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26/06/2012 | CEDH | N°001-111639

CEDH | CEDH, AFFAIRE KURIĆ ET AUTRES c. SLOVÉNIE, 2012, 001-111639


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE KURIĆ ET AUTRES c. SLOVÉNIE

(Requête no 26828/06)

ARRÊT

STRASBOURG

26 juin 2012

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Kurić et autres c. Slovénie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Nicolas Bratza, président,
Jean-Paul Costa,
Françoise Tulkens,
Nina Vajić,
Dean Spielmann,
Boštjan M. Zupančič,
Anatoly Kovler,
Elisabeth Steiner,
Isabelle Berro-Lefè

vre,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Luis López Guerra
Zdravka Kalaydjieva,
Nebojša Vučinić,
Guido Raimondi,
Ganna Yudkivska,
Angelika Nußbe...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE KURIĆ ET AUTRES c. SLOVÉNIE

(Requête no 26828/06)

ARRÊT

STRASBOURG

26 juin 2012

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Kurić et autres c. Slovénie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Nicolas Bratza, président,
Jean-Paul Costa,
Françoise Tulkens,
Nina Vajić,
Dean Spielmann,
Boštjan M. Zupančič,
Anatoly Kovler,
Elisabeth Steiner,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Luis López Guerra
Zdravka Kalaydjieva,
Nebojša Vučinić,
Guido Raimondi,
Ganna Yudkivska,
Angelika Nußberger, juges,
et de Vincent Berger, jurisconsulte,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 juillet 2011 et le 11 avril 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 26828/06) dirigée contre la République de Slovénie et dont M. Milan Makuc, ressortissant croate, et dix autres requérants ont saisi la Cour le 4 juillet 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Après le décès de M. Makuc, l’affaire fut renommée Kurić et autres c. Slovénie. Il reste huit requérants devant la Grande Chambre (paragraphe 15 ci-dessous).

2. Les requérants ont été représentés devant la Cour par Mes A.G. Lana et A. Saccucci, avocats à Rome, et par Mes A. Ballerini et M. Vano, avocats à Gênes (Italie).

3. Le gouvernement slovène (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. L. Bembič, procureur général.

4. Invoquant l’article 8 de la Convention, les requérants alléguaient notamment avoir été arbitrairement privés de leur statut de résident permanent après que la Slovénie eut déclaré son indépendance en 1991. Ils se plaignaient également, sous l’angle de l’article 13 de la Convention, de n’avoir disposé d’aucun recours effectif à cet égard et, sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, d’avoir fait l’objet d’un traitement discriminatoire. Enfin, ils soutenaient avoir été arbitrairement privés de leurs droits à pension, en violation de l’article 1 du Protocole no 1.

5. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »), qui a décidé le 10 novembre 2006 de la communiquer en urgence au gouvernement défendeur en vertu de l’article 40 du règlement et de la traiter par priorité en vertu de l’article 41 du règlement.

6. Le 31 mai 2007, une chambre de ladite section composée de Corneliu Bîrsan, Boštjan M. Zupančič, Elisabet Fura, Alvina Gyulumyan, Egbert Myjer, David Thór Björgvinsson et Ineta Ziemele, juges, ainsi que de Santiago Quesada, greffier de section, a décidé de porter à la connaissance du gouvernement défendeur les griefs tirés de l’article 8, pris isolément et combiné avec les articles 13 et 14, et de l’article 1 du Protocole no 1. Elle a également décidé que les questions de recevabilité et de fond devaient être examinées conjointement (article 29 § 1 de la Convention). Elle a déclaré la requête irrecevable pour le surplus.

7. Par ailleurs, le gouvernement serbe, exerçant son droit d’intervenir (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 b) du règlement), a présenté des observations. L’Equal Rights Trust, l’Open Society Justice Initiative, l’Institut pour la paix – Institut d’études politiques et sociales contemporaines, et le Centre d’information juridique des organisations non gouvernementales, que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement) ont également soumis des observations. Tant le gouvernement défendeur que les requérants ont répondu aux observations du gouvernement serbe.

8. Le gouvernement croate et le gouvernement de la Bosnie‑Herzégovine, qui ont reçu communication de la requête (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 a) du règlement), n’ont pas souhaité exercer leur droit d’intervenir dans la procédure.

9. Le 13 juillet 2010, une chambre de la troisième section composée de Josep Casadevall, Elisabet Fura, Corneliu Bîrsan, Boštjan M. Zupančič, Alvina Gyulumyan, Egbert Myjer et Ineta Ziemele, juges, ainsi que de Santiago Quesada, greffier de section, a déclaré recevables les griefs énoncés par huit requérants sur le terrain des articles 8, 13 et 14 de la Convention et a dit, à l’unanimité, qu’il y avait eu violation des articles 8 et 13 de la Convention et qu’il n’y avait pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention. La chambre a également dit que la parente concernée de feu M. Makuc n’avait pas qualité pour poursuivre la procédure au nom de celui-ci. Elle a déclaré irrecevables les griefs de MM. Petreš et Jovanović, qui avaient obtenu des permis de séjour permanent, et les griefs des autres requérants pour le surplus. En outre, elle a indiqué au gouvernement défendeur les mesures individuelles et générales qu’il y avait lieu d’adopter dans le cadre de l’article 46 et a réservé la question de la satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention.

10. Le 13 octobre 2010, le Gouvernement a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le 21 février 2011, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

11. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Le 3 novembre 2011, le mandat de président de la Cour de Jean-Paul Costa a pris fin. Nicolas Bratza a succédé à Jean-Paul Costa en cette qualité et a assumé à partir de cette date la présidence de la Grande Chambre en l’espèce (article 9 § 2 du règlement). Jean-Paul Costa a continué de siéger après l’expiration de son mandat, en vertu des articles 23 § 3 de la Convention et 24 § 4 du règlement.

12. Tant les requérants que le gouvernement défendeur ont déposé des observations écrites. En outre, des commentaires ont été reçus du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (« HCR »), que le président avait autorisé à intervenir dans la procédure écrite devant la Grande Chambre (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement). L’organisation Open Society Justice Initiative a soumis des observations actualisées et récapitulatives.

13. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 6 juillet 2011 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M.L. Bembič, procureur général,agent,
MmesV. Klemenc, procureur général,coagente,
N. Gregori, ministère de l’Intérieur,
M.J. Koselj, ministère de l’Intérieur,
MmesI. Jeglič, ministère de l’Intérieur,
A. Snoj, ministère de l’Intérieur,
MM.A. Jerman, ministère de l’Intérieur,
P. Pavlin, ministère de l’Intérieur,
S. Bardutzky, ministère de la Justice,conseillers ;

– pour les requérants
MM.A. G. Lana,
A. Saccucci, conseils,
MmesN. Kogovšek Šalamo,
A. Sironi,conseillères.

14. La Cour a entendu en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges MM. Lana, Saccucci et Bembič. Les requérants et le gouvernement défendeur ont présenté par écrit des informations complémentaires.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

15. Le premier requérant, M. Mustafa Kurić, est né en 1935 et réside à Koper (Slovénie). Il est apatride. Le deuxième requérant, M. Velimir Dabetić, est né en 1969 et réside en Italie. Il est lui aussi apatride. La troisième requérante, Mme Ana Mezga, ressortissante croate, est née en 1965 et réside à Portorož (Slovénie). La quatrième requérante, Mme Ljubenka Ristanović, ressortissante serbe, est née en 1968 et réside en Serbie. Le cinquème requérant, M. Tripun Ristanović, fils de la quatrième requérante et ressortissant de Bosnie-Herzégovine, est né en 1988 et réside actuellement en Slovénie. Le sixième requérant, M. Ali Berisha, est né en 1969 au Kosovo. D’après les dernières informations communiquées à la Cour, M. Berisha a la nationalité serbe et vit actuellement en Allemagne. Le septième requérant, M. Ilfan Sadik Ademi, est né en 1952. Il réside en Allemagne et a maintenant la nationalité de « l’ex-République yougoslave de Macédoine ». Le huitième requérant, M. Zoran Minić, est né en 1972. D’après le Gouvernement, il a la nationalité serbe.

A. Le contexte de l’affaire

1. La nationalité dans la RSFY

16. La République socialiste fédérative de Yougoslavie (la « RSFY ») était un Etat fédéral composé de six républiques : la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Serbie, la Slovénie, le Monténégro et la Macédoine. Ressortissants à la fois de la RSFY et de l’une des six républiques, les ressortissants de la RSFY avaient une « double nationalité » à l’intérieur du pays. Jusqu’en 1974, la nationalité fédérale primait la nationalité de la république : seul un ressortissant yougoslave pouvait détenir la nationalité d’une république.

17. Les règles régissant la nationalité étaient les mêmes dans toutes les républiques de la RSFY, le principe de base étant l’acquisition de la nationalité par le droit du sang (jus sanguinis). En principe, un enfant avait la même nationalité que ses parents ; si ceux-ci n’étaient pas ressortissants de la même république, ils décidaient ensemble de la nationalité de leur enfant. A la date de l’acquisition de la nationalité d’une autre république, la personne en question perdait la nationalité de la république dont elle était antérieurement ressortissante.

18. A partir de 1947, on tint des registres de ressortissants distincts au niveau des républiques, mais non au niveau de l’Etat fédéral. A partir de 1974, les informations relatives à la nationalité des nouveau-nés furent inscrites au registre des naissances et, à partir de 1984, on cessa de consigner ces renseignements dans le registre des ressortissants, toutes les informations relatives à la nationalité étant portées sur le registre des naissances.

19. Les ressortissants de la RSFY jouissaient de la liberté de circulation dans l’Etat fédéral et pouvaient faire enregistrer leur résidence permanente là où ils décidaient de s’installer sur le territoire de la RSFY. La pleine jouissance des divers droits civils, économiques, sociaux, voire politiques, était liée à la résidence permanente.

20. Les ressortissants de la RSFY qui vivaient dans ce qui était alors la République socialiste de Slovénie, mais qui avaient la nationalité de l’une des autres républiques, comme les requérants, faisaient enregistrer leur résidence permanente dans cette république de la même façon que les citoyens slovènes. Les ressortissants étrangers pouvaient également, suivant une procédure distincte, devenir résidents permanents en RSFY.

2. L’indépendance de la Slovénie et l’« effacement »

21. Au cours du processus de dissolution de la RSFY, la Slovénie prit des mesures en vue de son indépendance. Le 6 décembre 1990, l’Assemblée de la république de Slovénie adopta la « Déclaration de bonnes intentions » (Izjava o dobrih namenih), qui garantissait que l’ensemble des résidents permanents sur le territoire slovène pourraient obtenir la nationalité slovène s’ils le souhaitaient (paragraphe 200 ci-dessous).

22. Le 25 juin 1991, la Slovénie déclara son indépendance. Une série de lois désignées globalement par le terme de « lois sur l’indépendance » furent adoptées. Parmi elles figuraient la loi sur la nationalité de la République de Slovénie (Zakon o državljanstvu Republike Slovenije – « la loi sur la nationalité »), la loi sur les étrangers (Zakon o tujcih, paragraphes 205-207 ci-dessous), la loi sur le contrôle des frontières nationales (Zakon o nadzoru državne meje) et la loi sur les passeports des ressortissants slovènes (Zakon o potnih listinah državljanov Republike Slovenije).

23. A l’époque, contrairement à la population de certaines des autres républiques de l’ex-RSFY, la population slovène était relativement homogène : 90 % environ des deux millions de résidents avaient la nationalité slovène. Quelque 200 000 résidents slovènes (soit 10 % de la population), dont les requérants, étaient des ressortissants d’autres républiques de l’ex‑RSFY. Cette proportion reflète également à peu près l’origine ethnique de la population slovène à l’époque.

24. Conformément à la Déclaration de bonnes intentions, l’article 13 de la loi constitutionnelle de 1991 énonçait que les ressortissants d’autres républiques de l’ex-RSFY qui, au 23 décembre 1990, date du plébiscite sur l’indépendance de la Slovénie, étaient enregistrés comme résidents permanents en République de Slovénie et y résidaient effectivement, avaient les mêmes droits et devoirs que les ressortissants de la République de Slovénie, à l’exception du droit d’acquérir des biens, jusqu’à l’obtention de la nationalité de la République de Slovénie en vertu de l’article 40 de la loi sur la nationalité ou jusqu’à l’expiration du délai fixé à l’article 81 de la loi sur les étrangers (25 décembre 1991 – paragraphes 202, 205 et 207 ci‑dessous).

25. D’après l’article 40 de la loi sur la nationalité, entrée en vigueur le 25 juin 1991, les ressortissants des républiques de l’ex-RSFY qui n’étaient pas ressortissants slovènes (« les ressortissants des républiques de l’ex‑RSFY ») pouvaient acquérir la nationalité slovène s’ils satisfaisaient aux trois conditions suivantes : avoir obtenu le statut de résident permanent en Slovénie au 23 décembre 1990 (date du plébiscite), résider effectivement en Slovénie et solliciter la nationalité slovène dans un délai de six mois à compter de l’entrée en vigueur de la loi sur la nationalité. Comme indiqué au paragraphe 24 ci-dessus, ce délai expira le 25 décembre 1991. Après cette date, les ressortissants des autres républiques de l’ex-RSFY se virent appliquer, au même titre que les étrangers, les conditions moins favorables d’acquisition de la nationalité par naturalisation posées par l’article 10 de la loi sur la nationalité (paragraphe 205 ci-dessous).

26. D’après les chiffres officiels, 171 132 ressortissants de républiques de l’ex-RSFY résidant en Slovénie demandèrent et obtinrent la nationalité du nouvel Etat en vertu de l’article 40 de la loi sur la nationalité. On estime par ailleurs que 11 000 personnes quittèrent la Slovénie.

27. L’article 81, deuxième alinéa, de la loi sur les étrangers précisait que les ressortissants des républiques de l’ex-RSFY qui n’avaient pas demandé la nationalité slovène dans le délai prescrit ou dont la demande avait été rejetée devenaient des étrangers. Les dispositions de la loi sur les étrangers devenaient applicables aux ressortissants de l’ex-RSFY à l’issue d’une période de deux mois à compter de l’expiration du délai en cause (soit le 26 février 1992), ou de deux mois après la date de la décision définitive de rejet de la demande de nationalité dans le cadre d’une procédure administrative (paragraphe 207 ci-dessous).

28. Après la déclaration d’indépendance, le ministère de l’Intérieur (« le ministère ») adressa aux autorités administratives municipales plusieurs instructions internes, qui ne furent pas publiées (okrožnice, navodila, depeše), sur la mise en œuvre des lois sur l’indépendance et, en particulier, de la loi sur les étrangers. Par une circulaire du 26 juin 1991, le ministère informa les autorités administratives que les ressortissants d’autres républiques de l’ex-RSFY vivant en Slovénie étaient considérés à partir de cette date comme des étrangers dans le cadre de toutes les procédures administratives et que, selon l’article 13 de la loi constitutionnelle de 1991, ils avaient les mêmes droits et devoirs que les ressortissants de la République slovène jusqu’à l’expiration des délais applicables (paragraphe 24 ci-dessus). Le ministère émit également des instructions techniques concernant les passeports et les étrangers. Le 30 juillet 1991, il informa les autorités administratives municipales que, d’après la déclaration de Brioni signée par des représentants de la Slovénie, de la Croatie, de la Serbie et de la Yougoslavie sous l’égide de la troïka ministérielle de la Communauté européenne, l’application des lois sur l’indépendance dans le domaine des affaires intérieures était suspendue pour une durée de trois mois. Durant cette période, les ressortissants d’autres républiques de l’ex‑RSFY ne seraient pas traités comme des étrangers. Deux autres circulaires administratives furent émises les 5 et 18 février 1992 ; elles attiraient l’attention sur les problèmes généraux concernant la mise en œuvre de la loi sur les étrangers. La première indiquait que, lorsqu’elles traitaient des questions relatives au statut des étrangers, les autorités administratives slovènes devaient conserver les papiers d’identité des ressortissants des autres républiques de la RSFY délivrés par elles et annuler et détruire les passeports de ces personnes.

29. Le 26 février 1992, date à laquelle l’article 81, deuxième alinéa, de la loi sur les étrangers devint applicable, les autorités administratives municipales effacèrent du registre des résidents permanents (Register stalnega prebivalstva – « le registre ») le nom des personnes qui n’avaient pas demandé ou obtenu la nationalité slovène et, d’après le Gouvernement, transférèrent leur nom sur le registre des étrangers non titulaires d’un permis de séjour.

30. Le 27 février 1992, le ministère adressa aux autorités administratives municipales des instructions dans lesquelles il indiquait qu’il était nécessaire d’adopter des règles concernant le statut juridique de ces personnes. Il y attirait l’attention de ces autorités sur le fait qu’il fallait s’attendre à de nombreux problèmes et précisait qu’il y avait lieu de réglementer le statut juridique des personnes concernées et, parallèlement, d’entreprendre « le nettoyage des registres ». En outre, il soulignait que les papiers d’identité de ces personnes, même s’ils avaient été délivrés par les autorités slovènes et étaient formellement valables, seraient en fait invalidés en raison du changement de statut ex lege de ces personnes. Le ministère donnait également l’interprétation des articles 23 et 28 de la loi sur les étrangers qu’il y aurait lieu selon lui de retenir dans les cas d’annulation du statut de résident ou d’expulsion forcée.

31. D’après les requérants, les personnes dont le nom avait été effacé du registre ne reçurent pas officiellement notification de cette mesure. Aucune procédure spéciale n’aurait été prévue à cet effet et aucun document officiel n’aurait été délivré. Les intéressés n’auraient appris que par la suite qu’ils étaient devenus des étrangers, par exemple au moment de faire renouveler leurs papiers (carte d’identité, passeport, permis de conduire). En revanche, le Gouvernement soutient qu’au-delà de la publication de la nouvelle législation au Journal officiel, la population slovène a été informée par les médias et par des avis. Dans certaines communes, les personnes concernées auraient même été averties en personne.

32. Selon les chiffres officiels de 2002, le nombre de ressortissants de l’ex‑RSFY ayant perdu leur statut de résident permanent le 26 février 1992 s’élevait à 18 305, dont environ 2 400 qui s’étaient vu refuser la nationalité. Ces personnes furent ensuite désignées par l’appellation de « personnes effacées » (izbrisani), qui incluait les requérants en l’espèce. De nouvelles données sur les « personnes effacées » furent réunies en 2009 (paragraphe 69 ci-dessous).

33. Les « personnes effacées » devinrent en conséquence des étrangers ou des apatrides résidant illégalement en Slovénie. Elles rencontrèrent généralement des difficultés pour conserver leur emploi et leur permis de conduire et pour obtenir leur pension de retraite. En outre, elles ne pouvaient pas quitter le pays, car il leur était impossible d’y revenir sans pièce d’identité valable. De nombreuses familles furent séparées, certains membres se trouvant en Slovénie et d’autres vivant dans l’un des autres Etats successeurs de l’ex-RSFY. Parmi les « personnes effacées » figuraient 5 360 mineurs, qui, pour la plupart, se virent retirer leurs papiers d’identité. Certaines des « personnes effacées » quittèrent la Slovénie de leur plein gré. D’autres se virent notifier des ordonnances d’expulsion et furent renvoyées.

34. Après le 26 février 1992, il fut impossible aux ressortissants des autres républiques de l’ex-RSFY de se faire enregistrer comme résidents permanents s’ils n’avaient pas obtenu un nouveau permis de séjour. Toutefois, en vertu de l’article 82 de la loi sur les étrangers, les permis de séjour permanent délivrés aux étrangers ressortissants d’Etats autres qu’une république de l’ex-RSFY demeurèrent valables après l’entrée en vigueur de la loi sur les étrangers (paragraphe 207 ci-dessous).

35. Le 4 juin 1992, le ministre de l’Intérieur adressa au gouvernement une lettre (no 0016/1-S-010/3-91) l’informant des questions qui demeuraient en suspens concernant la mise en œuvre de la loi sur les étrangers, compte tenu du grand nombre de ressortissants d’autres républiques de l’ex-RSFY qui vivaient en Slovénie et dont le statut n’était pas réglementé. Il y déclarait également qu’à son avis tous les droits des ressortissants d’autres républiques de la RSFY vivant en Slovénie, tels qu’ils résultaient des conventions internationales ou des traités bilatéraux, avaient été pris en considération au cours du processus ayant mené à l’indépendance. Le Gouvernement soutient qu’à la suite de cette lettre il prit des mesures pour atténuer les conséquences de l’« effacement », interprétant notamment avec plus de souplesse les dispositions de la loi sur les étrangers (paragraphe 36 ci-dessous). En outre, le 15 juin 1992, une autre circulaire administrative renfermant des instructions sur la mise en œuvre de la loi sur les étrangers fut adressée aux autorités administratives municipales. Elle abordait un certain nombre de questions non résolues concernant notamment l’attribution des appartements de l’armée, l’enregistrement des réfugiés temporaires de Bosnie-Herzégovine, la tenue des registres, la transmission d’informations personnelles provenant du registre de la population et les procédures impliquant des étrangers. La circulaire précisait que les cartes d’identité personnelles délivrées aux étrangers par les autorités slovènes devaient être détruites. Plus particulièrement, en ce qui concerne les ressortissants de l’ex-RSFY ayant leur résidence permanente en Slovénie, elle fixait les dates à inscrire dans le registre : soit la date à laquelle les intéressés étaient devenus citoyens slovènes, soit celle à laquelle ils étaient devenus des étrangers en vertu de l’article 81 de la loi sur les étrangers (le 26 février 1992 ou deux mois après la date de réception de la décision de ne pas accorder la nationalité slovène).

36. Le 3 septembre 1992, le gouvernement décida de tenir compte de la période ayant précédé l’entrée en vigueur de la loi sur les étrangers aux fins du calcul de la durée de résidence en Slovénie, une durée de trois ans étant requise pour la délivrance d’un permis de séjour permanent. Au total, 4 893 permis de séjour permanent furent ainsi délivrés de 1992 à 1997.

37. Le 28 juin 1994, la Convention entra en vigueur à l’égard de la Slovénie.

38. Le Parlement slovène demanda la tenue d’un référendum sur la question de savoir s’il fallait ou non déchoir les ressortissants de l’ex-RSFY de la nationalité slovène lorsqu’elle leur avait été accordée sur le fondement de l’article 40 de la loi sur la nationalité. Le 20 novembre 1995, la Cour constitutionnelle jugea cette demande inconstitutionnelle.

39. Dans les années qui suivirent, plusieurs organisations non gouvernementales, dont Amnesty International et le Helsinki Monitor, ainsi que le médiateur slovène des droits de l’homme, publièrent des rapports attirant l’attention sur la situation des « personnes effacées ».

3. La décision rendue par la Cour constitutionnelle le 4 février 1999 et les événements ultérieurs

40. Le 24 juin 1998, la Cour constitutionnelle déclara en partie recevable un recours en inconstitutionnalité de l’article 16, premier alinéa, et de l’article 81, deuxième alinéa, de la loi sur les étrangers (paragraphes 27 ci‑dessus et 207 ci-dessous) qui avait été formé en 1994 par deux personnes dont les noms avaient été effacés du registre en 1992.

41. Par une décision du 4 février 1999 (affaire U-I-284/94), elle déclara l’article 81 de la loi sur les étrangers inconstitutionnel, au motif qu’il n’énonçait pas les conditions dans lesquelles les personnes visées dans son deuxième alinéa pouvaient obtenir un permis de séjour permanent. Elle releva que les autorités avaient effacé du registre les noms des ressortissants des républiques de l’ex-RSFY qui n’avaient pas sollicité la nationalité slovène et les avaient inscrits d’office dans le registre des étrangers, sans en avertir les intéressés. Elle estima en outre que cette mesure était dépourvue de base légale, la loi sur le registre de la population et des résidents ne prévoyant pas de mesure de radiation ex lege.

42. La Cour constitutionnelle releva que les dispositions de la loi sur les étrangers visaient, d’une manière générale, à réglementer le statut des étrangers qui étaient entrés en Slovénie après l’indépendance, et non celui des étrangers qui y vivaient déjà. D’après elle, si l’article 82 de la loi sur les étrangers régissait bien le statut juridique des étrangers non originaires de l’une des républiques de l’ex-RSFY, il n’existait aucune disposition équivalente pour les ressortissants de l’ex-RSFY, si bien que ces derniers se trouvaient dans une situation juridique moins favorable que les étrangers qui résidaient déjà en Slovénie avant l’indépendance.

43. La Cour constitutionnelle releva qu’en 1991, au cours du processus législatif, une proposition avait été faite qui visait à l’adoption d’une disposition spéciale pour régir la situation temporaire des ressortissants de l’ex-RSFY qui résidaient en Slovénie mais n’avaient pas demandé la nationalité slovène. Le législateur avait finalement estimé que la situation de ces personnes ne devait pas être régie par la loi sur les étrangers mais plutôt par des accords avec les Etats successeurs de l’ex-RSFY. Or, ces accords n’ayant pu être conclus, notamment en raison de la guerre en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, la situation de ces personnes n’avait pas été réglée. Pour la Cour constitutionnelle, compte tenu de l’évolution récente dans le domaine de la protection des droits de l’homme, la situation des personnes qui possédaient la nationalité de l’Etat prédécesseur, mais non de l’Etat successeur, et résidaient de façon permanente sur le territoire d’Etats divisés après 1990 relevait désormais d’accords internationaux.

44. La Cour constitutionnelle déclara donc l’article 81 inconstitutionnel en ce qu’il ne prévoyait pas, pour les personnes qui n’avaient pas demandé la nationalité slovène ou pour celles qui ne l’avaient pas obtenue, les conditions dans lesquelles elles pouvaient solliciter le statut de résident permanent après l’expiration du délai prescrit. Un vide juridique avait ainsi été créé et les principes de la légalité, de la sécurité juridique et de l’égalité avaient été méconnus.

45. La Cour constitutionnelle déclara en outre qu’il ne fallait pas se fonder sur les dispositions de la loi sur les étrangers réglementant l’acquisition par les étrangers entrant en Slovénie de permis de séjour permanent ou temporaire (articles 13 et 16 de la loi sur les étrangers – paragraphe 207 ci-dessous) pour régir le statut des ressortissants des républiques de l’ex-RSFY, qui pouvaient raisonnablement escompter que les nouvelles conditions à satisfaire pour conserver leur statut de résident permanent en Slovénie ne seraient pas plus rigoureuses que celles posées à l’article 13 de la loi constitutionnelle (paragraphe 202 ci-dessous) et à l’article 40 de la loi sur la nationalité (paragraphe 205 ci-dessous), et que leur statut serait déterminé conformément au droit international.

46. La Cour constitutionnelle conclut par ailleurs que, dès lors qu’il s’appliquait uniquement aux étrangers qui étaient entrés en Slovénie après l’indépendance, l’alinéa premier de l’article 16 de la loi sur les étrangers n’était pas contraire à la Constitution.

47. Elle accorda au législateur un délai de six mois pour mettre fin à l’inconstitutionnalité constatée. Elle déclara que, dans l’intervalle, aucune mesure d’expulsion de Slovénie ne pouvait être prise au titre de l’article 28 de la loi sur les étrangers à l’encontre des ressortissants de l’ex-RSFY qui, au 23 décembre 1990, étaient enregistrés comme résidents permanents en Slovénie et y résidaient effectivement.

48. La Cour constitutionnelle souligna également que l’absence de réglementation du statut des ressortissants des républiques de l’ex-RSFY qui se trouvaient dans une situation juridique précaire pouvait donner lieu à une violation de la Convention, notamment du droit au respect de la vie familiale protégé par l’article 8 (voir, pour des extraits de cette décision, le paragraphe 214 ci-dessous).

49. En conséquence, la loi réglementant le statut juridique des ressortissants des autres Etats successeurs de l’ex-RSFY résidant en République de Slovénie (Zakon o urejanju statusa državljanov drugih držav naslednic nekdanje SFRJ v Republiki Sloveniji – « la loi sur le statut juridique ») fut adoptée le 8 juillet 1999. Elle entendait régler le statut juridique des « personnes effacées » en simplifiant les conditions d’acquisition d’un titre de séjour permanent.

50. En vertu de l’article 1 de la loi sur le statut juridique, les ressortissants d’autres Etats successeurs de l’ex-RSFY qui étaient enregistrés comme résidents permanents sur le territoire slovène au 23 décembre 1990, date du plébiscite, ou au 25 juin 1991, date de l’indépendance, et y résidaient effectivement, avaient droit à un permis de séjour permanent, nonobstant les dispositions de la loi sur les étrangers. Ils bénéficiaient d’un délai de trois mois pour déposer une demande. L’article 3 de la loi sur le statut juridique prévoyait des exceptions pour les personnes sous le coup de condamnations pénales. Des permis de séjour furent accordés ex nunc à ceux qui remplissaient les conditions susmentionnées (paragraphe 210 ci-dessous).

51. Le 18 mai 2000, la Cour constitutionnelle, statuant sur un autre recours (affaire U-I-295/99), annula en partie l’article 3 de la loi sur le statut juridique, le jugeant inconstitutionnel au motif que les conditions d’acquisition d’un permis de séjour permanent s’y trouvant énoncées étaient plus strictes que les critères d’annulation d’un permis de séjour permanent prévus par la loi sur les étrangers.

4. Les décisions rendues par la Cour constitutionnelle dans d’autres procédures introduites par des « personnes effacées »

52. S’appuyant sur sa décision de principe du 4 février 1999 (paragraphes 41-48 ci-dessus), la Cour constitutionnelle a rendu plusieurs décisions dans des affaires introduites par des « personnes effacées ».

53. Le 1er juillet 1999, dans une affaire (Up-333/96) dans laquelle le demandeur s’était vu refuser le renouvellement de son permis de conduire au motif que son nom avait été « effacé » du registre, elle releva qu’à la suite de sa décision du 4 février 1999 la loi sur le statut juridique avait été rédigée mais n’avait pas encore été adoptée. Elle décida que, jusqu’à l’entrée en vigueur de cette loi, le demandeur devait bénéficier du statut qu’il aurait eu si le délai fixé à l’article 81, deuxième alinéa, de la loi sur les étrangers n’avait pas expiré (paragraphe 27 ci-dessus). Elle ordonna aux autorités d’enregistrer l’intéressé comme résident permanent à l’adresse à laquelle il vivait avant que son nom ne fût illégalement effacé du registre, et de renouveler son permis de conduire.

54. Une décision similaire fut adoptée le 15 juillet 1999 dans une affaire (Up-60/97) où les demandeurs, tous membres d’une même famille et ressortissants de l’une des républiques de l’ex-RSFY, s’étaient vu refuser un permis de séjour permanent en vertu de l’article 16 de la loi sur les étrangers, au motif que le père avait perdu son emploi.

55. Le 18 novembre 1999 et le 16 décembre 1999, dans deux affaires (Up-20/97 et Up‑152/97) concernant le versement d’une pension militaire à une « personne effacée », la Cour constitutionnelle annula les arrêts de la Cour suprême et renvoya les affaires pour réexamen.

56. Le 20 septembre 2001, dans une affaire (Up-336/98) relative au droit d’une personne à une allocation pour garde d’enfants, la Cour constitutionnelle annula les décisions des autorités inférieures et renvoya l’affaire pour réexamen.

57. En outre, la Cour constitutionnelle examina un certain nombre d’affaires introduites par des « personnes effacées » relativement aux conditions d’acquisition de la nationalité slovène. Dans une décision du 6 juillet 1995 (affaire Up-38/93), elle estima que l’on pouvait considérer que la condition posée par l’article 40 de la loi sur la nationalité, à savoir « réside[r] effectivement [en Slovénie] » (paragraphes 25 ci-dessus et 205 ci-dessous), était remplie dans une situation où une personne avait interrompu son séjour en Slovénie pour des raisons valables, c’est-à-dire lorsque d’autres circonstances indiquaient qu’elle avait dans ce pays le centre de ses intérêts vitaux. La Cour constitutionnelle annula la décision de la Cour suprême au motif que celle-ci avait traité de manière différenciée des affaires analogues, et elle renvoya l’affaire pour réexamen.

