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08/02/2011 | CEDH | N°9125/04

CEDH | AFFAIRE BASKIN c. TURQUIE


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BASKIN c. TURQUIE
(Requête no 9125/04)
ARRÊT
STRASBOURG
8 février 2011
DÉFINITIF
08/05/2011
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Baskın c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,   Ireneu Cabral Barreto,   Dragoljub Popović,   Nona Tsotsoria,   Işıl Karakaş,   Kristina Pardalos

,   Guido Raimondi, juges,  et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambr...

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BASKIN c. TURQUIE
(Requête no 9125/04)
ARRÊT
STRASBOURG
8 février 2011
DÉFINITIF
08/05/2011
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Baskın c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,   Ireneu Cabral Barreto,   Dragoljub Popović,   Nona Tsotsoria,   Işıl Karakaş,   Kristina Pardalos,   Guido Raimondi, juges,  et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 janvier 2011,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 9125/04) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Gülsüm Baskın (« la requérante »), a saisi la Cour le 9 février 2004 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  La requérante est représentée par Me G. Uğur, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3.  Le 1er octobre 2008, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer au Gouvernement le grief tiré d'une atteinte au droit de la requérante au respect de ses biens. Comme le permet l'article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l'affaire.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4.  La requérante est née en 1931 et réside à Bolu.
5.  Le 16 février 2001, la municipalité de Bolu décida d'exproprier un immeuble de trois étages appartenant à la requérante, composé de trois appartements et de trois commerces.
6.  La procédure d'achat prévue par l'article 8 de la loi sur l'expropriation n'ayant pas abouti, la municipalité saisit, par une requête du 13 juillet 2001, le tribunal de grande instance de Bolu (« le tribunal ») d'une action visant à la détermination de l'indemnité d'expropriation et à l'inscription du bien en question à son nom sur le registre foncier.
7.  Le 23 août 2001, le juge effectua une visite des lieux en compagnie d'une commission d'experts parmi lesquels figuraient deux conseillers municipaux. Dans leur rapport du 11 septembre 2001, les experts évaluèrent la valeur du terrain nu à 29 700 livres turques (« TRY ») et celle de la construction à 34 317 TRY. Ils fixèrent l'indemnité à verser au titre du terrain par comparaison avec d'autres terrains équivalents vendus, dans des conditions normales, avant la date d'expropriation. Après examen de onze terrains, ils retinrent un seul terrain pour la comparaison. Relevant que le terrain de la requérante se trouvait en plein milieu de la place du marché, ils estimèrent que sa valeur était de 50 % inférieure à celle du terrain retenu à titre de comparaison. S'agissant de la construction, les experts calculèrent la valeur de celle-ci à partir de la liste des coûts unitaires de construction publiée par le ministère de l'Habitat pour l'année 2001. Ils fixèrent le taux de vétusté de la construction à 25 %.
8.  Le 18 septembre 2001, la requérante contesta ce rapport au motif que la valeur de ses biens avait été sous-estimée et elle mit en cause la partialité des experts ingénieurs au motif que ceux-ci étaient en relation d'affaires avec la municipalité.
9.  Le juge effectua une seconde visite des lieux, toujours accompagné d'une commission d'experts composée différemment, laquelle déposa son rapport le 27 septembre 2001. La valeur du terrain fut estimée à 32 600 TRY ; les experts estimèrent que la valeur du terrain retenu à titre de comparaison était de 35 % supérieure à celle du terrain de la requérante. Pour la construction, ils fixèrent le taux de vétusté à 30 % compte tenu de l'année et du type de construction et de l'état actuel du bâtiment. Ils estimèrent sa valeur à 32 652 TRY.
10.  Le 19 octobre 2001, la requérante attaqua également ce deuxième rapport. Elle allégua à nouveau le manque d'impartialité des experts. Elle jugea le taux de vétusté de 30 % excessif et fit remarquer les différences entre les deux rapports sur ce point. Elle précisa que la liste des coûts unitaires de construction de l'année 2001 utilisée par les experts ne reflétait pas les coûts réels de construction en raison de la forte dévaluation connue par le pays à cette époque. Enfin, elle affirma que la valeur de son terrain était supérieure à celle du terrain retenu à titre de comparaison.
11.  Le 4 décembre 2001, le tribunal fixa l'indemnité d'expropriation à 62 352 TRY et ordonna le transfert de propriété du bien au nom de la municipalité après s'être assuré que l'administration avait bien bloqué les fonds sur un compte bancaire. Il estima équitable de retenir les valeurs les moins élevées déterminées par les rapports d'expertise ; il retint ainsi la valeur du terrain fixée par le premier rapport (29 700 TRY) et la valeur de la construction fixée par le deuxième rapport (32 652 TRY).
