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22/03/2012 | CEDH | N°30078/06

CEDH | AFFAIRE KONSTANTIN MARKIN c. RUSSIE


GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE KONSTANTIN MARKIN c. RUSSIE
(Requête no 30078/06)
ARRÊT
STRASBOURG
22 mars 2012
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Konstantin Markin c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Nicolas Bratza, président,   Jean-Paul Costa,   Françoise Tulkens,   Josep Casadevall,   Ján Šikuta,   Dragoljub Popović,   Päivi Hirvelä,   Nona Tsotsoria,   Ann Power-Forde,
Zdravka Kalaydjiev

a,   Işıl Karakaş,   Mihai Poalelungi,
Kristina Pardalos,   Guido Raimondi,   Angelika Nußberger,   Pau...

GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE KONSTANTIN MARKIN c. RUSSIE
(Requête no 30078/06)
ARRÊT
STRASBOURG
22 mars 2012
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Konstantin Markin c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Nicolas Bratza, président,   Jean-Paul Costa,   Françoise Tulkens,   Josep Casadevall,   Ján Šikuta,   Dragoljub Popović,   Päivi Hirvelä,   Nona Tsotsoria,   Ann Power-Forde,
Zdravka Kalaydjieva,   Işıl Karakaş,   Mihai Poalelungi,
Kristina Pardalos,   Guido Raimondi,   Angelika Nußberger,   Paulo Pinto de Albuquerque, juges,   Olga Fedorova, juge ad hoc,  et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 juin 2011 et le 1er février 2012,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30078/06) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Konstantin Aleksandrovich Markin (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 mai 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Mes K. Moskalenko et I. Gerasimova, avocates à Moscou, et Me N. Lisman, avocate à Boston (Etats-Unis d’Amérique). Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. G. Matyushkin, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, et par Mme O. Sirotkina, conseil.
3.  Le requérant se plaignait du refus des autorités nationales de lui accorder un congé parental en raison de son appartenance au sexe masculin.
4.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Le 7 octobre 2010, une chambre de cette section composée de Christos Rozakis, Nina Vajić, Anatoly Kovler, Elisabeth Steiner, Khanlar Hajiyev, Dean Spielmann et Sverre Erik Jebens, juges, ainsi que de Søren Nielsen, greffier de section, a examiné la recevabilité et le fond de l’affaire (article 29 § 1 de la Convention – ancien article 29 § 3). Elle a déclaré la requête en partie recevable et conclu, par six voix contre une, à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.
5.  Le 21 février 2011, le collège de cinq juges de la Grande Chambre a décidé d’accueillir la demande de renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre formulée par le Gouvernement (articles 43 de la Convention et 73 du règlement).
6.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
7.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). En outre, des tierces observations ont été reçues du centre des droits de l’homme de l’université de Gand (Belgique) (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 b) du règlement).
8.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 8 juin 2011 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
–  pour le Gouvernement  M. G. Matyushkin, représentant de la Fédération de Russie   auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, agent,  Mmes O. Sirotkina,  conseil,   I. Korieva,   M. A. Shemet,  conseillers ;
–  pour le requérant  Mmes K. Moskalenko,   N. Lisman,   I. Gerasimova,  conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations Mmes Sirotkina, Moskalenko, Gerasimova et Lisman.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9.  Le requérant est né en 1976 et réside à Veliky Novgorod.
10.  Le 27 mars 2004, il signa avec l’armée un contrat, établi sur un formulaire standard de deux pages, par lequel, entre autres, il « s’engage[ait] à servir dans les conditions prévues par la loi ».
11.  A l’époque des faits, le requérant était opérateur radio dans le domaine du renseignement (оперативный дежурный группы боевого управления в составе оперативной группы радиоэлектронной разведки) dans l’unité militaire no 41480. Des femmes occupaient des postes équivalents dans son unité, et il était souvent remplacé dans ses fonctions par des militaires de sexe féminin.
A.  La procédure relative au congé parental
12.  Le 30 septembre 2005, l’épouse du requérant, Mme Z., donna naissance à leur troisième enfant. Le même jour, un tribunal fit droit à une demande de divorce qu’elle lui avait soumise.
13.  Le 6 octobre 2005, le requérant et Mme Z. conclurent devant notaire un accord prévoyant que leurs trois enfants vivraient avec leur père et que la mère verserait une pension alimentaire pour eux.
14.  D’après le requérant, Mme Z. partit pour Saint-Pétersbourg quelques jours plus tard.
15.  Le 11 octobre 2005, le requérant demanda un congé parental de trois ans au chef de son unité militaire. Le 12 octobre 2005, celui-ci rejeta sa requête au motif qu’un tel congé ne pouvait être accordé qu’au personnel militaire de sexe féminin. L’intéressé fut autorisé à prendre un congé de trois mois mais, le 23 novembre 2005, il fut rappelé sous les drapeaux.
16.  Le requérant attaqua la décision du 23 novembre 2005 en justice. Le 9 mars 2006, le tribunal militaire de la garnison de Pouchkine annula cette décision et confirma que le requérant avait droit aux trente-neuf jours ouvrables qui restaient de son congé de trois mois. Le 17 avril 2006, le tribunal militaire de la région militaire de Leningrad annula ce jugement et débouta le requérant.
17.  Entre-temps, le 30 novembre 2005, le requérant avait engagé une procédure contre son unité militaire afin d’obtenir un congé parental de trois ans au motif qu’il élevait seul ses trois enfants. Il invoquait en particulier l’article 10 § 9 de la loi sur le statut des militaires (paragraphe 47 ci-dessous).
18.  Lors de l’audience devant le tribunal militaire de la garnison de Pouchkine, les représentants de l’unité militaire soutinrent que le requérant n’avait pas démontré qu’il élevait seul ses enfants. Selon eux, il était impossible que l’intéressé s’occupât seul de ses enfants alors qu’il avait un emploi dans l’armée, étudiait à l’université et était partie à plusieurs procédures judiciaires, et des éléments prouvaient que Mme Z. et d’autres personnes le secondaient dans cette tâche, de sorte que les enfants n’étaient pas privés de soins maternels. Les représentants de l’unité militaire signalèrent également au tribunal certaines incohérences dans les observations du requérant et les documents produits par lui : par exemple, l’adresse des enfants figurant sur l’accord passé devant notaire était incorrecte, le contrat de travail de Mme Z. n’était pas enregistré comme l’exigeait la loi, le passeport de Mme Z. ne portait pas de tampon de divorce, et le requérant n’avait pas sollicité d’allocation pour enfant ni attaqué Mme Z. en justice pour manquement à son obligation alimentaire. D’après eux, le requérant avait simulé un divorce afin de se soustraire à son travail dans l’armée et de toucher des prestations supplémentaires de son unité militaire.
19.  Le tribunal examina la demande de divorce formulée par Mme Z., où celle-ci déclarait qu’elle était séparée du requérant depuis septembre 2005 et estimait toute poursuite de la vie conjugale impossible. Il prit aussi en compte le jugement de divorce, l’accord notarié aux termes duquel les enfants devaient vivre avec le requérant ainsi que le contrat de travail de Mme Z. signé à Saint-Pétersbourg. Enfin, il se pencha sur le compte rendu d’une audience tenue le 27 février 2006 dans une affaire civile sans rapport avec l’espèce d’où il ressortait que Mme Z. y avait représenté le requérant.
20.  Le requérant déclara qu’il vivait avec ses enfants chez les parents de Mme Z. à Novgorod. Il précisa que, si Mme Z. l’aidait occasionnellement (elle avait par exemple gardé le plus jeune de leurs enfants le 31 janvier 2006 pendant qu’il se rendait à une audience), c’était lui qui s’occupait des enfants au quotidien. Mme Z. ne lui versait pas de pension alimentaire car ses revenus étaient trop faibles. Elle l’avait effectivement représenté à l’audience du 27 février 2006, qui concernait une demande présentée conjointement par le couple avant leur divorce, et avait accepté de continuer à le représenter jusqu’à la fin de la procédure.
21.  Mme Z. déclara qu’elle habitait à Saint-Pétersbourg tandis que les enfants vivaient à Novgorod avec le requérant, qu’elle ne s’occupait pas d’eux et qu’elle ne versait pas de pension car son salaire était trop faible.
22.  Le père de Mme Z. indiqua qu’après le divorce sa fille était partie à Saint-Pétersbourg, alors que le requérant et les enfants étaient restés vivre avec lui et sa femme dans l’appartement qui leur appartenait à tous deux. Il ajouta que, bien que sa fille eût à l’occasion parlé aux enfants au téléphone, elle ne participait pas à leur éducation, et que le requérant les élevait seul : il les conduisait à l’école et chez le médecin, préparait leurs repas, les emmenait en promenade et supervisait leur éducation.
23.  La personne qui employait Mme Z. déclara que celle-ci travaillait pour elle à Saint-Pétersbourg. Cette dame indiqua que, sachant que les contrats de travail devaient être enregistrés, elle avait cherché à faire enregistrer celui de Mme Z. auprès de l’administration fiscale, mais que celle-ci avait refusé, l’informant que cette démarche devait être accomplie auprès des services municipaux. Or ces services lui avaient indiqué que les contrats de travail devaient être enregistrés auprès de l’administration fiscale. Se trouvant prise dans un cercle vicieux, elle avait renoncé à faire enregistrer le contrat de Mme Z. Elle précisa que Mme Z. avait repris son travail deux semaines après l’accouchement. Elle savait que les enfants de l’intéressée vivaient avec leur père à Novgorod mais ne connaissait rien de plus au sujet des relations de Mme Z. avec son ex-mari ou ses enfants. Elle avait entendu Mme Z. parler à son aîné quelquefois au téléphone.
24.  L’institutrice du fils cadet du requérant déclara qu’au cours du mois de septembre 2005 l’enfant avait été conduit à l’école par son père et sa mère. Toutefois, depuis la naissance du troisième enfant et le divorce des parents, c’était toujours le requérant qui accompagnait l’enfant à l’école le matin et allait le chercher le soir. C’était également le requérant qui se rendait aux fêtes de l’école. Lorsque l’institutrice avait interrogé l’enfant au sujet de sa mère, il avait répondu que celle-ci était partie à Saint-Pétersbourg, où elle travaillait. Elle pensait que le requérant était un bon père et avait constaté que, à l’évidence, l’enfant l’adorait. En revanche, ce dernier ne parlait jamais de sa mère.
25.  Le médecin des enfants déclara que, le 6 octobre 2005, Mme Z. s’était rendue avec le dernier-né à son cabinet pour le faire examiner. A partir du 1er novembre 2005, c’était toujours le requérant qui lui avait amené les enfants. Ceux-ci étaient en bonne santé et on s’occupait bien d’eux.
26.  Le 14 mars 2006, le tribunal militaire de la garnison de Pouchkine rejeta la demande de congé parental de trois ans formée par le requérant au motif qu’elle était dépourvue de fondement en droit interne. Il estima que seul le personnel militaire de sexe féminin pouvait prétendre à un congé parental de trois ans, les militaires de sexe masculin n’ayant pas droit à un tel congé même lorsque leurs enfants étaient privés de soins maternels. En revanche, les militaires de sexe masculin dont les enfants se trouvaient dans ce cas avaient droit soit à un départ anticipé pour raisons familiales soit à un congé de trois mois. Pour sa part, le requérant avait choisi cette deuxième option.
27.  Le tribunal ajouta que, de toute façon, le requérant n’avait pas démontré qu’il élevait seul ses enfants et que leur mère ne s’en occupait pas. Suivant son analyse, il ressortait des éléments de preuve examinés à l’audience que le requérant et Mme Z. avaient poursuivi leur vie conjugale même après leur divorce. Ils vivaient ensemble, s’occupaient tous deux des enfants et défendaient ensemble les intérêts de la famille. Les allégations du requérant allant en sens contraire étaient donc fausses et visaient à induire le tribunal en erreur. Le point crucial était que Mme Z. n’avait pas été déchue de l’autorité parentale. Elle n’était en aucune autre manière empêchée de s’occuper de ses enfants et il importait peu que ceux-ci vécussent avec elle ou non.
28.  Le requérant interjeta appel, soutenant que le refus de lui accorder un congé parental de trois ans emportait violation du principe d’égalité entre hommes et femmes garanti par la Constitution. Il estimait aussi que les constatations de fait émises par le tribunal de première instance étaient incompatibles avec les éléments de preuve examinés à l’audience.
29.  Le 27 avril 2006, le tribunal militaire de la région militaire de Leningrad confirma en appel le jugement entrepris. Il n’examina pas l’allégation du requérant selon laquelle les constatations factuelles du tribunal de première instance étaient incorrectes. En revanche, il releva qu’en droit interne « le personnel militaire de sexe masculin n’était en aucun cas autorisé à bénéficier d’un congé parental », ajoutant que les « considérations [du requérant] sur l’égalité entre hommes et femmes (...) ne [pouvaient] justifier l’annulation du jugement de première instance, lequel [était] en substance correct ».
30.  Alors que la procédure judiciaire était pendante, le requérant fut frappé à plusieurs reprises de sanctions disciplinaires pour absences systématiques de son lieu de travail.
31.  Par une décision du 24 octobre 2006, le chef de l’unité militaire no 41480 accorda au requérant un congé parental jusqu’au 30 septembre 2008, date à laquelle son plus jeune fils aurait trois ans. Le 25 octobre 2006, le requérant perçut une aide financière de 200 000 roubles russes (RUB), soit environ 5 900 euros (EUR). Dans une lettre du 9 novembre 2006, le chef de l’unité militaire no 41480 informa le requérant que cette aide financière lui était accordée « en raison de [ses] difficultés familiales, de la nécessité d’élever trois enfants mineurs et de l’absence d’autre source de revenu ».
32.  Le 8 décembre 2006, le tribunal militaire de la garnison de Pouchkine rendit une décision dans laquelle il critiquait le chef de l’unité militaire no 41480 pour avoir accordé au requérant un congé parental de trois ans au mépris du jugement du 27 avril 2006 concluant au défaut de droit du requérant à cet égard. Le tribunal attira l’attention du chef de l’unité militaire sur l’irrégularité de sa décision.
B.  L’arrêt de la Cour constitutionnelle
33.  Le 11 août 2008, le requérant saisit la Cour constitutionnelle, soutenant que les dispositions de la loi sur le statut des militaires régissant le congé parental de trois ans étaient incompatibles avec le principe d’égalité énoncé dans la Constitution.
34.  Le 15 janvier 2009, la Cour constitutionnelle débouta le requérant. Les parties pertinentes de sa décision se lisent ainsi :
« 2.1 (...) le service dans les forces armées constitue un type particulier de service public destiné à assurer la défense du pays et la sécurité de l’Etat ; partant, il est accompli dans l’intérêt public. Les militaires exercent d’importantes fonctions constitutionnelles et sont donc soumis à un statut juridique spécial reposant sur la nécessité, pour un citoyen de la Fédération de Russie, d’assumer ses devoirs et obligations dans le but de protéger la patrie.
Lorsqu’il définit un statut juridique spécial pour le personnel militaire, le législateur fédéral est habilité, dans le cadre de son pouvoir discrétionnaire, à imposer des restrictions aux droits et libertés civils des membres de ce personnel et à leur assigner des devoirs particuliers (...)
(...) en s’engageant dans l’armée, un citoyen (...) choisit délibérément une activité professionnelle qui implique, d’abord, des restrictions à ses droits et libertés civils inhérentes à ce type de service public et, ensuite, l’exercice de tâches visant à assurer la défense du pays et la sécurité de l’Etat. En conséquence, les militaires acceptent de se plier aux exigences légales limitant leurs droits et libertés et leur imposant des obligations publiques particulières.
(...) en choisissant de leur plein gré d’embrasser ce service, les citoyens souscrivent aux conditions et aux restrictions inhérentes au statut juridique qui leur devient applicable. Dès lors, l’imposition, par le législateur fédéral, de restrictions à leurs droits et libertés n’est pas en soi contraire à [la Constitution] et est conforme à la Convention no 111 concernant la discrimination (emploi et profession) de l’OIT du 25 juin 1958 selon laquelle les distinctions, exclusions ou préférences fondées sur les qualifications exigées pour un emploi déterminé ne sont pas considérées comme des discriminations (article 1 § 2).
2.2 Aux termes de l’article 11 § 13 de [la loi sur le statut des militaires], le congé parental est accordé au personnel militaire de sexe féminin selon les modalités fixées par les lois et règlements fédéraux de la Fédération de Russie. Le règlement sur le statut des militaires comporte en son article 32 § 5 une disposition similaire prévoyant également que, durant son congé parental, une femme militaire conserve son poste et son grade dans l’armée.
Un militaire de carrière de sexe masculin a droit à un congé de trois mois au plus si son épouse meurt en couches ou s’il élève un ou plusieurs enfants de moins de quatorze ans (âge repoussé à seize ans pour les enfants handicapés) dont la mère ne s’occupe pas (en cas de décès de celle-ci, de déchéance de l’autorité parentale, de longue maladie ou de toute autre situation dans laquelle les enfants sont privés de soins maternels). Ce congé vise à donner au militaire concerné une possibilité raisonnable de prendre des dispositions pour faire garder l’enfant et, le cas échéant, de décider de poursuivre ou non sa carrière dans l’armée. Si le militaire décide de s’occuper lui-même de son enfant, il a droit à un départ anticipé pour raisons familiales (...).
La législation en vigueur ne reconnaît pas aux militaires de sexe masculin le droit à un congé parental de trois ans. Dès lors, les militaires de carrière de sexe masculin n’ont pas le droit de combiner l’exercice de leur activité militaire avec un congé parental. Cette interdiction repose, en premier lieu, sur le statut juridique particulier du personnel militaire et, en second lieu, sur les objectifs essentiels du point de vue constitutionnel qui autorisent la limitation des droits de l’homme et des libertés dans le souci de créer les conditions propres à permettre aux militaires d’exercer efficacement leur mission, qui est de défendre la patrie.
Les exigences inhérentes à la fonction militaire commandent que l’on exclue toute possibilité d’autoriser, sur une grande échelle, des militaires à ne pas exercer leurs tâches, ce en raison des conséquences négatives qui pourraient en résulter pour les intérêts publics protégés par la loi. On ne saurait donc voir dans le refus d’octroyer un droit au congé parental aux militaires de sexe masculin une atteinte à leurs droits et libertés constitutionnels, dont le droit de s’occuper de leurs enfants et de les éduquer garanti par l’article 38 § 2 de la Constitution russe. Cette restriction se justifie par ailleurs par le caractère volontaire de l’engagement dans l’armée.
L’octroi à titre exceptionnel, par le législateur, du droit au congé parental aux seuls militaires de sexe féminin tient compte, d’une part, de la faible représentation des femmes au sein de l’armée et, de l’autre, du rôle social spécial dévolu aux femmes en liaison avec la maternité. [Ces considérations] vont dans le sens de l’article 38 § 1 de la Constitution russe. Dès lors, la décision prise par le pouvoir législatif ne saurait passer pour porter atteinte aux principes d’égalité des droits et des libertés de l’homme et du citoyen et d’égalité de droits entre hommes et femmes, tels que les garantit l’article 19 §§ 2 et 3 de la Constitution de la Fédération de Russie.
Il résulte de ce qui précède que l’article 11 § 13 [de la loi sur le statut des militaires], qui reconnaît au seul personnel militaire de sexe féminin le droit à un congé parental, n’emporte pas violation des droits constitutionnels du requérant (...).
2.4 Dès lors que les militaires de sexe masculin ayant des enfants mineurs n’ont pas droit à un congé parental, ils n’ont pas davantage droit à l’allocation mensuelle due aux personnes qui s’occupent d’enfants âgés de moins de 18 mois (...) ».
La Cour constitutionnelle conclut que les dispositions de loi attaquées par le requérant étaient conformes à la Constitution.
C.  La visite du procureur du 31 mars 2011
35.  En mars 2011 (la date précise n’a pas été communiquée), le représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme pria le parquet militaire local d’enquêter sur la situation familiale du requérant. Il demanda notamment au procureur de trouver l’adresse à laquelle vivaient désormais le requérant, Mme Z. et leurs enfants, et de déterminer si cette dernière versait une pension alimentaire.
36.  D’après le Gouvernement, le requérant fut convoqué devant le parquet pour le 30 ou le 31 mars 2011. Le requérant déclare n’avoir reçu aucune convocation.
37.  Le requérant ne s’étant pas présenté au parquet à la date fixée, le procureur décida de lui rendre visite à son domicile. Selon le requérant, le procureur arriva à son appartement le 31 mars 2011 à 22 heures, ce qui réveilla ses enfants et les effraya. D’après le Gouvernement, le procureur se présenta chez l’intéressé à 21 heures et y resta une heure.
38.  Le procureur informa le requérant qu’il menait une enquête à la demande du représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Il prit note des personnes habitant dans l’appartement. Il demanda ensuite à l’intéressé de produire une décision de justice relative à la pension alimentaire pour son dernier-né. Le requérant lui ayant expliqué que la pension alimentaire avait été fixée par un accord passé devant notaire, le procureur sollicita une copie de ce document, tout en avertissant le requérant qu’il interrogerait ses voisins s’il ne l’obtenait pas.
39.  Le requérant téléphona à l’avocate le représentant devant la Cour et, sur son conseil, refusa d’obtempérer aux ordres du procureur et de répondre à toute autre question de sa part. Il rédigea une déclaration en ce sens qu’il signa. Le procureur quitta les lieux sur-le-champ.
40.  Le procureur interrogea aussi les voisins du requérant, qui déclarèrent que celui-ci et Mme Z. vivaient ensemble.
41.  D’après le Gouvernement, cette enquête a permis d’établir que le requérant et Mme Z. s’étaient remariés le 1er avril 2008 et avaient eu un quatrième enfant le 5 août 2010. En décembre 2008, le requérant aurait mis fin à ses fonctions dans l’armée pour raisons de santé. Le couple vivrait actuellement avec ses quatre enfants chez les parents de Mme Z.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
42.  La Constitution russe garantit à tous l’égalité des droits et des libertés indépendamment, notamment, du sexe, du statut social ou de la situation professionnelle. L’homme et la femme ont des droits égaux, des libertés égales et des chances égales (article 19 §§ 2 et 3).
43.  La Constitution assure également la protection par l’Etat de la maternité et de la famille. S’occuper des enfants et les éduquer constitue un droit et une obligation reposant à charge égale sur les parents (article 38 §§ 1 et 2).
44.  Le code du travail du 30 décembre 2001 reconnaît aux femmes le droit à un « congé de grossesse et d’accouchement » (congé de maternité) de soixante-dix jours avant et soixante-dix jours après la naissance de l’enfant (article 255). Par ailleurs, les femmes ont droit à un « congé pour soins aux enfants » (congé parental) de trois ans. Ce congé parental peut également être pris, en tout ou en partie, par le père, la grand-mère, le grand-père, un tuteur ou le proche de l’enfant qui s’occupe effectivement de lui. Le bénéficiaire du congé parental garde son emploi. La durée du congé parental est prise en compte pour le calcul de l’ancienneté (article 256).
45.  La loi fédérale relative aux congés de maladie et de maternité pour les personnes affiliées à l’assurance maladie obligatoire (no 255-FZ du 29 décembre 2006) dispose que, pendant son congé de maternité, la femme reçoit une allocation de maternité versée par le Fonds de l’assurance sociale publique, dont le montant correspond à 100 % du salaire (article 11). Durant les dix-huit premiers mois du congé parental, la personne qui s’occupe de l’enfant reçoit du Fonds de l’assurance sociale publique des allocations pour garde d’enfant qui s’élèvent à 40 % du salaire et ne peuvent être inférieures à 1 500 RUB (environ 37,50 EUR) pour le premier enfant et 3 000 RUB (environ 75 EUR) pour chacun des enfants suivants (article 11 § 2). Durant les dix-huit mois suivants du congé parental, aucune prestation ou allocation sociale n’est versée.
46.  En vertu de la loi fédérale sur le statut des militaires (no 76-FZ du 27 mai 1998 – « la loi sur le statut des militaires »), les militaires de sexe féminin ont droit à un congé de maternité et à un congé parental dans les conditions prévues par le code du travail (article 11 § 13). Il n’existe pas de disposition équivalente pour le personnel militaire de sexe masculin.