5. La décision rendue par la Cour constitutionnelle le 3 avril 2003

58. Le 3 avril 2003, statuant sur un recours en inconstitutionnalité de la loi sur le statut juridique dans sa version du 8 juillet 1999 introduit par l’Association des « personnes effacées » et par d’autres « personnes effacées » (affaire U-I-246/02), la Cour constitutionnelle jugea que, pour une série de motifs, la loi sur le statut juridique n’était pas conforme à la Constitution : elle ne reconnaissait pas aux personnes dont le nom avait été effacé du registre le droit à un permis de séjour permanent avec effet rétroactif à partir de la date de l’« effacement », elle ne définissait pas le sens de l’expression « résid[e] effectivement » figurant à l’article premier et elle ne régissait pas l’acquisition d’un permis de séjour permanent par les ressortissants des républiques de l’ex-RSFY qui avaient été renvoyés de force de Slovénie en vertu de l’article 28 de la loi sur les étrangers.

59. La Cour constitutionnelle estima que, bien que le nombre exact de personnes renvoyées ne fût pas connu, il y avait probablement peu de personnes dans ce cas, étant donné que le statut non réglementé des « personnes effacées » avait de manière générale été toléré. Elle déclara également inconstitutionnel le délai de trois mois fixé pour l’introduction d’une demande de permis de séjour permanent, le jugeant déraisonnablement court, et elle donna au législateur six mois pour corriger les dispositions inconstitutionnelles de la loi dénoncée. La Cour constitutionnelle souligna en outre l’importance du statut de résident permanent pour l’obtention de certains droits et prestations, notamment le droit à une pension militaire, les allocations sociales et le renouvellement d’un permis de conduire.

60. La Cour constitutionnelle ordonna (point 8 du dispositif de sa décision) au ministère de rendre d’office, en faveur des personnes déjà titulaires de permis ex nunc (non rétroactifs) en vertu de la loi sur le statut juridique ou de la loi sur les étrangers, des décisions établissant leur statut de résident permanent en Slovénie ex tunc à compter du 26 février 1992, date de l’« effacement » (voir, pour des extraits de cette décision, le paragraphe 215 ci-dessous).

61. Le 25 novembre 2003, le Parlement adopta la loi sur l’application du point 8 de la décision de la Cour constitutionnelle dans l’affaire no U‑I‑246/02-28 (Zakon o izvršitvi 8. točke odločbe Ustavnega sodišča Republike Slovenije št. U-I-246/02-28), également dénommée « la loi technique ». Cette loi définissait la procédure de délivrance d’un permis de séjour permanent ex tunc aux ressortissants des républiques de l’ex-RSFY qui étaient enregistrés comme résidents permanents en Slovénie, à la fois au 23 décembre 1990 et au 25 février 1992, et qui avaient déjà obtenu un permis de séjour permanent en vertu de la loi sur le statut juridique ou de la loi sur les étrangers.

62. Toutefois, un référendum sur la question de savoir si la loi technique devait être mise en œuvre eut lieu le 4 avril 2004. Le taux de participation fut de 31,54 % ; le dépouillement du scrutin révéla que 94,59 % des suffrages valablement émis étaient opposés à la mise en œuvre de la loi, laquelle n’entra donc jamais en vigueur.

63. Entre-temps, dans une décision (affaire U-II-3/03) rendue le 22 décembre 2003, la Cour constitutionnelle avait précisé que c’était sa décision du 3 avril 2003 (paragraphes 58-60 ci-dessus) qui constituait la base légale pour la délivrance de permis de séjour complémentaires par le ministère, et que celui-ci était tenu de l’exécuter.

64. En outre, dans une affaire (Up-211/04) introduite par l’une des « personnes effacées » qui soutenait que son absence de Slovénie était due à la guerre, la Cour constitutionnelle annula, le 2 mars 2006, les jugements de la Cour suprême écartant la demande de l’intéressé tendant à l’obtention d’un permis de séjour permanent en vertu de la loi sur le statut juridique, et renvoya l’affaire devant le tribunal administratif. Elle invita celui-ci à apprécier de manière appropriée la condition relative à l’obligation de « résider effectivement en République de Slovénie » depuis le 23 décembre 1990 et les motifs de l’absence de la personne concernée de Slovénie.

65. En particulier, la Cour constitutionnelle déclara que le fait que le législateur eût tardé à éliminer les incohérences n’empêchait pas les tribunaux de rendre, dans les affaires portées devant eux, des décisions conformes à celle prononcée par elle le 3 avril 2003 (paragraphes 58-60 ci-dessus).

66. En 2004, le ministère délivra, sur le seul fondement de la décision susmentionnée de la Cour constitutionnelle, 4 034 permis avec effet rétroactif aux « personnes effacées ». Les autorités suspendirent temporairement puis reprirent la délivrance d’office de ces permis en 2009, à la suite d’un changement de gouvernement (paragraphe 70 ci-dessous).

67. D’après le Gouvernement, 13 355 demandes avaient été introduites au titre de la loi sur le statut juridique au 30 juin 2007. Ces demandes donnèrent lieu à la délivrance de 12 236 permis de séjour permanent.

68. Un nouveau gouvernement fut nommé en novembre 2008, après les élections législatives du 21 septembre 2008. L’une de ses priorités était l’adoption de règles régissant, dans le respect des décisions de la Cour constitutionnelle, le statut des « personnes effacées ».

69. A la suite d’une amélioration de son système informatique, le ministère recueillit de nouvelles données sur les « personnes effacées » et publia un rapport indiquant qu’au 24 janvier 2009 le nombre des personnes effacées du registre s’élevait à 25 671, dont 7 899 avaient par la suite acquis la nationalité slovène ; 7 313 de ces personnes étaient toujours en vie. En outre, 3 630 autres personnes avaient obtenu un permis de séjour. Le statut de 13 426 « personnes effacées » n’était toujours pas réglementé à cette date, et l’on ne savait pas où elles résidaient.

70. En 2009, se conformant au point 8 du dispositif de la décision de la Cour constitutionnelle du 3 avril 2003 (paragraphe 60 ci-dessous), le ministère recommença à rendre d’office, en faveur des personnes déjà titulaires de permis ex nunc, des décisions leur reconnaissant le statut de résident permanent en Slovénie ex tunc à compter du 26 février 1992. 2 347 décisions de ce type furent rendues.

6. La loi modifiée sur le statut juridique

71. Par la suite, le ministère rédigea des amendements et ajouts à la loi sur le statut juridique (« la loi modifiée sur le statut juridique ») afin de régler, conformément à la décision de la Cour constitutionnelle du 3 avril 2003, les incompatibilités entre la loi sur le statut juridique et la Constitution, en particulier concernant les personnes qui avaient été expulsées et celles qui avaient dû quitter la Slovénie pour d’autres motifs liés à l’« effacement ». La loi modifiée sur le statut juridique fut adoptée le 8 mars 2010.

72. Le 12 mars 2010, trente et un députés demandèrent la tenue d’un référendum sur la loi modifiée sur le statut juridique, notamment parce qu’elle ne régissait pas la question de l’indemnisation des « personnes effacées », ce qui repoussa son entrée en vigueur. Le 18 mars 2010, estimant que le report de l’entrée en vigueur de la loi modifiée sur le statut juridique ou son rejet dans le cadre d’un référendum emporteraient des conséquences inconstitutionnelles, l’Assemblée nationale saisit la Cour constitutionnelle de la question.

73. Le 10 juin 2010, la Cour constitutionnelle adopta dans l’affaire U‑II‑1/10 une décision dans laquelle, s’appuyant sur ses décisions de principe antérieures, elle estima que les dispositions de la loi modifiée sur le statut juridique étaient conformes à la Constitution. Elle considéra que la loi modifiée fournissait une solution permanente concernant le statut des « personnes effacées » qui n’avaient pas pu régulariser leur situation ou celle de leurs enfants et qu’elle prévoyait le prononcé de décisions rétroactives spéciales en faveur des « personnes effacées » qui avaient obtenu la nationalité slovène sans remplir la condition relative à la possession préalable d’un permis de séjour permanent. La Cour constitutionnelle refusa d’autoriser la tenue d’un référendum, estimant qu’un rejet éventuel de la loi en question emporterait des conséquences inconstitutionnelles. Elle constata en outre que le retard intervenu dans la mise en œuvre de sa décision de principe de 2003 avait entraîné une nouvelle violation de la Constitution.

74. Le paragraphe 43 de la décision précisait qu’en adoptant la loi en question, qui prévoyait la rétroactivité du statut de résident permanent, le législateur avait introduit une satisfaction morale dans laquelle il fallait voir une forme de réparation pour l’« effacement ». Pour la Cour constitutionnelle, en cas de dommage résultant de l’« effacement », la question de la responsabilité éventuelle de l’Etat pouvait se poser au regard de l’article 26 de la Constitution lorsque d’autres conditions fixées dans cette disposition et les conditions légales pertinentes étaient remplies. En tout état de cause, la loi modifiée sur le statut juridique n’impliquait pas en soi un nouveau type de responsabilité délictuelle pour l’Etat ou une nouvelle base juridique permettant de faire valoir des demandes en réparation. Pour la Cour constitutionnelle, le législateur pouvait parfaitement adopter une législation spécifique limitant la responsabilité de l’Etat, ainsi qu’il l’avait fait, par exemple, en ce qui concerne les victimes de la Seconde Guerre mondiale. La Cour constitutionnelle conclut que le silence de la loi en question relativement à la question de la réparation financière n’était pas inconstitutionnel.

75. Le 15 juin 2010, le président de l’Assemblée nationale présenta publiquement des excuses aux « personnes effacées » et, le 22 juin 2010, le ministre de l’Intérieur fit de même.

76. Le 24 juin 2010, la loi modifiée sur le statut juridique fut publiée au Journal officiel. Elle entra en vigueur le 24 juillet 2010, quelques jours après le prononcé de l’arrêt de la chambre. Avant son adoption, 13 600 demandes de permis de séjour avaient été soumises, dont 12 345 avaient été accueillies.

77. L’article 1 de la loi modifiée sur le statut juridique s’appliquait aux étrangers qui avaient la nationalité d’une autre république de l’ex-RSFY à la date du 25 juin 1991, étaient enregistrés comme résidents permanents en Slovénie au 23 décembre 1990 ou au 25 juin 1991, et résidaient effectivement dans ce pays depuis lors, indépendamment des dispositions de la loi sur les étrangers. Il prévoyait l’acquisition par les « personnes effacées » de permis de séjour permanent à la fois ex nunc et ex tunc. Il réglementait aussi le statut des enfants des « personnes effacées » et énonçait que des décisions rétroactives seraient rendues en faveur des « personnes effacées » qui s’étaient vu accorder la nationalité slovène sans avoir été titulaires auparavant d’un permis de séjour.

78. En particulier, l’article 1 č) définissait l’expression « résider effectivement » en Slovénie (la résidence effective étant une condition préalable à l’obtention du statut de résident permanent) comme signifiant, pour la personne concernée, avoir dans ce pays le centre de ses intérêts vitaux, cette dernière notion renvoyant aux relations personnelles, familiales, économiques, sociales et autres de la personne aptes à prouver l’existence de liens effectifs et permanents entre celle-ci et la République de Slovénie.

79. Cette disposition indiquait en outre que la condition de « résidence effective » pouvait être jugée remplie dans les cas d’absence justifiée de plus d’un an (expulsion forcée de Slovénie, absence à la suite de l’« effacement » ou impossibilité de revenir en raison de l’état de guerre dans d’autres Etats successeurs de la RSFY). Dans les cas d’absence plus longue, la condition de « résidence effective » ne pouvait être réputée satisfaite, pour une période de cinq ans augmentée d’une autre période de cinq ans, que si l’intéressé avait tenté de rentrer en Slovénie (paragraphe 211 ci-dessous).

80. D’après les statistiques fournies par le Gouvernement, les services administratifs territoriaux ont reçu 173 demandes de permis de séjour permanent ex nunc et quatre-vingt-quatre demandes de permis ex tunc complémentaires entre le 24 juin 2010 et le 31 mai 2011. Ces demandes ont abouti à l’octroi de soixante-quatre permis de séjour permanent ex nunc et de 111 permis de séjour permanent ex tunc, y compris ceux délivrés par le ministère de l’Intérieur ; dans certains cas les autorités les ont délivrés d’office. D’autres procédures sont encore pendantes. Le délai de dépôt des demandes au titre de la loi modifiée sur le statut juridique expire le 24 juillet 2013.

81. Le 26 avril 2011, l’association Initiative civile des « personnes effacées » et cinquante-deux particuliers ont saisi la Cour constitutionnelle d’un recours en inconstitutionnalité de la loi modifiée sur le statut juridique (affaire U-I-85/11). Cette procédure est actuellement pendante.

82. Par ailleurs, une des « personnes effacées » forma un recours constitutionnel pour contester le rejet par la Cour suprême de sa demande d’indemnisation, d’un montant de 50 492,40 euros (EUR), pour perte d’emploi et préjudice moral. Quant au dommage matériel, la Cour suprême avait fait observer que les autorités n’avaient pas agi illégalement et que l’article 26 de la Constitution était donc inapplicable. Le 5 juillet 2011 (affaire Up-1176/09), la Cour constitutionnelle rejeta le recours, confirmant le point de vue de la Cour suprême selon lequel, malgré la décision de la Cour constitutionnelle abrogeant ultérieurement la disposition incriminée de la loi sur la nationalité, on ne pouvait dire que les autorités ou juridictions administratives eussent agi illégalement à l’époque des faits. Elle ajouta que, étant donné que la perte d’emploi était liée au refus d’accorder la nationalité slovène à la personne concernée et non au refus de lui accorder un permis de séjour permanent, ses décisions de principe sur la question des « personnes effacées » ne pouvaient être prises en compte.

83. Le 21 juillet 2011, le Gouvernement a communiqué quelque trente jugements définitifs rendus par des juridictions de première et de deuxième instance et par la Cour suprême dans le cadre de procédures en réparation engagées par des « personnes effacées ». Toutes les demandes en réparation furent finalement rejetées, la plupart pour non-respect des délais prescrits, bien que dans certains cas les tribunaux eussent initialement jugé les demandes bien fondées. A l’époque, des procédures étaient pendantes devant la Cour suprême dans onze affaires introduites par des « personnes effacées ». Enfin, le 7 novembre 2011, le Gouvernement a communiqué une nouvelle décision rendue par la Cour constitutionnelle le 26 septembre 2011 dans une affaire (Up-108/11) introduite par une des « personnes effacées » qui avait demandé réparation pour dommage matériel et moral. Dans cette affaire, la juridiction de première instance avait à l’origine dit dans un jugement provisoire qu’il y avait des motifs de considérer que l’Etat était tenu à réparation. Toutefois, la Cour suprême confirma la décision de deuxième instance rejetant la demande en raison de l’expiration du délai légal. La Cour constitutionnelle approuva cette décision.

B. La situation particulière de chacun des requérants

84. Avant le 25 juin 1991, date à laquelle la Slovénie a déclaré son indépendance, les requérants étaient ressortissants à la fois de la RSFY et de l’une de ses républiques constitutives autres que la Slovénie. Ils avaient acquis le statut de résident permanent en Slovénie en tant que ressortissants de la RSFY, statut qu’ils conservèrent jusqu’au 26 février 1992, date à laquelle leurs noms furent effacés du registre.

85. A la suite de l’entrée en vigueur le 24 juillet 2010 de la loi modifiée sur le statut juridique, M. Kurić, Mme Mezga, M. Ristanović, M. Berisha, M. Ademi et M. Minić obtinrent des permis de séjour permanent, à la fois ex nunc et ex tunc. M. Dabetić et Mme Ristanović ne sollicitèrent pas de permis de séjour. Les paragraphes qui suivent exposent la situation particulière de chacun des requérants.

1. M. Mustafa Kurić

86. M. Kurić est né le 8 avril 1935 à Šipovo (Bosnie-Herzégovine). D’après le Gouvernement, sa nationalité n’est pas connue. A la fin de l’enseignement primaire, il suivit une formation de cordonnier. Il arriva en Slovénie à l’âge de vingt ans et s’installa à Koper en 1965. En 1976, il loua à la commune de Koper un petit atelier, où il s’établit à son compte. Il fut enregistré comme résident permanent en Slovénie du 23 juillet 1970 au 26 février 1992.

87. En 1991, il tomba gravement malade et fut hospitalisé pendant trois mois. Il allègue que c’est pour cette raison qu’il ne déposa pas de demande d’acquisition de la nationalité slovène. Il ajoute que les autorités lui assurèrent à l’époque qu’il aurait d’autres possibilités de demander la nationalité slovène. Le Gouvernement confirme que l’intéressé fut hospitalisé, mais dit qu’il était déjà sorti de l’hôpital le 15 juin 1991.

88. Le requérant ne fut jamais officiellement avisé qu’il n’avait plus aucun statut juridique en Slovénie.

89. En 1993, sa maison prit feu et il perdit la plupart de ses papiers. Lorsqu’il sollicita de nouveaux papiers auprès de la commune de Koper, on l’informa que son nom avait été effacé du registre.

90. Il continua son activité professionnelle et paya son loyer jusqu’à ce qu’il connût des difficultés financières, à la fin des années 1990. N’étant plus en mesure d’acquitter le loyer, il dut sortir des locaux. Sans papiers d’identité, il risquait d’être expulsé s’il quittait la commune, où la police tolérait sa présence.

91. Le requérant dit avoir tenté à diverses occasions dans les années 1990 de régulariser sa situation auprès des services administratifs de Koper, mais n’avoir pas reçu de réponse. En 2005, il aurait adressé au ministère une lettre dans laquelle il demandait la nationalité slovène. Il n’aurait pas reçu de réponse. D’après le gouvernement défendeur, en revanche, M. Kurić n’a jamais demandé de permis de séjour en Slovénie.

92. Le requérant affirme avoir engagé en 2006 une procédure concernant ses droits à pension devant la caisse d’assurance vieillesse et invalidité qui, le 14 mai 2006, lui aurait adressé une lettre faisant état de ses années de travail et lui demandant de fournir un certificat de nationalité. En réponse à une demande de l’agent du Gouvernement, la caisse d’assurance vieillesse et invalidité a toutefois déclaré, le 29 octobre 2007, que le requérant ne l’avait pas officiellement saisie.

93. Le 7 mai 2007, le requérant sollicita la nationalité slovène en tant que personne apatride. Sa demande fut rejetée le 27 juillet 2007.

94. Le 29 janvier 2008, il renouvela sa demande sur le fondement de l’article 10 de la loi sur la nationalité. Le 10 juin 2009, le service administratif de Koper écarta sa demande. M. Kurić ne contesta pas ce rejet devant la cour administrative.

95. Le 24 février 2009, il sollicita un permis de séjour permanent. Le 2 novembre 2010, on lui accorda des permis de séjour ex nunc et ex tunc, qui lui furent délivrés le 26 novembre 2010.

96. Le requérant indique qu’alors même qu’il a reçu son permis de séjour permanent il continue de se heurter à de nombreuses difficultés, en particulier concernant ses droits à pension. Il ajoute qu’il souffre de graves problèmes de santé.

2. M. Velimir Dabetić

97. M. Dabetić est né le 22 septembre 1969 à Koper (Slovénie). Il est apatride. Il fut enregistré comme résident permanent en Slovénie du 29 septembre 1971 au 26 février 1992. Ses parents et ses deux frères sont nés au Monténégro et leurs noms, comme le sien, furent effacés du registre en 1992. Sa mère obtint la nationalité slovène en 1997 et son père en 2004. A la fin de l’enseignement primaire, il suivit pendant deux ans une formation de ferronnier dans un établissement d’enseignement secondaire spécialisé. Il vit actuellement en Italie, où il n’a aucun statut juridique.

98. Le requérant indique qu’il est parti s’installer en Italie en 1991, mais est resté enregistré comme résident permanent à Koper (Slovénie) jusqu’aux événements de 1992. Il aurait à l’époque reçu des informations erronées des services administratifs de Koper. D’après le Gouvernement, le requérant vit en Italie depuis 1989, et non depuis 1991. L’intéressé n’aurait donc pas résidé en Slovénie à la date de l’accession du pays à l’indépendance.

99. Le requérant allègue que lorsqu’il chercha à solliciter la nationalité slovène auprès du service administratif de Koper, l’employé lui demanda de présenter un document exposant ses antécédents professionnels en Slovénie. Il aurait alors déclaré qu’il travaillait en Italie sur la base d’un permis de travail légal et qu’il ne pouvait fournir un tel document. L’employé lui aurait répondu que c’était l’Italie et non la Slovénie qui devait lui accorder la nationalité.

100. Le requérant affirme en outre qu’il a eu connaissance de l’« effacement » plus tard que les autres requérants. En 2002, à l’expiration de son ancien passeport de la RSFY, les autorités italiennes auraient refusé de renouveler le permis de séjour (permesso di soggiorno) qui lui permettait de travailler et lui auraient ordonné de rentrer en Slovénie. Toutefois, bien qu’il eût tenté d’y retourner légalement, il lui aurait été impossible de régulariser sa situation dans ce pays. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a jamais demandé en bonne et due forme un permis de séjour en Slovénie.

101. Le 26 novembre 2003, à la suite du prononcé par la Cour constitutionnelle de sa décision du 3 avril 2003, le requérant demanda au ministère de rendre une décision complémentaire ex tunc aux fins de la régularisation de son statut, sans qu’il eût sollicité au préalable un permis de séjour permanent ex nunc.

102. Le 29 novembre 2003, le requérant demanda la nationalité slovène en vertu de l’article 19 de la loi sur la nationalité, telle que modifiée en 2002.

103. Le 9 février 2004, il saisit l’unité de Nova Gorica du tribunal administratif pour se plaindre de l’inertie des autorités administratives (tožba zaradi molka upravnega organa), auxquelles il reprochait de ne pas avoir délivré la décision complémentaire ex tunc sollicitée par lui.

104. Le 20 mai 2005, le tribunal administratif le débouta de sa demande.

105. Le 14 novembre 2005, le ministère rejeta la demande d’acquisition de la nationalité slovène déposée par le requérant au motif qu’il n’avait pas prouvé avoir effectivement résidé en Slovénie pendant dix ans et y avoir vécu en permanence durant les cinq dernières années.

106. Parallèlement, le requérant sollicita également le statut d’apatride auprès du ministère italien de l’Intérieur.

107. Ces dernières années, le requérant fut souvent arrêté et placé en garde à vue par la police italienne. De plus, le 20 avril 2006 il reçut l’ordre de quitter le pays dans les cinq jours. Finalement, il fut autorisé à rester en Italie étant donné qu’il avait demandé à être reconnu comme apatride et que la procédure à cet égard était pendante.

108. Le requérant fut également inculpé d’immigration illégale en Italie. Le 19 juin 2006, le tribunal de district de Mantoue le relaxa au motif qu’il n’avait pas de nationalité et que l’on ne pouvait attendre de lui qu’il quittât l’Italie de son plein gré. A l’époque, sa demande tendant à l’obtention du statut d’apatride était pendante. Elle fut finalement rejetée au motif qu’un étranger qui résidait illégalement sur le territoire italien n’avait pas droit à ce statut.

109. Le requérant déclare vivre dans des conditions extrêmement difficiles. Il n’a pas engagé de procédure au titre de la loi modifiée sur le statut juridique.

3. Mme Ana Mezga

110. Mme Mezga est née le 4 juin 1965 à Čakovec (Croatie). Elle a la nationalité croate. En 1979, elle s’installa à Ljubljana (Slovénie), où elle trouva ultérieurement un emploi. Elle suivit l’enseignement primaire pendant huit ans et fut enregistrée comme résidente permanente en Slovénie du 28 juillet 1980 au 26 février 1992.

111. Elle déclare qu’en 1992, après la naissance de son second enfant, elle se rendit compte que son nom avait été effacé du registre. Son employeur aurait écourté son congé de maternité et l’aurait licenciée. En outre, en mars 1993, elle aurait été arrêtée par la police lors d’un contrôle de routine. N’ayant pas de papiers d’identité, elle aurait été détenue au poste de police puis dans un centre de transit pour étrangers (prehodni dom za tujce), mais elle aurait été libérée après avoir payé une amende. La requérante estime que cette arrestation confirme qu’elle avait perdu son statut juridique.

112. Elle s’installa par la suite à Piran, où elle rencontra H.Š., citoyen slovène, avec lequel elle eut deux enfants, qui ont la nationalité slovène. Elle déclare qu’elle n’engagea aucune procédure pour régulariser sa situation, consciente qu’elle ne remplissait manifestement pas les conditions posées par la législation en vigueur.

113. Le 13 décembre 1999, après l’entrée en vigueur de la loi sur le statut juridique, Mme Mezga sollicita un permis de séjour permanent. Le ministère l’invita à cinq reprises à compléter son dossier et l’informa qu’elle aurait également pu demander un permis de séjour permanent dans le cadre du regroupement familial

114. Le 14 avril 2004, la requérante invita le ministère à rendre une décision complémentaire en vertu du point no 8 du dispositif de la décision de la Cour constitutionnelle du 3 avril 2003 (paragraphe 60 ci-dessus).

115. Le 29 avril 2004, elle demanda la nationalité slovène sur le fondement de l’article 19 de la loi sur la nationalité, telle que modifiée.

116. Le 15 octobre 2004, elle assista à une réunion au service administratif de Piran dans le cadre de la procédure relative à sa demande d’un permis de séjour permanent. Le 25 octobre 2004, elle fut invitée à compléter son dossier.

117. Le 5 novembre 2004, la caisse d’assurance vieillesse et invalidité déclara que les emplois occupés par la requérante en Slovénie étaient consignés dans ses fichiers.

118. Le 6 décembre 2004, le ministère mit fin à la procédure relative à la demande de la requérante tendant à l’obtention d’un permis de séjour permanent, en raison de l’inactivité de celle-ci et de son incapacité à prouver qu’elle résidait effectivement en Slovénie depuis le 23 décembre 1990.

119. Le 18 novembre 2005, dans le cadre de la procédure concernant la nationalité, le ministère accorda à la requérante un délai de deux mois pour compléter son dossier. L’intéressée devait notamment prouver qu’elle résidait effectivement en Slovénie depuis le 23 décembre 1990.

120. Le 13 juin 2006, le ministère écarta la demande d’acquisition de la nationalité slovène introduite par la requérante.

121. Le 10 août 2007, celle-ci sollicita un permis de séjour temporaire en tant que membre de la famille d’un citoyen slovène.

122. Le 13 septembre 2007, elle obtint un permis de séjour temporaire valable jusqu’au 13 septembre 2012.

123. Le 22 juillet 2010, elle demanda un permis de séjour permanent en vertu de la loi modifiée sur le statut juridique. Le 1er mars 2011, elle se vit accorder des permis de séjour ex nunc et ex tunc, qui lui furent délivrés le 2 mars 2011.

124. La requérante déclare que, alors même qu’elle a obtenu un permis de séjour permanent, elle se heurte à des difficultés concernant son assurance médicale et l’aide financière sociale. Elle affirme par ailleurs avoir de graves problèmes de santé.

4. Mme Ljubenka Ristanović

125. Mme Ristanović est née le 19 novembre 1968 à Zavidovići (Bosnie‑Herzégovine). Elle a actuellement la nationalité serbe. En 1986, elle se rendit à Ljubljana (Slovénie) pour y chercher du travail. Elle s’y maria et, le 20 août 1988, donna naissance à un fils, le cinquième requérant, Tripun Ristanović. Elle fut enregistrée comme résidente permanente à Ljubljana du 6 août 1986 au 20 novembre 1991.

126. Mme Ristanović déclare qu’elle pensait acquérir la nationalité slovène automatiquement en tant que résidente permanente. Toutefois, en 1994, elle-même et son fils furent expulsés de Slovénie. Elle dit avoir eu connaissance de l’« effacement » à ce moment-là. Quant au mari de Mme Ristanović, titulaire d’un permis de travail et d’un permis de séjour temporaire à l’époque des faits, il resta en Slovénie et obtint par la suite un permis de séjour permanent.

127. Selon le gouvernement défendeur, Mme Ristanović quitta la commune où elle vivait sans demander sa radiation du registre des résidents permanents, et les données personnelles la concernant furent transférées du registre des résidents permanents à celui des personnes ayant « émigré sans s’être fait radier ».

128. La requérante déclare avoir vécu en Serbie comme réfugiée et être restée de nombreuses années sans papiers d’identité. En 2004, elle aurait obtenu une carte d’identité serbe et en 2005 un passeport serbe. Elle-même et son fils n’auraient sollicité ni un permis de séjour permanent en Slovénie ni la nationalité slovène, conscients que pendant de nombreuses années ils n’avaient pas rempli la condition de résidence effective en Slovénie posée par la législation en vigueur.

129. Mme Ristanović n’a pas engagé de procédure en vertu de la loi modifiée sur le statut juridique. Elle dit avoir de graves problèmes de santé.

5. M. Tripun Ristanović

130. M. Tripun Ristanović, fils de la quatrième requérante, Mme Ljubenka Ristanović, est né le 20 août 1988 à Ljubljana (Slovénie). Il est ressortissant de Bosnie-Herzégovine. Il fut enregistré comme résident permanent à Ljubljana du 20 août 1988 au 26 février 1992.

131. En 1994, M. Ristanović, alors mineur, fut expulsé de Slovénie avec sa mère.

132. Il vécut comme réfugié avec sa mère en Serbie pendant de nombreuses années. En 2004, les autorités de Bosnie-Herzégovine lui délivrèrent une carte d’identité et un passeport. N’ayant pas de papiers d’identité serbes, il aurait vécu en Serbie dans la crainte permanente d’être expulsé.

133. Le 9 novembre 2010, il sollicita un permis de séjour permanent en Slovénie au titre de la loi modifiée sur le statut juridique. Après s’être vu accorder le 10 mars 2011 des permis de séjour ex nunc et ex tunc, qui lui furent délivrés le 11 mars 2011, il retourna en Slovénie.

134. D’après le Gouvernement, le requérant a saisi la Cour constitutionnelle d’un recours en inconstitutionnalité de la loi modifiée sur le statut juridique, qui a été joint à ceux formés par l’association Initiative civile des « personnes effacées » et par d’autres particuliers. La procédure est actuellement pendante (paragraphe 81 ci-dessus).

6. M. Ali Berisha

135. M. Berisha est né le 23 mai 1969 à Peć (Kosovo) dans une communauté rom. D’après le Gouvernement, il a la nationalité serbe. M. Berisha s’installa en Slovénie en 1985. Il travailla dans une usine à Maribor jusqu’au 31 mai 1991. Il fut enregistré comme résident permanent en Slovénie du 6 octobre 1987 au 26 février 1992.

136. En 1991, il aurait séjourné pendant quelque temps au Kosovo avec sa mère malade, raison pour laquelle il n’aurait pas demandé la nationalité slovène à l’époque.

137. En 1993, à son retour d’Allemagne où il avait rendu visite à des proches, le requérant fut arrêté par la police des frontières slovène. On lui prit alors son passeport de la RSFY et il fut placé dans un centre de transit pour étrangers pendant dix jours. Le requérant dit que c’est à ce moment-là qu’il eut connaissance de l’« effacement ». Il affirme en outre que le 3 juillet 1993 il fut expulsé vers Tirana (Albanie) sans qu’aucune décision eût été adoptée à cet égard. La police albanaise le renvoya en Slovénie au motif qu’il n’avait pas de passeport en cours de validité. Il fut à nouveau placé dans le même centre de transit, d’où il s’échappa durant la nuit.

138. En 1993, l’intéressé s’enfuit en Allemagne, où il obtint un permis de séjour temporaire pour raisons humanitaires, compte tenu de l’instabilité qui régnait au Kosovo à l’époque.

139. Le 9 août 1996, il épousa M.M., née au Kosovo, également membre d’un groupe rom. Ils eurent quatre enfants entre 1997 et 2003, alors que la famille vivait en Allemagne.

140. En 2005, les autorités allemandes refusèrent de renouveler le permis de séjour du requérant, jugeant la situation au Kosovo suffisamment stable dans l’ensemble pour que l’intéressé pût y retourner. Celui-ci reçut l’ordre de quitter l’Allemagne avec sa famille avant le 30 septembre 2005.

141. A une date non précisée, le requérant et sa famille demandèrent l’asile en Allemagne.

142. Par la suite, ils retournèrent en Slovénie.

143. Le 13 juillet 2005, ils sollicitèrent des permis de séjour temporaire. Le 25 juillet 2005, ils demandèrent également des permis de séjour permanent au titre de la loi sur le statut juridique.

144. Craignant d’être expulsés, le 26 septembre 2005 ils demandèrent également l’asile. Le requérant sollicita aussi le statut de réfugié.

