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10/02/2011 | CEDH | N°9957/08

CEDH | AFFAIRE KOROSIDOU c. GRECE


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE KOROSIDOU c. GRÈCE
(Requête no 9957/08)
ARRÊT
STRASBOURG
10 février 2011
DÉFINITIF
10/05/2011
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Korosidou c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Nina Vajić, présidente,   Christos Rozakis,   Khanlar Hajiyev,   Dean Spielmann,   Sverre Erik Jebens,   Giorgio Malinverni,   

George Nicolaou, juges,  et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du c...

PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE KOROSIDOU c. GRÈCE
(Requête no 9957/08)
ARRÊT
STRASBOURG
10 février 2011
DÉFINITIF
10/05/2011
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Korosidou c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Nina Vajić, présidente,   Christos Rozakis,   Khanlar Hajiyev,   Dean Spielmann,   Sverre Erik Jebens,   Giorgio Malinverni,   George Nicolaou, juges,  et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 janvier 2011,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 9957/08) dirigée contre la République hellénique et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Sophia Korosidou (« la requérante »), a saisi la Cour le 22 février 2008 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  La requérante est représentée par Mes A. Petroglou et P. Petroglou, avocates à Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. G. Kanellopoulos, conseiller auprès le Conseil juridique de l'Etat, et Mme M. Yermani, auditrice auprès du Conseil juridique de l'Etat.
3.  La requérante allègue en particulier une violation du délai raisonnable de la procédure, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention et d'une violation des articles 1 du Protocole no 1, 8 et 14 de la Convention combinés, en raison du refus de lui allouer une pension de réversion en tant que veuve de son concubin décédé.
4.  Le 1er octobre 2009, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5.  La requérante est née en 1929 et réside à Thèbes.
6.  La requérante, âgée de 80 ans aujourd'hui, vécut depuis juin 1956 en concubinage avec P.M., qui décéda le 9 janvier 1996.
7.  P.M. était depuis le 3 février 1995 bénéficiaire d'une pension de retraite du Fonds de sécurité sociale (« IKA »). Pour sa part, la requérante bénéficie une pension de retraite de l'IKA, à laquelle s'ajoute, depuis le 1er novembre 1996, une pension de l'organisme d'assurance des agriculteurs (« OGA »), en tant que mère de famille nombreuse, d'un montant de 100,24 euros par mois.
8.  Le 7 mars 1996, la requérante déposa au bureau de l'IKA de Thèbes une demande tendant à l'obtention d'une pension de veuve (aussi dénommée pension de réversion). Elle précisa qu'elle avait vécu maritalement avec le défunt pendant trente-neuf ans et déposa un certificat de situation familiale selon lequel le couple avait eu cinq enfants.
9.  Il ressort d'un certificat de la mairie de Thèbes que P.M., quelques mois après avoir eu son premier enfant avec la requérante, avait eu un deuxième enfant d'une autre femme avec laquelle il entretenait une relation parallèle. Ce certificat fut notamment déposé au dossier de la procédure devant les juridictions nationales.
10.  Par une décision du 8 mars 1997, l'IKA rejeta la demande, au motif qu'une telle pension ne pouvait être allouée que, si au moment du décès, les époux étaient unis par un mariage légal, ce qui n'était pas le cas de la requérante et de P.M.
11.  Le 3 juillet 1997, la requérante fit appel de cette décision devant la commission administrative régionale de l'IKA. Celle-ci rejeta l'appel le 9 avril 1998 pour des motifs similaires. La décision fut notifiée à la requérante le 26 mai 1998 ; elle précisait qu'il était possible de former un recours contre celle-ci dans un délai de soixante jours après la notification.
12.  Le 20 juillet 1998, la requérante saisit le tribunal administratif de Livadia. Par un jugement du 24 juin 1999, cette juridiction rejeta le recours au motif que la requérante n'avait pas contracté mariage avec P.M, avec lequel elle alléguait avoir vécu maritalement pendant trente-neuf ans.
13.  Le 8 mars 2000, la requérante forma un appel devant la cour administrative d'appel du Pirée. Elle soulignait qu'elle avait vécu maritalement avec P.M. pendant trente-neuf ans et se prévalait de la jurisprudence du Conseil d'Etat, selon laquelle un droit à pension pour cause de décès pouvait être fondé sur une cohabitation de longue durée sans mariage, lorsque celui-ci n'était pas possible en raison d'un empêchement juridique et avait été contracté immédiatement après la levée de cet empêchement.
14.  L'audience eut lieu le 1er mars 2001.
15.  Par un arrêt du 31 décembre 2001, la cour administrative d'appel débouta la requérante. Elle constata que P.M. avait eu cinq enfants avec la requérante, mais aussi un autre enfant avec une femme différente, qu'il avait également reconnu. Elle releva que la requérante n'avait pas contracté mariage avec P.M. et que son allégation selon laquelle elle avait cohabité avec celui-ci pendant trente-neuf ans ne ressortait d'aucun élément de preuve. De plus, la requérante ne faisait état d'aucun empêchement juridique à la célébration d'un mariage avec P.M.
