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07/07/2011 | CEDH | N°37452/02

CEDH | AFFAIRE STUMMER c. AUTRICHE


GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE STUMMER c. AUTRICHE
(Requête no 37452/02)
ARRÊT
STRASBOURG
7 juillet 2011
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Stummer c. Autriche,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Jean-Paul Costa, président,   Nicolas Bratza,   Peer Lorenzen,   Françoise Tulkens,   Josep Casadevall,   Corneliu Bîrsan,   Anatoly Kovler,   Elisabeth Steiner,   Alvina Gyulumyan,   Dean Spielmann,   Sverre Erik

Jebens,   Dragoljub Popović,   Giorgio Malinverni,   George Nicolaou,   Ann Power,   Kristina Pardalos,...

GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE STUMMER c. AUTRICHE
(Requête no 37452/02)
ARRÊT
STRASBOURG
7 juillet 2011
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Stummer c. Autriche,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Jean-Paul Costa, président,   Nicolas Bratza,   Peer Lorenzen,   Françoise Tulkens,   Josep Casadevall,   Corneliu Bîrsan,   Anatoly Kovler,   Elisabeth Steiner,   Alvina Gyulumyan,   Dean Spielmann,   Sverre Erik Jebens,   Dragoljub Popović,   Giorgio Malinverni,   George Nicolaou,   Ann Power,   Kristina Pardalos,   Vincent A. de Gaetano, juges,  et de Vincent Berger, jurisconsulte,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 novembre 2010 et le 25 mai 2011,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37452/02) dirigée contre la République d’Autriche et dont un ressortissant autrichien, M. Ernst Walter Stummer (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 octobre 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant, qui s’est vu accorder le bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me A. Bammer, avocat inscrit au barreau de Vienne. Le gouvernement autrichien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. H. Tichy, ambassadeur et chef du département de droit international du ministère fédéral des Affaires européennes et internationales.
3.  Dans sa requête, M. Stummer se plaignait d’avoir fait l’objet d’une discrimination dans la mesure où, nonobstant le fait qu’il travaillait, il n’avait, à raison de sa condition de détenu, pas été affilié au régime des pensions de retraite pendant ses années d’incarcération, et d’avoir en conséquence été privé d’une pension. Il invoquait l’article 4 et, en substance, l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 4 et avec l’article 1 du Protocole no 1.
4.  La requête a été allouée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 11 octobre 2007, elle a été déclarée recevable par une chambre de cette section composée de Christos Rozakis, Anatoly Kovler, Elisabeth Steiner, Khanlar Hajiyev, Dean Spielmann, Sverre Erik Jebens et Giorgio Malinverni, juges, et de Søren Nielsen, greffier de section. Le 18 mars 2010, une chambre de la même section composée de Christos Rozakis, Anatoly Kovler, Elisabeth Steiner, Dean Spielmann, Sverre Erik Jebens, Giorgio Malinverni et George Nicolaou, juges, et de Søren Nielsen, greffier de section, s’est dessaisie en faveur de la Grande Chambre, aucune des parties consultées, à cet égard, ne s’étant opposée au dessaisissement (article 30 de la Convention et article 72 du règlement).
5.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions de l’article 26 §§ 4 et 5 de la Convention et de l’article 24 du règlement.
6.  Le requérant et le Gouvernement ont chacun déposé des observations écrites sur le fond (article 59 § 1 du règlement).
7.  Une audience a eu lieu en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 3 novembre 2010 (article 59 § 3).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement
Mme B. Ohms, agente adjointe,  Mme I. Köck, conseil,  M. E. D’Aron,   Mme A. Jankovic, conseillers ;
–  pour le requérant  Me A. Bammer, conseil. 
La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Ohms et Me Bammer, et, en leurs réponses à certaines questions posées par les juges, Mme Ohms, Me Köck et Me Bammer.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8.  Le requérant est né en 1938 et réside à Vienne. Il a passé vingt-huit années de sa vie en prison et a travaillé pendant de longues périodes dans la cuisine ou la boulangerie de l’établissement où il était incarcéré. En tant que détenu exerçant un travail, il ne fut pas affilié au régime des pensions de retraite relevant du régime général de la sécurité sociale. A compter toutefois du 1er janvier 1994, il fut affilié au régime de l’assurance chômage pour ses périodes de travail en prison.
9.  Le 8 février 1999, il introduisit devant l’Office des pensions des travailleurs salariés (Pensionsversicherungsanstalt der Arbeiter – « l’Office des pensions ») une demande de pension de retraite anticipée.
10.  Par une décision du 8 mars 1999, l’Office des pensions rejeta la demande au motif que le requérant n’avait pas accompli 240 mois d’assurance, minimum requis pour pouvoir bénéficier d’une pension de retraite anticipée. Une liste des périodes d’assurance du requérant, qui commençait en octobre 1953 et se terminait en février 1999, était annexée à la décision. Il en ressortait que le requérant n’avait accumulé que 117 mois d’assurance. Elle montrait de longues périodes pendant lesquelles aucune cotisation n’avait été versée, notamment de mai 1963 à mai 1964, de juillet 1965 à septembre 1968, de juin 1969 à janvier 1974, d’avril 1974 à mars 1984, de juin 1984 à mai 1986 et de février 1987 à avril 1994. Entre mai 1994 et février 1999, un certain nombre de mois au cours desquels le requérant avait perçu des allocations de chômage ou une allocation de nécessité au titre de la loi sur l’assurance chômage furent pris en compte comme périodes de substitution.
11.  Par la suite, le requérant saisit le tribunal du travail et des affaires sociales (Arbeits- und Sozialgericht) de Vienne d’une action contre l’Office des pensions. Il faisait valoir qu’il avait travaillé pendant vingt-huit ans en prison et que les mois où il avait travaillé pendant son incarcération devaient être considérés comme des mois d’assurance aux fins de l’établissement de ses droits à pension.
12.  Le 4 avril 2001, le tribunal du travail et des affaires sociales débouta le requérant de sa prétention. Il confirma que l’intéressé n’avait pas accompli le nombre minimum requis de mois d’assurance. Se référant à l’article 4 § 2 de la loi sur le régime général de la sécurité sociale, il nota que les prisonniers qui effectuaient un travail obligatoire pendant leur détention n’étaient pas affiliés au régime obligatoire de la sécurité sociale. En vertu de la jurisprudence bien établie de la Cour suprême (arrêt 10 ObS 66/90 du 27 février 1990 et arrêt 10 ObS 52/99s du 16 mars 1999), leur travail, qui correspondait à une obligation légale, devait être distingué du travail accompli par des salariés sur la base d’un contrat de travail. Le tribunal considéra que la différence de traitement que réservait le droit de la sécurité sociale à cet égard ne révélait aucune apparence de discrimination.
13.  Désormais assisté d’un avocat, le requérant interjeta appel. Il soutenait en particulier que le libellé de l’article 4 § 2 de la loi sur le régime général de la sécurité sociale ne distinguait pas entre travail accompli en exécution d’une obligation légale et travail accompli en exécution d’un contrat. Il estimait de surcroît que la distinction retenue n’était pas objectivement justifiée. Il faisait observer que depuis fin 1993 les détenus qui travaillaient étaient affiliés au régime de l’assurance chômage. Il considérait qu’il n’y avait aucune raison de ne pas les affilier au régime des pensions de retraite.
14.  Le 24 octobre 2001, la cour d’appel (Oberlandesgericht) de Vienne le débouta de son recours. Elle considéra que le tribunal du travail et des affaires sociales avait correctement appliqué le droit en vigueur. Elle indiqua qu’en vertu de la jurisprudence bien établie de la Cour suprême, les prisonniers qui accomplissaient un travail obligatoire ne devaient pas être traités comme des salariés au sens de l’article 4 § 2 de la loi sur le régime général de la sécurité sociale et n’étaient dès lors pas affiliés au régime obligatoire de la sécurité sociale. Elle ajouta que le fait que depuis la modification apportée à la loi sur l’exécution des peines (Strafvollzugsgesetz) en 1993 les prisonniers se trouvaient affiliés à l’assurance chômage n’était pas concluant relativement à la question de leur affiliation au régime des pensions de retraite. Elle estima qu’en substance le requérant soulevait une question de politique juridique ou sociale. Or, selon elle, il appartenait non pas aux tribunaux, mais au législateur de décider de l’opportunité de modifier ou non les dispositions relatives à la couverture sociale des prisonniers. A cet égard, la cour d’appel précisa qu’elle ne partageait pas les doutes exprimés par le requérant quant à une possible inconstitutionnalité de l’exclusion du régime des pensions de retraite des détenus exerçant un travail.
15.  Le 12 février 2002, la Cour suprême (Oberster Gerichtshof) rejeta le pourvoi en cassation dont le requérant l’avait saisie. Son arrêt fut notifié à ce dernier le 6 mai 2002.
16.  Le 29 janvier 2004, le requérant eut fini de purger sa dernière peine d’emprisonnement. Il perçut des indemnités de chômage jusqu’au 29 octobre 2004, puis, à l’expiration de celle-ci, une allocation de nécessité (Notstandshilfe). D’après les informations fournies par l’avocat de l’intéressé à l’audience, le requérant perçoit aujourd’hui quelque 720 euros (EUR) par mois (15,77 EUR par jour, plus 167 EUR par mois au titre de l’allocation de nécessité et 87 EUR à titre d’intervention dans ses frais de loyer).
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A.  La loi sur le régime général de la sécurité sociale
17.  La base du système autrichien de sécurité sociale est constituée de deux lois : la loi sur le régime général de la sécurité sociale (Allgemeines Sozialversicherungsgesetz) et la loi sur l’assurance chômage (Arbeitslosenversicherungsgesetz). Le droit autrichien de la sécurité sociale est fondé sur le principe contributif.
1.  Règles générales
18.  L’assurance mise en place par la loi sur le régime général de la sécurité sociale couvre la santé, les accidents et la pension de retraite.
19.  L’article 4 de la loi prévoit l’affiliation obligatoire à la sécurité sociale. Le paragraphe 1 alinéa 1 de cet article énonce que les salariés sont affiliés au régime de l’assurance santé et accidents et au régime des pensions de retraite. Le paragraphe 2 du même article précise que par salarié on entend toute personne employée contre rémunération dans un rapport de dépendance personnelle et économique. Une condition supplémentaire à l’affiliation obligatoire est que la rémunération excède un seuil déterminé (Geringfügigkeitsgrenze). Aux taux actuels, ce montant est de 366,33 EUR par mois (article 5 § 2 de la loi).
20.  Pour un travailleur salarié affilié à la sécurité sociale, des cotisations obligatoires sont à verser en partie par l’employeur et en partie par le salarié.
21.  L’article 17 § 1 de la loi dispose que les personnes qui ne sont plus couvertes par l’affiliation obligatoire à la sécurité sociale peuvent continuer à payer des cotisations volontaires (freiwillige Weiterversicherung) pour autant qu’elles aient accompli au minimum douze mois d’assurance au cours des vingt-quatre derniers mois au sein du système ou au moins trois mois d’assurance pendant chacune des cinq dernières années. Les cotisations peuvent être réduites dans certaines limites si la situation financière de la personne concernée justifie pareille mesure.
22.  Une personne atteignant l’âge du départ à la retraite n’a droit à une pension de retraite que si elle a accumulé un nombre suffisant de mois d’assurance, à savoir 180 mois, ou, dans le cas d’une retraite anticipée, 240 mois. Pour le calcul du nombre de mois d’assurance, certaines périodes au cours desquelles il n’y a eu ni exercice d’une activité salariée ni, en conséquence, versement de cotisations peuvent néanmoins être prises en considération comme périodes de substitution (Ersatzzeiten), par exemple les périodes consacrées à élever des enfants ou à accomplir un service militaire, ou encore les périodes de chômage.
23.  Le montant d’une pension de retraite dépend principalement du nombre de mois d’assurance et du niveau des cotisations versées. Si la pension ainsi calculée n’atteint pas un seuil déterminé, fixé aujourd’hui à 783,99 EUR par mois pour une personne isolée et à 1 175,45 EUR pour un couple, une allocation de complément (Ausgleichszulage) est versée de manière à ce que le niveau minimum soit atteint.
2.  La situation des détenus
24.  Lorsqu’une personne est amenée à purger une peine d’emprisonnement supérieure à un mois, sa couverture santé et accidents et sa couverture retraite sont suspendues (article 78 de la loi sur le régime général de la sécurité sociale). Ce sont les autorités pénitentiaires qui sont censées subvenir aux besoins des prisonniers. De même, c’est l’Etat qui, en vertu de la loi sur l’exécution des peines (voir les paragraphes 41 et 44 ci-dessous), est censé fournir aux intéressés les soins dont ils ont besoin, y compris en cas d’accident.
25.  En principe, les prisonniers exerçant un travail ne sont pas affiliés au régime général de la sécurité sociale. D’après la jurisprudence de la Cour suprême, ils ne sont pas considérés comme des salariés au sens de l’article 4 § 2 de la loi sur le régime général de la sécurité sociale.
26.  Dans un arrêt du 27 février 1990 (10 Obs 66/90), la Cour suprême se prononça sur un recours formé par un ex-détenu contre le refus de lui accorder une pension d’invalidité motivé par le fait qu’il n’avait pas accompli le nombre de mois d’assurance requis. La Cour suprême s’exprima comme suit :
« D’après l’opinion unanime du ministère fédéral compétent (Recueil de publications en matière d’assurance sociale SVSlg 19.570) de la Cour administrative (2.2.1972, 782/71 et 62/72, VwSlgNF 8162 = SVSlg 21.171) et de la cour d’appel de Vienne (SVSlg 8.868, 21.172, 26.918, 30.930 et 32.418), ces prestations de travail, qui sont accomplies sur la base d’une obligation légale et non sur la base d’un contrat volontairement accepté, ne rentrent pas dans le champ d’application du régime de l’assurance obligatoire. La doctrine prône également l’interprétation suivant laquelle le droit de la sécurité sociale, comme du reste le droit du travail, exige que les contrats de travail soient établis sur une base consensuelle. Les services accomplis en exécution d’une obligation prévue par le droit public ne reposent pas sur une convention. En conséquence, le travail accompli dans le contexte de l’exécution d’une peine ne saurait être considéré comme relevant de l’article 4 § 2 de la loi sur le régime général de la sécurité sociale (voir Krejci-Marhold in Tomandl, SV-System 3. ErgLfg 46 ; MGA ASVG 49. ErgLfg 125 ; Krejci in Rummel, ABGB § 1151 Rz 16). Dans son arrêt du 26.11.1971 B 128/71, VfSlg 6582 = SVSlg 21.170, la Cour constitutionnelle a considéré que la décision du législateur en vertu de laquelle le travail accompli dans le contexte de l’exécution d’une peine de prison n’entrait pas dans le champ d’application du régime de la sécurité sociale – au motif que faisait défaut la condition d’acceptation volontaire d’une obligation de travail spécifique, requise pour constituer un contrat de travail nécessitant le versement de cotisations sociales – n’était pas contraire au principe de l’égalité de traitement.