47.  Cette loi énonce aussi que le personnel militaire de sexe féminin, de même que les militaires des deux sexes élevant leurs enfants privés de soins maternels/paternels, peuvent bénéficier des prestations sociales prévues par les lois fédérales et autres dispositions de loi relatives à la protection de la famille, de la maternité et de l’enfance (article 10 § 9).
48.  Le règlement sur le statut des militaires promulgué par le décret présidentiel no 1237 du 16 septembre 1999 reconnaît à une femme militaire le droit à un congé de maternité, à un congé parental de trois ans et à toutes les prestations sociales et allocations qui s’y rattachent. Un militaire de carrière de sexe masculin a droit à un congé de trois mois dans les cas suivants : a)  son épouse est morte en couches ; ou b)  il élève un ou des enfants de moins de quatorze ans (de moins de seize ans si l’enfant est handicapé) dont la mère ne s’occupe pas (décès de celle-ci, retrait de l’autorité parentale, longue maladie ou autre situation privant l’enfant de soins maternels) (article 32).
III.  TEXTES INTERNATIONAUX ET ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ PERTINENTS
A.  Documents des Nations unies
1.  La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes
49.  La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1979 et ratifiée par la Russie en 1981. Son article 5 dispose :
« Les Etats parties prennent toutes les mesures appropriées pour :
a) Modifier les schémas et modèles de comportement socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes ;
b) Faire en sorte que l’éducation familiale contribue à faire bien comprendre que la maternité est une fonction sociale et à faire reconnaître la responsabilité commune de l’homme et de la femme dans le soin d’élever leurs enfants et d’assurer leur développement, étant entendu que l’intérêt des enfants est la condition primordiale dans tous les cas. »
50.  L’article 16 § 1 de cette Convention énonce, en ses passages pertinents :
« Les Etats parties prennent toutes les mesures nécessaires pour éliminer la discrimination à l’égard des femmes dans toutes les questions découlant du mariage et dans les rapports familiaux et, en particulier, assurer, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme :
d) Les mêmes droits et les mêmes responsabilités en tant que parents, quel que soit leur état matrimonial, pour les questions se rapportant à leurs enfants ; dans tous les cas, l’intérêt des enfants sera la considération primordiale ; (...) »
51.  Dans ses observations finales du 30 juillet 2010 sur les rapports périodiques soumis par la Fédération de Russie, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a notamment déclaré ce qui suit :
« 20.  Le Comité constate de nouveau avec inquiétude la persistance de pratiques, traditions et attitudes patriarcales et de stéréotypes profondément ancrés concernant le rôle, les responsabilités et l’identité des femmes et des hommes dans toutes les sphères de l’existence. Il observe à cet égard avec regret la mise en avant répétée, par l’État partie, du rôle des femmes en tant que mères et pourvoyeuses de soins. Il [déplore] que (...) à ce jour, l’État partie n’a pas pris de mesure effective et systématique pour faire évoluer ou éliminer les stéréotypes et les valeurs et pratiques traditionnelles dommageables.
21.  Le Comité engage vivement l’État à mettre en place sans attendre une stratégie globale prévoyant notamment l’examen et la rédaction de textes législatifs et la définition d’objectifs et de calendriers précis, de manière à faire évoluer ou disparaître les pratiques traditionnelles et les stéréotypes discriminatoires à l’égard des femmes (...) Le Comité constate que le changement de perspective sur les femmes, considérées non plus tant dans leur rôle de mères et épouses que comme des individus et des acteurs à part entière de la société, à égalité avec les hommes, est nécessaire pour l’application intégrale de la Convention et l’instauration de l’égalité des sexes. (...) »
2.  Documents de l’Organisation internationale du travail
52.  L’article 1 de la Convention C111 concernant la discrimination en matière d’emploi et de profession de l’Organisation internationale du travail (« OIT »), adoptée en 1958 et ratifiée par la Fédération de Russie en 1961, se lit comme suit :
« 1.  Aux fins de la présente convention, le terme discrimination comprend :
a)  toute distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la religion, l’opinion politique, l’ascendance nationale ou l’origine sociale, qui a pour effet de détruire ou d’altérer l’égalité de chances ou de traitement en matière d’emploi ou de profession ;
b)  toute autre distinction, exclusion ou préférence ayant pour effet de détruire ou d’altérer l’égalité de chances ou de traitement en matière d’emploi ou de profession, qui pourra être spécifiée par le Membre intéressé après consultation des organisations représentatives d’employeurs et de travailleurs, s’il en existe, et d’autres organismes appropriés.
2.  Les distinctions, exclusions ou préférences fondées sur les qualifications exigées pour un emploi déterminé ne sont pas considérées comme des discriminations.
53.  L’article 3 § 1 de la Convention no 156 de l’OIT concernant l’égalité de chances et de traitement pour les travailleurs des deux sexes : travailleurs ayant des responsabilités familiales, adoptée en 1981 et ratifiée par la Fédération de Russie en 1998, se lit ainsi :
« En vue d’instaurer l’égalité effective de chances et de traitement pour les travailleurs des deux sexes, chaque Membre doit, parmi ses objectifs de politique nationale, viser à permettre aux personnes ayant des responsabilités familiales qui occupent ou désirent occuper un emploi d’exercer leur droit de l’occuper ou de l’obtenir sans faire l’objet de discrimination et, dans la mesure du possible, sans conflit entre leurs responsabilités professionnelles et familiales. »
54.  L’article 22 de la recommandation no 165 complétant cette Convention dispose :
« (1)  La mère ou le père devrait, au cours d’une période suivant immédiatement le congé de maternité, pouvoir obtenir un congé (congé parental) sans perdre son emploi, les droits afférents à celui-ci étant préservés.
(2) La durée de la période suivant le congé de maternité et celle du congé auquel se réfère le sous-paragraphe (1) ci-dessus ainsi que les conditions afférentes à ce congé devraient être fixées dans chaque pays par l’un des moyens visés au paragraphe 3 de la présente recommandation.
(3) Le congé visé au sous-paragraphe (1) ci-dessus pourra être introduit de manière progressive. »
B.  Documents du Conseil de l’Europe
1.  La Charte sociale
55.  La Charte sociale européenne révisée a été ratifiée par la Fédération de Russie en 2009. Cet Etat s’est déclaré lié notamment par l’article 27 de ce texte, qui énonce :
« En vue d’assurer l’exercice effectif du droit à l’égalité des chances et de traitement entre les travailleurs des deux sexes ayant des responsabilités familiales et entre ces travailleurs et les autres travailleurs, les Parties s’engagent :
2. à prévoir la possibilité pour chaque parent, au cours d’une période après le congé de maternité, d’obtenir un congé parental pour s’occuper d’un enfant, dont la durée et les conditions seront fixées par la législation nationale, les conventions collectives ou la pratique ; »
2.  Résolutions et recommandations de l’Assemblée parlementaire
56.  Dans sa résolution 1274(2002) sur le congé parental, l’Assemblée parlementaire a déclaré ce qui suit :
« 1.  En Europe, le congé parental a commencé à être introduit il y a plus d’un siècle en tant qu’élément essentiel des politiques sociales et d’emploi en faveur des femmes qui travaillaient au moment de la naissance de leur enfant, afin de protéger leur santé et de leur permettre de s’occuper de cet enfant.
2.  Depuis, le congé parental a évolué afin de s’adapter aux besoins non seulement des femmes mais aussi des hommes qui veulent concilier la vie professionnelle et la vie familiale tout en préservant également le bien-être des enfants.
3.  Le congé parental est intimement lié au rôle des hommes dans la vie familiale, car il permet d’instaurer un véritable partenariat dans le partage des responsabilités entre les hommes et les femmes dans les sphères privée et publique.
57.  Dans cette résolution, l’Assemblée parlementaire, constatant que le congé parental était appliqué de manière inégale au sein des Etats membres, a demandé instamment aux Etats membres :
« i.  de prendre les mesures nécessaires, s’ils ne l’ont pas encore fait, pour assurer que leur législation reconnaisse les différents types de structure familiale et, en conséquence, pour introduire le principe du congé parental rémunéré, y compris le congé en cas d’adoption ;
ii.  de mettre en place les structures adéquates pour la mise en œuvre du congé parental, y compris le congé en cas d’adoption (...) ; »
58.  Dans sa recommandation 1769(2006) sur la nécessaire conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale, l’Assemblée parlementaire a constaté que, dans de nombreux Etats membres du Conseil de l’Europe, la conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale était loin d’être atteinte et que cette situation pénalisait en premier lieu les femmes, qui continuaient à assumer une grande partie des tâches domestiques et l’éducation des enfants en bas âge ainsi que, très souvent, la charge de leurs parents dépendants ou d’autres personnes âgées dépendantes. Elle a donc invité le Comité des Ministres à adresser aux Etats membres une recommandation leur demandant en particulier :
« 8.3.  de prendre des dispositions facilitant la conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale qui ciblent les femmes et les hommes, y compris:
8.3.5.  d’assurer une rémunération/indemnisation suffisante durant le congé maternité;
8.3.6.  de mettre en place, s’ils ne l’ont pas encore fait, un congé paternité rémunéré et d’encourager les hommes à y avoir recours;
8.3.8.  d’instaurer le congé parental rémunéré, couvert socialement et qui puisse être utilisé de manière souple par le père et la mère, en veillant en particulier à s’assurer que les hommes puissent effectivement avoir recours à ce dispositif ; »
3.  Recommandations du Comité des Ministres
59.  Dans sa recommandation no R (96) 5 sur la conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale, le Comité des Ministres, reconnaissant que des innovations étaient nécessaires pour mieux concilier la vie professionnelle et la vie familiale, a recommandé que les Etats membres
« I.  Interviennent, dans le cadre d’une politique générale d’encouragement de l’égalité des chances et de traitement, pour permettre aux hommes et aux femmes, sans discrimination, de mieux concilier leur vie professionnelle et leur vie familiale ;
II.  Adoptent et mettent en œuvre les mesures et principes généraux décrits dans l’annexe à cette recommandation de la manière qu’ils jugent la plus appropriée pour réaliser cet objectif à la lumière des situations et des préférences nationales. »
60.  S’agissant des congés de maternité, de paternité et parental, l’annexe à la Recommandation précitée explique ce qui suit :
« 12. En cas de maternité, les femmes devraient bénéficier d’une protection juridique, et notamment d’un arrêt de travail d’une durée adéquate, d’un salaire ou d’une allocation adéquats au titre de cet arrêt, et d’une protection de l’emploi.
13. Les pères de nouveau-nés devraient également bénéficier d’une courte période de congé pour être auprès de leur famille. Par ailleurs, le père et la mère devraient avoir droit à un congé parental au cours d’une période à définir par les autorités nationales, sans perdre leur emploi ou les droits afférents à cet emploi, prévus dans la réglementation du travail ou les systèmes de protection sociale. Ce congé parental devrait pouvoir être pris à temps partiel et être partagé entre les parents.
14. Les personnes qui adoptent un enfant devraient bénéficier, mutatis mutandis, des mesures décrites au paragraphe 13.
15. La réinsertion professionnelle, à l’issue du congé parental, devrait être facilitée par des services tels que l’orientation et la formation professionnelles. »
61.  Quant à la Recommandation Rec(2007)17 du Comité des Ministres aux Etats membres sur les normes et mécanismes d’égalité entre les femmes et les hommes, elle recommande en particulier que
« (...) les gouvernements des Etats membres prennent ou renforcent les mesures nécessaires pour mettre en œuvre l’égalité entre les femmes et les hommes en prenant pleinement en compte les principes et normes suivants :
B. Normes dans des domaines spécifiques
5. Conciliation de la vie privée/familiale et de la vie professionnelle/publique
34. Les stéréotypes et la division marquée des rôles selon le genre influencent les modèles sociaux qui tendent à attribuer aux femmes la responsabilité principale de la vie familiale et privée (domaines de travail non rémunéré) et aux hommes celle de la sphère publique et du travail professionnel (domaines de travail rémunéré). Cette division conduit à perpétuer le partage inégal des responsabilités familiales et domestiques, qui est l’une des raisons majeures de la discrimination à l’égard des femmes sur le marché du travail et de leur participation sociale et politique limitée.
35. La participation équilibrée des femmes et des hommes à la vie professionnelle/publique et à la vie privée/familiale est donc un domaine clé pour l’égalité entre les femmes et les hommes et une condition essentielle pour le développement de la société. Par ailleurs, la conciliation de la vie professionnelle et publique avec la vie familiale et privée, qui favorise l’épanouissement de l’individu dans la vie publique, professionnelle, sociale et familiale, est indispensable à la réalisation d’une qualité de vie satisfaisante pour tous, femmes et hommes, filles et garçons, et à la pleine jouissance des droits de la personne humaine dans les sphères politique, économique, culturelle et sociale.
36. Les éléments indiquant la volonté politique des Etats et leur engagement en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes à cet égard sont notamment les suivants :
iii. l’adoption/l’existence et l’application d’une législation sur la protection de la maternité et de la paternité, comprenant des dispositions sur le congé de maternité payé, le congé parental payé, également accessible aux deux parents, et le congé de paternité payé non transférable ainsi que de mesures spécifiques également destinées aux femmes et aux hommes actifs, pour leur permettre d’assumer les responsabilités familiales, y compris les soins et l’assistance aux enfants malades ou handicapés ou aux personnes à charge ; »
62.  Enfin, dans sa Recommandation Rec(2010)4 sur les droits de l’homme des membres des forces armées, le Comité des Ministres a notamment recommandé aux gouvernements des Etats membres de « garantir le respect des principes énoncés dans l’annexe à la présente recommandation dans la législation et les pratiques nationales relatives aux membres des forces armées ». Le principe 39 énoncé à l’annexe à cette recommandation se lit ainsi : « Les membres des forces armées qui ont de jeunes enfants devraient bénéficier d’un congé de maternité ou de paternité, d’allocations appropriées pour enfant à charge, d’un accès à des écoles maternelles et d’un système adéquat de santé et d’enseignement pour les enfants. »
C.  Documents de l’Union européenne
1.  Les directives du Conseil
63.  La directive 96/34/CE du Conseil du 3 juin 1996 concernant l’accord-cadre sur le congé parental conclu par l’UNICE [Union des confédérations de l’industrie et des employeurs d’Europe)], le CEEP [Centre européen des entreprises à participation publique et des entreprises d’intérêt économique général] et la CES [Confédération européenne des syndicats] met en œuvre cet accord, qui a été conclu le 14 décembre 1995 par ces organisations interprofessionnelles et dispose notamment :
« Clause 2 : Congé parental
1.  En vertu du présent accord, sous réserve de la clause 2.2, un droit individuel à un congé parental est accordé aux travailleurs, hommes et femmes, en raison de la naissance ou de l’adoption d’un enfant, pour pouvoir s’occuper de cet enfant pendant au moins trois mois jusqu’à un âge déterminé pouvant aller jusqu’à huit ans, à définir par les États membres et/ou les partenaires sociaux.
2.  Pour promouvoir l’égalité de chances et de traitement entre les hommes et les femmes, les parties signataires du présent accord considèrent que le droit au congé parental prévu à la clause 2.1 devrait, en principe, être accordé de manière non transférable.
64.  La directive 2010/18/UE du Conseil du 8 mars 2010 portant application de l’accord-cadre révisé sur le congé parental conclu par BUSINESSEUROPE, l’UEAPME, le CEEP et la CES a abrogé la directive 96/34/CE. L’accord-cadre révisé dispose :
« Clause 2 : Congé parental
1.  En vertu du présent accord, un droit individuel à un congé parental est accordé aux travailleurs, hommes ou femmes, en raison de la naissance ou de l’adoption d’un enfant, de manière à leur permettre de prendre soin de cet enfant jusqu’à ce qu’il atteigne un âge déterminé pouvant aller jusqu’à huit ans, à définir par les États membres et/ou les partenaires sociaux.
2.  Le congé est accordé pour une période d’au moins quatre mois et, pour promouvoir l’égalité de chances et de traitement entre les hommes et les femmes, il ne devrait pas, en principe, pouvoir être transféré. Pour favoriser l’égalité entre les deux parents en matière de congé parental, au moins un des quatre mois de congé ne peut être transféré. Les modalités d’application de la période non transférable sont arrêtées au niveau national par voie législative et/ou par des conventions collectives, en fonction des dispositions en matière de congé en vigueur dans les États membres. »
2.  Jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE)
65.  L’affaire Joseph Griesmar c. Ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie et Ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l’Etat et de la Décentralisation traitait du fait que la bonification d’ancienneté pour le calcul de la pension de retraite des fonctionnaires ayant eu des enfants était réservée aux femmes fonctionnaires dans le cadre du régime français de retraite civile et militaire. Dans son arrêt du 29 novembre 2001, la CJUE a observé que l’octroi de cette bonification était lié non pas au congé de maternité ou aux désavantages que subirait un fonctionnaire féminin dans sa carrière du fait de son éloignement du service pendant la période qui suit l’accouchement mais à une autre période, à savoir celle consacrée à l’éducation des enfants. A cet égard, la CJUE a constaté que les situations d’un fonctionnaire masculin et d’un fonctionnaire féminin étaient comparables relativement à l’éducation des enfants. Elle a en particulier relevé que la circonstance que les fonctionnaires féminins étaient plus touchés par les désavantages professionnels résultant de l’éducation des enfants parce que c’étaient en général les femmes qui assumaient cette éducation n’était pas de nature à exclure la comparabilité de leur situation avec celle d’un fonctionnaire masculin ayant assumé l’éducation de ses enfants et été, de ce fait, exposé aux mêmes désavantages de carrière.
66.  La CJUE a de plus constaté que la législation française consacrait une différence de traitement fondée sur le sexe à l’égard des fonctionnaires masculins ayant effectivement assumé l’éducation de leurs enfants. Elle a jugé cette mesure injustifiée, considérant qu’elle n’était pas de nature à compenser les désavantages auxquels étaient exposées les carrières des fonctionnaires féminins en aidant ces femmes à mener leur vie professionnelle sur un pied d’égalité avec les hommes mais se bornait, au contraire, à accorder aux fonctionnaires féminins ayant la qualité de mère une bonification d’ancienneté au moment de leur départ à la retraite, sans porter remède aux problèmes qu’elles pouvaient rencontrer durant leur carrière professionnelle. La CJUE a ainsi conclu que la législation française méconnaissait le principe de l’égalité des rémunérations en ce qu’elle excluait du bénéfice de la bonification les fonctionnaires masculins à même de prouver qu’ils avaient assumé l’éducation de leurs enfants.
67.  L’arrêt adopté par la CJUE le 30 septembre 2010 en l’affaire Pedro Manuel Roca Álvarez c. Sesa Start España ETT SA était relatif à la question de savoir si le refus d’accorder aux pères salariés un congé « d’allaitement » (sous la forme d’une réduction d’une demi-heure de la journée de travail), alors que les mères salariées avaient droit à ce congé, constituait une discrimination fondée sur le sexe. La CJUE a constaté que les situations d’un travailleur masculin et d’un travailleur féminin, respectivement père et mère d’enfants en bas âge, étaient comparables au regard de la nécessité dans laquelle ceux-ci pouvaient se trouver d’avoir à réduire leur temps de travail journalier afin de s’occuper de cet enfant. Elle a ainsi conclu que la législation espagnole établissait une différence de traitement fondée sur le sexe entre les mères ayant le statut de travailleur salarié et les pères ayant ce même statut.
68.  En ce qui concerne la justification d’une telle différence de traitement, la CJUE a considéré, premièrement, que le congé en cause avait été détaché du fait biologique de l’allaitement, puisqu’il pouvait être octroyé même en cas d’allaitement artificiel, et pouvait donc être considéré comme un simple temps d’attention à l’enfant et comme une mesure de conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle à l’issue du congé de maternité. L’alimentation et le temps d’attention à l’enfant pouvaient être assurés aussi bien par le père que par la mère. Ce congé semblait ainsi être accordé aux travailleurs en leur qualité de parents de l’enfant. Il ne pouvait donc être considéré comme permettant d’assurer la protection de la condition biologique de la femme à la suite de sa grossesse ou la protection des rapports particuliers entre la mère et son enfant.
69.  Elle a estimé, deuxièmement, que la mesure à l’étude ne constituait pas un avantage autorisé octroyé aux femmes dans le but d’améliorer leur capacité de concourir sur le marché du travail et de mener une carrière sur un pied d’égalité avec les hommes mais que, tout au contraire, le fait de considérer que seule une femme ayant le statut de travailleur salarié pouvait bénéficier du congé en cause alors qu’un homme ayant le même statut ne le pouvait pas était plutôt de nature à perpétuer une répartition traditionnelle des rôles entre hommes et femmes en maintenant les hommes dans un rôle subsidiaire à celui des femmes en ce qui concerne l’exercice de leur fonction parentale. Le fait de refuser le bénéfice du congé en cause aux pères ayant le statut de travailleur salarié au seul motif que la mère de l’enfant ne disposait pas de ce statut pouvait avoir pour effet que la mère, en l’occurrence une travailleuse indépendante, se voie contrainte de limiter son activité professionnelle et de supporter seule la charge résultant de la naissance de son enfant, sans pouvoir recevoir une aide du père. En conséquence, pour la CJUE, la mesure en cause ne s’analysait ni en une mesure ayant pour effet d’éliminer ou de réduire les inégalités pouvant exister dans la société, ni en une mesure visant à déboucher sur une égalité substantielle et non formelle en réduisant les inégalités de fait pouvant survenir dans la vie sociale et, ainsi, destinée à prévenir ou à compenser des désavantages dans la carrière professionnelle des personnes concernées.
70.  La CJUE a donc conclu que les dispositions en cause de la législation espagnole étaient contraires à la législation européenne.
D.  Eléments de droit comparé
71.  La Cour a comparé la législation de trente-trois Etats membres du Conseil de l’Europe : Albanie, Allemagne, Arménie, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Chypre, Croatie, Espagne, Estonie, Finlande, France, Géorgie, Grèce, Italie, Lettonie, « l’ex-République yougoslave de Macédoine », Lituanie, Luxembourg, Malte, Moldova, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République tchèque, Roumanie, Royaume-Uni, Serbie, Suède, Suisse et Turquie.
72.  Cette étude comparative suggère, pour ce qui est du secteur civil, que deux Etats (Arménie et Suisse) limitent le droit au congé parental aux femmes, que dans un Etat (Turquie), les hommes travaillant dans le privé n’ont pas droit au congé parental alors que ceux travaillant dans la fonction publique y ont droit, que dans un Etat (Bosnie-Herzégovine), les hommes peuvent prendre un congé parental dans certaines conditions seulement (par exemple lorsque l’enfant est privé de soins maternels) et que dans un Etat (Albanie), la loi ne prévoit pas le congé parental. Dans les vingt-huit autres Etats, les hommes et les femmes travaillant dans le secteur civil ont droit au congé parental sur un pied d’égalité.
73.  Dans certains pays, le congé parental est un droit accordé à la famille que les parents peuvent répartir entre eux comme ils le souhaitent (Azerbaïdjan, Géorgie et Roumanie par exemple). Dans d’autres pays, il s’agit d’un droit individuel, chacun des parents ayant droit à une proportion du congé parental (Belgique, Croatie, Italie, Luxembourg et République tchèque par exemple). En Suède, ce droit est en partie familial et en partie individuel : 60 jours sont réservés à chacun des parents et le reste est réparti entre eux à leur convenance. Dans certains pays, le congé parental est non rémunéré (Autriche, Belgique, Chypre, Espagne, Malte, Pays-Bas et Royaume-Uni par exemple). Dans d’autres, le congé parental est payé soit partiellement soit totalement (Azerbaïdjan, Luxembourg, Portugal, République tchèque et Serbie par exemple). La durée du congé parental est elle aussi variable, pouvant aller de trois mois (Belgique) à trois ans (Espagne).
74.  S’agissant du secteur militaire, il apparaît qu’un Etat (Albanie) n’accorde pas expressément aux militaires le droit à un congé parental. Dans six Etats (Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Moldova, Suisse et Turquie), ce droit n’est reconnu qu’aux militaires de sexe féminin. Dans trois Etats (Bosnie-Herzégovine, Bulgarie et Serbie), les militaires de sexe féminin ont droit à un congé parental quelle que soit leur situation, tandis que les militaires de sexe masculin n’y ont droit que dans des circonstances exceptionnelles, par exemple si la mère est décédée, a abandonné l’enfant, est gravement malade ou se trouve dans l’impossibilité de s’occuper de l’enfant pour toute autre raison justifiée. Dans les vingt-trois autres Etats, le personnel militaire de sexe masculin et celui de sexe féminin ont droit au congé parental sur un pied d’égalité.
