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15/03/2011 | CEDH | N°23706/07;37912/07;43801/07;...

CEDH | AFFAIRE YOLDAS ET AUTRES c. TURQUIE


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE YOLDAŞ ET AUTRES c. TURQUIE
(Requêtes nos 23706/07, 37912/07, 43801/07, 54514/07,
56503/07, 1033/08, 1522/08 et 2635/08)
ARRÊT
STRASBOURG
15 mars 2011
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Yoldaş et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Ireneu Cabral Barreto, président,   Dragoljub Popović,   András Sajó, juges,  et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de sect

ion,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 février 2011,
Rend l'arrêt que voici...

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE YOLDAŞ ET AUTRES c. TURQUIE
(Requêtes nos 23706/07, 37912/07, 43801/07, 54514/07,
56503/07, 1033/08, 1522/08 et 2635/08)
ARRÊT
STRASBOURG
15 mars 2011
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Yoldaş et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Ireneu Cabral Barreto, président,   Dragoljub Popović,   András Sajó, juges,  et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 février 2011,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouvent huit requêtes (nos 23706/07, 37912/07, 43801/07, 54514/07, 56503/07, 1033/08, 1522/08 et 2635/08) dirigées contre la République de Turquie et dont huit ressortissants de cet Etat, MM. Servet Yoldaş, Bedran Salamboğa, Hasan Kutulman, Hacı Bayancuk, Ahmet Şahin, Cemal Tutar, Bilal Çetiner et Mehmet Fidancı (« les requérants »), ont saisi la Cour les 31 mai, 20 août, 1er octobre, 3, 10, 12, 13 et 18 décembre 2007 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3.  Par une lettre reçue le 13 juillet 2009, dans le cadre de la requête no 56503/07, les héritiers légaux de M. Ahmet Şahin (Mme Fatma Şahin, son épouse, et MM. İsmail, Hasan, Yusuf et Halit Şahin, ses enfants, nés respectivement en 1966, 1996, 1997, 1999 et 2001) ont informé le greffe du décès de ce requérant survenu le 1er juin 2009 et ont exprimé leur souhait de poursuivre la procédure devant la Cour. Pour des raisons d'ordre pratique, le présent arrêt continuera d'appeler M. Ahmet Şahin le « requérant » bien qu'il faille aujourd'hui attribuer cette qualité à Mme Şahin et ses quatre fils (voir, mutatis mutandis, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 1, CEDH 1999-VI).
4.  Le 11 mai 2009, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer les requêtes au Gouvernement. En application du Protocole no 14, les requêtes ont été attribuées à un Comité.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5.  Les requérants sont nés respectivement en 1970, 1970, 1974, 1955, 1971, 1972, 1974 et 1972.
6.  Ils furent arrêtés et placés en garde à vue dans le cadre d'opérations menées contre le Hizbullah, une organisation illégale armée, les 17 janvier 2000 (Cemal Tutar), 20 mai 2000 (Hasan Kutulman), les 13 avril 2001 (Mehmet Fidancı), 1er juin 2001 (Bedran Salamboğa), 5 septembre 2001 (Hacı Bayancuk), 28 septembre 2001 (Servet Yoldaş), 3 décembre 2001 (Ahmet Şahin) et le 21 janvier 2002 (Bilal Çetiner). Ils furent ensuite placés en détention provisoire, par un juge habilité, quelques jours après leur arrestation.
7.  Par des actes d'accusation établis à différentes dates, le parquet les accusa notamment d'appartenance à une organisation illégale armée et/ou de tentative de renversement par la force de l'ordre constitutionnel turc.
8.  Bien qu'une action publique ait été engagée contre M. Bedran Salamboğa, aucune décision de justice le concernant n'aurait encore été rendue à ce jour. D'après les pièces du dossier, le procès diligenté à son égard demeurerait toujours pendant devant la juridiction de première instance et il serait toujours en détention provisoire au jour de l'adoption du présent arrêt.