12.  La requérante se pourvut en cassation ; elle estima que l'indemnité d'expropriation déterminée par le tribunal ne reflétait pas la valeur réelle de ses biens et réitéra ses contestations antérieures. Elle ajouta que deux experts étaient des conseillers municipaux. Elle finit en précisant qu'elle n'avait pas pu jouir pleinement de son bien pendant de longues années ni le louer en raison de l'expropriation.
13.  Le 1er février 2002, la banque refusa de payer à la requérante la somme bloquée sur un compte au motif qu'elle n'avait pas reçu d'ordre de paiement.
14.  Le 7 février 2002, la requérante demanda au tribunal d'adresser un ordre de paiement à la banque. Le 14 avril 2002, elle dut réitérer cette demande.
15.  Le 11 avril 2002, la municipalité adressa à la requérante une injonction de libérer les lieux.
16.  Le 15 avril 2002, la Cour de cassation cassa le jugement de première instance. Elle releva que les experts avaient évalué la valeur que possédaient les biens expropriés à la date de la décision d'expropriation alors que, selon l'article 15 de la loi sur l'expropriation, c'est à la date de la saisine du tribunal qu'ils auraient dû se placer pour évaluer la valeur de ces biens. Elle nota aussi que le tribunal avait omis d'ordonner qu'il soit procédé au paiement de l'indemnité et au transfert de la propriété sans attendre la décision définitive.
17.  Le 6 mai 2002, le juge ordonna à la banque de payer à la requérante le montant bloqué sur le compte bancaire ouvert pour la circonstance, ce qui fut fait le jour même.
18.  Après renvoi, le tribunal ordonna des expertises complémentaires aux mêmes commissions d'experts pour déterminer la valeur des biens à la date de la saisine.
La première commission rendit son rapport complémentaire le 16 août 2002 ; le terrain fut évalué à 42 768 TRY et la construction à 34 317 TRY.
La deuxième commission déposa son rapport complémentaire le 18 septembre 2002 ; elle évalua la valeur du terrain à 46 945 TRY et la construction à 32 652 TRY.
19.  Le 4 février 2003, le tribunal fixa l'indemnité d'expropriation à 75 420 TRY. Pour ce faire, il estima équitable de retenir les valeurs les moins élevées déterminées par les rapports d'expertise. Après avoir relevé que la requérante avait déjà perçu 62 352 TRY, il condamna la municipalité à payer à celle-ci au titre de l'indemnité complémentaire d'expropriation un montant de 13 068 TRY (7 410 EUR), montant qui n'était pas assorti d'intérêts moratoires. La requérante reçut immédiatement paiement de cette somme.
20.  Le 4 juillet 2003, la requérante forma un pourvoi en cassation. Elle se plaignit entre autres de la perte de valeur subie par l'indemnité complémentaire parce qu'elle avait été payée plus de dix-huit mois après la date par rapport à laquelle elle avait été déterminée. La requérante affirma qu'elle n'avait pas reçu la valeur réelle de ses biens.
21.  Le 14 octobre 2003, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
22.  Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans l'arrêt Yetiş et autres c. Turquie (no 40349/05, § 22, 6 juillet 2010).
23.  Les effets de l'inflation en Turquie peuvent être déterminés à partir de l'indice des prix de détail publié par l'Institut des statistiques de l'Etat. Selon l'outil de calcul de la Banque centrale de la République de Turquie (http://www.tcmb.gov.tr/), qui fonctionne à partir de l'indice des prix de détail publié par l'Institut des statistiques de l'Etat (http://www.tuik.gov.tr/) :
a)  Entre le 13 juillet 2001 (saisine du tribunal de grande instance) et le 6 mai 2002 (premier paiement), l'indemnité d'expropriation de la requérante s'est dépréciée de 38 % environ.
b)  Entre le 13 juillet 2001 (saisine du tribunal de grande instance) et le 4 février 2003 (second paiement), l'indemnité complémentaire d'expropriation de la requérante s'est dépréciée de 68 % environ.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
24.  La requérante se plaint du paiement tardif de l'indemnité d'expropriation et de la perte de valeur subie par celle-ci entre la date par rapport à laquelle elle a été déterminée (saisine du tribunal) et la date à laquelle elle a été payée. Elle se plaint aussi d'une erreur de calcul lors de la détermination de la valeur du terrain par la deuxième commission et affirme qu'en conséquence le montant du complément d'indemnité était insuffisant.
La Cour estime opportun d'examiner ce grief sous l'angle de l'article 1 du Protocole no 1 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. (...) »
A.  Sur la recevabilité
25.  Dans sa requête du 4 juin 2004, la requérante s'est plainte aussi du fait que le prix fixé était inférieur à ceux de la direction de l'Habitat.