75.  Dans certains pays (Autriche, Chypre, Croatie, Estonie, Finlande, Italie, Luxembourg, Malte, Pologne, Portugal et Suède par exemple), le congé parental prévu pour les militaires semble régi par les mêmes dispositions générales que celles applicables aux civils. Dans d’autres pays (France, Grèce, Lettonie, Lituanie, République tchèque et Roumanie par exemple), le congé parental est défini par des dispositions spécifiques qui ne présentent toutefois pas de grande différence avec les règles valant pour les civils. Dans cinq pays (Allemagne, Belgique, Espagne, Pays-Bas et Royaume-Uni), les dispositions spécifiques régissant le congé parental pour les militaires sont différentes de celles applicables aux civils ou plus restrictives que ces dernières. Par exemple, la législation néerlandaise dispose que le congé parental peut être repoussé lorsque des « intérêts importants du service » l’imposent. En Allemagne, la loi accorde aux militaires les mêmes droits en matière de congé parental qu’aux civils. Toutefois, le ministre allemand de la Défense peut s’opposer à l’octroi d’un congé parental à un membre du personnel militaire, homme ou femme, ou rappeler sous les drapeaux un membre du personnel militaire en congé parental si les impératifs de la défense nationale l’exigent. De même, au Royaume-Uni, les militaires, qui ont en principe les mêmes droits au congé parental que les civils, peuvent ne pas être autorisés à prendre ce congé quand ils le souhaitent si leur absence est jugée nuire à l’efficacité des forces armées au combat.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8
76.  Le requérant voit dans le refus de lui octroyer un congé parental une discrimination fondée sur le sexe. Il invoque l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de la Convention, dispositions qui se lisent comme suit :
Article 8
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 14
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
A.  Les exceptions préliminaires du Gouvernement
77.  Le Gouvernement soulève trois exceptions préliminaires : il soutient que le requérant ne peut se prétendre victime d’une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8, que la requête doit être rayée du rôle de la Cour au motif que le litige a été résolu, et que la requête constitue un abus du droit de recours individuel. Il invoque à cet égard les articles 34, 35 § 3 et 37 § 1 de la Convention, qui disposent dans leurs passages pertinents :
Article 34
« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique (...) qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. (...) »
Article 35
3.  La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l’article 34 lorsqu’elle estime :
a)  que la requête est incompatible avec les dispositions de la Convention ou de ses Protocoles, manifestement mal fondée ou abusive ; ou
Article 37
« 1.  A tout moment de la procédure, la Cour peut décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure
a)  que le requérant n’entend plus la maintenir ; ou
b)  que le litige a été résolu ; ou
c)  que, pour tout autre motif dont la Cour constate l’existence, il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête.
Toutefois, la Cour poursuit l’examen de la requête si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles l’exige.
78.  La Cour examinera tour à tour chacune des exceptions formulées par le Gouvernement.
1.  Qualité de victime
a)  L’arrêt de la chambre
79.  La chambre, qui a soulevé la question d’office, a estimé que le requérant pouvait toujours se prétendre victime de la discrimination alléguée aux fins de l’article 34 de la Convention étant donné que les autorités nationales n’avaient pas reconnu l’existence d’une violation à son égard des droits garantis par la Convention. La chambre a noté que le congé parental et l’aide financière accordés au requérant l’avaient été à raison de ses difficultés familiales et financières et que ces mesures ne pouvaient donc pas être interprétées comme une reconnaissance en substance d’une violation du droit de l’intéressé à ne pas subir de discrimination fondée sur le sexe. Enfin, elle a observé que, même après que le requérant eut obtenu un congé parental à titre exceptionnel, les tribunaux internes avaient continué à considérer que, en tant que militaire de sexe masculin, la loi ne lui conférait pas le droit de bénéficier d’un tel congé et que cette situation n’emportait pas violation de son droit à l’égalité de traitement.
b)  Les arguments du Gouvernement
80.  Devant la Grande Chambre, le Gouvernement argue que le requérant s’est vu accorder un congé parental et une aide financière, et qu’il a ainsi obtenu la réparation de la violation alléguée. En outre, les mesures susmentionnées peuvent selon lui passer pour une reconnaissance en substance de la violation des droits de l’intéressé garantis par la Convention. Aussi le requérant ne pourrait-il plus se prétendre victime d’une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.
c)  Les arguments du requérant
81.  Le requérant soutient que les autorités nationales n’ont pas reconnu qu’il y avait eu violation de la Convention et ne lui ont pas fourni une réparation appropriée. Il n’aurait en effet obtenu, avec un an de retard, après la communication de la requête au Gouvernement, qu’un congé parental de deux ans au lieu de trois. Il aurait été frappé de sanctions disciplinaires pour ses fréquentes absences de son travail au cours de l’année où il aurait dû concilier son emploi dans l’armée et les soins à son nouveau-né. En outre, les juridictions internes auraient déclaré que le congé parental lui avait été accordé illégalement. Quant à l’aide financière reçue, elle lui aurait été versée en raison de ses difficultés familiales et financières et ne pourrait donc passer pour la réparation d’une violation de son droit à ne pas subir de discrimination.
d)  Appréciation de la Cour
82.  La Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne peut en principe lui ôter la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, par exemple, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI, et Sakhnovski c. Russie [GC], no 21272/03, § 67, 2 novembre 2010).
83.  La Grande Chambre note que, dans les observations écrites ou orales qu’elles ont soumises dans le cadre de la procédure devant elle, les parties n’ont présenté sur la question de la qualité de victime aucun argument nouveau par rapport à ceux déjà examinés par la chambre. Elle ne voit donc aucune raison de s’écarter de la conclusion à laquelle la chambre est parvenue à cet égard. Dès lors, en l’absence de reconnaissance explicite ou en substance par les autorités nationales d’une violation dans le chef du requérant des droits garantis par la Convention, elle estime que celui-ci peut, aux fins de l’article 34 de la Convention, se prétendre victime du traitement discriminatoire allégué. Par conséquent, elle rejette la première exception préliminaire formulée par le Gouvernement.
2.  Application de l’article 37 § 1 b) de la Convention
a)  L’arrêt de la chambre
84.  La chambre n’a pas jugé nécessaire de trancher la question de savoir si l’octroi d’un congé parental et d’une aide financière au requérant constituait une réparation suffisante de nature à justifier que la requête fût rayée du rôle. Elle a en effet considéré que le grief formulé – la discrimination dont serait victime, en droit russe, le personnel militaire de sexe masculin pour ce qui est du droit au congé parental – mettait en jeu une question importante d’intérêt général sur laquelle la Cour ne s’était pas encore prononcée et que, en conséquence, des circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exigeaient qu’elle poursuivît l’examen de la requête quant au fond.
b)  Les arguments du Gouvernement
85.  Comme il l’a fait devant la chambre, le Gouvernement soutient que le litige a été effectivement résolu par l’octroi au requérant d’un congé parental et d’une aide financière. S’appuyant sur l’affaire Pisano c. Italie ((radiation) [GC], no 36732/97, §§ 41-50, 24 octobre 2002), il prie la Cour de rayer la requête de son rôle en application de l’article 37 de la Convention. Il ne se justifie pas, selon lui, de poursuivre l’examen de l’affaire au motif qu’elle soulèverait une question importante d’intérêt général. La Cour n’aurait pas pour tâche de rechercher in abstracto si le système juridique russe est conforme à la Convention, mais d’examiner s’il y a eu violation dans le cas précis dont elle se trouve saisie. D’après le Gouvernement, si elle devait faire porter son examen sur la législation russe, la Cour empiéterait sur les pouvoirs souverains du Parlement et de la Cour constitutionnelle russes.
c)  Les arguments du requérant
86.  Le requérant soutient que, pour conclure que « le litige a été résolu » au sens de l’article 37 § 1 b) de la Convention, la Cour doit répondre successivement à deux questions : premièrement, celle de savoir si les faits dont le requérant se plaint persistent ou non, et deuxièmement celle de savoir si les conséquences ayant pu résulter d’une violation de la Convention à raison de ces faits ont également été effacées (il renvoie à l’arrêt Shevanova c. Lettonie (radiation) [GC], no 58822/00, § 45, 7 décembre 2007). Or aucune de ces deux conditions ne serait remplie en l’espèce. Tout d’abord, les dispositions juridiques ayant servi de fondement au refus de lui octroyer un congé parental et les décisions internes ayant rejeté sa demande de congé parental seraient toujours en vigueur. Ensuite, la violation de ses droits n’aurait pas été suffisamment redressée. Il aurait bénéficié d’un congé de deux ans au lieu de trois, et ce avec un retard d’un an. Il n’aurait pas été indemnisé de ce retard ou de cette réduction de la durée du congé. Quant à l’aide financière qu’il aurait perçue, il s’agirait d’une prestation sociale qui lui aurait été versée en raison de ses difficultés financières. En outre, le Gouvernement ne pourrait tirer argument de la décision du chef de l’unité militaire de lui accorder un congé parental et une aide financière à titre exceptionnel, les juridictions internes ayant conclu à l’irrégularité de cette décision. Enfin, le requérant souscrit à la conclusion de la chambre selon laquelle l’affaire ne peut être rayée du rôle en application de l’article 37 § 1 b) car elle « met en jeu une importante question d’intérêt général que la Cour n’a pas encore abordée ».
d)  Appréciation de la Cour
87.  La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 37 § 1 b) de la Convention, elle peut, « [à] tout moment de la procédure, (...) décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure (...) que le litige a été résolu (...) ». Pour pouvoir conclure à l’applicabilité dans le cas d’espèce de la disposition précitée, la Cour doit répondre à deux questions successives : d’abord celle de savoir si les faits dont l’intéressé se plaint persistent ou non, et ensuite celle de savoir si les conséquences ayant pu résulter d’une violation de la Convention à raison de ces faits ont été effacées (Kaftaïlova c. Lettonie (radiation) [GC], no 59643/00, § 48, 7 décembre 2007).
88.  A cet égard, il importe de noter que le requérant a bénéficié d’un congé parental avec un an de retard et pour une durée de deux ans au lieu de trois. L’intéressé n’a donc pas pu s’occuper de son enfant pendant sa première année, lorsque celui-ci en avait le plus besoin. Il n’a pas été indemnisé du retard intervenu dans l’octroi du congé ni de la réduction de sa durée étant donné que l’aide financière qu’il a touchée ne lui a été accordée, comme indiqué plus haut, qu’en raison de ses difficultés financières. Dès lors, la Cour considère que les conséquences d’une éventuelle violation de la Convention n’ont pas été suffisamment effacées pour lui permettre de conclure que le litige a été résolu au sens de l’article 37 § 1 b) de la Convention.
89.  Il existe toutefois un autre motif pour rejeter la demande de radiation de la requête au titre de l’article 37 § 1 b) de la Convention formulée par le Gouvernement. Avant de décider de rayer du rôle une requête donnée, la Cour doit vérifier si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles n’exige pas qu’elle en poursuive l’examen. La Cour rappelle à cet égard que ses arrêts servent non seulement à trancher les cas dont elle est saisie, mais plus largement à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention et à contribuer de la sorte au respect, par les Etats, des engagements qu’ils ont assumés en leur qualité de Parties contractantes (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 154, série A no 25, Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 86, série A no 39, et Karner c. Autriche, no 40016/98, § 26, CEDH 2003-IX). Si le système mis en place par la Convention a pour objet fondamental d’offrir un recours aux particuliers, il a également pour but de trancher, dans l’intérêt général, des questions qui relèvent de l’ordre public, en élevant les normes de protection des droits de l’homme et en étendant la jurisprudence dans ce domaine à l’ensemble de la communauté des Etats parties à la Convention (Karner, précité, § 26, Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, §§ 78-79, CEDH 2005-XII, et Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, § 197, CEDH 2010-...).
90.  La Cour considère que l’objet de la présente requête – la différence de traitement, en droit russe, entre les militaires de sexe masculin et les militaires de sexe féminin pour ce qui est du droit au congé parental – met en jeu une importante question d’intérêt général, non seulement pour la Russie mais aussi pour d’autres Etats parties à la Convention. A cet égard, elle renvoie aux éléments de droit comparé montrant qu’il existe une différence de traitement comparable dans cinq au moins des Etats parties (paragraphe 74 ci-dessus), ainsi qu’aux arguments du tiers intervenant soulignant l’importance des questions soulevées par la présente espèce (paragraphes 119 à 123 ci-dessous). La poursuite de l’examen de la requête permettrait ainsi de clarifier, sauvegarder et développer les normes de protection prévues par la Convention.
91.  En conséquence, la Cour estime que des circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exigent qu’elle poursuive l’examen de la requête au fond.
92.  Dès lors, elle rejette la demande du Gouvernement tendant à la radiation de la requête en application de l’article 37 § 1 b) de la Convention.
3.  Allégation d’abus du droit de recours individuel
a)  Les arguments du Gouvernement
93.  Alors qu’il n’avait pas formulé cet argument devant la chambre, le Gouvernement plaide devant la Grande Chambre que la requête constitue un abus du droit de recours individuel. Il soutient que le requérant a délibérément déformé les faits dans le but de tromper la Cour et, en particulier, que son divorce était un simulacre. Le requérant aurait en effet continué à vivre avec ses enfants chez les parents de son ex-femme après le divorce et celle-ci n’aurait jamais versé de pension alimentaire pour eux. Il existerait des preuves indiquant que la mère parlait régulièrement avec les enfants au téléphone et allait à l’occasion les chercher à l’école ou les conduire chez le médecin. Elle aurait également agi en tant que représentante du requérant dans une procédure judiciaire indépendante de celle ici en jeu. Il découlerait de ce qui précède que le requérant et sa femme ont poursuivi leur vie conjugale même après leur divorce et que la femme du requérant a continué à s’occuper des enfants. Dès lors, la déclaration de l’intéressé selon laquelle il serait un père s’occupant seul de ses trois enfants serait fausse. Il faudrait aussi tenir compte du fait que le requérant s’est remarié en 2008 avec son ex-femme et qu’ils ont eu un quatrième enfant. Enfin, pour montrer la malhonnêteté du requérant, le Gouvernement renvoie à un conflit qui aurait opposé l’intéressé à l’un de ses collègues et à une querelle que celui-ci aurait eue avec le juge présidant l’audience dans une affaire civile sans rapport avec la présente espèce.
b)  Les arguments du requérant
94.  Le requérant plaide premièrement que, l’exception n’ayant été soulevée qu’au stade de la Grande Chambre, elle doit être jugée tardive. Il soutient deuxièmement que les allégations selon lui calomnieuses formulées par le Gouvernement à son encontre ne sont pas pertinentes aux fins de la procédure devant la Cour. Troisièmement, il précise qu’il a bien divorcé de sa femme et obtenu la garde de leurs trois enfants. Il soutient que ce n’est pas parce qu’il s’est par la suite réconcilié avec sa femme qu’il n’élevait pas seul ses trois enfants au moment où il a présenté sa demande de congé parental. Il n’aurait jamais caché son remariage aux autorités. Au contraire, ses supérieurs auraient été immédiatement informés de son remariage et de la naissance d’un quatrième enfant.
c)  Appréciation de la Cour
95.  La Cour rappelle que, aux termes de l’article 55 de son règlement, si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d’irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l’exception et les circonstances le permettent, dans ses observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 145, CEDH 2001-VII, N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 44, CEDH 2002-X, et Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, §§ 57-59, 9 juillet 2009).
96.  La question de l’abus du droit de recours individuel a été évoquée par le Gouvernement pour la première fois dans ses observations écrites devant la Grande Chambre. Or ces observations se rapportent à des événements survenus en 2005 et 2006, soit avant l’introduction de la requête à l’origine de la présente affaire. La Cour ne voit aucune circonstance exceptionnelle qui aurait pu dispenser le Gouvernement de son obligation de soulever son exception préliminaire avant l’adoption par la chambre de sa décision sur la recevabilité. Il est donc forclos à la présenter à ce stade (voir, pour un raisonnement similaire, Aydın c. Turquie, 25 septembre 1997, § 60, Recueil 1997-VI).
97.  Partant, il y a également lieu de rejeter la troisième exception préliminaire formulée par le Gouvernement.
B.  Observation de l’article 14 combiné avec l’article 8
1.  L’arrêt de la chambre
98.  S’appuyant sur l’arrêt Petrovic c. Autriche (27 mars 1998, §§ 26-29, Recueil 1998-II), la chambre a estimé que le requérant était fondé à invoquer l’article 14 de la Convention. Elle a constaté que, en tant que militaire de sexe masculin, il avait été traité différemment des civils des deux sexes et des militaires de sexe féminin, toutes catégories qui ont droit au congé parental, et que le refus d’accorder un tel congé à l’intéressé reposait donc sur la combinaison de deux motifs : le statut de militaire et le sexe. Elle a également dit que, concernant leurs relations avec leurs enfants pendant la durée du congé parental, les hommes et les femmes se trouvaient dans des situations analogues.
99.  La chambre a relevé que, dans l’affaire Petrovic (précitée), une différence de traitement fondée sur le sexe relativement à l’octroi d’une allocation de congé parental n’avait pas été jugée constitutive d’une violation de l’article 14 au motif qu’il n’existait pas à l’époque des faits de consensus européen dans ce domaine, la majorité des Etats contractants ne prévoyant pas pour les pères l’octroi d’un congé parental ou le versement d’une allocation de congé parental. Elle a également observé que, depuis l’adoption de l’arrêt Petrovic, la situation juridique au regard du droit au congé parental avait évolué dans les Etats contractants. En effet, dans la majorité des pays européens, la législation prévoyait désormais que le congé parental pouvait être pris aussi bien par le père que par la mère. La chambre a estimé que cela prouvait que la société avait progressé vers un partage plus égalitaire entre les hommes et les femmes des responsabilités en matière d’éducation des enfants, et que le rôle des pères auprès des jeunes enfants était mieux reconnu. Elle a conclu que le moment était venu de renverser la jurisprudence Petrovic et de considérer que la différence de traitement entre les hommes et les femmes relativement au droit au congé parental ne reposait sur aucune justification objective ou raisonnable. Elle a également condamné les stéréotypes liés au sexe dans le domaine de l’éducation des enfants.
100.  Quant au contexte militaire spécifique à la présente affaire, la chambre a redit qu’un système de discipline militaire impliquait, par nature, la possibilité d’apporter à certains des droits et libertés des membres des forces armées des limitations ne pouvant être imposées aux civils et que les Etats désireux d’imposer à l’égard des militaires des restrictions aux droits garantis par les articles 5, 9, 10 et 11 de la Convention jouissaient d’une large marge d’appréciation. La chambre a toutefois précisé que cette marge était plus étroite dans le domaine de la vie privée et familiale. Elle a ajouté que si les Etats pouvaient apporter certaines restrictions aux droits des militaires garantis par l’article 8 en cas de réelle menace pour l’efficacité opérationnelle des forces armées, les affirmations quant à l’existence d’une telle menace devaient être « étayées par des exemples concrets ».
101.  La chambre a jugé non convaincant l’argument du Gouvernement selon lequel l’extension aux militaires de sexe masculin du droit au congé parental dont bénéficiaient déjà les militaires de sexe féminin nuirait à la puissance de combat et à l’efficacité opérationnelle des forces armées. Elle a relevé qu’il n’existait de fait aucune expertise ou étude statistique portant sur le nombre de militaires de sexe masculin susceptibles de prendre un congé parental de trois ans à un moment donné et désireux de le faire. De plus, elle a indiqué que le fait que les femmes fussent moins nombreuses que les hommes au sein des forces armées ne pouvait justifier le désavantage subi par ceux-ci au regard du congé parental. Enfin, elle a estimé que l’argument selon lequel un militaire pouvait toujours démissionner de l’armée s’il souhaitait s’occuper lui-même de ses enfants était particulièrement discutable eu égard à la difficulté à transposer directement dans le domaine civil des qualifications et une expérience essentiellement militaires. La chambre s’est déclarée préoccupée par le fait que ce raisonnement imposait aux militaires de sexe masculin de choisir entre la possibilité de s’occuper de leurs enfants nouveau-nés et celle de poursuivre leur carrière dans l’armée, choix difficile épargné aux militaires de sexe féminin. En conséquence, la chambre a conclu que les raisons avancées par le Gouvernement ne justifiaient pas de manière objective et raisonnable que l’on imposât des restrictions beaucoup plus fortes à la vie familiale des militaires de sexe masculin qu’à celle des militaires de sexe féminin.
2.  Les arguments du requérant
102.  Le requérant soutient que la position du Gouvernement selon laquelle il ne peut invoquer l’article 14 combiné avec l’article 8 n’est pas conforme à la jurisprudence constante de la Cour. Celle-ci aurait dit à maintes reprises que le congé parental, tout comme les allocations pour congé parental et pour enfant à charge, entrent dans le champ d’application de l’article 8, et que l’article 14 combiné avec cette disposition trouve donc à s’appliquer (Weller c. Hongrie, no 44399/05, § 29, 31 mars 2009, Okpisz c. Allemagne, no 59140/00, § 32, 25 octobre 2005, Niedzwiecki c. Allemagne, no 58453/00, § 31, 25 octobre 2005, et Petrovic, précité, § 29). Le requérant argue qu’il avait besoin d’un congé parental pour faciliter sa vie familiale et protéger les intérêts de ses enfants. Il explique que, son ex-femme n’ayant pas voulu s’occuper d’eux, il avait dû rester à la maison pour les garder, ce qui n’aurait pas été possible sans un tel congé.
103.  Le requérant avance que, pour ce qui est de la nécessité de prendre un congé parental pour s’occuper de ses enfants, il se trouve dans une situation analogue à celle des autres parents, à savoir les militaires de sexe féminin, d’une part, et les hommes et les femmes travaillant dans le civil, d’autre part. Or, en tant que militaire de sexe masculin, il aurait été traité différemment de ces catégories de parents car il n’aurait pas eu le droit d’obtenir un congé parental. Les femmes travaillant dans l’armée, de même que les hommes et les femmes employés dans le civil, auraient tous droit sans condition à un congé parental de trois ans, tandis qu’un militaire de sexe masculin pourrait au plus bénéficier d’un congé de trois mois dans le cas où sa femme serait morte ou dans l’impossibilité de s’occuper de l’enfant pour une autre raison. Le requérant considère que s’il a en définitive obtenu un congé parental, il n’en a pas moins été traité différemment des autres parents. Son congé parental aurait effectivement été plus court que la normale et, selon les juridictions internes, irrégulier. Il aurait donc vécu pendant toute la durée de son congé dans la crainte de voir celui-ci annulé et de devoir reprendre son travail. Enfin, il aurait aussi été traité différemment des femmes militaires en ce que, contrairement à celles-ci, il aurait dû faire un choix difficile entre sa carrière dans l’armée et sa vie familiale.
104.  Le requérant soutient que l’argument selon lequel les femmes ont un rôle social particulier à jouer dans l’éducation des enfants repose sur un stéréotype lié au sexe. Quant à la doctrine de la « discrimination positive », on ne pourrait y recourir pour justifier une différence de traitement entre les hommes et les femmes relativement au droit au congé parental. Les mesures de discrimination positive devraient être proportionnées au but consistant à corriger, compenser ou atténuer les effets continus de difficultés subies par un groupe de tout temps défavorisé, en l’occurrence les femmes (Runkee et White c. Royaume-Uni, nos 42949/98 et 53134/99, §§ 37 et 40-43, 10 mai 2007, et Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], no 65731/01, §§ 61 et 66, CEDH 2006-VI). Or, loin de corriger un handicap dont souffriraient depuis toujours les femmes, une politique donnant seulement à celles-ci le droit de prendre un congé parental ne ferait que perpétuer les stéréotypes liés aux sexe ainsi que les inégalités et difficultés découlant du rôle traditionnel des femmes consistant à rester au foyer pour s’occuper des enfants au lieu d’exercer une activité professionnelle rémunérée. En conséquence, pareille politique établirait une discrimination tant à l’égard des hommes (dans la vie familiale) qu’envers les femmes (au travail). Le requérant conclut que la différence de traitement entre les hommes et les femmes pour ce qui est du droit au congé parental ne repose sur aucune justification raisonnable et objective.