16.  Le 16 avril 2002, la requérante se pourvut en cassation devant le Conseil d'Etat. Elle invoquait une violation de l'article 14 de la Convention, combiné avec son article 8 et l'article 1 du Protocole no 1.
17.  L'audience eut lieu le 19 septembre 2005.
18.  Par un arrêt du 23 octobre 2006, le Conseil d'Etat rejeta le recours. Il souligna que l'article 1 du Protocole no 1 ne s'appliquait pas dans le cas de la requérante. N'étant pas mariée, elle ne pouvait pas prétendre à une pension de veuve. La différence de traitement entre un couple marié et un couple non marié poursuivait un but légitime et avait une justification objective et raisonnable, à savoir la protection de la famille traditionnelle ; elle était aussi proportionnée à ce but, de sorte qu'il n'y avait pas violation de l'article 8 combiné avec l'article 14 de la Convention. Le Conseil d'Etat se référa à l'arrêt de la Cour dans l'affaire Marckx c. Belgique et à la décision de la Commission dans l'affaire F.Q. Zapata c. Espagne du 4 mars 1988.
19.  Le Conseil d'Etat rejeta aussi l'argument de la requérante qui reprochait à la cour d'appel d'avoir conclu que la cohabitation depuis trente-neuf ans n'avait pas été établie.
20.  La mise au net de l'arrêt eut lieu le 27 août 2007, date à laquelle la requérante put en prendre connaissance.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
21.  Les articles pertinents de la loi 1846/1951 instituant l'IKA disposent :
Article 28 § 6
« En cas de décès d'un retraité pour cause de vieillesse (...) ont droit à une pension :
a) le veuf ou la veuve »
Article 29 § 3
« Le montant de la pension pour cause d'invalidité ou vieillesse est augmenté pour l'époux ou l'épouse d'une somme correspondant au salaire d'une journée et demi de travail d'un ouvrier non qualifié, en vigueur au jour du dépôt de la demande du départ à la retraite (...) »
22.  Aux termes de l'article 63 § 3 du code de procédure administrative :
« Dans les cas où la loi prévoit un recours administratif contre un acte ou une omission, introduit dans un certain délai devant le même organe ou un organe hiérarchiquement supérieur (...) et a pour objet l'examen au fond de l'acte ou de l'omission (ενδικοφανής προσφυγή), un recours (devant les tribunaux administratifs) ne peut porter que sur la décision rendue à l'issue dudit recours. »
23.  Il s'ensuit que dans des cas comme celui de la présente affaire, la saisine du bureau local de l'IKA et de la commission administrative régionale de l'IKA constitue une condition préalable à la saisine des juridictions administratives.
24.  Les articles 105 et 106 de la loi d'accompagnement du code civil se lisent comme suit :
Article 105
« L'Etat est tenu de réparer le dommage causé par les actes illégaux ou omissions de ses organes lors de l'exercice de la puissance publique, sauf si l'acte ou l'omission a eu lieu en méconnaissance d'une disposition destinée à servir l'intérêt public. La personne fautive est solidairement responsable avec l'Etat, sous réserve des dispositions spéciales sur la responsabilité des ministres. »
Article 106
« Les dispositions des deux articles précédents s'appliquent aussi en matière de responsabilité des collectivités territoriales ou d'autres personnes morales de droit public pour le dommage causé par les actes ou omissions de leurs organes. »
25.  Cette disposition établit le concept d'acte dommageable spécial de droit public, créant une responsabilité extracontractuelle de l'Etat. Cette responsabilité résulte d'actes ou omissions illégaux. Les actes concernés peuvent être non seulement des actes juridiques, mais également des actes matériels de l'administration, y compris des actes non exécutoires en principe (Kyriakopoulos, Commentaire du code civil, article 105 de la loi d'accompagnement du code civil, no 23; Filios, Droit des contrats, partie spéciale, volume 6, responsabilité délictueuse 1977, par. 48 B 112 ; E. Spiliotopoulos, Droit administratif, troisième édition, par. 217; arrêt no 535/1971 de la Cour de cassation; Nomiko Vima, 19e année, p. 1414; arrêt no 492/1967 de la Cour de cassation ; Nomiko Vima, 16e année, p. 75). La recevabilité de l'action en réparation est soumise à une condition : la nature illégale de l'acte ou de l'omission.
