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02/11/2010 | CEDH | N°3976/05

CEDH | AFFAIRE SERIFE YIGIT c. TURQUIE


GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE ŞERİFE YİĞİT c. TURQUIE
(Requête no 3976/05)
ARRÊT
STRASBOURG
2 novembre 2010
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Şerife Yiğit c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Jean-Paul Costa, président,   Christos Rozakis,   Nicolas Bratza,   Peer Lorenzen,   Josep Casadevall,   Corneliu Bîrsan,   Nina Vajić,   Anatoly Kovler,   Dean Spielmann,   Renate Jaeger,   Sverre Erik

Jebens,   David Thór Björgvinsson,   Ján Šikuta,   Luis López Guerra,   Nona Tsotsoria,   Ann Power,   Iş...

GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE ŞERİFE YİĞİT c. TURQUIE
(Requête no 3976/05)
ARRÊT
STRASBOURG
2 novembre 2010
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Şerife Yiğit c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Jean-Paul Costa, président,   Christos Rozakis,   Nicolas Bratza,   Peer Lorenzen,   Josep Casadevall,   Corneliu Bîrsan,   Nina Vajić,   Anatoly Kovler,   Dean Spielmann,   Renate Jaeger,   Sverre Erik Jebens,   David Thór Björgvinsson,   Ján Šikuta,   Luis López Guerra,   Nona Tsotsoria,   Ann Power,   Işıl Karakaş, juges,  et de Vincent Berger, jurisconsulte,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 décembre 2009 et le 8 septembre 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 3976/05) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Şerife Yiğit (« la requérante »), a saisi la Cour le 6 décembre 2004 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  La requérante, qui a été admise au bénéfice de l'assistance judiciaire, a été représentée par Mes M.S. Tanrıkulu et N. Kırık, avocats à Diyarbakır et Hatay respectivement. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3.  Invoquant l'article 8 de la Convention, la requérante alléguait que, ayant vécu maritalement sous le régime dit « du mariage religieux » (imam nikâhı) avec son compagnon, avec lequel elle avait eu six enfants, elle ne bénéficiait pas des droits de retraite (pension de réversion) et de santé (sécurité sociale) de son compagnon décédé en 2002, contrairement à ses enfants, issus de cette union non reconnue par la loi et les tribunaux nationaux.
4.  La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 20 janvier 2009, une chambre de ladite section, composée des juges dont le nom suit : Françoise Tulkens, Ireneu Cabral Barreto, Vladimiro Zagrebelsky, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, András Sajó, Işıl Karakaş, ainsi que de Sally Dollé, greffière de section, a rendu un arrêt concluant, par quatre voix contre trois, à la non-violation de l'article 8 de la Convention.
5.  Le 14 septembre 2009, à la suite d'une demande de la requérante du 7 avril 2009, le collège de la Grande Chambre a décidé de renvoyer l'affaire à la Grande Chambre en vertu de l'article 43 de la Convention.
6.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
7.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire.
8.  Une audience s'est déroulée en public au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 16 décembre 2009 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement  Mme Ş. AKİPEK,  conseil,  M.  M. ÖZMEN,  co-agent,   Mmes A. EMÜLER,   M. AKSEN,  M. T. TAŞKIN,  conseillers ;
–  pour la requérante  Me  M.S. TANRIKULU,    Me  N. KIRIK,  conseils,  M.  İ. SEVİNÇ,  conseiller.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me Kırık, Me Tanrıkulu, Mme Akipek et M. Özmen.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
9.  La requérante est née en 1954 et réside à İslahiye.
10.  Elle fut la compagne d'Ömer Koç (Ö.K.), exploitant agricole, avec lequel elle contracta un mariage religieux en 1976 et eut six enfants. Ö.K. décéda le 10 septembre 2002. Selon les dires de la requérante, le 10 septembre 2002, alors qu'elle et son compagnon se préparaient à célébrer officiellement leur mariage, Ö.K. était décédé des suites d'une maladie.
A.  L'action introduite devant le tribunal de grande instance
11.  Le 11 septembre 2003, la requérante introduisit devant le tribunal de grande instance d'İslahiye, en son nom et au nom de sa fille Emine, une action visant à la rectification du registre d'état civil la concernant. Elle demandait la reconnaissance de son mariage religieux avec Ö.K. et l'inscription de sa fille au registre d'état civil en tant que fille du de cujus.
12.  Par un jugement du 26 septembre 2003, le tribunal de grande instance rejeta la demande de la requérante relative à son mariage religieux mais accepta l'inscription d'Emine en tant que fille d'Ö.K. Aucun pourvoi n'ayant été formé, ce jugement passa en force de chose jugée.
B.  L'action introduite devant le tribunal du travail
13.  A une date qui n'a pas été spécifiée, la requérante demanda à la caisse de retraite (« Bağ-Kur ») de Hatay, pour elle-même et pour sa fille Emine, le bénéfice d'une pension de réversion et de droits de santé au titre de son défunt compagnon. La caisse de retraite rejeta la demande de l'intéressée.
14.  Le 20 février 2003, la requérante introduisit une action en annulation devant le tribunal du travail d'İslahiye. Le 20 mai 2003, ledit tribunal se déclara incompétent ratione loci au profit du tribunal du travail de Hatay.
15.  Par un jugement du 21 janvier 2004, se fondant sur le jugement rendu par le tribunal de grande instance d'İslahiye, le tribunal du travail de Hatay constata que le mariage de l'intéressée avec Ö.K. n'avait pas été validé. En conséquence, le mariage n'étant pas reconnu légalement, la requérante ne pouvait être subrogée dans les droits du de cujus. En revanche, le tribunal annula la décision de la caisse de retraite pour autant qu'elle concernait Emine. Il octroya à cette dernière le droit de bénéficier de la pension et des droits de santé de son défunt père.
16.  Le 10 février 2004, la requérante forma un pourvoi devant la Cour de cassation. Elle soutint que la copie du registre d'état civil faisait état de sa qualité d'épouse d'Ö.K., inscrit au registre du village de Kerküt. Elle expliqua qu'en 1976 elle s'était mariée avec Ö.K. conformément aux usages et coutumes ; que six enfants étaient nés de cette union ; que les cinq premiers avaient été inscrits au registre d'état civil du père en 1985, alors que la dernière, Emine, née en 1990, avait été inscrite sur le registre d'état civil de sa mère en 2002. L'intéressée déclara qu'elle ne bénéficiait ni des droits à pension ni des droits de santé de son défunt compagnon, à la différence de ses six enfants.
17.  Par un arrêt du 3 juin 2004, notifié à la requérante le 28 juin 2004, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A.  La législation
1.  Le code civil
18.  L'article 134 du code dispose :
« L'homme et la femme qui souhaitent contracter mariage doivent s'adresser ensemble à l'officier de l'état civil du lieu où l'un d'entre eux est domicilié.
L'officier de l'état civil, [qui doit procéder à la célébration du mariage], est le maire s'il s'agit d'une municipalité ou bien le fonctionnaire que le maire désigne à cet effet, le muhtar s'il s'agit d'un village. »
19.  Les articles 135 à 144 du code civil définissent les conditions de fond et de forme de la célébration d'un mariage entre un homme et une femme.
20.  L'article 143 du code civil est libellé comme suit :
« Au terme de la cérémonie du mariage [civil], le fonctionnaire remet au couple un livret de famille.
La célébration religieuse du mariage ne peut pas avoir lieu sans la présentation du livret de famille.
La validité du mariage [civil] n'est pas liée à la célébration religieuse du mariage. »
21.  L'article 176 § 3 du code civil, qui concerne l'indemnité et la pension alimentaires, dispose que le versement d'une indemnité ou d'une pension alimentaire sous forme de rente cesse d'être dû lors du remariage du créancier ou du décès de l'une des deux parties, ou encore si le créancier vit en fait comme étant marié sans toutefois avoir contracté de mariage, s'il n'est plus dans l'indigence ou encore s'il mène une vie inconvenante.