105.  En ce qui concerne les arguments relatifs à la capacité de combat de l’armée, le requérant soutient qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour, les affirmations quant à l’existence d’une menace pour l’efficacité opérationnelle de l’armée doivent être étayées par des éléments de preuve dont la Cour vérifierait soigneusement la validité et la pertinence (il cite les arrêts Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, §§ 89-112, CEDH 1999-VI, et Lustig-Prean et Beckett c. Royaume-Uni, nos 31417/96 et 32377/96, §§ 82 et 88-98, 27 septembre 1999). Il estime que le Gouvernement n’a fourni aucun élément de preuve indiquant qu’une extension du droit au congé parental aux militaires de sexe masculin créerait une menace pour la capacité de combat de l’armée. En particulier, les statistiques soumises par le Gouvernement ne seraient pas concluantes et ne seraient d’ailleurs corroborées par aucun document. Le nombre d’enfants de moins de trois ans indiqué par le Gouvernement engloberait apparemment aussi les enfants des militaires de sexe féminin et ceux du personnel administratif de l’armée. Il serait donc impossible d’établir le nombre de militaires de sexe masculin susceptibles de prendre un congé parental à un moment donné. Surtout, l’aveu du Gouvernement selon lequel il ne possède aucune statistique pertinente montrerait que les dispositions juridiques limitant le droit au congé parental aux militaires de sexe féminin ont été adoptées sans fondement factuel solide et n’ont jamais été soumises à une révision ou à une mise à jour s’appuyant sur des faits. D’après les estimations du requérant, le nombre de militaires de sexe masculin susceptibles de prendre un congé parental à un moment donné ne dépasserait pas 3,47 % des militaires de carrière de sexe masculin. De plus, à l’intérieur de ce pourcentage, tous les militaires concernés ne seraient pas désireux de prendre un congé parental. Le requérant soutient qu’en droit russe une proportion pouvant atteindre 30 % du personnel d’une unité militaire est autorisée à prendre un congé au même moment sans que cela soit considéré comme nuisant à la pleine efficacité opérationnelle de cette unité.
106.  Le requérant déclare par ailleurs que, si les femmes sont effectivement peu nombreuses dans les forces armées, elles y exercent souvent les mêmes fonctions que les hommes. Il signale notamment qu’en 1999 son supérieur était une femme. Comme le montreraient les listes des militaires de service, le nombre de femmes de service dans son unité aurait certains jours atteint 60 % des effectifs présents. Ces femmes auraient le droit de prendre un congé parental mais cela n’aurait jamais été source de préoccupations quant à l’efficacité opérationnelle de l’armée. Au lieu d’adopter une approche purement quantitative, l’Etat aurait dû privilégier une méthode qualitative prenant en compte la nature des fonctions exercées par chaque personne. En conclusion, le Gouvernement n’aurait pas justifié de manière raisonnable et objective la différence de traitement existant dans l’armée entre les hommes et les femmes pour ce qui est du droit au congé parental.
107.  De plus, en réponse à l’argument du Gouvernement selon lequel il aurait accepté une limitation de ses droits en s’engageant dans l’armée, le requérant argue que la Convention s’applique aussi aux membres des forces armées et non pas seulement aux civils (il cite à cet égard les arrêts Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 54, série A no 22, et Lustig-Prean et Beckett, précité, § 82). Il ajoute que, s’il est possible de renoncer à des droits protégés par la Convention, pareille renonciation, pour être valide, doit satisfaire à certaines conditions. Invoquant respectivement l’arrêt Hermi c. Italie ([GC], no 18114/02, § 73, CEDH 2006-XII) et l’arrêt D.H. et autres c. République tchèque ([GC], no 57325/00, § 202, CEDH 2007-IV), il indique premièrement que la renonciation ne doit « se heurter à aucun intérêt public important » et deuxièmement qu’elle doit « se trouve[r] établie de manière non équivoque, [avoir] lieu en connaissance de cause, c’est-à-dire sur la base d’un consentement éclairé ». Or la renonciation évoquée par le Gouvernement en l’espèce ne satisferait pas à ces exigences. La Cour se serait exprimée comme suit dans le contexte de la discrimination fondée sur la race : « [r]appelant l’importance fondamentale de la prohibition de la discrimination raciale (...) l’on ne saurait admettre la possibilité de renoncer au droit de ne pas faire l’objet d’une telle discrimination. En effet, cette renonciation se heurterait à un intérêt public important » (D.H. et autres, précité, § 204). L’interdiction de la discrimination fondée sur le sexe revêtirait une importance tout aussi fondamentale (le requérant mentionne à cet égard les arrêts Andrle c. République tchèque, no 6268/08, § 49, 17 février 2011, Van Raalte c. Pays-Bas, 21 février 1997, § 39, Recueil 1997-I, et Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 78, série A no 94), et le droit à ne pas subir de discrimination sexuelle ne pourrait donc lui non plus faire l’objet d’une renonciation. Dans le cas présent, la renonciation en cause ne pourrait pas être considérée comme non équivoque : le contrat signé par le requérant serait un formulaire standard d’une page qui n’informerait pas expressément le signataire qu’il s’engage à renoncer à son droit au congé parental.
108.  Enfin, le requérant soutient que le droit russe ne permet nullement d’aborder de manière individualisée l’octroi d’un congé parental aux militaires, comme les circonstances de l’espèce le démontreraient amplement. De fait, les tribunaux internes auraient déclaré illégal le congé parental qui lui aurait été accordé en raison de ses difficultés familiales. Le requérant estime qu’on pourrait accorder le congé parental en fonction de la position de la personne dans l’armée plutôt qu’en fonction de son sexe, ce qui offrirait un degré acceptable de personnalisation. Il faudrait à son avis notamment tenir compte du point de savoir si l’unité de la personne participe à des opérations militaires actives ou se prépare à de telles actions et considérer sa position au sein de son unité. Pour l’intéressé, il est illogique qu’une femme militaire ayant une fonction importante dans une unité bénéficie automatiquement du droit au congé parental alors qu’un militaire de sexe masculin occupant des fonctions relativement insignifiantes sur le plan militaire ne jouit pas d’un tel droit.
3.  Les arguments du Gouvernement
109.  Dans sa demande de renvoi, le Gouvernement soutient que le requérant ne peut invoquer l’article 14 combiné avec l’article 8. Cette dernière disposition ne garantirait pas un droit à un congé parental ou à des allocations de congé parental. Il s’agirait là par nature de droits économiques et sociaux relevant de la Charte sociale européenne et non protégés par la Convention. Dès lors, l’article 14, qui n’aurait pas d’existence indépendante, ne s’appliquerait pas.
110.  Le Gouvernement reconnaît que le requérant se trouve dans une situation analogue à celle de tous les autres parents – à savoir les militaires de sexe féminin et les femmes et les hommes travaillant dans le secteur civil. Il estime que l’intéressé n’a pas été traité différemment de ces autres catégories de parents étant donné qu’il a bénéficié d’un congé parental.
111.  Le Gouvernement soutient par ailleurs que les militaires ont un statut particulier du fait qu’ils ont pour rôle d’assurer la défense du pays et la sécurité de l’Etat. Celui-ci pourrait donc fixer des limites à leurs droits et libertés civils et leur assigner des tâches spéciales. Invoquant l’arrêt Kalaç c. Turquie (1er juillet 1997, § 28, Recueil 1997-IV), le Gouvernement plaide que la décision d’embrasser la carrière militaire résulte d’un choix volontaire et que, en signant un contrat avec l’armée et en prêtant serment d’obéissance, les militaires acceptent un système de discipline militaire qui implique, par nature, la possibilité de subir des limitations ne pouvant être imposées aux civils. Il cite également à cet égard l’affaire W., X., Y. et Z. c. Royaume-Uni (nos 3435/67, 3436/67, 3437/67 et 3438/67, décision de la Commission du 19 juillet 1968, Annuaire de la Convention européenne des droits de l’homme, 1968, p. 599), où la Commission a dit : « on ne peut raisonnablement donner à l’expression « respect de la vie familiale » une interprétation si large qu’elle permette à une personne – même mineure – de se dégager des obligations résultant pour elle d’un engagement de longue durée librement conclu, mais impliquant une séparation d’avec sa famille en dehors des périodes de permission ».
112.  Le Gouvernement argue de plus que les Etats disposent d’une ample marge d’appréciation dans le domaine de la sécurité nationale, ainsi que pour la prise de mesures d’ordre général en matière de stratégie économique et sociale ; il renvoie à cet égard aux arrêts James et autres c. Royaume-Uni (21 février 1986, § 46, série A no 98) et National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni (23 octobre 1997, § 80, Recueil 1997-VII). Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouveraient mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». La Cour devrait respecter les choix de politique opérés par le législateur national, sauf si le jugement de celui-ci se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable ».
113.  Le Gouvernement se réfère à l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle en l’espèce. La haute juridiction y aurait dit que la spécificité des exigences du service dans les forces armées commande une continuité dans l’exercice des fonctions et que, en conséquence, la prise d’un congé parental par un grand nombre de militaires de sexe masculin nuirait à la puissance de combat et à l’efficacité opérationnelle des forces armées. Le Gouvernement considère que ce constat repose sur une justification objective et raisonnable pour les raisons suivantes. Premièrement, comme le gouvernement britannique l’aurait avancé dans l’affaire W., X., Y. et Z. c. Royaume-Uni (précitée, p. 575), « les autorités chargées de l’administration des forces armées (sur lesquelles repose la sécurité de l’Etat) doivent veiller à ce que ces forces soient toujours suffisamment pourvues en hommes pour pouvoir remplir leur mission ». Deuxièmement, à la date du 1er janvier 2011, le nombre total de militaires de carrière aurait été de 216 600, et 50 519 enfants de moins de trois ans auraient été à la charge de membres des forces armées, personnels militaire et administratif confondus. Le Gouvernement déclare ne pas être en mesure de fournir des chiffres plus précis. Il n’existerait notamment pas de statistiques sur le nombre de militaires de sexe masculin ayant des enfants de moins de trois ans. Cependant, comme tous ces militaires seraient en âge de procréer, ce chiffre pourrait être important.
114.  Le Gouvernement reconnaît ne pas être en mesure de fournir le moindre document au sujet du débat parlementaire ayant porté sur le congé parental pour le personnel militaire. Il ajoute que la loi sur le statut des militaires a été adoptée il y a treize ans, avant la ratification de la Convention par la Russie, qu’à l’époque le Parlement russe n’était pas tenu au titre de la Convention de débattre de la justification de la différence de traitement en cause, et que la Cour n’a dès lors pas compétence ratione temporis pour examiner les questions se rapportant au débat parlementaire ayant précédé l’adoption de cette loi.
115.  En outre, le Gouvernement soutient que les militaires de sexe masculin n’ont pas droit au congé parental dans un certain nombre d’Etats du Conseil de l’Europe, dont la Bulgarie, la Pologne, la République tchèque, la Suisse et la Turquie. De plus, dans de nombreux pays, le congé parental serait beaucoup plus court qu’en Russie. Selon le Gouvernement, le congé parental ayant une durée de trois ans en Russie, une absence pendant une aussi longue période aurait un impact négatif sur les compétences professionnelles des militaires de sexe masculin, lesquelles supposeraient souvent l’emploi de matériel militaire de haute technologie et complexe, ce qui rendrait nécessaire de coûteux cours de remise à niveau à leur retour au travail. Dans ces conditions, il serait raisonnable que ce soient les femmes des militaires qui prennent le congé parental car l’interruption de l’activité professionnelle de celles-ci aurait des conséquences moins négatives pour la société. Le requérant, en particulier, aurait été opérateur radio dans une unité devant être en permanence prête au combat. Néanmoins, le Gouvernement reconnaît que le poste de l’intéressé pouvait être occupé par une femme, qui aurait eu droit à un congé parental.
116.  A ce propos, le Gouvernement explique que le droit au congé parental a été accordé à titre exceptionnel aux militaires de sexe féminin eu égard aux considérations suivantes. Premièrement, la recherche scientifique moderne montrerait l’existence d’un lien biologique et psychologique spécial entre la mère et le nouveau-né. La présence de la mère auprès de l’enfant et les soins prodigués par elle seraient particulièrement importants au cours de la première année de la vie ; il serait donc dans l’intérêt de l’enfant que la mère prenne un congé parental. Deuxièmement, l’absence des femmes de leur travail aurait un impact moindre sur la capacité de combat puisqu’elles seraient peu nombreuses à être employées dans l’armée. De fait, il n’y aurait eu que 1 948 femmes dans l’armée russe au 1er janvier 2011. Dès lors, en 2011, les femmes n’auraient représenté que 0,8 % du personnel militaire (contre 10 % en 2008). De plus, la majorité d’entre elles auraient des fonctions ne supposant pas directement des tâches militaires mais occuperaient par exemple des postes dans les services médicaux, des finances ou des communications. Dans ces conditions, le cas d’espèce porterait sur une discrimination positive justifiée au bénéfice des femmes.
117.  Le Gouvernement indique également que le droit russe prévoit des exceptions à la règle excluant les militaires de sexe masculin du droit au congé parental. En particulier, conformément à l’article 32 § 7 du règlement sur le statut des militaires (paragraphe 48 ci-dessus), un militaire de carrière de sexe masculin aurait droit à un tel congé lorsque a)  son épouse est morte en couches, ou b)  il élève un ou des enfants de moins de quatorze ans (de moins de seize ans si l’enfant est handicapé) dont la mère ne s’occupe pas (par suite d’un décès de celle-ci, d’un retrait de l’autorité parentale, d’une longue maladie ou d’une autre situation privant l’enfant de soins maternels). Cette liste d’exceptions ne serait pas exhaustive. Le Gouvernement mentionne également l’article 10 § 9 de la loi sur le statut des militaires (paragraphe 47 ci-dessus), aux termes duquel les militaires élevant des enfants privés de soins maternels/paternels pourraient bénéficier des prestations sociales prévues par les lois fédérales et autres dispositions de loi relatives à la protection de la famille, de la maternité et de l’enfance. Il a produit des documents fournissant les statistiques relatives aux congés parentaux accordés aux militaires et policiers de sexe masculin. Il en ressort que dans un cas seulement, en 2007, un militaire de sexe masculin a bénéficié d’un congé parental, d’une durée d’un an et demi, en raison d’une grave maladie de sa femme. En 2010, un autre militaire de sexe masculin se serait vu octroyer un congé spécial de trois mois au motif que son fils aurait été privé de soins maternels. Le Gouvernement mentionne aussi vingt et un cas où un congé parental de trois ans aurait été accordé à des policiers de sexe masculin. Selon lui, cela montre que le principal critère présidant à l’octroi d’un congé est que les enfants du militaire de sexe masculin concerné soient privés de soins maternels, circonstance qui nécessiterait toutefois d’être prouvée. C’est ainsi qu’on aurait refusé d’accorder au requérant un congé au motif qu’il n’aurait pas démontré que la mère ne s’occupait pas de ses enfants. En revanche, l’intéressé aurait fini pas bénéficier d’un congé parental en raison de ses difficultés familiales.
118.  Pour finir, le Gouvernement soutient que la chambre a outrepassé ses compétences en ordonnant, au titre de l’article 46 de la Convention, que les autorités russes modifient la législation pertinente. La présente espèce constituerait un cas isolé qui ne révélerait aucun problème systémique sous l’angle de la Convention. Il n’appartiendrait pas à la Cour d’examiner un problème abstrait de compatibilité de la législation nationale avec la Convention, et encore moins de supprimer, ou d’ordonner de supprimer, les dispositions législatives contestées par le requérant.
4.  Les arguments du tiers intervenant
119.  Le centre des droits de l’homme de l’université de Gand dénonce les dangers des stéréotypes liés au sexe. Ces stéréotypes limiteraient les choix que l’individu peut faire dans la vie et auraient pour effet de perpétuer les inégalités entre les sexes et la subordination d’un sexe à l’autre. Ils seraient à la fois la cause et la manifestation de la discrimination. Attribuer des rôles stéréotypés aux hommes et aux femmes et les enfermer dans les rôles traditionnellement dévolus à leur sexe conduirait à ne pas soutenir les personnes – hommes et femmes – ne se conformant pas à ces rôles traditionnels. Pareille absence de soutien pourrait par exemple se manifester par un refus de leur accorder des prestations sociales. Ces stéréotypes seraient aussi souvent invoqués pour justifier une différence de traitement entre hommes et femmes. Or la Cour aurait dit à plusieurs reprises que des préjugés ou des stéréotypes ne peuvent suffire à justifier un traitement discriminatoire (le tiers intervenant renvoie aux arrêts Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, §§ 81-82, CEDH 2006-VIII, L. et V. c. Autriche, nos 39392/98 et 39829/98, § 52, CEDH 2003-I, Lustig-Prean et Beckett, précité, § 90, et Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 44, série A no 126). Les deux stéréotypes sous-jacents à la présente affaire seraient, premièrement, l’idée traditionnelle selon laquelle ce seraient les femmes qui s’occuperaient de la maison et des enfants tandis que les hommes travailleraient à l’extérieur pour gagner de l’argent et, deuxièmement, la conception que les hommes seraient davantage que les femmes destinés à servir dans l’armée et combattre.
120.  Le tiers intervenant mentionne également la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, et notamment l’article 5 de celle-ci (paragraphe 49 ci-dessus), qui met à la charge des Etats parties l’obligation de traiter les stéréotypes liés au genre en modifiant les schémas et modèles de comportement socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui seraient fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes. Le tiers intervenant plaide que, bien que la présente espèce concerne une discrimination envers un homme, la Convention précitée est pertinente en ce que le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes l’aurait interprétée comme s’appliquant à « tous les êtres humains quel que soit leur sexe » et parce que les stéréotypes s’attachant aux hommes seraient néfastes non seulement pour eux mais aussi pour les femmes. Les stéréotypes liés au sexe enfermeraient les femmes au foyer et en excluraient les hommes, ce qui serait défavorable aux deux sexes. Ledit Comité aurait souligné l’importance de parvenir à une égalité qui ne soit pas que formelle et qui s’efforce de combattre les causes structurelles de la discrimination. Les stéréotypes liés au sexe, et notamment le préjugé profondément ancré consistant à considérer que les femmes s’occupent de la famille et que les hommes travaillent pour gagner de l’argent, feraient partie de ces causes.
121.  Le tiers intervenant évoque aussi les observations finales sur les rapports périodiques soumis par la Fédération de Russie adoptées le 30 juillet 2010 par le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (paragraphe 51 ci-dessus). Celui-ci aurait notamment déclaré constater avec inquiétude la « persistance de pratiques, traditions et attitudes patriarcales et de stéréotypes profondément ancrés concernant le rôle, les responsabilités et l’identité des femmes et des hommes dans toutes les sphères de l’existence (...) [et] (...) la mise en avant répétée, par l’État partie, du rôle des femmes en tant que mères et pourvoyeuses de soins ». Le Comité aurait estimé qu’un « changement de perspective sur les femmes, considérées non plus tant dans leur rôle de mères et épouses que comme des individus et des acteurs à part entière de la société, à égalité avec les hommes, [était] nécessaire pour l’application intégrale de la Convention et l’instauration de l’égalité des sexes ».
122.  Enfin, le tiers intervenant explique que la présente affaire concerne une discrimination « croisée », c’est-à-dire fondée sur plusieurs motifs qui interagissent les uns avec les autres. Il lui paraît en effet que la différence de traitement dont le requérant se plaint ne peut se réduire soit au statut de militaire soit au sexe, mais résulte au contraire de la combinaison de ces deux motifs. Il estime que si l’on analysait séparément la discrimination fondée sur le sexe et la discrimination fondée sur le statut militaire, les stéréotypes concernant les militaires de sexe féminin passeraient à l’arrière-plan, et que si l’on comparait d’une part les hommes et les femmes en général et d’autre part les militaires et les civils, cela ne ferait en aucun cas apparaître directement les préoccupations des militaires de sexe masculin, et encore moins celles des militaires de sexe féminin.
123.  Pour conclure, le tiers intervenant soutient qu’il est important de repérer les stéréotypes liés au sexe et de reconnaître leurs effets néfastes. Il faudrait selon lui demander aux Etats de rendre des comptes lorsqu’ils pratiquent des discriminations fondées sur le sexe et perpétuent des inégalités sexuelles découlant de stéréotypes liés au sexe.
5.  Appréciation de la Cour
a.  Principes généraux
124.  La Cour l’a toujours dit, l’article 14 complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses. L’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque Etat de garantir. Elle s’applique aussi aux droits additionnels, pour autant qu’ils relèvent du champ d’application général de tout article de la Convention, que l’Etat a volontairement décidé de protéger. Ce principe est profondément ancré dans la jurisprudence de la Cour (voir, parmi beaucoup d’autres, E.B. c. France [GC], no 43546/02, §§ 47-48, 22 janvier 2008).
125.  La Cour a également dit que toute différence de traitement n’emporte pas automatiquement violation de l’article 14. Il faut établir que des personnes placées dans des situations analogues ou comparables en la matière jouissent d’un traitement préférentiel, et que cette distinction est discriminatoire (Ünal Tekeli c. Turquie, no 29865/96, § 49, CEDH 2004-X). Une distinction est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Stec et autres, précité, § 51).
126.  Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 42, Recueil 1996-IV). L’étendue de la marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 40, série A no 87, et Inze, précité, § 41), mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. Celle-ci étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit cependant tenir compte de l’évolution de la situation dans les Etats contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (Weller c. Hongrie, no 44399/05, § 28, 31 mars 2009, Stec et autres, précité, §§ 63-64, Ünal Tekeli, précité, § 54, et, mutatis mutandis, Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 68, CEDH 2002-IV).
127.  La Cour rappelle en outre que la progression vers l’égalité des sexes est aujourd’hui un but important des Etats membres du Conseil de l’Europe et que seules des considérations très fortes peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une telle différence de traitement (Burghartz c. Suisse, 22 février 1994, § 27, série A no 280-B, et Schuler-Zgraggen c. Suisse, 24 juin 1993, § 67, série A no 263). En particulier, des références aux traditions, présupposés d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe. Par exemple, les Etats ne peuvent imposer des traditions qui trouvent leur origine dans l’idée que l’homme joue un rôle primordial et la femme un rôle secondaire dans la famille (Ünal Tekeli, précité, § 63).
128.  Concernant le contexte spécifique des forces armées, la Cour note que, quand ils ont élaboré puis conclu la Convention, les Etats contractants possédaient dans leur très grande majorité des forces de défense et, par conséquent, un système de discipline militaire impliquant, par nature, la possibilité d’apporter à certains des droits et libertés des membres de ces forces des limitations ne pouvant être imposées aux civils. L’existence de pareil système, qu’ils ont conservé depuis lors, ne se heurte pas en soi à leurs obligations au titre de la Convention (Engel et autres, précité, § 57). Il s’ensuit que chaque Etat a compétence pour organiser son système de discipline militaire et jouit en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Le bon fonctionnement d’une armée ne se conçoit guère sans des règles juridiques destinées à empêcher le personnel militaire de lui porter préjudice. Les autorités nationales ne peuvent toutefois pas s’appuyer sur de telles règles pour faire obstacle à l’exercice par les membres des forces armées de leur droit au respect de leur vie privée, lequel s’applique aux militaires comme aux autres personnes se trouvant sous la juridiction de l’Etat (Smith et Grady, précité, § 89, et Lustig-Prean et Beckett, précité, § 82).
b.  Application de ces principes au cas d’espèce
i.  Sur l’applicabilité de l’article 14 combiné avec l’article 8
129.  La Cour doit avant tout déterminer si les faits de la cause relèvent de l’article 8 et donc de l’article 14 de la Convention. Elle a dit à maintes reprises que l’article 14 de la Convention entre en jeu dès lors que « la matière sur laquelle porte le désavantage (...) compte parmi les modalités d’exercice d’un droit garanti », ou que les mesures critiquées « se rattache[nt] (...) à l’exercice d’un droit garanti ». Pour que l’article 14 trouve à s’appliquer, il suffit que les faits du litige tombent sous l’empire de l’une au moins des dispositions de la Convention (Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 40, CEDH 2000-IV, E.B. c. France, précité, §§ 47-48, et Fretté c. France, no 36515/97, § 31, CEDH 2002-I, ainsi que les références citées).
