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29/06/2012 | CEDH | N°001-111950

CEDH | CEDH, AFFAIRE SABRİ GÜNEŞ c. TURQUIE, 2012, 001-111950


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE SABRİ GÜNEŞ c. TURQUIE

(Requête no 27396/06)

ARRÊT

STRASBOURG

29 juin 2012

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Sabri Güneş c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (Grande Chambre), siégeant en une Grande Chambre composée de :

Nicolas Bratza, président,
Josep Casadevall,
Nina Vajić,
Dean Spielmann,
Lech Garlicki,
Peer Lorenzen,
Boštjan M. Zupančič,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,


Ján Šikuta,
Mark Villiger,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Işıl Karakaş,
Vincent A. de Gaetano,
Erik Møse,
Helen Keller, ju...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE SABRİ GÜNEŞ c. TURQUIE

(Requête no 27396/06)

ARRÊT

STRASBOURG

29 juin 2012

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Sabri Güneş c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (Grande Chambre), siégeant en une Grande Chambre composée de :

Nicolas Bratza, président,
Josep Casadevall,
Nina Vajić,
Dean Spielmann,
Lech Garlicki,
Peer Lorenzen,
Boštjan M. Zupančič,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Ján Šikuta,
Mark Villiger,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Işıl Karakaş,
Vincent A. de Gaetano,
Erik Møse,
Helen Keller, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 8 février et 30 mai 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 27396/06) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Sabri Güneş (« le requérant »), a saisi la Cour le 29 mai 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Me A. E. Binici, avocat à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.

3. Invoquant l’article 6 de la Convention, M. Sabri Güneş alléguait notamment, dans sa requête, que sa cause n’avait pas été entendue équitablement et qu’il avait été porté atteinte à son droit d’accès à un tribunal. Il dénonçait également une violation de l’article 2 de la Convention combiné avec l’article 13 (droit à un recours effectif).

4. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 24 mai 2011, une chambre de ladite section, composée des juges Françoise Tulkens, Danutė Jočienė, Ireneu Cabral Barreto, Dragoljub Popović, András Sajó et Işıl Karakaş, ainsi que de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section, a rendu un arrêt dans lequel elle concluait premièrement, à la majorité, que les griefs tirés des articles 2, 6 § 1 (équité de la procédure et accès à un tribunal) et 13 étaient recevables, deuxièmement, par cinq voix contre deux, qu’il y avait eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention, et troisièmement, par cinq voix contre deux, qu’il n’y avait pas lieu d’examiner le grief tiré des articles 2 et 13 de la Convention.

5. Le 15 septembre 2011, à la suite d’une demande formée par le Gouvernement le 23 août 2011, le collège de la Grande Chambre a décidé de renvoyer l’affaire à la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention.

6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.

7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur les exceptions préliminaires et sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). La Grande Chambre ayant décidé qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l’affaire (article 59 § 3 in fine du règlement), les parties ont chacune pu soumettre des commentaires écrits sur les observations de l’autre.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. Le requérant, M. Sabri Güneş, est un citoyen turc né en 1981 et résidant à İzmir.

9. Alors qu’il accomplissait son service militaire, il subit un dommage corporel. Hospitalisé le 30 octobre 2001, il fut opéré à plusieurs reprises du genou droit. Il est désormais atteint d’une invalidité permanente.

10. Le 7 avril 2003, il adressa au ministère de la Défense une demande en vue de l’obtention d’une indemnité destinée à compenser son invalidité permanente.

11. Le 12 août 2003, à la suite du refus tacite de l’administration, il saisit la Haute Cour administrative militaire d’un recours en dommages et intérêts pour cause d’invalidité survenue lors du service militaire. Il réclamait 15 000 livres turques (« TRY » – environ 9 400 euros (EUR)[1]) pour préjudice matériel et la même somme pour dommage moral.

12. Deux rapports d’expertise ordonnés par la Haute Cour administrative militaire furent versés au dossier. Le premier, en date du 12 mars 2004, concluait à une invalidité de 5 %. Le second, en date du 30 avril 2004 et communiqué au requérant le 11 mai 2004, évaluait le préjudice matériel subi par l’intéressé à plus de 27 438 TRY (environ 17 150 EUR).