Les soins médicaux dus aux détenus en application des articles 66 et suivants de la loi sur l’exécution des peines et les prestations dues aux intéressés en application des articles 76 et suivants de la même loi à la suite d’accidents du travail ou de maladies professionnelles, au sens de l’article 76 (paragraphes 2-4) de la même loi, offrent à cette catégorie de personnes un régime légal d’assurance santé et accidents adapté au contexte carcéral.
Le fait que les détenus ne soient pas davantage affiliés au régime légal obligatoire de l’assurance retraite lorsqu’ils accomplissent des prestations de travail dans le cadre de leur obligation de travailler – contrairement à ce qui se passe, par exemple, dans le cadre d’une relation employeur/salarié ordinaire – peut être justifié par les différences essentielles des rapports déjà évoquées, et, comme la Cour constitutionnelle l’a précisé dans son arrêt, il n’emporte donc pas atteinte au principe de l’égalité de traitement.
Les périodes passées en détention provisoire ou celles passées en prison en exécution d’une peine ne sont, conformément à la loi sur le régime général de la sécurité sociale, considérées comme des périodes de cotisation obligatoire que dans les cas où les mesures privatives de liberté en question ont été imposées soit pour des motifs politiques – autres que liés à des activités national-socialistes –, pour des motifs religieux ou pour des motifs d’extraction (article 500 et article 502 § 1) ou dans les cas où un tribunal autrichien (conformément à la loi sur les indemnisations en matière pénale) a rendu au sujet des périodes de détention litigieuses une décision obligatoire reconnaissant le bien-fondé d’une demande de dommages-intérêts pour la détention ou la condamnation subies (article 506a). Les périodes ainsi considérées comme des périodes valables de cotisation obligatoire doivent être regardées dans le premier cas mentionné comme ne requérant pas le versement de cotisations (article 502 § 1 troisième phrase) ; dans le second cas, l’Etat fédéral doit verser les cotisations correspondantes à l’organisme d’assurance compétent (article 506a deuxième phrase). Il s’agit dans les deux cas de compenser les désavantages en matière d’assurance sociale qu’est censée avoir causés au justiciable l’imposition d’une peine privative de liberté non justifiée. Une extension de ces dispositions exceptionnelles au temps passé en prison à raison d’un enfermement justifié par des actes condamnables serait contraire au principe d’égalité de traitement. Pour des motifs analogues, l’admission de pareilles périodes comme périodes de substitution serait également contraire au principe de l’égalité de traitement (...) Un détenu auquel les exceptions susmentionnées prévues par les articles 502 § 1 et 506a ne s’appliquent pas n’acquiert dès lors dans le contexte de son obligation de travailler ni périodes de cotisation au titre du régime de l’assurance obligatoire ni périodes de substitution. L’exécution de sa peine ne l’empêche toutefois pas de continuer à verser des cotisations au régime des pensions de retraite au titre de l’article 17 et d’accumuler des périodes de cotisation au travers du versement de cotisations volontaires, étant entendu qu’en vertu de l’article 76a § 4 le maintien de la couverture doit pouvoir se faire, à la demande de l’intéressé, sur la base d’un taux de cotisation moins élevé que celui prévu aux paragraphes 1 à 3 de ladite disposition. Conformément à l’article 75 § 3 de la loi sur l’exécution des peines, les détenus doivent être informés des possibilités et avantages qu’il peut y avoir pour eux, par exemple, à continuer sur une base volontaire à cotiser à l’assurance, et il leur est également loisible d’utiliser pour le versement des cotisations à la sécurité sociale des fonds dont ils ne peuvent autrement disposer dans le cadre ordinaire de l’exécution de leur peine. Grâce à la souplesse du dispositif – particulièrement en ce qui concerne le début, la fin et le calcul des mois de cotisation –, qui lui permet de continuer à cotiser à la sécurité sociale (voir l’article 17 §§ 7 et 8), un détenu peut également acquérir des mois de cotisation supplémentaires pour combler les trous dans sa période d’assurance et/ou pour obtenir des prestations de pension plus élevées. Il y a lieu de ne pas perdre de vue à cet égard le fait que si l’on devait considérer qu’un détenu est couvert par l’assurance invalidité et l’assurance retraite pour les prestations de travail accomplies par lui dans le cadre de l’exécution de sa peine, des cotisations devraient être acquittées pour les périodes en question. A la différence du régime prévu par l’article 506a, en vertu duquel l’Etat fédéral doit verser les cotisations correspondant aux périodes de cotisation en question (cette obligation faisant partie intégrante du régime d’indemnisation en matière pénale) à l’organisme d’assurance compétent, une cotisation de l’Etat ne serait pas raisonnable dans le cas présent (...) Il ne serait pas raisonnable en pareil cas d’attendre de la communauté des personnes assurées qu’elle accepte que des périodes pour lesquelles aucune cotisation n’a été versée donnent droit à des prestations de pension ; les détenus auraient à verser pareilles cotisations, de sorte que la situation ne serait pas substantiellement différente de celle qui caractérise l’assurance sur une base volontaire. En conséquence, si le législateur a décidé que les prestations de travail accomplies dans le contexte de l’obligation de travailler qui pèse sur les détenus ne peuvent en principe emporter comptabilisation de périodes de cotisation obligatoire ou de périodes de substitution et si, à la lumière de ce principe, le législateur n’a prévu que les exceptions précitées, cette décision est fondée sur des considérations objectives.
En conséquence, la Cour suprême n’a aucun doute quant à la constitutionnalité des dispositions légales applicables en l’espèce. »
27.  Dans un arrêt du 16 mars 1999 (10 ObS 52/99s), la Cour suprême confirma sa décision antérieure.
28.  Aux fins du calcul des droits à une pension de retraite, les périodes passées en prison ne sont prises en considération que dans des circonstances bien définies dans la loi sur le régime général de la sécurité sociale. Par exemple, les périodes d’incarcération qui ont donné lieu au versement d’une indemnité au titre de la loi sur les indemnisations en matière pénale (Strafrechtliches Entschädigungsgesetz) sont comptées comme des périodes de substitution.
B.  La loi sur l’assurance chômage et la pratique pertinente
29.  Les salariés sont également affiliés au régime de l’assurance chômage. Des cotisations obligatoires sont à verser en partie par l’employeur et en partie par le salarié.
30.  Depuis la modification apportée à la loi sur l’assurance chômage en 1993, les détenus exerçant un travail conformément à l’article 44 § 1 de la loi sur l’exécution des peines sont affiliés au régime de l’assurance chômage en vertu de l’article 66a de la loi sur l’assurance chômage. La quote-part salariale des cotisations est à prélever sur la rémunération du détenu, pour autant que celle-ci excède le seuil de revenus marginal, la quote-part patronale devant être versée par l’Etat au travers du ministère de la Justice. La modification en question est entrée en vigueur le 1er janvier 1994.
31.  En ce qui concerne la modification de la loi, qui s’inscrivait dans une réforme plus large du système de l’exécution des peines, la commission de la justice (Justizausschuß) du Parlement considéra que l’affiliation au régime de l’assurance chômage des détenus exerçant un travail constituait une première étape vers la pleine intégration des intéressés dans le système de la sécurité sociale. Elle souligna que l’affiliation au régime de l’assurance chômage des détenus exerçant un travail constituait un aspect important de l’amélioration des chances de réinsertion des intéressés dans la société et de la limitation des risques de récidive (voir la page 1253 des annexes aux comptes rendus sténographiques du Conseil national (Beilagen zu den Stenographischen Protokollen des Nationalrates), XVIII.GP).
32.  Parmi les prestations prévues par la loi sur l’assurance chômage figurent l’accès à des cours de formation, des aides à la recherche d’un emploi et le versement d’indemnités de chômage (qui sont en partie fonction de la rémunération antérieure) pendant une certaine période. A l’expiration des indemnités de chômage, la personne assurée a droit au versement d’une allocation de nécessité qui vise à lui assurer un minimum de subsistance. Lorsque le bénéficiaire de l’allocation de nécessité atteint l’âge légal de la retraite, l’allocation continue de lui être versée s’il n’a pas droit à une retraite.
33.  A l’audience, le Gouvernement a fourni les informations suivantes sur la proportion de détenus qui exercent un travail et ont donc droit à des allocations de chômage après leur libération :
– sur les 12 460 personnes qui se trouvaient détenues en 2009, 8 903 (environ 71 %) exerçaient un travail et étaient ainsi couvertes par l’assurance chômage. 2 490 seulement de ces détenus gagnaient plus que le seuil légal emportant obligation de verser des cotisations ; les autres n’étaient pas soumis à l’obligation de cotiser ;
– sur les 9 477 personnes qui se trouvaient détenues entre le 1er janvier et le 30 juin 2010, 6 791 (environ 71 %) exerçaient un travail et étaient donc couvertes par l’assurance chômage. 1 879 seulement de ces détenus versaient effectivement des cotisations, leur rémunération dépassant le seuil légal emportant obligation de cotiser, les autres n’étaient pas astreints à verser des cotisations ;
– entre le 1er janvier 2009 et le 30 juin 2010, on dénombrait 2 086 personnes en mesure de solliciter le bénéfice de prestations de chômage au motif qu’elles avaient été affiliées au régime de l’assurance chômage pendant leur incarcération ; 1 898 d’entre elles sollicitèrent le bénéfice d’allocations chômage à leur libération et se virent octroyer en moyenne une allocation de 21,09 EUR par jour (la moyenne générale se situant à 26,90 EUR par jour).
C.  Assistance sociale
34.  La sécurité sociale est complétée par un régime d’assistance sociale fondé sur des conditions de ressources. Il s’agit de fournir aux personnes qui ne disposent pas des moyens nécessaires (ressources personnelles ou droit à des prestations de pension ou de chômage), un revenu minimum pour leur permettre de subvenir à leurs besoins de base.
35.  Le 1er septembre 2010, un nouveau système, celui de l’allocation minimum sous conditions de ressources ((bedarfsorientierte Mindestsicherung), est entré en vigueur, qui a remplacé le régime de l’assistance sociale. Il garantit un revenu minimum à toutes les personnes qui sont désireuses et capables de travailler ou qui sont âgées de plus de soixante-cinq ans et ne disposent pas d’autres moyens de subsistance. Le montant en est aligné sur celui de la pension minimum.
D.  La loi sur l’exécution des peines et la pratique pertinente
36.  En vertu de l’article 44 § 1 de la loi sur l’exécution des peines (Strafvollzugsgesetz), tout détenu qui est apte à travailler est tenu d’effectuer tout travail qui lui est assigné.
37.  L’article 45 § 1 de la loi oblige les autorités pénitentiaires à fournir à chaque détenu un travail utile. L’article 45 § 2 traite des différentes formes de travail pouvant être assignées aux prisonniers. Ceux-ci peuvent ainsi être astreints à effectuer des tâches au sein de la prison, à travailler pour des autorités publiques, pour des œuvres caritatives ou pour des employeurs privés.
38.  L’article 46 § 3 précise que les autorités pénitentaires peuvent conclure des contrats avec des entreprises privées relativement au travail des détenus.
39.  En vertu de l’article 51, c’est l’Etat fédéral (der Bund) qui perçoit le produit du travail des prisonniers.
40.  Les prisonniers qui accomplissent leur travail de manière satisfaisante ont droit à une rémunération. Les montants horaires de la rémunération en question, qui est fonction du type de travail accompli, sont fixés à l’article 52 § 1. Aux taux actuels, ils se présentent comme suit :
– pour des travaux de manœuvre légers  EUR 5,00
– pour des travaux de manœuvre lourds  EUR 5,63
– pour du travail artisanal    EUR 6,26
– pour du travail spécialisé   EUR 6,88
– pour du travail d’agent de maîtrise  EUR 7,50
41.  Les autorités pénitentiaires doivent assurer la subsistance des détenus (article 31).
42.  En vertu de l’article 32, les prisonniers doivent, sauf exception, contribuer aux frais afférents à l’exécution de leur peine. Si le prisonnier travaille, la contribution s’élève à 75 % de sa rémunération. Cette contribution est automatiquement déduite de la somme due au prisonnier.
43.  De surcroît, la quote-part salariale de la cotisation à l’assurance chômage est à déduire de la rémunération du prisonnier. Le restant de la rémunération est utilisée de la manière suivante : la moitié en est remise au détenu à titre « d’argent de poche », l’autre moitié est versée sur un compte épargne qui est liquidé le jour de la libération de l’intéressé (article 54 de la loi).
44.  En vertu des articles 66 et suivants et 76 et suivants de la loi sur l’exécution des peines, c’est aux autorités pénitentiaires de veiller à ce que les détenus bénéficient des soins de santé et des traitements médicaux dont ils peuvent avoir besoin, notamment en cas d’accident. En substance, le droit à des soins de santé et à des traitements en pareil cas correspond au droit prévu par la loi sur le régime général de la sécurité sociale.
45.  Si un détenu refuse d’exercer le travail qui lui est assigné, il se rend coupable d’une infraction réprimée par l’article 107 § 1, alinéa 7, de la loi sur l’exécution des peines. Les sanctions qui s’attachent à pareille infraction en vertu de l’article 109 de la même loi vont du simple avertissement à l’isolement cellulaire, en passant par la réduction ou le retrait de certains droits (par exemple le droit d’utiliser « l’argent de poche », de regarder la télévision ou d’envoyer et de recevoir du courrier ou de recevoir des appels téléphoniques) et une amende.
46.  D’après les informations fournies par le Gouvernement, la proportion des détenus qui travaillent est aujourd’hui de 70 % en Autriche. Compte tenu des exigences de la routine carcérale, la durée moyenne d’une journée de travail en prison se situe entre six heures et six heures et demie. Le temps passé par un prisonnier à suivre un traitement thérapeutique ou social est toutefois considéré et rémunéré comme du temps de travail, jusqu’à un maximum de cinq heures par semaine.