130.  Certes, l’article 8 ne comporte pas un droit au congé parental et n’impose pas non plus aux Etats l’obligation positive de prévoir une allocation de congé parental. Cependant, en permettant à l’un des parents de rester au foyer pour s’occuper des enfants, le congé parental et l’allocation y afférente favorisent la vie familiale et ont nécessairement une incidence sur l’organisation de celle-ci. Le congé parental et l’allocation correspondante entrent donc dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention. Il s’ensuit que l’article 14, combiné avec l’article 8, trouve à s’appliquer. Partant, lorsqu’un Etat décide de créer un dispositif de congé parental, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 de la Convention (Petrovic, précité, §§ 26-29).
ii.  Sur le point de savoir s’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8
131.  La Cour observe que les militaires de sexe masculin, tel le requérant, ne bénéficient pas d’un droit légal à un congé parental de trois ans, contrairement aux militaires de sexe féminin. Elle doit donc tout d’abord rechercher si le requérant se trouvait à l’époque des faits dans une situation comparable à celle d’une femme travaillant dans l’armée.
132.  La Cour a déjà dit que, pour ce qui est du congé parental et de l’allocation de congé parental, les hommes se trouvent dans une situation analogue à celle des femmes. De fait, contrairement au congé de maternité, qui vise à permettre à la mère de se remettre de l’accouchement et d’allaiter son bébé si elle le souhaite, le congé parental et l’allocation de congé parental se rapportent à la période qui suit et ont pour but de permettre au bénéficiaire de rester au foyer pour s’occuper en personne du nouveau-né (Petrovic, précité, § 36). La Cour n’est donc pas convaincue par l’argument du Gouvernement relatif au lien biologique et psychologique particulier qui existe entre la mère et le nouveau-né après la naissance, ce que confirmeraient les recherches scientifiques modernes (paragraphe 116 ci-dessus). Sans ignorer les différences qui peuvent exister entre le père et la mère dans leur relation avec l’enfant, la Cour conclut que, pour ce qui est des soins à apporter à l’enfant pendant la période correspondant au congé parental, les hommes et les femmes sont placés dans des « situations analogues ».
133.  Il découle de ce qui précède que, aux fins du congé parental, le requérant, militaire de sexe masculin, se trouvait dans une situation analogue à celle des militaires de sexe féminin. Il reste à déterminer si la différence de traitement entre les militaires des deux sexes reposait sur une justification objective et raisonnable au regard de l’article 14.
134.  La Cour ne perd pas de vue que la présente espèce se situe dans un contexte particulier, celui des forces armées. Il s’agit en effet d’un domaine étroitement lié à la sécurité de la nation et donc fondamental pour les intérêts vitaux de l’Etat. Or les Etats jouissent d’une ample marge d’appréciation s’agissant de questions relatives à la sécurité nationale en général et aux forces armées en particulier (voir la jurisprudence citée au paragraphe 128 ci-dessus).
135.  La Cour a reconnu à plusieurs occasions que les droits des militaires garantis par les articles 5, 9, 10 et 11 de la Convention pouvaient dans certains cas faire l’objet de restrictions plus importantes que celles autorisées pour les civils. Ainsi, sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 5, elle a jugé que le fait que les militaires pussent être frappés d’une sanction disciplinaire de privation de liberté alors que les civils ne le pouvaient pas n’entraînait nulle discrimination incompatible avec la Convention, les conditions et impératifs de la vie militaire différant par nature de ceux de la vie civile (Engel et autres, précité, § 73). Par ailleurs, sous l’angle de l’article 9, la Cour a fait observer que certaines restrictions au comportement et aux attitudes motivées par la religion, si elles ne pouvaient être imposées aux civils, étaient acceptables dans l’armée. En embrassant la carrière militaire, les membres des forces armées se plient de leur plein gré à un système de discipline militaire et aux limitations aux droits et libertés que ce système implique (Kalaç, précité, § 28, et Larissis et autres c. Grèce, 24 février 1998, §§ 50-51, Recueil 1998-I, au sujet du prosélytisme dans l’armée). De même, lorsqu’elle a examiné des affaires sur le terrain de l’article 10, la Cour a dit qu’il y avait lieu de prendre en compte les particularités de la vie militaire et les « devoirs » et « responsabilités » spécifiques des militaires, les membres des forces armées étant astreints à une obligation de réserve pour tout ce qui touche à l’exercice de leurs fonctions (Hadjianastassiou c. Grèce, 16 décembre 1992, §§ 39 et 46, série A no 252, et Pasko c. Russie, no 69519/01, § 86, 22 octobre 2009, deux affaires concernant la divulgation de secrets militaires par un membre des forces armées). La Cour a également jugé que des distinctions entre militaires et civils dans le domaine de la liberté d’expression se justifiaient sous l’angle de l’article 14 par les différences entre les conditions de la vie militaire et celles de la vie civile, et plus précisément par les « devoirs » et « responsabilités » propres aux membres des forces armées (Engel et autres, précité, § 103). Enfin, il faut noter que l’article 11 § 2 indique expressément qu’il est permis d’apporter des restrictions légitimes à l’exercice des libertés de réunion et d’association des membres des forces armées (Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 119, CEDH 2008-...).
136.  Parallèlement, la Cour a également souligné que la Convention ne s’arrête pas aux portes des casernes et que les militaires, comme toutes les autres personnes relevant de la juridiction d’un Etat contractant, ont le droit de bénéficier de la protection de la Convention. Les autorités nationales ne peuvent donc invoquer le statut particulier des forces armées afin de priver les militaires de leurs droits. Pour être justifiée, une restriction à leur égard aux droits garantis par la Convention doit être nécessaire dans une société démocratique (voir, au sujet de l’article 10, Grigoriades c. Grèce, 25 novembre 1997, §§ 45-48, Recueil 1997-VII, et Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche, 19 décembre 1994, §§ 36-40, série A no 302).
137.  En ce qui concerne les restrictions à la vie familiale et privée des militaires, notamment lorsque les restrictions dont il s’agit touchent « un aspect des plus intimes de la vie privée », il doit par ailleurs exister « des raisons particulièrement graves » pour que ces ingérences répondent aux exigences de l’article 8 § 2 de la Convention. En particulier, il faut un rapport raisonnable de proportionnalité entre les restrictions imposées et le but légitime consistant à protéger la sécurité nationale. Pareilles restrictions ne sont acceptables que là où existe une menace réelle pour l’efficacité opérationnelle des forces armées. Les affirmations quant à l’existence d’un risque pour l’efficacité opérationnelle doivent être « étayées par des exemples concrets » (Smith et Grady, précité, § 89, et Lustig-Prean et Beckett, précité, § 82).
138.  Pour en venir aux circonstances de la présente affaire, la Cour note que le Gouvernement a avancé plusieurs arguments pour justifier la différence de traitement entre les militaires de sexe masculin et les militaires de sexe féminin relativement au droit au congé parental. Elle examinera successivement chacun de ces arguments.
139.  Tout d’abord, pour ce qui est de l’argument relatif au rôle social particulier que joueraient les femmes dans l’éducation des enfants, la Cour observe que, dans l’affaire Petrovic c. Autriche (précitée) déjà, elle avait pris note de l’évolution progressive de la société vers un partage plus égalitaire entre les hommes et les femmes des responsabilités en matière d’éducation des enfants. Elle n’avait pas jugé possible de conclure que la distinction fondée sur le sexe concernant l’allocation de congé parental qui existait en Autriche dans les années 1980 était constitutive d’une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8. Elle avait tenu compte notamment de la grande disparité qui existait à l’époque dans les systèmes juridiques des Etats contractants en matière d’allocations parentales. Parallèlement, elle avait pris note avec satisfaction de ce que le législateur autrichien avait en 1990 étendu le bénéfice de l’allocation de congé parental aux pères. Il lui avait dès lors paru difficile de reprocher aux autorités autrichiennes d’avoir introduit de manière graduelle, à l’image de l’évolution de la société en la matière, une législation qui était à l’époque somme toute très progressiste en Europe (Petrovic, précité, §§ 39-43). Dans l’affaire Weller c. Hongrie, plus récente, la Cour a constaté que le fait que les pères naturels n’avaient pas le droit de toucher des allocations parentales, alors que les mères, les parents adoptifs et les tuteurs pouvaient en bénéficier, entraînait une discrimination fondée sur le statut parental (Weller, précité, §§ 30-35).
140.  Les textes internationaux et éléments de droit comparé pertinents (paragraphes 49 à 75 ci-dessus) montrent que l’évolution de la société – qui, comme la Cour l’a observé dans l’affaire Petrovic, a débuté dans les années 1980 – a beaucoup progressé depuis lors. Il s’en dégage que, dans une majorité d’Etats européens, dont la Russie, la législation prévoit désormais, dans le secteur civil, que les hommes comme les femmes peuvent prendre un congé parental, et que les pays où le droit au congé parental dans le civil est limité aux femmes forment une faible minorité (paragraphe 72 ci-dessus). Plus significatif encore pour la présente espèce est le fait que dans un nombre important d’Etats membres, tant les militaires de sexe masculin que les militaires de sexe féminin ont aussi droit au congé parental (paragraphe 74 ci-dessus). Cela signifie que les sociétés européennes contemporaines ont évolué vers un partage plus égalitaire entre les hommes et les femmes des responsabilités en matière d’éducation des enfants, et que le rôle des pères auprès des jeunes enfants est mieux reconnu. La Cour ne peut faire abstraction d’idées qui ne cessent de se répandre et d’évoluer, ni des changements juridiques qu’elles entraînent dans le droit interne des Etats contractants (voir, mutatis mutandis, Smith et Grady, précité, § 104).
141.  La Cour considère par ailleurs que le Gouvernement invoque la notion de discrimination positive mal à propos. En effet, la différence de traitement entre les militaires de sexe masculin et les militaires de sexe féminin relativement au droit au congé parental n’a manifestement pas pour but de corriger le désavantage dont souffriraient les femmes dans la société ou des « inégalités factuelles » entre hommes et femmes (voir, a contrario, Stec et autres, précité, §§ 61 et 66). La Cour pense, à l’instar du requérant et du tiers intervenant, que cette différence a pour effet de perpétuer les stéréotypes liés au sexe et constitue un désavantage tant pour la carrière des femmes que pour la vie familiale des hommes.
142.  De même, on ne saurait justifier la différence de traitement en cause en invoquant les traditions qui prévalent dans un pays donné. La Cour a déjà dit que les Etats ne peuvent imposer une répartition traditionnelle des rôles entre les sexes ni des stéréotypes liés au sexe (voir la jurisprudence citée au paragraphe 127 ci-dessus). De plus, étant donné qu’en droit russe tant les hommes que les femmes travaillant dans le civil ont droit au congé parental et que ce sont les parents qui choisissent lequel d’entre eux prend le congé pour s’occuper du nouveau-né, la Cour n’est pas convaincue par l’affirmation selon laquelle la société russe n’est pas prête à accepter une même égalité entre les hommes et les femmes servant dans les forces armées.
143.  La Cour en conclut que la répartition traditionnelle des rôles entre les sexes dans la société ne peut servir à justifier l’exclusion des hommes, y compris ceux travaillant dans l’armée, du droit au congé parental. La Grande Chambre considère comme la chambre que les stéréotypes liés au sexe – telle l’idée que ce sont plutôt les femmes qui s’occupent des enfants et plutôt les hommes qui travaillent pour gagner de l’argent – ne peuvent en soi passer pour constituer une justification suffisante de la différence de traitement en cause, pas plus que ne le peuvent des stéréotypes du même ordre fondés sur la race, l’origine, la couleur ou l’orientation sexuelle.
144.  La Cour n’est pas non plus convaincue par le second argument du Gouvernement, qui consiste à dire que l’extension du droit au congé parental aux militaires de sexe masculin nuirait à la puissance de combat et à l’efficacité opérationnelle des forces armées, alors que l’octroi de ce droit aux militaires de sexe féminin n’emporte pas un tel risque car les femmes sont moins nombreuses que les hommes dans l’armée. Rien n’indique que les autorités russes aient jamais procédé à des expertises ou études statistiques pour évaluer le nombre de militaires de sexe masculin susceptibles de prendre un congé parental de trois ans à un moment donné et désireux de le faire, et pour analyser les conséquences que pareilles prises de congés pourraient avoir pour l’efficacité opérationnelle de l’armée. Pour la Cour, le simple fait que tous les militaires de sexe masculin soient en âge de procréer, comme l’indique le Gouvernement, ne suffit pas à justifier la différence de traitement litigieuse entre hommes et femmes dans l’armée. Les statistiques fournies par le Gouvernement à la demande de la Cour ne permettent pas de tirer de conclusion à cet égard (paragraphes 113 et 114 ci-dessus). Elles n’indiquent ni le nombre total de militaires (militaires de carrière et appelés) ni le nombre de militaires de sexe masculin ayant des enfants de moins de trois ans. Dès lors, elles ne permettent pas d’établir, ne serait-ce que de façon approximative, le pourcentage de militaires de sexe masculin qui pourraient bénéficier d’un congé parental à un moment donné. En l’absence d’étude sur les souhaits des militaires de sexe masculin en matière de congé parental ou de statistiques sur le pourcentage de la population civile prenant un tel congé, il est également impossible d’évaluer le nombre de militaires de sexe masculin qui se montreraient effectivement désireux de prendre un congé parental. L’affirmation du Gouvernement selon laquelle ils seraient nombreux dans ce cas contredit son argument voulant que l’espèce constitue un cas isolé qui ne révèle aucun problème systémique sous l’angle de la Convention (paragraphe 118 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour ne saurait accueillir l’affirmation du Gouvernement relative au risque qu’il y aurait pour l’efficacité opérationnelle de l’armée, parce que cette affirmation n’est pas « étayée par des exemples concrets » (voir la jurisprudence citée au paragraphe 137 ci-dessus).
145.  La Cour note par ailleurs la rigidité des dispositions du droit russe sur le congé parental dans l’armée. Elle n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel la législation russe autorise des exceptions à la règle excluant les militaires de sexe masculin du droit au congé parental. En effet, l’article 32 § 7 du règlement sur le statut des militaires (paragraphe 48 ci-dessus), invoqué par le Gouvernement, prévoit un congé spécial de trois mois, ce qui n’est manifestement pas la même chose qu’un congé parental de trois ans. Il ressort de l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle en l’espèce que ce congé spécial ne remplace pas le congé parental normal puisqu’il vise à donner au militaire de sexe masculin une possibilité raisonnable de prendre des dispositions pour faire garder l’enfant et, le cas échéant, de décider de poursuivre ou non sa carrière dans l’armée (paragraphe 34 ci-dessus). Pour ce qui est de l’article 10 § 9 de la loi sur le statut des militaires, mentionné par le Gouvernement (paragraphe 47 ci-dessus), le requérant s’est appuyé sur cette disposition dans la procédure interne, mais les juridictions nationales ont jugé qu’elle ne pouvait servir de base à l’octroi d’un congé parental de trois ans à un militaire de sexe masculin (paragraphes 17 et 26 ci-dessus). Par ailleurs, il ressort clairement de l’arrêt adopté par la Cour constitutionnelle et des décisions rendues par les tribunaux internes en l’espèce que le droit russe n’accorde pas aux militaires de sexe masculin le droit de se voir accorder un congé parental de trois ans. A cet égard, la Cour note en particulier la décision de première instance selon laquelle les militaires de sexe masculin n’ont pas droit à un congé parental de trois ans même lorsque leurs enfants sont privés de soins maternels et la décision d’appel aux termes de laquelle « le personnel militaire de sexe masculin [n’est] en aucun cas autorisé à bénéficier d’un congé parental » (paragraphes 26 et 29 ci-dessus). La Cour relève aussi que le jugement du 8 décembre 2006 a conclu que la décision de l’unité militaire d’accorder au requérant un congé parental à titre exceptionnel était irrégulière (paragraphe 32 ci-dessus).
146.  Quant aux exemples de cas où un congé parental aurait été octroyé à des militaires de sexe masculin, la Cour note que le Gouvernement en a fourni un seul (paragraphe 117 ci-dessus), ce qui ne suffit pas à ses yeux à prouver l’existence d’une pratique interne établie (voir, pour un raisonnement similaire, Kozhokar c. Russie, no 33099/08, § 93, 16 décembre 2010, et Horvat c. Croatie, no 51585/99, § 44, CEDH 2001-VIII). Les autres exemples cités par le Gouvernement concernent l’octroi d’un congé parental à des policiers et ne sont donc pas pertinents pour l’espèce. Dès lors, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas soumis de preuves convaincantes démontrant que les exceptions indiquées par lui s’appliquent dans la réalité ou qu’une appréciation au cas par cas soit effectivement possible avec octroi d’un congé parental aux militaires de sexe masculin dont la situation l’exigerait.
147.  Cela étant, la Cour admet que, eu égard à l’importance de l’armée pour la protection de la sécurité nationale, certaines restrictions au droit au congé parental peuvent se justifier, à condition qu’elles ne soient pas discriminatoires. Pour la Cour, il est possible d’atteindre le but légitime que constitue la protection de la sécurité nationale autrement qu’en limitant le droit au congé parental aux militaires de sexe féminin et en excluant tous les militaires de sexe masculin du bénéfice de ce droit. De fait, dans un nombre important d’Etats membres, les militaires des deux sexes ont droit au congé parental (paragraphe 74 ci-dessus). La Cour prend note avec un intérêt particulier des dispositions juridiques sur le congé parental qui sont en vigueur dans des pays tels que les Pays-Bas, l’Allemagne et le Royaume-Uni (paragraphe 75 ci-dessus). Ces exemples montrent qu’il existe des moyens de tenir compte des préoccupations légitimes concernant l’efficacité opérationnelle de l’armée tout en assurant aux militaires des deux sexes une égalité de traitement dans le domaine du congé parental.
148.  La Cour prend note de l’article 1 de la Convention C111 de l’OIT concernant la discrimination en matière d’emploi et de profession, aux termes duquel les distinctions, exclusions ou préférences fondées sur les qualifications exigées pour un emploi déterminé ne sont pas considérées comme des discriminations (paragraphe 52 ci-dessus). Or elle n’est pas convaincue que l’exclusion du bénéfice du droit au congé parental puisse en l’espèce passer pour être fondée sur une qualification exigée pour servir dans l’armée. D’ailleurs, les militaires de sexe féminin ont droit au congé parental, l’exclusion en cause ne touchant que les militaires de sexe masculin. Parallèlement, la Cour considère que, eu égard aux exigences particulières de la fonction militaire, il peut se justifier d’exclure du droit au congé parental tout militaire, homme ou femme, qui, en raison de facteurs tels que, par exemple, sa position hiérarchique, la rareté de ses qualifications techniques ou sa participation à des opérations militaires sur le terrain, ne peut pas être facilement remplacé dans ses fonctions. Or, en Russie, le droit au congé parental est entièrement fonction du sexe des militaires. En excluant les seuls militaires de sexe masculin du droit au congé parental, la disposition en cause impose une restriction globale qui s’applique automatiquement à tous les militaires de sexe masculin, indépendamment de leur position dans l’armée, de la disponibilité d’un remplaçant ou de leur situation personnelle. Une telle restriction générale et automatique, appliquée à un groupe de personnes en fonction de leur sexe, doit donc être considérée comme sortant du cadre d’une marge d’appréciation acceptable, aussi large soit-elle, et comme incompatible avec l’article 14.
149.  La Cour observe que le requérant, qui était opérateur radio dans le domaine du renseignement, pouvait être remplacé par des militaires de sexe masculin comme par des militaires de sexe féminin. Il est à cet égard significatif que, dans l’unité de l’intéressé, des postes équivalents au sien étaient souvent occupés par des femmes et qu’il était lui-même souvent remplacé par des femmes (paragraphe 11 ci-dessus). Or ces militaires de sexe féminin avaient un droit inconditionnel à un congé parental de trois ans. Le requérant, en revanche, n’avait pas droit à un tel congé, ce uniquement à cause de son appartenance au sexe masculin. L’intéressé a donc subi une discrimination fondée sur le sexe.
150.  Enfin, pour ce qui est de l’argument du Gouvernement selon lequel, en s’engageant dans l’armée, le requérant a renoncé à son droit à ne pas faire l’objet de discrimination, la Cour considère que, eu égard à l’importance fondamentale que revêt la prohibition de la discrimination fondée sur le sexe, l’on ne saurait admettre la possibilité de renoncer au droit à ne pas faire l’objet d’une telle discrimination, car pareille renonciation se heurterait à un intérêt public important (voir, pour une approche comparable concernant la discrimination raciale, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 204, CEDH 2007-IV).
151.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que l’exclusion des militaires de sexe masculin du droit au congé parental, alors que les militaires de sexe féminin bénéficient de ce droit, ne peut passer pour reposer sur une justification raisonnable ou objective. La Cour conclut donc que cette différence de traitement, dont le requérant a été victime, constitue une discrimination fondée sur le sexe.
152.  Partant, il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.
II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 34 DE LA CONVENTION
153.  Le requérant allègue que la visite du procureur à son domicile peu avant la tenue de l’audience devant la Grande Chambre s’analyse en une entrave à l’exercice de son droit de recours individuel garanti par l’article 34 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :
« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique (...) qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »
A.  Les arguments des parties
1.  Le requérant
154.  Le requérant soutient que le procureur n’avait aucune raison de se rendre chez lui. Tout d’abord, il n’aurait pas dissimulé aux autorités son remariage avec son ex-femme et la naissance de leur quatrième enfant. Au contraire, il aurait informé le chef de son unité militaire de ces événements. Il estime que, s’il avait fallu obtenir des renseignements complémentaires de sa part, on aurait pu le convoquer au parquet. Or cela n’aurait pas été le cas. L’affirmation du Gouvernement selon laquelle on lui aurait adressé des convocations ne serait étayée par aucun élément de preuve. De surcroît, la législation interne interdirait les visites de nuit. Pour le requérant, il ressort clairement de ce qui précède que la visite de nuit du procureur avait pour seul but de faire pression sur lui avant la tenue de l’audience devant la Grande Chambre, chose prohibée par l’article 34 de la Convention (il invoque à cet égard Popov c. Russie, no 26853/04, § 249, 13 juillet 2006, Fedotova c. Russie, no 73225/01, § 51, 13 avril 2006, Kniazev c. Russie, no 25948/05, § 115, 8 novembre 2007, et Riabov c. Russie, no 3896/04, § 59, 31 janvier 2008). De fait, le requérant et sa famille se seraient sentis intimidés et effrayés.
155.  Pour ce qui est de l’argument du Gouvernement selon lequel il a déformé les faits relatifs à la visite du procureur (paragraphe 157 ci-dessous), le requérant confirme que la version anglaise de ses observations contient une erreur quant à l’âge de ses beaux-parents (la version russe étant correcte). Il insiste toutefois sur le fait que les autres informations communiquées par lui sont exactes. Il pense que le Gouvernement a cherché à le dénigrer afin d’affaiblir son argumentation.
2.  Le Gouvernement
156.  Le Gouvernement confirme qu’un procureur s’est effectivement rendu chez le requérant le 31 mars 2011 à 21 heures. Toutefois, cette visite n’aurait pas visé à intimider le requérant mais à obtenir des informations à jour sur sa situation, notamment concernant l’endroit où lui, sa femme et leurs enfants vivaient à cette date et le versement d’une pension alimentaire par la mère. Le procureur aurait convoqué le requérant devant le parquet pour le 30 ou le 31 mars 2011. L’intéressé ne s’étant pas présenté le jour dit, le procureur se serait rendu à son domicile. Le requérant aurait toutefois refusé de répondre aux questions du procureur et aurait ainsi manqué de respect envers les autorités. Le Gouvernement conclut que les autorités russes n’ont nullement entravé l’exercice par le requérant du droit de recours individuel.
157.  Enfin, renvoyant aux arguments exposés par lui à propos de la question de l’abus du droit de recours, le Gouvernement impute au requérant une tendance à exagérer et à déformer les faits. C’est ainsi que la visite en cause aurait eu lieu à 21 heures, et non pas à 22 heures comme indiqué par l’intéressé. Ce dernier aurait en outre menti au sujet de l’âge de ses beaux-parents.