26.  Par un jugement no 15006/2008 du 31 octobre 2008, le tribunal administratif d'Athènes jugea ainsi :
« (...) l'Etat est tenu de dédommager autrui au titre de l'article 105 de la loi d'accompagnement du code civil, dès lors qu'il y a acte ou omission ou agissement matériel illégal de ses organes, c'est-à-dire lorsque l'acte ou l'omission ou l'agissement viole une règle de droit protégeant un droit précis d'un particulier ou un intérêt précis et par conséquent lorsqu'elle viole l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales en vertu duquel est institué le droit de chaque individu à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable. La responsabilité de l'Etat d'indemniser existe indépendamment de la question de savoir si les organes du pouvoir judiciaire ont contribué à la violation de la disposition en question, à cause du délai qu'ils ont mis pour fixer l'audience et juger les affaires devant les juridictions internes ou pour rendre les jugements afférents, car ce délai est fonction du mode d'organisation du système judiciaire (personnel, moyens techniques et infrastructures, organisation des procédures etc.) par l'Etat, qui doit l'organiser de manière à ce que les juridictions satisfassent aux exigences de la disposition précitée. L'éventuelle responsabilité individuelle des magistrats pour le retard apporté lors du jugement d'une affaire au-delà du temps raisonnable ainsi que l'indépendance individuelle et fonctionnelle des magistrats, prévues par la Constitution, ne suffisent pas à dispenser, dans ce cas, l'Etat de sa responsabilité civile. Cette dernière peut être fondée sur l'article 105 de la loi d'accompagnement du code civil, étant donné que le législateur grec n'a pas prévu de voie légale spécifique en vue de la réparation du préjudice subi à cause de ces retards, puisque dans le cas contraire, les personnes lésées auraient été dépourvues de la protection légale à l'égard des juridictions nationales accordée par l'article 20 § 1 de la Constitution (...) ».
27.  Le tribunal administratif a statué ainsi dans le cadre d'une action fondée sur l'article 105, qu'il a rejeté en l'espèce, et qui était introduite le 6 juillet 2006.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
28.  La requérante allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable », tel que prévu par l'article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »
29.  La procédure litigieuse a débuté le 3 juillet 1997, avec la saisine de la commission administrative régionale de l'IKA – démarche indispensable pour que la requérante puisse soumettre son litige au tribunal administratif compétent (article 63 § 3 du code de procédure administrative) (voir, en ce sens, Paskhalidis et autres c. Grèce, arrêt du 19 mars 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-II, § 33 ; Ichtigiaroglou c. Grèce, no12045/06, § 38, 19 juin 2008) –, et a pris fin le 27 août 2007, avec la mise au net de l'arrêt du Conseil d'Etat. La période à considérer s'étale donc sur plus de dix ans et un mois, dont cinq ans et quatre mois environ devant le Conseil d'Etat.
A.  Sur la recevabilité
30.  La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité.
B.  Sur le fond
31.  Le Gouvernement soutient que la durée de la procédure n'a pas été excessive compte tenu des trois degrés de juridiction, de l'originalité de la question litigieuse, de l'importance des allégations de la requérante, qui concernaient des violations de la Convention et de la Constitution et enfin de l'absence de gravité de l'enjeu pour celle-ci, car elle percevait déjà deux pensions de retraite.
32.  La requérante note que, dans plusieurs autres arrêts concernant la Grèce, la Cour a conclu à une violation de l'article 6 § 1 pour des durées de procédure moins longues que celle la concernant. Elle souligne en outre, l'enjeu de la procédure pour elle, puisqu'elle vivait avec des moyens très limités, dont une pension de l'OGA de 100,24 euros par mois.
33.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement des requérants et celui des autorités compétentes ainsi que l'enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d'autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
34.  La Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 6 § 1 de la Convention (voir Frydlender précité).
35.  Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n'a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu'en l'espèce la durée de la procédure litigieuse a été excessive et n'a pas répondu à l'exigence du « délai raisonnable ».
36.  Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 en raison de la durée de la procédure engagée par la requérante devant les juridictions administratives.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
37.  La requérante se plaint également du fait qu'il n'existe en Grèce aucune juridiction à laquelle l'on puisse s'adresser pour se plaindre de la durée excessive de la procédure. Elle invoque l'article 13 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
A.  Sur la recevabilité
38.  La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité.
B.  Sur le fond
39.  Le Gouvernement soutient que la requérante aurait eu la possibilité d'introduire, sur le fondement de l'article 105 de la loi d'accompagnement du code civil et en invoquant la violation de l'article 6 § 1 de la Convention, une action en dommages-intérêts contre l'Etat devant le tribunal administratif. Par son jugement no 15006/2008, le tribunal administratif d'Athènes a accueilli une telle action pour le dépassement du délai raisonnable de la procédure après avoir examiné les allégations de la demanderesse à la lumière de la jurisprudence de la Cour.
40.  En matière de « délai raisonnable » au sens de l'article 6 § 1 de la Convention, un recours purement indemnitaire – tel le recours en responsabilité de l'Etat pour fonctionnement défectueux du service public de la justice dont il est question en l'espèce – est en principe susceptible de constituer une voie de recours à épuiser au sens de l'article 35 § 1, même lorsque la procédure est pendante au plan interne au jour de la saisine de la Cour (voir Mifsud c. France, [GC] (déc.), no 57220/00, 11 septembre 2002; Broca et Texier-Micault c. France (déc.), nos 27928/02 et 31694/02, 21 octobre 2003).