13. Le 7 juillet 2004, la Haute Cour administrative militaire tint une audience publique. Dans son arrêt, rendu le même jour, elle donna intégralement gain de cause au requérant et lui alloua la totalité du montant réclamé par lui pour préjudice matériel, à savoir 15 000 TRY. Elle lui octroya également 2 000 TRY à titre de dommage moral. Elle considéra notamment que les conclusions du rapport d’expertise du 30 avril 2004 étaient pertinentes et respectaient les critères énoncés dans sa jurisprudence.

14. Le 21 novembre 2004, le requérant présenta au ministère de la Défense une demande tendant à l’obtention d’une indemnité complémentaire pour compenser son invalidité permanente. Il affirmait avoir pris connaissance pour la première fois de l’ampleur de son préjudice matériel avec le rapport du 30 avril 2004, qui lui avait été communiqué le 11 mai 2004 et qui évaluait son préjudice matériel à 27 438 TRY.

15. Le 29 mars 2005, à la suite du refus tacite de l’administration, le requérant, se fondant sur le rapport d’expertise du 30 avril 2004, saisit la Haute Cour administrative militaire d’une nouvelle demande visant à l’obtention d’un complément d’indemnités d’un montant de 12 438 TRY (environ 5 600 EUR). Il faisait valoir que le rapport d’expertise du 30 avril 2004 ne lui avait été communiqué que le 11 mai 2004 et soutenait que ce n’était qu’à cette date qu’il avait pris connaissance de l’ampleur réelle du dommage dont il était victime.

16. Par un arrêt du 22 juin 2005, la Haute Cour administrative militaire, considérant la nouvelle demande du requérant comme une demande de réévaluation (ıslah) du montant initial, la rejeta pour tardivité. Elle déclara notamment ceci :

« Il est clair que le requérant demande une réévaluation du montant initial. L’objet de la réévaluation consiste à rendre correct un acte de procédure. Compte tenu de l’arrêt de la Cour constitutionnelle publié au Journal officiel le 4 novembre 2000, il convient de conclure qu’en droit civil, les personnes lésées ont la possibilité de demander un complément d’indemnité à la suite de l’établissement d’un rapport d’expertise. Or, dans la procédure devant la Haute Cour administrative militaire, les délais applicables sont d’un an et de soixante jours à compter de la saisine de l’administration. En vertu de l’article 46 § 4 de la loi sur la Haute Cour administrative militaire, le montant demandé ne peut être rectifié après l’expiration de ces délais. Par conséquent, il convient de rejeter cette demande pour tardivité (...) »

Un juge (sur cinq) exprima une opinion dissidente. Il estima notamment ceci :

« En matière de dommages corporels, la concrétisation du dommage se réalise uniquement par l’établissement d’un rapport d’expertise. Par ailleurs, la date de confirmation de tels rapports est prise en compte dans le calcul des délais de saisine de l’administration et des délais de recours (...)

L’action en demande d’indemnités complémentaires fondée sur le rapport d’expertise a été présentée dans les délais de recours puisque le demandeur n’a pris connaissance de l’ampleur du dommage qu’après l’établissement de ce rapport (...) »

17. Le 9 septembre 2005, le requérant déposa un recours en rectification.

18. Par un arrêt du 16 novembre 2005, qui fut signifié au requérant le 28 novembre 2005, la Haute Cour administrative militaire rejeta ce recours.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Les règles internes en matière de computation des délais

19. En vertu de l’article 8 § 2 de la loi no 2577 sur la procédure administrative et de l’article 162 du code de procédure civile, si le dies ad quem d’un délai est un jour de congé, le délai est prolongé jusqu’au jour ouvrable suivant.

B. Les textes internationaux pertinents

1. La Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités

20. L’article 31 § 1 de la Convention de Vienne, intitulé « Règle générale d’interprétation », énonce qu’un traité doit être interprété « de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but ».

2. La Convention européenne sur la computation des délais

21. La Convention européenne sur la computation des délais, ouverte à la signature le 16 mai 1972 à Bâle, est entrée en vigueur le 28 avril 1983. Elle a été préparée en vue de l’établissement de règles européennes uniformes pour la computation des délais sur la base des réponses obtenues des gouvernements. Elle s’applique à la fois dans le domaine interne et dans le domaine international, comme le précise bien son préambule, qui indique que « l’unification des règles relatives à la computation des délais, tant dans le domaine interne que dans le domaine international », contribuera à la réalisation d’une union plus étroite entre les États membres du Conseil de l’Europe (voir le rapport explicatif). A l’heure actuelle, seuls quatre des dix pays signataires ont ratifié cette convention. La Turquie ne l’a pas signée et n’y a pas adhéré.