Dans ses observations sur la recevabilité et le fond de l'affaire du 27 mars 2009, la requérante soutient que la valeur de ses biens expropriés n'a pas été dûment déterminée. S'agissant du terrain, elle met en cause la pertinence du choix des experts quant au terrain retenu à titre de comparaison et se plaint du fait que les experts ont estimé la valeur de son terrain inférieure à celle du terrain de comparaison. Elle affirme aussi que l'indemnité fixée pour la construction ne reflète pas la valeur marchande du bien parce qu'elle a été calculée à partir d'indices des coûts de construction qui ne tiennent pas compte de la forte inflation et en raison du taux de vétusté retenu par les experts.
26.  La Cour note que la requérante a présenté ces griefs pour la première fois dans ses observations sur la recevabilité et le fond de l'affaire du 27 mars 2009, soit plus de six mois après la décision interne définitive que constitue l'arrêt de la Cour de cassation du 14 octobre 2003. Il s'ensuit que ces griefs sont tardifs et doivent être rejetés en application de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
27.  S'agissant du grief relatif à l'erreur de calcul, la Cour note que celle-ci se rapporte à la valeur du terrain déterminée par la deuxième commission d'experts. Or la valeur que le tribunal a prise en considération est celle déterminée par la première commission d'experts. La requérante n'a donc pas été affectée par cette erreur de calcul. Aussi, la Cour estime que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
28.  Enfin, quant au grief tiré du paiement tardif de l'indemnité et de la perte de valeur subie par celle-ci, la Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B.  Sur le fond
29.  Le Gouvernement fait observer que la requérante a continué à utiliser son bien jusqu'au mois de mai 2002 malgré le transfert de propriété à la municipalité. A peu près en même temps que la libération des lieux par la requérante, le 6 mai 2002, le tribunal a adressé un ordre de paiement à la banque. A cet égard, il fait remarquer qu'à partir du 8 février 2002, l'indemnité était assortie d'intérêts.
30.  Le Gouvernement soutient que les indemnités ayant été payées avant la décision interne définitive, il n'y a pas de retard dans les paiements. A ce sujet, il fait remarquer que le premier ordre de paiement a été envoyé presque en même temps que la requérante a abandonné la propriété à la municipalité. Par conséquent, l'intéressée n'a pas été privée de son bien sans paiement. Aussi, le Gouvernement affirme que l'intéressée n'a pas le statut de victime.
31.  En l'espèce, il n'est pas contesté que la requérante a été privée de sa propriété conformément à la loi et que l'expropriation poursuivait un but légitime d'utilité publique. Dès lors, c'est la seconde phrase du premier paragraphe de l'article 1 du Protocole no 1 qui s'applique en l'espèce (voir, entre autres, Aka c. Turquie, 23 septembre 1998, § 43, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI et Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 45, CEDH 1999-II). Reste à rechercher si, dans le cadre de cette privation de propriété licite, un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi a été respecté et si la requérante ne s'est pas vu imposer une charge démesurée.
32.  A cet égard, la Cour rappelle que toute atteinte au droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu (voir, parmi d'autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52). Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le « juste équilibre » voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur les requérants une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d'indemnisation prévues par la législation interne. A cet égard, la Cour a déjà dit que, sans le versement d'une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive (Papachelas, précité, § 48).
33.  En l'espèce, étant donné que la requérante a reçu le paiement de l'indemnité d'expropriation en deux fois, l'une au terme de la première partie de la procédure devant le tribunal de grande instance et l'autre au terme de la deuxième partie de la procédure devant cette même juridiction, la Cour estime qu'il y a lieu d'examiner séparément ces deux parties.
a)  Première partie de la procédure
34.  La Cour note que le 13 juillet 2001 la municipalité saisit le tribunal d'une action aux fins de détermination de l'indemnité d'expropriation à verser à la requérante. Dans le cadre de cette procédure, le tribunal ordonna deux expertises, à l'issue desquelles fut déterminée une indemnité de 62 352 TRY ; pour ce faire, les experts évaluèrent la valeur que possédaient les biens expropriés à la date de la décision d'expropriation. A cet égard, la Cour relève que les experts n'ont pas respecté le droit interne, qui prévoit que la valeur du bien exproprié est évaluée à la date de saisine du tribunal (article 15 de la loi sur l'expropriation).
35.  Le 4 décembre 2001, le tribunal décida du paiement de cette indemnité à la requérante et de l'inscription du bien au nom de la municipalité dans le registre foncier. La somme allouée à la requérante à titre d'indemnité d'expropriation n'était pas assortie d'intérêts moratoires.