41.  En l'occurrence, la Cour n'est toutefois pas convaincue que le recours invoqué par le Gouvernement était effectif et disponible tant en théorie qu'en pratique et répondait donc aux exigences de l'article 13 de la Convention, et ce pour les raisons suivantes. D'une part, elle relève que la décision fournie par le Gouvernement, à l'appui de sa thèse, est un simple jugement rendu par un tribunal de première instance. Outre le fait qu'il s'agit d'un précédent extrêmement récent, la Cour ne peut pas spéculer sur les chances que ce précédent soit confirmé par les juridictions administratives d'appel, voire par le Conseil d'Etat, au cas où cette question lui serait soumise à l'avenir. Or, comme la Cour l'a déjà souligné, une voie de recours doit exister avec un degré suffisant de certitude, sans quoi lui manquent l'accessibilité et l'effectivité nécessaires (Van Droogenbroeck c. Belgique, arrêt du 24 juin 1982, série A no 50). D'autre part, la Cour note que le jugement du tribunal administratif a été rendu le 31 octobre 2008, donc postérieurement à la date d'introduction de la présente requête. Enfin, la Cour ne perd pas de vue que la procédure dans le cas invoqué par le Gouvernement a duré deux ans et quatre mois, ce qui peut créer des doutes quant à son efficacité (voir, mutatis mutandis, Byrn c. Danemark, no 13156/87, décision de la Commission du 1er juillet 1992, Décisions et rapports (DR) 73).
42.  Dans ces conditions, la Cour estime que la voie de recours mentionnée ne répondait pas aux exigences de l'article 13 de la Convention, car elle n'existait pas à un degré suffisant de certitude. La Cour n'exclut toutefois pas que l'exercice de ce recours puisse conduire, au terme de l'évolution de la jurisprudence, à un résultat conforme aux prescriptions de l'article 13 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Stratégies et Communications et Dumoulin c. Belgique, no 37370/97, § 56, 15 juillet 2002). En conclusion, la Cour estime qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention en raison de l'absence d'un recours satisfaisant aux exigences de cette disposition.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINE AVEC L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION ET L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
43.  La requérante allègue que le refus de lui allouer une pension de retraite, en tant que veuve de son concubin décédé, a violé l'article 14 de la Convention, combiné avec l'article 8 de celle-ci ainsi que l'article 1 du Protocole no 1. Ces articles se lisent ainsi :
Article 8 de la Convention
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
Article 14 de la Convention
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
Article 1 du Protocole no 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
A.  Sur la recevabilité
44.  Le Gouvernement soutient, d'une part, que la requérante n'a pas la qualité de « victime » au sens de l'article 34 de la Convention. Il se prévaut de l'article 29 § 3 de la loi 1846/1951 et souligne que ni P.M. ni la requérante n'ont demandé à l'IKA d'augmenter la pension de P.M. en raison de la cohabitation et de l'existence de cinq enfants. Ils ne se sont pas non plus plaints d'un traitement discriminatoire de la part de l'IKA du fait du non versement à P.M. de cette augmentation. Lorsque P.M. était en vie, la requérante n'a jamais qualifié l'attitude de l'IKA comme une ingérence dans sa vie familiale ou dans ses biens.
45.  Le Gouvernement soutient, d'autre part, que ce grief doit être rejeté pour non respect du délai de six mois. Il note qu'au moment du décès de P.M, ce délai était déjà échu, depuis le temps que le couple vivait ensemble, sans que l'IKA n'ait procédé à l'augmentation de la pension. Dès lors, la requérante aurait dû introduire sa requête dans un délai de six mois à compter du décès de P.M.
46.  La Cour note, avec la requérante, que le grief de cette dernière vise le refus des autorités nationales de lui accorder une pension de réversion suite au décès de son compagnon. Or, la procédure judiciaire engagée suite à ce refus s'est achevée par une décision rendue par le Conseil d'Etat le 27 août 2007. Par ailleurs, le simple fait que P.M. n'ait, en son temps, ni contesté le montant de la pension qu'il percevait ni demandé son augmentation du fait d'une cohabitation, ne saurait retirer à la requérante la possibilité de se plaindre du refus opposé à sa propre demande du 7 mars 1996 de se voir attribuer une pension de réversion. La Cour doit dès lors constater que la requérante a respecté le délai de six mois prévu à l'article 35 § 1 de la Convention. Partant il convient de rejeter l'objection du Gouvernement dans ses deux branches.
47.  Par ailleurs, ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité.
B.  Sur le fond
1.  Arguments des parties
a)  La requérante
48.  Selon la requérante, la notion de famille ne se limite pas à une relation fondée sur le mariage, mais peut inclure des liens de famille créés de facto lorsque les intéressés vivent ensemble et que des enfants sont nés d'une telle relation. La pension de réversion tombe alors sous le coup de l'article 8 car la requérante a vécu trente-neuf ans avec P.M. et a donné naissance à cinq enfants, que ce dernier a reconnus. D'ailleurs, le Conseil d'Etat n'a pas mis en doute l'existence d'une relation de fait entre elle et P.M., mais a procédé à l'examen des différents moyens en considérant cette relation comme établie.