B.  Appréciation de la Cour
158.  La Cour rappelle que, pour que le mécanisme de recours individuel instauré à l’article 34 de la Convention soit efficace, il est de la plus haute importance que les requérants, déclarés ou potentiels, soient libres de communiquer avec la Cour, sans que les autorités les pressent en aucune manière de retirer ou modifier leurs griefs (voir, entre autres, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 105, Recueil 1996-IV, et Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 105, Recueil 1996-VI). A cet égard, le terme « presse[r] » vise non seulement la coercition directe et les actes flagrants d’intimidation, mais aussi les actes ou contacts indirects et de mauvais aloi tendant à dissuader ou décourager les requérants de se prévaloir du recours qu’offre la Convention (Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, § 159, Recueil 1998-III).
159.  Pour déterminer si des contacts entre les autorités et un requérant constituent des pratiques inacceptables du point de vue de l’article 34, il faut tenir compte des circonstances particulières de la cause. A ce propos, il faut envisager la vulnérabilité du plaignant et le risque que les autorités ne l’influencent (Akdivar et autres, précité, § 105, et Kurt, précité, § 160). Même un « entretien » informel avec un requérant, sans parler d’un interrogatoire formel au sujet de la procédure de Strasbourg, peut passer pour une forme d’intimidation (voir, a contrario, Syssoyeva et autres c. Lettonie (radiation) [GC], no 60654/00, §§ 107 et suiv., CEDH 2007-I).
160.  La Cour a souligné à maintes reprises qu’il n’est en principe guère approprié que les autorités d’un Etat défendeur entrent en contact direct avec un requérant au sujet de l’affaire dont celui-ci l’a saisie (Riabov, précité, §§ 59-65, Fedotova, précité, § 51, Akdeniz et autres c. Turquie, no 23954/94, §§ 118-121, 31 mai 2001, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, §§ 169-171, Recueil 1998-VIII, et Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, § 105, Recueil 1998-IV). En particulier, si un gouvernement a des raisons de croire que, dans une affaire donnée, il y a abus du droit de recours individuel, il doit en avertir la Cour et lui faire part de ses doutes. Un questionnement par les autorités locales peut très bien être interprété par le requérant comme une tentative d’intimidation (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 131-133, CEDH 1999-IV).
161.  Parallèlement, la Cour réaffirme qu’il ne s’agit pas de considérer toute enquête de la part des autorités au sujet d’une requête pendante devant elle comme une mesure d’« intimidation ». Par exemple, elle a jugé que les contacts organisés entre les autorités et un requérant en vue de parvenir à un règlement amiable ne constituaient pas une entrave à l’exercice du droit de recours, à condition que les mesures prises par l’Etat dans le cadre des négociations à cet égard ne comportent aucune forme de pression, d’intimidation ou de coercition (Yevgeniy Alekseyenko c. Russie, no 41833/04, § 168-174, 27 janvier 2011). Dans d’autres affaires portant sur l’interrogatoire d’un requérant par les autorités locales au sujet des circonstances à l’origine de sa requête, la Cour, en l’absence d’éléments de preuve attestant de mesures de pression ou d’intimidation, n’a pas non plus jugé que le requérant avait été entravé dans l’exercice de son droit de recours individuel (Manoussos c. République tchèque et Allemagne (déc.), no 46468/99, 9 juillet 2002, et Matyar c. Turquie, no 23423/94, §§ 158-159, 21 février 2002).
162.  Quant aux circonstances de l’espèce, la Cour relève qu’un responsable du parquet militaire local s’est rendu chez le requérant dans la soirée du 31 mars 2011. Ce responsable a déclaré qu’il menait une enquête à la demande du représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Il a posé au requérant des questions sur sa vie familiale et lui a demandé de produire des documents ; il est resté dans l’appartement pendant une heure environ et n’est parti qu’après que le requérant eut rédigé et signé une déclaration indiquant qu’il ne répondrait plus à aucune question.
163.  La Cour admet que le requérant et sa famille ont dû se sentir intimidés et effrayés par la visite du procureur à leur domicile. Toutefois, rien n’indique que cette visite – qui avait apparemment pour but d’obtenir des informations à jour sur la situation familiale du requérant en vue de la préparation des observations du Gouvernement à la Cour (paragraphes 41 et 156 ci-dessus) – ou les circonstances dans lesquelles elle s’est déroulée aient été destinées à pousser le requérant à retirer ou modifier sa requête ou à le gêner de toute autre manière dans l’exercice effectif du droit de recours individuel, ou qu’elles aient en réalité eu un tel effet. Les autorités de l’Etat défendeur ne peuvent ainsi passer pour avoir entravé le requérant dans l’exercice de son droit de recours individuel. Dès lors, l’Etat défendeur n’a pas manqué aux obligations qui lui incombaient au titre de l’article 34 de la Convention.
III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
164.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommage
165.  Le requérant réclame 400 000 euros (EUR) pour dommage moral. Il sollicite 59 855,12 roubles russes (RUB) pour dommage matériel, somme censée correspondre aux primes qu’il aurait selon lui touchées s’il n’avait pas été frappé de sanctions disciplinaires pour ses absences lors de son congé parental.
166.  Le Gouvernement estime que la demande du requérant pour dommage matériel n’est étayée par aucun document. Il affirme par ailleurs que l’intéressé avait subi des sanctions disciplinaires dès avant la naissance de son enfant. Il ajoute que le requérant a perçu une aide financière d’un montant supérieur aux pertes invoquées par lui. Quant à la somme réclamée pour dommage moral, le Gouvernement la juge excessive. Ayant bénéficié d’un congé parental et touché une aide financière, le requérant n’aurait subi aucun désagrément en rapport avec la violation alléguée de la Convention.
167.  La Cour observe que le requérant n’a soumis aucun document à l’appui de sa prétention pour dommage matériel. Partant, elle rejette la demande à cet égard.
168.  Pour ce qui est du dommage moral, la Cour considère que le requérant a forcément dû éprouver des souffrances et frustrations à raison de la discrimination fondée sur le sexe dont il a fait l’objet. Statuant en équité, elle lui alloue 3 000 EUR de ce chef, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
B.  Frais et dépens
169.  S’appuyant sur une convention d’honoraires, le requérant sollicite 5 000 EUR au titre des frais et dépens exposés par lui devant la Grande Chambre.
170.  Le Gouvernement trouve cette somme excessive : l’intéressé aurait bénéficié de l’assistance judiciaire, et l’affaire, qui serait dénuée de complexité, n’aurait pas exigé beaucoup de travail de ses représentants. De plus, selon l’accord en question, le requérant devrait verser à ses représentants 160 000 RUB, soit environ 4 000 EUR.
171.  Suivant la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que s’il est établi qu’ils ont été réellement exposés, qu’ils correspondaient à une nécessité et qu’ils sont d’un montant raisonnable. En l’espèce, eu égard aux documents dont elle dispose et au fait que le requérant a perçu une somme au titre de l’assistance judiciaire, la Cour juge raisonnable d’allouer à l’intéressé 3 150 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant sur cette somme.
C.  Intérêts moratoires
172.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1.  Rejette, par seize voix contre une, les exceptions préliminaires du Gouvernement ;
2.  Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de la Convention ;
3.  Dit, par quatorze voix contre trois, que l’Etat défendeur n’a pas manqué aux obligations lui incombant au titre de l’article 34 de la Convention ;
4.  Dit, par quatorze voix contre trois,
a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir en roubles russes au taux applicable à la date du règlement :
i.  3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii.  3 150 EUR (trois mille cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 22 mars 2012.
Johan Callewaert Nicolas Bratza   Adjoint au greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
–  opinion en partie concordante et en partie dissidente du juge Pinto de Albuquerque ;
–  opinion en partie dissidente de la juge Kalaydjieva ;
–  opinion en partie dissidente de la juge Nußberger, à laquelle se rallie la juge Fedorova ;
–  opinion dissidente du juge Popović.
N.B.  J.C.
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE
(Traduction)
L’affaire Markin porte sur la situation des parents aux premiers moments de la vie de leurs enfants et sur les raisons justifiant l’existence d’un statut parental spécial applicable aux militaires. Je souscris au constat de violation de l’article 8 combiné avec l’article 14 auquel la majorité est parvenue, bien que les motifs qui m’y conduisent diffèrent grandement de ceux qui sont exposés dans l’arrêt. Ces motifs tiennent à la nature du droit au congé parental, qui ne peut être correctement appréciée qu’au regard de l’évolution de la protection des droits sociaux par la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention »). En outre, il me paraît important, pour des raisons tant pratiques que théoriques, d’analyser séparément la double discrimination subie par le requérant, d’abord en tant que militaire de sexe masculin par rapport à ses collègues de sexe féminin (la question de la discrimination sexuelle), ensuite en tant que militaire par rapport aux civils (la question de la discrimination professionnelle). Enfin, je ne puis souscrire au constat de non-violation de l’article 34.
Opinion dissidente
Le droit du requérant au respect de son domicile
Je marque mon désaccord avec les conclusions de la majorité en ce qui concerne le grief tiré de l’article 34. J’estime que l’ingérence opérée de nuit dans le droit du requérant au respect de son domicile est inacceptable. Quelle que soit l’heure exacte à laquelle la visite au domicile de l’intéressé a commencé, il n’est pas contesté que celle-ci a eu lieu pendant la nuit. La Cour s’est maintes fois déclarée opposée à tout contact des autorités nationales avec les requérants et leur famille tant que les requêtes sont pendantes devant elle. En l’espèce, deux éléments renforcent la gravité de l’ingérence. En premier lieu, celle-ci s’est produite de nuit au domicile du requérant, c’est-à-dire dans un endroit éminemment intime et à un moment où l’intéressé et sa famille étaient particulièrement vulnérables. En second lieu, l’agent enquêteur aurait pu obtenir ailleurs et autrement les informations qu’il recherchait. Les autorités n’ont pas employé la bonne méthode pour se procurer les renseignements qu’elles recherchaient. Même s’il n’y avait pas de volonté d’intimidation de leur part, il n’en reste pas moins que leur comportement était objectivement intimidant et qu’il a été ressenti comme tel par le requérant et sa famille, emportant ainsi violation de l’article 34.
Opinion concordante
La nature du droit au congé parental
Le congé parental se définit comme une période d’absence autorisée du travail immédiatement consécutive au congé de maternité, au cours de laquelle le contrat ou la relation de travail et les droits qui en découlent sont préservés. Le droit au congé parental est garanti par la Convention. Il ne relève pas simplement du champ d’application de la Convention en ce qu’il favorise la vie familiale et influe sur l’organisation de celle-ci, mais découle directement de l’article 8. Il est protégé par cette disposition parce qu’il représente une garantie essentielle pour le lien entre le parent concerné et son enfant à un moment où ce dernier est spécialement vulnérable et a des besoins particuliers. Les relations familiales ainsi protégées peuvent être fondées sur un lien biologique de maternité ou de paternité, ou sur un lien juridique résultant d’une adoption ou de toute autre relation juridiquement équivalente. Le droit au congé parental est un droit conventionnel primordial qui fait partie du noyau dur des droits fondamentaux de la famille.
Le droit au congé parental présente ainsi deux aspects complémentaires : d’une part, il est un droit social en ce qu’il préserve la situation professionnelle du travailleur concerné et, d’autre part, il est aussi un droit conventionnel protégeant le lien entre le parent et son enfant. Il n’est donc pas un droit conventionnel ex novo, mais l’un des aspects du droit au respect de la vie familiale que la Convention englobe en tant qu’instrument vivant. Des conséquences pratiques cruciales découlent de cette analyse : d’une part, les Etats ont l’obligation positive de créer un dispositif juridique de congé parental et, d’autre part, le droit au congé parental est protégé par l’article 8 indépendamment de toute discrimination contraire à l’article 14.
La Cour se montre de plus en plus encline à accorder une protection conventionnelle aux droits sociaux par le biais de l’article 14 de la Convention. Selon une jurisprudence bien établie, l’article 14 ne se limite pas à la jouissance des droits consacrés par la Convention, mais s’étend à ceux qui « relèvent du champ d’application » d’une disposition conventionnelle et qu’un Etat a décidé de garantir même si, ce faisant, celui-ci a dépassé les strictes exigences de la Convention1. S’appuyant sur cette méthode d’interprétation, la Cour a censuré l’application discriminatoire de droits sociaux relevant du champ d’application de dispositions de la Convention2. Mais des droits sociaux ont également été dégagés directement de dispositions conventionnelles sans qu’il soit fait référence à un traitement discriminatoire subi par un requérant, tels que le droit des personnes se trouvant sous l’autorité de l’Etat à un traitement médical3, le droit de chaque citoyen à un traitement médical4, le droit à un environnement sain5, le droit au logement6, le droit à une pension de retraite7, le droit à la négociation collective et le droit de grève8. La Cour y a ajouté le droit de chacun à une procédure équitable en matière de détermination de ses droits sociaux9.
La reconnaissance par la Cour de droits sociaux sur le terrain de la Convention se heurte à deux objections de principe. Arguant que l’intention des pères fondateurs de la Convention était de n’y faire figurer que des droits civils et politiques, certains ont reproché à la Cour d’outrepasser les limites de sa compétence et d’imposer aux Parties contractantes des obligations internationales non acceptées par elles10. Cet argument est erroné, pour deux raisons. D’une part, il méconnaît le but de la Convention en tant que traité qui prévoit le « développement » des droits de l’homme dans le contexte de la Déclaration universelle des droits de l’homme, laquelle prévoit des droits économiques et sociaux. Ce dessein, clairement exprimé dans le préambule de la Convention, est confirmé par les dispositions de cet instrument qui garantissent le droit d’adhérer à un syndicat et interdisent le travail forcé ainsi que par l’adoption ultérieure de protocoles portant sur le droit de propriété et le droit à l’instruction11. En outre, il n’existe pas de ligne de démarcation claire entre les droits sociaux et les droits civils, ces derniers ayant pour la plupart des implications sociales et économiques12.
D’autre part, cet argument ne tient pas compte du fait que la Convention est un « instrument vivant », qui évolue et s’adapte aux situations concrètes que connaissent les peuples européens. S’il ressort des travaux préparatoires à la Convention que la protection des droits civils et politiques dans un continent alors dévasté par la guerre et les graves violations des droits de l’homme qui y furent commises étaient un sujet de préoccupation particulier pour les rédacteurs de cet instrument13, tel n’est plus le cas pour les peuples de l’Europe actuelle. La pétrification de la Convention irait non seulement à l’encontre des règles ordinaires d’interprétation des traités, qui confèrent une fonction supplétive aux travaux préparatoires et un rôle prépondérant aux termes, à l’objet et au but des dispositions conventionnelles (article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités), mais méconnaîtrait en définitive la véritable intention des pères fondateurs de la Convention, qui avaient pour ambition d’élaborer un instrument garantissant des droits concrets et effectifs plutôt que formels et illusoires.
Il a également été avancé que les droits sociaux ne sont pas justiciables en raison de leur caractère vague et technique. Selon cette thèse, ces droits se borneraient à énoncer des objectifs politiques à atteindre ou des programmes d’action destinés aux organes politiques et administratifs de l’Etat et ne se prêteraient pas à un contrôle juridictionnel. Cette thèse méconnaît le principe selon lequel les droits fondamentaux possèdent un contenu obligatoire minimum14. Comme tous les autres droits fondamentaux, les droits sociaux ont un contenu obligatoire minimum que les tribunaux peuvent et doivent définir et appliquer, tâche qui revêt une importance particulière en période de difficultés financières, où les droits sociaux sont les premiers à être négligés15. Si les Etats bénéficient d’une ample latitude pour adopter les mesures de politique sociale adéquates, il appartient à la Cour de déterminer si elles demeurent dans les limites du « raisonnable16 ». Le caractère raisonnable de la politique sociale de l’Etat s’apprécie en termes de proportionnalité en ce sens qu’elle ne doit pas seulement s’adresser équitablement à tous les groupes sociaux, mais aussi compenser les inégalités factuelles et prêter une attention particulière aux plus vulnérables d’entre eux17. Par exemple, une mesure de politique sociale sera « déraisonnable », c’est-à-dire disproportionnée, si elle ne prévoit rien pour les plus démunis. Il existe donc un point de convergence entre la mise en œuvre d’une politique sociale « raisonnable » et l’obligation de garantir le contenu minimal des droits sociaux18. Comme le juge William Brennan l’a souligné avec éloquence, « la protection sociale n’est donc pas de la simple charité, mais constitue un moyen de développer le bien-être général et d’assurer, à nous-mêmes et à notre postérité, les bienfaits de la liberté19 ».
Les considérations qui précèdent mènent inévitablement à la conclusion suivante : un droit social peut légitimement être tiré d’une disposition de la Convention, même s’il est prévu par la Charte sociale européenne et que la Partie contractante concernée n’est pas liée par la disposition pertinente de la Charte20. Ainsi, le seul fait que l’article 27 § 2 de la Charte sociale européenne garantit le droit au congé parental n’empêche en rien celui-ci d’être reconnu comme un droit consacré par l’article 8 de la Convention, et ce même si la Partie contractante en cause n’a pas accepté l’article 27 § 2 de la Charte. En l’espèce, il convient de noter que l’Etat défendeur a accepté cet article, comme la plupart des autres Etats parties à la Convention, ce qui prouve bien le caractère incontesté dudit droit au regard du droit international. Des arguments scientifiques et juridiques peuvent être exposés en vue de démontrer l’évolution de ce droit à la lumière de la Convention.
Certaines études scientifiques mettent en avant des éléments prouvant l’importance primordiale de la relation physique et psychologique entre le parent et l’enfant à un stade très précoce de la vie de celui-ci. Ces études ont démontré les bénéfices manifestes du congé parental, notamment des taux moindres de mortalité infantile et des effets à long terme sur les performances cognitives et socio-émotionnelles de l’enfant. En d’autres termes, il existe une relation de cause à effet entre le congé parental et la santé et les résultats scolaires de l’enfant21. Un défaut de protection et de mise en œuvre du droit au congé parental compromettrait de manière significative le bien-être général de l’enfant et fragiliserait considérablement le lien entre le parent et l’enfant. Le congé parental s’avère donc être un instrument essentiel de politique sociale pour garantir le bien-être général de l’enfant et le développement harmonieux des liens familiaux.
Outre les preuves scientifiques toujours plus nombreuses démontrant l’importance extrême du congé parental, la reconnaissance d’un droit au congé parental fait par ailleurs l’objet d’un consensus international établi. Sur trente-trois Etats membres du Conseil de l’Europe, un seul n’a instauré aucun congé parental, deux ouvrent cette possibilité uniquement aux femmes et tous les autres Etats accordent un congé parental aux hommes comme aux femmes. Les militaires des deux sexes bénéficient d’un régime juridique semblable ou similaire à celui des civils, sauf dans cinq pays où seules les militaires de sexe féminin ont droit à un tel congé. Les institutions politiques du Conseil de l’Europe ont inscrit ce consensus dans plusieurs résolutions et recommandations22. Au sein de l’Union européenne, la directive concernant l’accord-cadre sur le congé parental (directive 96/34/CE du Conseil du 3 juin 1996, modifiée par la directive du Conseil 2010/18/EU du 8 mars 2010) représente pour les Etats membres de l’Union la norme contraignante, selon laquelle le congé parental constitue en principe pour les deux parents un droit non transférable et individuel23. Ce consensus en droit européen des droits de l’homme se retrouve dans le droit international du travail, qui a reconnu de manière constante le droit au congé parental depuis les années 1980, comme cela ressort de plusieurs recommandations de l’Organisation internationale du Travail (OIT) : la Recommandation sur les travailleurs ayant des responsabilités familiales (R165), 1981, § 22 1)-3), la Recommandation sur le travail à temps partiel (R182), 1994, § 13 et la Recommandation sur la protection de la maternité (R191), 2000, § 10 3)-5). Enfin, le consensus susmentionné se reflète également dans le droit universel des droits de l’homme. Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CDESC) a relevé que l’application de l’article 3 du Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels, lu en liaison avec l’article 9 du même instrument, exigeait entre autres que soient garantis un congé de maternité suffisant pour les femmes et un congé de paternité suffisant pour les hommes, et que les hommes comme les femmes aient droit à un congé parental24.
Eu égard au large consensus international qui se dégage du droit européen et du droit universel des droits de l’homme, l’approche adoptée par la Cour dans l’affaire Petrovic c. Autriche est manifestement dépassée. L’argument fondamental présenté à cette époque, à savoir que la majorité des Etats membres du Conseil de l’Europe ne prévoyait pas de congé parental pour les hommes, ne correspond plus à la réalité aujourd’hui. Mais la cohérence exige que des conclusions soient tirées de ce nouveau consensus. S’il y a lieu de conclure qu’il n’y a plus aucune raison d’établir une distinction fondée sur le sexe quant au congé parental, la conclusion selon laquelle le droit au congé parental lui-même est à présent considéré par presque tous les Etats membres du Conseil de l’Europe et par la communauté internationale en général comme une partie intégrante et un élément constitutif de la protection juridique de la famille et de la relation parent-enfant s’impose d’autant plus. Dès lors, on peut en déduire que le coût du congé parental n’est pas de nature à grever de manière inutile et irréaliste les ressources de l’Etat. En d’autres termes, on ne peut plus prétendre que la protection des droits de l’homme dans ce domaine particulier ne relève pas des choix des représentants légitimes du peuple. Du socle commun entre les législations des Etats membres du Conseil de l’Europe et les normes juridiques internationales ressort une nouvelle facette du droit au respect de la vie familiale – une facette qui a gagné une ample légitimité démocratique.
En conséquence, les Parties contractantes à la Convention ont l’obligation positive de prévoir un dispositif juridique de congé parental25. Les Etats sont libres d’instaurer soit un système de droit partagé au congé parental entre les hommes et les femmes soit un droit individuel au congé parental qui ne peut être transféré à l’autre parent. Aux fins de la promotion de l’égalité des sexes, les Etats peuvent instaurer un quota paternel de congé parental qui ne peut être pris que par le père et est perdu si celui-ci ne l’utilise pas. Si les règles fixées par la directive sur le congé parental sont contraignantes pour les pays membres de l’Union européenne, la Convention n’impose pas la même norme juridique, eu égard au défaut de consensus européen quant à la forme, à la durée et aux conditions exactes du congé parental parmi l’ensemble des Etats membres du Conseil de l’Europe. Cependant, le régime du droit au congé parental, à l’instar des dispositifs qui régissent tous les autres droits sociaux, n’est pas entièrement laissé à la discrétion des majorités politiques. Certaines caractéristiques fondamentales de ce droit peuvent être établies à la lumière de la Convention et pareil régime est en conséquence soumis au contrôle de la Cour. Le talon d’Achille classique des droits sociaux étant leur effectivité et leur force exécutoire, une définition claire de la portée des compétences du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire dans la mise en œuvre des droits sociaux est de la plus haute importance.
Premièrement, le droit au congé parental profite à tous les citoyens sans distinction fondée sur le sexe ou la situation professionnelle. Les forces armées, la police et les fonctionnaires nationaux ne sont pas exclus du bénéfice de ce droit fondamental26. Cela vaut également pour les salariés à temps partiel, ceux en contrat à durée indéterminée ou les intérimaires. La mise en œuvre du droit au congé parental dans le secteur privé de l’économie résulte de l’effet horizontal du système de protection des droits de l’homme27.
Deuxièmement, le droit au congé parental a un contenu minimum. Lorsqu’on établit la forme, la durée et les conditions du congé parental, il convient de garder à l’esprit les objectifs ultimes de la conciliation de la vie professionnelle et de la vie privée et familiale pour les parents qui travaillent, et de l’égalité des hommes et des femmes en matière de développement de carrière et de traitement au travail. A l’issue du congé parental, tout travailleur a le droit de retrouver son poste de travail ou, en cas d’impossibilité, un travail équivalent conforme à son contrat ou à sa relation de travail. Les droits acquis ou en cours d’acquisition par le travailleur à la date du début du congé parental sont maintenus dans leur état jusqu’à la fin du congé parental. Les travailleurs doivent être protégés contre un traitement moins favorable ou un licenciement motivé par la demande ou la prise de congé parental. Les Etats sont libres de décider si le congé parental est accordé à temps plein, à temps partiel, de manière fragmentée ou sous forme d’un crédit-temps, et de subordonner le droit au congé parental à une période de travail et/ou une période d’ancienneté ; toutefois, ils n’ont pas le droit, par exemple, d’exiger des périodes de travail ou d’ancienneté excessives. Les Etats sont également libres de définir les circonstances dans lesquelles un employeur est autorisé à reporter l’octroi du congé parental tant que le report est exclusivement justifié par des motifs extraordinaires liés au fonctionnement de l’entreprise.
