant à deux reprises une interdiction du procès pour durée excessive de procédure). Toutefois, il n'a sollicité auprès d'aucun tribunal irlandais un recours indemnitaire qui lui aurait permis le cas échéant d'obtenir des dommages et intérêts à raison de la durée excessive de la procédure pénale. A cet égard, les juridictions irlandaises n'ont pas eu (ou ne se sont pas vu donner) l'occasion de rendre un jugement sur la possibilité d'octroyer en ce cas des dommages et intérêts pour durée excessive de procédure.
Le présent arrêt traite de la question de savoir s'il existait en droit irlandais un recours raisonnablement disponible permettant d'obtenir des dommages et intérêts, et parvient à la conclusion que tel n'est pas le cas. Or je ne suis pas convaincu qu'un tel recours n'existait (ou n'existe) pas. Le requérant s'est appuyé sur l'arrêt rendu par la Cour en l'affaire Barry pour dire qu'il n'existait pas de recours interne effectif en indemnisation pour redresser la durée excessive de procédure dont il se plaignait. Tout en étant convaincu que la confirmation par la Cour de ses précédents permet de 
garantir la sécurité juridique ainsi que la cohérence dans la protection des droits de l'homme énoncés dans la Convention assurée par la Cour, l'affaire en cause présente selon moi certaines caractéristiques qui la distinguent de l'affaire Barry.
Je ne doute pas que le principe jura novit curia s'applique aussi, de manière générale, aux procédures devant la Cour. Toutefois, eu égard au caractère particulier de ces procédures, qui portent sur des questions touchant tous les domaines du droit dans un large éventail d'ordres juridiques, les parties jouent un rôle important en fournissant des informations sur le droit en vigueur dans le système juridique interne qui peut se révéler pertinent dans leur cas. Pareille collaboration aide la Cour à prendre ses décisions en lui apportant une meilleure connaissance et une plus grande compréhension des particularités de chaque système.
En l'espèce, je pense que la pertinence des informations fournies aurait dû être prise en compte. Dans l'affaire Barry, comme la Cour le reconnaît dans le présent arrêt (au paragraphe 118), les observations du gouvernement irlandais au sujet de l'existence d'un recours constitutionnel en indemnisation étaient d'une « relative brièveté ». En l'espèce, en revanche, le représentant du Gouvernement s'est largement acquitté de la charge qui lui incombait de justifier son affirmation relative à l'existence de pareil recours en soumettant un avis très détaillé rédigé par un spécialiste renommé du droit constitutionnel irlandais. Selon moi, le raisonnement et les arguments contenus dans cet avis fournissent des preuves suffisantes de l'existence d'un recours constitutionnel en indemnisation dans l'ordre juridique irlandais, recours dont le requérant aurait dû se prévaloir avant de saisir la Cour.
Les informations fournies par le Gouvernement, étayées par de nombreuses extraits de la jurisprudence irlandaise, démontrent que 1) l'article 38 § 1 de la Constitution irlandaise, aux termes duquel « [t]oute personne faisant l'objet d'une accusation en matière pénale doit être jugée conformément à la loi », protège également le droit à être jugé avec célérité ; 2) conformément à un principe général de droit irlandais, les violations des droits garantis par la Constitution irlandaise peuvent être dénoncées en justice ; 3) d'après cet avis, l'ordre constitutionnel irlandais comporte désormais une jurisprudence assez développée au sujet de l'octroi de dommages et intérêts pour atteinte à des droits constitutionnels ; 4) en conséquence, « il apparaît donc clairement qu'un tel accusé peut engager contre l'Etat (ou ses agents) une action en dommages et intérêts lorsque son droit constitutionnel à être jugé avec diligence a été violé » (paragraphe 29 de l'avis en question).