III.  TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS
A.  Instruments des Nations unies
1.  La Convention sur le travail forcé (no 29) de l’Organisation Internationale du Travail
47.  La Convention sur le travail forcé (no 29) a été adoptée par la Conférence générale de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) le 28 juin 1930 ; elle est entrée en vigueur le 1er mai 1932. La partie pertinente en l’espèce de son article 2 est libellée comme suit :
« 1.  Aux fins de la présente Convention, le terme travail forcé ou obligatoire désignera tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de plein gré.
2.  Toutefois, le terme travail forcé ou obligatoire ne comprend pas, aux fins de la présente Convention :
c.  tout travail ou service exigé d’un individu comme conséquence d’une condamnation prononcée par une décision judiciaire, à la condition que ce travail ou service soit exécuté sous la surveillance et le contrôle des autorités publiques et que ledit individu ne soit pas concédé ou mis à la disposition de particuliers, compagnies ou personnes morales ou privées ».
Lors de sa 96e session, tenue en 2007, la Conférence internationale du travail (la réunion annuelle des Etats membres de l’OIT) a procédé à une étude d’ensemble relative à la Convention (no 29) sur le travail forcé, basée sur un rapport de la Commission d’experts pour l’application des Conventions et Recommandations (« la Commission »).
Le rapport traitait notamment de l’emploi de la main-d’œuvre pénitentiaire par le secteur privé. Relevant que le travail pénitentiaire pour le compte d’employeurs privés était interdit par l’article 2 § 2 c) de la Convention no 29, la Commission précisait qu’il pouvait y avoir des situations dans lesquelles, nonobstant leur état de captivité, les prisonniers pouvaient être réputés s’être offerts de plein gré et sans être menacés d’une peine quelconque pour effectuer un travail pour le compte d’un employeur privé. Elle ajoutait qu’à cet égard, hormis le consentement écrit formel du prisonnier, des conditions proches d’une relation de travail libre (en termes de niveau de rémunération, de sécurité sociale et de conditions de sécurité et d’hygiène) constituaient l’indicateur le plus fiable du caractère volontaire du travail. Dès lors que pareilles conditions étaient remplies, le travail pénitentiaire effectué pour le compte d’entreprises privées devait, selon elle, être considéré comme ne relevant pas de la définition du travail forcé figurant à l’article 2 § 1 de la Convention no 29 et comme échappant en conséquence au champ d’application de ce texte (paragraphes 59–60 et 114-116 du rapport).
2.  Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques
48.  Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques a été adopté par l’Assemblée générale des Nations unies le 16 décembre 1966 (Résolution 2200A (XXI)) et est entré en vigueur le 23 mars 1976. La partie pertinente en l’espèce de son article 8 est ainsi libellée :
« 3. a)  Nul ne sera astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire ;
b)  L’alinéa a) du présent paragraphe ne saurait être interprété comme interdisant, dans les pays où certains crimes peuvent être punis de détention accompagnée de travaux forcés, l’accomplissement d’une peine de travaux forcés, infligée par un tribunal compétent ;
c)  N’est pas considéré comme « travail forcé ou obligatoire » au sens du présent paragraphe :
i.  tout travail ou service, non visé à l’alinéa b), normalement requis d’un individu qui est détenu en vertu d’une décision de justice régulière ou qui, ayant fait l’objet d’une telle décision, est libéré conditionnellement ;
B.  Textes du Conseil de l’Europe
1.  Les Règles pénitentiaires européennes
49.  Les Règles pénitentiaires européennes sont des recommandations du Comité des Ministres aux Etats membres du Conseil de l’Europe quant aux normes minimum à appliquer dans les prisons. Les Etats sont encouragés à s’inspirer de ces règles dans l’élaboration de leurs législations et de leurs politiques et à en assurer une large diffusion auprès de leurs autorités judiciaires ainsi qu’auprès du personnel pénitentiaire et des détenus.
a)  Les Règles pénitentiaires européennes de 1987
50.  Les Règles pénitentiaires européennes de 1987 (Recommandation no R (87) 3 – « les Règles de 1987 ») furent adoptées par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 12 février 1987.
51.  En leur Première partie, elles contenaient un certain nombre de principes fondamentaux, dont les suivants :
« 1.  La privation de liberté doit avoir lieu dans des conditions matérielles et morales qui assurent le respect de la dignité humaine en conformité avec les présentes règles.
3.  Les buts du traitement des détenus doivent être de préserver leur santé et de sauvegarder leur dignité et, dans la mesure où la durée de la peine le permet, de développer leur sens des responsabilités et de les doter de compétences qui les aideront à se réintégrer dans la société, à vivre dans la légalité et à subvenir à leurs propres besoins après leur sortie de prison.
52.  Dans leur Quatrième partie, consacrée aux objectifs du traitement et aux régimes, elles contenaient les règles suivantes :
« 64.  L’emprisonnement de par la privation de liberté est une punition en tant que telle. Les conditions de détention et les régimes pénitentiaires ne doivent donc pas aggraver la souffrance ainsi causée, sauf si la ségrégation ou le maintien de la discipline le justifient.
65.  Tous les efforts doivent être entrepris pour s’assurer que les régimes des établissements soient établis et gérés de manière à :
a)  assurer les conditions de vie compatibles avec la dignité humaine et avec les normes acceptables par la collectivité ;
b)  réduire au minimum les effets préjudiciables de la détention et les différences entre la vie carcérale et la vie en liberté, afin que les détenus ne perdent pas le respect de soi ou le sens de leur responsabilité personnelle ;
53.  Egalement dans leur Quatrième partie, sous le titre « Travail », elles contenaient les règles suivantes :
« 71.1.  Le travail en prison doit être considéré comme un élément positif du traitement, de la formation et de la gestion de l’établissement.
2.  Les détenus condamnés peuvent être soumis à l’obligation du travail, compte tenu de leur aptitude physique et mentale telle qu’elle a été déterminée par le médecin.
3.  Un travail suffisant ou, le cas échéant, d’autres activités utiles, doivent être proposés aux détenus pour qu’ils soient occupés pendant la durée normale d’une journée de travail.
4.  Ce travail doit être, dans la mesure du possible, de nature à entretenir ou à augmenter la capacité du détenu à gagner normalement sa vie après sa sortie de prison.
72.  L’organisation et les méthodes de travail dans les établissements doivent se rapprocher autant que possible de celles qui régissent un travail analogue dans la communauté, afin de préparer les détenus aux conditions normales du travail libre.
74.1.  La sécurité et l’hygiène doivent être assurées dans des conditions semblables à celles dont bénéficient les travailleurs libres.
2.  Des dispositions doivent être prises pour indemniser les détenus victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles dans des conditions égales à celles prévues par la loi dans le cas de travailleurs libres.
76.1.  Le travail des détenus doit être rémunéré d’une façon équitable. »
b)  Les Règles pénitentiaires européennes de 2006
54.  Le 11 janvier 2006, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté une nouvelle version des Règles pénitentiaires européennes (Recommandation REC(2006)2 – « les Règles de 2006 »), relevant que les Règles de 1987 devaient être révisées et mises à jour de façon approfondie pour pouvoir refléter les développements survenus dans le domaine de la politique pénale, les pratiques de condamnation ainsi que de gestion des prisons en général en Europe.
55.  Dans leur Partie I, les Règles de 2006 consacrent notamment les principes fondamentaux suivants :
« 2.  Les personnes privées de liberté conservent tous les droits qui ne leur ont pas été retirés selon la loi par la décision les condamnant à une peine d’emprisonnement ou les plaçant en détention provisoire.
3.  Les restrictions imposées aux personnes privées de liberté doivent être réduites au strict nécessaire et doivent être proportionnelles aux objectifs légitimes pour lesquels elles ont été imposées.
5.  La vie en prison est alignée aussi étroitement que possible sur les aspects positifs de la vie à l’extérieur de la prison.
6.  Chaque détention est gérée de manière à faciliter la réintégration dans la société libre des personnes privées de liberté. »
Dans son commentaire relatif aux Règles de 2006, le Comité européen pour les problèmes criminels (CDPC) notait que la règle 2 soulignait que la perte du droit à la liberté ne devait pas être comprise comme impliquant automatiquement le retrait aux détenus de leurs droits politiques, civils, sociaux, économiques et culturels, mais que les restrictions devaient être aussi peu nombreuses que possible. Il indiquait au sujet de la règle 5 qu’elle soulignait les aspects positifs de la normalisation, ajoutant que si la vie en prison ne pouvait être identique à la vie dans une société libre il y avait lieu d’intervenir activement pour rapprocher le plus possible les conditions de vie en prison de la vie normale. Il relevait par ailleurs que la règle 6 « reconna[issait] que les détenus, condamnés ou non, retourner[aient] un jour vivre dans la société libre et que la vie en prison [devait] être organisée de façon à tenir compte de ce fait ».
56.  La règle 26 des Règles de 2006, qui figure sous la partie II (« Conditions de détention »), traite des différents aspects du travail en prison. Dans sa partie pertinente pour la présente espèce, elle est ainsi libellée :
« 26.1.  Le travail en prison doit être considéré comme un élément positif du régime carcéral et en aucun cas être imposé comme une punition.
26.2.  Les autorités pénitentiaires doivent s’efforcer de procurer un travail suffisant et utile.
26.3.  Ce travail doit permettre, dans la mesure du possible, d’entretenir ou d’augmenter la capacité du détenu à gagner sa vie après sa sortie de prison.
26.7.  L’organisation et les méthodes de travail dans les prisons doivent se rapprocher autant que possible de celles régissant un travail analogue hors de la prison, afin de préparer les détenus aux conditions de la vie professionnelle normale.
26.9.  Le travail des détenus doit être procuré par les autorités pénitentiaires, avec ou sans le concours d’entrepreneurs privés, à l’intérieur ou à l’extérieur de la prison.
26.10.  En tout état de cause, le travail des détenus doit être rémunéré de façon équitable.
26.13.  Les mesures appliquées en matière de santé et de sécurité doivent assurer une protection efficace des détenus et ne peuvent pas être moins rigoureuses que celles dont bénéficient les travailleurs hors de prison.
26.14.  Des dispositions doivent être prises pour indemniser les détenus victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles dans des conditions non moins favorables que celles prévues par le droit interne pour les travailleurs hors de prison.
26.17.  Les détenus exerçant un travail doivent, dans la mesure du possible, être affiliés au régime national de sécurité sociale. »
Le commentaire relatif à la règle 26 souligne le principe de normalisation du travail en prison en énonçant que les mesures appliquées en matière d’hygiène et de sécurité, les heures de travail et « même l’affiliation aux systèmes nationaux de sécurité sociale » doivent être alignées sur celles dont bénéficient les salariés à l’extérieur de la prison. Par contraste, les Règles de 1987, si elles parlaient de normalisation du travail en prison, demeuraient silencieuses sur la question de l’intégration des détenus dans les systèmes nationaux de sécurité sociale.
57.  La partie VII des Règles de 2006 (« Détenus condamnés ») comporte d’autres règles concernant l’objectif poursuivi par le régime des détenus condamnés :
« 102.1.  Au-delà des règles applicables à l’ensemble des détenus, le régime des détenus condamnés doit être conçu pour leur permettre de mener une vie responsable et exempte de crime.
102.2.  La privation de liberté constituant une punition en soi, le régime des détenus condamnés ne doit pas aggraver les souffrances inhérentes à l’emprisonnement. »
58.  Ladite partie VII traite également du travail considéré comme l’un des aspects du régime des détenus condamnés. Dans sa partie pertinente en l’espèce, la règle 105 est ainsi libellée :
« 105.2.  Les détenus condamnés n’ayant pas atteint l’âge normal de la retraite peuvent être soumis à l’obligation de travailler, compte tenu de leur aptitude physique et mentale telle qu’elle a été déterminée par le médecin.
105.3.  Lorsque des détenus condamnés sont soumis à une obligation de travailler, les conditions de travail doivent être conformes aux normes et aux contrôles appliqués à l’extérieur. »
2.  La Charte sociale européenne
59.  La Charte sociale européenne, convention adoptée sous l’égide du Conseil de l’Europe en 1961 et révisée en 1996, est également pertinente en l’espèce. Son article 1, qui traite du droit au travail, dispose :
« En vue d’assurer l’exercice effectif du droit au travail, les parties s’engagent :
1.  à reconnaître comme l’un de leurs principaux objectifs et responsabilités la réalisation et le maintien du niveau le plus élevé et le plus stable possible de l’emploi en vue de la réalisation du plein emploi ;
2.  à protéger de façon efficace le droit pour le travailleur de gagner sa vie par un travail librement entrepris ;
Le Comité européen des droits sociaux, qui est l’organe responsable du contrôle de l’observation par les Etats parties de la Charte sociale européenne, a interprété l’article 1 § 2 de celle-ci comme signifiant que le travail en prison doit être strictement encadré en termes de rémunération, d’heures de travail et de sécurité sociale, spécialement si les détenus travaillent pour des entreprises privées. Les détenus ne peuvent être employés par des entreprises privées que s’ils y consentent et dans des conditions aussi proches que possible de celles qui sont normalement applicables dans le cadre de contrats de travail de droit privé (Digest de jurisprudence du Comité européen des droits sociaux, 1er septembre 2008, p. 23).