2.  Le code pénal
22.  L'alinéa 6 de l'article 230 du code pénal énonce :
« Quiconque célèbre un mariage religieux sans avoir vu le document attestant que le mariage a été contracté conformément à la loi est puni d'une peine d'emprisonnement d'une durée allant de deux à six mois. »
3.  Le code des obligations
23.  L'article 43 du code des obligations concerne la fixation du montant de l'indemnité suivant les circonstances et la gravité de la faute. L'article 44 du code porte sur la réduction du montant à accorder. L'article 45 a trait à l'octroi de dommages et intérêts en cas de décès : si, du fait de la mort de l'intéressé, d'autres personnes ont été privées de son soutien, ces dernières doivent être indemnisées de la perte résultant de cet évènement.
4.  La loi sur la sécurité sociale
24.  L'article 23 alinéas b) et c) de la loi no 506 sur la sécurité sociale indique quelles sont les personnes qui peuvent toucher une pension de réversion au titre d'un conjoint décédé (s'il y a eu mariage civil).
25.  Les articles 32 à 34 de la loi no 5510 sur la sécurité sociale et la santé en général précisent les conditions auxquelles les ayants droit du défunt (s'il y a eu mariage civil) peuvent bénéficier d'une pension de réversion, ainsi que le mode de calcul de celle-ci.
5.  La loi no 5251 du 27 octobre 2004 sur l'organisation et les fonctions de la Direction générale du statut de la femme
26.  L'objet de cette loi est de protéger les droits sociaux, économiques, culturels et politiques des femmes ainsi que de lutter contre toutes formes de discrimination contre elles et d'améliorer leur niveau d'éducation.
6.  La loi no 3716 du 8 mai 1991 sur le mode d'enregistrement correct de la filiation des enfants nés dans le mariage ou hors du mariage ainsi que des enfants issus d'une union non fondée sur un acte de mariage
27.  Comme l'indique son intitulé, cette loi (abrogée le 16 mai 1996) avait pour objets l'inscription sur le registre de l'état civil du père ou de la mère des enfants nés dans les liens ou hors des liens du mariage civil ainsi que la régularisation de la situation des enfants issus d'un couple n'ayant pas contracté de mariage civil. Le nouveau code civil, entré en vigueur le 8 décembre 2001, ne fait plus de distinction entre les enfants nés dans le mariage et ceux nés hors du mariage.
B.  La jurisprudence
1.  La Cour de cassation
28.  Par un arrêt du 28 mai 2007 (E. 2007/289, K. 2007/8718), la 21e chambre de la Cour de cassation a infirmé un jugement de première instance au motif qu'il convenait, sur le fondement des articles 43 et 44 du code des obligations, d'allouer une indemnité à une femme mariée sous le régime religieux, le concubin de celle-ci étant décédé à la suite d'un accident du travail.
29.  Par un arrêt du 11 septembre 1990 (E. 1990/4010, K. 1990/6972), la 10e chambre de la Cour de cassation a infirmé un jugement de première instance qui avait accordé une indemnité à une femme mariée sous le régime religieux, à la suite de la mort de son concubin dans un accident du travail. Après avoir rappelé que le mariage est une institution légale, que l'union religieuse de deux personnes de sexe opposé ne peut pas être reconnue comme étant un mariage, que l'article 23 alinéas c) et b) de la loi no 506 sur la sécurité sociale n'alloue une indemnité qu'aux enfants nés dans les liens du mariage ou issus d'une union autre que le mariage, la Cour de cassation a conclu que les enfants pouvaient bénéficier des droits de sécurité sociale de leur défunt père mais non la concubine. En l'absence de législation en la matière, l'organisme de sécurité sociale pouvait demander la restitution des sommes versées à tort à l'intéressée après le décès de son concubin.
30.  Par un arrêt du 11 décembre 2003 (E. 2003/14484, K. 2003/14212), se fondant sur l'article 176 § 3 du code civil, la 3e chambre de la Cour de cassation a infirmé un jugement rendu par les juges du fond, au motif que l'ex-époux n'avait plus à verser de pension alimentaire à l'épouse divorcée dès lors que celle-ci vivait de fait comme étant mariée (même s'il n'y avait pas d'acte de mariage) avec un tiers et que de cette union de fait était né un enfant.
31.  Par un arrêt du 6 juin 2000 (E. 2000/3127, K. 2000/4891), la 4e chambre de la Cour de cassation a infirmé un jugement du tribunal correctionnel ayant relaxé un imam qui avait célébré un mariage religieux sans avoir vérifié le document attestant qu'un mariage civil avait eu lieu conformément à la loi.
2.  Le Conseil d'Etat
32.  Par un arrêt du 17 octobre 1997 (E. 1995/79 K. 1997/479), l'assemblée générale des chambres réunies du Conseil d'Etat (Danıştay Dava Daireleri Genel Kurulu) a confirmé un jugement du tribunal de première instance, infirmant ainsi l'arrêt de la 10e chambre du Conseil d'Etat, au motif qu'il fallait allouer aux enfants et à la femme mariée sous le régime religieux une indemnité en raison du décès accidentel du concubin (à la suite de coups de feu tirés par des policiers, en marge d'une manifestation). L'assemblée générale a constaté que l'action avait été intentée par la concubine en son nom propre et en celui de ses enfants ; que de l'union consécutive à un mariage religieux étaient issus quatre enfants ; que le décès du concubin avait privé la mère et les enfants du soutien financier (destekten yoksun kalma tazminatı) du père de famille. Elle a précisé que, même si le droit national ne permettait pas de protéger ou de valider une telle union, ce couple avait eu des enfants, lesquels avaient été inscrits au nom de leurs parents sur le registre d'état civil et que le de cujus avait subvenu aux besoins de la famille. En raison du décès du concubin, une indemnité était donc allouée à la mère et à ses enfants.
3.  Observations sur le droit et la jurisprudence internes
33.  L'union découlant du mariage religieux étant une réalité sociale, les juges, lorsqu'il s'agit d'accorder une indemnité à la femme survivante dans un couple marié religieusement, appliquent deux principes de responsabilité civile :
a)  l'indemnité pour dommages matériel et moral (maddi ve manevi tazminat), fondée sur les articles 43 et 44 du code des obligations ;
b)  l'indemnité pour perte de soutien financier (destekten yoksun kalma tazminatı) à la suite d'un décès, fondée sur l'article 45 du code des obligations.
34.  Dans le contexte particulier de l'article 176 § 3 du code civil, le législateur se réfère à la situation d'une personne qui vit de fait avec une autre comme étant mariée alors qu'il n'y a pas eu mariage civil. En pratique, cela renvoie au mariage religieux : dans ce cas, le débiteur n'a plus à verser la pension alimentaire à l'autre partie dans les situations visées (paragraphe 21 ci-dessus). Toutefois, la Cour de cassation refuse l'allocation des deux indemnités citées au paragraphe précédent dans le cadre d'une union homosexuelle ou d'une relation adultérine, jugées contraires à la morale (voir, par exemple, l'arrêt de la 21e chambre de la Cour de cassation du 11 octobre 2001, E. 2001/6819, K. 2001/6640).
35.  En dehors du mariage civil, le législateur ne reconnaît aucune forme de communauté de vie ou d'union, hétérosexuelle ou homosexuelle. La jurisprudence nationale fait une application très stricte de la loi. L'application des principes généraux du code civil et du code des obligations ne peut pas être interprétée comme une reconnaissance implicite ou de facto du mariage religieux. Bien qu'elles allouent à la concubine survivante des indemnités fondées sur les principes généraux de la responsabilité civile – lesquels principes ne peuvent pas être assimilés à ceux régissant la sécurité sociale ou le mariage civil –, les juridictions nationales ne lui accordent jamais de pension de réversion ou de droits de sécurité sociale au titre du défunt concubin.
C.  Le contexte de l'affaire
1.  Historique
36.  Le droit islamique requiert nécessairement pour le mariage religieux la présence de deux témoins masculins (ou, le cas échéant, d'un homme et de deux femmes). Le mariage religieux se concrétise rituellement par le simple échange des consentements devant témoins, sans que soit exigée la présence d'un religieux (imam ou assimilé) ou la rédaction d'un acte officiel. Sous l'Empire ottoman, après une décision de l'autorité religieuse sunnite, le cheikh-ul-islam, la présence d'un imam ou d'un kadı (juge) fut rendue obligatoire pour toute célébration d'un mariage, sous peine de sanctions. Cette pratique étant largement passée dans les mœurs, de nos jours la présence de l'imam est requise. Par ailleurs, le mariage musulman comprend aussi un élément matériel, la dot (mahr).