145. Le 19 octobre 2005, à la suite du retrait par les intéressés de leurs demandes d’asile, le ministère mit fin à la procédure. Il ordonna le renvoi du requérant et de sa famille en Allemagne. Un arrêté d’expulsion fut pris le 28 octobre 2005, mais il ne fut pas exécuté. Le 10 novembre 2005, un nouvel arrêté d’expulsion fut délivré qui fixait la date de l’expulsion au 18 novembre 2005. Le requérant engagea alors une procédure devant le tribunal administratif. Le 15 novembre 2005, sa demande fut accueillie.

146. A l’époque, l’affaire eut un retentissement considérable aux niveaux national et international, grâce aux efforts déployés par Amnesty International.

147. Le 27 février 2006, la famille demanda une nouvelle fois l’asile en Slovénie. Elle vivait alors dans un centre pour demandeurs d’asile.

148. Le 28 avril 2006, le requérant introduisit une action devant le tribunal administratif pour se plaindre de l’inertie des autorités administratives dans le cadre de la procédure relative aux permis de séjour permanent sollicités pour lui-même, son épouse et leurs quatre enfants.

149. Le 19 juillet 2006, les autorités allemandes informèrent les autorités slovènes qu’en vertu du règlement de Dublin c’était l’Allemagne qui était responsable de l’examen des demandes d’asile de la famille Berisha.

150. Le 28 juillet 2006, le cinquième enfant du requérant naquit en Slovénie.

151. Le 30 octobre 2006, à la suite de la décision susmentionnée des autorités allemandes, le ministère déclara qu’il n’était pas compétent pour examiner les demandes d’asile du requérant et de sa famille et que ceux-ci seraient remis à l’Allemagne. Il précisa avoir également obtenu de nouveaux éléments indiquant que M. Berisha et sa famille étaient demandeurs d’asile en Allemagne, où ils bénéficiaient d’une aide financière à cette fin.

152. Le 5 novembre 2006, le requérant et sa famille contestèrent la décision du ministère devant le tribunal administratif. Le même jour, ils demandèrent également que la décision attaquée ne fût pas exécutée et retirèrent leur demande d’asile (paragraphe 147 ci-dessus).

153. Le requérant affirme que le 7 novembre 2006 le ministère tenta une nouvelle fois de le transférer avec sa famille en Allemagne. Le 15 novembre 2006, le tribunal administratif annula l’arrêté d’expulsion. Le ministère fit appel.

154. Le 28 décembre 2006, la Cour suprême confirma la décision du ministère du 30 octobre 2006 selon laquelle c’était l’Allemagne qui, en vertu du règlement de Dublin, était compétente pour connaître de la demande d’asile du requérant.

155. Le 1er février 2007, le requérant et sa famille furent remis à l’Allemagne, où ils vivent désormais en situation de « tolérance » (Duldung).

156. Ni le requérant ni sa famille n’ont demandé la nationalité slovène.

157. Dans le cadre de la procédure de demande d’asile, la Cour constitutionnelle rejeta le 18 avril 2008 un recours constitutionnel du requérant.

158. Le 19 octobre 2010, à la suite de la demande qu’il avait déposée le 25 juillet 2005 (paragraphe 143 ci-dessus), M. Berisha se vit accorder des permis de séjour à la fois ex nunc et ex tunc, qui lui furent délivrés le 24 novembre 2010 par le consulat de Slovénie à Munich.

159. Le requérant, qui vit toujours en Allemagne, déclare que pour le moment il ne peut retourner en Slovénie, étant donné que ses cinq enfants et son épouse n’ont aucun statut juridique dans ce pays et ne remplissent pas les conditions pour un regroupement familial en vertu de la loi sur les étrangers.

160. A une date non précisée, le requérant déposa auprès du parquet général une demande en réparation, qui fut rejetée. D’après le gouvernement défendeur, l’intéressé n’a pas engagé de procédure judiciaire.

7. M. Ilfan Sadik Ademi

161. M. Ademi est né le 28 juillet 1952 à Skopje (« l’ex-République yougoslave de Macédoine ») dans une communauté rom. Il est aujourd’hui ressortissant de « l’ex-République yougoslave de Macédoine ». En 1977, il s’installa en Slovénie, où il travailla jusqu’en 1992. Il y fut enregistré comme résident permanent du 27 septembre 1977 au 26 février 1992.

162. Il déclare avoir laissé passer le délai pour demander la nationalité slovène en 1991. En 1993, il fut arrêté par la police au cours d’un contrôle de routine. N’ayant pas de papiers d’identité valides, il fut expulsé vers la Hongrie avec sa famille. Il dit que c’est à ce moment-là qu’il eut connaissance de l’« effacement ». Peu après, l’intéressé et sa famille se rendirent en Croatie, d’où ils entrèrent à nouveau illégalement en Slovénie.

163. Entre-temps, le requérant, assisté d’un avocat, avait le 23 novembre 1992 déposé une demande d’acquisition de la nationalité slovène.

164. Par la suite, il se rendit en Allemagne où, s’étant déclaré apatride, il obtint un permis de séjour temporaire et un passeport pour étrangers.

165. Le 9 février 1999, il sollicita un passeport auprès de l’ambassade de « l’ex-République yougoslave de Macédoine », mais reçut une réponse négative au motif qu’il n’était pas ressortissant de cette république.

166. Le 16 février 2005, le requérant demanda un permis de séjour permanent en Slovénie au titre de la loi sur le statut juridique. Le 20 avril 2005, le ministère l’invita à compléter son dossier en prouvant sa nationalité.

167. Le 26 mai 2005, le requérant vit sa demande rejetée au motif qu’il était apatride. Le ministère déclara que la loi sur le statut juridique ne s’appliquait qu’aux ressortissants des autres Etats successeurs de l’ex‑RSFY.

168. Le 11 juillet 2005, le ministère répondit à une lettre du requérant dans laquelle celui-ci sollicitait un nouvel examen de la demande d’acquisition de la nationalité slovène qu’il avait déposée en 1992. Il l’informa qu’étant donné que son dossier faisait apparaître qu’il n’avait pas vécu en Slovénie pendant les dix années précédentes, il ne satisfaisait pas aux conditions d’octroi de la nationalité slovène en vertu de la loi sur la nationalité dans sa version modifiée.

169. Le 9 septembre 2005, le requérant vit sa demande de nationalité rejetée.

170. Le 31 juillet 2007, il sollicita derechef un permis de séjour permanent en vertu de la loi sur le statut juridique. Le 31 mars 2008, le ministère rejeta sa demande, de nouveau au motif qu’il n’était ressortissant d’aucun des autres Etats successeurs de l’ex-RSFY. Le requérant engagea alors une procédure devant le tribunal administratif.

171. Le 18 février 2009, cette juridiction confirma la décision par laquelle le ministère avait rejeté la demande de l’intéressé tendant à l’obtention d’un permis de séjour permanent. Le requérant interjeta appel.

172. Le 6 octobre 2010, la Cour suprême fit droit à l’appel et renvoya l’affaire pour réexamen. Elle releva que la loi modifiée sur le statut juridique avait été adoptée dans l’intervalle et que la demande de l’intéressé devait être examinée à la lumière de la nouvelle législation. Au cours de cette procédure, le requérant soumit un passeport de « l’ex-République yougoslave de Macédoine » qui avait été délivré le 19 août 2010.

173. Le 20 avril 2011, M. Ademi se vit accorder des permis de séjour ex nunc et ex tunc, qui lui furent délivrés le 23 mai 2011.

174. Le requérant, qui a de graves problèmes de santé, vit actuellement entre la Slovénie et l’Allemagne où, dans l’intervalle, il n’a plus le droit de séjourner.

8. M. Zoran Minić

175. M. Minić est né le 4 avril 1972 à Podujevo (Kosovo). D’après le Gouvernement, il a la nationalité serbe. L’intéressé s’installa avec sa famille en Slovénie en 1977. A la fin de l’enseignement primaire, il suivit une formation de cuisinier pendant trois ans dans un établissement d’enseignement secondaire. Il fut enregistré comme résident en Slovénie du 1er août 1984 au 26 février 1992.

176. Le requérant déclare qu’en 1991 il rendit visite à ses grands-parents au Kosovo. Lui-même et sa famille auraient pour cette raison dépassé d’un mois le délai imparti pour le dépôt de leur demande d’acquisition de la nationalité slovène, la guerre au Kosovo ayant rendu difficile la collecte des documents requis. D’après le Gouvernement, rien n’indique que M. Minić ait demandé la nationalité slovène en 1991. En outre, il ressortirait des certificats de travail de l’intéressé qu’il était employé à Podujevo de 1992 à 1999. Le requérant épousa une ressortissante serbe, avec laquelle il eut quatre enfants.

177. Il affirme qu’il découvrit que son nom et celui d’autres membres de sa famille avaient été « effacés » lorsqu’il chercha à régulariser sa situation en Slovénie. Les conditions de vie étant insupportables en Slovénie sans statut juridique, il aurait été contraint de déménager temporairement au Kosovo.

178. Il revint en Slovénie à plusieurs occasions. En 2002, il y fut arrêté par la police au motif qu’il travaillait sans permis. Il fut poursuivi, se vit infliger une amende et, le 5 juin 2002, fut expulsé vers la Hongrie sans qu’aucun arrêté officiel eût été pris à cet égard, et ce malgré la décision de la Cour constitutionnelle du 4 février 1999 (paragraphes 41-48 ci-dessus).

179. Le requérant déclare que pendant de nombreuses années il ne jugea pas utile de solliciter un quelconque statut juridique en Slovénie, conscient qu’il ne remplissait pas les conditions d’attribution de la nationalité slovène ou d’un permis de séjour permanent en vertu de la législation en vigueur à l’époque. Quant à sa famille, sa mère obtint finalement la nationalité slovène en 2000 et ses frères et sœurs en 2003.

180. Après le prononcé par la Cour constitutionnelle de sa décision du 3 avril 2003 (paragraphes 58-60 ci-dessus), le requérant sollicita la nationalité slovène le 15 septembre 2003 en vertu de l’article 19 de la loi sur la nationalité, dans sa version modifiée.

181. A cinq reprises entre le 26 avril et le 9 octobre 2004, le ministère invita l’intéressé à compléter son dossier en fournissant des éléments prouvant notamment qu’il vivait en permanence en Slovénie depuis le 23 décembre 1990. Ne s’étant pas exécuté, le requérant fut convoqué au ministère.

182. Entendu le 17 décembre 2004, il confirma les informations relatives à ses antécédents professionnels, suivant lesquelles il avait travaillé à Podujevo (Kosovo) du 8 juillet 1992 au 6 avril 1999 et n’avait donc pas vécu en Slovénie sans interruption depuis le 23 décembre 1990.

183. Le 21 février 2006, sa demande de nationalité fut par conséquent rejetée. Il se vit notifier cette décision entre le 28 juin et le 2 juillet 2006, lors d’un voyage en Slovénie.

184. Le 17 juillet 2006, le requérant engagea une procédure devant le tribunal administratif.

185. Le 30 juin 2006, il sollicita un permis de séjour permanent en vertu de la loi sur le statut juridique.

186. Le 29 mars 2007, il fut convoqué au ministère. Le 14 juillet 2007, il soumit des documents supplémentaires à l’appui de sa demande.

187. Le 18 juillet 2007, le ministère rejeta la demande, estimant que l’intéressé n’avait pas prouvé qu’il satisfaisait à la condition de résidence effective en Slovénie.

188. Le 19 septembre 2007, le requérant engagea une procédure devant le tribunal administratif.

189. Le 10 septembre 2008, dans le cadre d’une procédure administrative concernant la demande d’acquisition de la nationalité slovène déposée par le requérant, la Cour constitutionnelle écarta le recours constitutionnel dont celui-ci l’avait saisie.

190. Le 26 novembre 2008, le tribunal administratif annula la décision rendue par le ministère le 18 juillet 2007 (paragraphe 187 ci-dessus) et renvoya l’affaire pour réexamen.

191. Le 24 juillet 2009, le ministère rejeta de nouveau la demande du requérant, estimant qu’il ne remplissait pas le critère de résidence effective en Slovénie.

192. Le requérant engagea alors une nouvelle procédure devant le tribunal administratif. Il déclara qu’il avait été bloqué au Kosovo en 1992 et qu’il était depuis revenu aussi souvent que possible en Slovénie, mais que la guerre et d’autres circonstances l’avaient empêché d’y faire des visites fréquentes. En outre, en tant que Serbe du Kosovo, il aurait obtenu le statut de personne déplacée en Serbie après l’incendie de sa maison au Kosovo. Il aurait tenté à plusieurs reprises de régulariser sa situation en Slovénie mais aurait été expulsé du pays en 2002. Ses parents, son frère et ses deux sœurs auraient tous obtenu la nationalité slovène.

193. Le 19 janvier 2011, le tribunal administratif annula la décision du ministère et renvoya l’affaire pour réexamen en indiquant que la demande de l’intéressé devait être traitée sur la base de la loi modifiée sur le statut juridique.

194. Le 4 mai 2011, le requérant se vit accorder des permis de séjour ex nunc et ex tunc, qui lui furent délivrés le 9 juin 2011.

195. Entre-temps, le 1er juin 2011, le requérant avait déposé une demande en réparation auprès du parquet général. Celui-ci la rejeta en raison de l’expiration du délai légal, estimant que l’intéressé avait eu connaissance du dommage causé par l’« effacement » lorsqu’il avait demandé la nationalité slovène et un permis de séjour permanent.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Le droit et la pratique internes

2. La législation de l’ex-République socialiste de Slovénie

a) La loi sur la nationalité de la République socialiste de Slovénie (Zakon o državljanstvu Socialistične republike Slovenije – Journal officiel de la RSS, no 23/76 de 1976)

196. D’après l’article 1 de cette loi, tout ressortissant de la République socialiste de Slovénie était du même coup ressortissant de la RSFY, ce qui établissait la primauté de la nationalité de la république.

b) La loi sur la circulation et le séjour des étrangers (Zakon o gibanju in prebivanju tujcev – Journal officiel de la RSFY, no 56/80 de 1980), dans sa teneur modifiée

197. Cette loi distinguait entre le permis de séjour temporaire ou permanent octroyé à un étranger sur le territoire de l’Etat et le lieu de résidence temporaire ou permanent d’un ressortissant de la RSFY, c’est‑à‑dire le lieu où il résidait réellement.

c) La loi sur le registre de la population et des résidents (Zakon o evidenci nastanitve občanov in o registru prebivalstva – Journal officiel de la RSFY, nos 6/83 de 1983 et 11/91 de 1991)

198. Cette loi régissait l’enregistrement et la désinscription de la résidence permanente et de la résidence temporaire, ainsi que la tenue des registres de population sur le territoire slovène.

199. L’article 5 de cette loi, dans sa teneur modifiée en 1991, se lisait ainsi :

« L’enregistrement de la résidence permanente et de tout changement d’adresse est obligatoire pour tout habitant chaque fois qu’il s’installe de façon permanente dans un lieu ou change d’adresse. La désinscription de la résidence permanente est obligatoire pour tout habitant qui quitte le territoire de la République de Slovénie. »

2. La législation de la République de Slovénie

a) La déclaration de bonnes intentions (Izjava o dobrih namenih – Journal officiel de la République de Slovénie (« la RS »), no 44/90-I de 1990)

200. La Déclaration de bonnes intentions, adoptée le 6 décembre 1990 au cours de la préparation du plébiscite sur l’indépendance de la Slovénie, exprime l’engagement de l’Etat à respecter certaines valeurs dans la quête de l’indépendance. La disposition pertinente de ce document est ainsi libellée :

« (...) L’Etat slovène (...) garantit à tous les membres des autres nations et nationalités le droit au développement complet de leur culture et de leur langue et à tous les résidents permanents en Slovénie le droit d’acquérir la nationalité slovène s’ils le souhaitent (...). »

b) L’acte constitutionnel fondamental sur l’indépendance et la souveraineté de la République de Slovénie (Temeljna ustavna listina o samostojnosti in neodvisnosti Republike Slovenije – Journal officiel de la RS no 1/91-I de 1991)

201. Les passages pertinents de l’Acte constitutionnel fondamental sur l’indépendance et la souveraineté de la République de Slovénie, publié le 25 juin 1991, disposent :

Article III

« La République de Slovénie garantit la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales à toutes les personnes se trouvant sur le territoire de la République de Slovénie, sans distinction d’appartenance nationale et sans aucune discrimination, conformément à la Constitution de la République de Slovénie et aux traités internationaux contraignants (...). »

c) La loi constitutionnelle de 1991 relative à l’Acte constitutionnel fondamental sur l’indépendance et la souveraineté de la République de Slovénie (Ustavni zakon za izvedbo Temeljne ustavne listine o samostojnosti in neodvisnosti RS – Journal officiel de la RS no 1/91-I de 1991)

202. Les dispositions pertinentes de la loi constitutionnelle de 1991 énoncent :

Article 13

« Les ressortissants des autres républiques [de l’ex-RSFY] qui, au 23 décembre 1990, date de la tenue du plébiscite sur l’indépendance de la République de Slovénie, étaient enregistrés comme résidents permanents en République de Slovénie et y résidaient effectivement jouiront, jusqu’à l’acquisition de la nationalité slovène en vertu de l’article 40 de la loi sur la nationalité de la République de Slovénie ou jusqu’à l’expiration du délai fixé à l’article 81 de la loi sur les étrangers, des mêmes droits et devoirs que les ressortissants de la République de Slovénie (...). »

d) La Constitution de la République de Slovénie (Ustava Republike Slovenije – Journal officiel no 33/91-I de 1991)

203. Les dispositions pertinentes de la Constitution de la République de Slovénie se lisent ainsi :

Article 8

« Les lois et les règlements doivent être conformes aux principes de droit international généralement reconnus et aux traités internationaux liant la Slovénie. Les traités ratifiés et publiés sont appliqués directement. »

Article 14

« En Slovénie, les droits de l’homme et les libertés fondamentales sont garantis à tous de manière égale, sans distinction fondée sur l’origine nationale, la race, le sexe, la langue, la religion, les opinions politiques ou autres, la situation matérielle, la naissance, l’instruction, la situation sociale, ou toute autre situation personnelle.

Tous les citoyens sont égaux devant la loi. »

Article 26

« Chacun a droit à la réparation de tout préjudice pouvant lui avoir été causé par des agissements illégaux commis par un individu ou un organe dans l’exercice de ses fonctions ou de ses activités au service de l’Etat ou d’une autorité locale, ou en tant que détenteur d’une fonction publique.

La personne lésée a en outre le droit, conformément à la loi, de demander directement réparation à la personne ou à l’organe qui lui a causé le préjudice. »

e) La loi sur la Cour constitutionnelle (Zakon o Ustavnem sodišču – Journal officiel de la RS, no 15/94 de 1994), dans sa teneur modifiée

204. Les dispositions pertinentes de la loi sur la Cour constitutionnelle sont ainsi libellées :

Article 59

« 1. La Cour constitutionnelle rend une décision déclarant un recours non fondé ou accueille le recours et annule l’acte contesté, ou l’annule en tout ou en partie et renvoie l’affaire à l’organe compétent. (...). »

Article 60

« 1. Si la Cour constitutionnelle annule un acte individuel, elle peut également se prononcer sur le droit ou la liberté en cause si cela est nécessaire pour éliminer les conséquences déjà survenues du fait de cet acte ou si la nature de ce droit ou de cette liberté constitutionnels le requiert, et à condition que les informations contenues dans le dossier rendent la prise de décision possible.

2. La décision visée au paragraphe précédent est exécutée par l’autorité compétente pour la mise en œuvre de l’acte individuel que la Cour constitutionnelle a abrogé ou annulé et remplacé par sa décision. Si les textes en vigueur ne désignent pas l’autorité compétente, la Cour constitutionnelle le fait. »

f) La loi sur la nationalité de la République de Slovénie (Zakon o državljanstvu Republike Slovenije – Journal officiel nos 1/91-I et 30/91 de 1991 et 96/2002 de 2002)

205. Les dispositions pertinentes de la loi sur la nationalité se lisent ainsi :

Article 10

« L’autorité compétente peut, dans le cadre de son pouvoir discrétionnaire, accorder la naturalisation à une personne qui la sollicite si cette mesure est conforme à l’intérêt national. Le demandeur doit remplir les conditions suivantes :

1. être âgé de 18 ans ;

2. être libéré de la nationalité qu’il possède au moment de la demande ou prouver qu’il [en] sera libéré s’il acquiert la nationalité de la République de Slovénie ;

3. pouvoir attester d’une période de dix ans de résidence effective en Slovénie, dont une période de résidence continue pour les cinq ans précédant immédiatement le dépôt de la demande ;

4. avoir une source de revenus permanente et garantie, d’un montant permettant d’assurer au moins une sécurité matérielle et sociale ;

5. avoir une maîtrise de la langue slovène qui permette de communiquer dans la vie de tous les jours ;

6. ne pas avoir été condamné à une peine d’emprisonnement de plus d’un an dans le pays dont il est ressortissant ou en Slovénie pour une infraction réprimée tant par le droit pénal de son pays que par celui de la République de Slovénie ;

7. ne pas être interdit de séjour en République de Slovénie ;

8. ne pas constituer une menace pour l’ordre public, la sécurité ou la défense de l’Etat s’il est naturalisé ;

(...). »

Article 39

« Sont considérés comme des ressortissants de la République de Slovénie au titre de la présente loi toutes les personnes qui avaient acquis la nationalité de la République de Slovénie et la nationalité de la République socialiste fédérative de Yougoslavie en vertu de lois valides. »

Article 40

« Tout ressortissant d’une autre république [de l’ex-RSFY] qui, au 23 décembre 1990, date du plébiscite sur l’indépendance de la République de Slovénie, était enregistré comme résident permanent en République de Slovénie et qui y réside effectivement peut acquérir la nationalité de la République de Slovénie s’il introduit, dans un délai de six mois à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi, une demande auprès des services administratifs chargés des affaires intérieures de sa commune de résidence (...). »

206. Le 14 novembre 2002, la loi sur la nationalité de la République de Slovénie fut modifiée. Elle énonce :

Article 19

« Un adulte qui, au 23 décembre 1990, était enregistré comme résident permanent sur le territoire de la République de Slovénie et qui y réside de façon ininterrompue depuis cette date peut demander la nationalité de la République de Slovénie dans un délai de un an à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi s’il remplit les conditions qui s’y trouvent énoncées (...).

Lorsqu’elle décide au titre de l’alinéa précédent si le demandeur remplit les conditions énoncées dans (...) la présente loi, l’autorité compétente peut tenir compte de la durée du séjour de l’intéressé dans l’Etat, de ses liens personnels, familiaux, professionnels, sociaux et autres avec la République de Slovénie et des conséquences qu’aurait un refus pour le demandeur.

(...). »

g) La loi sur les étrangers (Zakon o tujcih – Journal officiel no 1/91-I de 1991)

207. Les dispositions pertinentes de la loi sur les étrangers étaient ainsi libellées :

Article 13

« Tout étranger qui entre sur le territoire de la République de Slovénie en possession d’un passeport valide peut y séjourner pendant trois mois ou pendant la durée de validité du visa qui lui aura été délivré, sauf disposition contraire d’un accord international (...).

Tout étranger qui souhaite rester sur le territoire de la République de Slovénie au‑delà du délai prévu à l’alinéa précédent pour des raisons tenant à la poursuite d’études, une spécialisation, un emploi, un traitement médical, l’acquisition d’une expérience professionnelle ou parce qu’il est marié à un ressortissant de la République slovène, possède des biens immobiliers sur le territoire de la République de Slovénie ou jouit de droits attachés à un emploi dans cet Etat, ou pour toute autre raison valable exigeant qu’il réside sur le territoire de l’Etat, doit solliciter (...) un permis de séjour temporaire.

(...). »

Article 16

« Un permis de séjour permanent peut être délivré à un étranger qui réside de manière ininterrompue sur le territoire de la République de Slovénie depuis trois ans au moins au titre d’un permis de séjour temporaire et qui remplit les conditions d’octroi d’un permis de séjour permanent sur le territoire de la République de Slovénie énoncées au deuxième alinéa de l’article 13 de la présente loi (...). »

Article 23

« Un étranger qui réside sur le territoire de la République de Slovénie au titre d’un passeport étranger, d’un visa, d’un permis d’entrée ou d’un accord international (...) ou qui s’est vu délivrer un permis de séjour temporaire (...) peut se voir refuser l’autorisation de demeurer dans le pays :

i. lorsque des raisons tenant à l’ordre public, à la sécurité ou à la défense de l’Etat l’exigent ;

ii. s’il refuse de se conformer à une décision des autorités de l’Etat ;

iii. s’il enfreint de manière répétée l’ordre public, les dispositions relatives à la sécurité des frontières nationales ou les dispositions de la présente loi ;

iv. s’il est condamné par une juridiction étrangère ou nationale pour une infraction passible d’une peine d’emprisonnement d’au moins trois mois ;

v. s’il n’a plus des moyens de subsistance suffisants et si sa subsistance n’est pas garantie d’une autre manière ;

vi. si la protection de la santé publique l’exige. »

Article 28

« Lorsqu’un étranger n’obtempère pas volontairement à un ordre de quitter le territoire de la République de Slovénie reçu de l’autorité compétente ou des services administratifs chargés des affaires intérieures, ou lorsqu’il séjourne sur le territoire de la République de Slovénie au-delà de la période prévue par le premier alinéa de l’article 13 de la présente loi ou de la période fixée par la décision lui octroyant une autorisation de séjour temporaire, un agent des affaires intérieures à ce habilité peut le conduire à la frontière de l’Etat ou à la représentation diplomatique ou consulaire de l’Etat dont il est ressortissant, et lui ordonner de franchir la frontière ou le remettre au représentant d’un Etat étranger.

Lorsqu’un étranger ne quitte pas le territoire de la République de Slovénie conformément aux dispositions de l’alinéa ci-dessus et que, pour une raison quelconque, il ne peut être renvoyé immédiatement, l’autorité chargée des affaires intérieures compétente ordonne son placement dans un centre de transit pour étrangers pendant une période n’excédant pas trente jours s’il y a des raisons de croire que l’intéressé cherchera à se soustraire à la mesure de renvoi qui le vise.

Lorsqu’un étranger ne peut quitter le territoire de la République de Slovénie immédiatement mais a des moyens de subsistance suffisants, une autorité chargée des affaires intérieures peut lui assigner un autre lieu de résidence. »

Article 81

« Les dispositions de la présente loi ne s’appliquent pas aux ressortissants de la RSFY qui sont ressortissants d’autres républiques et qui sollicitent la nationalité slovène en vertu de l’article 40 de la loi sur la nationalité de la République de Slovénie dans un délai de six mois à compter de la date d’entrée en vigueur de cette loi tant que la décision rendue dans le cadre de la procédure administrative concernant leur demande de nationalité n’est pas définitive.

En ce qui concerne les ressortissants de la RSFY qui sont ressortissants d’autres républiques mais qui ne sollicitent pas la nationalité de la République de Slovénie dans le délai fixé à l’alinéa précédent ou qui se voient refuser la nationalité, les dispositions de la présente loi s’appliquent à l’issue d’une période de deux mois à compter de l’expiration du délai imparti pour solliciter la nationalité ou après que la décision rendue relativement à leur demande est devenue définitive. »

Article 82

« (...) Un permis de séjour permanent délivré en vertu de la loi sur la circulation et le séjour des étrangers (...) demeure valable si l’étranger titulaire d’un tel permis réside de façon permanente sur le territoire de la République de Slovénie à la date d’entrée en vigueur de la présente loi. »

208. Afin de faciliter l’acquisition de permis de séjour permanent aux ressortissants des autres républiques de l’ex-RSFY qui n’avaient pas demandé la nationalité slovène ou qui n’avaient pas obtenu des permis de séjour en vertu de la loi sur les étrangers, le gouvernement adopta, le 3 septembre 1992, la décision suivante :

« (...) lors de l’examen des demandes de permis de séjour permanent soumises par les étrangers visés à l’article 16 de la loi sur les étrangers (...), le ministère de l’Intérieur considère que la condition de résidence permanente sur le territoire de la République de Slovénie est remplie lorsque l’étranger est enregistré comme résident permanent depuis trois ans au moins et qu’il résidait effectivement sur le territoire de la République de Slovénie avant que les dispositions de la loi sur les étrangers ne lui fussent applicables. »

h) La loi de 1999 sur les étrangers (Zakon o tujcih – Journal officiel nos 61/99, 108/2002, 112/2005, 107/2006, 71/2008 et 64/2009)

209. La loi de 1999 sur les étrangers remplaça celle de 1991. Des modifications y furent ensuite apportées. En 2011, elle fut remplacée par une nouvelle loi sur les étrangers (Journal officiel no 50/2011).

i) La loi réglementant le statut juridique des ressortissants des autres Etats successeurs de l’ex-RSFY résidant en République de Slovénie (« la loi sur le statut juridique » – Zakon o urejanju statusa državljanov drugih držav naslednic nekdanje SFRJ v Republiki Sloveniji – Journal officiel nos 61/99 de 1999 et 54/2000 de 2000)

210. Les dispositions pertinentes de cette loi, adoptée à la suite de la décision de la Cour constitutionnelle du 4 février 1999 (paragraphes 41‑48 ci-dessus), énonçaient :

Article 1

« Les ressortissants d’autres Etats successeurs de l’ex-RSFY qui étaient enregistrés comme résidents permanents sur le territoire de la République de Slovénie au 23 décembre 1990 et qui résident aujourd’hui effectivement en République de Slovénie, et les ressortissants d’autres Etats successeurs de l’ex-RSFY qui résidaient effectivement en République de Slovénie au 25 juin 1991 et qui y résident sans interruption depuis lors se verront délivrer un permis de séjour permanent, nonobstant les dispositions de la loi sur les étrangers (...), s’ils remplissent les conditions énoncées dans la présente loi. »

Article 2

« Les demandes de permis de séjour permanent doivent être introduites dans un délai de trois mois à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi (...).

Tout ressortissant d’un autre Etat successeur de l’ex-RSFY qui a introduit une demande de permis de séjour permanent en vertu de l’article 40 de la loi sur la nationalité de la République de Slovénie (...) mais s’est vu notifier une décision de refus peut déposer une demande sur le fondement de l’alinéa précédent dans un délai de trois mois à compter de la date d’entrée en vigueur de la présente loi ou de la date à laquelle la décision est devenue définitive si cette dernière est postérieure à l’entrée en vigueur de la présente loi (...). »

211. Le 24 juillet 2011 est entrée en vigueur la loi modifiée sur le statut juridique (Zakon o spremembah in dopolnitvah Zakona o urejanju statusa državljanov drugih držav naslednic nekdanje SFRJ v Republiki Sloveniji, Journal officiel no 50/2010). Son article 1 č) dispose :

« Au sens de la présente loi, résider effectivement en République de Slovénie signifie, pour la personne concernée, avoir dans ce pays le centre de ses intérêts vitaux, cette dernière notion renvoyant aux relations personnelles, familiales, économiques, sociales et autres de la personne aptes à prouver l’existence de liens effectifs et permanents entre celle-ci et la République de Slovénie. Une absence de République de Slovénie justifiée par l’un des motifs mentionnés au troisième alinéa du présent article ne vaut pas interruption de la résidence effective en Slovénie.

La condition de résidence effective en Slovénie est remplie si la personne a quitté la Slovénie mais que son absence, quelle qu’en soit la raison, n’a pas duré plus d’un an.

La condition de résidence effective en Slovénie est également remplie si l’absence a duré plus d’un an mais était justifiée par l’un des motifs suivants :

– la personne a quitté la Slovénie à la suite de son effacement du registre des résidents permanents ;

– la personne a quitté la Slovénie après avoir été invitée à aller travailler à l’étranger ou à y suivre des études ou un traitement médical par une entité juridique slovène ou, dans le cas d’un mineur, par ses parents ou ses tuteurs, ou parce qu’elle travaillait à bord d’un navire ayant son port d’attache en Slovénie, étant entendu que seule la durée de l’affectation, des études, du traitement médical ou de l’emploi à bord du navire est prise en compte ;

– la personne a quitté la Slovénie parce qu’elle n’a pu obtenir un permis de séjour dans ce pays au motif qu’elle ne remplissait pas les conditions exigées et que sa demande d’octroi d’un permis avait été écartée pour des raisons de procédure ou de fond ou qu’il avait été mis fin à la procédure à cet égard ;

– la personne s’est trouvée dans l’impossibilité de revenir en Slovénie du fait de l’état de guerre régnant dans d’autres Etats successeurs de l’ex-République socialiste fédérative de Yougoslavie ou pour des raisons médicales ;

– la personne a été expulsée de Slovénie en application de l’article 28 (...) ou de l’article 50 de la loi sur les étrangers (...) sauf s’il s’agissait d’un étranger expulsé du pays au motif qu’il s’était rendu coupable d’une infraction ;

– la personne s’est vu refuser l’entrée sur le territoire slovène, sauf si ce refus découlait d’une peine complémentaire d’expulsion sanctionnant une infraction (...).