9.  Le 30 janvier 2000, un juge compétent ordonna le placement de M. Cemal Tutar en détention provisoire. Cependant, le même jour, le juge ordonna également sa remise à la disposition des forces de sécurité pour un délai de dix jours afin de permettre aux agents de police de continuer à prendre sa déposition. Ce délai de dix jours fut périodiquement prolongé par un juge jusqu'au 22 juillet 2000 pour le même motif et donc le placement de l'intéressé dans une situation équivalente à une garde à vue dura pendant plus de cinq mois. D'après les pièces du dossier, la procédure engagée contre lui demeurerait toujours pendante devant les juridictions internes et il se trouverait encore en détention provisoire au jour de l'adoption du présent arrêt.
10.  Le 13 janvier 2005, Mehmet Fidancı fut condamné à la réclusion criminelle à perpétuité en première instance. Toutefois, le 7 juin 2005, la Cour de cassation infirma l'arrêt rendu. Le 28 février 2008, il fut à nouveau condamné à la même peine privative de liberté et, le 7 juillet 2009, la Cour de cassation confirma l'arrêt concerné.
11.  Le 19 décembre 2006, les juges du fond condamnèrent M. Ahmet Şahin à la réclusion criminelle à perpétuité. Le 28 mai 2008, ladite condamnation fut confirmée par la Cour de cassation.
12.  Le 9 mars 2007, M. Servet Yoldaş fut condamné, par la cour d'assises, à la réclusion criminelle à perpétuité. Le 14 avril 2009, la Cour de cassation infirma l'arrêt de première instance. Le 21 octobre 2010, l'intéressé fut à nouveau condamné à la même peine privative de liberté par les juges du fond. L'affaire fit l'objet d'un pourvoi et, d'après les éléments du dossier, elle se trouverait toujours pendante devant la Cour de cassation au jour de l'adoption du présent arrêt.
13.  Le 3 avril 2007, M. Hacı Bayancuk fut également condamné, en première instance, à la réclusion criminelle à perpétuité. Le 6 février 2008, l'arrêt rendu fut infirmé. Le 19 mars 2009, la cour d'assises compétente, saisie sur renvoi, le condamna à nouveau à une peine privative de liberté. Toutefois, l'arrêt concerné fit l'objet d'un pourvoi et, d'après les pièces du dossier, l'affaire serait toujours pendante devant la Cour de cassation au jour de l'adoption du présent arrêt.
14.  Le 24 avril 2007, M. Bilal Çetiner fut condamné à la réclusion criminelle à perpétuité par la cour d'assises. Le 17 février 2009, la Cour de cassation confirma l'arrêt rendu.
15.  Le 6 mai 2008, M. Hasan Kutulman fut aussi condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Cependant, l'arrêt de première instance fit l'objet d'un pourvoi et, d'après les éléments du dossier, la procédure en question se trouverait toujours pendante devant la Cour de cassation au jour de l'adoption du présent arrêt.
16.  Depuis leur arrestation, les autorités judiciaires ont constamment rejeté les demandes réitérées de mise en liberté des requérants et ont ordonné périodiquement leur maintien en détention provisoire, en se fondant sur des formules presque toujours identiques, telles que « la nature des crimes reprochés », « l'état des preuves », « le contenu du dossier », « la gravité de la peine encourue » et/ou « le fait que le crime reproché était l'une des infractions énumérées à l'article 100 § 3 du code de procédure pénale (« CPP ») [régissant les motifs et les conditions de la détention provisoire] ».
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
17.  Pour le droit interne pertinent, voir les arrêts Tunce et autres c. Turquie (nos 2422/06, 3712/08, 3714/08, 3715/08, 3717/08, 3718/08, 3719/08, 3724/08, 3725/08, 3728/08, 3730/08, 3731/08, 3733/08, 3734/08, 3735/08, 3737/08, 3739/08, 3740/08, 3745/08 et 3746/08, §§ 8 et 9, 13 octobre 2009), Şayık et autres c. Turquie (nos 1966/07, 9965/07, 35245/07, 35250/07, 36561/07, 36591/07 et 40928/07, §§ 13-15, 8 décembre 2009), et Yiğitdoğan c. Turquie (no 20827/08, §§ 8-10, 16 mars 2010).
EN DROIT
I.  JONCTION DES AFFAIRES ET OBSERVATION PRÉLIMINAIRE
18.  Compte tenu de la similitude des requêtes quant aux faits et à la question de fond qu'elles posent, la Cour décide de joindre les requêtes et de les examiner conjointement dans un seul arrêt.
19.  La Cour note que le requérant M. Ahmet Şahin est décédé le 1er juin 2009 et que sa veuve, Mme Şahin, et ses quatre fils ont exprimé le souhait de poursuivre l'instance.
20.  Le Gouvernement fait valoir que les héritiers de M. Ahmet Şahin n'ont pas d'intérêt à poursuivre la procédure et invite la Cour à rayer la requête introduite par ce dernier du rôle.