37.  Le droit musulman, si l'on met à part certaines circonstances particulières (le décès du conjoint, par exemple), ne reconnaît comme mode de dissolution du lien matrimonial que la répudiation (talâk). Il s'agit d'un acte unilatéral de l'époux, lequel renvoie son épouse et ce faisant met un terme au lien conjugal. Pour cela, l'époux prononce la formule de répudiation de façon explicite devant sa femme, ce par trois fois (par exemple : « je te répudie » ou « tu es répudiée »).
2.  La République
38.  La République de Turquie s'est construite autour de la laïcité. Avant et après la proclamation de la République, le 29 octobre 1923, la séparation des sphères publique et religieuse fut obtenue par plusieurs réformes révolutionnaires : le 3 mars 1923, le califat fut aboli ; le 10 avril 1928, la disposition constitutionnelle selon laquelle l'islam était la religion d'Etat fut supprimée ; enfin, par une révision constitutionnelle intervenue le 5 février 1937, le principe de laïcité acquit valeur constitutionnelle (article 2 de la Constitution de 1924 et article 2 des Constitutions de 1961 et 1982). Le principe de laïcité s'inspirait de l'évolution de la société ottomane au cours de la période qui se situe entre le XIXe siècle et la proclamation de la République (Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, §§ 30-32, CEDH 2005-XI).
39.  L'un des grands acquis du code civil est d'avoir institué le mariage civil obligatoire monogamique entre un homme et une femme. Il impose le principe selon lequel un mariage civil doit être célébré préalablement à un mariage religieux. Le nouveau code civil, entré en vigueur le 8 décembre 2001, ne réglemente pas les communautés de vie autres que le mariage. Le Parlement a fait le choix de ne pas légiférer dans ce domaine.
3.  La Direction des affaires religieuses
40.  Selon la Direction des affaires religieuses (Diyanet İşleri Başkanlığı), les imams, nommés par elle, ont l'obligation expresse de vérifier que les futurs époux ont bien au préalable contracté un mariage civil devant un officier d'état civil. La célébration « religieuse » du mariage devant un imam de cette Direction est une simple formalité et ne comporte pas de solennité particulière. En la matière, il y a primauté du mariage civil sur le mariage religieux.
III.  LE DROIT COMPARÉ
41.  Sur les trente-six Etats qui ont fait l'objet d'une étude de droit comparé, quatorze (Chypre, Danemark, Espagne, Finlande, Grèce, Irlande, Italie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Portugal, République tchèque et Royaume-Uni) reconnaissent certaines formes – variables – de mariage religieux. Le mariage uniquement religieux n'est pas reconnu et s'apparente à une union libre dans les pays suivants : Albanie, Allemagne, Arménie, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Estonie, France, Géorgie, Hongrie, Luxembourg, « l'ex-République yougoslave de Macédoine », Moldova, Monaco, Pays-Bas, Roumanie, Serbie, Slovénie, Suisse et Ukraine.
42.  Sur trente-six Etats, quatre reconnaissent explicitement les unions libres, à savoir la France, la Grèce, le Portugal et la Serbie. D'autres, sans les reconnaître explicitement, leur confèrent des effets juridiques plus ou moins étendus : l'Autriche, la Belgique, le Danemark, la Hongrie, l'Italie, les Pays-Bas, la République tchèque, la Slovénie et la Suisse. En revanche, la majorité des Etats étudiés ne reconnaissent pas du tout les unions libres (Albanie, Allemagne, Arménie, Azerbaïdjan, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Chypre, Estonie, Finlande, Géorgie, Irlande, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, « l'ex-République yougoslave de Macédoine », Malte, Moldova, Monaco, Pologne, Roumanie, Royaume-Uni et Ukraine).
43.  Dans vingt-quatre pays (Allemagne, Arménie, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Chypre, Espagne, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Luxembourg, « l'ex-République yougoslave de Macédoine », Moldova, Monaco, Pays-Bas, Pologne, République tchèque, Roumanie, Serbie, Slovénie, Suisse et Ukraine), la législation nationale reconnaît au conjoint survivant la possibilité de bénéficier, à certaines conditions, de la sécurité sociale de l'époux (épouse) décédé(e). Seuls six d'entre eux (à savoir l'Autriche, la Belgique, l'Espagne, la France, la Hongrie et les Pays-Bas) étendent cette possibilité aux concubins. Dans la majorité des Etats membres du Conseil de l'Europe, seuls les époux ayant contracté un mariage civil bénéficient des droits de santé de leur conjoint décédé, ce qui exclut donc les concubins.
44.  Une pension de réversion peut être attribuée au concubin survivant, à certaines conditions, au Danemark, en Espagne, en Hongrie, aux Pays-Bas, au Portugal et en Slovénie. La grande majorité des Etats qui connaissent la pension de réversion n'en font pas bénéficier les concubins.
EN DROIT
I.  SUR L'EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
A.  L'arrêt de la chambre
45.  Devant la chambre, le Gouvernement avait soulevé une exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il expliquait que la requérante avait introduit devant le tribunal de grande instance d'İslahiye une action visant à l'obtention de la reconnaissance de son mariage religieux avec son défunt concubin. Cette action avait été rejetée par le tribunal saisi, et l'intéressée n'avait pas contesté ce jugement devant la Cour de cassation.
46.  Dans son arrêt, la chambre a rejeté l'exception préliminaire du Gouvernement en raisonnant comme suit :
« 19.  La Cour constate que la requérante se plaint de ce que sa demande relative à la pension de retraite ainsi qu'aux droits de santé de son défunt compagnon a été rejetée par le tribunal du travail de Hatay le 21 janvier 2004. Ce jugement a été confirmé par l'arrêt de la Cour de cassation du 3 juin 2004, notifié à la requérante le 28 juin 2004, alors que l'intéressée a introduit sa requête le 6 décembre 2004, dans le délai de six mois visé à l'article 35 § 1 de la Convention. Partant, cette exception du Gouvernement doit être rejetée. »
B.  Thèses des parties
47.  Devant la Grande Chambre, le Gouvernement reprend la même exception préliminaire.
48.  Faisant valoir qu'elle a été déboutée par les juridictions nationales lorsqu'elle a demandé à bénéficier des droits à une pension de réversion et à la sécurité sociale au titre de son concubin, la requérante soutient qu'elle a épuisé les voies de recours internes.
C.  Appréciation de la Cour
49.  La Cour observe qu'après le décès de son concubin, la requérante a d'abord introduit, devant le tribunal de grande instance d'İslahiye, une action en rectification du registre d'état civil la concernant, action par laquelle elle demandait la reconnaissance de son mariage religieux et l'inscription de sa fille au registre d'état civil comme étant la fille de son concubin. Elle a ensuite engagé une autre action, cette fois devant le tribunal du travail de Hatay, en vue d'obtenir des droits à une pension de réversion et à la sécurité sociale au titre de son défunt concubin. Ainsi, se plaignant en substance de n'avoir pas bénéficié de tels droits, la requérante a formé sans succès un recours adéquat et disponible devant le tribunal du travail de Hatay, dont le jugement a été confirmé par la Cour de cassation.
50.  Dès lors, la Grande Chambre souscrit à la conclusion de la chambre. Elle rappelle à cet égard qu'un requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants et que, lorsqu'une voie de recours a été utilisée, l'usage d'une autre voie dont le but est pratiquement le même n'est pas exigé (Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, CEDH 2009-..., et Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 58, CEDH 2009-...). Il s'ensuit que l'exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes ne saurait être accueillie.
II.  SUR LA NATURE DU GRIEF DE LA REQUÉRANTE
51.  La Grande Chambre observe que la chambre a examiné le grief de la requérante sous l'angle de l'article 8 de la Convention seulement. Toutefois, il y a lieu de rappeler que la juridiction de la Grande Chambre ne se trouve délimitée que par la décision de la chambre sur la recevabilité de la requête (Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 23, CEDH 2003-V, et Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 32, CEDH 2004-III). A l'intérieur du cadre ainsi tracé, la Grande Chambre peut traiter toute question de fait ou de droit qui surgit pendant l'instance engagée devant elle (Powell et Rayner c. Royaume-Uni, 21 février 1990, § 29, série A no 172, Philis c. Grèce (no 1), 27 août 1991, § 56, série A no 209, Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44 in fine, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, et Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 48, CEDH 2009-...).