Si l’absence pour l’une des raisons énoncées à l’alinéa précédent, à l’exception du deuxième tiret, a duré plus de cinq ans, la condition de résidence effective n’est réputée satisfaite, pour cette période de cinq ans augmentée d’une autre période de cinq ans, que si le comportement de la personne concernée démontre que, durant cette absence, elle a essayé de rentrer en Slovénie et de continuer à y résider effectivement.

Aux fins de la présente loi, un permis de séjour permanent ou une décision spécifique relative à l’octroi à titre rétroactif d’un permis de séjour permanent et l’enregistrement de la résidence permanente ou une décision complémentaire prise en application du point 8 de la décision de la Cour constitutionnelle (...) no U‑1‑246/02‑28 du 3 avril 2003 (...) ne signifient pas que la condition de résidence effective en Slovénie doit être réputée remplie dans le cadre d’une procédure engagée en vertu de la loi sur la nationalité de la République de Slovénie. »

j) Règlement sur les fiches d’enregistrement et de désinscription de la résidence permanente, sur la fiche personnelle et familiale et sur les modalités de tenue et de gestion du registre des résidents permanents (Pravilnik o obrazcu za prijavo oziroma odjavo stalnega prebivališča, o obrazcu osebnega kartona in kartona gospodinjstev ter o načinu vodenja in vzdrževanja registra stalnega prebivalstva – Journal officiel no 27/92 de 1992)

212. La disposition pertinente de ce règlement est ainsi libellée :

Article 5

« Le registre des résidents permanents contient des renseignements sur les citoyens de la République de Slovénie qui ont fait enregistrer leur résidence permanente sur le territoire de la commune concernée.

Dans le registre des résidents permanents, l’autorité compétente identifie les citoyens de la République de Slovénie qui se rendent temporairement à l’étranger pour plus de trois mois, et les personnes qu’elle a refusé d’enregistrer comme résidents permanents (...). »

k) La loi sur le parquet général (Zakon o državnem pravobrailstvu – Journal officiel no 94/07)

213. La disposition pertinente de cette loi énonce :

Article 14

« Si une personne entend engager une procédure civile ou autre contre une entité défendue par le parquet général, elle doit auparavant soumettre à celui-ci une proposition tendant à la résolution du litige. Le parquet général doit, dès que possible et au plus tard dans les trente jours, pendre les mesures appropriées et informer la personne concernée de sa position. »

3. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle de la République de Slovénie

a) Décision du 4 février 1999 (affaire U-I-284/94)

214. Les passages pertinents de cette décision de la Cour constitutionnelle (paragraphes 41-48 ci-dessus) se lisent ainsi :

« Lors de sa séance du 4 février 1999 consacrée à l’examen du recours en inconstitutionnalité déposé par B. M. et V. T., (...), la Cour constitutionnelle a rendu la décision suivante :

1. La loi sur les étrangers (Journal officiel de la RS, nos 1/91-I, 44/97 et 50/98) est incompatible avec la Constitution au motif qu’elle ne prévoit pas, pour les personnes visées à son article 81, deuxième alinéa, les conditions d’acquisition d’un permis de séjour permanent après l’expiration du délai au cours duquel elles avaient la possibilité de solliciter la nationalité slovène lorsqu’elles ne l’ont pas fait, ou après qu’elles ont été déboutées à titre définitif de leur demande en ce sens.

(...)

3. Le législateur a l’obligation de mettre fin à l’inconstitutionnalité constatée au point 1 du dispositif dans un délai de six mois à compter du jour de la publication de la présente décision au Journal officiel de la République de Slovénie.

4. Dans l’intervalle, aucun arrêté d’expulsion ne peut être pris au titre de l’article 28 de la loi sur les étrangers à l’encontre de ressortissants d’autres républiques de l’ex‑République socialiste fédérative de Yougoslavie si, au 23 décembre 1990, date du plébiscite, ils étaient enregistrés comme résidents permanents en République de Slovénie et s’ils résident effectivement dans ce pays.

Motifs

(...)

14. Pour la Cour constitutionnelle, les dispositions de l’article 13, deuxième alinéa, et de l’article 16, premier alinéa, de la loi sur les étrangers n’auraient pas dû être appliquées aux ressortissants d’autres Républiques n’ayant pas acquis la nationalité slovène. Les autorités compétentes n’auraient pas davantage dû transférer d’office le nom de ces personnes du registre des résidents permanents à celui des étrangers sans qu’aucune décision ou information eussent été notifiées aux intéressés. Pareille initiative ne reposait sur aucune base juridique. La loi sur le registre de la population et des résidents, invoquée par le gouvernement dans ses observations, ne contient aucune disposition sur l’effacement de résidents permanents du registre en vertu de cette loi.

Le gouvernement n’est pas non plus habilité par la loi à déterminer par des décisions individuelles les modalités de mise en œuvre de dispositions législatives. L’article 120 de la Constitution précise que les devoirs et les fonctions liés à l’administration publique doivent être accomplis en toute indépendance et dans le cadre et le respect de la Constitution et de la loi. Si le gouvernement estimait que la loi sur les étrangers ne pouvait pas s’appliquer en pratique aux ressortissants d’autres républiques, il aurait dû demander au législateur de réglementer leur statut juridique au lieu d’interférer dans les compétences de celui-ci en adoptant des décisions.

15. Pour ces motifs, la loi sur les étrangers, dont les dispositions transitoires ne définissent pas le statut juridique des ressortissants des autres républiques qui étaient résidents permanents en Slovénie et résidaient effectivement dans ce pays, emporte violation des principes de l’état de droit visés à l’article 2 de la Constitution. De ce fait, les ressortissants des autres républiques se sont retrouvés, à l’expiration du délai prévu à l’article 81, deuxième alinéa, dans une situation d’insécurité juridique. Ils ne pouvaient déterminer à partir des dispositions transitoires – lesquelles indiquaient que la loi sur les étrangers s’appliquait – ce que serait leur statut juridique en tant que ressortissants d’une autre république, ni quelles dispositions législatives leur seraient applicables. Dès lors, la Cour constitutionnelle conclut que le défaut de réglementation en République de Slovénie du statut juridique particulier des ressortissants des autres républiques a enfreint le principe de la sécurité juridique, lequel constitue l’un des principes de l’état de droit.

16. Le principe de la sécurité juridique garantit à l’individu que l’Etat n’aggravera pas sa situation juridique sans raison légitime. Or les ressortissants des autres républiques n’ayant pas opté pour la nationalité slovène pouvaient légitimement escompter qu’ils ne seraient pas assimilés à des étrangers venant d’arriver en Slovénie et privés de leur statut de résident permanent, surtout sans même en être avisés. (...). »

b) Décision du 3 avril 2003 (affaire U-I-246/02)

215. Les passages pertinents de cette décision de la Cour constitutionnelle (paragraphes 58-60 ci-dessus) se lisent ainsi :

« Lors de sa séance du 3 avril 2003 consacrée à l’examen des recours en inconstitutionnalité formés par l’Association des personnes effacées de Slovénie (Ptuj) et d’autres, représentés par M.K. (...) et N.M.P. (...), la Cour constitutionnelle a rendu la décision suivante :

1. La loi réglementant le statut juridique des ressortissants des autres Etats successeurs de l’ex-RSFY résidant en République de Slovénie (Journal officiel de la RS, nos 61/99 et 64/01) est incompatible avec la Constitution au motif qu’elle ne reconnaît pas aux ressortissants des autres républiques de l’ex-RSFY dont le nom a été effacé du registre des résidents permanents le 26 février 1992 la qualité de résident permanent à compter de cette date.

2. La loi réglementant le statut juridique des ressortissants des autres Etats successeurs de l’ex-RSFY résidant en République de Slovénie est incompatible avec la Constitution au motif qu’elle ne réglemente pas l’acquisition d’un permis de séjour permanent pour les ressortissants des autres républiques de l’ex-RSFY, mentionnés au paragraphe précédent, dont l’expulsion forcée a été ordonnée en vertu de l’article 28 de la loi sur les étrangers (Journal officiel de la RS, nos 1/91-1 et 44/97).

3. L’article 1 de la loi réglementant le statut juridique des ressortissants des autres Etats successeurs de l’ex-RSFY résidant en République de Slovénie est incompatible avec la Constitution pour les motifs exposés dans le corps de la présente décision.

4. Les premier et deuxième alinéas de l’article 2 de la loi réglementant le statut juridique des ressortissants des autres Etats successeurs de l’ex-RSFY résidant en République de Slovénie sont annulés en leurs dispositions fixant à trois mois le délai de dépôt d’une demande de permis de séjour permanent.

(...)

7. Le législateur a l’obligation de corriger les inconstitutionnalités constatées aux points 1, 2 et 3 du dispositif dans un délai de six mois à compter du jour de la publication de la présente décision au Journal officiel de la République de Slovénie.

8. Le statut de résident permanent des ressortissants des autres républiques de l’ex‑RSFY est ainsi établi à compter du 26 février 1992 si leur nom a été effacé à cette date du registre des résidents permanents, par l’octroi d’un permis de séjour permanent en vertu de la loi réglementant le statut juridique des ressortissants des autres Etats successeurs de l’ex-RSFY résidant en République de Slovénie (Journal officiel de la RS, nos 1/91-1 et 44/97) ou de la loi sur les étrangers (Journal officiel de la RS, no 61/99). Le ministère de l’Intérieur doit, dans le cadre de ses obligations officielles, délivrer aux intéressés des décisions complémentaires sur l’établissement de leur résidence permanente en République de Slovénie à compter du 26 février 1992.

Motifs

(...)

15. La loi contestée est incompatible avec la Constitution au motif qu’elle ne permet pas aux ressortissants des autres républiques d’acquérir le statut de résident permanent à partir du jour où il a cessé formellement de leur être reconnu [c’est-à-dire à compter de la date à laquelle ils en ont été déchus] et ne corrige donc que partiellement l’inconstitutionnalité constatée. Le principe de la sécurité juridique, l’un des principes de l’état de droit consacré par l’article 2 de la Constitution, exige qu’il n’y ait aucune solution de continuité dans la réglementation de la situation de ces personnes, pour quelque durée que ce soit. Le statut de résident permanent est important pour la jouissance de certains droits et avantages juridiques, que les personnes concernées n’ont pas pu revendiquer en raison du défaut de réglementation de leur statut. La situation de ces personnes en République de Slovénie est juridiquement incertaine du fait de l’absence de réglementation, étant donné que l’acquisition du statut d’étranger leur a fait perdre leur statut de résident permanent sur le territoire de la République de Slovénie et qu’elles se sont trouvées dans une situation non réglementée ou ont vu leur situation juridique empirer (puisqu’elles n’avaient plus que le statut de résident temporaire, par exemple), situation dont les conséquences négatives ont perduré jusqu’à dix ans pour certaines personnes. Il ressort de la recommandation faite par l’Assemblée nationale après examen du 7e rapport annuel du médiateur pour les droits de l’homme pour l’année 2001 (journal officiel de la RS, no 2/03) que la question de la situation juridique de ces ressortissants d’autres républiques appelle toujours une réglementation juridique.

(...)

22. Dès lors que leur statut de résident permanent n’a pas été reconnu à partir du jour où, à la suite de l’indépendance de la République de Slovénie, leur statut juridique est devenu celui [différent] de ressortissant d’un autre Etat successeur de l’ex-RSFY, les ressortissants des autres républiques n’ont plus été en mesure de revendiquer certains droits auxquels ils auraient pu prétendre en tant que ressortissants de l’une ou l’autre des républiques de l’ex-RSFY résidant à titre permanent en République de Slovénie. Les demandeurs n’ont pas explicitement défini ces droits ; il ressort toutefois des décisions de la Cour constitutionnelle qu’il s’agit plus particulièrement du droit au paiement anticipé d’une pension militaire, du droit à des prestations de sécurité sociale et de la possibilité de renouveler le permis de conduire (...). »

B. Instruments et documents internationaux

1. La Commission d’arbitrage de la conférence pour la paix en Yougoslavie

216. La Commission d’arbitrage de la conférence pour la paix en Yougoslavie (communément dénommée Commission d’arbitrage Badinter, du nom de son président, M. Robert Badinter) fut chargée le 27 août 1991 par le Conseil des Ministres de la Communauté économique européenne de fournir des conseils juridiques à la conférence pour la paix en Yougoslavie. La commission rendit quinze avis sur les « grandes questions juridiques » découlant de la dissolution de la RSFY.

217. Dans son avis no 9, la commission examina comment les problèmes de succession d’Etats découlant de la dissolution de la RSFY devaient être résolus. Elle estima qu’ils devaient être réglés d’un commun accord entre les Etats successeurs.

2. Conseil de l’Europe

a) Les Conventions relatives à la nationalité

218. La Convention européenne sur la nationalité, qui fut adoptée le 6 novembre 1997 et entra en vigueur le 1er mars 2000, est le principal texte du Conseil de l’Europe concernant la nationalité. Elle n’a pas été signée par la Slovénie. Ses passages pertinents en l’espèce se lisent ainsi :

Article 18

« 1. S’agissant des questions de nationalité en cas de succession d’Etats, chaque Etat Partie concerné doit respecter les principes de la prééminence du droit, les règles en matière de droits de l’homme et les principes qui figurent (...) dans cette Convention (...), notamment pour éviter l’apatridie.

2. En se prononçant sur l’octroi ou la conservation de la nationalité en cas de succession d’Etats, chaque Etat Partie concerné doit tenir compte notamment :

a) du lien véritable et effectif entre la personne concernée et l’Etat ;

b) de la résidence habituelle de la personne concernée au moment de la succession d’Etats ;

c) de la volonté de la personne concernée ;

d) de l’origine territoriale de la personne concernée.

(...). »

219. Le 19 mai 2006, le Conseil de l’Europe adopta la Convention sur la prévention des cas d’apatridie en relation avec la succession d’Etats, qui entra en vigueur le 1er mai 2009. La Slovénie ne l’a pas signée. Les passages pertinents de cet instrument énoncent :

Article 5

« 1. L’Etat successeur accorde sa nationalité aux personnes qui, au moment de la succession d’Etats, possédaient la nationalité de l’Etat prédécesseur, et qui sont ou deviendraient apatrides par suite de la succession d’Etats si, à ce moment-là :

a) elles résident habituellement sur le territoire devenu territoire de l’Etat successeur ; ou

b) elles ne résident habituellement dans aucun des Etats concernés mais ont un lien de rattachement avec l’Etat successeur.

2. Au sens du paragraphe 1, alinéa b, un « lien de rattachement » inclut notamment :

a) un lien juridique avec une unité territoriale d’un Etat prédécesseur devenue territoire de l’Etat successeur ;

b) naissance sur le territoire devenu territoire de l’Etat successeur ;

c) une dernière résidence habituelle sur le territoire de l’Etat prédécesseur devenu territoire de l’Etat successeur. »

Article 11

« Les Etats concernés prennent toutes les mesures nécessaires pour garantir que les personnes concernées seront suffisamment informées des règles et procédures relatives à l’acquisition de leur nationalité. »

b) La Convention-cadre pour la protection des minorités nationales

220. Le 26 mai 2005, le Comité consultatif sur la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales adopta son deuxième avis sur la Slovénie. Il y exprimait ses préoccupations sur la situation problématique des « personnes effacées ». Le 1er décembre 2005, le Gouvernement soumit ses commentaires écrits (voir les parties pertinentes de l’avis dans Kurić et autres c. Slovénie, no 26828/06, § 262, 13 juillet 2010 – « l’arrêt de la chambre »).

221. Le 14 juin 2006, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe adopta la résolution ResCMN(2006)6 sur la mise en œuvre de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales par la Slovénie, dans laquelle il se préoccupait notamment de la situation des « personnes effacées ».

c) Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

222. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a abordé la question des « personnes effacées » à un certain nombre d’occasions et a adressé des recommandations au gouvernement slovène afin de remédier à la situation (voir les extraits pertinents des rapports du Commissaire aux paragraphes 264-265 de l’arrêt de la chambre).

223. A la suite de ses visites, au cours desquelles il examina avec les autorités slovènes la question des « personnes effacées », le Commissaire adressa plusieurs lettres au Premier ministre en exercice. Dans celle du 10 mai 2011, il se félicitait de la détermination du Gouvernement à trouver une solution à la question des « personnes effacées » et saluait l’adoption de la loi modifiée sur le statut juridique. Cependant, il constatait avec préoccupation que la loi ne remédiait pas pleinement aux conséquences négatives de l’« effacement ». Il relevait que seules 127 personnes effacées avaient présenté à l’époque des demandes en vertu de la nouvelle loi et que deux tiers de celles-ci avaient été rejetées. Il estimait qu’il demeurait difficile pour les personnes qui avaient quitté la Slovénie pendant plus de dix ans de remplir la condition de résidence effective. Il se déclarait également préoccupé par l’absence au niveau national d’un mécanisme de réparation propre à fournir un redressement aux « personnes effacées ». Enfin, il ajoutait qu’un certain nombre de « personnes effacées » étaient devenues apatrides et attirait l’attention du gouvernement sur les instruments de droit international du Conseil de l’Europe en matière de prévention et de réduction des cas d’apatridie et sur la nécessité pour la Slovénie de les ratifier.

d) La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance

224. Le 13 février 2007, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (« ECRI ») publia son troisième rapport sur la Slovénie, qui avait été adopté le 30 juin 2006. Ce rapport décrivait la situation des « personnes effacées » et contenait des recommandations à l’intention du gouvernement (voir les extraits pertinents au paragraphe 266 de l’arrêt de la chambre).

3. Nations unies

225. En 1961, les Nations unies adoptèrent la Convention sur la réduction de l’apatridie. La Slovénie ne l’a pas ratifiée.

226. En 1999, la Commission du droit international des Nations unies adopta un projet d’articles sur la nationalité des personnes physiques en relation avec la succession d’Etats, dont l’article 6 énonce :

« Chaque Etat concerné devrait adopter sans retard injustifié une législation sur la nationalité et les questions connexes en relation avec la succession d’Etats qui corresponde aux dispositions des présents articles. Il devrait prendre toutes les mesures appropriées pour que les personnes concernées soient informées, dans un délai raisonnable, de l’effet de cette législation sur leur nationalité, des options qu’elle peut leur offrir ainsi que des conséquences que l’exercice de ces options aura pour leur statut. »

227. Le 24 août 2010, le Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale adopta ses observations finales, qui comportaient notamment le passage suivant :

« Le Comité prend note de l’adoption, en mars 2010, de la loi régissant le statut juridique des personnes « radiées », mais il demeure préoccupé par la situation des ressortissants de l’ex-Yougoslavie qui ne sont pas slovènes, notamment les Bosniaques, les Albanais de souche originaires du Kosovo, les Macédoniens et les Serbes, dont le statut juridique reste en suspens et qui ont donc des difficultés à exercer leurs droits sociaux et économiques, en particulier en matière d’accès aux services de santé, de sécurité sociale, d’éducation et d’emploi. Il s’inquiète aussi de ce que la nouvelle loi ne prévoit pas de campagne de sensibilisation destinée à informer les personnes « radiées » vivant à l’étranger de l’existence de ce texte (...).

Le Comité recommande à l’Etat partie :

a) De régler définitivement le statut juridique de tous les citoyens concernés originaires des Etats de l’ex-République fédérative socialiste de Yougoslavie vivant actuellement en Slovénie ;

b) De garantir le plein exercice de leurs droits économiques et sociaux, notamment en matière d’accès aux services de santé, de sécurité sociale, d’éducation et d’emploi ;

c) De mener une campagne de sensibilisation destinée à informer les personnes « radiées » vivant actuellement hors de Slovénie de l’existence des nouvelles mesures législatives et de la possibilité d’en bénéficier ; et

d) D’accorder à toutes les personnes « radiées » une réparation intégrale, notamment sous forme de restitution, de satisfaction, d’indemnisation, de réadaptation et de garantie de non-répétition. »

228. Le 20 juin 2011, le Comité des Nations unies contre la torture adopta ses observations finales, qui comportaient le passage suivant :

« Le Comité prend note des mesures législatives prises pour modifier la loi régissant le statut juridique des citoyens de l’ex-République fédérative socialiste de Yougoslavie vivant en République de Slovénie de manière à corriger les dispositions qui ont été jugées inconstitutionnelles, mais il demeure préoccupé de ce que l’Etat partie n’a pas donné effet à cette loi et rétabli les droits de résidence des personnes originaires des autres républiques yougoslaves qui ont été illégalement radiées du registre des résidents permanents en Slovénie en 1992 et renvoyées vers d’autres républiques de l’ex-République fédérative socialiste de Yougoslavie, connues comme les personnes « effacées ». Le Comité s’inquiète de la persistance de la discrimination à l’égard de ces personnes, y compris celles qui appartiennent à la communauté rom (art. 3 et 16).

A la lumière de son Observation générale no 2 (2008) relative à l’application de l’article 2 par les Etats parties, le Comité rappelle que la protection spéciale de certaines minorités ou certains groupes ou individus marginalisés particulièrement exposés à un risque fait partie des obligations qui incombent à l’Etat partie en vertu de la Convention. A cet sujet, le Comité recommande à l’Etat partie de prendre des mesures pour rétablir le statut de résident permanent des personnes dites « effacées » qui ont été renvoyées vers d’autres États issus de l’ex-République fédérative socialiste de Yougoslavie. Le Comité encourage également l’Etat partie à faciliter la pleine intégration des personnes « effacées », y compris celles qui appartiennent aux communautés roms, et à leur garantir des procédures équitables pour les demandes de citoyenneté. »

EN DROIT

I. QUESTIONS PRÉLIMINAIRES

A. Sur l’objet du litige

1. Les conclusions de la chambre

229. Le 3 mars 2009, au cours de la procédure devant la chambre, MM. Petreš et Jovanović – qui étaient tous deux déjà en possession de permis ex nunc délivrés en 2006 – se sont vu octroyer d’office des permis de séjour permanent ex tunc à compter du 26 février 1992.

230. S’appuyant sur les arrêts Chevanova c. Lettonie ((radiation) [GC], no 58822/00, §§ 48-50, 7 décembre 2007) et Kaftaïlova c. Lettonie ((radiation) [GC], no 59643/00, §§ 52-54, 7 décembre 2007), la chambre a jugé que la délivrance de permis de séjour rétroactifs constituait un redressement « adéquat » et « suffisant » pour les griefs formulés par MM. Petreš et Jovanović sur le terrain des articles 8, 13 et 14 de la Convention et que les intéressés ne pouvaient plus se prétendre « victimes » des violations alléguées (paragraphes 309-311 de l’arrêt de la chambre).

231. La chambre a également estimé que les griefs des requérants concernant l’impossibilité à laquelle ils s’étaient heurtés d’acquérir la nationalité slovène en 1991 étaient incompatibles ratione temporis avec les dispositions de la Convention et les a donc déclarés irrecevables, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention (Makuc et autres c. Slovénie (déc.), no 26828/06, §§ 162‑165, 31 mai 2007 ; voir aussi le paragraphe 355 de l’arrêt de la chambre).

2. Les thèses des parties devant la Grande Chambre

a) Les requérants

232. Les requérants demandent pour l’essentiel à la Grande Chambre d’infirmer la conclusion de la chambre pour autant que celle-ci a déclaré la requête irrecevable en ce qui concerne MM. Petreš et Jovanović. D’après eux, on ne peut considérer que la simple régularisation du statut juridique de ceux-ci après de nombreuses années d’ingérence illégale dans l’exercice de leur droit au respect de leur vie privée et familiale leur ait offert un redressement « adéquat » et « suffisant » de leurs griefs sur le terrain des articles 8, 13 et 14 de la Convention (ils citent l’arrêt Aristimuño Mendizabal c. France, no 51431/99, § 79, 17 janvier 2006). En outre, MM. Petreš et Jovanović n’auraient pas eu la possibilité de demander devant les juridictions nationales ou le parquet général une réparation adéquate pour les dommages subis par eux durant une longue période.

b) Le Gouvernement

233. Le Gouvernement invite la Grande Chambre à confirmer la conclusion de la chambre selon laquelle les deux requérants ont perdu leur qualité de « victime ». Ceux-ci auraient obtenu des permis de séjour permanent ex nunc et ex tunc pendant la procédure devant la chambre et ils se seraient vu accorder une satisfaction équitable pour la violation de leurs droits découlant de l’article 8 de la Convention. Quoi qu’il en soit, la Grande Chambre ne pourrait examiner les parties de la requête que la chambre a déclarées irrecevables (Syssoyeva et autres c. Lettonie (radiation) [GC], no 60654/00, § 61, CEDH 2007‑I).

3. Appréciation de la Grande Chambre

234. Selon la jurisprudence constante de la Cour, « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre englobe nécessairement tous les aspects de la requête que la chambre a examinée précédemment dans son arrêt. Le contenu et l’objet de l’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre sont donc délimités par la décision de la chambre sur la recevabilité (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, §§ 140-141, CEDH 2001‑VII ; Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 32, CEDH 2004‑III, et Kovačić et autres c. Slovénie [GC], nos 44574/98, 45133/98 et 48316/99, § 194, 3 octobre 2008).

235. Cela signifie que la Grande Chambre peut se pencher sur la totalité de l’affaire dans la mesure où elle a été déclarée recevable ; en revanche, elle ne peut pas examiner les parties de la requête que la chambre a déclarées irrecevables. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter en l’espèce de ce principe (Syssoyeva et autres, précité, §§ 59-62).

236. En résumé, la Cour conclut que dans le cadre de la présente affaire elle n’a plus compétence pour connaître des griefs soulevés par MM. Petreš et Jovanović. De même, elle ne peut examiner les griefs concernant l’impossibilité à laquelle les intéressés se sont heurtés d’acquérir la nationalité slovène en 1991, ceux-ci ayant été déclarés irrecevables pour incompatibilité ratione temporis avec les dispositions de la Convention (paragraphe 231 ci-dessus).

237. Par conséquent, la Grande Chambre n’examinera que les griefs des requérants restants – M. Mustafa Kurić, M. Velimir Dabetić, Mme Ana Mezga, Mme Ljubenka Ristanović, M. Tripun Ristanović, M. Ali Berisha, M. Ilfan Sadik Ademi et M. Zoran Minić – relatifs aux conséquences de l’« effacement » pour leur statut de résident en Slovénie.

B. Les exceptions d’incompatibilité ratione materiae et ratione temporis avec la Convention et de tardiveté soulevées par le Gouvernement

1. Les exceptions du Gouvernement

238. Devant la chambre, le Gouvernement avait plaidé l’incompatibilité ratione materiae et ratione temporis avec les dispositions de la Convention des griefs soulevés par les requérants relativement aux répercussions de l’« effacement » sur leur statut de résident, soutenant que la Convention ne réglementait ni la nationalité ni la résidence et que l’entrée en vigueur des lois sur l’indépendance et l’« effacement » étaient intervenus en 1992, soit avant le 28 juin 1994, date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Slovénie. Quant à la procédure ultérieure, il avait soutenu qu’elle était indissociable de l’événement initial (paragraphes 278‑281 de l’arrêt de la chambre).

239. Le Gouvernement avait plaidé en outre le non-respect par les requérants de la règle des six mois posée à l’article 35 § 1 de la Convention, la situation en cause ne pouvant, d’après lui, être interprétée comme une « situation continue » (paragraphe 282 de l’arrêt de la chambre).

2. L’arrêt de la chambre

240. La chambre a rejeté l’ensemble de ces exceptions, faisant observer en particulier qu’elle pouvait avoir égard aux faits antérieurs à la ratification pour autant que l’on pût les considérer comme étant à l’origine d’une situation qui s’était prolongée au-delà de cette date ou comme importants pour la compréhension des faits survenus après cette date (voir, en particulier, Hutten‑Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, §§ 147-153, CEDH 2006‑VIII). Elle a relevé que les répercussions de l’« effacement », qui avait été jugé inconstitutionnel le 3 avril 2003, perduraient au 28 juin 1994 et continuaient à porter préjudice aux requérants plus de quinze ans après l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Slovénie (paragraphes 303-306 de l’arrêt de la chambre).

3. Appréciation de la Grande Chambre

241. La Grande Chambre observe que le Gouvernement a réitéré les exceptions susmentionnées dans le mémoire qu’il lui a soumis. Elle ne voit toutefois dans les arguments développés par lui aucune raison de s’écarter des conclusions de la chambre.

242. Dès lors, elle rejette les exceptions d’incompatibilité ratione materiae et ratione temporis avec les dispositions de la Convention et l’exception de tardiveté soulevées par le Gouvernement.

C. L’exception du Gouvernement relative à la qualité de victime

243. Le Gouvernement soutient que les six requérants (M. Kurić, Mme Mezga, M. Ristanović, M. Berisha, M. Ademi et M. Minić) qui ont obtenu des permis de séjour permanent ex nunc et ex tunc après le prononcé de l’arrêt de la chambre en 2010 (paragraphes 95, 123, 133, 158, 173 et 194 ci‑dessus) ne peuvent plus se prétendre « victimes », au sens de l’article 34 de la Convention, des faits dénoncés.

244. Les requérants s’inscrivent en faux contre cette thèse.

1. Les thèses des parties

a) Le Gouvernement

245. Le Gouvernement admet qu’il est irréfutable que l’« effacement » était illégal et qu’il a engendré une situation inconstitutionnelle. La République de Slovénie l’aurait reconnu tant symboliquement que juridiquement. Le 15 juin 2010, le président de l’Assemblée nationale aurait présenté publiquement des excuses aux « personnes effacées » et, le 22 juin 2010, le ministre de l’Intérieur aurait fait de même (paragraphe 75 ci‑dessus). Sur le plan juridique, depuis 1999, la Cour constitutionnelle aurait à plusieurs occasions jugé l’« effacement » inconstitutionnel (paragraphes 41-48, 52-56, 58-60 et 214-215 ci-dessus). Ce serait donc à tort que les requérants allèguent que la République de Slovénie continue de nier l’illégalité de l’« effacement ». Les autorités auraient pris d’importantes mesures pour se conformer pleinement aux décisions de la Cour constitutionnelle et pour corriger l’illégalité et l’inconstitutionnalité de l’« effacement ».

246. Le Gouvernement indique que la loi modifiée sur le statut juridique, adoptée le 8 mars 2010 et entrée en vigueur le 24 juillet 2010 (paragraphes 71, 76-79 et 211 ci-dessus), a éliminé les inconstitutionnalités restantes de la législation interne en offrant aux requérants qui n’avaient pas encore régularisé leur situation juridique la possibilité de solliciter des permis de séjour à la fois ex nunc et ex tunc. Avec ce recours spécial, le législateur aurait fourni une satisfaction morale, dans laquelle il faudrait voir une forme particulière de réparation pour les conséquences des violations résultant de l’« effacement ».

247. Quant aux six requérants (M. Kurić, Mme Mezga, M. Ristanović, M. Berisha, M. Ademi et M. Minić) ayant obtenu des permis de séjour permanent ex nunc et ex tunc après le prononcé de l’arrêt de la chambre, leur statut serait équivalent à celui de MM. Petreš et Jovanović, dont la chambre aurait dit qu’ils n’avaient plus la qualité de « victime ». Il y aurait donc lieu de déclarer la requête irrecevable pour ce qui concerne ces six requérants.

248. Il en serait de même pour les deux autres requérants (M. Dabetić et Mme Ristanović), qui n’auraient jamais entamé de procédure en Slovénie pour demander des permis de séjour permanent.

249. Contrairement aux allégations des requérants, un permis de séjour permanent ne serait certainement pas qu’« un papier sans valeur ». Il ouvrirait à son titulaire vingt-sept droits différents dans les domaines de la protection sociale – notamment des droits à pension –, de l’éducation, de la santé et de l’accès au marché du travail. Les résidents permanents seraient placés sur un pied d’égalité avec les citoyens slovènes en ce qui concerne ces droits. Ils ne bénéficieraient pas des mêmes droits politiques, mais pourraient voter aux élections locales.