21.  A cet égard, la Cour relève qu'elle a déjà reconnu aux parents ou proches d'un requérant décédé en cours de procédure qualité à poursuivre la requête en son nom dans le cadre des affaires où le requérant se plaignait de la durée de sa détention et/ou d'une méconnaissance de son droit à un jugement dans un délai raisonnable (voir, entre autres, Krempovskij c. Lituanie (déc.), no 37193/97, 20 avril 1999, Marie-Louise Loyen et Bruneel c. France, no 55929/00, §§ 25-29, 5 juillet 2005, et Kozimor c. Pologne, no 10816/02, §§ 25-29, 12 avril 2007). Par conséquent, la Cour estime que les héritiers de M. Ahmet Şahin ont un intérêt moral légitime à faire constater que la durée de la détention subie par ce dernier et celle de la procédure pénale engagée contre lui ont eu lieu en méconnaissance des articles 5 § 3 et 6 § 1 de la Convention.
II.  SUR LA RECEVABILITÉ
22.  Invoquant l'article 5 § 3 de la Convention, les requérants se plaignent d'abord de la durée de leur détention provisoire qu'ils estiment excessives. M. Ahmet Şahin allègue que la longueur de sa détention enfreint également le principe de la présomption d'innocence, consacré par l'article 6 § 2 de la Convention.
Eu égard au fait que l'article 5 § 3 de la Convention protège indirectement le principe prévu à l'article 6 § 2 (voir, notamment, Olstowski c. Pologne (déc.), no 34052/96, 15 février 2001, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 152, CEDH 2000-IV), la Cour estime qu'il y a lieu d'examiner ces griefs uniquement sous l'angle de l'article 5 § 3 de la Convention.
Se référant toujours à l'article 5 § 3, M. Cemal Tutar dénonce également la durée et les conditions de sa garde à vue.
Hormis MM. Hasan Kutulman et Hacı Bayancuk, les requérants se plaignent également de ce que leur cause n'a pas été entendue dans un délai raisonnable. Enfin, M. Ahmet Şahin se plaint, d'une manière générale, du défaut d'indépendance et d'impartialité des tribunaux nationaux. Ils invoquent à ce titre l'article 6 § 1 de la Convention.
23.  S'agissant de la durée de la détention provisoire, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, relevant que certains des requérants ont omis de former opposition contre les ordonnances de maintien en détention, conformément aux articles 267, 268 et 271 du CPP.
24.  Les requérants contestent cet argument.
25.  En ce qui concerne les griefs tirés de l'article 5 § 3 de la Convention, la Cour rappelle que, d'après sa jurisprudence constante, en cas d'absence de voie de recours interne adéquate, le délai de six mois commence à courir à partir de l'acte incriminé dans la requête (voir, parmi d'autres, Sakık et autres c. Turquie, 26 novembre 1997, § 53, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII). En l'espèce, la Cour observe que la garde à vue de M. Cemal Tutar a pris fin le 22 juillet 2000 (paragraphe 9 ci-dessus) et que la détention provisoire subie par MM. Ahmet Şahin et Bilal Çetiner s'est respectivement terminée le 19 décembre 2006 et le 24 avril 2007, dates auxquelles la juridiction de première instance condamna ces derniers à une peine privative de liberté (paragraphes 11 et 14 ci-dessus). La Cour relève toutefois que ces requérants ont respectivement introduit leur requête les 12, 13 et 10 décembre 2007 (voir liste en Annexe). Dès lors, une durée de plus de sept ans (Cemal Tutar), d'environ un an (Ahmet Şahin) ou de plus de sept mois (Bilal Çetiner) s'est écoulée entre la fin des violations alléguées et l'introduction des griefs en question devant la Cour. Partant, il convient de constater que le grief de M. Cemal Tutar tiré de la durée et des conditions de sa garde à vue et celui de MM. Ahmet Şahin et Bilal Çetiner tiré de leur détention provisoire ont été présentés en dehors du délai de six mois et doivent donc être rejetés en application de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