49.  Se prévalant des arrêts Willis c. Royaume-Uni, no 36042/97, du 11 juin 2002 et Runkee et White c. Royaume-Uni, 42949/98 et 53134/99, du 10 mai 2007, la requérante soutient que son droit à l'obtention d'une prestation de veuve s'analyse en un bien au sens de l'article 1 du Protocole no 1. Elle souligne que les prestations sociales entrent dans le champ d'application de cet article, qu'elles résultent d'un système contributif ou non-contributif.
50.  La requérante souligne qu'elle ne se plaint pas d'une violation de l'article 1 du Protocole no 1 pris isolément, mais en combinaison avec l'article 14. Elle se réfère à la jurisprudence de la Cour en matière de discrimination dans la sphère des prestations sociales fondée sur la nationalité et prétend qu'elle peut aussi l'appliquer par analogie en matière de situation de famille.
51.  La requérante soutient que le fait qu'il existe certaines différences entre deux ou plusieurs personnes n'exclut pas qu'elles puissent se trouver dans des situations analogues et avoir des intérêts suffisamment communs. Ainsi, la requérante était, aux fins de l'article 14, dans une situation analogue à celle d'une veuve dont le mari était décédé. En présence d'un laps de temps considérable, au cours duquel de profonds changements sont survenus dans les domaines tant social qu'économique et juridique, la Cour ne peut ignorer ces nouvelles réalités et doit tenir compte de la teneur des données socio-démographiques de l'époque. Un couple qui cohabite ne fait plus partie d'une minorité insignifiante. Selon les données du Système mutuel d'information sur la protection sociale de l'Union européenne, dans plusieurs pays (Danemark, Espagne, Irlande, Islande, Lituanie, Hongrie, Malte, Pays-Bas, Norvège, Portugal, Slovénie, Finlande et Suède), un partenaire est assimilé à une personne mariée indépendamment de la question de savoir si cette relation de fait est reconnue par le droit civil ou a été légalement déclarée.
52.  Dans un nombre croissant d'Etats membres du Conseil de l'Europe, il existe une nette tendance à admettre que dans un couple non marié, qui a vécu ensemble pour une longue durée ou, en présence d'enfants et, dans ce cas, abstraction faite de toute notion de durée, la pension du défunt doit être reversée au partenaire survivant. Cette tendance démontre que les prestations sociales de veuvage ne sont plus destinées à promouvoir le mariage ou la famille dans leur sens traditionnel.
b) Le Gouvernement
53.  Le Gouvernement souligne d'emblée que l'allégation de la requérante selon laquelle elle a vécu pendant trente-neuf ans avec P.M. n'a pas été prouvée devant les juridictions internes, car le certificat qu'elle avait fait établir, l'avait été sans que l'IKA soit invité à présenter ses observations. Les deux témoins qui ont déposé pour le compte de la requérante n'étaient pas en mesure de connaître, en raison de leur jeune âge, à quelle époque remontait sa cohabitation avec P.M.
54.  Le Gouvernement soutient qu'il n'y a eu aucune ingérence de l'Etat dans la vie privée ou familiale de la requérante. La demande de celle-ci de se voir transmettre le droit à la pension de retraite de P.M. et le refus de l'IKA sont intervenus après le décès de P.M., lorsque la « vie familiale » (à supposer qu'il y en avait une) avait déjà pris fin. A supposer même qu'il y a eu « ingérence rétroactive » l'allégation qu'il y a eu violation des articles 8 et 14 combinés est non fondée pour les raisons suivantes.
55.  Le refus de l'IKA se fondait sur l'article 28 § 6 de la loi 1846/1951, qui indique de manière claire et précise les personnes qui peuvent bénéficier d'un transfert de pension en cas de décès d'un assuré de l'IKA. La requérante devait savoir, qu'à défaut de mariage entre elle et P.M., elle n'avait pas droit à une pension.
56.  Le Gouvernement souligne que les conséquences financières d'un mariage ne se limitent pas aux relations entre époux, mais ont une incidence sur les intérêts de tiers. La différence substantielle entre le mariage et la cohabitation sans être marié se marque par les conséquences légales qu'engendre le mariage. La cohabitation ne crée pas d'obligation alimentaire entre ceux qui cohabitent, ni pendant la cohabitation ni après la fin de celle-ci. Ce fut le choix de la requérante et de P.M. de ne pas contracter mariage alors qu'il n'existait aucun empêchement légal ou de fait et ce choix était délibéré, car ils ne souhaitaient pas que leur relation ait une quelconque conséquence financière. Il est contraire à toute notion de justice, que ce que la requérante et P.M. ont voulu éviter soit subi par un tiers, l'IKA. Le Gouvernement souligne que la différence de traitement entre le survivant d'un couple marié et la requérante poursuit un but légitime, la protection de la famille traditionnelle, ce qui a été admis par le Conseil d'Etat en l'espèce.