250. Quant aux demandes en réparation, l’article 26 de la Constitution (paragraphe 203 ci-dessus) garantirait le droit à la réparation des dommages causés par une autorité civile. Les requérants et les autres « personnes effacées » auraient la possibilité d’engager une action civile pour réclamer une indemnité pour dommage matériel et moral en vertu du code des obligations de 2001 et pourraient pour finir introduire un recours constitutionnel. Au paragraphe 43 de sa décision du 10 juin 2010, la Cour constitutionnelle aurait déclaré : « le prononcé de décisions sur la base de la loi sur le statut juridique et de la loi modifiée sur le statut juridique n’implique pas en soi un nouveau type de responsabilité délictuelle pour l’Etat ou une nouvelle base juridique permettant de faire valoir des demandes en réparation » (paragraphe 74 ci-dessus). Il serait également possible de réclamer réparation sur le fondement de l’article 14 de la loi sur le parquet général (paragraphe 213 ci-dessus).

251. Après l’audience, le Gouvernement a invoqué la décision rendue par la Cour constitutionnelle le 5 juillet 2011 dans l’une des affaires introduites par les « personnes effacées », d’où il ressortirait que la haute juridiction ne s’est pas encore prononcée sur la question de la responsabilité de l’Etat pour les dommages causés par l’« effacement » (paragraphe 82 ci‑dessus). En outre, le 26 septembre 2011, la Cour constitutionnelle n’aurait pas retenu pour examen un recours constitutionnel formé par l’une des « personnes effacées » (paragraphe 83 ci-dessus).

252. Le Gouvernement fait observer qu’aucun des requérants n’a demandé réparation devant les juridictions internes. Seuls M. Berisha et M. Minić auraient saisi le parquet général d’une demande en réparation, qui aurait été rejetée. M. Berisha n’aurait pas engagé de procédure judiciaire (paragraphe 160 ci-dessus).

b) Les requérants

253. Les six requérants qui se sont vu octroyer des permis de séjour permanent ex nunc et ex tunc pendant la procédure devant la Grande Chambre continuent de se dire « victimes » des violations des droits de l’homme causées par l’« effacement », estimant que celles-ci n’ont pas été adéquatement réparées.

254. D’après eux, s’il ressort d’une jurisprudence ancienne ainsi que de certaines décisions plus récentes qu’un requérant peut cesser d’être « victime » si un redressement est fourni au cours de la procédure (voir, entre autres, Maaouia c. France (déc.), no 39652/98, CEDH 1999‑II ; Pančenko c. Lettonie (déc.), no 40772/98, 28 octobre 1999, et Mikheyeva c. Lettonie (déc.), no 50029/99, 12 septembre 2002), la jurisprudence actuelle relative à l’article 8 de la Convention indique clairement que la reconnaissance d’une violation n’est pas suffisante à cet égard ; un redressement « adéquat », notamment la réparation du préjudice subi par les requérants pendant un laps de temps considérable, serait également exigé (Aristimuño Mendizabal, précité, § 79 ; Mengesha Kimfe c. Suisse, no 24404/05, §§ 41-49, 29 juillet 2010, et Agraw c. Suisse, no 3295/06, §§ 27-34, 29 juillet 2010). La Cour aurait également établi une distinction entre les affaires concernant l’expulsion de non-nationaux et celles se rapportant au défaut prolongé de réglementation du statut juridique d’un requérant. Dans la première catégorie d’affaires, un requérant ne pourrait plus se prétendre « victime » si la mesure d’expulsion n’était pas exécutoire ou s’il s’est vu délivrer un permis de séjour (les requérants mentionnent les arrêts Syssoyeva et autres, précité, § 100, et Kaftaïlova, précité, §§ 52‑54). Dans la seconde catégorie (Aristimuño Mendizabal, Mengesha Kimfe, et Agraw, arrêts précités), la Cour aurait en revanche clairement déclaré que la délivrance d’un permis de séjour n’était pas suffisante, en particulier en raison du temps exigé pour leur octroi. La présente espèce se rapprocherait davantage des affaires de la seconde catégorie.

255. L’octroi de permis de séjour aux six requérants, qui serait une mesure permettant d’éviter la poursuite de la violation, ne pourrait passer pour une reconnaissance par les autorités slovènes – au moins en substance – de la violation dénoncée. Les autorités continueraient à nier l’illégalité des mesures prises par elles. En l’espèce, contrairement aux affaire lettones, les requérants auraient été privés du statut de résident permanent en violation flagrante du droit interne. Enfin, le caractère rétroactif des permis de séjour permanent demeurerait uniquement déclaratoire étant donné que les intéressés ne pourraient pas obtenir une réparation adéquate en vertu du droit interne. Aussi les permis ne seraient-ils que de « simples morceaux de papier ».

256. Quant à M. Dabetić et Mme Ristanović, les requérants estiment que l’Etat devrait régler leur statut juridique d’office en leur délivrant un permis de séjour permanent avec effet rétroactif, conformément aux décisions de la Cour constitutionnelle.

257. Enfin, la loi modifiée sur le statut juridique ne contiendrait aucune disposition spécifique en ce qui concerne la question de l’indemnisation pour dommage matériel et moral. En outre, il serait presque impossible de demander réparation devant les juridictions internes sur la base des dispositions ordinaires régissant la responsabilité délictuelle. D’après les dernières statistiques, arrêtées en mai 2011, le ministère aurait traité 157 demandes en réparation. Les juridictions internes en auraient rejeté quarante et une par des décisions définitives. Seules quinze décisions de rejet auraient été contestées devant la Cour suprême et cinq d’entre elles auraient été écartées. Par ailleurs, huit « personnes effacées » auraient saisi directement les tribunaux. Aucune n’aurait obtenu gain de cause (paragraphe 83 ci-dessus). Les demandes auraient été rejetées principalement par application des règles de prescription du code des obligations : trois ans à partir de la connaissance du dommage et cinq ans à partir de la survenance du dommage. Les juridictions internes auraient considéré jusqu’ici que cette dernière date était le 12 mars 1999, date de la publication au Journal officiel de la première décision de principe de la Cour constitutionnelle.

2. L’arrêt de la chambre

258. La chambre n’a pas eu l’occasion de se prononcer sur cette exception, qui se rapporte à des faits survenus après le prononcé de son arrêt (paragraphe 243 ci-dessus).

3. Appréciation de la Grande Chambre

259. La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser une violation alléguée de la Convention. A cet égard, la question de savoir si un requérant peut se prétendre « victime » du manquement allégué se pose à tous les stades de la procédure au regard de la Convention (voir, entre autres, Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 30, CEDH 2002‑III). Une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent la violation de la Convention (voir, par exemple, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, §§ 69 et suiv., série A no 51 ; Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999‑VI ; Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 179-180, CEDH 2006‑V, et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, CEDH 2010).

260. En ce qui concerne la réparation « adéquate » et « suffisante » pour remédier au niveau interne à la violation d’un droit garanti par la Convention, la Cour considère généralement qu’elle dépend de l’ensemble des circonstances de la cause, eu égard en particulier à la nature de la violation de la Convention qui se trouve en jeu (voir, par exemple, Gäfgen, précité, § 116).

261. Dans les cas d’expulsion ou d’extradition de non-nationaux, la Cour a dit dans un certain nombre d’affaires soulevant des questions sous l’angle de l’article 8 de la Convention que la régularisation du séjour du requérant ou le fait que l’intéressé n’était plus menacé d’expulsion ou d’extradition – même si l’affaire demeurait pendante devant la Cour – était en principe « suffisant » pour redresser un grief tiré de l’article 8 (Pančenko, décision précitée ; Yang Chun Jin alias Yang Xiaolin c. Hongrie (radiation), no 58073/00, §§ 20-23, 8 mars 2001 ; Mikheyeva, décision précitée ; Fjodorova et autres c. Lettonie (déc.), no 69405/01, 6 avril 2006 ; Syssoyeva et autres, précité, §§ 102-104 ; Chevanova, précité, §§ 48-50, et Kaftaïlova, précité, §§ 52-54).

262. En outre, la Cour a déjà eu l’occasion d’indiquer à propos d’autres articles de la Convention que la qualité de « victime » d’un requérant peut aussi dépendre du montant de l’indemnité qui, le cas échéant, lui a été accordée au niveau national, ou à tout le moins de la possibilité de demander et d’obtenir réparation pour le dommage subi, compte tenu de la situation dont il se plaint devant la Cour (voir, par exemple, Gäfgen, précité, § 118, concernant un grief tiré de l’article 3 ; Normann c. Danemark (déc.), no 44704/98, 14 juin 2001, et Scordino (no 1), précité, § 202, concernant un grief tiré de l’article 6 ; Jensen et Rasmussen c. Danemark (déc.), no 52620/99, 20 mars 2003, concernant un grief tiré de l’article 11). Ce constat s’applique, mutatis mutandis, aux plaintes pour violation de l’article 8.

263. En l’espèce, la Grande Chambre rappelle qu’elle n’a pas compétence pour examiner les griefs de MM. Petreš et Jovanović, qui ont été déclarés irrecevables par la chambre après l’octroi aux intéressés de permis de séjour ex tunc (paragraphe 236 ci-dessus).

264. En revanche, il n’existe aucun obstacle procédural de ce type relativement à M. Kurić, Mme Mezga, M. Ristanović, M. Berisha, M. Ademi et M. Minić. La Grande Chambre est donc compétente pour rechercher si, nonobstant l’octroi de permis de séjour ex nunc et ex tunc à ces six requérants, ceux-ci peuvent toujours se prétendre victimes des violations alléguées. Il est donc possible que cet examen aboutisse, malgré la similitude des faits en cause, à des conclusions différentes de celles auxquelles la chambre est parvenue pour M. Petreš et M. Jovanović. Pareille situation est une conséquence inévitable de la limitation de la compétence de la Grande Chambre (paragraphe 235 ci-dessus).

265. La Grande Chambre estime que la première condition pour que l’on puisse conclure à la perte de la qualité de victime, à savoir la reconnaissance d’une violation par les autorités nationales, se trouve remplie. En effet, les services administratifs ont accordé des permis de séjour permanent aux six requérants à la suite des décisions de la Cour constitutionnelle déclarant la législation en vigueur inconstitutionnelle et après l’adoption de la loi modifiée sur le statut juridique. De plus, en juin 2010, le gouvernement et le Parlement ont reconnu officiellement la violation des droits des requérants. Le constat d’une violation a donc été formulé en substance par les autorités nationales (voir, mutatis mutandis, Scordino (no 1), précité, § 194).

266. La Grande Chambre relève en outre que dans plusieurs autres affaires concernant la régularisation du statut d’étrangers, notamment dans des affaires se rapportant à une situation analogue de dissolution d’un Etat prédécesseur, la Cour a soit estimé qu’une fois qu’ils avaient obtenu un permis les requérants n’étaient plus victimes des violations alléguées de la Convention et déclaré les requêtes des intéressés irrecevables, soit considéré que les modalités de régularisation offertes aux requérants avaient constitué un redressement « adéquat » et « suffisant » pour leurs griefs sur le terrain de l’article 8 de la Convention et décidé en conséquence de rayer les affaires du rôle. Dans ces affaires, la Cour a également tenu compte du fait que les requérants n’étaient plus menacés d’expulsion (Pančenko, décision précitée ; Mikheyeva, décision précitée ; Fjodorova et autres, décision précitée ; Syssoyeva et autres, précité, §§ 102‑104 ; Chevanova, précité, §§ 48-50, et Kaftaïlova, précité, § 54). Dans certains cas, toutefois, la Cour a noté que les requérants étaient au moins en partie responsables des difficultés liées à la régularisation de leur statut (Chevanova, précité, §§ 47 et 49 ; Kaftaïlova, précité, § 50, et Syssoyeva et autres, précité, § 94).

267. Cependant, alors que ces affaires avaient trait à des problèmes spécifiques, la Grande Chambre estime que le cas d’espèce se caractérise notamment par la préoccupation générale concernant le respect des droits de l’homme suscitée par l’« effacement ». De plus, la situation litigieuse a perduré pendant près de vingt ans pour la majorité des requérants, en dépit des décisions de principe rendues par la Cour constitutionnelle, lesquelles sont d’ailleurs demeurées inexécutées pendant plus de dix ans (Makuc et autres, décision précitée, § 168). Eu égard à cette longue période d’insécurité et d’incertitude juridique qu’ont connue les requérants et à la gravité des conséquences de l’« effacement » pour eux, la Grande Chambre, contrairement à la chambre, estime que la reconnaissance des violations des droits de l’homme et l’octroi de permis de séjour permanent à M. Kurić, Mme Mezga, M. Ristanović, M. Berisha, M. Ademi et M. Minić n’ont pas constitué un redressement « approprié » et « suffisant » au niveau national (voir, mutatis mutandis, Aristimuño Mendizabal, précité, §§ 67-69 et 70-72 ; Mengesha Kimfe, précité, §§ 41-47 et 67-72, et Agraw, précité, §§ 30-32 et 50-55).

268. Quant à la possibilité de demander et d’obtenir réparation au niveau interne (paragraphes 250-252 et 257 ci-dessus), la Cour observe qu’aucune des « personnes effacées » n’a jusqu’ici été indemnisée en vertu d’un jugement définitif et exécutoire, même si plusieurs procédures sont actuellement pendantes (paragraphe 83 ci-dessus). En outre, aucune des demandes en réparation dont les requérants ont saisi le parquet général n’a jusqu’ici abouti. Dès lors, les chances des intéressés d’être indemnisés en Slovénie paraissent, pour le moment, trop faibles pour être pertinentes dans le cadre de la présente espèce (voir, mutatis mutandis, Dalban, précité, § 44).

269. En conclusion, la Cour juge que les six requérants qui ont obtenu des permis de séjour permanent ex nunc et ex tunc au cours de la procédure devant la Grande Chambre peuvent toujours se prétendre « victimes » des violations alléguées. Par conséquent, il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement sur ce point.

270. Enfin, quant à l’exception du Gouvernement relative à la qualité de « victime » des requérants restants – M. Dabetić et Mme Ristanović – qui n’ont jamais dûment engagé de procédure en Slovénie en vue d’obtenir des permis de séjour permanent, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de l’examiner puisque les griefs de ces requérants sont quoi qu’il en soit irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes (paragraphes 293-294 ci-dessous).

D. L’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement

271. Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes par les requérants.

1. Les thèses des parties

a) Le Gouvernement

272. Devant la Grande Chambre, le Gouvernement soutient que trois des requérants (M. Dabetić, M. Ristanović et Mme Ristanović) n’ont jamais sollicité de permis de séjour. Invoquant les arrêts Kaftaïlova et Chevanova (précités, §§ 52-54 et §§ 48-50 respectivement), il estime que les requérants avaient l’obligation de se conformer à législation et de s’efforcer de régulariser leur situation en Slovénie. D’après le Gouvernement, la loi sur la procédure administrative ne prévoit aucune procédure qui permette à l’Etat de délivrer d’office, sans demande préalable, un permis de séjour. Il indique que, par la suite, M. Ristanović, qui avait dans l’intervalle soumis une demande au titre de la loi modifiée sur le statut juridique, s’est vu délivrer des permis ex nunc et ex tunc (paragraphe 133 ci-dessus).

273. En outre, aucun des requérants ne se serait prévalu des voies de droit disponibles pour l’obtention d’un permis de séjour permanent, que ce soit en vertu de la loi sur les étrangers ou en vertu de la loi sur le statut juridique. D’après le Gouvernement, après avoir épuisé les voies de recours à leur disposition dans le cadre de la procédure administrative (demande de permis de séjour, procédure administrative, plainte pour dénoncer l’inertie des autorités), les requérants auraient dû chacun former un recours constitutionnel. Dans de nombreuses affaires slovènes, la Cour aurait estimé qu’un recours constitutionnel était un recours effectif.

274. Le Gouvernement considère que, à la suite des décisions de principe rendues par la Cour constitutionnelle le 4 février 1999 et le 3 avril 2003 sur l’« effacement » (paragraphes 41-48, 58-60 et 214-215 ci-dessus), qui avaient selon lui valeur de précédents, les requérants auraient pu invoquer de manière effective leur droit à obtenir des permis de séjour devant la Cour constitutionnelle, laquelle était selon lui pleinement compétente en vertu de l’article 60 de la loi sur la Cour constitutionnelle (paragraphe 204 ci‑dessus). Dans un certain nombre d’affaires introduites par d’autres « personnes effacées », la Cour constitutionnelle aurait ordonné que le nom des intéressés soit réinscrit sur le registre dans l’attente de l’adoption de la nouvelle loi, ce qui aurait comblé le vide juridique né de l’inexécution par le législateur de ses décisions. La Cour constitutionnelle aurait également renvoyé certaines affaires à la Cour suprême ou cassé les jugements des juridictions inférieures (paragraphes 52-56 ci-dessus). Aucun des requérants n’aurait formé pareil recours individuel, qui pour le Gouvernement était « accessible », « adéquat » et « effectif », tant en théorie qu’en pratique.

275. Le Gouvernement ajoute que les particuliers pouvaient aussi introduire une requête en contrôle de la constitutionnalité de la législation pertinente. Les décisions relatives à de telles requêtes auraient un effet obligatoire erga omnes. L’inexécution par le législateur des décisions dans le délai prescrit ne signifierait pas que les décisions n’étaient pas exécutoires dans le cadre de procédures administratives individuelles. Le Gouvernement indique que, contrairement à la Cour constitutionnelle de Bosnie (il cite à cet égard l’arrêt Tokić et autres c. Bosnie-Herzégovine, nos 12455/04, 14140/05, 12906/06 et 26028/06, §§ 57-59, 8 juillet 2008), la Cour constitutionnelle slovène pouvait effectivement redresser les violations alléguées.

276. Le Gouvernement note également que le 8 mars 2010, avant que la chambre ne rende son arrêt, l’Assemblée nationale avait déjà adopté une loi systémique (la loi modifiée sur le statut juridique) réglementant le statut des « personnes effacées » à la fois ex nunc et ex tunc, conformément à la décision rendue par la Cour constitutionnelle en 2003 (paragraphes 71, 76‑79 et 211 ci-dessus). Dans sa décision du 10 juin 2010 relative à la tenue d’un référendum, la Cour constitutionnelle aurait estimé que la loi modifiée sur le statut juridique devait fournir une solution permanente quant au statut des « personnes effacées » qui n’avaient pas eu la possibilité de régulariser leur situation, et elle n’aurait pas autorisé la tenue d’un référendum (paragraphe 73 ci-dessus). La loi modifiée sur le statut juridique aurait été publiée au Journal officiel le 24 juin 2010 et serait entrée en vigueur le 24 juillet 2010, presque immédiatement après le prononcé par la chambre de son arrêt (paragraphe 76 ci-dessus). Les requérants auraient donc disposé d’une nouvelle voie de droit avec la possibilité de former en fin de compte un recours constitutionnel. Le délai pour déposer des demandes de permis de séjour permanent en vertu de la loi modifiée sur le statut juridique n’expirerait que le 24 juillet 2013 (paragraphe 80 ci-dessus).

277. La mise en œuvre de la loi ferait l’objet d’une surveillance régulière de la part des autorités. Au 31 mai 2011, soixante-quatre permis de séjour permanent ex nunc et 111 permis ex tunc auraient été délivrés au titre de la loi modifiée sur le statut juridique. La loi sur le statut juridique et la loi modifiée sur le statut juridique auraient permis à quelque 12 500 « personnes effacées » de régulariser leur situation (paragraphes 67, 76 et 80 ci-dessus). Le Gouvernement considère que les requérants n’ayant pas encore obtenu de permis de séjour permanent devraient en demander un sur le fondement de la loi modifiée sur le statut juridique.

278. Quoi qu’il en soit, les requérants n’auraient pas démontré l’existence de circonstances spéciales qui auraient pu les dispenser de l’obligation d’épuiser les voies de recours internes (le Gouvernement invoque l’arrêt Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 69, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).

b) Les requérants

279. Les requérants soutiennent que, d’une manière générale et contrairement aux exigences de l’article 35 § 1 de la Convention, les recours internes à leur disposition n’étaient pas « accessibles », « adéquats » et « effectifs ». En effet, aucun d’eux n’aurait permis d’aborder le fond des griefs tirés de la Convention et de fournir un redressement approprié, compte tenu en particulier d’un refus prolongé et systématique des autorités administratives de se conformer aux décisions de la Cour constitutionnelle et du laps de temps important et injustifié qu’il aurait fallu au législateur pour adopter la nouvelle loi. D’après les requérants, accepter les arguments du Gouvernement reviendrait à faire peser sur la Cour constitutionnelle la charge de statuer sur chaque affaire individuelle en réitérant ses constats antérieurs concernant les défauts de caractère général entachant les dispositions légales pertinentes.

280. En outre, même sous l’empire de la loi sur le statut juridique dans sa version antérieure, 1 250 demandes de permis de séjour permanent auraient été rejetées (paragraphes 67 et 76 ci-dessus), ce qui prouverait que le cadre législatif comportait à l’époque de graves défauts. Pour de nombreuses « personnes effacées », et non pas simplement pour les requérants, il aurait en toute objectivité été impossible de satisfaire aux exigences de la loi, que la Cour constitutionnelle aurait en définitive jugée contraire à la Constitution. L’ineffectivité des recours en question serait parfaitement démontrée dans le cas de M. Minić, qui aurait dû attendre longtemps pour voir régulariser sa situation malgré deux jugements du tribunal en sa faveur (paragraphes 190 et 193-194 ci-dessus).

281. D’après les requérants, à supposer que les recours invoqués par le Gouvernement fussent « adéquats » et « effectifs », il conviendrait quand même de considérer que trois requérants – M. Dabetić, M. Ristanović et Mme Ristanović – étaient dispensés de les exercer, eu égard aux circonstances exceptionnelles de leur affaire et à leur situation personnelle, et compte tenu également de la situation politique et sociale en Slovénie ainsi que de la passivité totale des services administratifs. En outre, il aurait été manifestement impossible à ces requérants de remplir les critères requis à l’époque des faits.

282. En particulier, M. Dabetić n’aurait aucun statut juridique, ni en Slovénie ni en Italie, et serait apatride de jure et de facto. Certes, il n’aurait pas sollicité de permis de séjour permanent, mais il aurait demandé au ministère de l’Intérieur, après le prononcé de la décision de la Cour constitutionnelle en 2003, de rendre une décision régularisant son statut et se serait plaint de l’inertie des autorités administratives. Il aurait également soumis une demande d’acquisition de la nationalité slovène (paragraphes 101-105 ci-dessus) et aurait donc fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre de lui pour régulariser sa situation.

283. Quant à Mme et M. Ristanović, les requérants estiment qu’il ne faut pas perdre de vue qu’ils ont été renvoyés de Slovénie et qu’il leur aurait été très difficile d’exercer les voies de recours dans ce pays. En résumé, les recours dont auraient disposé les trois requérants ne leur auraient pas offert de chances réalistes de succès. Enfin, il faudrait tenir compte du climat général d’adversité politique et sociale auquel se heurtaient les « personnes effacées ». Depuis l’« effacement », les requérants continueraient de se trouver dans une situation de vulnérabilité et d’insécurité extrêmes.

c) Les tiers intervenants

284. Le gouvernement serbe et la plupart des autres tiers intervenants soutiennent que les recours judiciaires invoqués par le Gouvernement se sont révélés à la fois ineffectifs et inadéquats dans les circonstances de l’espèce.

2. L’arrêt de la chambre

285. La chambre a noté que la Cour constitutionnelle avait jugé l’« effacement » inconstitutionnel à diverses occasions et que les requérants se plaignaient essentiellement de l’inobservation de ces décisions. S’appuyant sur l’arrêt Tokić et autres (précité, §§ 57-59), elle a rejeté l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement (paragraphe 308 de l’arrêt de la chambre).

3. Appréciation de la Grande Chambre

286. Les principes généraux relatifs à la règle de l’épuisement des voies de recours internes se trouvent exposés dans l’arrêt Sejdovic c. Italie ([GC], no 56581/00, §§ 43-46, CEDH 2006‑II). La Cour appliquera ces principes aux différentes voies de droit invoquées par le Gouvernement. Elle souligne d’emblée que cette règle ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause. Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste non seulement des recours prévus en théorie dans le système juridique de la Partie contractante concernée, mais également du contexte juridique et politique dans lequel ils se situent, ainsi que de la situation personnelle des requérants (voir, entre autres, Akdivar et autres, précité, §§ 66 et 68-69 ; Orchowski c. Pologne, no 17885/04, §§ 105-106, 22 octobre 2009, et Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, § 70, CEDH 2010).

287. Le Gouvernement cite cinq motifs différents de considérer que les recours internes n’ont pas été épuisés. D’abord, deux requérants (M. Dabetić et Mme Ristanović) n’auraient jamais dûment sollicité un permis de séjour (cette exception visait à l’origine également M. Ristanović, mais celui-ci déposa ultérieurement une demande au titre de la loi modifiée sur le statut juridique et obtint un permis de séjour – paragraphe 272 ci‑dessus). Ensuite, tous les requérants seraient restés en défaut de saisir la Cour constitutionnelle d’un recours individuel, de contester la constitutionnalité de la législation pertinente et de se prévaloir des dispositions plus favorables de la loi modifiée sur le statut juridique.

288. La Grande Chambre observe qu’au cours de la procédure devant elle six requérants – M. Kurić, Mme Mezga, M. Berisha, M. Ademi, M. Minić et M. Ristanović – se sont vu délivrer des permis de séjour permanent ex nunc et ex nunc (paragraphe 243 ci-dessus). Ils se trouvent donc dans une situation factuelle différente de celle des deux autres requérants, M. Dabetić et Mme Ristanović, qui n’ont jamais obtenu de tels permis. C’est pourquoi la Cour examinera séparément pour chacun des deux groupes de requérants l’exception préliminaire de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.

a) Les deux requérants qui n’ont jamais obtenu de permis de séjour (M. Dabetić et Mme Ristanović)

289. Le Gouvernement soutient que M. Dabetić et Mme Ristanović n’ont dûment demandé de permis de séjour ni au titre de la loi sur les étrangers ni au titre de la loi sur le statut juridique (paragraphe 272 ci-dessus). Pour les requérants, il faut considérer qu’eu égard à leur situation personnelle (paragraphe 281 ci-dessus) ces deux personnes n’avaient pas l’obligation d’épuiser les voies de recours internes.

290. La Cour observe que M. Dabetić, qui a quitté la Slovénie à une date non précisée, mais très probablement en 1990 ou 1991, pour s’installer en Italie où il vit depuis lors, n’a pas dûment sollicité un permis de séjour ex nunc en Slovénie. Il s’est borné à demander au ministère de l’Intérieur de rendre une décision ex tunc complémentaire régularisant sa situation (paragraphe 101 ci-dessus). Cette voie de droit s’est révélée ne pas être appropriée et aucune décision n’a été rendue (paragraphes 103-104 ci‑dessus).

291. Quant à Mme Ristanović, qui vit désormais en Serbie, elle n’a jamais tenté d’obtenir un permis de séjour en Slovénie après son expulsion, en dépit du fait que la décision de la Cour constitutionnelle du 3 avril 2003 se rapportait également à la situation des « personnes effacées » ayant été expulsées (paragraphes 58-59, 128 et 215 ci-dessus).

292. Pour la Cour, le fait que M. Dabetić et Mme Ristanović n’aient pas manifesté de quelque manière que ce soit leur souhait de résider en Slovénie, c’est-à-dire qu’ils n’aient pris aucune mesure juridique adéquate pour régulariser leur statut de résident, démontre un manque d’intérêt à cet égard (voir, mutatis mutandis, Nezirović c. Slovénie (déc.), no 16400/06, §§ 39-41, 25 novembre 2008). Bien que, comme la Cour l’établira ci-après, les autres recours internes contre un refus d’octroyer un permis de séjour se soient révélés ineffectifs (paragraphes 295-313 ci-dessous), on ne saurait considérer que M. Dabetić et Mme Ristanović étaient dispensés de l’obligation de solliciter officiellement avant toute chose un permis de séjour. Ils ont saisi la Cour sans avoir engagé au niveau national de procédure prévue par la loi, sur la base de laquelle les autorités auraient pu prendre des mesures en leur faveur.

293. Il s’ensuit que l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement doit être accueillie en ce qui concerne M. Dabetić et Mme Ristanović.

294. Dès lors, la Cour déclare la requête irrecevable en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention pour autant qu’elle concerne ces deux requérants.

b) Les six requérants qui ont finalement obtenu des permis de séjour (M. Kurić, Mme Mezga, M. Ristanović, M. Berisha, M. Ademi et M. Minić)

i. Les recours constitutionnels individuels

295. Le Gouvernement reproche à ces requérants de ne pas avoir formé chacun un recours constitutionnel dans son affaire alors, ajoute-t-il, qu’un certain nombre d’autres « personnes effacées » ont obtenu gain de cause devant la Cour constitutionnelle (paragraphes 273-274 ci-dessus).

296. La Cour rappelle sa jurisprudence suivant laquelle les requérants dans les affaires slovènes sont en principe tenus, aux fins de l’épuisement des recours internes, de former en dernier ressort un recours constitutionnel (Švarc et Kavnik c. Slovénie, no 75617/01, §§ 15-16, 8 février 2007, et Eberhard et M. c. Slovénie, nos 8673/05 et 9733/05, §§ 103-107, 1er décembre 2009).

297. Lorsque la Cour constitutionnelle examine un recours constitutionnel individuel et annule l’acte juridique portant atteinte aux droits et libertés constitutionnels de la personne concernée (article 60 de la loi sur la Cour constitutionnelle – paragraphe 204 ci-dessus), elle peut également redresser les violations commises par les autorités ou des fonctionnaires. Elle peut le faire en se prononçant sur le droit ou la liberté en cause, si cela est nécessaire pour éliminer les conséquences déjà survenues ou si la nature de ce droit ou de cette liberté constitutionnels le requiert. Le recours constitutionnel slovène est donc analogue aux recours existant, par exemple, en Allemagne, en Espagne et en République tchèque, qui permettent aux cours constitutionnelles de ces Etats membres de redresser les violations de droits et libertés fondamentaux (Riera Blume et autres c. Espagne (déc.), no 37680/97, CEDH 1999‑II ; Hartmann c. République tchèque, no 53341/99, § 49, CEDH 2003‑VIII ; Sürmeli c. Allemagne [GC], no 75529/01, § 62, CEDH 2006‑VII ; et, par contraste, Apostol c. Géorgie, no 40765/02, §§ 42-46, CEDH 2006‑XIV).

298. En l’espèce, la Cour constitutionnelle avait déjà adopté des décisions erga omnes constatant que la législation applicable aux requérants avait porté atteinte à leurs droits constitutionnels et ordonnant l’adoption de mesures générales. En particulier, le 4 février 1999, elle avait conclu que l’« effacement » était illégal et inconstitutionnel (paragraphes 41-48 et 214 ci‑dessus) et, le 3 avril 2003, elle avait déclaré certaines dispositions de la loi sur le statut juridique inconstitutionnelles (paragraphes 58-60 et 215 ci‑dessus). La Cour doit donc vérifier si les requérants avaient toujours l’obligation de former un autre recours constitutionnel pour demander à la Cour constitutionnelle d’ordonner leur réinscription sur le registre des résidents permanents. A cet égard, il y a lieu de noter que les requérants ne contestent pas l’argument du Gouvernement selon lequel d’autres « personnes effacées » ont obtenu gain de cause dans le cadre de tels recours.

299. La Cour observe toutefois que les requérants ont accompli plusieurs démarches devant les autorités nationales – y compris, pour beaucoup d’entre eux, devant les tribunaux – pour obtenir des permis de séjour permanent, soit au titre de la loi sur le statut juridique, soit, comme M. Ristanović, au titre de la loi modifiée sur le statut juridique (paragraphe 133 ci-dessus). La Cour estime pouvoir dire que les autorités avaient connaissance du souhait des intéressés de régulariser leur situation en Slovénie, ce qui n’était pas le cas s’agissant de M. Dabetić et de Mme Ristanović. De plus, les deux décisions de principe de la Cour constitutionnelle ordonnant des mesures générales n’ont été pleinement respectées qu’au bout de onze ans et sept ans respectivement. De l’avis de la Cour, la confiance des intéressés dans l’effectivité et les chances de succès de recours constitutionnels individuels supplémentaires s’en est trouvée ébranlée.