26.  S'agissant du grief de M. Ahmet Şahin tiré du défaut d'indépendance et d'impartialité des tribunaux nationaux, la Cour observe que le grief en question est énoncé d'une manière générale et que son argumentation n'est aucunement étayée. Par ailleurs, il convient de relever que les juges siégeant dans la cour d'assises devant laquelle l'intéressé a été jugé jouissent de garanties constitutionnelles et légales (voir, mutatis mutandis, İmrek c. Turquie (déc.), no 57175/00, 28 janvier 2003). Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu'il doit être rejeté, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
27.  Quant à l'exception du Gouvernement concernant la voie de recours prévue aux articles 267, 268 et 271 du CPP, la Cour rappelle qu'elle a déjà écarté des exceptions semblables dans des cas similaires (voir, notamment, Mehmet Garip Özer et autres c. Turquie, nos 9603/07, 9894/07 et 16474/07, §§ 21 et 22, 5 janvier 2010). Le Gouvernement n'ayant soumis aucun exemple à même de prouver le respect des exigences d'un recours « effectif » permettant aux détenus de contester la légalité de leur détention (voir, à cet égard, Schöps c. Allemagne, no 25116/94, § 44, CEDH 2001-I), la Cour n'aperçoit aucun motif, en l'espèce, de s'écarter de ses conclusions antérieures et rejette donc l'exception du Gouvernement.
28.  La Cour constate que le grief tiré de la durée de détention subie par MM. Servet Yoldaş, Bedran Salamboğa, Hasan Kutulman, Hacı Bayancuk, Cemal Tutar et Mehmet Fidancı et celui tiré de la durée de la procédure pénale engagée contre MM. Servet Yoldaş, Bedran Salamboğa, Ahmet Şahin, Cemal Tutar, Bilal Çetiner et Mehmet Fidancı ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'ils ne se heurtent à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION
29.  Le Gouvernement soutient que la durée de la détention provisoire subie par MM. Servet Yoldaş, Bedran Salamboğa, Hasan Kutulman, Hacı Bayancuk, Cemal Tutar et Mehmet Fidancı n'est pas excessive par rapport notamment à la nature des infractions dont ces derniers étaient soupçonnés, à la gravité des peines encourues et au risque de la commission d'éventuelles infractions sérieuses. Il fait valoir, en outre, que le risque de fuite, le danger d'entrave à la justice et la nécessité de préserver l'ordre public constituaient des éléments suffisants pour justifier le maintien de ces requérants en détention provisoire.
30.  Eu égard à sa jurisprudence constante quant à la détermination de la période de détention provisoire à prendre en considération (voir, notamment, Solmaz c. Turquie, no 27561/02, §§ 23-37, CEDH 2007-...(extraits), et Baltacı c. Turquie, no 495/02, §§ 44-46, 18 juillet 2006), la Cour constate que la durée des détentions provisoires est d'environ six ans et six mois pour M. Mehmet Fidancı, de plus de six ans et huit mois pour M. Hacı Bayancuk, d'environ sept ans pour M. Servet Yoldaş, et d'environ huit ans pour M. Hasan Kutulman. Elle relève par ailleurs que MM. Bedran Salamboğa et Cemal Tutar se trouvent apparemment toujours en détention provisoire et que la détention subie par ces derniers a déjà duré respectivement plus de neuf ans et neuf mois et plus de onze ans au jour de l'adoption du présent arrêt. La Cour rappelle qu'elle a déjà examiné des cas similaires et a conclu à maintes reprises à la violation de l'article 5 § 3 de la Convention (voir, parmi beaucoup d'autres, Dereci c. Turquie, no 77845/01, §§ 34-41, 24 mai 2005, Taciroğlu c. Turquie, no 25324/02, §§ 18-24, 2 février 2006, et Tunce et autres, précité, § 18). Le Gouvernement n'ayant fourni aucun fait ni argument qui permettrait de se départir en l'espèce de ces conclusions, la Cour conclut à la violation de l'article 5 § 3 de la Convention.
IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
31.  S'agissant du grief des six requérants tiré de l'article 6 § 1, le Gouvernement soutient que la durée des procédures litigieuses ne peut pas être considérée comme déraisonnable par rapport notamment à la complexité des affaires, au volume des dossiers, à la nature des accusations portées contre les requérants, au comportement de ces derniers et de leurs représentants, au nombre des infractions commises, des accusés en cause, des témoins, des plaignants et des victimes, et eu égard aux difficultés particulières des procédures portant sur la criminalité organisée. De surcroît, aucun manque de diligence, d'après le Gouvernement, ne saurait être reproché aux instances nationales dans le déroulement des procédures en question.