52.  En outre, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour n'est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements. En vertu du principe jura novit curia, elle a par exemple examiné d'office plus d'un grief sous l'angle d'un article ou d'un paragraphe que n'avaient pas invoqué les parties, et même d'une clause au regard de laquelle la Cour l'avait déclaré irrecevable tout en le retenant sur le terrain d'une autre. Un grief se caractérise par les faits qu'il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués (Scoppola, précité, § 54, Powell et Rayner, précité, § 29, et Guerra et autres, précité, § 44). Par l'effet de l'article 43 de la Convention, c'est l'ensemble de l'affaire, comprenant tous les aspects de la requête précédemment examinés par la chambre, qui est renvoyé devant la Grande Chambre, laquelle se prononcera par un nouvel arrêt (voir, parmi d'autres, Göç c. Turquie [GC], no 36590/97, § 36, CEDH 2002-V). La Grande Chambre peut agir de même en l'espèce.
53.  C'est pourquoi la Grande Chambre a invité les parties à aborder également, dans leurs observations et plaidoiries devant elle, le point de savoir si l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1 avait été respecté en l'espèce. A la lumière de celles-ci, elle estime qu'il y a lieu d'examiner d'abord le grief de la requérante sous l'angle des dispositions mentionnées.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
54.  Dans le cadre de l'invitation mentionnée au paragraphe précédent, la requérante soutient que le refus des juridictions nationales de lui accorder le bénéfice des droits à une pension de réversion et à la sécurité sociale au titre de son défunt concubin a méconnu l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1.
L'article 14 de la Convention est ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
L'article 1 du Protocole no 1 dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens (...)
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A.  Sur l'applicabilité de l'article 14 combiné avec l'article 1 du Protocole no 1
55.  L'article 14 de la Convention n'a pas d'existence indépendante puisqu'il vaut uniquement pour la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome. Pour que l'article 14 trouve à s'appliquer, il suffit que les faits du litige tombent sous l'empire de l'une au moins desdites clauses (Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 40, CEDH 2000-IV, et Koua Poirrez c. France, no 40892/98, § 36, CEDH 2003-X ; voir aussi Fretté c. France, no 36515/97, § 31, CEDH 2002-I, et la jurisprudence qui s'y trouve mentionnée).
56.  S'agissant de l'applicabilité de l'article 1 du Protocole no 1, la Cour a constaté dans l'affaire Stec et autres c. Royaume-Uni ((déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 42 à 56, CEDH 2005-X) que cette disposition n'impose pas aux Etats d'instaurer un régime de sécurité sociale ou de pensions mais que, dès lors qu'un Etat contractant met en place une législation prévoyant le versement automatique d'une prestation sociale – que l'octroi de cette prestation dépende ou non du versement préalable de cotisations –, cette législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial relevant du champ d'application de l'article 1 du Protocole no 1 pour les personnes remplissant ces conditions.
57.  En l'espèce, la requérante se plaint d'avoir été privée d'une pension de réversion et des droits à la sécurité sociale au titre de son défunt concubin pour un motif discriminatoire couvert, selon elle, par l'article 14, à savoir son statut de femme mariée sous le régime religieux.
58.  La Cour note qu'en application de la loi nationale sur la sécurité sociale, seule le conjoint marié conformément au code civil hérite des droits sociaux du défunt époux. Elle relève ensuite qu'il ressort de la jurisprudence bien établie des juridictions nationales, fondée sur le droit commun de la responsabilité civile tel que défini par les dispositions pertinentes du code civil ou du code des obligations, que les droits à la pension de retraite et à la sécurité sociale ne peuvent pas être accordés au survivant s'il n'y a pas eu de mariage civil. Toutefois, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle, même si l'article 1 du Protocole no 1 ne comporte pas un droit à percevoir des prestations sociales, de quelque type que ce soit, lorsqu'un Etat décide de créer un régime de prestations il doit le faire d'une manière compatible avec l'article 14 (Stec et autres, précitée, § 55). En l'espèce, la requérante se plaint de ne pas avoir bénéficié des droits à la pension de retraite et à la sécurité sociale de son défunt conjoint pour un motif discriminatoire au sens de l'article 14 de la Convention.
59.  En conséquence, l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1 s'applique en l'espèce.
B.  Sur l'observation de l'article 14 combiné avec l'article 1 du Protocole no 1
1.  Thèses des parties
a)  Le Gouvernement
60.  Tout d'abord, le Gouvernement soutient que la réglementation du mariage, qui est conforme à l'article 12 de la Convention, relève de la marge d'appréciation de l'Etat. Le mariage civil est clairement défini par les dispositions du code civil. Seules les personnes ayant contracté pareil mariage peuvent jouir des droits qui s'y attachent. C'est pourquoi l'action que la requérante a introduite devant le tribunal du travail de Hatay afin d'obtenir le bénéfice des droits sociaux de son défunt concubin a été rejetée pour absence de mariage civil. Les droits à une pension de réversion ou à la sécurité sociale ne sont pas régis par les règles successorales fixées par le code civil. La loi nationale sur la sécurité sociale dispose que le conjoint légitime survivant d'un mariage civil et ses enfants peuvent hériter de tels droits.
61.  Ensuite, le Gouvernement souligne l'importance du principe de laïcité, qui a valeur constitutionnelle. Il n'est pas possible d'attacher des conséquences légales à l'application de règles religieuses. L'objectif du législateur est d'empêcher le mariage religieux en protégeant l'unité de base la plus importante de la société, à savoir la famille. Etant un Etat laïque, la Turquie ne reconnaît pas le mariage religieux. Dans une situation similaire où la femme travaille et non l'homme, celui-ci ne bénéficiera pas non plus d'une pension de réversion et des droits de sécurité sociale au titre de la femme décédée. Le mariage religieux désavantage la femme par rapport à l'homme. Pour éviter toute discrimination et accorder les mêmes droits à la femme et à l'homme, le législateur impose la célébration du mariage civil avant le mariage religieux. La loi régissant le mariage civil n'apporte pas de restriction particulière au droit à se marier. Le législateur ne peut pas non plus obliger les personnes vivant ensemble à se marier conformément au code civil.
62.  Le Gouvernement considère que les autorités internes n'ont pas soumis la requérante à un traitement discriminatoire par rapport à d'autres personnes se trouvant dans une situation similaire. Aucune disposition du droit national ne prévoit que le « compagnon survivant » ou le « partenaire survivant » peut bénéficier d'une pension de réversion ou de droits sociaux en tant qu'héritier du défunt. La principale différence entre le mariage religieux et le mariage civil est que le premier n'est pas reconnu par la loi. En fait, un mariage religieux n'est pas enregistré. Les personnes souhaitant célébrer pareille union peuvent le faire mais seulement après avoir contracté un mariage civil. L'article 230 du code pénal sanctionne toute personne qui célèbre un mariage religieux avant le mariage civil. L'objet de cet article est de protéger les femmes de la polygamie. Si le mariage religieux devait être considéré comme légal, il faudrait en reconnaître toutes les conséquences religieuses, par exemple le fait qu'un homme peut épouser quatre femmes. Le seul moyen d'éviter cela est de promouvoir le mariage civil et de ne pas attacher de droits au statut du mariage religieux. Un autre argument juridique milite contre le mariage religieux : le principe de la présomption de paternité. Cette présomption repose sur l'existence d'un mariage civil. Par ailleurs, la reconnaissance d'un enfant par son père n'entraîne pas la régularisation du mariage religieux de celui-ci. La requérante a eu la possibilité de contracter un mariage civil pour pouvoir bénéficier des droits à une pension de réversion et à la sécurité sociale en cas de décès de son concubin.