300. A cet égard, la Cour relève que dans d’autres affaires où une juridiction constitutionnelle avait constaté l’existence d’un problème général ou structurel dans une décision que les autorités internes étaient ensuite restées en défaut d’exécuter pendant une longue période, elle a considéré que cette conduite sapait l’autorité du pouvoir judiciaire et l’état de droit (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 175, CEDH 2004‑V, et Orchowski, précité, § 151).

301. La Cour note en outre que, dans toutes ses décisions ultérieures, la Cour constitutionnelle s’est référée à ses deux décisions de principe de 1999 et de 2003, déclarant dans sa décision du 10 juin 2010 que l’inexécution de sa décision de principe de 2003 entraînait une nouvelle violation de la Constitution (paragraphe 73 ci-dessus).

302. Enfin, la Cour ne saurait négliger le fait que les requérants, qui n’avaient pas de papiers d’identité slovènes, ont été laissés pendant plusieurs années dans un vide juridique et, par conséquent, dans une situation de vulnérabilité et d’insécurité juridique (voir, mutatis mutandis, Tokić et autres, précité, §§ 57-59, et Halilović c. Bosnie-Herzégovine, no 23968/05, § 22, 24 novembre 2009).

303. Eu égard à ce qui précède, et en particulier à la durée totale de la procédure administrative engagée par les requérants et aux sentiments d’impuissance et de frustration qui ont inévitablement découlé de l’inertie prolongée manifestée par les autorités en dépit des décisions théoriquement exécutoires de la Cour constitutionnelle, la Cour estime que dans les circonstances particulières de l’espèce les requérants étaient dispensés de l’obligation de former des recours constitutionnels individuels.

304. La Cour souligne que sa décision se limite aux circonstances particulières de l’espèce et ne doit pas s’interpréter comme une déclaration générale signifiant qu’il n’y a jamais d’obligation de former un recours devant la Cour constitutionnelle en Slovénie lorsqu’une décision dans laquelle cette juridiction a prescrit des mesures générales n’est pas respectée (voir, mutatis mutandis, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 81, CEDH 1999‑V, et Tokić et autres, précité, § 59).

ii. Requête en contrôle abstrait de la constitutionnalité de la législation

305. Le Gouvernement soutient en outre que les requérants auraient pu introduire une requête en contrôle abstrait de la constitutionnalité de la législation (paragraphe 275 ci-dessus). Les requérants contestent le caractère effectif de ce recours.

306. La Cour relève que les deux décisions de principe adoptées par la Cour constitutionnelle en 1999 et 2003 l’ont été à la suite de l’initiative d’un certain nombre de « personnes effacées » et de l’Association des « personnes effacées » (paragraphes 40, 58 et 214-215 ci-dessus), alors qu’aucun des requérants n’avait précédemment contesté les dispositions pertinentes de la loi sur les étrangers ou de la loi sur le statut juridique devant la juridiction constitutionnelle. Seul M. Ristanović a formé récemment un recours en inconstitutionnalité des dispositions de la loi modifiée sur le statut juridique, qui a été joint aux recours introduits par l’association Initiative civile des « personnes effacées » et cinquante et un autres particuliers (paragraphe 81 ci-dessus). Cette procédure est toujours pendante.

307. Or la Cour ne peut que rappeler que les décisions de principe rendues par la Cour constitutionnelle en 1999 et en 2003, qui ordonnaient toutes deux des mesures générales, n’ont été pleinement respectées qu’au bout de plusieurs années (paragraphe 298 ci-dessus). Ces décisions de principe avaient déjà à l’époque abordé en substance les griefs des requérants (voir, mutatis mutandis, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 122, CEDH 2007‑IV). Les intéressés n’étaient donc pas tenus d’introduire de surcroît une requête en contrôle abstrait de la constitutionnalité de la législation dénoncée, puisqu’un tel recours aurait fait double emploi avec ceux qui avaient déjà été introduits et fait l’objet d’une décision.

iii. La loi modifiée sur le statut juridique

308. Avant l’octroi de permis de séjour aux six requérants au cours de la procédure devant la Grande Chambre, le Gouvernement soutenait également que certains d’entre eux n’avaient pas introduit de demandes en vertu de la loi modifiée sur le statut juridique, qu’il jugeait être un instrument systémique réglementant de façon exhaustive le statut des « personnes effacées » (paragraphe 276 ci-dessus). Cette loi est entrée en vigueur le 24 juillet 2010 (paragraphe 76 ci-dessus), presque immédiatement après le prononcé par la chambre de son arrêt du 13 juillet 2010 déclarant recevables les griefs des requérants sur le terrain des articles 8, 13 et 14 de la Convention (paragraphe 9 ci-dessus).

309. Conformément à la jurisprudence de la Cour, les exceptions de non-épuisement des voies de recours internes soulevées après que la requête a été déclarée recevable ne peuvent être prises en compte au stade de l’examen au fond (Demades c. Turquie (fond), no 16219/90, § 20, 31 juillet 2003, et Lordos et autres c. Turquie (fond), no 15973/90, § 41, 2 novembre 2010). En l’espèce, la loi modifiée sur le statut juridique est entrée en vigueur après que la Cour eut déclaré recevables les griefs des requérants. Par conséquent, cette partie de l’exception soulevée par le Gouvernement ne peut être retenue.

iv. Procédure d’acquisition de la nationalité concernant les quatre requérants qui ont demandé la nationalité slovène

310. D’après le Gouvernement, les quatre requérants – M. Kurić, Mme Mezga, M. Minić et M. Ademi – qui ont demandé la nationalité slovène n’ont pas dûment épuisé les voies de recours internes.

311. La Grande Chambre observe que la chambre a déclaré irrecevables pour incompatibilité ratione temporis avec les dispositions de la Convention les griefs des requérants relatifs à l’impossibilité pour eux d’obtenir la nationalité slovène (paragraphes 231 et 236 ci-dessus). Par conséquent, la Grande Chambre n’est compétente pour examiner les griefs des requérants que pour autant qu’ils se rapportent à leur statut de résident en Slovénie (paragraphe 237 ci-dessus).

312. Dès lors, la Cour estime que l’on ne peut voir dans les demandes d’acquisition de la nationalité slovène formées par les requérants des recours qui auraient visé à faire examiner en substance leurs griefs tels qu’ils ont été délimités par la décision sur la recevabilité de la requête. En conséquence, elle ne juge pas nécessaire d’examiner si ces recours étaient effectifs et accessibles.

v. Conclusion

313. Pour les motifs exposés ci-dessus, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire de non-épuisement des recours internes soulevée par le Gouvernement en ce qui concerne les six requérants qui ont obtenu des permis de séjour permanent.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

314. Les requérants se plaignent d’avoir été arbitrairement privés de la possibilité de conserver leur statut de résident permanent en Slovénie. Ils invoquent l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Les thèses des parties

1. Les requérants

315. Les requérants allèguent qu’ils n’ont pas été en mesure d’introduire une demande officielle d’acquisition de la nationalité dans le court délai fixé par la loi interne. En conséquence, le 26 février 1992, leurs noms auraient été illégalement « effacés » du registre. M. Kurić, M. Dabetić et, à l’origine, M. Ademi n’auraient de surcroît pas pu obtenir la nationalité d’un autre Etat successeur de la RSFY et seraient devenus de facto apatrides. Par la suite, jusqu’à l’entrée en vigueur en 2010 de la loi modifiée sur le statut juridique, les requérants se seraient trouvés dans l’impossibilité de demander et d’obtenir un permis de séjour permanent en Slovénie.

316. Devant la chambre, les intéressés ont soutenu que les dispositions de la loi sur les étrangers n’étaient ni accessibles ni prévisibles quant à leurs effets. Concernant l’accessibilité, les autorités n’auraient pas fourni des informations satisfaisantes et détaillées à l’ensemble des personnes concernées. Pour ce qui est de la prévisibilité, la loi sur les étrangers n’aurait pas été expressément applicable aux « personnes effacées », puisqu’elle aurait été conçue pour réglementer le statut des étrangers en situation irrégulière. En outre, le comportement général des autorités slovènes aurait été arbitraire. L’ingérence litigieuse n’aurait pas été proportionnée au but prétendument poursuivi, à savoir le contrôle de l’entrée et du séjour des étrangers, puisque les intéressés auraient eu leur résidence permanente en Slovénie au moment de l’accession du pays à l’indépendance.

317. Les requérants souscrivent pour l’essentiel aux conclusions de la chambre et insistent pour que l’inertie du Gouvernement soit dénoncée en des termes plus vigoureux. Ils allèguent n’avoir pas été dûment informés des conséquences qu’emporterait pour eux le fait de ne pas demander et obtenir la nationalité slovène ; ils estiment que des avis publics et des articles de presse n’étaient pas suffisants. L’« effacement » aurait été effectué arbitrairement, sans aucune base légale et dans le secret, et il aurait touché 25 671 personnes.

318. D’après les requérants, c’est seulement en 1999, après la décision de la Cour constitutionnelle, que les « personnes effacées » ont commencé à découvrir ce qui s’était réellement passé. Dans les années qui ont suivi, le gouvernement et le Parlement auraient systématiquement et délibérément ignoré les décisions de la Cour constitutionnelle. La nouvelle législation cadre – la loi modifiée sur le statut juridique – aurait été adoptée onze ans après la première décision de principe concluant à l’illégalité de l’« effacement » et sept ans après la deuxième décision de principe. Contestant la thèse du Gouvernement, les requérants soutiennent que les autorités slovènes n’ont pas véritablement changé leur politique depuis l’adoption de cette loi.

319. Les « personnes effacées » auraient été privées non seulement de l’accès à la nationalité slovène mais également de tout statut juridique conférant « le droit de jouir de droits ». Les requérants y voient une atteinte grave à la dignité humaine. L’« effacement » aurait des répercussions irrémédiables sur leur vie privée et/ou familiale, dont le respect serait garanti par l’article 8 de la Convention, lequel protégerait également le droit pour chacun d’établir les détails de son identité d’être humain (les requérants citent, notamment, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002‑VI, et Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002‑I). De citoyens jouissant pleinement de leurs droits, les requérants seraient devenus du jour au lendemain des étrangers en situation illégale. Certains seraient aussi devenus apatrides. Ils vivraient depuis vingt ans dans une situation extrêmement précaire et subiraient de graves entraves dans la pleine jouissance de leurs droits fondamentaux. L’histoire personnelle des requérants illustrerait les difficultés auxquelles les « personnes effacées » se heurteraient.

320. Le Gouvernement continuerait à minimiser l’illégalité et le caractère arbitraire de l’« effacement ». La faiblesse de son argument selon lequel la présence des « personnes effacées » est tolérée serait mise en évidence par le fait qu’un grand nombre de ces personnes, dont cinq des requérants en l’espèce, ont été expulsés de force de Slovénie.

321. Le Gouvernement aurait également réduit la portée des conséquences découlant des décisions rendues par la Cour constitutionnelle en 1999 et en 2003. Le cadre législatif antérieur et/ou sa mise en œuvre par les autorités administratives compétentes auraient été clairement inadéquats. La plupart des requérants auraient obtenu leur permis de séjour très récemment, en vertu de la loi modifiée sur le statut juridique. Malgré cela, leur situation ne serait toujours pas réglée, puisqu’ils n’auraient toujours pas reçu de réparation financière.

322. Quant à la loi modifiée sur le statut juridique, trente permis seulement auraient jusqu’ici été octroyés sur son fondement. D’après les chiffres officiels, quelque 13 000 « personnes effacées » attendraient donc toujours que leur situation soit réglée. Par conséquent, l’arrêt de la Cour déploierait manifestement des effets bien au-delà de la situation particulière de chaque requérant, puisqu’il concernerait toute la catégorie des « personnes effacées ».

323. Pour autant que le Gouvernement critique les conclusions relatives à l’apatridie formulées par la chambre, les requérants font valoir que celle-ci n’a de toute façon pas dit que c’est l’« effacement » en tant que tel qui a entraîné l’apatridie ou que les violations des droits des requérants résultent de leur apatridie, mais qu’elle a constaté un fait objectif incontestable. D’après eux, la chambre aurait dû aller plus loin dans son appréciation du véritable impact de l’« effacement » sur les droits attachés à la nationalité et tenir compte des règles matérielles et procédurales pertinentes du droit international concernant la prévention de l’apatridie. L’« effacement » aurait créé une situation factuelle dans laquelle il aurait été bien plus difficile, voire parfois impossible, pour les requérants de régulariser leur nationalité conformément à la législation en vigueur, que ce soit en Slovénie ou dans les autres républiques de l’ex-RSFY.

324. La supposition du Gouvernement selon laquelle tous les citoyens de l’ex-RSFY devaient normalement conserver la nationalité de la république qu’ils avaient jusque-là ne serait pas entièrement juste. De nombreux cas contraires auraient été rapportés, comme celui de M. Dabetić (paragraphe 97 ci‑dessus). M. Ademi se serait vu délivrer récemment, en août 2010, un passeport de « l’ex-République yougoslave de Macédoine » (paragraphe 172 ci-dessus). Le Gouvernement n’aurait absolument pas considéré les situations de non-possession antérieure de la nationalité d’une république. Ces situations auraient notamment concerné les personnes nées en Slovénie de parents ayant la nationalité d’une autre république ou ayant une nationalité autre que celle d’une autre république. A partir de 1968, la pratique aurait consisté à inscrire la nationalité dans les registres tenus en Slovénie, mais dans les faits les informations pertinentes auraient rarement été communiquées à la république d’origine, malgré la législation en vigueur. A l’époque de la dissolution de la RSFY, le gouvernement aurait été tenu de donner à toutes les personnes vivant en Slovénie le choix entre l’acquisition de la nationalité slovène et l’octroi d’un permis de séjour.

2. Le Gouvernement

325. Devant la chambre, le Gouvernement a soutenu que les événements survenus en 1991 avaient entraîné la création historique d’un nouvel Etat, et que cela avait rendu nécessaire, d’une part, l’établissement rapide d’un corps de citoyens en vue de la tenue des élections législatives et, d’autre part, la réglementation du statut des étrangers, y compris celui des ressortissants des autres républiques de l’ex-RSFY qui résidaient en permanence en Slovénie. La création d’un nouvel Etat aurait appelé une prise de décision rapide en raison d’un besoin social impérieux. Conformément à la déclaration de bonnes intentions et aux lois sur l’indépendance (paragraphes 21‑22 et 24-25 ci-dessus), la République de Slovénie aurait permis aux ressortissants des autres républiques de l’ex-RSFY qui résidaient en permanence en Slovénie d’acquérir la nationalité slovène par naturalisation dans des conditions extrêmement favorables. Ceux ne s’étant pas prévalus de cette possibilité seraient devenus des étrangers et auraient dû régulariser leur situation. Dans le domaine de l’immigration, les Etats seraient autorisés non seulement à réglementer le séjour ou la résidence des étrangers mais encore à prendre des mesures de dissuasion telles que l’expulsion. C’est ainsi que le Gouvernement aurait été amené à adopter la législation pertinente, laquelle aurait été accessible aux requérants et prévisible quant à ses effets, afin d’assurer la sécurité publique. Cette législation aurait été nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts poursuivis.

326. Devant la Grande Chambre, le Gouvernement reconnaît que l’« effacement » était illégal et qu’il a engendré une situation inconstitutionnelle. Au cours des dernières années, il aurait adopté toutes les mesures nécessaires pour se conformer aux décisions de la Cour constitutionnelle et redresser les conséquences de l’« effacement » : la loi modifiée sur le statut juridique serait entrée en vigueur le 24 juillet 2010 et, en 2009, après le changement de gouvernement, le ministère aurait repris la délivrance de permis de séjour permanent ex tunc. En outre, des informations auraient été fournies aux « personnes effacées » par différents moyens (brochures, internet et numéro de téléphone gratuit par exemple). L’arrêt de la chambre n’aurait pas accordé suffisamment de poids à ces initiatives.

327. Le Gouvernement soutient qu’en 1991 les requérants avaient déjà été suffisamment informés, par voie de publication au Journal officiel et par la presse, de la possibilité de régulariser leur statut et de la nécessité d’acquérir un permis de séjour permanent ou temporaire en vertu des dispositions générales de la loi sur les étrangers (article 16) s’ils souhaitaient continuer à résider en Slovénie. De 1992 à 1997, 4 893 permis de ce type auraient au total été délivrés et les conditions requises auraient été interprétées favorablement. Quelque 12 500 permis de séjour permanent auraient été octroyés au titre de la loi sur le statut juridique et de la loi modifiée sur le statut juridique (paragraphes 67, 76 et 80 ci-dessus).

328. Le Gouvernement ajoute que l’article 8 de la Convention ne peut pas être interprété comme garantissant, en tant que tel, le droit à un type particulier de titre de séjour et que le choix des moyens les plus appropriés pour assurer le respect des droits consacrés par la Convention incombe aux seules autorités nationales (il cite Syssoyeva et autres, précité, § 91), mais que la République de Slovénie a néanmoins décidé d’accorder aux « personnes effacées » des permis de séjour permanent avec effet rétroactif, c’est-à-dire le statut juridique le plus favorable dont peuvent bénéficier les étrangers. Cette mesure dépasserait le minimum requis par la Convention.

329. Le Gouvernement conteste en particulier les constats formulés par la chambre dans son arrêt en ce qui concerne la question de l’apatridie. Il souligne que l’« effacement » a eu pour seul résultat de mettre fin à l’enregistrement de la résidence permanente et n’a eu aucun impact sur la nationalité des personnes concernées. Les conclusions de la chambre sur cette question seraient donc juridiquement et factuellement inexactes.

330. Le Gouvernement attire l’attention sur la notion de « double nationalité » : en principe, tous les ressortissants de la RSFY avaient la nationalité d’une des républiques qui la composaient. D’après lui, étant donné que le système de la RSFY ne permettait pas l’apatridie, l’éclatement de la Fédération n’aurait pas dû la créer.

3. Les tiers intervenants

331. L’organisation Open Society Justice Initiative déclare qu’un processus par lequel des personnes se trouvent exposées au risque de se voir arbitrairement priver de leur nationalité et de devenir apatrides a un impact tel sur les victimes qu’il porte atteinte au droit protégé par l’article 8 de la Convention. Elle indique que, d’après les données du HCR, il y avait fin 2009 en Slovénie 4 090 ressortissants de l’ex-RSFY dont le nom aurait été « effacé » en 1992 et qui seraient devenus apatrides. Selon une étude de l’Union européenne, cinq apatrides seulement auraient été naturalisés en Slovénie après 2002.

332. En vertu du droit international coutumier, il existerait une obligation positive d’éviter l’apatridie et d’améliorer la condition de ceux qui deviennent apatrides, en particulier en cas de succession d’Etats. Les apatrides seraient marginalisés et particulièrement vulnérables. Open Society Justice Initiative s’appuie sur les dispositions de la Convention européenne sur la nationalité qui, en ce qui concerne les règles d’octroi de la nationalité, mettraient particulièrement l’accent sur l’importance de la résidence habituelle, sur la notion de « lien véritable et effectif » et sur l’obligation pour l’Etat de faciliter l’acquisition de la nationalité par les apatrides résidant habituellement sur son territoire, en particulier les enfants.

333. En outre, le rapport explicatif de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention des cas d’apatridie en relation avec la succession d’Etats, entrée en vigueur le 1er août 2010, indiquerait que la prévention de l’apatridie fait partie du droit international coutumier qui lie la Slovénie, nonobstant la non-ratification de l’instrument par cet Etat.

334. De graves questions d’apatridie se seraient posées dans le contexte des Etats successeurs de la RSFY. Le groupe des « personnes effacées » en Slovénie compterait encore de nombreux apatrides. Le fait que les Etats successeurs de la RSFY aient choisi d’accorder la nationalité sur la base de la liste de noms figurant dans leurs registres de nationalité de la république aurait emporté un certain nombre de conséquences, étant donné que certains ressortissants de l’ex-RSFY n’auraient pas eu la nationalité d’une république ou que, pour différentes raisons (destruction de leurs pièces d’identité et/ou des registres dans le contexte d’un conflit armé, impossibilité d’obtenir confirmation de la nationalité de la république dans le lieu de naissance, etc.), ils n’auraient pas été en mesure de prouver qu’ils possédaient une telle nationalité. Le HCR aurait mis en place d’importants programmes d’information et d’aide juridique pendant un certain nombre d’années dans cinq des Etats successeurs. La situation aurait touché de manière disproportionnée des groupes vulnérables, en particulier des groupes minoritaires d’autres républiques et les Roms.

335. Les efforts déployés par l’Etat slovène pour régulariser le statut des « personnes effacées » – par la délivrance d’office de permis de séjour aux intéressés et par la mise en œuvre de la loi modifiée sur le statut juridique – seraient une bonne chose. Le HCR craindrait toutefois que, compte tenu des lourdes exigences imposées, les réformes ne permettent pas à toutes les personnes touchées par l’« effacement » d’obtenir un permis de séjour permanent et la nationalité. Les autres tiers intervenants souscrivent pour l’essentiel aux observations de Open Society Justice Initiative.

B. L’arrêt de la chambre

336. La chambre a relevé qu’avant 1991 les requérants avaient résidé sur le territoire slovène légalement et de façon permanente pendant des années, voire des décennies pour la plupart d’eux, en vertu de la législation de la RSFY applicable à l’époque, et qu’ils avaient un statut de résident plus solide que les immigrés de longue durée. Ils avaient tous passé une grande partie de leur vie en Slovénie et y avaient noué les relations personnelles, sociales, culturelles, linguistiques et économiques qui constituent la vie privée de tout être humain ; la plupart d’entre eux avaient également construit une vie familiale en Slovénie ou conservaient des liens avec leur famille restée sur place.

337. La chambre a conclu que les requérants avaient à l’époque en Slovénie une vie privée et/ou familiale au sens de l’article 8 § 1 de la Convention. Elle a considéré en outre que les répercussions de l’« effacement » et le refus persistant des autorités slovènes de régler dans tous ses aspects la situation des requérants s’analysaient en une ingérence dans l’exercice par les intéressés de leurs droits découlant de l’article 8 de la Convention, surtout dans le cas des requérants devenus apatrides (paragraphes 348-361 de l’arrêt de la chambre).

338. Sur le point de savoir si cette ingérence était « prévue par la loi » au sens de l’article 8 § 2, la chambre a constaté que l’« effacement » avait été jugé illégal par la Cour constitutionnelle et n’a vu aucune raison de s’écarter des décisions de la haute juridiction. Elle a donc conclu à la violation de l’article 8, en tenant compte également des normes pertinentes du droit international sur la prévention des cas d’apatridie, en particulier en situation de succession d’Etats (paragraphes 362-376 de l’arrêt de la chambre).

C. Appréciation de la Grande Chambre

1. Sur l’applicabilité de l’article 8 aux griefs des requérants

339. La Grande Chambre observe d’emblée que le Gouvernement ne conteste pas devant elle que l’« effacement » et ses répercussions aient porté préjudice aux requérants et qu’ils s’analysent en une ingérence dans la « vie privée et familiale » des intéressés au sens de l’article 8 § 1 de la Convention (Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 96, CEDH 2003‑X). Après avoir examiné les arguments des deux parties, la Grande Chambre ne voit aucune raison de s’écarter des conclusions de la chambre selon lesquelles, bien que l’« effacement » fût intervenu avant le 28 juin 1994, date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Slovénie, les requérants jouissaient à l’époque des faits en Slovénie d’une vie privée et/ou familiale, au sens de l’article 8 § 1 de la Convention, et que l’« effacement » a porté et continue de porter atteinte à leurs droits découlant de l’article 8 (paragraphe 337 ci-dessus).

340. Il reste à examiner si cette ingérence était compatible avec les exigences du second paragraphe de l’article 8 de la Convention, autrement dit si elle était « prévue par la loi », si elle poursuivait un ou plusieurs des buts légitimes énumérés dans ledit paragraphe et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » pour réaliser ce ou ces buts.

2. Sur la justification de l’ingérence

a) L’ingérence était-elle « prévue par la loi » ?

341. D’après la jurisprudence constante de la Cour, l’expression « prévue par la loi » requiert que la mesure incriminée ait une base en droit interne mais vise également la qualité de la loi en question, exigeant que celle-ci soit accessible à la personne concernée et prévisible quant à ses effets (Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 50, CEDH 2000‑II, et Slivenko, précité, § 100).

342. La Cour observe que l’« effacement » du registre du nom des requérants comme de plus de 25 000 autres ressortissants de l’ex-RSFY est résulté de l’effet combiné de deux dispositions des lois sur l’indépendance adoptées le 25 juin 1991 : l’article 40 de la loi sur la nationalité et l’article 81 de la loi sur les étrangers (paragraphes 25 et 27 ci-dessus). Les ressortissants de l’ex-RSFY ayant la nationalité de l’une des autres républiques et résidant de manière permanente en Slovénie qui n’avaient pas demandé la nationalité slovène au 25 décembre 1991 ou dont la demande avait été rejetée tombèrent sous le coup de l’article 81, deuxième alinéa, de la loi sur les étrangers. Le 26 février 1992, lorsque cette disposition devint directement applicable, les requérants devinrent des étrangers.

343. La Cour estime que l’article 40 de la loi sur la nationalité et l’article 81 de la loi sur les étrangers sont des instruments juridiques qui étaient accessibles à toute personne intéressée. Les requérants pouvaient donc prévoir que s’ils ne demandaient pas la nationalité slovène ils seraient traités comme des étrangers. Toutefois, de l’avis de la Cour, ils ne pouvaient raisonnablement prévoir, en l’absence de toute disposition à cet effet, que leur condition d’étranger entraînerait l’illégalité de leur séjour sur le territoire slovène et conduirait à une mesure aussi extrême que l’« effacement ». A ce propos, il y a lieu de rappeler que l’« effacement » a été effectué automatiquement et sans notification préalable. En outre, les requérants n’ont eu la possibilité ni de contester cette mesure devant les autorités internes compétentes ni d’exposer les raisons pour lesquelles ils n’avaient pas sollicité la nationalité slovène. L’absence de toute notification ou information personnelle a pu les amener à penser que leur statut de résident demeurait inchangé et qu’ils pourraient continuer à séjourner et travailler en Slovénie comme ils le faisaient depuis de nombreuses années. Ce n’est d’ailleurs qu’incidemment qu’ils ont eu connaissance de l’« effacement » (paragraphes 89, 111, 126, 137, 162 et 177 ci-dessus). On peut donc sérieusement douter de la prévisibilité de la mesure litigieuse.

344. En outre, la Cour ne peut qu’attribuer un poids important au fait que, dans sa décision de principe du 4 février 1999, la Cour constitutionnelle a jugé que le transfert des noms des « personnes effacées » du registre des résidents permanents au registre des étrangers non titulaires d’un permis de séjour n’avait aucune base en droit interne ; ni la loi sur les étrangers ni la loi sur le registre de la population et des résidents ne prévoyaient une telle mesure de radiation du registre et de transfert (paragraphes 41 et 214 ci-dessus). De plus, la Cour constitutionnelle a estimé qu’aucune disposition légale ne régissait le passage de la condition de « personne effacée » à celle d’étranger vivant en Slovénie ; en effet, les articles 13 et 16 de la loi sur les étrangers (paragraphe 207 ci-dessus), conçus pour les étrangers entrant en Slovénie, n’étaient pas applicables aux requérants (paragraphes 41-42, 44-45 et 214 ci-dessus). Il y avait donc un vide juridique dans la législation en vigueur à l’époque, puisque les ressortissants de l’ex-RSFY qui avaient la nationalité de l’une des autres républiques et relevaient de l’article 81, deuxième alinéa, de la loi sur les étrangers ne disposaient d’aucune procédure leur permettant de solliciter un permis de séjour permanent. En vertu de l’article 13 de la loi sur les étrangers en effet, ils pouvaient uniquement demander un permis de séjour temporaire, comme s’ils étaient des étrangers qui entraient en Slovénie au titre d’un visa valable et souhaitaient demeurer plus longtemps sur le territoire.

345. De surcroît, il ressort à l’évidence des circulaires administratives adressées par le ministère de l’Intérieur aux services administratifs, en particulier de celles datées du 27 février et du 15 juin 1992 concernant la mise en œuvre de la loi sur les étrangers, l’interprétation de l’article 81 et la tenue des registres (paragraphes 28, 30 et 35 ci-dessus), que les autorités slovènes étaient conscientes à l’époque des conséquences néfastes de l’« effacement », qui avait été effectué en secret. Par définition, ces circulaires administratives n’étaient pas accessibles aux requérants.

346. Dès lors, la Cour estime que jusqu’au 8 juillet 1999, date d’adoption de la loi sur le statut juridique, la législation et la pratique administrative slovènes dénoncées, qui ont abouti à l’« effacement » litigieux, ne répondaient pas aux critères de prévisibilité et d’accessibilité tels que définis dans la jurisprudence de la Cour.

347. Certes, le 8 juillet 1999, à la suite de la décision de la Cour constitutionnelle du 4 février 1999, la loi sur le statut juridique fut adoptée pour régulariser le statut des « personnes effacées » (paragraphes 49-50 ci‑dessus). Toutefois, le 3 avril 2003, la Cour constitutionnelle jugea que certaines dispositions de cette loi étaient inconstitutionnelles, au motif en particulier qu’elles n’accordaient pas aux « personnes effacées » des permis de séjour permanent avec effet rétroactif et ne réglaient pas la situation des personnes qui avaient été expulsées (paragraphes 58-60 et 215 ci-dessus). Enfin, il a fallu attendre plus de sept ans, jusqu’au 24 juillet 2010, date d’adoption de la loi modifiée sur le statut juridique (paragraphe 76 ci‑dessus), pour que cette dernière décision de la Cour constitutionnelle, qui ordonnait des mesures générales, soit exécutée.

348. Il s’ensuit que, au moins jusqu’en 2010, le système juridique interne ne réglait pas clairement les conséquences de l’« effacement » et le statut de résident de ceux qui y avaient été soumis. Dès lors, non seulement les requérants n’étaient pas en mesure de prévoir la mesure litigieuse, mais il leur était de surcroît impossible d’en envisager les répercussions sur leur vie privée et/ou familiale.

349. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’ingérence litigieuse dans l’exercice par les requérants de leurs droits découlant de l’article 8 n’était pas « prévue par la loi » et qu’il y a eu violation de cette disposition.

350. Toutefois, dans les circonstances particulières de l’espèce, et compte tenu des vastes répercussions de l’« effacement », la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner également si, indépendamment du fait qu’elle ne reposait pas sur une base légale suffisante, cette mesure poursuivait un but légitime et était proportionnée à ce but.

b) L’ingérence poursuivait-elle un but légitime ?

351. Le Gouvernement soutient qu’à l’époque de la création du nouvel Etat les lois sur l’indépendance poursuivaient le but légitime que constitue la protection de la sécurité nationale. De plus, le droit pour l’Etat de contrôler l’entrée et le séjour des étrangers sur son territoire présupposerait qu’il puisse prendre des mesures de dissuasion, telles que l’expulsion, contre les personnes enfreignant les lois sur l’immigration (paragraphe 325 ci-dessus).

352. La Cour estime que le but des lois sur l’indépendance et des mesures prises à l’égard des requérants ne peut être dissocié du contexte plus vaste de la dissolution de la RSFY, de l’accession de la Slovénie à l’indépendance en 1991 et de la création d’une démocratie politique effective, qui impliquaient la constitution d’un « corps de citoyens slovènes » en vue de la tenue des élections législatives. L’ingérence dénoncée (l’« effacement ») doit être envisagée dans ce contexte général.

353. La Cour considère donc qu’avec l’adoption des lois sur l’indépendance, qui prévoyaient la faculté pour tous les ressortissants des républiques de l’ex-RSFY résidant en Slovénie d’opter pour l’acquisition de la nationalité slovène pendant une courte période seulement, les autorités slovènes ont cherché à créer un « corps de citoyens slovènes » et ainsi à protéger les intérêts de la sécurité nationale du pays (voir, mutatis mutandis, Slivenko, précité, §§ 110-111), but légitime au regard de l’article 8 § 2 de la Convention.

c) L’ingérence était-elle « nécessaire dans une société démocratique » ?