57.  Le Gouvernement soutient, en outre, que la requérante n'avait aucun « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1, car sa demande de se voir octroyer la pension de P.M. ne concernait pas un élément patrimonial existant, mais des revenus futurs. La requérante avait juste une simple espérance qui n'était pas certaine. Le seul intérêt financier ne peut pas être considéré comme une « espérance légitime » lorsqu'il n'est pas établi par le droit interne.
58.  Il ressort des articles 25 §§ 1 et 4 et 28 § 1 de la loi 1846/1951 que le versement d'une pension de retraite de l'IKA est fondé sur un système contributif qui a une relation directe avec le paiement des contributions proportionnelles aux revenus des assurés. Ces revenus peuvent inclure une allocation de mariage, qui s'ajoute au salaire mensuel et augmente ainsi les contributions des salariés à leurs caisses qui payent alors une pension à la veuve. Or P.M. n'avait versé à l'IKA aucune contribution qui pourrait être reversée à la requérante en cas de décès. Jusqu'à son décès, l'IKA n'a été saisi d'aucune demande tendant à une augmentation de salaire ou de pension de P.M. pour cause de vie commune et la requérante n'a versé aucune contribution en rapport avec la pension de retraite litigieuse.
2.  Appréciation de la Cour
a)  Principes généraux dégagés par la jurisprudence de la Cour
59.  Selon la jurisprudence bien établie de la Cour, la discrimination consiste à traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007-XII). La justification objective et raisonnable fera défaut si pareille distinction ne poursuit pas un but légitime ou s'il n'y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Larkos c. Chypre [GC], no 29515/95, § 29, CEDH 1999-I). Les dispositions de la Convention n'empêchent pas en principe les Etats d'introduire des programmes de politique générale au moyen de mesures législatives en vertu desquelles une certaine catégorie ou un certain groupe d'individus sont traités différemment des autres, sous réserve que la différence de traitement qui en résulte pour l'ensemble de cette catégorie ou de ce groupe définis par la loi puisse se justifier au regard de la Convention et de ses Protocoles (voir, mutatis mutandis, Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 112, CEDH 2006-IV).
60.  En d'autres termes, l'article 14 n'empêche pas une différence de traitement si elle repose sur une appréciation objective de circonstances de fait essentiellement différentes et si, s'inspirant de l'intérêt public, elle ménage un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts de la communauté et le respect des droits et libertés garantis par la Convention (Ünal Tekeli c. Turquie, no 29865/96, § 51, CEDH 2004-X).
61.  Le droit de jouir des droits garantis par la Convention sans être soumis à discrimination est également transgressé lorsque, sans justification objective et raisonnable, les Etats n'appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement différentes (Thlimmenos, précité, § 44).
62.  Les Etats jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure les différences entre des situations à d'autres égards analogues justifient des différences de traitement juridique (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 33, série A no 31, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 72, série A no 94, et Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 72, Recueil 1996-IV). Cette marge est d'autant plus ample qu'il s'agit pour l'Etat de prendre des mesures d'ordre général en matière fiscale, économique ou sociale, lesquelles sont intimement liées aux ressources financières de l'Etat (Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008-..., et Petrov c. Bulgarie, no 15197/02, § 55, 22 mai 2008). Toutefois, il revient à la Cour de contrôler en dernier ressort, à la lumière des circonstances de l'affaire en question, la conformité de telles mesures avec les engagements de l'Etat découlant de la Convention et de ses Protocoles (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 46, série A no 98, et National & Provincial Building Society et autres c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 80, Recueil 1997-VII).
63.  S'agissant de la charge de la preuve en la matière, la Cour a déjà jugé que, quand un requérant a établi l'existence d'une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (D.H. et autres, précité, § 177, Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 57, CEDH 2005-XII, et Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, §§ 91-92, CEDH 1999-III).
64.  Sur le terrain de l'article 12 de la Convention, la Cour a déjà constaté que le mariage est largement reconnu comme conférant un statut et des droits particuliers à ceux qui s'y engagent (Burden, précité, § 63, et Joanna Shackell c. Royaume-Uni (déc.), no 45851/99, 27 avril 2000). La protection du mariage constitue en principe une raison importante et légitime pouvant justifier une différence de traitement entre couples mariés et couples non mariés (Quintana Zapata c. Espagne, no 34615/97, décision de la Commission du 4 mars 1998, Décisions et rapports (DR) 92, p. 139). Le mariage se caractérise par un ensemble de droits et d'obligations qui le différencient nettement de la situation d'un homme et d'une femme vivant ensemble (Nylund c. Finlande (déc.), no 27110/95, CEDH 1999-VI, et Lindsay c. Royaume-Uni (déc.) no 11089/84, 11 novembre 1986). Aussi les Etats jouissent-ils d'une certaine marge d'appréciation quand ils prévoient un traitement différent selon qu'un couple est marié ou non, notamment dans des domaines qui relèvent de la politique sociale et fiscale, par exemple en matière d'imposition, de pension et de sécurité sociale (voir, mutatis mutandis, Burden, précité, § 65).