63.  Enfin, le Gouvernement estime qu'il faut faire la distinction entre une demande de dommages et intérêts sur le terrain du droit privé et une demande visant à l'obtention d'une pension de réversion et d'autres droits sociaux selon les règles de droit public. En droit public, pour obtenir de tels droits il faut qu'il existe un lien légal. Le mariage religieux n'étant pas reconnu, la requérante ne peut pas prétendre, juridiquement, au bénéfice d'une pension de réversion ou de droits sociaux au titre de son défunt concubin. Accorder de tels droits aux personnes vivant sous le régime du mariage religieux reviendrait à encourager celui-ci. Selon le droit national, l'introduction d'une action en dommages et intérêts n'est pas subordonnée à l'existence d'un lien de parenté. Certes, la jurisprudence admet que la fiancée ou un ami proche qui s'occupait du défunt, ou encore une personne ayant subi une perte de revenu en raison du décès de l'intéressé, puisse obtenir des dommages et intérêts ; cependant, dans de telles situations le droit turc prévoit un dédommagement indépendamment de l'existence d'un mariage religieux ou d'un mariage civil.
b)  La requérante
64.  Au cours de l'audience, sans exprimer un grief distinct, la requérante a indiqué qu'étant elle-même issue d'une union religieuse, elle n'a été inscrite sur le registre d'état civil que le 15 octobre 2002. Elle soutient que le retard avec lequel elle a été enregistrée constitue la raison pour laquelle elle n'a pas pu contracter de mariage civil avec Ö.K. S'étant mariée conformément aux us et coutumes, elle dit que les juridictions nationales ont rejeté sa demande visant à l'obtention des droits sociaux de son défunt concubin parce qu'elle ne s'était pas mariée civilement.
65.  Elle estime que sa requête ne tend pas à la reconnaissance du mariage religieux ou de la polygamie. Elle précise que le code civil reconnaît le mariage religieux à condition qu'il soit célébré après le mariage civil. Si elle connaît la disposition pertinente du code pénal, elle met toutefois en doute son efficacité (paragraphe 22 ci-dessus). Pour elle, le mariage religieux est une réalité sociale dans toute la Turquie. En outre, elle soutient que sa situation aurait pu être régularisée sur le fondement des lois d'amnistie adoptées régulièrement et destinées à assurer l'inscription à l'état civil des enfants nés hors mariage.
66.  Au cours de l'audience, la requérante a indiqué qu'elle assumait elle-même ses frais médicaux et n'avait jamais été à la charge de son concubin dès lors qu'à aucun moment elle n'en avait été l'ayant droit.
2.  Appréciation de la Cour
a)  Principes généraux pertinents
67.  Selon la jurisprudence bien établie de la Cour, la discrimination consiste à traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007-XII). La justification objective et raisonnable fera défaut si pareille distinction ne poursuit pas un but légitime ou s'il n'y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Larkos c. Chypre [GC], no 29515/95, § 29, CEDH 1999-I). Les dispositions de la Convention n'empêchent pas en principe les Etats d'introduire des programmes de politique générale au moyen de mesures législatives en vertu desquelles une certaine catégorie ou un certain groupe d'individus sont traités différemment des autres, sous réserve que la différence de traitement qui en résulte pour l'ensemble de cette catégorie ou de ce groupe définis par la loi puisse se justifier au regard de la Convention et de ses Protocoles (voir, mutatis mutandis, Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 112, CEDH 2006-IV).
68.  En d'autres termes, l'article 14 n'empêche pas une différence de traitement si elle repose sur une appréciation objective de circonstances de fait essentiellement différentes et si, s'inspirant de l'intérêt public, elle ménage un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts de la communauté et le respect des droits et libertés garantis par la Convention (Ünal Tekeli c. Turquie, no 29865/96, § 51, CEDH 2004-X).
69.  Le droit de jouir des droits garantis par la Convention sans être soumis à discrimination est également transgressé lorsque, sans justification objective et raisonnable, les Etats n'appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement différentes (Thlimmenos, précité, § 44).
70.  Les Etats jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure les différences entre des situations à d'autres égards analogues justifient des différences de traitement juridique (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 33, série A no 31, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 72, série A no 94, et Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 72, Recueil 1996-IV). Cette marge est d'autant plus ample qu'il s'agit pour l'Etat de prendre des mesures d'ordre général en matière fiscale, économique ou sociale, lesquelles sont intimement liées aux ressources financières de l'Etat (Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008-..., et Petrov c. Bulgarie, no 15197/02, § 55, 22 mai 2008). Toutefois, il revient à la Cour de contrôler en dernier ressort, à la lumière des circonstances de l'affaire en question, la conformité de telles mesures avec les engagements de l'Etat découlant de la Convention et de ses Protocoles (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 46, série A no 98, et National & Provincial Building Society et autres c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 80, Recueil 1997-VII).
71.  S'agissant de la charge de la preuve en la matière, la Cour a déjà jugé que, quand un requérant a établi l'existence d'une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (D.H. et autres, précité, § 177, Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 57, CEDH 2005-XII, et Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, §§ 91-92, CEDH 1999-III).
72.  Sur le terrain de l'article 12 de la Convention, la Cour a déjà constaté que le mariage est largement reconnu comme conférant un statut et des droits particuliers à ceux qui s'y engagent (Burden, précité, § 63, et Joanna Shackell c. Royaume-Uni (déc.), no 45851/99, 27 avril 2000). La protection du mariage constitue en principe une raison importante et légitime pouvant justifier une différence de traitement entre couples mariés et couples non mariés (Quintana Zapata c. Espagne, no 34615/97, décision de la Commission du 4 mars 1998, Décisions et rapports (DR) 92, p. 139). Le mariage se caractérise par un ensemble de droits et d'obligations qui le différencient nettement de la situation d'un homme et d'une femme vivant ensemble (Nylund c. Finlande (déc.), no 27110/95, CEDH 1999-VI, et Lindsay c. Royaume-Uni (déc.) no 11089/84, 11 novembre 1986). Aussi les Etats jouissent-ils d'une certaine marge d'appréciation quand ils prévoient un traitement différent selon qu'un couple est marié ou non, notamment dans des domaines qui relèvent de la politique sociale et fiscale, par exemple en matière d'imposition, de pension et de sécurité sociale (voir, mutatis mutandis, Burden, précité, § 65).
b)  Application des principes précités au cas d'espèce
i.  Sur le point de savoir si la nature – civile ou religieuse – d'un mariage peut être à l'origine d'une discrimination prohibée par l'article 14
73.  En l'espèce, nul ne conteste que, sans être mariée légalement, la requérante a vécu pendant vingt-six ans avec son concubin, jusqu'au décès de celui-ci, dans le cadre d'une relation de type monogamique, et qu'elle a eu avec lui six enfants. D'après le jugement du tribunal du travail de Hatay (paragraphe 15 ci-dessus), la demande de la requérante tendant à l'obtention des droits à une pension de réversion et à la sécurité sociale au titre de son défunt concubin a été rejetée parce que l'intéressée n'avait pas été mariée civilement. La circonstance que l'intéressée, issue d'une union religieuse, n'a pas été enregistrée à sa naissance n'y change rien.
74.  La requérante estime être dans une situation analogue à celle d'une veuve qui a été mariée civilement. Sauf la nature – religieuse, et non civile – de son mariage, elle remplirait toutes les autres conditions légales pour pouvoir prétendre aux droits en question.
75.  Tout en soutenant que les juridictions nationales n'ont pas soumis la requérante à un traitement discriminatoire par rapport au traitement réservé à d'autres personnes se trouvant dans une situation similaire, le Gouvernement considère en particulier que la situation de l'intéressée, mariée sous le régime religieux, ne peut pas être comparée à celle d'une épouse mariée conformément au code civil. Il indique que le refus des juridictions internes d'accorder les droits litigieux à la requérante repose sur la loi, laquelle peut se réclamer d'une double justification : la protection de la femme, notamment par la lutte contre la polygamie, et le principe de laïcité.
76.  Il faut donc examiner à présent le point de savoir si la nature – civile ou religieuse – d'un mariage peut être à l'origine d'une discrimination prohibée par l'article 14.
77.  A cet égard, la Cour rappelle que l'article 14 interdit, dans le domaine des droits et libertés garantis, un traitement discriminatoire ayant pour base ou pour motif une caractéristique personnelle (« situation ») par laquelle des personnes ou groupes de personnes se distinguent les uns des autres (Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, § 56, série A no 23). Ces caractéristiques se trouvent énumérées à l'article 14.
78.  Toutefois, la liste que renferme l'article 14 de la Convention revêt un caractère indicatif et non limitatif, ce dont témoigne l'adverbe « notamment » (en anglais « any ground such as ») (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 72, série A no 22, James et autres, précité, § 74, et Luczak c. Pologne, no 77782/01, § 46, CEDH 2007-XIII). En outre, selon cette disposition, une discrimination prohibée peut se fonder aussi sur « toute autre situation » (en anglais « other status »). La nature – civile ou religieuse – du mariage ne figurant pas en tant que telle dans la liste des motifs possibles de discrimination visés à l'article 14, il convient donc de rechercher si elle peut relever de « toute autre situation ».