354. Ces lois sur l’indépendance ont toutefois eu des conséquences néfastes pour les ressortissants de l’ex-RSFY qui n’avaient pas demandé la nationalité slovène dans le délai prescrit de six mois et qui sont par conséquent devenus des étrangers séjournant illégalement sur le territoire slovène car leur nom avait été « effacé » du registre des résidents permanents. La Cour appréciera la compatibilité de cette mesure avec le droit des requérants au respect de leur vie privée et/ou familiale. Elle rappelle qu’une mesure constituant une ingérence dans l’exercice de droits garantis par l’article 8 § 1 de la Convention peut être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » si elle a été prise pour répondre à un besoin social impérieux et si les moyens employés étaient proportionnés aux buts poursuivis. La tâche de la Cour consiste à déterminer si les mesures en question ont respecté un juste équilibre entre les intérêts en présence, à savoir, d’une part, les droits de l’individu concerné au regard de la Convention et, d’autre part, les intérêts de la société (Slivenko, précité, § 113).

355. Ainsi que la Cour l’a déclaré à maintes reprises, la Convention ne garantit pas le droit pour un étranger d’entrer ou de résider dans un pays particulier et les Etats contractants ont le droit, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux (voir, parmi beaucoup d’autres, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 73, Recueil 1996‑V ; El Boujaïdi c. France, 26 septembre 1997, § 39, Recueil 1997‑VI ; Baghli c. France, no 34374/97, § 45, CEDH 1999‑VIII ; Boultif c. Suisse, no 54273/00, § 39, CEDH 2001‑IX ; Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, § 54, CEDH 2006‑XII ; et Slivenko, précité, § 115). Toutefois, des mesures restreignant le droit d’une personne de séjourner dans un pays peuvent, dans certains cas, donner lieu à une violation de l’article 8 de la Convention s’il en résulte des répercussions disproportionnées sur la vie privée et/ou familiale de l’intéressé (Boultif, précité, § 55 ; Slivenko, précité, § 128 ; Radovanovic c. Autriche, no 42703/98, §§ 36-37, 22 avril 2004, et Maslov c. Autriche [GC], no 1638/03, § 100, CEDH 2008).

356. En l’espèce, les requérants, qui avant la déclaration d’indépendance de la Slovénie résidaient légalement sur le territoire slovène depuis plusieurs années, jouissaient en tant que ressortissants de l’ex-RSFY de toute une série de droits sociaux et politiques. L’« effacement » a eu pour eux un certain nombre de conséquences néfastes telles que la destruction de leurs papiers d’identité, la perte de possibilités d’emploi, la perte de leur assurance maladie, l’impossibilité de renouveler leurs papiers d’identité et leurs permis de conduire, et des difficultés pour faire valoir leurs droits à pension. De fait, le vide juridique laissé par les lois sur l’indépendance (paragraphe 344 ci-dessus) a privé les requérants du statut juridique qui leur avait donné auparavant accès à tout un éventail de droits.

357. Le Gouvernement explique que l’« effacement » a été opéré parce que les intéressés n’avaient pas cherché à acquérir la nationalité slovène. La Cour souligne toutefois qu’un étranger résidant légalement dans un pays peut souhaiter continuer à y vivre sans forcément en acquérir la nationalité. Comme le montrent les difficultés auxquelles les requérants se sont heurtés pendant de nombreuses années pour obtenir un permis de séjour valable, le législateur slovène n’avait pas adopté de dispositions destinées à permettre aux ressortissants de l’ex-RSFY ayant la nationalité de l’une des autres républiques de régulariser leur statut de résident s’ils avaient choisi de ne pas acquérir la nationalité slovène ou s’ils ne l’avaient pas sollicitée. Pareilles dispositions n’auraient pourtant pas compromis les buts légitimes poursuivis, à savoir le contrôle du séjour des étrangers et la constitution d’un corps de citoyens slovènes.

358. A cet égard, la Cour rappelle que, si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’Etat de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie privée et/ou familiale, en particulier dans le cas d’immigrés de longue durée tels que les requérants (voir, mutatis mutandis, Gül c. Suisse, 19 février 1996, § 38, Recueil 1996‑I ; Ahmut c. Pays-Bas, 28 novembre 1996, § 67, Recueil 1996‑VI, et Mehemi c. France (no 2), no 53470/99, § 45, CEDH 2003‑IV).

359. La Cour estime que, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’Etat aurait dû régulariser le statut de résident des ressortissants de l’ex‑RSFY afin d’éviter que la non-acquisition de la nationalité slovène ne porte atteinte de façon disproportionnée aux droits des « personnes effacées » découlant de l’article 8. L’absence de pareille régularisation et l’impossibilité prolongée pour les requérants d’obtenir des permis de séjour valables ont rompu le juste équilibre que l’Etat devait ménager entre le but légitime que constituait la protection de la sécurité nationale et le respect effectif de la vie privée et/ou familiale des requérants.

d) Conclusion

360. La Cour estime que, malgré les efforts déployés par elles après les décisions rendues par la Cour constitutionnelle en 1999 et 2003 et, récemment, avec l’adoption de la loi modifiée sur le statut juridique, les autorités slovènes n’ont pas remédié à tous égards et avec la célérité voulue au caractère généralisé de l’« effacement » et à ses graves conséquences pour les requérants.

361. Pour les motifs exposés ci-dessus, les mesures dénoncées n’étaient ni « prévues par la loi » ni « nécessaires dans une société démocratique » pour atteindre le but légitime que constituait la protection de la sécurité nationale.

362. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

363. Les requérants allèguent n’avoir disposé d’aucun recours effectif relativement à leurs griefs tirés de l’article 8 de la Convention.

Ils invoquent l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A. Les thèses des parties

1. Les requérants

364. S’appuyant sur l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce ([GC], no 30696/09, § 291, CEDH 2011) et sur les arguments exposés aux paragraphes 279 à 280 ci-dessus, les requérants soutiennent qu’aucun des recours internes à leur disposition à l’époque des faits ne s’est révélé capable de déclencher un examen au fond de leurs griefs tirés de l’article 8 de la Convention et de leur offrir un redressement approprié.

365. Malgré les décisions de principe de la Cour constitutionnelle, le Gouvernement n’aurait pas même été disposé à délivrer des permis de séjour ex tunc aux personnes qui étaient déjà titulaires de permis ex nunc, et encore moins à adopter une solution juridique globale au problème créé par l’« effacement ». Cette situation aurait perduré de nombreuses années.

2. Le Gouvernement

366. Le Gouvernement soutient que les voies de droit à la disposition des requérants – procédure administrative, recours constitutionnel individuel et action en réparation – étaient à la fois accessibles et effectives, comme l’exige l’article 13 de la Convention.

3. Les tiers intervenants

367. Les tiers intervenants estiment que l’inobservation prolongée par l’Etat, du fait d’une absence de volonté politique, de la décision rendue par la Cour constitutionnelle le 3 avril 2003, laquelle était juridiquement contraignante, a emporté violation du droit des requérants à un recours effectif.

B. L’arrêt de la chambre

368. La chambre a conclu à la violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention à raison de l’inobservation des décisions de principe rendues par la Cour constitutionnelle et a jugé que le gouvernement défendeur n’avait pas démontré que les recours à la disposition des requérants fussent effectifs (paragraphes 383-386 de l’arrêt de la chambre).

C. Appréciation de la Grande Chambre

369. La Cour l’a dit à de nombreuses reprises, l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne apte à entraîner l’examen du contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000‑XI).

370. La Cour a déjà conclu que l’« effacement » des requérants avait emporté violation de l’article 8 de la Convention (paragraphe 362 ci‑dessus). Les griefs soulevés par les intéressés à cet égard sont donc « défendables » aux fins de l’article 13.

371. La Cour renvoie à son constat selon lequel le Gouvernement n’a pas établi que les recours dont disposaient les requérants fussent « adéquats » et « effectifs » pour faire redresser, à l’époque des faits, la violation alléguée de l’article 8 de la Convention (paragraphes 295-313 ci‑dessus).

372. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

373. Les requérants allèguent que si on les compare aux étrangers (les « véritables » étrangers) qui continuèrent de résider en Slovénie au titre de permis de séjour temporaire ou permanent, ils ont fait l’objet d’une discrimination fondée sur leur origine nationale dans la jouissance de leurs droits découlant de l’article 8.

374. Ils invoquent l’article 14 de la Convention, ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Les thèses des parties

1. Les requérants

375. Les requérants soutiennent avoir été traités moins favorablement que les « véritables » étrangers qui avaient commencé à vivre en Slovénie avant l’indépendance et dont les permis de séjour permanent demeurèrent valables en vertu de l’article 82 de la loi sur les étrangers.

376. Ils estiment que la question du traitement discriminatoire à leurs yeux des « personnes effacées » est l’un des principaux aspects de l’espèce et que la Grande Chambre doit examiner le fond de leur grief tiré de l’article 14 (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 89, CEDH 1999‑III, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, §§ 160-168, CEDH 2005‑VII). Ils soulignent que la Cour constitutionnelle elle-même a confirmé l’existence d’une discrimination. D’après eux, dès lors que la loi sur les étrangers reconnaissait aux « véritables » étrangers le droit de continuer à résider sur le territoire, ce droit aurait à plus forte raison dû être reconnu aux « personnes effacées ».

377. Enfin, les requérants contestent l’argument du Gouvernement (paragraphe 379 ci-dessous) selon lequel ils ont fait l’objet d’une discrimination positive puisqu’ils n’auraient pas été expulsés ; ils indiquent qu’en réalité cinq d’entre eux furent contraints de quitter le pays.

2. Le Gouvernement

378. Le Gouvernement déclare qu’au moment de son indépendance la République de Slovénie a permis aux ressortissants des autres républiques de l’ex-RSFY qui résidaient en permanence en Slovénie d’acquérir la nationalité slovène dans des conditions exceptionnellement favorables. En outre, la loi constitutionnelle de 1991 aurait garanti l’égalité de traitement entre ces personnes et les ressortissants slovènes jusqu’à l’acquisition par elles de la nationalité slovène ou l’expiration du délai fixé par la loi sur les étrangers (paragraphe 202 ci-dessus). Toutefois, eu égard à la nécessité de constituer un corps de citoyens slovènes – en particulier en vue des élections législatives de 1992 – cette égalité de traitement n’aurait pu durer indéfiniment. Dès lors, pour le Gouvernement, il appartenait aux résidents permanents qui n’avaient pas la nationalité slovène de saisir cette occasion pour acquérir la nationalité de la Slovénie indépendante, laquelle n’aurait pas été accordée automatiquement.

379. La situation des requérants serait donc liée à la non-acquisition par eux, en tant qu’étrangers, de permis de séjour permanent. Ils auraient en fait subi le même traitement que tous les étrangers non titulaires d’un permis de séjour. Quant à la législation de la RSFY et aux dispositions de la loi sur les étrangers, elles n’auraient jamais placé les requérants et les « véritables » étrangers dans une situation comparable. De plus, les requérants auraient bénéficié d’une discrimination positive, puisqu’ils n’auraient en principe pas été expulsés de Slovénie.

3. Les tiers intervenants

380. Les tiers intervenants, à l’exception du gouvernement serbe, avaient essentiellement consacré leurs observations devant la chambre à la question de la discrimination, dont la jurisprudence de la Cour reconnaîtrait l’importance fondamentale.

381. D’après eux, les « personnes effacées » avaient fait l’objet d’une discrimination, à la fois directe et indirecte, fondée sur leur origine nationale et/ou ethnique (ils citaient D.H. et autres c. République tchèque, précité, § 175). Les dispositions de la loi sur les étrangers auraient été plus strictes à l’égard des « personnes effacées » qu’à l’égard des autres étrangers. La population slovène étant ethniquement homogène par rapport à celle d’autres républiques de l’ex-RSFY, l’« effacement » aurait touché de façon disproportionnée les personnes qui n’étaient pas d’origine ethnique slovène, les minorités de l’ex-RSFY et les Roms, ce qui aurait opéré ainsi entre les résidents une discrimination fondée sur l’origine ethnique. La situation d’incertitude juridique qui en serait résultée pendant des décennies pour les « personnes effacées » ne trouverait aucune justification objective. Enfin, d’autres organes du Conseil de l’Europe auraient interprété le droit à la non‑discrimination comme exigeant des mesures positives de la part des Etats membres.

B. L’arrêt de la chambre

382. Eu égard à son constat de violation de l’article 8 de la Convention, la chambre a estimé qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur le grief tiré de l’article 14 (paragraphe 400 de l’arrêt de la chambre).

C. Appréciation de la Grande Chambre

383. Considérant l’importance que la question de la discrimination revêt en l’espèce, la Grande Chambre estime, contrairement à la chambre, qu’il y a lieu d’examiner le grief soulevé par les requérants sur le terrain de l’article 14 de la Convention.

1. Applicabilité de l’article 14 de la Convention

384. D’après la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (voir, parmi beaucoup d’autres, Van Raalte c. Pays-Bas, 21 février 1997, § 33, Recueil 1997‑I ; Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 22, Recueil 1998‑II, et Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 42, CEDH 2006‑VIII).

385. En l’espèce, la Cour a estimé que les mesures dénoncées s’analysaient en une ingérence illégale dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de leur « vie privée et familiale » au sens de l’article 8 § 1 de la Convention (paragraphe 339 ci-dessus). Par conséquent, l’article 8 étant ainsi applicable aux faits de la cause, l’article 14 l’est également.

2. Observation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8

a) Principes généraux

386. D’après la jurisprudence constante de la Cour, la discrimination consiste à traiter de manière différente sans justification objective et raisonnable des personnes placées dans des situations comparables (Willis c. Royaume-Uni, no 36042/97, § 48, CEDH 2002‑IV). Une différence de traitement manque de justification objective et raisonnable si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’existe pas un « rapport raisonnable de proportionnalité » entre les moyens employés et le but visé. En cas de différence de traitement fondée sur la race, la couleur ou l’origine ethnique, la notion de justification objective et raisonnable doit être interprétée de manière aussi stricte que possible (voir, parmi beaucoup d’autres, Oršuš et autres c. Croatie [GC], no 15766/03, § 156, CEDH 2010).

387. Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 42, Recueil 1996‑IV). L’étendue de la marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 40, série A no 87, et Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 41, série A no 126), mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit cependant tenir compte de l’évolution de la situation dans les Etats contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (voir Ünal Tekeli c. Turquie, no 29865/96, § 54, CEDH 2004‑X, et, mutatis mutandis, Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 68, CEDH 2002‑IV).

388. Cela étant, l’article 14 de la Convention n’interdit pas aux Parties contractantes de traiter des groupes de manière différenciée pour corriger des « inégalités factuelles » entre eux ; de fait, dans certaines circonstances, c’est l’absence d’un traitement différencié pour corriger une inégalité qui peut, en l’absence d’une justification objective et raisonnable, emporter violation de la disposition en cause (Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000‑IV, et Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 44, CEDH 2009). La Cour a également admis que peut être considérée comme discriminatoire une politique ou une mesure générale qui a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes, même si elle ne vise pas spécifiquement ce groupe, et qu’une discrimination potentiellement contraire à la Convention peut résulter d’une situation de fait (voir D.H. et autres c. République tchèque, précité, § 175, et les références qui y sont citées).

389. Enfin, en ce qui concerne la charge de la preuve en la matière, la Cour a déjà statué que, quand un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (ibidem, § 177).

b) Sur le point de savoir s’il y a eu une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations comparables

390. Se tournant vers la présente affaire, la Cour observe que le statut des ressortissants d’Etats autres que les républiques de l’ex-RSFY qui vivaient en Slovénie avant l’indépendance (les « véritables » étrangers) était régi par l’article 82 de la loi sur les étrangers, d’après lequel les permis de séjour permanent de ces personnes demeuraient valables (paragraphe 207 ci-dessus). Toutefois, cette loi ne réglementait pas le statut des ressortissants des autres républiques de l’ex-RSFY qui résidaient en Slovénie. Ainsi qu’il a été souligné ci-dessus (paragraphe 344), ce vide juridique a conduit à l’« effacement » de ces derniers et à l’irrégularité de leur séjour sur le territoire slovène.

391. On pourrait soutenir qu’il existait avant l’indépendance de la Slovénie une différence entre ces deux groupes, puisque l’un était composé d’étrangers alors que l’autre était formé de ressortissants de l’ancien Etat fédéral dont la Slovénie était une partie constitutive. La Cour estime toutefois qu’après la déclaration d’indépendance et la naissance du nouvel Etat, la situation de ces deux groupes de personnes est devenue au moins comparable. Ils se composaient en effet tous deux d’étrangers ayant la nationalité d’un Etat autre que la Slovénie et d’apatrides. Or, à la suite de l’« effacement », seuls les membres de l’un de ces deux groupes ont pu conserver leur permis de séjour.

392. Dès lors, il y a eu une différence de traitement entre deux groupes – les « véritables » étrangers et les ressortissants de républiques de l’ex-RSFY autres que la Slovénie – qui se trouvaient dans une situation similaire en ce qui concerne les questions de séjour.

c) Sur l’existence d’une justification objective et raisonnable

393. La Cour ne voit pas en quoi la nécessité, invoquée par le Gouvernement, de constituer un corps de citoyens slovènes en vue de la tenue des élections législatives de 1992 (paragraphe 378 ci-dessus) a pu exiger d’établir une différence de traitement dans l’octroi aux étrangers de la possibilité de séjourner en Slovénie, étant donné qu’un permis de séjour ne confère pas le droit de vote à son titulaire. Certes, seules les « personnes effacées », et non les « véritables » étrangers, se sont vu donner la possibilité d’acquérir la nationalité slovène dans des conditions favorables. Toutefois, la Cour a déjà souligné que le fait de n’avoir pas demandé la nationalité ne pouvait en soi passer pour un motif raisonnable de priver un groupe d’étrangers de leurs permis de séjour (paragraphe 357 ci-dessus).

394. Dès lors, la Cour estime que la différence de traitement dénoncée était fondée sur l’origine nationale des intéressés – les ressortissants de l’ex‑RSFY étant traités différemment des autres étrangers – et ne poursuivait pas un but légitime ; par conséquent, elle ne reposait pas sur une justification objective et raisonnable (voir, mutatis mutandis, Sejdić et Finci, précité, §§ 45-50). En outre, après la déclaration d’indépendance la situation des ressortissants de l’ex-RSFY, dont les requérants, changea considérablement par rapport à celle des « véritables » étrangers. Avant 1991, les ressortissants de l’ex-RSFY se trouvaient dans une situation privilégiée par rapport aux « véritables » étrangers en ce qui concerne les questions liées à la résidence. On peut considérer qu’à l’époque la nationalité de l’Etat fédéral était une justification objective pour pareil traitement préférentiel. Toutefois, après l’adoption des lois sur l’indépendance, les ressortissants de l’ex-RSFY se retrouvèrent soudain dans une situation d’irrégularité, que la Cour a jugée contraire à l’article 8 (paragraphes 361-362 ci-dessus), et désavantagés par rapport aux « véritables » étrangers, dont les permis de séjour permanent étaient seuls demeurés valables, même si les intéressés n’avaient pas sollicité la nationalité slovène (paragraphe 390 ci-dessus). Aussi la Cour considère‑t‑elle que la législation en cause a fait peser une charge excessive et disproportionnée sur les ressortissants de l’ex-RSFY.

395. La conclusion ci-dessus se trouve également confirmée par la décision du 4 février 1999 dans laquelle la Cour constitutionnelle a dit que les « personnes effacées » se trouvaient dans une situation juridique moins favorable que les « véritables » étrangers qui résidaient en Slovénie avant l’indépendance et dont les permis de séjour permanent spéciaux demeuraient valables en vertu de l’article 82 de la loi sur les étrangers (paragraphe 42 ci-dessus).

396. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

V. ARTICLE 46 DE LA CONVENTION

397. L’article 46 de la Convention, en son passage pertinent en l’espèce, se lit ainsi :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution.

(...). »

398. Au titre de cette disposition, les requérants demandent à la Cour d’indiquer au gouvernement défendeur des mesures générales destinées à redresser la situation des « personnes effacées ».

A. Les thèses des parties

1. Les requérants

399. Les requérants soutiennent qu’à ce stade, et en l’absence d’une pratique interne établie, l’adoption et l’application de la loi modifiée sur le statut juridique ne peuvent passer pour des mesures générales de nature à mettre fin à la violation systématique des droits des « personnes effacées ».

400. La loi modifiée sur le statut juridique constituerait, de prime abord, un remède insuffisant, en ce qu’elle appliquerait de façon extrêmement minimale et restrictive la décision du 3 avril 2003 et conserverait les principales caractéristiques et exigences de la loi antérieure. Le législateur aurait modifié la condition de « résidence effective en Slovénie » pour y ménager certaines exceptions. Toutefois, certains des cas des « personnes effacées » ne relèveraient d’aucune des exceptions prévues. La procédure serait lourde et coûteuse et la charge de la preuve incomberait aux « personnes effacées ». Pour les cas d’absence prolongée de Slovénie, les « personnes effacées » devraient montrer qu’elles avaient tenté de revenir au pays au cours des dix premières années, ce qui serait extrêmement difficile à prouver. Les dernières statistiques ne seraient donc guère étonnantes : en juin 2011, sur les 127 demandes déposées (sur un total de 13 000 personnes supposées répondre aux conditions requises), trente seulement auraient été accueillies et soixante auraient été rejetées. Le fort pourcentage de demandes écartées montrerait les graves défauts de la loi.

401. Quant aux mesures individuelles, l’octroi de permis de séjour permanent ne constituerait pas un redressement suffisant pour les violations constatées. Les graves dommages moral et matériel subis exigeraient des mesures de redressement supplémentaires, et notamment l’adoption de mesures individuelles de réparation. C’est ce qu’aurait également souligné le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale dans ses observations finales de 2010. Le Commissaire pour les droits de l’homme du Conseil de l’Europe aurait aussi déclaré que d’autres mesures s’imposaient, notamment en matière de regroupement familial, pour réparer les violations subies par les « personnes effacées ». Il aurait souligné que la nouvelle législation ne fournissait pas un mécanisme propre à offrir une réparation équitable aux intéressés pour les nombreuses années où leur statut n’aurait pas été réglementé. Dans ses observations finales, le Comité contre la torture aurait également encouragé le gouvernement défendeur à faciliter la pleine intégration des « personnes effacées », y compris celles appartenant à des communautés roms. En outre, les trois organes internationaux susmentionnés auraient souligné les défauts de la loi modifiée sur le statut juridique.

2. Le Gouvernement

402. Le Gouvernement voit dans l’adoption et l’application de la loi modifiée sur le statut juridique des mesures générales appropriées et exhaustives propres à garantir le droit au respect de la vie privée et/ou familiale des « personnes effacées ». La décision rendue par la Cour constitutionnelle en 2003 aurait ainsi été pleinement mise en œuvre.

403. De l’avis du Gouvernement, la chambre n’a pas accordé suffisamment de poids au fait que la loi modifiée sur le statut juridique était sur le point d’entrer en vigueur. La République de Slovénie aurait donc déjà pris les mesures appropriées avant le prononcé par la chambre de son arrêt. De plus, les « personnes effacées » auraient été informées par divers moyens (brochure, internet, numéro de téléphone gratuit, etc.). Ce serait principalement pour cette raison que le Gouvernement aurait demandé le renvoi devant la Grande Chambre.

404. En outre, le 25 novembre 2011, une commission intergouvernementale aurait été chargée de traiter le problème des « personnes effacées ». De plus, les autorités contrôleraient régulièrement l’application de la loi. Soixante-quatre permis de séjour permanent et 111 permis complémentaires auraient été délivrés en vertu de la loi modifiée sur le statut juridique. Au total, 12 500 « personnes effacées » auraient régularisé leur situation.

B. L’arrêt de la chambre

405. La chambre a noté que la violation constatée à raison de l’inobservation par les autorités législatives et administratives slovènes des décisions de la Cour constitutionnelle indiquait clairement les mesures générales et individuelles qu’il y avait lieu de prendre dans l’ordre juridique interne slovène : adoption d’une loi appropriée et régularisation de la situation de chaque requérant par la délivrance de permis de séjour permanent rétroactifs (paragraphes 401-407 de l’arrêt de la chambre).

C. Appréciation de la Grande Chambre

406. En vertu de l’article 46 de la Convention, les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs rendus par la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé de surveiller l’exécution de ces arrêts. Il en découle notamment que, lorsque la Cour constate une violation, l’Etat défendeur a l’obligation juridique non seulement de verser aux intéressés les sommes allouées au titre de la satisfaction équitable prévue par l’article 41, mais aussi de choisir les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter. Les arrêts de la Cour ayant un caractère pour l’essentiel déclaratoire, l’Etat défendeur demeure libre, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s’acquitter de son obligation juridique au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000‑VIII ; Sejdovic, précité, § 119, et Alexanian c. Russie, no 46468/06, § 238, 22 décembre 2008).

407. Dans des cas exceptionnels, cependant, pour aider l’Etat défendeur à remplir ses obligations au titre de l’article 46, la Cour peut chercher à indiquer le type de mesures à prendre pour mettre un terme à la situation constatée (voir, par exemple, Broniowski, précité, § 194).

408. En l’espèce, la Cour a constaté des violations des droits des requérants découlant des articles 8, 13 et 14 ; ces violations sont résultées pour l’essentiel de ce que, en dépit des décisions de principe de la Cour constitutionnelle, les autorités slovènes sont restées en défaut, pendant un laps de temps important, de régulariser le statut des requérants à la suite de leur « effacement » et de leur fournir un redressement adéquat.

409. L’« effacement » a touché toute une catégorie de ressortissants de l’ex-RSFY qui résidaient en permanence en Slovénie et qui avaient la nationalité de l’une des autres républiques de l’ex-RSFY au moment de la déclaration d’indépendance de la Slovénie. Cette mesure a donc eu et continue d’avoir des répercussions sur un grand nombre de personnes.

410. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que diverses réformes législatives, notamment la loi modifiée sur le statut juridique (paragraphes 76-79 et 211 ci-dessus), ont été mises en œuvre après le prononcé de l’arrêt de la chambre. Cette nouvelle loi donne aux « personnes effacées » la possibilité de régulariser leur séjour en Slovénie en accomplissant certaines démarches. Il y a lieu de noter également que les six requérants dans le chef desquels la Cour a constaté une violation de la Convention ont obtenu des titres de séjour permanent (paragraphes 95, 123, 133, 158, 173 et 194 ci‑dessus) et que le Gouvernement a chargé une commission intergouvernementale de contrôler l’application de la loi modifiée sur le statut juridique et de traiter le problème des « personnes effacées » (paragraphe 404 ci-dessus).

411. Il est vrai que la loi modifiée sur le statut juridique est en vigueur depuis le 24 juillet 2010 et que des organes de contrôle internationaux ont souligné certains de ses défauts (paragraphes 223 et 227-228 ci-dessus). Toutefois, la Cour estime qu’il serait prématuré à ce stade, en l’absence d’une pratique interne établie, d’examiner si les réformes exposées ci-dessus et les diverses mesures prises par le Gouvernement ont réussi à régler de manière satisfaisante la situation des « personnes effacées » quant à leur droit de séjour (voir, mutatis mutandis, Sejdovic, précité, §§ 119 et 123).

412. En même temps, la Cour a constaté que les requérants n’avaient pas obtenu un redressement financier adéquat pour les années pendant lesquelles ils s’étaient trouvés dans une situation de vulnérabilité et d’insécurité juridique et que, en l’état actuel des choses, la possibilité d’obtenir réparation au niveau national dans le cadre d’une procédure civile ou devant le parquet général demeure faible (paragraphe 268 ci-dessus). Dès lors, la Cour estime que les faits de l’espèce révèlent l’existence, dans l’ordre juridique slovène, d’une faille en conséquence de laquelle l’ensemble des « personnes effacées » continuent de se voir refuser une réparation pour la violation de leurs droits fondamentaux.

413. La Cour estime que la présente affaire se prête à l’adoption de la procédure de l’arrêt pilote au sens de l’article 61 de son règlement, une des conditions fondamentales pour l’application de cette procédure étant que l’appréciation par la Cour de la situation dénoncée dans l’affaire « pilote » s’étende nécessairement au-delà des seuls intérêts du ou des requérants dont il s’agit et commande à la Cour d’examiner l’affaire aussi sous l’angle des mesures générales devant être prises dans l’intérêt des autres personnes potentiellement touchées (Broniowski c. Pologne (règlement amiable) [GC], no 31443/96, § 36, CEDH 2005‑IX, et Hutten-Czapska c. Pologne (règlement amiable) [GC], no 35014/97, § 33, 28 avril 2008). A cet égard, la Cour observe qu’à la suite de l’arrêt pilote qu’elle a rendu dans l’affaire Lukenda c. Slovénie (no 23032/02, §§ 89-98, CEDH 2005‑X), qui concernait la durée excessive d’une procédure judiciaire et les dysfonctionnements de l’ordre juridique interne à cet égard, le Gouvernement a adopté un certain nombre de mesures, notamment la mise en place d’un mécanisme financier spécial. Ces mesures ont permis à la Cour de terminer un grand nombre d’affaires pendantes devant elle.

414. Seules quelques requêtes similaires introduites par des « personnes effacées » sont actuellement pendantes devant la Cour, mais dans le contexte de violations systémiques, structurelles ou similaires, le flux d’affaires susceptibles d’être introduites à l’avenir est aussi un élément dont il importe que la Cour tienne compte afin de prévenir l’encombrement de son rôle par des affaires répétitives. En ce qui concerne la consultation des parties à la procédure sur cette question, prévue à l’article 61 § 2 a) du règlement, la Cour souligne que cette disposition est entrée en vigueur le 1er avril 2011, soit bien après le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre, ce qui a empêché son application en l’espèce.

415. La Cour décide donc d’indiquer au gouvernement défendeur, en vertu de l’article 61 § 3 de son règlement, qu’il doit mettre en place, dans un délai d’un an, un système d’indemnisation ad hoc au niveau interne (voir, mutatis mutandis, Hutten-Czapska, précité, § 239, et Xenides-Arestis c. Turquie (fond), no 46347/99, § 40, 22 décembre 2005). En application de l’article 61 § 6 a) du règlement, l’examen de toutes les requêtes similaires sera ajourné dans l’attente de l’adoption des mesures de redressement en question.

VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

416. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

417. Les requérants sollicitent des indemnités tant pour dommage matériel que pour dommage moral ainsi que le remboursement des frais et dépens exposés devant la Cour. Le Gouvernement conteste ces demandes.

A. Les thèses des parties

1. Les requérants

418. Les requérants soutiennent que le point de vue du Gouvernement selon lequel ils doivent d’abord soumettre leurs demandes d’indemnisation devant les juridictions internes ou auprès du parquet général est dépourvu de fondement (ils citent Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne (article 50), 13 juin 1994, § 17, série A no 285‑C). La recevabilité des demandes de satisfaction équitable ne serait pas subordonnée à l’exercice préalable des voies de recours internes. Cela serait particulièrement vrai lorsque, comme en l’espèce, les recours en question seraient manifestement insusceptibles d’offrir aux parties lésées un moyen rapide et simple d’obtenir une réparation pécuniaire.

419. Devant la Grande Chambre, les requérants ont actualisé leurs demandes de satisfaction équitable. Ceux qui n’ont aucun revenu sollicitent une somme correspondant aux allocations sociales et de logement qu’ils auraient perçues si l’« effacement » n’avait pas eu lieu.

Les requérants réclament les montants suivants pour dommage matériel :

– M. Kurić : 37 929,85 EUR ;

– Mme Mezga : 58 104,03 EUR ;

– M. Ristanović : 15 698,07 EUR ;

– M. Berisha : 104 174,25 EUR ;

– M. Sadik : 41 374,95 EUR ;

– M. Minić : 40 047,24 EUR.

420. En ce qui concerne le préjudice moral qu’ils estiment avoir subi, les requérants déclarent que l’« effacement » a eu des conséquences extrêmement graves pour eux et a engendré des bouleversements sérieux et de grande ampleur dans leur vie : statut non réglementé, perte d’emploi, conditions de vie indignes d’un être humain, et graves problèmes de santé pour bon nombre d’entre eux. En résumé, ils auraient enduré diverses formes de souffrance reconnues par la jurisprudence de la Cour : douleur et sentiments d’instabilité et d’insécurité profondes quant à l’avenir pendant une période extrêmement longue, anxiété causée par le risque d’expulsion, et sentiment intense d’angoisse et de tristesse en raison des attitudes xénophobes et de l’absence de recours effectifs. D’après eux, l’indemnité pour préjudice moral devrait être calculée à partir de février 1999, date de la première décision de la Cour constitutionnelle. Ils sollicitent les montants suivants :

– M. Kurić : 147 822 EUR ;

– Mme Mezga : 151 986 EUR ;

– M. Ristanović : 151 986 EUR ;

– M. Berisha : 146 781 EUR ;

– M. Sadik : 154 068 EUR ;

– M. Minić : 154 068 EUR.