32.  Les requérants contestent ces arguments.
33.  La Cour note que les procédures ont débuté avec l'arrestation des requérants (paragraphe 6 ci-dessus). Elle relève par ailleurs que celles engagées contre MM. Servet Yoldaş, Bedran Salamboğa et Cemal Tutar demeurent apparemment toujours pendantes devant les juridictions internes au jour de l'adoption du présent arrêt (paragraphes 8, 9 et 12 ci-dessus) et que celles diligentées contre les trois autres requérants se sont terminées à la date du prononcé des arrêts de la Cour de cassation confirmant les arrêts de première instance concernés (paragraphes 10, 11 et 14 ci-dessus).
34.  Or la Cour observe que la procédure pénale engagée contre M. Ahmet Şahin a duré environ six ans et six mois, celle diligentée contre M. Bilal Çetiner a duré plus de sept ans et celle menée contre M. Mehmet Fidancı a duré environ huit ans et trois mois pour des affaires ayant connu deux degrés de juridiction. Elle relève en outre que les procès engagés contre MM. Servet Yoldaş, Bedran Salamboğa et Cemal Tutar ont déjà duré respectivement plus de dix ans pour les deux premiers requérants et plus de onze ans pour le troisième requérant à la date de l'adoption du présent arrêt et qu'ils semblent être toujours pendants devant les juridictions internes.
35.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement des requérants et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d'autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II).
36.  Par ailleurs, elle observe que, certains des requérants ont été maintenus en détention provisoire tout au long de la procédure et que d'autres le sont encore actuellement, après une détention d'une durée d'au moins neuf ans et neuf mois (paragraphes 8, 9, 12 et 30 ci-dessus)-situation qui requiert des tribunaux chargés de l'affaire une diligence particulière pour administrer la justice dans les meilleurs délais (voir, parmi d'autres, Kalachnikov c. Russie, no 47095/99, § 132, CEDH 2002-VI, et Gezici et İpek c. Turquie, no 71517/01, § 54, 10 novembre 2005).
37.  La Cour admet que ces procédures, portant sur la criminalité organisée, revêtaient une certaine complexité en elles-mêmes, notamment en raison du nombre des accusés, des témoins, des plaignants et des infractions dont les justiciables étaient soupçonnés et du volume des dossiers. Toutefois, cette complexité ne saurait en soi justifier la longueur des procédures qui va de plus de six ans à plus d'onze ans (voir paragraphe 34 ci-dessus).
38.  Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n'a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans les cas présents. Eu égard à sa jurisprudence bien établie en la matière (voir, parmi beaucoup d'autres, Pélissier et Sassi, précité, et A. Yılmaz c. Turquie, no 10512/02, §§ 46-53, 22 juillet 2008), la Cour estime qu'en l'espèce les durées des procédures litigieuses sont excessives et ne répondent pas à l'exigence du « droit à un jugement dans un délai raisonnable ».
39.  Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 quant à ce grief formulé par les six requérants concernés.
V.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
40.  Les requérants réclament chacun une somme allant de 20 000 euros (EUR) à 500 000 EUR au titre du préjudice matériel et moral qu'ils auraient subi. De surcroît, M. Hacı Bayancuk demande, à titre de préjudice matériel, le remboursement des différentes sommes (58 150 marks allemands, 40 215 dollars américans, 100 filorins hollondais et 82 000 000 anciens livres turques) qu'il possédait sur lui lors de son arrestation en 2001 et qui ont été confisquées par la puissance publique au motif qu'elles appartenaient en réalité à une organisation criminelle.
41.  Le Gouvernement conteste ces prétentions et invite la Cour à rejeter les demandes en question.