79.  A cet égard, la Cour rappelle qu'elle a déjà jugé que les enfants nés hors mariage étaient victimes d'une discrimination par rapport aux enfants issus d'un mariage civil, la différence de traitement reposant exclusivement sur la « situation » d'enfants illégitimes des premiers (voir, parmi beaucoup d'autres, Marckx, précité, Mazurek c. France, no 34406/97, CEDH 2000-II, et Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, série A no 126). La Cour a suivi un raisonnement similaire pour juger discriminatoire le refus d'accorder un droit de visite à l'égard d'un enfant au seul motif que celui-ci était né hors mariage (voir, par exemple, Şahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 87, CEDH 2003-VIII). Pareillement, la Cour considère que l'absence de lien conjugal entre deux parents fait partie des « situations » personnelles susceptibles d'être à l'origine d'une discrimination prohibée par l'article 14.
80.  Ces considérations s'appliquent, mutatis mutandis, au cas d'espèce, dès lors qu'il n'est pas contesté que la différence de traitement subie par la requérante quant aux prestations en question a pour seul motif la nature non civile du mariage qu'elle a contracté avec son concubin.
ii.  Sur le point de savoir si la différence de traitement avait une justification objective et raisonnable
α)  But légitime
81.  La Cour doit à présent rechercher si la différence de traitement en question poursuit un but légitime. A cet égard, tenant compte de l'importance du principe de laïcité en Turquie, la Cour note qu'en adoptant en 1926 le code civil, qui institue le mariage civil monogamique obligatoire à célébrer préalablement à toute union religieuse, la Turquie entendait mettre un terme à une tradition du mariage qui place la femme dans une situation nettement désavantageuse, voire dans une situation de dépendance et d'infériorité, par rapport à l'homme. C'est pourquoi elle a instauré également l'égalité des sexes dans la jouissance des droits civiques, notamment en matière de divorce et de succession, ainsi que l'interdiction de la polygamie. Concrètement, le mariage célébré selon le code civil a pour but de protéger la femme, en fixant par exemple un âge minimum pour le mariage et en accordant à la femme certains droits et obligations (notamment en cas de dissolution du mariage ou de décès du conjoint).
82.  A la lumière de ce qui précède, la Cour admet que la différence de traitement en question poursuivait pour l'essentiel les buts légitimes que sont le maintien de l'ordre public et la protection des droits et libertés d'autrui.
β)  Rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé
83.  Quant à l'existence d'un rapport raisonnable de proportionnalité, il convient de relever que le fait pour la requérante de ne pas s'être mariée civilement et de ne pas avoir régularisé sa situation a eu pour elle des conséquences juridiques défavorables. Ainsi l'intéressée se trouve-t-elle privée de la qualité d'héritière qui lui permettrait de revendiquer des droits à une pension de réversion et à la sécurité sociale au titre de son défunt concubin. Lors de l'audience, elle a précisé qu'elle assumait elle-même ses frais médicaux du vivant de son concubin et que celui-ci avait cotisé auprès de la caisse de retraite « Bağ-Kur ».
84.  La Cour note cependant que, consciente de sa situation, la requérante savait qu'elle devait régulariser son union conformément au code civil pour pouvoir être l'ayant droit de son défunt concubin. Le code civil pose le principe d'un acte juridique contraignant pour que le mariage civil soit valable et puisse produire des effets à l'égard des tiers et de l'Etat. Ainsi, à l'issue de la cérémonie officielle du mariage, un livret de famille est remis aux époux. Le code civil dispose clairement que, sans le livret de famille, aucune cérémonie religieuse du mariage ne peut être célébrée (paragraphe 20 ci-dessus). Pour faire respecter la prééminence du mariage civil, l'Etat défendeur a également prévu une sanction pénale à l'égard de toute personne qui célébrerait un mariage religieux sans avoir vérifié auparavant qu'il y a eu mariage civil (paragraphe 22 ci-dessus). Quant à la Direction des affaires religieuses – autorité reconnue par le législateur en la matière –, elle impose à ses imams l'obligation expresse de vérifier que les futurs époux ont bien contracté au préalable un mariage civil devant un officier d'état civil.
85.  La présente espèce se distingue donc nettement de l'affaire Muñoz Díaz c. Espagne (no 49151/07, 8 décembre 2009), dans laquelle la Cour a relevé que les autorités espagnoles avaient reconnu à la requérante – qui appartenait à la communauté rom et s'était mariée selon les rites propres à cette communauté – le statut d'« épouse » de son compagnon. L'intéressée et les siens s'étaient vu attribuer un livret de famille et reconnaître le statut de famille nombreuse ; de plus, la mère, en tant qu'épouse, et ses six enfants avaient bénéficié d'une assistance en matière de santé. La Cour a estimé dès lors que la bonne foi de la requérante quant à la validité de son mariage, confirmée par la reconnaissance officielle de sa situation par les autorités, avait engendré chez l'intéressée une espérance légitime de pouvoir bénéficier d'une pension de réversion. Enfin, à l'époque où l'intéressée s'était mariée selon les us et coutumes de sa communauté, il n'était pas possible en Espagne, sauf déclaration préalable d'apostasie ou d'appartenance à une autre confession, de se marier autrement que conformément aux rites de l'Eglise catholique.
86.  Contrairement à la situation dans l'affaire Muñoz Díaz, la requérante en l'espèce ne saurait se prévaloir d'une espérance légitime de pouvoir bénéficier des droits à une pension de réversion et à la sécurité sociale au titre de son concubin (paragraphe 58 ci-dessus). Par ailleurs, les règles qui définissent les conditions de fond et de forme du mariage civil sont claires et accessibles, et les modalités de célébration du mariage civil sont simples et n'imposent pas aux intéressés une charge excessive (paragraphe 18 ci-dessus). La requérante n'a jamais affirmé le contraire. De surcroît, elle a disposé d'un laps de temps suffisamment long, soit vingt-six ans, pour contracter un mariage civil. Elle n'est donc pas fondée à soutenir que les démarches qu'elle dit avoir entamées pour régulariser sa situation ont été entravées par la lourdeur ou la lenteur des procédures administratives. Quant à savoir si le fonctionnaire du registre d'état civil aurait pu ou dû régulariser d'office sa situation sur le fondement des lois d'amnistie adoptées au sujet des enfants nés hors mariage (paragraphe 27 ci-dessus), la Cour relève que s'il est vrai que l'Etat peut réglementer le mariage civil, conformément à l'article 12 de la Convention, il ne saurait pour autant obliger les personnes relevant de sa juridiction à se marier civilement. Ensuite, la Cour note à l'instar du Gouvernement que les lois d'amnistie mentionnées n'ont pas pour objet de régulariser les mariages religieux mais d'améliorer la situation des enfants issus d'une union non reconnue légalement ou nés en dehors des liens du mariage.
87.  A la lumière de ces considérations, la Cour conclut qu'il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre la différence de traitement litigieuse et le but légitime poursuivi. La différence en question avait donc une justification objective et raisonnable.
88.  Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1.
IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
89.  Se fondant sur le même grief que celui tiré de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1, la requérante allègue également une méconnaissance de son droit au respect de la vie de famille au sens de l'article 8 de la Convention, ainsi libellé dans ses passages pertinents :
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie (...) familiale (...)
2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
A.  L'arrêt de la chambre
90.  La chambre a constaté qu'il y avait en l'espèce une « vie familiale » au sens de l'article 8 (paragraphe 27 de son arrêt). Elle a conclu qu'il n'y avait pas eu violation de cette disposition dès lors que la différence dénoncée poursuivait un but légitime et reposait sur une justification objective et raisonnable, à savoir la protection de la famille traditionnelle fondée sur les liens du mariage (paragraphe 30 de son arrêt).
B.  Thèses des parties
91.  Le Gouvernement souscrit à la conclusion de la chambre, estimant que l'article 8 n'impose pas aux Etats contractants d'adopter un régime spécial pour les couples qui vivent ensemble sans avoir contracté de mariage civil.