C.  Droit comparé européen
60.  Il ressort des informations dont la Cour dispose, et notamment d’une étude de droit comparé portant sur les législations nationales de 40 des 47 Etats membres du Conseil de l’Europe, que :
– dans vingt-cinq Etats membres, les détenus sont, à tout le moins dans certaines circonstances, obligés de travailler (Azerbaïdjan, République tchèque, Estonie, Finlande, Géorgie, Allemagne, Hongrie, Irlande, Italie, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Malte, Pays-Bas, Norvège, Pologne, Monténégro, Russie, Slovaquie, Espagne, Suède, Suisse, Turquie, Ukraine et Royaume-Uni) ;
– dans vingt-deux Etats membres, les détenus ont accès au régime des pensions de retraite (Albanie, Andorre, Azerbaïdjan, Croatie, Chypre, République tchèque, Finlande, France, Irlande, Italie, Lettonie, Lituanie, Macédoine, Norvège, Portugal, Russie, Slovaquie, Slovénie, Suisse, Turquie, Ukraine et Royaume-Uni). Dans certains de ces Etats, les détenus ne sont pas automatiquement couverts (au moyen de retenues obligatoires sur leur rémunération ou de prélèvements fiscaux) mais ont seulement la possibilité de verser eux-mêmes des cotisations sur une base volontaire ;
– dans onze Etats membres, les détenus ne sont pas affiliés à un régime de pension de retraite (Belgique, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Estonie, Géorgie, Grèce, Hongrie, Malte, Monténégro, Pays-Bas, Roumanie et Serbie) ;
– dans un troisième groupe d’Etats membres, l’affiliation au système de la sécurité sociale (y compris les pensions de retraite) varie en fonction du type de travail exercé et, surtout, des points de savoir s’il s’agit d’un travail effectué pour le compte d’employeurs extérieurs à la prison et s’il est rémunéré. Tel est le cas en Allemagne, au Luxembourg, en Pologne, en Espagne et en Suède. Au Danemark, le droit à une pension de retraite est sans rapport avec le travail effectué auparavant et avec le versement ou non de cotisations. Toutes les personnes ayant atteint l’âge légal de la retraite ont droit à une pension de base ;
– une majorité absolue (trente-sept) des Etats membres offrent à l’ensemble des détenus, ou parfois seulement à certains d’entre eux, un accès à la protection sociale, soit en les affiliant au régime général de la sécurité sociale ou à certaines de ses composantes, soit en les faisant bénéficier d’un type spécifique d’assurance ou d’une autre protection.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
61.  Le requérant plaide le caractère discriminatoire de l’exemption des détenus exerçant un travail de l’affiliation au régime des pensions de retraite. Il invoque en substance l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.
62.  L’article 14 de la Convention est ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
63.  L’article 1 du Protocole no 1 dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A.  Thèses des parties
1.  Le requérant
64.  Le requérant se prévaut du principe selon lequel la privation de liberté constitue une punition en soi, les mesures concernant un détenu ne devant pas aggraver la souffrance inhérente à l’emprisonnement. Il soutient que l’exclusion des détenus exerçant un travail de l’affiliation au régime des pensions de retraite est une mesure qui emporte des effets à long terme qui perdurent après la sortie de prison et qui est donc contraire à ce principe.
65.  Il estime de surcroît que les détenus qui travaillent se trouvent dans la même situation que les autres salariés relativement à la nécessité d’assurer leur subsistance à leurs vieux jours au travers d’une assurance sociale. Selon lui, l’interprétation de l’article 4 § 2 de la loi sur le régime général de la sécurité sociale donnée par les tribunaux internes et en vertu de laquelle une distinction devrait être établie entre le travail exercé volontairement sur la base d’un contrat de travail régulier et le travail accompli par les détenus en exécution de leur obligation légale de travailler ne justifie pas de manière convaincante l’exclusion des détenus exerçant un travail de l’affiliation au régime des pensions de retraite.
66.  Le requérant considère que les deux situations ne sont pas fondamentalement différentes. En réalité, la grande majorité des personnes en liberté seraient elles aussi obligées de travailler, non pas par l’effet de la loi, mais par la nécessité d’assurer leur subsistance. Le travail, qu’il soit accompli en prison ou en liberté, poursuivrait toujours un éventail de buts divers et variés dépassant l’aspect financier. En somme, l’exclusion des détenus exerçant un travail de l’affiliation au régime des pensions de retraite ne se fonderait pas sur une quelconque différence factuelle et demanderait dès lors à être justifiée.
67.  Or pareille justification ferait défaut. Premièrement, l’exclusion des détenus exerçant un travail de l’affiliation au régime des pensions de retraite ne poursuivrait aucun but légitime. Pour autant que le Gouvernement invoque la situation financière difficile du système de la sécurité sociale, le requérant ajoute que des considérations d’ordre budgétaire ne peuvent suffire à justifier l’exclusion d’un groupe vulnérable de la protection sociale.
68.  Deuxièmement, le Gouvernement n’aurait pas démontré l’existence de motifs objectifs et raisonnables propres à justifier la différence de traitement litigieuse. En particulier, le requérant conteste l’argument consistant à dire que les détenus exerçant un travail ne sont pas en mesure de verser des cotisations suffisamment importantes et que la prise en compte comme périodes d’assurance des périodes de travail accomplies en prison reviendrait à accorder aux détenus un privilège injustifié comparé aux salariés ordinaires, qui seraient astreints à verser des cotisations sociales au taux plein. Dès lors qu’en vertu de l’article 51 de la loi sur l’exécution des peines l’Etat percevrait le produit du travail des prisonniers, on pourrait raisonnablement attendre de lui qu’il verse des cotisations à la sécurité sociale. Quant à l’argument du Gouvernement relatif au point de savoir si les périodes de travail accomplies en prison pourraient légitimement être considérées comme des périodes de substitution, il serait dès lors dépourvu de pertinence.
69.  En ce qui concerne la possibilité pour les détenus de verser des cotisations volontaires au régime des pensions de retraite, en vertu de l’article 17 de la loi sur le régime général de la sécurité sociale, le requérant soutient que de nombreux détenus ne sont pas en mesure de satisfaire à la condition de justifier d’un nombre suffisant de mois d’assurance au cours des périodes antérieures. De surcroît, le coût de l’assurance volontaire excéderait en général les ressources financières limitées des détenus, 75 % de leur modeste rémunération étant utilisés, en vertu de l’article 32 de la loi sur l’exécution des peines, comme contribution aux frais de leur entretien.
2.  Le Gouvernement
70.  Le Gouvernement soutient principalement que la non-affiliation des détenus exerçant un travail au régime des pensions de retraite n’est pas discriminatoire au sens de l’article 14 de la Convention, les détenus exerçant un travail n’étant pas, selon lui, dans une situation analogue à celle des salariés ordinaires.
71.  Le Gouvernement donne une description détaillée de l’organisation du travail pénitentiaire en Autriche, soulignant que le travail en prison vise essentiellement à favoriser la réinsertion et la resocialisation des intéressés. Il relève que les normes pertinentes du Conseil de l’Europe ainsi que le dernier rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants (CPT) relatif à l’Autriche reconnaissent que le travail est important pour les détenus dans la mesure où il leur offre une possibilité de préserver ou d’améliorer leurs qualifications professionnelles en leur permettant d’exercer une activité utile et en leur imposant une routine quotidienne structurée, de façon à rendre leur incarcération plus supportable et à les préparer à assumer un emploi normal une fois libérés.
72.  L’article 44 § 1 de la loi sur l’exécution des peines obligerait les détenus à travailler, et l’article 45 § 1 de ladite loi obligerait les autorités pénitentiaires à fournir aux détenus un travail correct. Compte tenu des conditions spécifiques au milieu carcéral, les détenus travailleraient en moyenne cinq à six heures par jour. Alors que cela ne serait prévu par aucune disposition de la Convention, ils percevraient une rémunération. Les montants en seraient fixés par la loi et varieraient de 5 EUR à 7,50 EUR de l’heure, en fonction du type de travail effectué. Les périodes passées par les détenus à suivre un traitement thérapeutique ou social seraient considérées comme des heures de travail, dans la limite de cinq heures par semaine. Il s’agirait là clairement d’une forme de traitement axée sur le bien des intéressés, qui indiquerait que le travail en prison vise à la resocialisation des détenus. Quant au fait qu’une partie de la rémunération des intéressés serait utilisée comme contribution aux frais de leur entretien, il ne révèlerait aucune violation de la Convention.
73.  En résumé, eu égard à sa nature et aux buts poursuivis par lui, le travail en prison différerait considérablement d’une activité salariée ordinaire. Le travail en prison, qui correspondrait à une obligation légale, viserait à la resocialisation et à la réinsertion des détenus, tandis que le travail salarié ordinaire serait basé sur un contrat de travail et tendrait à assurer la subsistance du salarié et son épanouissement professionnel. En conséquence, traiter différemment aux fins de l’assurance retraite les périodes de travail accomplies en prison serait non seulement justifié mais requis par les différences de fait entre les situations considérées. Compter comme périodes d’assurance des périodes pour lesquelles des cotisations n’auraient pas été versées conférerait aux détenus exerçant un travail un avantage injustifié par rapport aux salariés ordinaires.
74.  La décision du législateur de ne pas compter comme périodes d’assurance ou comme périodes de substitution les périodes de travail accomplies par un détenu serait de même basée sur des raisons objectives. En vertu des dispositions pertinentes de la loi sur le régime général de la sécurité sociale, les périodes d’incarcération seraient notamment traitées comme des périodes d’assurance dans les cas où la personne intéressée aurait obtenu, en vertu de la loi sur les indemnisations en matière pénale, une indemnité pour son incarcération. Dans de tels cas, l’Etat serait tenu de verser les cotisations à la sécurité sociale afin de dédommager la personne concernée des désavantages au regard de la législation en matière de sécurité sociale subis par elle du fait de sa détention. Traiter de la même façon les personnes incarcérées à juste titre s’analyserait en un traitement égal de faits inégaux. Traiter les périodes d’incarcération comme des périodes de substitution en l’absence de versements de cotisations créerait également des déséquilibres dans le système de la sécurité sociale. D’une manière générale, le législateur aurait considéré que les périodes de substitution doivent correspondre à des périodes où les intéressés ont été empêchés de payer des cotisations pour des motifs socialement acceptables, par exemple en cas de formation scolaire, de naissance d’un enfant, de chômage, de maladie, de service militaire ou de service civil.
75.  De surcroît, les détenus auraient la faculté, en vertu de l’article 17 de la loi sur le régime général de la sécurité sociale, de verser des cotisations volontaires au régime des pensions de retraite. La loi prévoirait également la possibilité d’un abaissement du montant censé être versé à titre de cotisation. Le Gouvernement précise toutefois que, pour des raisons tenant à la protection des données, il ne peut fournir d’éléments statistiques quant au nombre et au pourcentage des détenus qui font usage de cette possibilité.
76.  A titre subsidiaire, le Gouvernement soutient qu’à supposer même que les détenus exerçant un travail soient dans une situation analogue à celle des salariés ordinaires, la différence de traitement litigieuse est justifiée. En pratique, même si les détenus n’étaient pas exclus de l’affiliation au régime des pensions de retraite, ils ne seraient pas en mesure de verser des cotisations significatives car très souvent leur rémunération après déduction de la contribution aux frais de leur entretien n’atteindrait pas le seuil de 366,33 EUR en deçà duquel les salariés ne sont en tout état de cause pas couverts par l’assurance obligatoire prévue par la loi sur le régime général de la sécurité sociale. Compte tenu de la situation financière tendue des organismes de sécurité sociale, seules les personnes en mesure de verser des cotisations significatives pourraient être intégrées au régime des pensions de retraite.
77.  De surcroît, les Etats contractants jouiraient d’une ample marge d’appréciation pour organiser leurs systèmes de sécurité sociale. Les Règles pénitentiaires européennes de 2006 recommanderaient du reste seulement que « les détenus exerçant un travail [soient], dans la mesure du possible (...) affiliés au régime national de sécurité sociale ».
78.  Le Gouvernement explique que depuis la modification apportée à la loi sur l’assurance chômage en 1993, les détenus exerçant un travail sont affiliés au régime de l’assurance chômage. La modification en question, qui se serait inscrite dans une réforme plus large du système d’exécution des peines, aurait été précédée de plusieurs années de discussions intensives. La décision d’intégrer les détenus au régime de l’assurance chômage mais non à celui des pensions de retraite aurait été motivée par la considération que l’assurance chômage, qui engloberait non seulement des prestations financières mais également l’accès à des cours de formation et à des services de recherche d’emploi, était l’instrument le plus efficace pour favoriser la réinsertion des détenus après leur libération. La mesure aurait été considérée comme une première étape vers l’intégration des détenus dans le système de la sécurité sociale au sens large. Dès lors toutefois que l’assurance prévue par la loi sur le régime général de la sécurité sociale recouvrirait l’assurance santé et accidents plus une affiliation au régime des pensions de retraite et que dans le cas des détenus les soins de santé en cas de maladie ou d’accident seraient fournis par les autorités pénitentiaires en vertu de la loi sur l’exécution des peines, l’affiliation des détenus au régime des pensions de retraite aurait nécessité des amendements plus complexes. De surcroît, sur la base d’études menées à l’époque, cette affiliation aurait été considérée comme le facteur le plus coûteux.
79.  Le Gouvernement fait par ailleurs observer que les affaires, telles que celle de l’espèce, qui concernent de très longues peines d’emprisonnement sont extrêmement rares. La majorité des détenus seraient en mesure d’accumuler un nombre suffisant de mois d’assurance sur la base des périodes de travail effectuées en liberté. En l’espèce, le requérant aurait perçu des allocations de chômage, et depuis l’expiration de celles-ci il percevrait une allocation de nécessité.
80.  Enfin, la décision du législateur autrichien de ne pas affilier les détenus au régime des pensions de retraite prévu par la loi sur le régime général de la sécurité sociale ne signifierait pas que les intéressés ne bénéficient d’aucune couverture sociale. Premièrement, ainsi qu’il a été exposé ci-dessus, ils seraient couverts par le régime de l’assurance chômage. En conséquence, ils percevraient des allocations de chômage et, à l’expiration de celles-ci, une allocation de nécessité. En dernier ressort, le système de sécurité sociale prévoirait un régime de revenu minimum sous conditions de ressources pour les personnes incapables d’assurer autrement leurs besoins de base. En somme, le système juridique autrichien fournirait une solution différenciée et bien équilibrée prenant en compte les intérêts de la société au sens large, d’une part, et les intérêts des détenus, d’autre part.
B.  La position de la Cour
1.  Sur l’applicabilité de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1
81.  La Cour rappelle que l’article 14 ne fait que compléter les autres clauses matérielles de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Son application ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent « sous l’empire » de l’un au moins des articles de la Convention. L’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque Etat de garantir. Elle s’applique également aux droits additionnels, pour autant qu’ils relèvent du champ d’application général de l’un des articles de la Convention, que l’Etat a volontairement décidé de protéger (voir Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 39-40, CEDH 2005-X ; Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 74, CEDH 2009-... ; et, plus récemment, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 63, CEDH 2010-...).