Troisièmement, la garantie du droit au congé parental constitue une obligation de résultat, auquel l’Etat est tenu de parvenir dans un délai raisonnable au moyen des instruments législatifs adéquats28. Ce droit peut être restreint ou même annulé dans des circonstances exceptionnelles29, puisque l’Etat n’est pas limité par un principe rigide de non-régression des droits sociaux dès lors que les mesures régressives poursuivent des buts généraux de bien-être et sont mis en œuvre de manière progressive et proportionnée30.
Discrimination à l’encontre des militaires de sexe masculin
Eu égard à la portée minimum du droit au congé parental garanti par la Convention, tel que décrit ci-dessus, un régime juridique discriminatoire de congé parental ou l’application discriminatoire d’un régime de congé parental emporte violation de l’article 8, lu isolément ou combiné avec l’article 14. Tel est le cas en l’espèce. J’estime que le refus d’accorder un congé parental au requérant s’est fondé sur une combinaison de deux motifs discriminatoires différents : la fonction militaire et le sexe. La discrimination litigieuse a une double nature juridique : non seulement il existe une discrimination fondée sur le sexe entre les hommes et les femmes qui servent dans l’armée, eu égard au traitement préférentiel dont bénéficient les militaires de sexe féminin par rapport à leurs homologues masculins, mais il existe également une discrimination fondée sur la situation professionnelle puisque les civils de sexe masculin sont mieux traités que les militaires du même sexe. Je me propose d’examiner séparément ces deux sortes de traitement discriminatoire, aux fins de démontrer que le traitement moins favorable auquel sont soumis les militaires de sexe masculin manque dans tous les cas de justification. Outre l’importance théorique de séparer les différents motifs de discrimination, cela entraîne une conséquence pratique majeure aux fins de l’article 46.
Discrimination fondée sur le sexe
Les militaires russes de sexe masculin n’ont pas de droit législatif au congé parental, alors que leurs homologues féminins en bénéficient. Cette différence entre les hommes et les femmes est établie par la loi, indépendamment de leur grade et de leurs fonctions au sein des forces armées. La nature globale et générale de la disposition juridique en question, qui n’autorise aucune solution modulée selon les fonctions des différentes catégories de personnel, démontre qu’une catégorie de citoyens (les militaires de sexe masculin) a fait l’objet d’un traitement différencié par le législateur uniquement en raison de son sexe. Ni la prépondérance des hommes dans les forces armées ni le « rôle spécial des mères dans l’éducation des enfants » ne peuvent être invoqués pour justifier une différence de traitement aussi radicale. En fait, seul un pourcentage minime de civils de sexe masculin prennent un congé parental en Russie, selon les statistiques. Ce pourcentage, appliqué aux forces armées, n’entraînerait aucun changement majeur dans le fonctionnement normal de celles-ci. De plus, la seule tradition ne suffit pas à justifier une quelconque discrimination31. Le caractère discriminatoire de ce régime ressort de manière évidente lorsqu’on prend en compte le fait que les civils, quel que soit leur sexe, ont tous droit aux mêmes avantages juridiques. Si le législateur est disposé à admettre l’égalité entre tous les civils, hommes ou femmes, qui bénéficient de la même période de congé parental, il est difficile de comprendre pourquoi pareille égalité n’est pas garantie pour les militaires des deux sexes.
Discrimination fondée sur la situation professionnelle
La nature discriminatoire du régime juridique du congé parental en Russie peut également être examinée sous une autre perspective. Une comparaison entre les militaires de sexe masculin et leurs homologues civils montrent que les premiers sont traités avec moins de générosité par le droit national. La nature défensive des fonctions des hommes engagés dans les forces armées russes ne constitue pas un argument décisif. Premièrement, il n’a été produit aucune preuve factuelle qui démontrerait un quelconque risque concret pour l’effectivité opérationnelle des forces armées en raison des congés parentaux qui pourraient être pris par les militaires de sexe masculin. Deuxièmement, il existe d’autres solutions en matière d’organisation de l’armée, qui permettraient de remplacer les militaires de sexe masculin en congé parental sans dommage pour le fonctionnement normal de l’armée, et qui autoriseraient la suspension du congé parental en cas de circonstances exceptionnelles, telle que l’imminence d’une guerre.
Afin de respecter les obligations internationales en vertu de la Convention, une solution juridique doit être trouvée pour éviter la discrimination fondée à la fois sur le sexe et sur la situation professionnelle. Un nivellement par le bas de la situation parentale des militaires de sexe féminin, qui alignerait leur situation sur celle que connaissent actuellement leurs homologues masculins, non seulement diminuerait de façon abusive le degré de protection sociale conféré aux femmes qui servent dans l’armée mais mettrait également, de manière injustifiée, le personnel militaire dans une situation juridique moins favorable que les civils. Pareille solution ne résoudrait pas le problème de la discrimination fondée sur la situation professionnelle.
Eu égard à la nature du droit au congé parental, élément constitutif d’un niveau de vie digne, il convient de se rappeler la leçon de Montesquieu concernant l’obligation de l’Etat de fournir à chaque citoyen « un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé »32. En assurant comme il convient la jouissance générale du droit au congé parental, l’Etat défendeur garantira en même temps le droit des enfants à un développement harmonieux et préservera un droit familial fondamental et une assurance de base concernant tous les travailleurs.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE KALAYDJIEVA
(Traduction)
A l’instar de la majorité, j’estime qu’il n’y a pas de raison de mettre en doute l’affirmation du gouvernement défendeur selon laquelle la visite d’un responsable du parquet militaire au domicile de M. Markin dans la soirée du 31 mars 2011 était liée à la procédure introduite par celui-ci devant la Cour, et je considère, comme la majorité, que le requérant et sa famille ont dû se sentir intimidés et effrayés par cette visite.
En revanche, je ne puis rejeter le grief formulé par le requérant sous l’angle de l’article 34 comme l’a fait la majorité au motif que « rien n’indique que cette visite (...) ou les circonstances dans lesquelles elle s’est déroulée aient été destinées à pousser le requérant à retirer ou modifier sa requête ou à le gêner de toute autre manière dans l’exercice effectif du droit de recours individuel, ou qu’elles aient en réalité eu un tel effet ».
A mes yeux, ce raisonnement opère un renversement de la charge de la preuve dans le domaine des obligations négatives des Etats contractants en ce qu’il oblige les individus à « démontrer de manière indiscutable » que tel ou tel acte des autorités visait ou était « destiné » à empêcher le libre exercice du droit de recours individuel garanti par la Convention. En vertu de l’article 34, les Etats parties s’engagent à « n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace » de ce droit, même s’il en est fait un usage abusif. En pareilles circonstances, les autorités devraient être tenues de fournir une explication plausible à chaque fois qu’elles prennent contact avec le requérant au sujet d’une procédure pendante devant la Cour et de prouver que leur comportement était licite et nécessaire à la poursuite d’un objectif légitime d’intérêt général. Les explications fournies par le gouvernement défendeur à cet égard ne me convainquent pas. Je ne vois pas non plus en quoi certains événements ultérieurs de la vie personnelle du requérant – à savoir son remariage en 2008, le fait qu’il ait eu avec Mme Z. un quatrième enfant cette année-là et qu’il ait quitté l’armée en 2010 pour raisons de santé – présenteraient un intérêt pour la procédure suivie devant la Cour. D’ailleurs, devant la Grande Chambre, le Gouvernement n’a invoqué aucune des conclusions du responsable du parquet. Dans ces conditions, la visite tardive et l’interrogatoire « au sujet de la procédure introduite devant la Cour » n’ont pas reçu de justification. Indépendamment de la question de savoir si les autorités avaient ou non l’intention de dissuader M. Markin de maintenir ses griefs devant la Cour, celui-ci savait que la visite concernait les griefs en question et celle-ci s’est déroulée d’une manière qui pouvait clairement être perçue comme menaçante, suscitant chez lui et sa famille des sentiments d’intimidation et de crainte. Cela suffit à imputer aux autorités la responsabilité d’un manquement à leur engagement de « n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace » du droit de recours individuel garanti par l’article 34 de la Convention.
Je ne puis non plus souscrire à l’opinion de la majorité selon laquelle la non-obtention du retrait ou de la modification des griefs d’un requérant pourrait être considérée comme révélatrice de la mesure dans laquelle les autorités ont réussi ou échoué à respecter cet engagement. Pareil critère risquerait de subordonner l’exercice du droit de recours individuel au degré de résistance des requérants à une forme quelconque de pression. En d’autres termes, l’exercice du droit de recours individuel dépendrait de la question de savoir si les requérants ont les capacités ou le courage suffisants pour supporter une telle intimidation sans retirer ou modifier leurs griefs. Je ne suis pas convaincue que cette approche reflète fidèlement l’esprit de l’article 34.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE   DE LA JUGE NUßBERGER, À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE FEDOROVA
(Traduction)
Je soutiens sans réserve la décision prise par la majorité en l’espèce. Toutefois, je ne peux souscrire à la conclusion de la Cour sous l’angle de l’article 41. Vu le constat de violation de l’article 8 combiné avec l’article 14, il est juste d’allouer au requérant une somme pour frais et dépens. En revanche, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, je suis opposée à l’octroi en sus d’une somme pour dommage moral.
L’affaire porte sur l’égalité entre hommes et femmes. Sans qu’il y ait de justification raisonnable à cela, le droit russe traite différemment les militaires de sexe masculin et les militaires de sexe féminin s’agissant du congé parental. Cette inégalité touchant à l’une des valeurs fondamentales consacrées par la Convention, la Cour doit donc par principe se prononcer à son sujet.
Toutefois, s’il est vrai qu’en l’espèce le requérant a subi un traitement différent de celui qui aurait été réservé à une femme, cela ne signifie pas qu’il a fait l’objet d’un traitement plus mauvais à tous égards. Au contraire, même s’il a dû attendre un an avant de bénéficier d’un congé parental et n’a perçu qu’une indemnité à titre gracieux au lieu de toucher un montant prévu par la loi, il est manifeste que l’aide financière qu’il a en fin de compte obtenue (5 900 euros) est bien plus élevée que la somme qu’une femme militaire se trouvant dans la même situation aurait perçue (paragraphe 45 de l’arrêt : 40 % du salaire pendant un an et demi seulement, avec un minimum de 37,50 euros par mois).
Dans une affaire portant sur la question de l’égalité, il est impossible de ne pas prendre en compte un élément aussi important. C’est pourquoi je trouve quelque peu paradoxal d’accorder 3 000 euros pour dommage moral en plus de l’indemnité que le requérant a déjà perçue à titre gracieux. Même si l’intéressé a subi des souffrances et frustrations à cause de la discrimination fondée sur le sexe dont il a fait l’objet, cela a été largement compensé par cette indemnité à titre gracieux. Le « gain net » du requérant pourrait être interprété à tort comme une invitation à réclamer des prestations sociales à Strasbourg.
Voilà pourquoi je pense que l’approche retenue par la chambre était beaucoup plus sage. En l’espèce, le constat de violation aurait constitué en soi une satisfaction équitable suffisante.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE POPOVIĆ
(Traduction)
A mon grand regret, je ne puis me rallier à la majorité dans cette affaire, non pas en raison des arguments développés par elle, mais principalement à cause de son appréciation des faits. Cela concerne deux aspects différents : le premier se rapporte à l’article 8 combiné avec l’article 14 de la Convention, le second à l’article 34 de la Convention.
I.  Article 8 combiné avec l’article 14 de la Convention
1.  Le requérant déclare avoir divorcé de sa femme par consentement mutuel le 6 octobre 2005. Il allègue qu’il a cessé la vie commune avec son ex-femme immédiatement après le divorce, ce qui l’a obligé à élever seul leurs trois enfants. Il a aussi soutenu devant la Cour que sa femme était partie dans une autre ville quelques jours après le divorce, qui s’est en fait produit six jours seulement après la naissance de leur troisième enfant. Sur la base de cette présentation des faits, la majorité a conclu que la communauté de vie entre les ex-époux avait effectivement cessé.
A ce point, je parviens à une conclusion opposée à celle de la majorité car il me semble que, bien que les ex-époux aient décidé d’un commun accord de divorcer, de nombreux aspects importants de la communauté de vie ont persisté :
a) l’ex-femme du requérant aurait signé un contrat de travail dans la ville où elle dit s’être installée ; or ce contrat n’a jamais été dûment enregistré auprès des autorités ; on ne sait pas clairement si ce contrat a produit des effets sous l’angle du droit du travail ;
b)  l’ex-femme du requérant n’a jamais eu sur son passeport de tampon de divorce ;
c)  bien que la convention de divorce conclue entre le requérant et son ex-femme ait indiqué que celle-ci devait verser au requérant une pension pour l’entretien des enfants, elle n’en a jamais rien fait ; le requérant n’a jamais eu aucune réaction à cette conduite de son ex-femme ; il ne lui a pas réclamé de paiement et n’a pas engagé d’action contre elle, comme la loi le lui permettait, en se fondant sur l’accord en question ;
d)  le fait que l’ex-femme du requérant l’ait représenté devant les tribunaux dans une affaire sans rapport avec l’espèce montre la persistance de leur entente mutuelle, dont le requérant a nié l’existence uniquement dans le cadre des questions relatives à sa requête devant la Cour ;
e)  le requérant a continué à vivre dans la ville où il avait résidé avec son ex-femme et n’a pas changé d’adresse après le divorce ; il est en effet resté dans l’appartement qu’il avait partagé avec les parents de son ex-femme, qui ont continué à vivre avec le requérant et ses enfants ;
f)  il ne fait aucun doute que le requérant n’a jamais cessé d’habiter dans le même appartement que les parents de son ex-femme, facteur qui par beaucoup d’aspects importants a permis de conserver un environnement stable pour les enfants, même si leur mère était prétendument partie dans une autre ville ;
g)  les événements relatifs au divorce du requérant ont démarré le 6 octobre 2005 et, le 1er avril 2008, le requérant s’est remarié avec son ex-femme ;
h)  le requérant a eu un quatrième enfant en août 2010, la mère de l’enfant étant la femme dont il avait divorcé le 6 octobre 2005 et avec laquelle il s’était remarié le 1er avril 2008.
Sur la base des faits qui viennent d’être énumérés, je conclus que, bien qu’ils aient formellement divorcé, le requérant et la mère de ses quatre enfants n’ont jamais fondamentalement interrompu leur vie commune.
Or, et cela est regrettable, la majorité n’a pas élucidé ce point qui méritait pourtant son attention. En effet, il aurait fallu examiner si le comportement du requérant n’était pas guidé par l’idée d’agir in fraudem legis domesticae.
Les circonstances qui viennent d’être mentionnées, prises dans leur globalité, me conduisent donc à conclure que le requérant n’avait pas en l’espèce qualité de victime.
2.  Même à supposer que la majorité ait eu raison de conclure que le requérant avait quand même qualité de victime, il aurait fallu considérer qu’il l’avait perdue pour les raisons suivantes :
a)  le requérant a obtenu un congé d’une durée quasiment équivalente à celle qu’il avait demandée ;
b)  en dehors du fait que le requérant a bien obtenu un congé, il a reçu des autorités à titre gracieux une somme considérable correspondant à plus de six mois de salaire.
Voilà pourquoi je pense que l’exception du Gouvernement selon laquelle le requérant n’avait pas qualité de victime au titre de l’article 8 était justifiée et aurait dû être accueillie. Je considère en conséquence que le litige a été résolu au sens de l’article 37 § 1 b) de la Convention et qu’il aurait ainsi fallu rayer la requête du rôle pour autant qu’elle concerne l’article 8 de la Convention combiné avec l’article 14.
II.  Article 34 de la Convention
3.  Je suis en désaccord avec la majorité sur un deuxième point, à savoir son constat de non-violation de l’article 34 en l’espèce. Cette disposition fait peser sur les Parties contractantes l’obligation de n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace du droit de recours individuel devant la Cour.
Dans l’arrêt Akdivar et autres c. Turquie (16 septembre 1996, § 105, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV), la Grande Chambre a dit que, en raison de leur vulnérabilité, les requérants ne doivent pas être exposés à une « attitude des autorités [qui] constitue dans le chef des intéressés une entrave contraire à l’article [34] ».
Je considère que l’attitude des autorités envers le requérant en l’espèce a emporté violation de l’article 34 de la Convention tel qu’interprété à la lumière de la règle énoncée dans l’arrêt Akdivar et autres que je viens de citer. Je fonde mon avis sur le fait que le requérant a reçu un soir la visite à son domicile, où il vivait avec sa famille, d’un fonctionnaire du parquet militaire. Le but de cette visite, d’après les observations soumises par le Gouvernement à la Cour, était d’éclaircir certains faits. Toutefois, l’ensemble des circonstances dans lesquelles s’est déroulée cette visite me conduit à conclure qu’il y a eu violation de l’article 34 de la Convention. Voici mes raisons :
a)  la visite du fonctionnaire du parquet n’a pas été annoncée à l’avance ; son caractère abrupt a provoqué un effet de surprise et a fait peser une pression sur le requérant ;
b)  le Gouvernement n’a fourni aucune preuve montrant que le requérant avait été convoqué pour faire une déclaration donnant des éclaircissements sur sa situation familiale, au lieu de devoir fournir des explications lors d’une visite effectuée par surprise à son domicile par un agent de l’Etat ;
c)  la visite du fonctionnaire du parquet ne reposait sur aucun fondement dans le droit interne de l’Etat défendeur ; elle a eu lieu à l’initiative de l’agent du gouvernement défendeur, circonstance qui démontre clairement son lien avec la requête introduite devant la Cour, ce qui appelle la protection de l’article 34 de la Convention ;
d)  lors de sa visite, le fonctionnaire susmentionné a prévenu le requérant que, s’il ne produisait pas certains documents, qu’il n’était d’ailleurs nullement tenu légalement de produire, l’enquête serait menée en interrogeant ses voisins.
Tels sont les éléments que je trouve suffisants pour prouver que le requérant a été entravé dans l’exercice de son droit de recours individuel garanti par l’article 34 de la Convention. Partant, je suis d’avis qu’il y a eu en l’espèce violation de cette disposition.
1.  Ce principe a été énoncé pour la première fois par la Cour dans l’affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » (fond), 23 juillet 1968, § 9, p. 33, série A no 6. En d’autres termes, l’article 14 s’applique lorsque « (…) la matière sur laquelle porte le désavantage (…) compte parmi les modalités d’exercice d’un droit garanti » (Syndicat national de la police belge c. Belgique, 27 octobre 1975, § 45, série A no 19) ou lorsque les mesures litigieuses « se rattache[nt] (…) à l’exercice d’un droit garanti » par la Convention (Schmidt et Dahlström c. Suède, 6 février 1976, § 39, série A no 21.). Pour la Cour, la notion de discrimination au sens de l’article 14 englobe également les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 82, série A no 94).
2.  Par exemple, un traitement différencié entre résidents et non-résidents en matière d’exonération d’impôt (Darby c. Suède, 23 décembre 1990, §§ 33-34, série A no 187), des règles d’attribution d’une allocation d’urgence distinctes pour les nationaux et les étrangers (Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV), des obligations contributives imposées aux hommes célibataires sans enfants âgés de 45 ans au moins différentes de celles pesant sur les femmes célibataires sans enfants du même âge (Van Raalte c. Pays-Bas, 21 février 1997, § 43, Recueil 1997-I), des droits à pension différents pour les femmes mariées et les hommes mariés (Wessels-Bergervoet c. Pays-Bas, no 34462/97, § 54, CEDH 2002-IV), des droits à pension distincts pour les anciens militaires (Bucheň c. République tchèque, no 36541/97, §§ 74-76, 26 novembre 2002), et des conditions d’octroi de pension différentes pour les nationaux et les étrangers (Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, §§ 88-91, CEDH 2009).
3.  Ce droit a été dégagé de l’article 3 (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 87, CEDH 2000-VII, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 91-94, CEDH 2000-XI, Mouisel c. France, no 67263/01, §§ 40-42,CEDH 2002-IX, Paladi c. Moldova [GC], no 39806/05, § 71, 10 mars 2009, V.D. c. Roumanie, no 7078/02, §§ 94-99, 16 février 2010, et Slyusarev c. Russie, no 60333/00, § 43, 20 avril 2010).
4.  Ce droit est fondé sur l’article 8 (Glass c. Royaume-Uni, no 61827/00, §§ 74-83, CEDH 2004-II, Tysiąc c. Pologne, no 5410/03, §§ 107-108, CEDH 2007-I, et A, B et C c. Irlande [GC], no 25579/05, § 245, CEDH 2010) ou sur l’article 2 (Oyal c. Turquie, no 4864/05, § 72, 23 mars 2010).
5.  Ce droit trouve son origine dans l’article 8 (López Ostra c. Espagne, 9 décembre 1994, § 51, série A no 303-C, Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, §§ 57-60, Recueil 1998-I, Hatton et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 2003, §§ 96-99, Recueil 2003-VIII, et Georgel et Georgeta Stoicescu c. Roumanie, nº 9178/03, §§ 61-62, 26 juillet 2011) ou l’article 2 (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 90, CEDH 2004-XII). Dans une affaire où était en cause un conflit de droits sociaux, la Cour a même jugé que l’obligation positive imposée à l’Etat de protéger l’environnement prévalait sur l’obligation de protéger le mode de vie d’une minorité dans le cadre réglementaire valable en matière d’aménagement (Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, §§ 96, 113-115, CEDH 2001-I).
6.  Les Etats peuvent se voir reprocher leur manquement à fournir un logement adéquat sur le terrain de l’article 3 (Moldovan et autres c. Roumanie (no 2), nos 41138/98 et 64320/01, §§ 107 g) et 110, CEDH 2005-VII, et M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, §§ 263-264, 21 janvier 2011) ou de l’article 8 (Marzari c. Italie (déc.), no 36448/97, 4 mai 1999, où le requérant était une « personne atteinte d’une maladie grave », et Stanková c. Slovaquie, no 7205/02, §§ 60-62, 9 octobre 2007, où la Cour a jugé « convaincant » le raisonnement de la Cour constitutionnelle). La Cour est même disposée à évaluer les politiques des pouvoirs publics en matière de logement à l’aune de leurs effets sur les droits des propriétaires (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 46, série A no 98, Mellacher et autres c. Autriche, 19 décembre 1989, § 45, série A no 169, Spadea et Scalabrino c. Italie, 28 septembre 1995, § 29, série A no 315-B, et Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, §§ 224-225, CEDH 2006-VIII).
7.  La Cour a considéré qu’une pension d’un montant « totalement insuffisant » soulevait une question sur le terrain de l’article 3 (Larioshina c. Russie (déc.), no 56869/00, 23 avril 2002, et Budina c. Russie (déc.), no 45603/05, 18 juin 2009) ou de l’article 2 (Kutepov et Anikeïenko c. Russie, no 68029/01, § 62, 25 octobre 2005, et Huc c. Roumanie et Allemagne (déc.), no 7269/05, § 59, 1er décembre 2009).
8.  La Cour a déduit du droit de fonder des syndicats protégé par l’article 11 de la Convention le droit à la négociation collective énoncé à l’article 6 de la Charte sociale européenne, alors pourtant que l’Etat défendeur n’avait pas ratifié cette disposition au moment de son adhésion à la charte en question (Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, §§ 153 et 154, CEDH 2008). La Cour a suivi le même raisonnement dans l’affaire Enerji Yapı-Yol Sen c. Turquie (no 68959/01, §§ 24 et 31-32, 21 avril 2009), où elle a reconnu le droit de grève sous l’angle de l’article 11 de la Convention.
9.  Par exemple, en matière de procédure de détermination de prestations d’assurance-maladie (Feldbrugge c. Pays-Bas, 29 mai 1986, § 40, série A no 99), de prestations de sécurité sociale prévues par un régime d’assurance contre les accidents du travail (Deumeland c. Allemagne, 29 mai 1986, § 75, série A no 100), ou de pensions de réversion (Massa c. Italie, 24 août 1993, § 26, série A 265-B).  La Cour a déjà imposé aux Etats l’obligation d’établir un système judiciaire assurant une protection effective d’un droit social (Danilenkov et autres c. Russie, no 67336/01, § 136, CEDH 2009).