92.  La requérante réitère ses allégations.
C.  Appréciation de la Cour
1.  Sur l'existence d'une « vie familiale »
93.  En garantissant le droit au respect de la vie familiale, l'article 8 présuppose l'existence d'une famille. La question de l'existence ou de l'absence d'une « vie familiale » est d'abord une question de fait dépendant de la réalité pratique de liens personnels étroits (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 150, CEDH 2001-VII).
94.  L'article 8 s'applique à la « vie familiale » de la famille « naturelle » comme de la famille « légitime » (Marckx, précité, § 31, et Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, § 55, série A no 112). La notion de « famille » ne se limite pas aux seules relations fondées sur le mariage mais peut englober d'autres liens « familiaux » de facto lorsque les parties cohabitent en dehors du mariage (Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 44, série A no 290, et Al-Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, § 112, 20 juin 2002). Un enfant issu d'une telle relation s'insère de plein droit dans cette cellule « familiale » dès sa naissance et par le fait même de celle-ci. Il existe donc entre l'enfant et ses parents un lien constitutif d'une vie familiale (Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 43, CEDH 2000-VIII).
95.  Par ailleurs, le domaine des successions et des libéralités entre proches parents apparaît intimement associé à la vie familiale. Celle-ci ne comprend pas uniquement des relations de caractère social, moral ou culturel, par exemple dans la sphère de l'éducation des enfants ; elle englobe aussi des intérêts matériels, comme le montrent notamment les obligations alimentaires et la place attribuée à la réserve héréditaire dans l'ordre juridique interne de la majorité des Etats contractants. Si les droits successoraux ne s'exercent d'ordinaire qu'à la mort du de cujus, donc à un moment où la vie familiale change ou même se dissout, il n'en découle pas que nul problème les concernant ne surgisse avant le décès : la succession peut se régler et, en pratique, se règle assez souvent par testament ou avance d'hoirie ; elle constitue un élément non négligeable de la vie familiale (Marckx, précité, § 52, et Merger et Cros c. France, no 68864/01, § 46, 22 décembre 2004).
96.  En outre, pour déterminer si une relation s'analyse en une « vie familiale », il peut se révéler utile de tenir compte d'un certain nombre d'éléments, comme le fait de savoir si les membres du couple vivent ensemble, depuis combien de temps et s'il y a des enfants communs (X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, § 36, Recueil 1997-II, et Kroon et autres c. Pays-Bas, 27 octobre 1994, § 30, série A no 297-C).
97.  Dans son arrêt rendu en l'espèce, la chambre a conclu à l'applicabilité de l'article 8 de la Convention, pour les motifs suivants :
« 27.  En l'espèce, la Cour constate que la requérante a contracté un mariage religieux (« imam nikâhı ») en 1976 avec Ö.K. De cette relation sont nés six enfants, dont les cinq premiers ont été inscrits au registre civil du père alors que le dernier enfant a été inscrit à celui de la requérante. Il n'est pas contesté par les parties que la requérante et ses enfants ont vécu avec Ö.K. jusqu'au décès de celui-ci, en 2002. La Cour ne s'estime pas compétente pour se prononcer sur la place ou le rôle du mariage religieux en droit turc et ses conséquences dans la société. Il lui suffit de relever que la requérante, Ö.K. et leurs enfants menaient une vie commune de sorte qu'il y avait une « famille » au sens de l'article 8 de la Convention. »
98.  La Grande Chambre souscrit pleinement à ce constat.
2.  Sur le droit au respect de la « vie familiale » de la requérante
99.  La Cour doit dès lors déterminer si, dans les circonstances propres à l'espèce, le choix de l'Etat de conférer un statut particulier au mariage civil par rapport au mariage religieux a entraîné une ingérence dans la « vie familiale » de la requérante au sens de l'article 8 de la Convention. Elle le fera à la lumière du raisonnement suivi sur le terrain de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1 (paragraphes 81 à 88 ci-dessus).
100.  A cet égard, il convient de rappeler que l'article 8 tend pour l'essentiel à prémunir l'individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics ; il peut engendrer de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie familiale. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l'individu et de la société dans son ensemble ; de même, dans les deux hypothèses, l'Etat jouit d'une certaine marge d'appréciation (Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 55, série A no 299-A). De plus, dans les domaines qui relèvent de la politique qu'un Etat entend mener en matière économique, fiscale ou sociale, où de profondes divergences d'opinion peuvent raisonnablement régner dans un Etat démocratique, cette marge est nécessairement plus large (voir, mutatis mutandis, James et autres, précité, § 46). C'est le cas en l'espèce (paragraphe 82 ci-dessus).
101.  Quant à la requérante, elle a choisi, d'un commun accord avec celui qui fut son concubin, de vivre sous le régime du mariage religieux et de fonder une famille. L'intéressée et Ö.K. ont pu vivre en famille paisiblement, à l'abri de toute atteinte à leur vie familiale de la part des autorités nationales. Ainsi, le fait qu'ils aient opté pour le mariage religieux comme régime matrimonial et ne se soient pas mariés civilement n'a pas entraîné des sanctions – administratives ou pénales – de nature à empêcher la requérante de mener sa vie familiale de manière effective au sens de l'article 8. Partant, aucune atteinte de l'Etat à la vie familiale de l'intéressée n'est à relever.
102.  Dès lors, de l'avis de la Cour, l'article 8 ne saurait s'interpréter comme imposant à l'Etat l'obligation de reconnaître le mariage religieux. A cet égard, il est important de rappeler, comme l'a fait la chambre (paragraphe 29 de son arrêt), que l'article 8 n'impose pas à l'Etat d'instaurer un régime spécial pour une catégorie particulière de couples non mariés (Johnston et autres, précité, § 68). C'est pourquoi le fait que la requérante n'ait pas la qualité d'héritière, conformément aux dispositions du code civil régissant les règles successorales ou à la loi nationale sur la sécurité sociale, n'implique pas qu'il y ait eu atteinte à ses droits en méconnaissance de l'article 8.
103.  En conclusion, il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,
1.  Rejette l'exception préliminaire du Gouvernement ;
2.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1 ;
3.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 2 novembre 2010.
Vincent Berger Jean-Paul Costa   Jurisconsulte Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées des juges Rozakis et Kovler.
J.-P.C.   V.B.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE ROZAKIS
(Traduction)
Avec la majorité de la Grande Chambre, j'ai voté dans cette affaire pour la non-violation concernant les deux griefs (fondés l'un sur l'article 14 combiné avec l'article 1 du Protocole no 1, et l'autre sur l'article 8 de la Convention). Par cette opinion concordante, je tiens cependant à exprimer certaines divergences à l'égard du raisonnement suivi par la majorité pour aboutir au constat de non-violation.
En se penchant sur la discrimination alléguée sous l'angle de l'article 14 combiné avec l'article 1 du Protocole no 1, la Cour a semble-t-il été influencée par la thèse de la requérante consistant à dire que la question à examiner en l'espèce est le fait qu'elle se soit vu refuser une pension de réversion et des droits de sécurité sociale en raison de son statut de femme mariée selon les rites religieux, et que la conduite des autorités à cet égard lui a fait subir une discrimination dès lors que pour l'Etat turc le mariage civil est le seul fondement d'un droit à des prestations de sécurité sociale. A partir de cette approche, le gouvernement turc a maintenu, en réponse aux arguments de l'intéressée, que la différence de traitement entre les couples mariés uniquement selon les rites religieux et les couples mariés conformément aux prescriptions du droit civil national était justifiée compte tenu de l'importance du principe de laïcité, et poursuivait le but du législateur qui est de « délégitimer » le mariage religieux, lequel notamment place la femme dans une situation désavantageuse par rapport à l'homme et autorise la polygamie.
En conséquence, la position adoptée dans l'arrêt de la Cour consiste à dire que les éléments de comparaison, aux fins d'établir si en l'espèce il y a eu une discrimination contraire à l'article 14 de la Convention, sont le mariage religieux d'un côté et le mariage civil de l'autre. Telle est la distinction essentielle qui a amené la Cour à conclure que la différence de traitement a une base légale ainsi qu'un but légitime, et est proportionnée au but poursuivi. C'est sur ce point précisément que je diverge dans mon approche de l'affaire.