82.  En vertu de la jurisprudence bien établie de la Cour, les principes qui s’appliquent généralement aux affaires concernant l’article 1 du Protocole no 1 gardent toute leur pertinence en matière de prestations sociales. En particulier, ladite clause ne crée pas un droit à acquérir des biens. Elle n’impose aucune restriction à la liberté pour les Etats contractants de décider d’instaurer ou non un régime de protection sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations censées être accordées au titre de pareil régime. En revanche, dès lors qu’un Etat contractant met en place une législation prévoyant le versement automatique d’une prestation sociale – que l’octroi de cette prestation dépende ou non du versement préalable de cotisations – cette législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial relevant du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 pour les personnes remplissant ses conditions (voir Stec et autres (déc.), précité, § 54 ; Andrejeva, précité, § 77 ; et Carson et autres, précité, § 64).
83.  De plus, dans les cas, tels celui de l’espèce, où un requérant formule sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 un grief aux termes duquel il a été privé en tout ou en partie et pour un motif discriminatoire visé à l’article 14 d’une prestation donnée, le critère pertinent consiste à rechercher si, n’eût été la condition d’octroi litigieuse, l’intéressé aurait eu un droit sanctionnable devant les tribunaux internes à percevoir la prestation en cause (voir Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, et Willis c. Royaume-Uni, no 36042/97, § 34, CEDH 2002-IV). Si le Protocole no 1 ne comporte pas un droit à percevoir des prestations sociales, de quelque type que ce soit, lorsqu’un Etat décide de créer un régime de prestations, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 (voir Stec et autres (déc.), précité, § 55, et Andrejeva, précité, § 79).
84.  En l’espèce, le requérant, une fois atteint l’âge légal de la retraite, réclama le bénéfice d’une pension de retraite, avantage qui est de droit lorsque le nombre minimum de mois d’assurance a été accompli. La Cour considère que la législation sociale en cause crée un intérêt patrimonial relevant du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1. Appliquant le critère consistant à déterminer si le requérant aurait eu un droit sanctionnable en justice à percevoir une pension n’eût été la condition d’octroi jugée discriminatoire par lui, la Cour relève que nul ne conteste que le requérant a travaillé quelque vingt-huit années en prison sans être affilié au régime des pensions de retraite. Sa demande d’octroi d’une pension de retraite fut rejetée au motif qu’il n’avait pas accompli le nombre minimum de mois d’assurance requis. Il en résulte que s’il avait été affilié au régime des pensions de retraite pour le travail accompli par lui en prison, il aurait accumulé le nombre de mois d’assurance nécessaires et aurait en conséquence eu droit à une pension.
85.  Le Gouvernement ne conteste pas l’applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Il soutient en revanche que la rémunération que percevait le requérant pour le travail accompli par lui en qualité de détenu était insuffisante pour qu’il pût cotiser au régime des pensions de retraite : après déduction de la contribution aux frais de son entretien, elle n’atteignait pas le seuil de revenu marginal en dessous duquel un salarié quel qu’il fût était exonéré de l’assurance obligatoire mise en place par la loi sur le régime général de la sécurité sociale. La Cour estime que cet argument, qui est lui-même intrinsèquement lié à la situation de détenu du requérant, ne peut invalider la conclusion formulée ci-dessus.
86.  En conclusion, la Cour estime que les griefs énoncés par le requérant relèvent du domaine de l’article 1 du Protocole no 1 et du droit au respect des biens qu’il consacre. Cela suffit à rendre l’article 14 applicable.
2.  Observation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1
a)  Principes généraux
87.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable (« situation ») sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14 (Carson et autres, précité, § 61). La discrimination consiste à traiter de manière différente, sans justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables. La Cour considère qu’une distinction ne repose pas sur une « justification objective et raisonnable » lorsqu’elle ne poursuit pas un « but légitime » ou qu’il n’y a pas un « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (ibidem ; voir également Andrejeva, précité, § 81 ; et Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], no 65731/01, § 51, CEDH 2006-VI).
88.  Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. L’étendue de cette marge varie selon les circonstances, les domaines et le contexte. Ainsi, par exemple, l’article 14 n’interdit pas à un Etat membre de traiter des groupes de manière différenciée pour corriger des « inégalités factuelles » entre eux ; de fait, dans certaines circonstances, c’est le défaut d’un traitement différencié pour corriger une inégalité qui peut, en l’absence d’une justification objective et raisonnable, emporter violation de la disposition en cause (voir Andrejeva, précité, § 82 ; Stec et autres, précité, § 51 ; et Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000-IV).
89.  De même, une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’Etat lorsqu’il s’agit pour lui de définir des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale, et la Cour respecte en principe la manière dont l’Etat conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (voir Andrejeva, précité, § 83 ; Stec et autres, précité, § 52 ; Carson et autres, précité, § 61 ; et, dans le contexte spécifique des droits des détenus, voir également Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 78, CEDH 2007-XIII).
b)  Application de ces principes au cas d’espèce
90.  Le requérant se plaint d’avoir fait l’objet d’une discrimination en tant que détenu. Il fait observer que si la qualité de détenu ne figure pas parmi les motifs explicitement mentionnés à l’article 14, la liste que contient cet article n’est pas exhaustive et se termine par les mots « ou toute autre situation » (« any other status » en anglais), ce qui permet, selon lui, de distinguer les uns des autres des individus ou des groupes d’individus. Nul ne conteste en l’espèce que la qualité de détenu constitue pour une personne un aspect de sa situation personnelle aux fins de l’article 14.
i.  Sur la question de savoir si le requérant, en sa qualité de détenu exerçant un travail, se trouvait dans une situation comparable à celle des salariés ordinaires
91.  La Cour se penchera tout d’abord sur la question de savoir si, au regard de l’affiliation au régime des pensions de retraite résultant de la loi sur le régime général de la sécurité sociale, le requérant, en sa qualité de détenu exerçant un travail, se trouvait ou non dans une situation comparable à celle des salariés ordinaires.
92.  Le Gouvernement insiste sur la différence d’objectif et de nature qu’il y a, selon lui, entre le travail exercé en prison et un travail salarié ordinaire. Il souligne que le travail pénitentiaire poursuit un objectif essentiel de réinsertion et revêt un caractère obligatoire et soutient que ces caractéristiques distinguaient la situation du requérant de celle des salariés ordinaires. Le requérant, de son côté, considère que la nature obligatoire du travail pénitentiaire n’est pas déterminante dans le présent contexte et que le travail accompli par les détenus ne diffère en aucune manière de celui exercé par les salariés ordinaires.
93.  La Cour observe que le travail pénitentiaire diffère à de nombreux égards du travail des salariés ordinaires. Il vise principalement à assurer la réinsertion et la resocialisation des détenus. Les heures de travail, la rémunération et l’utilisation d’une partie de cette rémunération comme contribution aux frais d’entretien reflètent la particularité du contexte pénitentiaire. De surcroît, dans le système autrichien, l’obligation de travailler imposée aux détenus a pour contrepartie l’obligation imposée à l’administration pénitentiaire de leur fournir un travail approprié. De fait, la situation est très éloignée de la relation employeur/salarié ordinaire. On pourrait considérer en conséquence qu’en sa qualité de détenu exerçant un travail le requérant ne se trouvait pas dans une situation comparable à celle des salariés ordinaires.
94.  De l’avis de la Cour, toutefois, ni le fait que le travail pénitentiaire vise à la réinsertion et à la resocialisation des détenus ni la nature obligatoire de ce travail ne sont déterminants en l’espèce. La Cour estime également que le point de savoir si le travail est accompli pour l’administration pénitentiaire, comme c’était le cas en l’espèce, ou pour un employeur privé n’est pas décisif, même si dans ce dernier cas il apparaît y avoir une ressemblance plus forte avec une relation de travail ordinaire.
95.  Ce qui est ici en cause, ce n’est pas tant la nature du travail pénitentiaire et l’objectif poursuivi par lui, mais la nécessité d’un système de prévoyance pour les personnes âgées. La Cour estime qu’à cet égard le requérant, en sa qualité de détenu exerçant un travail, se trouvait dans une situation comparable à celle des salariés ordinaires. Il lui faut donc rechercher si la différence de traitement au regard de l’affiliation au régime des pensions de retraite prévue par la loi sur le régime général de la sécurité sociale se justifiait. En ce qui concerne l’affiliation au régime de l’assurance santé et accidents mis en place par la loi sur le régime général de la sécurité sociale, en revanche, la Cour admet que le requérant, en sa qualité de détenu exerçant un travail, se trouvait dans une situation différente de celle des salariés ordinaires, dans la mesure où c’est l’Etat qui, en vertu de la loi sur l’exécution des peines, prend en charge la couverture santé et accidents des détenus. De même, la Cour admet qu’en ce qui concerne le versement de sa pension, un détenu qui a déjà atteint l’âge du départ à la retraite ne se trouve pas dans la même situation qu’un retraité non emprisonné, dans la mesure où les frais de subsistance des détenus sont assumés par l’administration pénitentiaire.
ii.  Sur la question de savoir si la différence de traitement litigieuse poursuivait un but légitime
96.  En ce qui concerne le but poursuivi par la différence de traitement litigieuse, le Gouvernement soutient que les détenus exerçant un travail n’ont souvent pas des ressources financières suffisantes pour cotiser à la sécurité sociale. Compter comme des périodes d’assurance donnant droit à des prestations de retraite des périodes pour lesquelles des cotisations n’auraient pas été versées, du moins pas en quantité significative, créerait, selon lui, un déséquilibre entre les détenus exerçant un travail et les personnes en liberté et saperait l’efficacité économique des organismes de sécurité sociale, déjà confrontés à une situation financière difficile.
97.  De surcroît, un autre objectif transparaît également des observations du Gouvernement : préserver la cohérence générale du système de sécurité sociale. Le Gouvernement soutient en effet que les périodes de travail accomplies en prison ne peuvent être comptées comme périodes d’assurance ou comme périodes de substitution dès lors qu’en vertu des principes sous-jacents au droit de la sécurité sociale autrichien pareilles périodes ne peuvent servir qu’à compenser des périodes pendant lesquelles, en raison d’un nombre limité d’activités ou de situations acceptées par la société (par exemple en cas de formation scolaire, de naissance d’un enfant, de chômage, de maladie, de service militaire ou de service civil), des cotisations n’ont pas été versées.
98.  La Cour admet la légitimité des buts invoqués par le Gouvernement, à savoir la préservation de l’efficacité économique du système des pensions de retraite et le maintien de sa cohérence générale au travers de l’exclusion du droit à prestations des personnes n’ayant pas versé une quantité significative de cotisations.
iii.  Sur la question de savoir si la différence de traitement litigieuse était proportionnée
99.  La Cour réaffirme sa jurisprudence bien établie selon laquelle, d’une manière générale, les détenus continuent de jouir de tous les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention, à l’exception du droit à la liberté, lorsqu’une détention régulière entre expressément dans le champ d’application de l’article 5 de la Convention. Il serait inconcevable qu’un détenu soit déchu de ses droits garantis par la Convention du simple fait qu’il se trouve incarcéré à la suite d’une condamnation (Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, §§ 69-70, CEDH 2005-IX, et Dickson, précité, § 67). En conséquence, les personnes en détention conservent leurs droits garantis par la Convention, de sorte que toute restriction à ces droits doit être justifiée dans une affaire donnée. Cette justification peut tenir notamment aux conséquences nécessaires et inévitables de la détention ou à un lien suffisant entre la restriction et la situation du détenu en question (ibidem, § 68).
100.  C’est à la lumière de ces principes que la Cour examinera la question de l’existence d’un lien de proportionnalité raisonnable entre la non-affiliation des détenus exerçant un travail au régime des pensions de retraite et les buts légitimes décrits ci-dessus. La thèse du requérant consiste pour l’essentiel à dire que le Gouvernement est resté en défaut de fournir une justification pour la différence de traitement litigieuse. Il soutient que la raison principale de l’incapacité des détenus à verser des cotisations à la sécurité sociale au titre de la loi générale sur la sécurité sociale réside dans le choix politique opéré par l’Etat lui-même de retenir la majeure partie de la rémunération des détenus à titre de contribution aux frais de leur entretien.
101.  La Cour observe que la question de l’affiliation des détenus exerçant un travail au régime des pensions de retraite est étroitement liée à des questions de politique pénale, telles que la perception des buts généraux de l’emprisonnement, le système du travail pénitentiaire, sa rémunération et les priorités dans l’utilisation de celle-ci, mais également à des questions de politique sociale qui se reflètent dans le système de sécurité sociale tout entier. Bref, elle est associée à des questions et choix complexes de stratégie sociale, domaine dans lequel les Etats jouissent d’une ample marge d’appréciation, la Cour n’intervenant que lorsqu’elle considère que le choix politique du législateur se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (voir la jurisprudence citée au paragraphe 89 ci-dessus).
102.  Eu égard à la complexité de cette question, la Cour estime qu’elle ne peut examiner la question de l’affiliation des détenus au régime des pensions de retraite de manière isolée mais doit l’appréhender comme un élément du système global du travail pénitentiaire et de la couverture sociale des détenus.
103.  Ainsi qu’il a déjà été indiqué ci-dessus, dans le système autrichien les détenus ont l’obligation de travailler, les autorités pénitentiaires ayant quant à elles l’obligation de leur fournir un travail approprié. La Cour considère comme un élément positif de ce système que plus de 70 % des détenus exercent aujourd’hui un travail. Les heures de travail sont adaptées au contexte carcéral et assorties de certaines mesures avantageuses, telles que la comptabilisation comme temps de travail, dans la limite de cinq heures par semaine, du temps consacré à suivre un traitement thérapeutique ou social. De surcroît, les détenus perçoivent une rémunération pour leur travail, dont une part de 75 % est toutefois déduite à titre de contribution aux frais de leur entretien. La Cour relève d’abord que le prélèvement de pareille contribution n’est pas en soi contraire à la Convention (voir Puzinas c. Lituanie (déc.), no 63767/00, 13 décembre 2005, qui concernait un grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 relativement à la déduction d’une contribution de 25 % de la rémunération des détenus). Si le pourcentage ici en cause apparaît relativement élevé, il ne peut cependant être considéré comme déraisonnable si l’on tient compte du coût général de l’administration du système pénitentiaire et du fait que l’intégralité des frais de subsistance des détenus, y compris l’assurance santé et accidents, est prise en charge par l’Etat.