42.  La Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre les violations constatées et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, la Cour estime que les requérants ont subi un tort moral certain. Statuant en équité, elle accorde 3 000 EUR aux héritiers de M. Ahmet Şahin, 3 600 EUR à M. Bilal Çetiner, 8 000 EUR à chacun des requérants MM. Hacı Bayancuk et Mehmet Fidancı, 8 500 EUR à M. Servet Yoldaş, 9 500 EUR à M. Hasan Kutulman, 11 500 EUR à M. Bedran Salamboğa, et 13 000 EUR à M. Cemal Tutar au titre du préjudice moral.
43.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
44.  De surcroît, les procédures pénales diligentées contre certains requérants étant toujours pendantes depuis au moins plus de dix ans (paragraphes 8, 9, 12, 13 et 15 ci-dessus) et MM. Bedran Salamboğa et Cemal Tutar se trouvant toujours en détention provisoire (paragraphes 8 et 9 ci-dessus), la Cour estime qu'en l'occurrence, une manière appropriée de mettre un terme aux violations constatées est de terminer les procès en question le plus rapidement possible, en prenant en considération les exigences d'une bonne administration de la justice (Yakışan c. Turquie, no 11339/03, § 49, 6 mars 2007).
PAR CES MOTIFS, LA COUR À L'UNANIMITÉ,
1.  Décide de joindre les requêtes ;
2.  Déclare les requêtes recevables quant au grief tiré de la durée de la détention subie par MM. Servet Yoldaş, Bedran Salamboğa, Hasan Kutulman, Hacı Bayancuk, Cemal Tutar et Mehmet Fidancı (article 5 § 3) ainsi que celui tiré de la durée des procédures pénales engagées contre MM. Servet Yoldaş, Bedran Salamboğa, Ahmet Şahin, Cemal Tutar, Bilal Çetiner et Mehmet Fidancı (article 6 § 1) et irrecevables pour le surplus ;
3.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 5 § 3 de la Convention à l'égard des requérants Servet Yoldaş, Bedran Salamboğa, Hasan Kutulman, Hacı Bayancuk, Cemal Tutar et Mehmet Fidancı ;
4.  Dit qu'il y a eu violation de article 6 § 1 de la Convention à l'égard des requérants Servet Yoldaş, Bedran Salamboğa, Ahmet Şahin, Cemal Tutar, Bilal Çetiner et Mehmet Fidancı ;
5.  Dit
a)  que l'Etat défendeur doit verser, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
3 000 EUR (trois mille euros) aux héritiers de M. Ahmet Şahin, 3 600 EUR (trois mille six cents euros) à M. Bilal Çetiner, 8 000 EUR (huit mille euros) à chacun des requérants MM. Hacı Bayancuk et Mehmet Fidancı, 8 500 EUR (huit mille cinq cents euros) à M. Servet Yoldaş, 9 500 EUR (neuf mille cinq cents euros) à M. Hasan Kutulman, 11 500 EUR (onze mille cinq cents euros) à M. Bedran Salamboğa, et 13 000 EUR (treize mille euros) à M. Cemal Tutar pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur lesdites sommes ;
b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 mars 2011, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Ireneu Cabral Barreto   Greffière adjointe Président
Annexe
Liste des requêtes
1.      Requête no 23706/07 introduite le 31 mai 2007 par Servet Yoldaş
2.      Requête no 37912/07 introduite le 20 août 2007 par Bedran Salamboğa
3.      Requête no 43801/07 introduite le 1er octobre 2007 par Hasan Kutulman
4.      Requête no 54514/07 introduite le 3 décembre 2007 par Hacı Bayancuk
5.      Requête no 56503/07 introduite le 13 décembre 2007 par Ahmet Şahin
6.      Requête no 1033/08 introduite le 12 décembre 2007 par Cemal Tutar
7.      Requête no 1522/08 introduite le 10 décembre 2007 par Bilal Çetiner
8.      Requête no 2635/08 introduite le 18 décembre 2007 par Mehmet Fidancı.
ARRÊT YOLDAŞ ET AUTRES c. TURQUIE
ARRÊT YOLDAŞ ET AUTRES c. TURQUIE 


Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 5-3 ; Violation de l'art. 6-1

Analyses

(Art. 13) RECOURS EFFECTIF, (Art. 2) DROIT A LA VIE, (Art. 2-1) ENQUETE EFFICACE, (Art. 2-2) ABSOLUMENT NECESSAIRE, (Art. 2-2) DEFENSE CONTRE LA VIOLENCE ILLEGALE, (Art. 2-2) RECOURS A LA FORCE, (Art. 38-1-a) OBLIGATION DE FOURNIR TOUTES FACILITES NECESSAIRES


Parties
Demandeurs : YOLDAS ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Références :

Origine de la décision
Formation : Cour (deuxième section comité)
Date de la décision : 15/03/2011
Date de l'import : 21/06/2012

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 23706/07;37912/07;43801/07;...
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2011-03-15;23706.07 ?

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