36.  Or bien que le paiement de l'indemnité dût intervenir à la date du jugement selon le droit interne, la requérante n'a obtenu paiement de celle-ci que le 6 mai 2002. Si l'on tient compte de l'effet de l'inflation pendant la période considérée (de la saisine du tribunal jusqu'au paiement), l'indemnité d'expropriation de la requérante a perdu environ 38 % de sa valeur.
37.  Le Gouvernement considère que cette dépréciation était compensée par le fait que la requérante a continué à utiliser le bien jusqu'à la date du paiement et que l'indemnité était assortie d'intérêts moratoires à partir de février 2002.
38.  La Cour estime que le seul fait que le bien ait continué à être utilisé par les personnes expropriées au cours de la procédure n'est pas toujours apte à compenser la dépréciation de l'indemnité d'expropriation. Il faut encore que la valeur de l'indemnité en question n'ait pas diminué de manière sensible à raison de l'inflation observée pendant cette période (Yetiş et autres, précité, § 52).
39.  Dans le cas d'espèce, la perte de valeur est de 38 %. Il s'agit là d'une perte considérable que la seule utilisation du bien par la requérante ne suffit pas à compenser. A cet égard, la Cour relève que le bien exproprié était constitué de trois appartements et de trois commerces. Ainsi qu'il ressort du dossier, la requérante occupait un des appartements à titre de résidence principale et le reste des biens n'était pas loué. Aussi, bien qu'il s'agisse là d'un élément à prendre en compte selon les circonstances de chaque affaire, en l'espèce, l'utilisation du bien pendant la période en question n'a pas pu compenser la perte de valeur de l'indemnité.
40.  De même, la Cour considère que le fait d'assortir l'indemnité d'intérêts les trois derniers mois précédant le paiement ne saurait compenser suffisamment la dépréciation de l'indemnité d'expropriation.
41.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l'écart observé entre la valeur de l'indemnité d'expropriation à la date de la saisine du tribunal et sa valeur lors de son règlement effectif est imputable au retard dans le paiement de l'indemnité ainsi qu'à l'absence partielle d'intérêts moratoires. C'est ce décalage qui conduit la Cour à considérer que la requérante a dû supporter une charge disproportionnée et excessive qui a rompu le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l'intérêt général.
b)  Deuxième partie de la procédure
42.  Le 4 février 2003, statuant sur renvoi, le tribunal réévalua le montant de l'indemnité d'expropriation à 75 420 TRY. La requérante ayant déjà perçu 62 352 TRY, il ordonna à la municipalité de payer le reliquat, à savoir 13 068 TRY ; ce montant ne fut pas assorti d'intérêts moratoires. En conséquence, pendant la période comprise entre la date de la saisine du tribunal et le second jugement, soit près d'un an et sept mois, l'indemnité complémentaire d'expropriation a subi une perte de valeur d'environ 68 %.
43.  Au vu de ce taux, la Cour estime que la requérante a dû supporter une charge disproportionnée et excessive qui ne peut être justifiée par un intérêt général légitime poursuivi par les autorités.
44.  Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
45.  La requérante se plaint également de l'iniquité de la procédure en raison de la présence de deux conseillers municipaux dans la composition de la première commission d'experts.
Dans ses observations sur la recevabilité et le fond de l'affaire du 27 mars 2009, elle allègue aussi un manque d'impartialité des autres experts ainsi que du juge du tribunal de grande instance. Selon elle, le fait que le tribunal ait pris en considération les montants les plus bas parmi les deux rapports d'expertises traduit un parti pris au profit de la municipalité. Elle ajoute que ses contestations concernant les experts n'ont pas été prises en considération par les juridictions nationales.
46.  La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et qu'il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
La Cour estime que la question juridique principale posée par la présente requête consiste à savoir si la perte de valeur de l'indemnité d'expropriation a enfreint le droit de la requérante au respect de ses biens, au sens de l'article 1 du Protocole no 1. Eu égard à sa conclusion sur le terrain de cet article (paragraphe 44 ci-dessus), elle estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément s'il y a eu, en l'espèce, violation de l'article 6 de la Convention.
III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
47.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
²²A.  Dommage
48.  Dans ses observations sur la recevabilité et le fond de l'affaire, la requérante indique que les montants réclamés par elle dans le cadre du règlement amiable reflètent la valeur marchande des biens. Elle ajoute que les honoraires d'avocats ainsi que la déception, la tristesse et l'humiliation subies par elle y figurent aussi.