65.  Enfin, dans l'arrêt Serife Yigit c. Turquie ([GC], no 3976/05, §§ 83-87, 2 novembre 2010), la Cour, en examinant s'il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre le refus des autorités turques de permettre à la requérante de bénéficier des droits sociaux de son défunt compagnon et le but légitime du maintien de l'ordre public et de la protection des droits et libertés d'autrui, a jugé déterminant que, vu les règles pertinentes du droit turc, la requérante ne pouvait avoir aucune espérance légitime de bénéficier des droits sociaux de son concubin. Le code civil était clair s'agissant de la prééminence du mariage civil et, consciente de sa situation, la requérante savait qu'elle devait régulariser son union conformément au code civil pour être l'ayant droit de son concubin.
b)  Application de ces principes en l'espèce
66.  La Cour note, en premier lieu, que la requérante, qui prétend avoir cohabité durant trente-neuf ans avec P.M., a donné naissance à cinq enfants que ce dernier a reconnus. Elle observe que la cour administrative d'appel a rejeté le recours de la requérante tendant à obtenir une retraite de réversion, non seulement au motif que celle-ci n'avait pas contracté mariage avec P.M., mais aussi du fait que son allégation d'avoir cohabité n'était pas légalement établie. A cet égard, il ressort des éléments du dossier que P.M. a eu aussi un enfant d'une autre femme avec laquelle il entretenait une relation parallèle.
67.  La Cour ne saurait par ailleurs adhérer à l'argument de la requérante selon lequel le Conseil d'Etat a statué en considérant comme établie la relation de fait entre celle-ci et P.M. Le Conseil d'Etat n'a pas examiné le moyen de la requérante qui visait à remettre en cause le constat de la cour d'appel concernant la preuve de cette relation de fait – et ne pouvait du reste pas le faire, car son contrôle se limite à des questions relevant de l'interprétation et de l'application des dispositions de la loi. De la même façon, il n'appartient pas non plus à la Cour de prendre position quant à la réalité de la cohabitation ou à la véracité des éléments contenus dans l'attestation sous serment produite par la requérante devant les juridictions internes. Elle considère cependant la conclusion de la cour administrative d'appel comme un élément à prendre en compte dans l'appréciation des circonstances de la cause.
68.  La Cour relève également que l'article 28 § 6 a) de la loi 1846/1951 ne prévoit le versement d'une pension de réversion qu'aux seuls veuf ou veuve, c'est-à dire au conjoint survivant. Tant le tribunal administratif que la cour administrative d'appel se sont fondés sur cet article pour rejeter l'action de la requérante.
69.  La Cour estime devoir distinguer la présente affaire de toutes celles, invoquées par la requérante, et qui ont trait à la notion de « famille » élargie ou à des questions de discrimination dans la sphère des prestations sociales et fondée sur la nationalité.
70.  Par contre, la présente affaire est semblable à l'affaire Shackell (Shackell c. Royaume-Uni (déc.) no 45851/99, 27 avril 2000), dans laquelle la Cour a décidé qu'aux fins de l'octroi de prestations sociales la différence de traitement entre, d'une part, une femme célibataire ayant vécu une relation durable avec un homme entre-temps décédé, et, d'autre part, une veuve placée dans la même situation, est justifiée car le mariage demeure une institution largement reconnue comme conférant un statut particulier à ceux qui s'y engagent. Ce point de vue a été partagé par la Grande Chambre dans son arrêt Burden précité (§ 63), où elle a rappelé que l'exercice du droit de se marier est protégé par l'article 12 de la Convention et emporte des conséquences sociales, personnelles et juridiques (B. et L. c. Royaume-Uni (déc.), no 36536/02, 29 juin 2004, § 34). En effet, les conséquences juridiques d'un mariage ou d'un  « partenariat civil – dans lequel deux personnes décident expressément et délibérément de s'engager – distinguent ce type de relation des autres formes de vie commune. Plutôt que la durée ou le caractère solidaire de la relation, l'élément déterminant est l'existence d'un engagement public, qui va de pair avec un ensemble de droits et d'obligations d'ordre contractuel. De la même manière qu'il ne peut y avoir d'analogie entre, d'un côté, un couple marié ou en partenariat civil et, de l'autre, un couple hétérosexuel ou homosexuel dont les deux membres ont choisi de vivre ensemble sans devenir des époux ou des partenaires civils, l'absence d'un tel accord juridiquement contraignant entre les requérants fait que leur relation de cohabitation, malgré sa longue durée, est fondamentalement différente de celle qui existe entre deux conjoints ou partenaires civils » (Burden précité, § 65). La promotion du mariage par l'octroi d'avantages limités au conjoint survivant ne peut donc être considérée comme excédant la marge d'appréciation accordée à l'Etat défendeur.