104.  En ce qui concerne la couverture sociale des détenus, la Cour rappelle que lorsqu’il s’agit de définir l’ampleur de la marge d’appréciation de l’Etat la présence ou l’absence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des Etats contractants peut constituer un facteur pertinent (voir Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 38, Recueil 1998-II).
105.  La Cour observe que, s’il n’existe pas un consensus européen sur la question, il se dégage néanmoins une tendance croissante : à la différence des Règles de 1987, les Règles pénitentiaires européennes de 2006 consacrent le principe de normalisation du travail en prison mais recommandent en outre explicitement (règle 26.17) que « les détenus exerçant un travail [soient], dans la mesure du possible, (...) affiliés au régime national de sécurité sociale » (paragraphe 56 ci-dessus). De surcroît, si une majorité absolue des Etats membres du Conseil de l’Europe font bénéficier les détenus d’une forme de sécurité sociale, seule une faible majorité d’entre eux affilient les détenus au régime des pensions de retraite, certains, comme l’Autriche, se bornant à leur donner la possibilité de verser des cotisations volontaires. Une minorité d’Etats n’intègrent ni d’une façon ni d’une autre les détenus au régime des pensions de retraite (paragraphe 60 ci-dessus).
106.  Ce n’est donc que progressivement que les sociétés se dirigent vers l’affiliation des détenus à leurs systèmes de sécurité sociale en général et à leurs régimes de pensions de retraite en particulier. Le droit autrichien reflète cette tendance, puisque aussi bien l’ensemble des détenus ont droit à une couverture santé et accidents. De surcroît, les détenus exerçant un travail sont affiliés au régime de l’assurance chômage depuis le 1er janvier 1994, la loi sur l’assurance chômage ayant subi en 1993 une modification qui s’inscrivait dans une réforme plus large du système de l’exécution des peines. Comme le Gouvernement l’a expliqué, la raison de cette décision était que le législateur considérait l’assurance chômage comme l’instrument le plus efficace pour contribuer à la réinsertion des détenus après leur libération, dans la mesure où, au-delà du versement de prestations de chômage, elle garantissait l’accès à toute une gamme de services de formation et de recherche d’emploi. A l’époque de la réforme de 1993, l’affiliation des détenus au régime des pensions de retraite avait été envisagée, mais la situation financière difficile des organismes de sécurité sociale a jusqu’ici empêché les autorités d’y procéder.
107.  Se tournant vers la situation du requérant, la Cour observe qu’il a travaillé pendant de longues périodes en prison (paragraphe 10 ci-dessus). Il résulte des décisions rendues par les autorités internes en l’espèce que ses périodes sans assurance se situent entre les années 1960 et les années 1990. La Cour attache de l’importance au fait qu’à l’époque pertinente il n’y avait pas de communauté de vues relativement à l’affiliation des détenus exerçant un travail aux systèmes nationaux de sécurité sociale. Cette absence de communauté de vues se reflète dans les Règles pénitentiaires européennes de 1987, qui ne comportaient aucune disposition à cet égard.
108.  Le Gouvernement soutient que les peines de prison très longues sont rares et qu’en conséquence la majorité des détenus ont la possibilité d’accumuler un nombre suffisant de mois d’assurance pour leurs périodes de travail accomplies en liberté et ne sont ainsi pas privés d’une pension de retraite. La Cour ne juge pas nécessaire d’examiner cet argument dans le détail. Elle attache en revanche de l’importance au fait que le requérant, tout en n’ayant pas droit à une pension de retraite, n’a pas été laissé sans couverture sociale. Après sa sortie de prison, il a perçu des allocations de chômage puis une allocation de nécessité, à laquelle il avait droit au motif qu’il avait été couvert par la loi sur l’assurance chômage en sa qualité de détenu exerçant un travail. A ses propres dires, le requérant perçoit toujours actuellement une allocation de nécessité, complétée par une aide sociale prenant la forme d’une allocation de logement. Son revenu mensuel s’élève aujourd’hui à environ 720 EUR, soit presque l’équivalent du montant de la pension minimum, aujourd’hui fixé à environ 780 EUR pour une personne seule.
109.  Sur la base des faits de la présente espèce et de l’ensemble des informations dont elle dispose, la Cour estime que, considéré globalement, le système du travail pénitentiaire, avec la couverture sociale qui lui est associée, n’est pas « manifestement dépourvu de base raisonnable ». Dans un contexte de normes en évolution, un Etat contractant ne peut se voir reprocher d’avoir donné la priorité au régime d’assurance – à savoir le régime de l’assurance chômage – qu’il jugeait être le plus pertinent pour la réinsertion des détenus.
110.  Tout en l’invitant à surveiller la question à l’origine de la présente espèce, la Cour considère que l’Etat défendeur n’a pas excédé la marge d’appréciation dont il jouissait en la matière en s’abstenant d’affilier les détenus exerçant un travail au régime des pensions de retraite.
111.  Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DE LA CONVENTION
112.  Le requérant allègue que dès lors qu’il n’a pas été affilié au régime des pensions de retraite pour le travail accompli par lui pendant son incarcération, ce travail ne peut être considéré comme couvert par les termes de l’article 4 § 3 a) de la Convention et était dès lors contraire à l’article 4 § 2.
La partie pertinente en l’espèce de l’article 4 de la Convention est ainsi libellée :
« 1.  Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude.
2.  Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire.
3.  N’est pas considéré comme «travail forcé ou obligatoire» au sens du présent article :
a)  tout travail requis normalement d’une personne soumise à la détention dans les conditions prévues par l’article 5 de la (...) Convention, ou durant sa mise en liberté conditionnelle;
A.  Thèses des parties
113.  Le requérant soutient que le travail accompli par lui en prison s’analyse clairement en un « travail forcé ou obligatoire » au sens de l’article 4 § 2 de la Convention. Il renvoie à la Convention no 29 de l’OIT suivant laquelle il y a lieu d’entendre par « travail forcé ou obligatoire » « tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de plein gré ». Il précise que les détenus en Autriche sont obligés de travailler en vertu de l’article 44 de la loi sur l’exécution des peines et que le fait pour un détenu de refuser de travailler constitue une infraction réprimée par les articles 107 § 1 et 109 de ladite loi.
114.  Tout en reconnaissant que l’obligation de travailler faite aux détenus peut être justifiée au regard de l’article 4 § 3 a), le requérant soutient que, suivant les normes actuelles, le travail accompli en prison sans affiliation au régime des pensions de retraite ne peut être considéré comme un « travail requis normalement d’une personne soumise à la détention » au sens de cette disposition. En conséquence, le fait qu’il ait pendant son incarcération été astreint à travailler sans être affilié au régime des pensions de retraite serait contraire à l’article 4 de la Convention.
115.  Le Gouvernement considère pour sa part que le travail pénitentiaire échappe au champ d’application de l’article 4 dès lors qu’il est couvert par l’exception à l’interdiction du travail forcé ou obligatoire prévue à l’article 4 § 3 a). En conséquence, la non-affiliation des détenus exerçant un travail au régime des pensions de retraite ne soulèverait aucune question au regard de l’article 4 de la Convention.
B.  La position de la Cour
1.  Principes généraux
116.  La Cour rappelle que l’article 4 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Son premier paragraphe ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4, et d’après l’article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de guerre ou d’autre danger public menaçant la vie de la nation (voir Siliadin c. France, no 73316/01, § 112, CEDH 2005-VII, et Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, § 283, CEDH 2010-...).
117.  L’article 4 § 2 de la Convention prohibe le « travail forcé ou obligatoire ». Pour interpréter cette disposition, la Cour a pris en compte dans des affaires antérieures les Conventions pertinentes de l’OIT, qui lient la quasi-totalité des Etats membres du Conseil de l’Europe, dont l’Autriche, et spécialement la Convention de 1930 sur le travail forcé (voir Van der Mussele c. Belgique, 23 novembre 1983, § 32, série A no 70, et Siliadin, précité, § 115).
118.  La Cour a relevé dans lesdites affaires qu’il existait une analogie frappante, qui n’était pas fortuite, entre le paragraphe 3 de l’article 4 de la Convention et le paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention no 29 de l’OIT. Le paragraphe 1 de cette dernière disposition précise qu’« aux fins » de la Convention no 29 l’expression « travail forcé ou obligatoire » désigne « tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de plein gré » (voir Siliadin, précité, § 116). La Cour a considéré que cette définition pouvait fournir un point de départ pour interpréter l’article 4 de la Convention, ajoutant qu’il importait de ne perdre de vue ni les caractères particuliers de celle-ci ni sa nature d’instrument vivant devant se lire « à la lumière des conceptions prévalant de nos jours dans les Etats démocratiques » (Van der Mussele, précité, § 32).
119.  L’article 4 § 3 a) indique que n’est pas considéré comme « travail forcé ou obligatoire » « tout travail requis normalement d’une personne soumise à la détention ».
120.  La Cour a relevé la structure spécifique de l’article 4, dont le paragraphe 3 ne tend pas à « limiter » l’exercice du droit garanti par le paragraphe 2 mais à « délimiter » le contenu même de ce droit, car il forme un tout avec le paragraphe 2 et indique ce qui n’est pas considéré comme « travail forcé ou obligatoire ». Cela dit, le paragraphe 3 contribue à l’interprétation du paragraphe 2. Ses quatre alinéas, par-delà leur diversité, reposent sur les idées maîtresses d’intérêt général, de solidarité sociale et de normalité (Van der Mussele, précité, § 38 ; voir également Karlheinz Schmidt c. Allemagne, 18 juillet 1994, § 22, série A no 291-B, et Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 44, CEDH 2006-VIII).
121.  La jurisprudence de la Cour concernant le travail en prison est peu abondante. Dans l’une de ses premières affaires, la Cour avait eu à se pencher sur le travail exigé d’un détenu récidiviste, dont la libération était suspendue à l’accumulation d’un certain montant d’économies. Tout en admettant que le travail en cause était obligatoire, la Cour avait conclu à la non-violation de l’article 4 de la Convention au motif que les exigences de l’article 4 § 3 a) étaient remplies. De l’avis de la Cour, le travail requis du requérant n’avait pas excédé les limites « normales » en la matière, car il tendait à aider l’intéressé à se reclasser dans la société et avait pour base légale des textes dont on rencontrait l’équivalent dans certains autres Etats membres du Conseil de l’Europe (voir Van Droogenbroeck c. Belgique, 24 juin 1982, § 59, série A no 50, avec le renvoi à De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, §§ 89-90, série A no 12).
122.  En ce qui concerne la rémunération et la couverture sociale des détenus, la Cour renvoie à la décision qu’avait adoptée la Commission européenne des droits de l’homme le 6 avril 1968 dans l’affaire Vingt et un détenus c. Allemagne (nos 3134/67, 3172/67, 3188-3206/67, Recueil 27, pp. 97-116), dans laquelle les requérants, invoquant l’article 4, se plaignaient d’avoir été astreints à travailler pendant leur détention sans percevoir une rémunération adéquate et sans que les autorités pénitentiaires eussent versé pour eux, à raison du travail effectué, des cotisations à la sécurité sociale. La Commission avait déclaré leur grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Elle avait relevé que l’article 4 ne comportait aucune disposition concernant la rémunération censée être versée aux détenus pour le travail accompli par eux. De surcroît, elle s’était référée à sa jurisprudence constante de rejet pour cause d’irrecevabilité de toutes les requêtes introduites par des détenus réclamant une rémunération plus élevée pour leur travail ou revendiquant le droit d’être couverts par les différentes branches de la sécurité sociale.
123.  La Cour a également eu à connaître d’un grief analogue sous un angle quelque peu différent dans l’affaire Puzinas (précitée). Le requérant y critiquait, sur le terrain des articles 4 et 14 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1, la législation interne en matière de sécurité sociale dans la mesure où elle ne permettait pas aux détenus de prétendre à une pension ou à quelque autre prestation sociale que ce fût pour le travail accompli par eux en prison. La Cour a d’abord examiné le grief sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, relevant qu’il n’était pas contesté que le requérant n’avait droit ni à une pension ni à des prestations sociales en vertu de la législation interne pertinente. Considérant que le requérant n’avait dès lors pas des biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 relativement à ses droits futurs à une pension ou à un certain montant de pension, la Cour a rejeté le grief sur le terrain de cette disposition, ainsi que sur celui des autres dispositions invoquées, pour cause d’incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention.
2.  Application de ces principes à la présente espèce
124.  La Cour doit rechercher s’il y a eu en l’espèce « travail forcé ou obligatoire » contraire à l’article 4 de la Convention. Elle relève que le requérant se trouvait astreint à travailler en vertu de l’article 44 § 1 de la loi sur l’exécution des peines. S’il refusait d’effectuer le travail qui lui était assigné, il se rendait coupable, en vertu de l’article 107 de ladite loi, d’une infraction punissable, en vertu de l’article 109, de peines allant de la simple réprimande à l’isolement cellulaire.
125.  Prenant la définition du travail forcé ou obligatoire figurant à l’article 2 § 1 de la Convention no 29 de l’OIT comme point de départ pour l’interprétation de l’article 4 § 2 de la Convention (voir Van der Mussele, précité, §§ 32-34), la Cour ne doute pas que le requérant accomplissait un travail « sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel [il] ne [s’était] pas offert de plein gré ».
126.  Si les parties semblent s’accorder sur ce point, elles divergent en revanche sur celui de savoir s’il y a lieu de considérer que le travail qu’accomplissait l’intéressé était couvert par les termes de l’article 4 § 3 a) de la Convention, qui exclut de la notion de « travail forcé ou obligatoire » « tout travail requis normalement d’une personne soumise à la détention dans les conditions prévues par l’article 5 de la Convention ». Le Gouvernement répond à la question par l’affirmative, concluant que le travail qu’effectuait le requérant pendant sa détention échappait au champ d’application de l’article 4. Le requérant, pour sa part, considère qu’un travail accompli en prison en dehors de toute affiliation au régime des pensions de retraite ne peut être réputé couvert par la disposition en cause. Il en conclut qu’il s’agissait dans son cas d’un « travail forcé ou obligatoire » contraire à l’article 4 § 2.
127.  La Cour n’a encore jamais eu jusqu’ici l’occasion d’examiner la question de savoir si l’article 4 oblige les Etats contractants à intégrer les détenus exerçant un travail dans leur système de sécurité sociale. Elle relève que la décision ci-dessus mentionnée adoptée par la Commission dans l’affaire Vingt et un détenus c. Allemagne (précitée), qui avait répondu à la question par la négative, date de 1968. Aussi la Cour doit-elle rechercher si la position adoptée dans ladite décision est toujours valable aujourd’hui relativement au travail accompli par le requérant pendant sa détention sans être affilié au régime des pensions de retraite.