La requérante chiffre ses demandes au titre de la satisfaction équitable sous l'intitulé « Détermination du montant de l'indemnité au titre de la satisfaction équitable dans le cadre du règlement amiable ». Se référant à l'article 41 de la Convention, elle dresse la liste de ses prétentions comprenant la valeur de ses biens, les honoraires d'avocats ainsi que la demande d'indemnité présentée dans ses observations sur la recevabilité et le fond. Après avoir précisé qu'elle a déjà perçu 50 000 EUR en droit interne, la requérante réclame la différence, à savoir 225 000 EUR.
49.  Le Gouvernement juge les prétentions de la requérante au titre du préjudice matériel fictives. S'agissant des demandes au titre du préjudice moral et des frais et dépens, il fait remarquer que la requérante a présenté ses prétentions dans le cadre du règlement amiable et qu'il convient en conséquence de ne pas les accepter au titre de l'article 41 de la Convention.
50.  La Cour considère que pour apprécier le préjudice matériel subi par la requérante, il faut prendre en considération la différence entre les montants qui lui ont été effectivement versés les 6 mai 2002 et 4 février 2003 et ceux qu'elle aurait reçus si les indemnités avaient été ajustées pour tenir compte de l'érosion monétaire à partir du 13 juillet 2001, date de la saisine du tribunal de grande instance.
51.  Etant donné que le caractère adéquat d'un dédommagement risque de diminuer si le paiement de celui-ci fait abstraction d'éléments susceptibles d'en réduire la valeur, tel l'écoulement d'un laps de temps considérable (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 82, série A no 301-B), une fois que l'on a déduit les sommes octroyées au niveau national et obtenu ainsi la différence avec la valeur de l'indemnité d'expropriation à la date des paiements, ces montants doivent être actualisés pour compenser les effets de l'inflation (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 258, CEDH 2006-V).
52.  Compte tenu de ces éléments, la Cour estime raisonnable d'accorder à la requérante la somme de 23 000 EUR.
53.  Pour le reste, la Cour estime que dans les circonstances de l'espèce, le constat de violation suffit à réparer le préjudice moral que la requérante peut être réputée avoir subi à raison des faits de la cause.
B.  Frais et dépens
54.  La requérante demande 10 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. A titre de justificatif, elle fournit une convention d'honoraires pour ce montant et dont 2 000 EUR ont été payés d'avance.
55.  Le Gouvernement soutient que cette prétention soumise dans le cadre du règlement amiable ne peut être prise en considération.
56.  La Cour note que dans ses observations sur la recevabilité et le fond de l'affaire la requérante se réfère expressément à ses demandes chiffrées présentées dans le cadre du règlement amiable. Puis, sous le libellé « Détermination du montant de l'indemnité au titre de la satisfaction équitable dans le cadre du règlement amiable », elle chiffre ses prétentions au titre des frais et dépens en se référant à l'article 41 de la Convention. Aussi, la Cour juge approprié de prendre en considération les prétentions de l'intéressée ainsi présentées.
Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.
Compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable d'accorder à la requérante la somme de 2 000 EUR tous frais confondus.
C.  Intérêts moratoires
57.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l'article 6 de la Convention et de l'article 1 du Protocole no 1 (pour autant qu'il concerne la perte de valeur de l'indemnité d'expropriation) et irrecevable pour le surplus ;
2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;
3.  Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément le grief tiré de l'article 6 de la Convention ;
4.  Dit que le constat de violation constitue une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par la requérante ;
5.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention , 23 000 EUR (vingt-trois mille euros) pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, et 2 000 EUR (deux mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par la requérante, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 février 2011, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Françoise Tulkens   Greffier Présidente
ARRÊT BASKIN c. TURQUIE
ARRÊT BASKIN c. TURQUIE 


Synthèse
Formation : Cour (deuxième section)
Numéro d'arrêt : 9125/04
Date de la décision : 08/02/2011
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 6-1 ; Violation de P1-1

Analyses

(Art. 11-1) LIBERTE DE REUNION PACIFIQUE, (Art. 11-2) DEFENSE DE L'ORDRE, (Art. 11-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 3) ENQUETE EFFICACE, (Art. 3) TRAITEMENT INHUMAIN


Parties
Demandeurs : BASKIN
Défendeurs : TURQUIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2011-02-08;9125.04 ?

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