22. L’article 5 de cette convention est ainsi libellé :

« Il est tenu compte des samedis, dimanches et fêtes légales dans la computation d’un délai. Toutefois, lorsque le dies ad quem d’un délai avant l’expiration duquel un acte doit être accompli est un samedi, un dimanche, un jour férié légal ou considéré comme tel, le délai est prolongé de façon à englober le premier jour ouvrable qui suit. »

3. Le droit de l’Union européenne

23. L’article 3 § 4 du Règlement (CEE, Euratom) no 1182/71 du Conseil, du 3 juin 1971, portant détermination des règles applicables aux délais, aux dates et aux termes (Journal officiel no L 124 du 08/06/1971) dispose que

« Si le dernier jour d’un délai exprimé autrement qu’en heures est un jour férié, un dimanche ou un samedi, le délai prend fin à l’expiration de la dernière heure du jour ouvrable suivant. »

EN DROIT

24. M. Sabri Güneş alléguait que l’arrêt de la Haute Cour administrative militaire rejetant le recours additionnel pour tardivité l’avait privé de son droit d’accès à un tribunal et, partant, de son droit à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Il dénonçait également une violation de l’article 2 de la Convention combiné avec l’article 13.

EXCEPTION PRELIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

25. Dans sa demande de renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre, puis par la suite dans ses observations, le Gouvernement a excipé du non‑respect par le requérant du délai de six mois visé à l’article 35 § 1 de la Convention. En particulier, il a soutenu que la conclusion de la chambre quant au respect de cette règle n’était pas compatible avec la jurisprudence bien établie de la Cour.

26. La Cour rappelle que le gouvernement défendeur n’a pas excipé de la tardivité de la requête au stade de la recevabilité de l’affaire. La chambre a toutefois décidé, dans sa décision finale sur la recevabilité, de se pencher d’office sur cette question. Le Gouvernement a fait valoir la règle des six mois pour la première fois dans ses observations devant la Grande Chambre. Le requérant ne s’est pas prévalu des dispositions de l’article 55 du règlement, aux termes duquel « [s]i la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d’irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l’exception et les circonstances le permettent, dans les observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête ».

27. A la lumière de ce qui précède, la Grande Chambre estime devoir se prononcer au préalable sur l’application en l’espèce de la règle des six mois. Pour ce faire, il lui faut d’abord examiner si elle est compétente pour examiner la question du respect par le requérant de la règle des six mois et si le Gouvernement est forclos à soulever cette exception à ce stade de la procédure.

A. Sur le point de savoir si la Cour est compétente pour examiner la question du respect par le requérant de la règle des six mois et si le Gouvernement est forclos à soulever cette règle

28. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 35 § 4 de la Convention, elle peut « à tout stade de la procédure » rejeter une requête qu’elle juge irrecevable. Dès lors, même au stade de l’examen au fond d’une requête, elle peut réexaminer une décision de recevabilité s’il lui paraît que la requête aurait dû être déclarée irrecevable pour l’un des motifs énumérés dans les trois premiers paragraphes de l’article 35 de la Convention (voir, entre autres, Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 32, CEDH 2004-III, et Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 22, CEDH 2003-III).

29. Quant à la règle des six mois, la Cour a déjà considéré qu’il s’agit d’une règle d’ordre public et que, par conséquent, elle a compétence pour l’appliquer d’office (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 160, CEDH 2004‑II), même si le Gouvernement n’en a pas excipé (Walker c. Royaume‑Uni (déc.), no 34979/97, CEDH 2000-I).

Aussi doit-elle, dans chaque affaire portée devant elle, s’assurer que la requête a été introduite dans le respect du délai de six mois, comme l’a fait la chambre en l’espèce. Telle était aussi la position de la Commission, qui avait considéré que les Etats contractants ne pouvaient écarter, de leur propre chef, la règle du respect du délai de six mois (X c. France, no 9587/81, décision de la Commission du 13 décembre 1982, Décisions et rapports (DR) 29, p. 228, et K. c. Irlande, no 10416/83, décision de la Commission du 17 mai 1984, DR 38, p. 162, § 6).