128.  Le texte de la Convention ne donne aucune indication quant à la question de l’affiliation des détenus exerçant un travail au système national de sécurité sociale. Cela étant, pour établir ce qui doit être considéré comme un « travail normalement requis d’une personne soumise à la détention », la Cour tiendra compte des normes qui prévalent aujourd’hui dans les Etats membres (Van Droogenbroeck, précité, § 59).
129.  Le requérant invoque en substance la doctrine de la Cour selon laquelle la Convention est un instrument vivant qui doit être interprété à la lumière des conditions actuelles (voir, par exemple, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31, série A no 26 ; Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 75, CEDH 2002-VI, et Van der Mussele, précité, § 32). Il considère, semble-t-il, que les standards européens ont changé à un degré tel que le travail accompli en prison sans affiliation au régime des pensions de retraite ne peut plus être considéré comme un « travail normalement requis d’une personne soumise à la détention ».
130.  La Cour relève que le requérant a travaillé pendant de longues périodes en prison à partir des années 1960. A l’époque, la Commission estima dans sa décision Vingt et un détenus c. Allemagne (précitée) que l’article 4 de la Convention n’obligeait pas les Etats membres à affilier à leur système de sécurité sociale les détenus exerçant un travail. Les Règles pénitentiaires européennes de 1987 étaient muettes sur la question de l’affiliation au système de sécurité sociale des détenus exerçant un travail. La Cour reconnaît que, par la suite, une évolution importante est intervenue dans le domaine de la politique pénale. Cette évolution se trouve reflétée dans les Règles pénitentiaires européennes de 2006, qui font du principe de normalisation du travail accompli en prison un des principes de base en la matière. Plus spécifiquement dans le présent contexte, la règle 26.17 des Règles de 2006 prévoit que « les détenus exerçant un travail doivent, dans la mesure du possible, être affiliés au régime national de sécurité sociale ».
131.  Toutefois, eu égard à la pratique actuelle des Etats membres, la Cour ne voit rien qui permette d’interpréter l’article 4 comme le suggère le requérant. Suivant les informations dont elle dispose, si une majorité absolue des Etats contractants affilient les détenus d’une manière ou d’une autre à leur système national de sécurité sociale ou font bénéficier les intéressés d’un système d’assurance spécifique, seule une faible majorité d’entre eux affilient les détenus exerçant un travail au régime des pensions de retraite. Le droit autrichien reflète l’évolution du droit européen, dans la mesure où il fait bénéficier l’ensemble des détenus d’une couverture santé et accidents et affilie les détenus exerçant un travail au régime de l’assurance chômage mais non à celui des pensions de retraite.
132.  En somme, il apparaît qu’il n’existe pas un consensus suffisant sur la question de l’affiliation des détenus exerçant un travail au régime des pensions de retraite. Si la règle 26.17 des Règles de 2006 reflète une tendance croissante, il ne peut en découler une obligation au titre de l’article 4 de la Convention. En conséquence, le travail obligatoire accompli par le requérant pendant sa détention sans être affilié au régime des pensions de retraite doit être considéré comme un « travail requis normalement d’une personne soumise à la détention », au sens de l’article 4 § 3 a) de la Convention.
133.  C’est pourquoi la Cour conclut que le travail accompli par le requérant était couvert par les termes de l’article 4 § 3 a) de la Convention et qu’il ne constituait dès lors pas un « travail forcé ou obligatoire » au sens de l’article 4 § 2 de la Convention.
134.  En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 4 de la Convention.
III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 4
135.  La Cour relève que si le requérant invoque principalement l’article 4 considéré isolément, il se prévaut également de l’article 14, sans toutefois soumettre d’arguments séparés sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 4.
136.  Elle estime que l’examen effectué par elle sous l’angle de l’article 4 de la Convention considéré isolément couvre l’ensemble des aspects de la question soulevée par le grief du requérant. Aussi jugee-t-elle qu’il ne s’impose pas d’examiner ce grief sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 4.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Dit, par dix voix contre sept, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 ;
2.  Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 4 de la Convention ;
3.  Dit, à l’unanimité, qu’il ne s’impose pas d’examiner le grief fondé sur l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 4 de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 7 juillet 2011.
Vincent Berger Jean-Paul Costa    Jurisconsulte Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
–  opinion concordante du juge De Gaetano ;
–  opinion en partie dissidente commune aux juges Tulkens, Kovler, Gyulumyan, Spielmann, Popović, Malinverni et Pardalos ;
–  opinion en partie dissidente de la juge Tulkens.
J.-P.C.  V.B.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE DE GAETANO
(Traduction)
1.  J’ai voté avec la majorité sur les trois points du dispositif de l’arrêt. Néanmoins, je ne souscris pas entièrement au raisonnement suivi par elle relativement aux deux premiers.
2.  La majorité a conclu à la non-violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 aux motifs que la différence de traitement litigieuse poursuivait un but légitime (paragraphes 96 à 98 de l’arrêt) et qu’était proportionnée (paragraphes 99 à 110). Je considère que la Cour n’avait pas à aller jusque-là. Contrairement à ce qui est suggéré au paragraphe 95, la loi sur le régime général de la sécurité sociale ne visait pas à mettre en place un « système de prévoyance pour les personnes âgées » en général, mais simplement à offrir, entre autres, une pension de retraite aux personnes ayant exercé un emploi rémunéré. Or, même avec beaucoup d’imagination, on ne saurait considérer que le requérant, lorsqu’il était en prison, exerçait un « emploi rémunéré », cette notion impliquant une forme de contribution à l’économie nationale. C’est pourquoi j’estime que le requérant, en sa qualité de détenu travaillant dans la cuisine ou la boulangerie de la prison, n’était tout simplement pas dans une situation comparable à celle des salariés ordinaires (point qui ne se trouve mentionné que de manière quelque peu hésitante au paragraphe 93, pour être ensuite écarté). La situation aurait pu être différente si l’intéressé avait exercé un travail (dans l’enceinte ou en dehors de la prison) pour le compte d’une personne ou d’une société privées ; ou s’il avait participé à la production de biens que les autorités carcérales auraient ensuite revendus sur le marché libre, en concurrence directe avec d’autres producteurs. Mais tel n’était pas le cas.
3.  Quant au constat de non-violation de l’article 4, la décision de la majorité semble se fonder sur le fait qu’il n’existe pas un « consensus suffisant sur la question de l’affiliation des détenus exerçant un travail au régime des pensions de retraite » (paragraphes 132 et 131 passim). Là encore, je ne peux suivre le raisonnement de la majorité. Un travail qui est excepté au titre de l’article 4 § 3 (au motif qu’il est « requis normalement d’une personne soumise à la détention ») ne cesse pas d’être excepté au simple motif qu’il est rémunéré ou non ou que le prisonnier est ou n’est pas affilié à un régime de pension. De même, les Règles pénitentiaires européennes (de 1987 et de 2006) n’entrent pas en ligne de compte en l’espèce. Ce qu’il faut considérer, c’est la nature du travail qu’exerçait le requérant. Or l’intéressé n’était pas astreint à casser des pierres à la masse le long d’une voie publique : il travaillait dans la cuisine et la boulangerie de la prison, ce qui peut assurément être considéré comme une contribution « normale » aux tâches que doivent nécessairement accomplir les membres de toute communauté, qu’elle soit domestique, monastique ou pénale. A la lumière de ce qui précède, je ne puis faire mien le raisonnement exposé aux paragraphes 129 à 132 de l’arrêt.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES TULKENS, KOVLER, GYULUMYAN, SPIELMANN, POPOVIĆ, MALINVERNI ET PARDALOS
Nous ne partageons pas la position de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu, en l’espèce, violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Nous pensons, en effet, que le requérant, qui a passé vingt-huit années en prison, où il a travaillé pendant de longues périodes, a fait l’objet d’une discrimination dans la mesure où, en raison de sa condition de détenu, il n’a pas été affilié au régime de pension de retraite.
1.  D’emblée, nous tenons à préciser que nous sommes bien d’accord avec la majorité lorsqu’elle estime que le requérant, en sa qualité de détenu exerçant un travail, se trouvait, quant à la nécessité d’un système de prévoyance pour les personnes âgées, dans une situation comparable à celle des salariés ordinaires (paragraphe 95 de l’arrêt). L’arrêt écarte ainsi expressément, à juste titre, l’argument du Gouvernement selon lequel les détenus qui travaillent ne seraient pas dans une situation analogue aux autres salariés, en raison notamment d’une différence de nature et d’objectif du travail pénitentiaire, ce dernier étant obligatoire et poursuivant un objectif de réinsertion et de resocialisation.
2.  Notre divergence avec la majorité porte sur le point de savoir si la différence de traitement subie par le requérant quant à l’affiliation au régime des pensions de retraite, prévue par la loi sur le régime général de la sécurité sociale, était justifiée au regard des exigences de la Convention. A notre avis, elle ne l’était pas.
3.  En ce qui concerne, tout d’abord, le but légitime poursuivi par la différence de traitement litigieuse, l’arrêt se réfère « à la préservation de l’efficacité économique du système des pensions de retraite et au maintien de sa cohérence générale, au travers de l’exclusion du droit à prestations des personnes n’ayant pas versé une quantité significative de cotisations » (paragraphe 98 de l’arrêt). S’il est bien entendu raisonnable de prendre en compte les réalités économiques, force est néanmoins de constater que, dans sa jurisprudence récente, la Cour tend progressivement à leur donner une importance considérable, parfois au détriment des droits fondamentaux (N. c. Royaume-Uni, arrêt [GC] du 27 mai 2008 ; Burden c. Royaume-Uni, arrêt [GC] du 29 avril 2008 ; Carson et autres c. Royaume-Uni, arrêt [GC] du 16 mars 2010). En outre, stricto sensu, le « bien-être économique du pays », que l’on trouve à l’article 8 de la Convention, ne figure pas en tant que tel dans l’article 1 du Protocole no 1, qui évoque de manière plus large l’intérêt général.
4.  En ce qui concerne, ensuite, la question de la proportionnalité, l’arrêt commence par rappeler de manière très forte la jurisprudence désormais bien établie de la Cour « selon laquelle, d’une manière générale, les détenus continuent de jouir de tous les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention, à l’exception du droit à la liberté, lorsqu’une détention régulière entre expressément dans le champ d’application de l’article 5 de la Convention. Il serait inconcevable qu’un détenu soit déchu de ses droits garantis par la Convention du simple fait qu’il se trouve incarcéré à la suite d’une condamnation » (paragraphe 99 de l’arrêt). Néanmoins, dans l’application de cette jurisprudence en l’espèce, la majorité s’oriente dans une autre direction.
5.  L’arrêt se fonde en grande partie sur la marge d’appréciation qui doit être accordée à l’Etat, l’un des éléments pertinents à cet égard pouvant être l’existence ou l’absence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des Etats contractants (paragraphe 104 de l’arrêt). Or nous observons qu’il se dégage aujourd’hui, dans les Etats membres du Conseil de l’Europe, une tendance croissante à l’affiliation des détenus exerçant un travail aux systèmes de sécurité sociale internes. Les Règles pénitentiaires européennes de 2006 traduisent sur le plan politique la position de tous les Etats membres du Conseil de l’Europe1. Elles consacrent sur la base des règles 64 et 65 des Règles pénitentiaires de 1987 le principe de normalisation des conditions de détention comme fondement de la politique en matière d’exécution des peines2. Elles recommandent explicitement que « les détenus exerçant un travail [soient], dans la mesure du possible, (...) affiliés au régime national de sécurité sociale » (règle 26.17). Cette tendance réduit progressivement la marge d’appréciation dont les Etats peuvent jouir dans ce domaine. S’ils conservent toujours une possibilité de choix relativement aux politiques à mettre en œuvre et au moment où il convient d’introduire des changements législatifs (Petrovic c. Autriche, arrêt du 27 mars 1998, §§-36-42, et Stec et autres c. Royaume-Uni, arrêt [GC] du 12 avril 2006, §§ 63-65), ils ne peuvent faire complètement abstraction de pareille évolution.
6.  Nous sommes frappés par le manque de flexibilité du système appliqué au requérant. L’article 4 § 2 de la loi sur le régime général de la sécurité sociale, tel qu’interprété par les juridictions internes, prévoit l’exclusion automatique des détenus exerçant un travail du régime obligatoire des pensions de retraite. C’est ainsi que le requérant a travaillé pendant vingt-huit ans comme détenu sans jamais avoir été affilié à ce système. Hormis la considération selon laquelle les détenus qui travaillent se trouvent dans une situation différente de celle des salariés ordinaires en ce qu’ils n’accomplissent pas leur travail sur la base d’un contrat mais en vertu d’une obligation légale, l’exclusion se fonde principalement sur la prémisse suivant laquelle les détenus ne disposent pas des ressources nécessaires pour verser des cotisations au régime des pensions de retraite. Or cette situation est le résultat du choix politique délibéré de l’Etat de retenir 75 % de la rémunération des détenus à titre de contribution aux frais de leur entretien, ce qui est un pourcentage particulièrement élevé3. Les détenus sont dès lors en quelque sorte « condamnés » à ne pouvoir effectuer des versements suffisants.
7.  Si le fait de déduire une contribution aux frais d’entretien de la rémunération d’un détenu n’est pas en soi contraire à la Convention (voir Puzinas c. Lituanie, décision du 13 décembre 2005), le pourcentage élevé de la contribution, dans le système autrichien, ne laisse pratiquement aucune place pour des cotisations à la sécurité sociale en dehors d’un petit pourcentage pour le versement de cotisations au régime de l’assurance chômage. Il y a, à notre avis, un manque d’équilibre entre l’intérêt général qu’il peut y avoir à assurer la participation des détenus aux frais causés à la collectivité par leur incarcération et l’intérêt qu’a chaque détenu à assurer ses vieux jours. Or, aujourd’hui, en raison notamment des peines de longue durée que l’on observe dans de nombreux pays, la présence en prison de détenus plus âgés est une réalité sociologique nouvelle qui pose nécessairement, au moment de la sortie de ces détenus, la question de la pension de retraite. Le cas du requérant le montre bien. Il a passé vingt-huit années de sa vie en prison et a été libéré à l’âge de soixante-six ans.