Selon moi, ce n'est pas parce qu'il n'y a pas encore eu à ce jour d'affaire où des dommages et intérêts aient été alloués pour violation du droit à être jugé avec célérité qu'il n'existe pas de recours indemnitaire en l'occurrence. Le gouvernement irlandais a expliqué que, pour ce genre de violation, le redressement demandé était généralement l'interdiction du procès, et non des dommages et intérêts. Or aucune décision rejetant une demande de dommages et intérêts pour violation d'un tel droit n'a été soumise à l'appui de la thèse selon laquelle il est impossible de demander des indemnités pour redresser un délai excessif.
En bref, je considère que le gouvernement irlandais a en l'occurrence fourni suffisamment d'informations juridiques et jurisprudentielles pour que l'on puisse raisonnablement conclure qu'il existe dans l'ordre juridique irlandais un recours dans ce cas de figure – recours que le requérant aurait dû utiliser avant de soumettre sa requête à la Cour. C'est pourquoi j'aurais préféré que la Cour applique l'article 35 § 1 de la Convention et déclare la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes. Par ailleurs, il ressort des observations des parties (paragraphe 73 de l'arrêt), que le délai de prescription de six ans pour présenter une demande en dommages et intérêts pour violation alléguée de droits constitutionnels n'avait pas expiré, de sorte que le requérant pouvait se prévaloir de cette possibilité.
1.  CDL-AD(2006)036(rev) (original anglais – traduit en français).
2.  CDL(2006)026 intitulé « Replies to the Questionnaire on the Study on the Effectiveness of National Remedies in respect of Excessive Length of Proceedings » (Réponses au questionnaire sur l’étude de l’effectivité des recours internes en matière de durée excessive de procédures – n’existe qu’en anglais).
3.  Affaire The State (O’Connel) v Fawsitt [1986] IR 263.
4.  Observation faite également par le juge Fennelly dans l’affaire T.H. v DPP, précitée, et dans l’arrêt de la Cour suprême relatif à la présente affaire (rendu dans le cadre de la seconde action en interdiction).
5.  The State (Quinn) v Ryan [1965] IR 70 (selon les termes du juge O’Dalaigh, « les pouvoirs des juridictions sont aussi étendus que la défense de la Constitution l’exige) ; Byrne v Ireland [1972] IR 241 (d’après le juge Walsh « lorsque, par la Constitution, le peuple crée des droits à l’encontre de l’Etat ou impose des obligations à l’Etat, il y a lieu de considérer qu’il existe aussi un recours destiné à faire reconnaître ces droits (…) ») ; et Meskill v CIE [1973] IR 121 (selon le juge Walsh « le droit constitutionnel emporte son propre droit à un recours ou à l’exécution de celui-ci »).
6.  Entre autres Kearney v Ireland [1986] IR 116 (droit d’un détenu à communiquer) ; Kennedy v Ireland [1987] IR 587 (droit d’un journaliste au respect de sa vie privée) ; Conway v Irish National Teacher’s Association [1991] 2IR 305 (droit à l’enseignement primaire gratuit) ; Healy v Minister for Defence, High Court, 7 juillet 1994, non publié (droit à des procédures (de promotion) équitables) ; Walsh v Ireland, Cour suprême, 30 novembre 1994, non publié (droit à la liberté et à la réputation) ; Sinnott v Minister for Education [2001] 2IR 545 (droit à un enseignement primaire adapté) ; Gulyas v Minister for Justice, Equality and Law Reform [2001] 3IR 216 (droit à des procédures (d’immigration) équitables) ; et Redmond v Minister for the Environment (n° 2) [2006] 3IR 1 (droit électoraux).
7.  O’Donoghue v Legal Aid Board, précitée.
8.  Voir également l’affaire T.H. v DPP, précitée.
9.  [1998] 1IR 134.
10.  Redmond v Minister for the Environment (No. 2), précité (octroi d’une somme forfaitaire de 130 EUR en l’absence de preuve concrète d’un préjudice).