30. En conséquence, la Cour estime que, nonobstant les exigences de l’article 55 de son règlement, qui doit en tout état de cause s’interpréter d’une manière compatible avec la Convention, en particulier avec son article 32, le Gouvernement n’est pas forclos à soulever la règle des six mois devant la Grande Chambre (voir, mutatis mutandis, Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, §§ 66-69 CEDH 2006‑III).

31. Il en résulte que la Grande Chambre est compétente pour examiner le respect de la règle des six mois.

B. Sur le respect du délai de six mois

1. L’arrêt de la chambre

32. La chambre a examiné d’office le respect de la règle des six mois et conclu que le délai prévu à l’article 35 § 1 de la Convention avait été respecté. Pour ce faire, elle a tout d’abord rappelé qu’en ce qui concerne la détermination du dies a quo – le jour où le délai de six mois commence à courir – la Cour a toujours tenu compte du droit et de la pratique internes. Elle a ensuite décidé d’appliquer les principes régissant la détermination du dies a quo à celle du dies ad quem. Pour appuyer sa conclusion, elle s’est référée à la décision Fondation Croix-Etoile, Baudin et Delajoux c. Suisse (no 24856/94, 11 avril 1996), dans laquelle la Commission avait considéré que, lorsque le jour d’expiration du délai de six mois était férié en droit interne, le délai devait être prorogé au premier jour ouvrable suivant (§ 40 de l’arrêt de la chambre).

33. La chambre a en outre estimé que la prise en compte du droit et de la pratique internes dans le calcul du délai de six mois satisfaisait mieux aux exigences de sécurité et de protection juridiques qui s’imposent dans ce domaine, où nul ne doute que les justiciables comptent respecter de bonne foi les règles procédurales de leur droit interne. Elle a considéré qu’une telle interprétation donnait effet au principe de subsidiarité qui est à la base du système de la Convention (§ 44 de l’arrêt de la chambre).

34. Ainsi, elle a observé que la décision de la Haute Cour administrative militaire du 16 novembre 2005, qui constitue la décision interne définitive, avait été signifiée au requérant le 28 novembre 2005, et que le délai fixé par l’article 35 § 1 de la Convention avait dès lors commencé à courir le 29 novembre 2005 et expiré le 28 mai 2006. Cependant, ce jour étant un dimanche, elle a tenu le raisonnement suivant :

« (...) l’on ne saurait blâmer le requérant d’avoir introduit sa requête le premier jour ouvrable suivant le dimanche, conformément au droit et à la pratique internes. Par conséquent, pour la Cour, il est plus conforme à l’objet et au but de l’article 35 de conclure que le délai de six mois doit être prorogé au premier jour ouvrable suivant. Or, la requête ayant été introduite le 29 mai 2006, le délai prévu à l’article 35 de la Convention a été respecté. »

2. Les thèses des parties devant la Grande Chambre

35. Pour le Gouvernement, la requête est tardive et doit être rejetée, en application de l’article 35 § 1 de la Convention. S’agissant de la computation du délai de six mois, il souligne notamment que la position de la Cour a été clairement fixée dans sa jurisprudence (Kadikis (no 2) c. Lettonie, 25 septembre 2003, Otto c. Allemagne, 10 novembre 2009, Benet Czech, spol. s r.o c. République tchèque, 18 mai 2010, et Büyükdere et autres c. Turquie, 8 juin 2010). L’arrêt de la chambre ne suivrait pas cette jurisprudence, alors que la Cour ne pourrait pas s’écarter sans motif valable de ses précédents.

36. Le Gouvernement conteste par ailleurs le lien établi par la chambre entre l’interprétation de la règle des six mois et le principe de subsidiarité. Selon lui, la prise en compte du droit et de la pratique internes dans le calcul dudit délai ne satisfait pas aux exigences de sécurité et de protection juridiques qui s’imposent dans ce domaine. Une telle pratique obligerait la Cour à établir un calendrier complet des jours fériés dans les 47 États parties à la Convention, lesquels sont différents d’un pays à l’autre et peuvent aussi changer, au fil des années, au sein d’un même pays.