10.  Voir, par exemple, Renucci, « Traité de droit européen des droits de l’homme », Paris, 2007, pp. 492-493. Une autre objection du même ordre consiste à dire que, puisqu’il n’existe pas de définition claire de la notion de droit « relevant du champ d’application » d’une disposition de la Convention, il n’existe pas non plus de critère de distinction entre les affaires ayant vocation à être examinées sous l’angle de l’article 14 de la Convention et celles justiciables de l’article 1 du Protocole n° 12, et que tout droit reconnu par l’ordre juridique interne pourrait donc être artificiellement considéré comme « relevant du champ d’application » de la Convention elle-même (voir, par exemple, Tomuschat, « Social rights under the European Charter on Human Rights », in Breitenmoser (Hrsg.), Human Rights, Democracy and the Rule of Law: Liber Amicorum Luzius Wildhaber, Zürich, 2007, pp. 862-863 ; Sudre, « La protection des droits sociaux par la Cour européenne des droits de l’homme: un exercice de « jurisprudence fiction ?» », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 55, 2003, p. 770 ; et Lucas-Albertini, « Le revirement de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Bruxelles, 2008, p. 326).
11.  Sur le contenu social de la Convention, voir, entre autres, Pellonpää, « Economic, social and cultural rights », MacDonald/Matscher/Petzold (eds.), The European system for the protection of human rights, Dordrecht, 1993, pp. 859-866 ; Costa, « La Cour européenne des droits de l’homme et la protection des droits sociaux », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 21, 2010, pp. 212-216 ; et Eichenhofer, « Der sozialrechtliche Gehalt der EMRK-Menschenrechte », in Hohmann-Dennhardt/Masuch/Villiger, Festschrift für Renate Jaeger, Grundrechte und Solidarität, Durchsetzung und Verfahren, 2011, pp. 628-635.
12.  Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 26, série A no 32. La Cour ne s’interdit pas nécessairement d’examiner des affaires ayant des implications financières pour l’Etat, car la mise en œuvre des droits civils fondamentaux a des répercussions sur les finances publiques. La prise en charge, par l’Etat, de frais d’assistance juridique et d’interprétation en constitue un bon exemple. En réalité, les droits civils et les droits sociaux sont interdépendants et étroitement liés. Il n’existe pas de cloison étanche entre ces deux catégories de droits. En ce sens, voir, entre autres, le préambule de la Charte sociale européenne, le préambule du Protocole facultatif au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, la Déclaration et le Programme d’action de Vienne élaborés par la Conférence mondiale sur les droits de l’homme (A/CONF.157/23, 12 juillet 1993, § 5), et la Recommandation 1415 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en date du 23 juin 1999.
13. Voir Travaux préparatoires 1, p. 194.
14.  Il convient de tenir compte de la notion d’obligation fondamentale minimum telle que la conçoit le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies. Dans son observation générale n° 3, cet organe a exprimé l’« avis que chaque Etat partie a l’obligation fondamentale minimum d’assurer, au moins, la satisfaction de l’essentiel de chacun des droits. » (voir l’observation générale n° 3, UN doc. E/1991/23, § 10, avis confirmé dans l’observation générale n° 12, UN doc. E/2000/22, § 17, l’observation générale n° 13, E/C.12/1999/10, § 57, l’observation générale n° 14, UN doc. E/C.12/2000/4, §§ 43-47, l’observation générale n° 15, UN doc. E/C.12/2002/11, §§ 37–40, l’observation générale n° 17, E/C.12/GC/17, § 39, l’observation générale n° 18, E/C.12/GC/18, § 31, l’observation générale n° 19, E/C.12/GC/19, § 59, et l’observation générale n° 21, E/C.12/GC/21, § 55). Les Principes de Limburg concernant l’application du PIDESC (UN Doc. E/CN.4/1987/19) et les Directives de Maastricht relatives aux violations des droits économiques, sociaux et culturels (UN Doc. E/C.12/2000/13) ont précisé les obligations pesant sur les Etats en matière de droits économiques et sociaux. Dans sa Résolution 1993/14, la Commission des droits de l’homme des Nations unies a invité les Etats à « envisager de mettre au point des repères nationaux spécifiques pour donner effet a l’obligation fondamentale minimum consistant à assurer la satisfaction de l’essentiel de chacun de ces droits [économiques, sociaux et culturels] « . Dans son rapport annuel 1994, la Commission interaméricaine des droits de l’homme a déclaré que « l’obligation faite aux Etats membres de respecter et de défendre les droits fondamentaux des personnes relevant de leur juridiction, tels qu’ils sont énoncés à la fois dans la Déclaration américaine et dans la Convention américaine, leur impose, quel que soit leur niveau de développement économique, de garantir un seuil minimum de respect de ces droits ». Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe – dans sa Recommandation R(2000)3 du 19 janvier 2000 – et le Comité européen des droits sociaux ont eux aussi plaidé pour la nécessité d’une protection juridique d’un seuil minimum de respect de certains droits sociaux (en ce qui concerne la position adoptée par le Comité, voir Mikkola, « Social Human Rights in Europe », Porvoo, 2010, pp. 316-317). Enfin, d’éminents spécialistes du droit international soutiennent cette démarche, notamment Alston, « Out of the abyss: the challenges confronting the new U.N. Committee on Economic, Social and Cultural Rights », Human Rights Quarterly, 9, 1987, pp. 352-353 ; Craven, « The International Covenant on Economic, Social and Cultural Rights: A perspective on its development »  , Oxford, 1995, pp. 141-143 ; Liebenberg, « Adjudicating social rights under a transformative Constitution », Langford (ed.), « Social rights jurisprudence, Emerging trends in international and comparative law », Cambridge, 2008, pp. 89-91 ; Fredman, « Human Rights Transformed, Positive rights and positive duties », Oxford, 2008, pp. 84-87 ; Tushnet, « Weak Courts, Strong Rights », Princeton, 2009, pp. 242-247 ; et Kerdoun, « La place des droits économiques, sociaux et culturels dans le droit international des droits de l’homme », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 22, 2011, p. 511.
15.  Alexy insiste sur cette question dans « A Theory of Constitutional Rights », Oxford, 2002, p. 344 : « C’est précisément en période de crise qu’une protection constitutionnelle – même minimale – des droits sociaux paraît indispensable ». On retrouve la même idée chez Alston/Quinn, « The nature and scope of States Parties’ obligations under the International Covenant on Economic, Social and Cultural Rights », Human Rights Quarterly, 9, 1987, p. 164 : « Les efforts déployés pour garantir le respect des droits de l’homme doivent être poursuivis dans les périodes difficiles comme dans les périodes favorables. D’ailleurs, c’est dans les périodes d’extrêmes difficultés que les garanties des droits de l’homme – qu’ils soient d’ordre politique ou économique – s’avèrent les plus précieuses », ainsi que chez Dankwa/Flinterman/Leckie, « Commentary to the Maastricht Guidelines on Violations of Economic, Social and Cultural Rights », Human Rights Quarterly, 20, 1998, p. 717 : « Tout Etat consentant à assumer des obligations juridiques (…) s’engage à maintenir les obligations minimales de base et les droits fondamentaux qui s’y rattachent quelles que soient les circonstances, et même dans les périodes de pénurie ».
16.  Sur la question de l’appréciation du caractère « raisonnable » des choix politiques opérés en matière de droits sociaux, voir les affaires récentes Valkov et autres c. Bulgarie (nos 2033/04, 19125/04, 19475/04, 19490/04, 19495/04, 19497/04, 24729/04, 171/05 et 2041/05, §§ 91-97, 25 octobre 2011, non définitif), Bah c. Royaume-Uni (no 56328/07, §§ 37, 50, 27 septembre 2011), et Schuitemaker c. Pays-Bas ((déc.), no 15906/08, 4 mai 2010) ainsi que les affaires concernant le droit au logement citées ci-dessus. Le principe de la justiciabilité des droits sociaux reconnu par le droit européen des droits de l’homme l’est également par le droit international des droits de l’homme (voir l’observation générale n° 3 du CDESC, précitée, §§ 4-5, l’observation générale n° 9, E/C.12/1998/24, § 10, les Principes de Limburg, précités, § 19, et les Directives de Maastricht, précitées, § 22), le droit interaméricain des droits de l’homme (Cour interaméricaine des droits de l’homme, affaire Acevedo Buendia et al. c. Peru, 1er juillet 2009, §§ 102-103, et Commission interaméricaine des droits de l’homme, Report on Admissibility and Merits n° 38/09, 27 mars 2009, §§ 140-147) et le droit africain des droits de l’homme (Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, affaire The Social and Economic Rights Action Center for Economic and Social Rights (SERAC) v. Nigeria, Communication n° 155/96, 27 mai 2002, §§ 61, 62, 64, 68, et l’affaire Purohit et Moore c. Gambie, Communication n° 241/2001, 29 mai 2003, §§ 81-83).
17.  Voir l’affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » (fond), 23 juillet 1968, p. 34, § 10, série A no 6 (« certaines inégalités de droit ne tendent d’ailleurs qu’à corriger des inégalités de fait »), Stec et autres c.Royaume-Uni [GC] (no 65731/01, §§ 51, 66, CEDH 2006-VI), D.H. et autres c. République tchèque [GC] (no 57325/00, §§ 175, 181-182, CEDH 2007-IV), Oršuš et autres c. Croatie [GC], (no 15766/03, §§ 147-148, 182, CEDH 2010), Andrle c. République tchèque (no 6268/08, § 48, 17 février 2011), Oyal c. Turquie (no 4864/05, 23 mars 2010). Le Comité européen des droits sociaux a suivi le même raisonnement (Association internationale Autisme-Europe c. la France, réclamation n° 13/2002, décision du 4 novembre 2003, § 53) dans le sillage de certaines juridictions nationales, telles que la Cour constitutionnelle allemande (voir la décision novatrice rendue le 18 juin 1975 – BVerfGE 40, 133 – en ce qui concerne le droit constitutionnel à un « minimum vital » (menschenwürdigen Existenzminimums), le Tribunal fédéral suisse (voir l’arrêt de principe rendu le 9 juin 2006 dans l’affaire V. v. Einwohnergemeinde X. und Regierungsrat des Kantons Bern sur l’existence d’un droit constitutionnel implicite à des « conditions minimales d’existence ») et, dans le cadre d’une Constitution transformatrice, la Cour constitutionnelle portugaise (voir les décisions nos 39/1984, 330/1989, 148/1994, 62/2002 et 509/2002 sur la garantie constitutionnelle d’un « revenu social » minimum et d’un « minimum social propre à assurer une vie décente » dans les domaines de la santé et de l’instruction publiques). Ces normes européennes correspondent à celles établies par le droit international des droits de l’homme (voir CDESC, observation générale n° 3, précitée, § 12, « Déclaration du Comité : Appréciation de l’obligation d’agir « au maximum de ses ressources disponibles » dans le contexte d’un protocole facultatif au Pacte », E/C.12/2007/1, 10 mai 2007, § 4 ; les Principes de Limburg, précités, § 39 ; les Directives de Maastricht, précitées, § 20) ainsi qu’aux critères employés par le doit interaméricain des droits de l’homme (Pueblo Bello Massacre v. Colombia, arrêt du 31 janvier 2006, §§ 111, 123, Comunidad Indígena Yakye Axa v. Paraguay, arrêt du 17 juin 2005, §§ 68, 167-168, et Villagrán-Morales et al. v. Guatemala, 19 novembre 1999, §§ 144, 191).
18.  Le CDESC a constaté cette convergence des critères dans sa « Déclaration » (précitée, § 8 f)), de même que la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud dans les affaires Government of the Republic of South Africa and Others v. Grootboom and Others (affaire CCT 11/00, 4 octobre 2000, §§ 33, 36, 44), Minister of Health and Others v. Treatment Action Campaign and Others (affaire CCT 8/02, 5 juillet 2002, §§ 34, 79), et Mazibuko and Others v. City of Johannesburg and Others (affaire CCT 39/09, 8 octobre 2009, § 67) et que la Commission mixte des droits de l’homme de la Chambre des Lords (« Twenty-Ninth Report: Economic and social rights », 10 août 2008, §§ 172, 181). Il convient de relever que les critères qui se dégagent de cette convergence ne se recoupent qu’imparfaitement car le critère du caractère « raisonnable » (ou de la proportionnalité) ne porte pas exclusivement sur les obligations minimales. Il peut arriver que les Etats satisfassent à leurs obligations minimales tout en manquant à leur devoir de prendre des mesures de politique sociale « raisonnables » (proportionnées).
19.  Goldberg v. Kelly, 397 U.S. 254, 1970.
20.  Des auteurs renommés ont précisément suggéré que les droits sociaux consacrés par la Charte sociale européenne soient protégés au regard de la Convention européenne des droits de l’homme (Sudre, précité, pp. 761-766, et Arandji-Kombé, « Quelles perspectives pour les 10 prochaines années ? », sous la coordination d’Olivier De Schutter, La Charte sociale européenne : Une Constitution sociale pour l’Europe, Bruxelles, 2010, p. 159).
21.  Voir, parmi d’autres, Cools/Fiva/Kirkebøen, “Causal effects of paternity leave on children and parents”, document de réflexion no 657, Statistiques Norvège, 2011 ; Rege/Solli, “The Impact of Paternity Leave on Long-term Father Involvement”, document de travail no 3130, 2010 ; Lamb, “The Role of Father in Child Development”, Hoboken, 2010 ; Liu/Skans “The duration of paid parental leave and children's scholastic performance”, B.E. Journal of Economic Analysis and Policy, 2010, vol. 10 ; Han/Ruhm/Waldfogel, “Parental leave policies and parents’ employment and leave taking”, Journal of Policy Analysis and Management, 2009, vol. 28, no 1 ; Gupta/Smith/Verner, “Child Care and Parental Leave in the Nordic Countries: A Model to Aspire to?”, document de reflexion IZA no 2014, 2006; Tanaka/Waldfogel, “Effects of Parental Leave and Work Hours on Fathers’ Involvement with their Babies”, Community, Work and Family, 10, 2007, no 4 ; Tanaka, “Parental Leave and Child Health Across OECD Countries”, The Economic Journal, 2005, 115, pp. 7-28 ; Ruhm, “Parental Employment and Child Cognitive Development”, Journal of Human Resources, 2004, vol. 39, pp. 155-192 ; Jaumotte, “Labour force participation of women: empirical evidence on the role of policy and others determinants in OECD countries”, Etudes économiques de l’OCDE, 2004 ; Tamis-Lemonda/Cabrera, “Handbook of Father Involvement: Multidisciplinary Perspectives”, Mahwah, NJ, 2002 ; Ermisch/Francesconi, “Family Structure and Mothers’ Behaviour and Children’s Achievements”, Journal of Population Economics, 2001, pp. 249-270). Le congé parental facilite également l’ascension sociale des enfants nés dans des familles à revenus modestes (Esping-Andersen, “Untying the Gordian Knot of Social Inheritance”, Research in Social Stratification and Mobility, 21, 2004, pp. 115-39, et Waldfogel, “Social Mobility, Life Chances and the Early Years”, document CASE 88, 2004).
22.  Dans sa résolution 1274(2002) sur le congé parental, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe demande instamment aux Etats membres de garantir le principe du congé parental rémunéré, y compris le congé en cas d’adoption. Elle envoie le même message dans sa recommandation 1769(2006) relative à la nécessaire conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale , dans laquelle elle souligne que le congé parental doit être mis à la disposition tant des hommes que des femmes, « en veillant en particulier à s'assurer que les hommes puissent effectivement avoir recours à ce dispositif ». Dans la recommandation n° R(96) sur la conciliation entre la vie professionnelle et la vie familiale et la recommandation Rec(2007)17 sur les normes sur l’égalité des sexes, le Comité des Ministres a réaffirmé le même droit, en l’assortissant de la possibilité de prendre le congé à temps partiel et de le partager entre les parents. Enfin, la recommandation Rec(2010)4 sur les droits de l’homme des membres des forces armées énonce clairement le droit des militaires des deux sexes à bénéficier de congés maternité et paternité.
23.  La Cour de Justice a déjà décidé que les dispositions de l’accord-cadre sur le congé parental annexé à la directive du Conseil peuvent être invoquées par des particuliers devant un tribunal national (affaire no C-537/07, arrêt du 16 juillet 2009, Gomez Limon, et sur la nature de ce droit, Henion/Le Barbier-Le Bris/Del Sol, « Droit Social Européen et International », Paris, 2010, pp. 326-327).
24.  Observation générale no 16 (2005), E/C.12/2005/4, 11 août 2005, § 26.
25.  Depuis l’affaire Marckx c. Belgique (13 juin 1979, § 31, série A no 31), la Cour a constamment reconnu dans sa jurisprudence l’existence d’obligations positives pour les Etats de promouvoir et garantir le respect effectif de la vie familiale. Cette obligation peut consister à offrir un cadre législatif adéquat favorisant sur le plan pratique et effectif  le respect de la vie familiale, comme la Cour l’a affirmé pour la première fois dans l’affaire X et Y c. Pays-Bas, (26 mars 1985, §§ 23, 28-30, série A no 91). Quant au lien entre l’enfant et ses parents, la Cour a même reconnu que « l'Etat doit agir de manière à permettre à ce lien de se développer et accorder une protection juridique rendant possible, dès la naissance ou dès que réalisable par la suite, l’intégration de l’enfant dans sa famille »  (Iglesias Gil et A.U.I. c. Espagne, no 56673/00, § 49, CEDH 2003-V). Plus précisément, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a énoncé que les Etats avaient l’obligation d’adopter « les mesures requises pour que l’enfant puisse se développer dans des conditions décentes » (avis consultatif OC-17/2002 du 28 août 2002, § 80 et point 7 de l’avis).
26.  Ce point a également fait l’objet d’une prise de position ferme du Comité européen des droits sociaux, telle qu’elle ressort des rapports sur la situation respective des Parties contractantes en ce qui concerne l’article 27 § 2 de la Charte. 
27.  La responsabilité internationale d’un Etat peut être engagée à raison de son inaction face à un comportement de particuliers contraire aux droits économiques et sociaux (par exemple, Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, SERAC c. Nigéria, précité, Commission interaméricaine des droits de l’homme, Maya Indigenous Communities of the Toledo District c. Belize, rapport no 40/04, affaire 12.053, et Comité sur l’élimination de la discrimination contre les femmes, A.T. c. Hongrie, 2/2003, et Comité des droits de l’homme, Länsmann c. Finlande no 2, Communication n° 671/1995).
28.  Les droits sociaux passent généralement pour correspondre à des obligations de moyen, l’Etat étant tenu de prendre toutes les mesures législatives et administratives raisonnables pour parvenir à la réalisation progressive des droits dans les limites des ressources disponibles et sans contraintes de temps. Mais on admet également qu’il existe des droits sociaux entraînant des obligations de résultat. Dans sa toute première décision, le Comité européen des droits sociaux a décidé que le respect de l’âge minimum de 15 ans pour travailler exigeait la suppression de facto et la sanction effective de toutes les pratiques contraires à cette norme (Commission internationale de Juristes c. Portugal, affaire no 1/1998, § 32). Par la suite, il a estimé que le simple fait d’approuver des  mesures législatives pour donner aux personnes handicapées une formation et une orientation professionnelle ne suffisait pas, les Etats devant s’assurer que ces mesures législatives avaient bien un effet concret et pratique. Lorsque la mise en œuvre d’un droit social était « exceptionnellement complexe et particulièrement onéreuse », une certaine souplesse était admise, mais le droit social devait être mis en œuvre « dans un délai raisonnable, avec une progression mesurable et dans une mesure correspondant à l’utilisation maximum des ressources disponibles » (Association internationale Autisme Europe c. la France, précitée, § 53, et Centre européen des droits des Roms c. la Bulgarie, affaire no 31/2005, § 37). En particulier, un délai  pour l’introduction de modifications législatives adéquates peut être approprié dans certains cas, ainsi que la Cour l’a dit dans l’affaire Šekerović et Pašalić c. Bosnie-Herzégovine (nos 5920/04 et 67396/09, 8 mars 2011). Dans des cas extraordinaires, une obligation de résultat peut être imposée à l’Etat pour une durée indéterminée (Oyal c. Turquie, no 4864/05, 23 mars 2010).
29.  Un droit social peut être annulé s’il avait été accordé de manière erronée (Iwaszkiewicz c. Pologne, no 30614/06, § 55, 26 juillet 2011), sur une fausse déclaration du bénéficiaire (Rasmussen c. Pologne, no 38886/05, § 71, 28 avril 2009) ou par un régime totalitaire pour le bénéfice personnel d’un membre du parti au pouvoir (voir, mutatis mutantis, Tesař et autres c. République tchèque, no 37400/06, § 73, 9 juin 2011), sous réserve que l’annulation ne prive pas le bénéficiaire des moyens de vivre fondamentaux (Moskal c. Pologne, no 10373/05, §§ 73-75, 15 septembre 2009).
30.  Pour une appréciation d’une législation socialement régressive, voir Valkov et autres c. Bulgarie, précité, et pour une régression sociale résultant d’un accord collectif, voir Aizpurua Ortiz et autres c. Espagne, no 42430/05, 2 février 2010. L’approche européenne est substantiellement proche de la norme des droits de l’homme universels (Cour internationale de Justice, Conséquences juridiques de 1'édification d'un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif; C. 1. J. Recueil 2004, § 136, CDESC, Observation générale no 3, précitée, § 9, Observation générale no 13, précitée, § 45, Observation générale no 14, précitée, §§ 29, 32, Observation générale no 17, précitée, § 27, Observation générale no 18, précitée, § 21, Observation générale no 21, précité, §§ 46, 65, « Déclaration du Comité » du 10 mai 2007, précitée, §§ 9-10, Comité sur l’Elimination de la discrimination raciale, Ms.L.R. et autres c. Slovaquie, Communication no 31/2003, CERD/C/66/D/31/2003, § 10.7, et, parmi la doctrine, Craven, précité, pp. 129-134), ainsi que de celle du système interaméricain des droits de l’homme (Commission interaméricaine, rapport n° 27/09, affaire 12.249, fond, Jorge Odir Miranda Cortez and al. v. El Salvador, 20 mars 2009, § 106, et Cour interaméricaine, Five Pensioners Case, arrêt du 28 février 2003, § 147).
31.  A cet égard, la déclaration et le plan d’action de Vienne (part I, § 18) adoptés par la Conférence mondiale sur les droits de l’homme présentent un intérêt particulier (Vienne, 25 juin 1993 (précité, Part I, chap. III, § 18). Voir, dans la même veine, les lignes directrices de Maastricht, précitées, § 8.
32.  « Quelques aumônes que l'on fait à un homme nu dans les rues ne remplissent point les obligations de l'État, qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable, et un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé », Montesquieu, De l’Esprit des lois, Livre XXIII, chap. XXIX, 1758.
ARRÊT KONSTANTIN MARKIN c. RUSSIE
ARRÊT KONSTANTIN MARKIN c. RUSSIE 
ARRÊT KONSTANTIN MARKIN c. RUSSIE OPINIONS SÉPARÉES
ARRÊT KONSTANTIN MARKIN c. RUSSIE – OPINIONS SÉPARÉES 


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 30078/06
Date de la décision : 22/03/2012
Type d'affaire : Arrêt (au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Exceptions préliminaires rejetées (victime, solution du litige, forclusion) ; Violation de l'art. 14+8 ; Non-violation de l'art. 34 ; Préjudice moral - réparation ; Dommage matériel - demande rejetée

Analyses

(Art. 14) DISCRIMINATION, (Art. 14) JUSTIFICATION OBJECTIVE ET RAISONNABLE, (Art. 14) SEXE, (Art. 14) SITUATION COMPARABLE, (Art. 34) ENTRAVER L'EXERCICE DU DROIT DE RECOURS, (Art. 34) VICTIME, (Art. 37-1-b) LITIGE RESOLU, (Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE FAMILIALE


Parties
Demandeurs : KONSTANTIN MARKIN
Défendeurs : RUSSIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2012-03-22;30078.06 ?

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