421. Enfin, les requérants réclament 49 975,82 EUR, plus TVA et autres taxes (soit 62 369,82 EUR), pour les frais et dépens exposés devant la Cour. Ils soulignent que, compte tenu des circonstances exceptionnelles de l’affaire et de l’extrême pauvreté dans laquelle ils vivent, leurs représentants ont accepté de renoncer à leurs honoraires au cas où la Cour rejetterait leurs griefs. Par conséquent, ils n’auraient encore effectué aucun paiement et ne pourraient donc produire aucun justificatif pertinent.

2. Le Gouvernement

422. Le Gouvernement indique qu’aucun des requérants n’a demandé réparation devant les juridictions internes. Seuls M. Berisha et M. Minić auraient déposé auprès du parquet général une demande partielle en réparation, qui aurait été rejetée.

B. L’arrêt de la chambre

423. La chambre a estimé que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouvait pas en état et l’a réservée en entier (paragraphes 422-423 de l’arrêt de la chambre et point 7 de son dispositif).

C. Appréciation de la Grande Chambre

1. Dommage matériel

424. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que la question de la réparation pour dommage matériel ne se trouve pas en état. En conséquence, elle la réserve et fixera la procédure ultérieure compte tenu de la possibilité que le Gouvernement et les requérants parviennent à un accord et à la lumière de toute mesure à caractère individuel ou général que le Gouvernement pourrait prendre en exécution du présent arrêt (articles 61 § 7 et 75 § 1 du règlement).

2. Dommage moral

425. Eu égard à la nature des violations constatées en l’espèce et aux souffrances endurées par les requérants, la Cour est disposée à accueillir en partie leurs demandes et à allouer en équité, pour préjudice moral, 20 000 EUR à chacun des requérants ayant obtenu gain de cause (M. Kurić, Mme Mezga, M. Ristanović, M. Berisha, M. Ademi et M. Minić).

3. Frais et dépens

426. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000‑XI).

427. La Cour note que l’affaire a exigé l’analyse d’un certain nombre d’éléments factuels et documentaires ainsi qu’un travail relativement important de recherche et de préparation. Tout en ne doutant pas de la réalité des sommes engagées, elle estime que le montant sollicité pour les frais et dépens afférents à la procédure suivie devant elle est excessif. Les questions juridiques soulevées par la requête étant similaires pour l’ensemble des requérants, la Cour décide de leur allouer la somme globale de 30 000 EUR.

4. Intérêts moratoires

428. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par quinze voix contre deux, qu’elle n’est pas compétente pour examiner les griefs soulevés par MM. Petreš et Jovanović ;

2. Rejette, à l’unanimité, les exceptions d’incompatibilité ratione materiae et ratione temporis avec les dispositions de la Convention et l’exception de tardiveté soulevées par le Gouvernement ;

3. Dit, à l’unanimité, que M. Kurić, Mme Mezga, M. Ristanović, M. Berisha, M. Ademi et M. Minić peuvent se prétendre « victimes », aux fins de l’article 34 de la Convention, des violations alléguées de leurs droits découlant de la Convention ;

4. Accueille, par neuf voix contre huit, l’exception préliminaire de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement en ce qui concerne M. Dabetić et Mme Ristanović ;

5. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement en ce qui concerne les autres requérants (M. Kurić, Mme Mezga, M. Ristanović, M. Berisha, M. Ademi et M. Minić) ;

6. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

7. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention ;

8. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention ;

9. Dit, à l’unanimité, que l’Etat défendeur doit, dans un délai d’un an à compter du prononcé du présent arrêt, mettre en place un système d’indemnisation ad hoc au niveau interne (paragraphe 415 ci-dessus) ;

10. Dit, à l’unanimité, que, en ce qui concerne le dommage matériel résultant des violations constatées en l’espèce, la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état et, en conséquence,

a) la réserve à cet égard ;

b) invite le Gouvernement et les requérants à lui soumettre par écrit, dans les trois mois, leurs observations sur ladite question et, notamment, à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient parvenir ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la Cour le soin de la fixer au besoin.

11. Dit, à l’unanimité,

a) que l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois, les sommes suivantes :

i. 20 000 EUR (vingt mille euros) à M. Kurić, Mme Mezga, M. Ristanović, M. Berisha, M. Ademi et M. Minić respectivement pour préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur ces sommes ;

ii. 30 000 EUR (trente mille euros) aux requérants conjointement, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai de trois mois et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

12. Rejette, à l’unanimité, le surplus des demandes formulées par les requérants au titre de l’article 41 pour préjudice moral et pour frais et dépens.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 26 juin 2012.

Vincent BergerNicolas Bratza
JurisconsultePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Zupančič ;

– opinion en partie concordante et en partie dissidente du juge Vučinić ;

– opinion en partie dissidente commune aux juges Bratza, Tulkens, Spielmann, Kovler, Kalaydjieva, Vučinić et Raimondi ;

– opinion en partie dissidente du juge Costa ;

– opinion en partie dissidente commune aux juges Kovler et Kalaydjieva.

N.B.
V.B.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE ZUPANČIČ

(Traduction)

La présente affaire soulève de très sérieux dilemmes moraux, en particulier au niveau juridictionnel international. Comme nous le verrons, certaines de ces questions n’ont pas pu émerger au niveau des juridictions nationales, dont la sphère est plus restreinte. Toutefois, l’esprit historique de la Convention, qui procède des séquelles de la Seconde Guerre mondiale, comparables à celles du cas d’espèce, permet et requiert – forcément – d’adopter une perspective plus large ! En effet, dans la présente affaire et dans d’autres affaires importantes, cette spécificité d’une perspective plus large et, en particulier, d’une objectivité accrue due à la distance par rapport au théâtre national isolé, semble être le but, mûri au fil du temps, de notre propre compétence internationale.

Depuis 1992, 25 671 personnes auraient été touchées par cette pratique de nettoyage ethnique légaliste – ainsi que l’a qualifiée à juste titre le juge Vučinić –, qui a été officiellement autorisée. Depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle loi de 1999 sur la nationalité – enfin conforme à la première décision de la Cour constitutionnelle – au moins 6 621 personnes lésées ont jusqu’ici apparemment démontré leur intérêt juridique et ont en fait régularisé leur séjour ou leur nationalité. Au 31 janvier 2012, les services administratifs du ministère de l’Intérieur avaient enregistré 229 demandes de permis de séjour permanent et 101 demandes de régularisation ex tunc. Ils avaient délivré 59 permis de séjour permanent ; 83 de ces demandes avaient été rejetées, et 87 étaient toujours pendantes. Ils avaient rendu 52 décisions positives soit spéciales soit d’office, ainsi que 74 décisions à la suite de demandes spéciales ; sur ces demandes, 10 avaient été rejetées administrativement et 17 étaient toujours pendantes. Ces décisions sont susceptibles d’un recours administratif. Au 31 janvier 2012, 29 recours administratifs étaient pendants devant le ministère de l’Intérieur. On peut supposer que, après un tel recours administratif, il est possible de solliciter une décision judiciaire. Il semble que la moitié environ des 25 671 personnes initialement lésées ne vivent plus en République de Slovénie ou n’ont pas manifesté leur intérêt juridique à régulariser leur statut de résident. Quant à l’indemnisation des victimes, conformément à la décision de la Cour constitutionnelle, le droit interne fixait à cet égard un délai de cinq ans expirant en mars 2004. Le législateur ayant ignoré cette décision de la Cour constitutionnelle jusqu’en 1999 et la violation ayant manifestement continué, cette date d’expiration ne devrait pas être applicable.

En revanche, je m’empresse d’ajouter que l’on ne peut dire avec certitude dans combien de cas les victimes, c’est-à-dire celles ayant qualité pour agir (legitimatio activa) dans des affaires futures potentielles, ont en fait elles-mêmes négligé de demander la nationalité en temps utile. En outre, le délai de vingt ans qu’il a fallu pour résoudre juridiquement cette question – au cas par cas ! – au niveau interne est dans une certaine mesure dû au fait que l’on a trompé l’opinion publique slovène en lui donnant l’impression peu crédible et fausse qu’au moins certaines des personnes lésées avaient causé le problème elles-mêmes ; la procrastination dont les intéressés ont fait preuve aurait été due à leur propre ambivalence nationaliste (serbe, croate, etc.) quant à leur animus manendi (intention d’établir résidence), c’est-à-dire de continuer à séjourner dans la République de Slovénie qui venait alors d’être créée. C’était il y a vingt ans, avant, pendant et après les guerres dans les Balkans. Il faut donc garder à l’esprit que – à l’époque – il était loin d’être évident pour les personnes concernées, eu égard à leurs vœux pieux, que les mythes mégalomanes d’une grande Serbie, ou autre, dans les Balkans étaient infondés. Les personnes véritablement – et pas seulement juridiquement – victimes de ces guerres tribales primitives – caractérisées par le narcissisme des petites différences et par les atrocités indicibles qui s’ensuivirent en Croatie, en Serbie et en Bosnie-Herzégovine – se comptent maintenant en centaines de milliers de personnes tuées, torturées, violées, etc. En outre, l’instigation perfide de certains services de renseignement d’Europe continentale – lesquels avaient un intérêt à la désintégration de la Yougoslavie – qui avait déclenché pour le reste l’activation démente de l’inconscient collectif chauvin et revanchard, a été largement médiatisée, en particulier aux Etats-Unis, et constitue désormais un fait historique établi. Ce processus déplorable a fait émerger des personnages, maintenant connus pour être des psychopathes, qui furent personnellement responsables de toutes sortes de cruautés inhumaines. Celles-ci étaient tout simplement inimaginables en Yougoslavie avant que ce tsunami de cruautés ne commence à déferler sur le pays. L’historien A.J.P. Taylor, par exemple, considérait Josip Broz Tito comme le dernier des Habsbourg, capable d’assurer la cohésion d’une communauté multinationale tolérante ; cet historien ne l’a pas vue se désintégrer. Par ailleurs, il apparaît, avec vingt ans de recul, que la désintégration de la Yougoslavie était et reste un véritable désastre. Dans ce réexamen historique, les Français diraient : « A quoi tout cela a-t-il servi ? »[*] Nulle personne sensée ne peut raisonnablement répondre à cette question, sauf à dire, à l’instar d’Erich Fromm, qu’il s’agissait d’une « folie à millions »[1]. Notre intention n’est pas d’établir ici un parallèle avec l’éclatement de l’empire soviétique et ses conséquences ; il suffit de dire, puisqu’il s’agit d’une question de droit international, que Woodrow Wilson, avant de lancer sous l’influence de Tomáš Garrigue Masaryk son célèbre slogan concernant l’autodétermination des nations – avait été clairement et à maintes reprises averti des conséquences possibles de ce principe. Les conséquences sont désormais là, à savoir que la particularisation et la balkanisation d’entités nationales se sont en fait matérialisées. Il faut espérer que ce phénomène sera compensé, ainsi que je l’ai souligné à l’époque dans un article paru dans El País, par l’universalisation dans le contexte de l’Union européenne. Dans ce cadre, les querelles nationalistes seraient transcendées, au sens hégélien, et deviendraient, y compris les conflits frontaliers, en grande partie hors de propos. Avec la libre circulation des personnes en Europe, par exemple, les enjeux de la présente affaire deviennent tout simplement « sans objet »[*]. Ce qui s’est désintégré à un niveau commence doucement, avec le retard tragique lié à l’histoire, à se reconstruire à un niveau supérieur. Il devient également de plus en plus clair que la cohésion, à la manière de A.J.P. Taylor, de cela, en d’autres termes de l’entité européenne, exigera beaucoup de sagesse politique. Cependant, le retard historique a engendré cette affaire et beaucoup d’autres conséquences plus épouvantables encore. Certaines ont donné lieu à des affaires qui ont abouti devant les juridictions internationales, mais ce n’est pas le cas de la plupart d’entre elles.

La pratique de nettoyage ethnique examinée dans l’affaire devant la Grande Chambre ayant été menée au moyen d’une construction erronée de la loi slovène sur la nationalité et de ses lacunes juridiques préméditées, la spécificité du cas d’espèce réside dans ses aspects légalistes, minutieusement consignés. C’est pourquoi nous disposons de renseignements historiques précis concernant le nombre de personnes lésées, le nombre de celles qui n’ont pas obtenu satisfaction au niveau interne (comme au titre de l’article 41 de la Convention devant la Cour), etc. L’héritage légaliste hypocrite susmentionné du régime communiste nous rappelle l’affaire Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne ([GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, CEDH 2001‑II) ; dans cette affaire aussi la façade de légalité schizophrène avait été maintenue intacte en apparence en Allemagne de l’Est. Derrière la façade, l’impunité avait continué sans entrave. Dans l’affaire dont nous sommes saisis, nous sommes en présence d’une lacune, laissée intentionnellement dans la loi, qui a été comblée par les « dépêches »[*] semi-officielles mais non publiées émises par le ministre de l’Intérieur et son secrétaire d’Etat qui étaient alors en fonction. Ces dépêches furent expressément approuvées par le premier ministre et le gouvernement d’alors. En droit pénal, nous pouvons donc parler de dolus directus pour les premiers et, pour le moins, de dolus eventualis pour les seconds. En attendant, on a trompé le public en lui faisant croire, comme je l’ai dit, que les milliers de victimes avaient été tout simplement négligentes en ce qu’elles n’avaient pas demandé la nationalité slovène. Fort heureusement, grâce au caractère légaliste de la violation, toutes ces mesures, cette correspondance, etc. ont été enregistrées et sont conservées dans les archives, comme je l’ai souligné ci-dessus ; la Grande Chambre a pu consulter la correspondance et les dépêches en question et les prendre en compte. Il reste à voir si le système pénal national agira en conséquence vis-à-vis des protagonistes ; dans la négative, la question reviendra à Strasbourg sous l’angle des volets procéduraux des articles 3 et 8 notamment. De même, s’agissant de l’indemnisation des 25 671 victimes alléguées, la branche judiciaire du système juridique interne ferait bien, comme dans les affaires de durée de procédure (Lukenda c. Slovénie, no 23032/02, CEDH 2005‑X), de traiter l’ensemble des situations équitablement et au cas par cas.

Pour être justes envers le système juridique national, nous devons tenir compte de la position honorable et courageuse adoptée par deux fois par la Cour constitutionnelle slovène face à la poursuite de cette situation épouvantable. Cela montre une fois de plus que la défense nationale des droits constitutionnels est la meilleure antichambre de notre propre protection des droits de l’homme. Les arrêts pertinents de la Cour constitutionnelle de Ljubljana ont essuyé une rebuffade des pouvoirs exécutif et législatif à l’époque. C’est le contribuable slovène qui va maintenant en payer le prix. D’après des informations récentes, en raison de son formalisme juridique caractéristique du post-communisme, le restant de la branche judiciaire n’a pas non plus indemnisé les victimes pour les violations continues telles que nous les avons établies dans les cas dont nous sommes saisis.

Cette affaire montre également que la machine judiciaire tourne doucement – mais sûrement. C’est précisément en raison de la compétence internationale que, du moins ici, la justice aura été rendue. En outre, bien qu’il soit impossible de définir la justice en tant que telle, l’injustice est facilement reconnaissable. Se pose donc la question plus large de savoir pourquoi l’injustice n’a pas été perçue au niveau national. En fait, dans les systèmes juridiques post-communistes, il semble y avoir une incompatibilité totale entre le formalisme juridique mécanique d’une part et le simple sens de la justice d’autre part. Nous rencontrons cette incompatibilité – summum ius, summa iniuria ! – bien souvent dans d’autres affaires, y compris dans des affaires dirigées contre des pays occidentaux, sauf que dans cette affaire colossale la Cour constitutionnelle a identifié l’injustice. C’est la volonté politique malveillante qui a fait obstacle à la prééminence du droit et à un redressement judiciaire adéquat.


OPINION EN PARTIE CONCORDANTE
ET EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE VUČINIĆ

(Traduction)

En l’espèce, la Cour conclut à l’unanimité qu’il y a manifestement eu une violation de l’article 8 de la Convention, considérant que l’« effacement » du nom des requérants a constitué une ingérence dans la « vie privée et familiale » des intéressés au sens de l’article 8 § 1 de la Convention (Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 96, CEDH 2003‑X).

La principale conséquence de l’« effacement », et la pire, a été l’impossibilité tant concrète que juridique pour les requérants d’obtenir un permis de séjour permanent et/ou la nationalité slovène, et donc de continuer à jouir de toute la série de droits sociaux et politiques dont ils bénéficiaient en tant que ressortissants de l’ex-RSFY avant l’indépendance de la Slovénie, puisqu’ils résidaient légalement sur le territoire slovène depuis des années, voire des décennies.

Ainsi que la Cour le souligne au paragraphe 356 de l’arrêt, « [l]’« effacement » a eu pour eux un certain nombre de conséquences néfastes telles que la destruction de leurs papiers d’identité, la perte de possibilités d’emploi, la perte de leur assurance maladie, l’impossibilité de renouveler leurs papiers d’identité et leurs permis de conduire, et des difficultés pour faire valoir leurs droits à pension. De fait, le vide juridique laissé par les lois sur l’indépendance (...) a privé les requérants du statut juridique qui leur avait donné auparavant accès à tout un éventail de droits. » (gras ajouté)

Si j’approuve le sens général du paragraphe 356 de l’arrêt, qui résume le fond de l’affaire, j’estime qu’il est dans une certaine mesure juridiquement incomplet et inachevé. Nous ne sommes pas en présence d’une « violation ordinaire » de l’article 8 § 1 de la Convention. Nous avons affaire à des violations à grande échelle du droit de chacun à l’existence juridique, c’est-à-dire du droit de chacun à la personnalité juridique.

Ce droit absolument fondamental est directement prévu par l’article 6 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et par l’article 16 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Cela en soi témoigne amplement de ce que nous sommes confrontés à une affaire hors du commun ! En outre, le droit à la personnalité juridique est bien ancré dans le droit international des droits de l’homme tant universel que coutumier. C’est une condition préalable essentielle à la jouissance non seulement des droits et libertés fondamentaux, mais également d’un large éventail de droits matériels et procéduraux.

L’« effacement » a de facto privé les requérants de leur personnalité juridique, leur nom ayant été tout simplement et sans pitié « effacé » de l’ordre juridique slovène. Ils ont cessé d’exister en tant que « sujets de droit », c’est-à-dire en tant que « personnes physiques », dans le système juridique slovène. On a traité les requérants comme des objets jetables et non comme des sujets de droit. Il va sans dire que cela porte atteinte à la personnalité humaine et à la dignité des requérants.

Si ce droit n’est pas mentionné expressément dans la Convention, cela ne signifie pas qu’il ne relève pas indirectement et tacitement du champ d’application de l’article 8 § 1 de la Convention. La Cour l’a dit à plusieurs reprises, la notion de « vie privée » est large et ne se prête pas à une définition exhaustive. Cette notion recouvre, entre autres, l’identité personnelle et l’intégrité physique, psychologique et morale de la personne. Elle peut donc englober de multiples aspects de l’identité et de la dignité physiques, sociales et morales d’une personne. On ne saurait limiter le droit au respect de la vie privée à un « cercle intime » de l’existence humaine où chacun peut mener sa vie personnelle à sa guise et écarter entièrement de ce droit le monde extérieur à ce cercle. Le respect de la vie privée doit aussi englober, dans une certaine mesure, le droit pour l’individu de nouer et de développer des relations avec ses semblables (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B). Il s’ensuit par la force des choses que l’article 8 protège également le droit à l’épanouissement personnel et celui de nouer et de développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur, même dans la sphère publique, qui peut également relever de la notion de « vie privée » (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008, et P.G. et J.H. c. Royaume‑Uni, no 44787/98, CEDH 2001‑IX).

D’une part, il est absolument clair que le droit à la personnalité juridique est une condition préalable fondamentale et indispensable tant à la réalisation et à la jouissance des divers aspects susmentionnés de la vie privée, y compris le « cercle intime », que – dans la sphère publique – à l’« épanouissement extérieur » de la personnalité.

D’autre part, le droit à la personnalité juridique est une conséquence normale, naturelle et logique de la personnalité humaine et de la dignité inhérente à celle-ci ; il s’agit d’une composante naturelle et inhérente de tout être humain et de sa personnalité humaine. De par son caractère large, non exhaustif et souple, l’article 8 de la Convention inclut manifestement ce droit dans son vaste champ d’application. Ce droit est tacitement, mais très clairement, englobé et profondément ancré dans la notion de personnalité individuelle et de dignité humaine inhérente à la personne couverte par l’article 8 de la Convention.

Le droit à la personnalité juridique s’acquiert par la naissance, mais il peut malheureusement être restreint ou une personne peut en être totalement privée par des mesures prises illégalement et arbitrairement par un gouvernement. La restriction ou la privation de ce droit peut s’opérer par deux grands moyens du « positivisme ordinaire » : l’adoption de « lois illégales et illégitimes », c’est-à-dire de lois qui poursuivent des buts illégaux et illégitimes ou qui ont un contenu « anti‑humain », ou la mise en œuvre arbitraire et abusive de « lois légales et légitimes », comme ce fut le cas en l’espèce.

La Cour avait là une excellente occasion de dire que ce droit est inhérent à l’article 8 de la Convention. Malheureusement, la majorité ne l’a pas saisie et n’a précisé ni expressément ni explicitement ce qui entre déjà implicitement et tacitement dans le domaine de l’article 8 de la Convention. Elle aurait pu obtenir ce résultat en ajoutant une phrase simple et courte dans ce sens à la fin du paragraphe 356.

La déchéance des requérants de leur personnalité juridique par l’opération d’« effacement » de grande envergure n’a pas seulement privé les intéressés de leur statut juridique, qui leur donnait auparavant accès à toute une série de droits ; elle a aussi substantiellement diminué leur capacité juridique et procédurale à utiliser les recours internes qui leur auraient été accessibles pour la régularisation de leur statut juridique. Pour cette raison, aucun des recours mentionnés par le Gouvernement ne saurait être considéré comme accessible et adéquat pour les requérants, ainsi qu’il est dit dans l’opinion en partie dissidente commune aux juges Bratza, Tulkens, Spielmann, Kovler, Kalaydjieva, Vučinić et Raimondi. Non seulement le vide juridique laissé dans les lois sur l’indépendance (paragraphes 344-356 de l’arrêt), mais également la mise en œuvre délibérée de ces lois par une réglementation dérivée secrète ayant manifestement des buts illégitimes a placé devant les requérants des obstacles administratifs insurmontables supplémentaires et a fait échec à leurs demandes légitimes de régularisation de leur statut juridique.

Dès lors, on aurait dû considérer que M. Dabetić et Mme Ristanović étaient dispensés de l’obligation de demander officiellement avant toute chose un permis de séjour. Les intéressés ayant auparavant été « effacés » du système juridique slovène, privés de facto de leur capacité juridique et confrontés à une politique du gouvernement organisée et soigneusement planifiée tendant à la réduction du nombre de citoyens « ethniquement non appropriés », leur demande aurait sans aucun doute été totalement inutile et vaine, comme cela a d’ailleurs été le cas pour les autres requérants.

On ne saurait considérer que les requérants, y compris M. Dabetić et Mme Ristanović, ont perdu leur qualité de victime, car ils continuent de subir des préjudices. Ils endurent les conséquences de l’« effacement » et de la perte de leur personnalité juridique. Ils n’ont jusqu’ici obtenu ni redressement ni réparation appropriés !

En outre, pendant des années, le Gouvernement n’a, de manière flagrante, tenu aucun compte des arrêts de la Cour constitutionnelle slovène, qui confirment clairement les violations des droits des requérants. En l’espèce, nous sommes en présence d’un exemple classique de « violation continue » de la Convention.

Enfin, et surtout, j’estime qu’en l’espèce la Cour n’a pas suffisamment pris en considération les circonstances particulièrement aggravantes, à savoir qu’il s’agit ici d’une violation systématique, massive et manifeste de droits humains fondamentaux résultant d’une politique gouvernementale délibérément organisée et planifiée, plus de 25 000 personnes ayant été « effacées » du système juridique slovène et ainsi privées de leur droit à la reconnaissance de leur personnalité juridique. Nul besoin de préciser que cela constitue un moyen légaliste d’effectuer un nettoyage ethnique.


OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE
AUX JUGES BRATZA, TULKENS, SPIELMANN, KOVLER, KALAYDJIEVA, VUĆINIĆ ET RAIMONDI

1. Nous ne pouvons suivre la majorité pour autant qu’elle accueille l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement en ce qui concerne M. Dabetić et Mme Ristanović (point 4 du dispositif de l’arrêt).

2. Dans la présente affaire, la Cour conclut à la violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention. Au paragraphe 371 de l’arrêt, elle renvoie à son constat selon lequel le Gouvernement n’a pas établi que les recours dont disposaient les requérants fussent « adéquats » et « effectifs » pour faire redresser, à l’époque des faits, la violation alléguée de l’article 8 de la Convention. La Cour lie le constat de violation de l’article 13 de la Convention à sa décision rejetant l’exception de non-épuisement concernant les six requérants qui ont finalement obtenu des permis de séjour (M. Kurić, Mme Mezga, M. Ristanović, M. Berisha, M. Ademi et M. Minić) (paragraphes 295-313 de l’arrêt). Conformément à sa ligne jurisprudentielle traditionnelle, elle fait ainsi application du principe des « affinités étroites » qui caractérisent les liens subtils unissant l’article 35 à l’article 13 de la Convention. En effet, la règle de l’épuisement des voies de recours internes se fonde sur l’hypothèse, objet de l’article 13 de la Convention – avec laquelle elle présente d’étroites affinités –, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (voir, en dernier lieu, Sabeh El Leil c. France [GC], no 34869/05, § 32, 29 juin 2011, et McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010).

3. La Cour a examiné en détail les différentes possibilités exposées par le Gouvernement à l’appui de son exception, à savoir les recours constitutionnels individuels, la requête en contrôle abstrait de la constitutionnalité de la législation, la loi modifiée sur le statut juridique et la procédure d’acquisition de la nationalité. Aucune de ces voies proposées par le Gouvernement n’a emporté la conviction de la Cour, laquelle conclut qu’il y a lieu de rejeter l’exception et, en toute logique et par identité de motifs, qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention.

4. De deux choses l’une. Ou bien il y a des recours qui répondent aux critères d’adéquation et d’effectivité ou bien il n’y en a pas. En optant pour la deuxième branche de l’alternative, la Cour aurait, à notre avis, dû rejeter également l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes pour ce qui est de M. Dabetić et de Mme Ristanović. Le fait que ces deux requérants n’ont ni tenté d’obtenir un permis de séjour ni pris de mesure pour régulariser leur statut de résident (paragraphes 289-294 de l’arrêt) n’est pas pertinent pour conclure au non-épuisement des voies de recours internes.


OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE COSTA

Je me rallie volontiers à l’excellente argumentation développée par le Juge Spielmann et plusieurs autres collègues dans leur opinion commune : la requête, en tant qu’elle émane de M. Dabetić et de Mme Ristanović, n’aurait à mon avis pas dû être rejetée pour non-épuisement des voies des recours internes : puisque ceux-ci, aux yeux de la Cour, n’étaient pas suffisamment effectifs ils n’avaient donc pas à être épuisés, et le raisonnement de l’arrêt est sur ce point entaché de contradiction ; je n’y insiste pas.

J’ajoute toutefois une remarque qui couvre deux aspects.

Il aurait été à mon avis préférable d’examiner d’abord si ces deux personnes avaient la qualité de victimes ou si, comme l’a soutenu également le gouvernement slovène, le fait qu’ils n’auraient pas demandé à bénéficier des lois leur permettant (peut-être) d’obtenir satisfaction sur le fond démontrerait l’absence ou la perte de leur qualité de victimes.

D’une part, bien qu’il n’y ait aucune hiérarchie rigide, selon la jurisprudence de la Cour, en ce qui concerne les fins de non-recevoir, il semble plus naturel de statuer sur le statut de victime des requérants avant de décider s’ils ont épuisé les recours internes. La première question est d’ailleurs mentionnée à l’article 34 de la Convention et la seconde à l’article 35, même si cet argument de texte n’est pas péremptoire, je l’admets.

D’autre part, le gouvernement à mes yeux se trompe en confondant l’absence apparente d’intérêt manifesté par ces requérants avec la disparition de la qualité de victime. M. Dabetić et Mme Ristanović étaient dans des conditions très difficiles, pour des raisons de maladie et d’éloignement, et la complexité des avatars juridiques affectant leur situation ne rendait pas plus facile la connaissance des textes qui auraient pu fonder leurs demandes. Il est donc sévère de soutenir que leur désintérêt subjectif, apparent je le répète, puisse équivaloir à la perte du statut de victimes, lequel est objectif. Le glissement du subjectif à l’objectif n’est pas impossibles dans certaines circonstances particulières, mais il ne se présume certainement pas.

Certes, l’arrêt, en accueillant l’exception de non-épuisement, n’a pas eu à examiner celle touchant à la qualité de victimes et il dit, justement, que ce n’est pas nécessaire. Mais je tenais à préciser qu’à mon sens M. Dabetić et Mme Ristanović étaient doublement recevables, et probablement fondés, dans leur recours devant la Cour européenne des droits de l’homme. Je n’en regrette que davantage que celui-ci ait été rejeté.


OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
COMMUNE AUX JUGES KOVLER ET KALAYDJIEVA

(Traduction)

Avec les juges Bratza, Tulkens, Spielmann, Vučinič et Raimondi nous avons exprimé notre désaccord avec les conclusions de la majorité concernant la recevabilité des griefs de M. Dabetić et Mme Ristanović. A notre sens, des préoccupations similaires s’appliquent aux conclusions formulées par la chambre de la troisième section dans son arrêt du 31 mai 2007 quant à la qualité de victime de MM. Petreš et Jovanović. A cet égard, la chambre a estimé d’une part que « la délivrance de permis de séjour rétroactifs (...) constitu[ait] un redressement adéquat et suffisant de leurs griefs » (paragraphe 311 de l’arrêt de la chambre), tout en constatant d’autre part une violation de l’article 13 de la Convention, considérant que « l’Etat défendeur n’a[vait] pas démontré que les [mêmes] recours à la disposition des requérants pouvaient passer pour effectifs » (paragraphe 385 de l’arrêt de la chambre).

Nous nous rallions sans réserve à la Grande Chambre lorsqu’elle conclut que « [e]u égard à cette longue période d’insécurité et d’incertitude juridique qu’ont connue les requérants et à la gravité des conséquences de l’« effacement » pour eux, (...) la reconnaissance des violations des droits de l’homme et l’octroi de permis de séjour permanent [aux six autres requérants] n’ont pas constitué un redressement « approprié » et « suffisant » au niveau national » (paragraphe 267 de l’arrêt) et qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 8, étant donné que le Gouvernement n’a pas établi le caractère effectif des recours disponibles. Pour les mêmes raisons que celles pour lesquelles nous ne pensons pas qu’un requérant puisse être tenu d’utiliser des recours qui ne sont pas de nature à fournir un redressement « adéquat et suffisant », nous ne voyons pas comment la mise en œuvre des mêmes mesures peut priver un requérant de sa qualité de victime. Dans des affaires antérieures, la Grande Chambre a examiné conjointement la question de la qualité de victime des requérants et celle du caractère approprié et suffisant ou non des recours disponibles au niveau national car il s’agit des deux faces d’une même médaille (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, CEDH 2010 ; Sakhnovski c. Russie [GC], no 21272/03, 2 novembre 2010, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, 22 mars 2012).

Nous regrettons le point de vue de la majorité selon lequel les conclusions controversées de la chambre sur la qualité de victime de MM. Petreš et Jovanović constituent un « obstacle procédural » à la compétence de la Grande Chambre (paragraphe 263 de l’arrêt), car il permet un résultat manifestement différent dans des affaires individuelles identiques.

* * *

[*] En français dans le texte.

[1] En français dans le texte.

[*] En français dans le texte.

[*] En français dans le texte.


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