Je pense que, aux fins de la Convention, la question posée par l'espèce n'est pas celle du mariage religieux et de ses différences avec le mariage civil. Le mariage religieux est la toile de fond qui a permis au couple constitué de l'homme aujourd'hui décédé et de sa compagne – la requérante – de vivre une relation monogame pendant vingt-six ans et d'avoir six enfants. Les véritables éléments de comparaison que nous aurions dû prendre en compte dans notre appréciation sont, d'une part, la relation familiale longue et stable hors mariage et, de l'autre, le mariage, tel qu'il est entendu dans le système juridique national. En d'autres termes, les éléments à comparer sont le mariage et la vie commune durable, et non le mariage religieux et le mariage civil.
Si nous retenons ces deux éléments de comparaison, alors nous devons rechercher si la distinction faite par l'Etat turc entre les personnes mariées lors d'une cérémonie religieuse (lesquelles en droit turc doivent être considérées comme étant « non mariées ») et les couples mariés lors d'une cérémonie civile justifie le traitement différent que la législation nationale accorde à ces derniers. Et à cet égard j'admets que la jurisprudence fondée sur la Convention confère un statut et des droits particuliers à ceux qui s'engagent dans le mariage. Comme le dit fort justement le paragraphe 72 de l'arrêt, « [l] a protection du mariage constitue en principe une raison importante et légitime pouvant justifier une différence de traitement entre couples mariés et couples non mariés (...). Le mariage se caractérise par un ensemble de droits et d'obligations qui le différencient nettement de la situation d'un homme et d'une femme vivant ensemble (...). Aussi les Etats jouissent-ils d'une certaine marge d'appréciation quand ils prévoient un traitement différent selon qu'un couple est marié ou non, notamment dans des domaines qui relèvent de la politique sociale et fiscale, par exemple en matière d'imposition, de pension et de sécurité sociale ».
Pour les raisons qui précèdent, et considérant que dans cette affaire les éléments de comparaison sont la vie commune stable hors mariage et le mariage lui-même, je reconnais que le respect de la jurisprudence fondée sur la Convention nous commande de conclure que, dans les circonstances de l'espèce, l'absence de droits de sécurité sociale au détriment des intérêts de notre requérante n'est contraire ni à l'article 14 (combiné avec l'article 1 du Protocole no 1) ni à l'article 8 de la Convention. Néanmoins, compte tenu des nouvelles réalités sociales qui se dessinent peu à peu dans l'Europe d'aujourd'hui, se manifestant par un accroissement progressif du nombre de relations stables hors mariage et remplaçant l'institution traditionnelle du mariage sans nécessairement saper la structure de la vie familiale, je me demande si la Cour ne devrait pas commencer à revoir sa position quant à la distinction justifiable qu'elle admet dans certains domaines entre le mariage, d'un côté, et d'autres formes de vie familiale, de l'autre, même lorsqu'il s'agit de droits de sécurité sociale et de droits analogues.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE KOVLER
J'ai accepté – non sans hésitations – les arguments de la Grande Chambre selon lesquels les Etats jouissent d'une certaine marge d'appréciation quand ils prévoient un traitement différent selon qu'un couple est marié civilement ou non, surtout dans les domaines qui relèvent de la politique sociale, notamment en matière de pension et de sécurité sociale. Comme les griefs de la requérante sont axés sur les droits à une pension de réversion et à la sécurité sociale au titre de son défunt « concubin » (au sens de la législation nationale) et non sur une pension dite « ordinaire » (pension de vieillesse), le refus des juridictions internes d'accorder les droits litigieux à la requérante reposait sur des dispositions de droit interne bien précises, et la situation de la requérante était de ce fait prévisible. La différence de traitement litigieuse avait donc une justification objective et raisonnable, et n'a pas emporté violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1.
Naturellement, on ne peut que regretter que l'Etat défendeur, à en juger d'après les informations fournies par les deux parties, n'ait pas prévu un régime de pension ordinaire pour la requérante. Objectivement, cette absence d'une quelconque protection sociale des veuves ayant contracté un mariage religieux porte atteinte au libre choix de la forme de « vie familiale » car, comme l'a souligné la Cour à maintes occasions, la notion de « famille » ne se limite pas aux seules relations fondées sur le mariage mais peut englober d'autres liens « familiaux » de facto lorsque les parties cohabitent en dehors du mariage (voir le paragraphe 94 de l'arrêt, avec les références). Mais les griefs de la requérante ne touchent pas à cet aspect de l'article 8 de la Convention.
Ce que je ne peux pas accepter dans le texte de l'arrêt, ce sont les jugements de la Cour sur le mariage en vertu du droit islamique.
Je pense qu'il aurait été plus sage de s'abstenir de toute appréciation de la complexité des normes du mariage islamique, plutôt que d'en donner une image réductrice et par excellence subjective dans le bref passage intitulé « Historique » (paragraphes 36-37), où le « non-dit » est plus éloquent que ce qui est dit. Ainsi, dire que « le droit musulman (...) ne reconnaît comme mode de dissolution du lien matrimonial que la répudiation (talâk) », « acte unilatéral de l'époux », et ne pas dire que la femme peut elle aussi demander le divorce, par exemple dans le cas où le mari ne peut pas entretenir la famille, c'est dire seulement la moitié de la vérité.
Si la Cour s'intéressait vraiment à la situation patrimoniale de la requérante, dont elle a requalifié les griefs, l'arrêt aurait pu analyser d'une manière plus approfondie les rapports économiques entre les époux en droit islamique : le mari doit payer une dot ; la dot appartient à la femme, sauf accord de celle-ci (Coran, 4-4) ; après le divorce, le mari ne peut pas reprendre la dot, sauf accord de la femme (Coran, 2-229) ; la femme peut divorcer par rachat de sa liberté (Coran, 2-229) ; enfin, les hommes et les femmes ont droit chacun à leur part de l'héritage (Coran, 4-7, 4-11, 4-32). Cette analyse aurait permis à la Cour de donner une interprétation plus nuancée du « but légitime » du code civil turc de 1926, au lieu de fustiger « une tradition du mariage qui place la femme dans une situation nettement désavantageuse, voire dans une situation de dépendance et d'infériorité, par rapport à l'homme » (paragraphe 81). Le langage des politiciens et des ONG n'est pas toujours approprié pour des textes adoptés par une instance judiciaire internationale. Hélas, dans une autre affaire, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie ([GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, CEDH 2003-II), la Cour avait déjà commis, à mon avis, une grave erreur en portant un jugement sur le système de valeurs de l'Islam (voir mon opinion concordante sur cet arrêt), alors qu'elle aurait pu facilement s'en passer et éviter de faire preuve d'activisme idéologique.
La Convention européenne des droits de l'homme n'est pas l'unique instrument de ce genre. La Déclaration islamique universelle des droits de l'homme (21 Dhul Qaidah 1401 – 19 septembre 1981) comporte elle aussi certaines normes (notamment l'article XX, sur les droits de la femme mariée) qui, une fois prises en compte, auraient permis à la Cour d'éviter des conclusions hâtives, que je regrette d'être obligé d'adopter avec le reste du texte de l'arrêt. J'aimerais voir de la part de la Cour européenne des droits de l'homme davantage d'exercice anthropologique dans ses prises de position : « non seulement penser l'autre, mais le penser autrement » (voir notamment C. Eberhard, Le droit au miroir des cultures – Pour une autre mondialisation, Paris, 2010). A défaut, la Cour risque de se retrancher dans des positions « eurocentristes ».
ARRÊT ŞERİFE YİĞİT c. TURQUIE
ARRÊT ŞERİFE YİĞİT c. TURQUIE 
ARRÊT ŞERİFE YİĞİT c. TURQUIE – OPINIONS SÉPARÉES
ARRÊT ŞERİFE YİĞİT c. TURQUIE – OPINIONS SÉPARÉES 


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 3976/05
Date de la décision : 02/11/2010
Type d'affaire : Arrêt (au principal)
Type de recours : Exception préliminaire rejetée (épuisement des voies de recours internes) ; Non-violation de l'art. 14+P1-1 ; Non-violation de l'art. 8

Analyses

(Art. 14) AUTRE SITUATION, (Art. 14) DISCRIMINATION, (Art. 14) JUSTIFICATION OBJECTIVE ET RAISONNABLE, (Art. 35-1) EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE FAMILIALE, (Art. 8-2) INGERENCE, (P1-1-1) BIENS, MARGE D'APPRECIATION


Parties
Demandeurs : SERIFE YIGIT
Défendeurs : TURQUIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2010-11-02;3976.05 ?

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