11.  Conway v Irish National Teacher’s Association, précité (octroi de sommes allant de 1 500 IR£ à 15 000 IR£ à titre de dommages et intérêts pour l’exemple à des enfants ayant manqué l’école).
12.  Voir l’article 38 § 1 de la Constitution.
13.  Voir en particulier la liste des affaires citées à la note 6 de l’arrêt.
14.  Kennedy c. Irlande [1987] IR 587, Sinnott v Minister for Education [2001] 2IR 545, Gulyas v Minister for Justice, Equality and Law Reform [2001] 3IR 216, O’Donoghue v Legal Aid Board [2004] IEHC 413, Gray v Minister for Justice [2007] IEHC 52, et Herrity v Associated Newspapers [Ireland] Ltd [2008] IEHC 249.
15.  Voir le paragraphe 62 du rapport de la Commission de Venise, où l’Irlande figure au nombre des pays dans lesquels existent à la fois des recours généraux et des recours particuliers. La conclusion de la Commission à cet égard ne se limite pas aux procédures civiles. Voir aussi le paragraphe 72 du rapport, qui mentionne l’Irlande parmi les pays où, en matière administrative, des recours destinés à accélérer les procédures coexistent avec des recours indemnitaires. La « procédure » dont la majorité a jugé la durée non conforme à l’exigence de « délai raisonnable » était en fait une procédure administrative (contrôle juridictionnel) que le requérant avait engagée pour tenter de faire interdire son procès.
16.  L'affaire Paroutis c. Chypre (n° 20435/02, 19 janvier 2006) est aussi citée au paragraphe 120 de l'arrêt comme appuyant la position de la majorité (« et ce même dans le cadre d’un système juridique inspiré de la common law et doté d’une constitution écrite »). Or cette affaire se démarque aisément de la présente cause sur de nombreux points, et notamment en ce qu'elle ne renvoie à aucune jurisprudence constante démontrant l'existence d'un droit établi à être indemnisé par l'Etat en cas d'atteinte à des droits constitutionnels. Pareil droit à indemnisation a au contraire été amplement démontré en l'espèce et il est étayé par l'avis d'un expert indépendant, qui n'a pas été contesté par d'autres experts.
17.  Pour autant qu’il existe une jurisprudence interne, elle va dans un sens totalement opposé à la conclusion de la majorité selon laquelle un recours en indemnisation ne serait pas « effectif ». Dans l’affaire Kelly v Legal Aid Board, la High Court s’est explicitement référée à la jurisprudence de la Cour en matière de « délai raisonnable » pour allouer des dommages-intérêts à un plaignant qui avait attendu deux ans pour obtenir l’assistance judiciaire afin d’ester en justice. Dans la mesure où l’affaire Kelly est la seule où des dommages-intérêts aient été demandés et alloués, il n’y a aucune raison de croire qu’un tel recours ne serait pas effectif si d’autres justiciables s’en prévalaient.
18.  Kemmy v Ireland and the Attorney General [2009] IEHC 178.
ARRÊT MC FARLANE c. IRLANDE
ARRÊT MC FARLANE c. IRLANDE 
ARRÊT MC FARLANE c. IRLANDE
ARRÊT MC FARLANE c. IRLANDE – OPINIONS SÉPARÉES 
ARRÊT MC FARLANE c. IRLANDE – OPINIONS SÉPARÉES
ARRÊT MC FARLANE c. IRLANDE – OPINIONS SÉPARÉES


Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exception préliminaire jointe au fond et rejetée (non-épuisement des voies de recours internes) ; Partiellement irrecevable ; Violation de l'art. 13 ; Violation de l'art. 6-1 ; Préjudice moral - réparation

Analyses

(Art. 13) RECOURS EFFECTIF, (Art. 35-1) EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES, (Art. 6) PROCEDURE PENALE


Parties
Demandeurs : McFARLANE
Défendeurs : IRLANDE

Références :

Origine de la décision
Formation : Cour (grande chambre)
Date de la décision : 10/09/2010
Date de l'import : 21/06/2012

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 31333/06
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2010-09-10;31333.06 ?

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