8.  Certes, le requérant n’a pas été laissé sans aucune couverture sociale. Depuis l’amendement apporté à la loi sur l’assurance-chômage en 1993, les détenus exerçant un travail sont affiliés au régime de l’assurance-chômage, que le législateur avait considéré comme représentant, à ce moment, l’instrument le plus efficace pour favoriser la réinsertion des détenus après leur libération. Toutefois, comme le Gouvernement le reconnaît, le législateur autrichien lui-même avait considéré qu’il ne s’agissait là que d’une première étape vers une intégration pleine et entière des détenus exerçant un travail dans le système de la sécurité sociale (paragraphe 78 de l’arrêt). Or, nonobstant cette intention, la question de l’affiliation des détenus exerçant un travail au régime des pensions de retraite n’a pas été discutée par la suite.
9.  Sur le plan judiciaire, le requérant a porté son affaire devant les tribunaux en 2001 et la Cour suprême a rendu son arrêt en 2002. Pour conclure que la non-affiliation des détenus exerçant un travail au régime des pensions de retraite n’était pas discriminatoire, les juridictions internes se sont bornées à renvoyer à l’arrêt de principe qu’avait rendu la Cour suprême sur cette question en 1990, soit il y a plus de vingt ans déjà. Elles n’ont pas jugé nécessaire de se pencher à nouveau sur le point de savoir si la non-affiliation des détenus exerçant un travail était toujours proportionnée à un quelconque but légitime et ne se sont pas livrées à un examen de la situation particulière du requérant.
10.  Quant à la situation actuelle du requérant, celui-ci continue de percevoir l’allocation de nécessité (à laquelle il a droit au motif qu’il avait été couvert par la loi sur l’assurance-chômage à l’époque où il travaillait en qualité de détenu), complétée par un régime d’aide sociale conçu pour les personnes incapables d’assurer autrement leurs besoins de base. Mais nous pensons que ni l’allocation de nécessité ni l’aide sociale ne peuvent se comparer à une pension de retraite accordée sur la base du nombre d’années travaillées et des cotisations versées. D’un côté, il s’agit d’une assistance, de l’autre, d’un droit. La différence est majeure en termes de respect de la dignité de la personne. La sécurité sociale fait partie intégrante de la dignité humaine. Par ailleurs, il est reconnu aujourd’hui, dans la pénologie moderne, que le reclassement social implique le développement de la responsabilité personnelle. Enfin, en ce qui concerne l’accès aux services sociaux, le Comité européen des droits sociaux a bien montré que les anciens détenus constituent un groupe vulnérable.
11.  Dans ces circonstances, nous pensons que la non-affiliation des détenus exerçant un travail au régime des pensions de retraite crée entre les détenus et les salariés ordinaires une distinction qui risque de produire – et qui, dans le cas du requérant, produit effectivement – des effets à long terme qui dépassent de loin les exigences légitimes de l’exécution d’une peine d’emprisonnement donnée. Certains n’hésitent pas à parler de double peine4. Une telle situation n’est guère compatible avec l’idée selon laquelle un détenu ne doit pas subir d’autres restrictions à ses droits que celles qui sont nécessairement et inévitablement liées aux conséquences de l’incarcération. De surcroît, elle ne sert pas le but de réinsertion sur lequel, aux dires du Gouvernement lui-même, le système du travail pénitentiaire se fonde.
12.  L’arrêt laisse cependant une porte ouverte pour le futur. La Grande Chambre prend acte d’un contexte où les normes sont en évolution et considère que si aujourd’hui l’Etat défendeur n’a pas excédé la marge d’appréciation dont il jouissait en la matière en s’abstenant d’affilier les détenus exerçant un travail au régime des pensions de retraite, il est invité à surveiller la situation à l’avenir (paragraphe 110 de l’arrêt). Les détenus, faut-il le rappeler, sont des personnes qui ont été reconnues par la Cour elle-même comme étant en situation de vulnérabilité (voir, par exemple, Algür c. Turquie, 22 octobre 2002, § 44 ; Mikadzé c. Russie, 7 juin 2007 ; § 109 ; Renolde c. France, 16 octobre 2008, § 93 ; Aliev c. Géorgie, 13 janvier 2009, § 97 ; etc.). Aujourd’hui, le droit à une pension de retraite fait partie du pacte social liant les citoyens à l’Etat.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE TULKENS
1.  Je pense que, dans cette affaire, il y avait de bonnes raisons de conclure à la violation de l’article 4 de la Convention, qui interdit le travail forcé. Il en va d’autant plus ainsi que la Cour conclut à la non-violation de l’article 1er du Protocole no 1 combiné avec l’article 14 de la Convention.
2.  Certes, l’article 4 § 3 a) précise que n’est pas considéré comme travail forcé ou obligatoire le travail requis normalement d’une personne soumise à la détention. Toutefois, l’interprétation de cette disposition, inscrite dans la Convention en 1950, doit se faire à la lumière de la situation actuelle. Plus précisément, les concepts dont se sert la Convention sont à entendre dans le sens qui leur est donné par les sociétés démocratiques aujourd’hui.
3.  La Cour a depuis longtemps considéré que, « s’agissant d’un traité normatif, il y a lieu (...) de rechercher quelle est l’interprétation la plus propre à atteindre le but et à réaliser l’objet de ce traité et non celle qui donnerait l’étendue la plus limitée aux engagements des Parties »5. Une telle interprétation est inspirée par le Préambule de la Convention, qui se réfère à la sauvegarde et au développement des droits et libertés. La « sauvegarde » implique que la Cour veille notamment à ce que les droits et libertés énoncés dans la Convention demeurent effectifs lorsque les circonstances évoluent. Quant au « développement », il autorise un degré d’innovation et de créativité qui est susceptible d’élargir la portée des garanties de la Convention. En outre, dans l’arrêt Golder, la Cour a bien précisé, concernant la méthode téléologique, « qu’il ne s’agit pas là d’une interprétation extensive de nature à imposer aux Etats contractants de nouvelles obligations : elle se fonde sur les termes mêmes de la première phrase de l’article 6 § 1, lue dans son contexte et à la lumière de l’objet et du but de ce traité normatif qu’est la Convention »6. Le même raisonnement peut être tenu en ce qui concerne l’article 4 § 3 a).
4.  Cette jurisprudence a des prolongements naturels. La Cour va développer l’idée/le principe de la protection effective des droits de la Convention7. A partir de là, la théorie de l’effet utile est devenue le socle de la protection des droits et libertés de la Convention. Il faut donner aux droits « leur pleine portée », car le but de la Convention est de garantir des droits qui ne sont pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs.
5.  Au regard de l’article 4 de la Convention, l’arrêt constate, à juste titre, que la jurisprudence de la Cour concernant le travail en prison est peu abondante. En fait, s’agissant de la rémunération et de la couverture sociale des détenus, la seule décision pertinente est celle rendue par la Commission européenne des droits de l’homme le 6 avril 1968 dans l’affaire Vingt et un détenus c. Allemagne, où la requête avait été déclarée manifestement mal fondée.
6.  Plus de quarante ans se sont écoulés depuis cette décision d’irrecevabilité, et le droit pénitentiaire – quasi inexistant à l’époque – a connu pendant cette période des développements considérables. Traditionnellement considérée comme une zone de non-droit, la prison s’est progressivement ouverte aux droits fondamentaux, pour le plus grand bénéfice non seulement des détenus, mais aussi de l’administration pénitentiaire et de ses agents. Ainsi, sur cette même question de la rémunération des détenus, qui a fait l’objet de la décision d’irrecevabilité de la Commission de 1968 évoquée au point précédent, il est intéressant de constater que la Cour constitutionnelle allemande, trente ans plus tard, dans un arrêt du 1er juillet 1998, a estimé tout au contraire que, dans la mesure où l’Etat a un devoir constitutionnel de viser la resocialisation des prisonniers et a choisi le travail obligatoire en prison comme une des manières de le réaliser, il doit rémunérer un tel travail de manière appropriée, celui-ci ne pouvant produire les résultats escomptés que s’il est dûment rétribué8. Quoique la Cour constitutionnelle ne précise pas le montant que devrait revêtir une telle rétribution, elle affirme qu’il est inconstitutionnel de verser aux détenus une rémunération d’un faible montant qui n’a aucun rapport avec la valeur du travail réalisé ou avec le salaire minimum octroyé à l’extérieur. Et le principe fondateur est celui de la dignité humaine9. De même, la règle 26.10 des Règles pénitentiaires européennes de 2006 énonce la nécessité d’une rémunération équitable pour les détenus.
7.  En Autriche, comme nous l’avons vu, les détenus sont obligés de travailler en vertu de l’article 44 de la loi sur l’exécution des peines ; en outre, le refus de travailler constitue une infraction réprimée par les articles 107 § 1 et 109 de la même loi d’une peine allant de la réprimande à l’isolement cellulaire. Il s’agit donc bien – et ce n’est pas contesté – d’un travail sous la menace d’une peine au sens de la Convention no 29 de l’OIT et donc d’un travail forcé ou obligatoire.
8.  Dans un contexte de cet ordre, peut-on vraiment encore considérer en 2011, à la lumière des normes actuelles en matière de sécurité sociale, que le travail accompli en prison sans aucune affiliation au régime des pensions de retraite est un travail qui peut être normalement imposé à une personne soumise à la détention ? Il ne me le semble pas. C’est là pour moi le point essentiel. Aujourd’hui, un travail sans couverture sociale adéquate ne peut plus être considéré comme un travail normal. Il s’ensuit que l’exception prévue par l’article 4 § 3 a) de la Convention n’est pas d’application en l’espèce. Même un détenu ne peut être forcé à accomplir un travail anormal. Examinant l’affaire sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, l’arrêt constate d’ailleurs expressément que « le requérant, en sa qualité de détenu exerçant un travail, se trouvait dans une situation comparable à celle des salariés ordinaires » (paragraphe 95 de l’arrêt).
9.  Si l’on veut donner un sens à la célèbre formule de l’arrêt Campbell et Fell de 1984 suivant laquelle « la justice ne saurait s’arrêter à la porte des prisons »10, il importe de tenir compte de l’évolution dans les Etats membres reflétée, notamment, par les Règles pénitentiaires européennes de 2006, qui font du principe de normalisation du travail accompli en prison un des principes de base de la matière et qui a inspiré des réformes dans certains Etats membres11.
10.  Pour conclure à la non-violation de l’article 4 de la Convention, l’arrêt se fonde de manière décisive sur l’absence d’un consensus suffisant dans les Etats membres sur la question de l’affiliation des détenus au régime des pensions de retraite (paragraphe 132 de l’arrêt). Cet argument soulève, à mes yeux, deux difficultés. La première est de l’ordre du fait. Aujourd’hui, suite au développement des longues peines de prison, le profil des détenus s’est modifié et la réalité carcérale est celle d’un nombre croissant de détenus plus âgés. Alors que, pour les détenus plus jeunes, les exigences de la resocialisation impliquent une couverture santé et accidents ainsi qu’une inscription au régime de l’assurance chômage, pour les détenus plus âgés, elles impliquent aussi la garantie d’une pension de retraite. La seconde est de l’ordre du droit. Quelle est en l’espèce la place du consensus européen, dont la fonction est surtout de déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation ? Certes, la flexibilité inhérente à la marge d’appréciation est un élément essentiel mais, comme la Cour l’a répété maintes fois, elle doit aller de pair avec le contrôle européen. Celui-ci fait défaut en l’espèce.
1.  Recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux Etats membres sur les Règles pénitentiaires européennes, adoptée par le Comité des Ministres le 11 janvier 2006, lors de la 952e réunion des Délégués des Ministres.
2.  La notion de normalisation se définit comme étant le rapprochement égalitaire des conditions de la détention avec les standards de la société libre, tant dans leur dimension sociale que juridique (W. Lesting, Normalisierung im Strafvollzug. Potential und Grenzen des §3 Absatz 1 StVollzG, Pfaffenweiler, Centaurus, 1988 ; E. Shea, « Les paradoxes de la normalisation du travail pénitentiaire en France et en Allemagne », Déviance et société, vol. 29, n° 3, 2005, pp. 349 et s.).
3.  Voir A. Pilgram, « Austria », in D. van Zyl Smit et S. Snacken (éds.), Prison Labour: Salvation or Slavery? International Perspectives, Onati International Series in Law and Society, Aldershot, Ashgate, 1999, p. 21.
4.  Voir Les limitations au droit à la sécurité sociale des détenus : une double peine ?, sous la direction de V. van der Plancke et G. Van Limberghen, Bruxelles, La Charte, série « Les dossiers de la revue de droit pénal et de criminologie », n° 16, 2010.
5.  Wemhoff c. Allemagne, 27 juin 1968, p. 23, § 8, série A no 7.
6.  Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18.
7.  Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » c. Belgique (fond), 23 juillet 1968, p. 32, § 5, série A no 6.
8.  BverfG – 2 BvR 441/90, 1er juillet 1998.
9.  D. van Zyl Smit et S. Snacken, Principles of European Prison Law and Policy. Penology and Human Rights, Oxford University Press, 2009, p. 192.
10.  Campbell et Fell c. Royaume-Uni, 28 juin 1984, § 69, série A no 80.
11.  Ainsi, par exemple, en Belgique, la Loi de principe concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus du 12 janvier 2005 est une partie de la réforme qui vise à la normalisation du travail en prison, en le rendant le plus similaire possible au travail dans la société et requérant son inclusion dans le système de sécurité sociale.
ARRÊT STUMMER c. AUTRICHE
ARRÊT STUMMER c. AUTRICHE 
ARRÊT STUMMER c. AUTRICHE– OPINIONS SÉPARÉES
ARRÊT STUMMER c. AUTRICHE – OPINIONS SÉPARÉES 


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 37452/02
Date de la décision : 07/07/2011
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Non-violation de l'art. 14+P1-1 ; Non-violation de l'art. 4

Analyses

(Art. 14) DISCRIMINATION, (Art. 4-2) TRAVAIL FORCE, (Art. 4-2) TRAVAIL OBLIGATOIRE, (Art. 4-3-a) TRAVAIL REQUIS DE DETENUS, (P1-1-1) RESPECT DES BIENS


Parties
Demandeurs : STUMMER
Défendeurs : AUTRICHE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2011-07-07;37452.02 ?

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