71.  La Cour estime devoir distinguer la présente affaire de l'arrêt Muñoz Díaz c. Espagne (no 49151/07, 8 décembre 2009), où il y avait eu mariage – même s'il avait été célébré selon les rites de la communauté rom – et les autorités, de par leur attitude (versement des prestations sociales et délivrance d'un livret de famille), avaient en quelque sorte reconnu la qualité de conjointe de la requérante. En effet, en l'espèce, ni la requérante ni P.M. n'ont procédé à une quelconque démarche, soit auprès des autorités, soit auprès de l'IKA, pour faire reconnaître leur union et créer une relation génératrice de conséquences juridiques. Comme dans l'affaire Serife Yigit précitée, la requérante devait savoir que, faute de régulariser son union, elle ne pouvait pas être considérée comme l'ayant droit de son concubin défunt. Elle ne saurait donc se prévaloir d'une espérance légitime de pouvoir bénéficier des droits à une pension de réversion au titre de concubine (Serife Yigit précité, § 86).
72.  Il n'y a donc pas eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 8 de la Convention et l'article 1 du Protocole no 1.
IV.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
73.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
74.  Au titre du préjudice matériel qu'elle aurait subi, la requérante réclame 168 000 euros (EUR) plus intérêts, somme qui correspondrait à la pension de retraite qui lui aurait été versée du 9 janvier 1996 (date du décès de P.M.) au 31 décembre 2020. Elle demande aussi 20 000 EUR pour dommage moral.
75.  En ce qui concerne la prétention pour dommage matériel, le Gouvernement soutient que la requérante n'est pas en mesure de connaître et encore moins de prouver ce dommage, car elle ne produit aucun élément qui établirait que la pension mensuelle qu'elle recevrait serait celle qu'elle indique. En outre, il existe une incertitude quant à longévité de la requérante qui est née en 1929. Au sujet du dommage moral, le Gouvernement souligne la requérante percevait déjà deux pensions et ne peut raisonnablement prétendre que la pension de réversion constituait son unique moyen de subsistance.
76.  La Cour rappelle qu'elle n'a constaté qu'une violation de l'article 6 § 1 pour dépassement du délai raisonnable et de l'article 13. Elle considère que seulement une indemnité pour dommage moral à ce titre entre en ligne de compte et qu'il y a lieu d'octroyer à la requérante 10 000 EUR.
B.  Frais et dépens
77.  La requérante demande également 961,18 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 5 000 EUR pour ceux engagés devant la Cour.
78.  Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette demande car les frais devant les juridictions internes n'ont pas de lien de causalité avec les violations alléguées et de plus la requérante ne produit des justificatifs que pour la procédure devant les juridictions nationales.
79.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, l'allocation de frais et dépens au titre de l'article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], précité, § 54).
80.  La Cour observe que les prétentions de requérante au titre des frais et dépens devant elle ne sont pas accompagnées des justificatifs nécessaires. Quant aux frais encourus devant les juridictions nationales, ils étaient afférents à des procédures sur des questions pour lesquelles la Cour n'a pas conclu à une violation de la Convention. Il convient donc d'écarter sa demande.
C.  Intérêts moratoires
81.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Déclare la requête recevable ;
2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention ;
4.  Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 8 de la Convention et l'article 1 du Protocole no 1 ;
5.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 10 000 EUR (dix mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 février 2011, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Nina Vajić   Greffier Présidente
ARRÊT KOROSIDOU c. GRÈCE
ARRÊT KOROSIDOU c. GRÈCE 


Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure administrative ; Article 6-1 - Délai raisonnable) ; Violation de l'article 13 - Droit à un recours effectif (Article 13 - Recours effectif) ; Non-violation de l'article 14+8 - Interdiction de la discrimination (Article 14 - Discrimination) (Article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale) ; Non-violation de l'article 14+P1-1 - Interdiction de la discrimination (Article 14 - Discrimination) (article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété)

Analyses

(Art. 13) DROIT A UN RECOURS EFFECTIF, (Art. 13) RECOURS EFFECTIF, (Art. 14) DISCRIMINATION, (Art. 14) INTERDICTION DE LA DISCRIMINATION, (Art. 6) DROIT A UN PROCES EQUITABLE, (Art. 6) PROCEDURE ADMINISTRATIVE, (Art. 6-1) DELAI RAISONNABLE, (Art. 8) DROIT AU RESPECT DE LA VIE PRIVEE ET FAMILIALE


Parties
Demandeurs : KOROSIDOU
Défendeurs : GRECE

Références :

Origine de la décision
Formation : Cour (première section)
Date de la décision : 10/02/2011
Date de l'import : 21/06/2012

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 9957/08
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2011-02-10;9957.08 ?

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