37. Le Gouvernement met en cause la pertinence des textes sur lesquels la chambre s’est appuyée dans son arrêt. Selon lui, il s’agit de textes ratifiés par très peu d’États, qui sont très anciens et décalés par rapport à la situation actuelle, et qui, au demeurant, ne pouvaient tenir compte du développement et de l’élargissement tant du Conseil de l’Europe que de l’Union européenne. Enfin, un délai de six mois serait largement suffisant pour permettre à un requérant potentiel d’apprécier l’opportunité d’introduire une requête et de déterminer les griefs et arguments à présenter.

38. Le requérant se réfère pour sa part aux règles de procédure internes, qui accordent une prorogation automatique des délais lorsque leur échéance coïncide avec un jour non ouvrable. Soulignant que le délai de six mois dont il disposait pour saisir la Cour a commencé à courir le 28 novembre 2005 (paragraphe 18 ci-dessus) et devait donc prendre fin le 28 mai 2006, il argue que, ce dernier jour tombant un dimanche, il n’a pu introduire sa requête que le premier jour ouvrable suivant, à savoir le 29 mai, et ce, selon lui, en toute légitimité.

3. Appréciation de la Grande Chambre

a. Principes généraux pertinents

39. Le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 poursuit plusieurs buts. Sa finalité première est de servir la sécurité juridique et de veiller à ce que les affaires soulevant des questions au regard de la Convention soient examinées dans un délai raisonnable, tout en évitant aux autorités et autres personnes concernées d’être pendant longtemps dans l’incertitude (P.M. c. Royaume‑Uni (déc.), no 6638/03, 24 août 2004). En outre, cette règle fournit au requérant potentiel un délai de réflexion suffisant pour lui permettre d’apprécier l’opportunité d’introduire une requête et, le cas échéant, de déterminer les griefs et arguments précis à présenter (O’Loughlin et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 23274/04, 25 août 2005), et elle facilite l’établissement des faits dans une affaire car, avec le temps, il devient problématique d’examiner de manière équitable les questions soulevées (Nee c. Irlande (déc.), no 52787/99, 30 janvier 2003).

40. Ainsi, cette règle marque la limite temporelle du contrôle effectué par la Cour et indique aux particuliers comme aux autorités la période au‑delà de laquelle ce contrôle ne s’exerce plus (Walker c. Royaume‑Uni (déc.), no 34979/97, CEDH 2000-I). L’existence d’un tel délai s’explique par le souci des Hautes Parties Contractantes d’empêcher la constante remise en cause du passé et il s’agit là d’une préoccupation légitime d’ordre, de stabilité et de paix (De Becker c. Belgique (déc), no 214/56, 9 juin 1958).

41. L’article 35 § 1 énonce une règle autonome qui doit être interprétée et appliquée dans une affaire donnée de manière à assurer à tout requérant qui se prétend victime d’une violation par une Partie contractante d’un droit reconnu dans la Convention et ses Protocoles l’exercice efficace du droit de requête individuel, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention (Worm c. Autriche (déc.), no 22714/93, 27 novembre 1995).

42. La Cour rappelle qu’en matière de procédure et de délai, un impératif essentiel est celui de la sécurité juridique, qui assure l’égalité des justiciables devant la loi. Ce principe est implicite dans l’ensemble des articles de la Convention et il constitue l’un des éléments fondamentaux de l’Etat de droit (voir, entre autres, Beian c. Roumanie (no 1), no 30658/05, § 39, CEDH 2007‑V (extraits)).

b. Détermination du dies ad quem

43. La question qui se pose est celle de savoir si, lorsque le dies ad quem du délai fixé par l’article 35 § 1 de la Convention est un samedi, un dimanche ou tout autre jour férié ou considéré comme tel, le délai sera ou non prorogé jusqu’au premier jour ouvrable qui suit.

44. A cet égard, il y a lieu de relever tout d’abord la jurisprudence constante de la Commission européenne des droits de l’homme en la matière, telle qu’elle ressort de sa décision dans l’affaire K.C.M. c. Pays‑Bas (no 21034/92, décision du 9 janvier 1995, DR 80-B, pp. 87-88). Se référant à la méthode de computation du délai utilisée par la Cour dans l’interprétation de l’ancien article 32 de la Convention, qui régissait le délai de sa saisine (voir, Istituto di Vigilanza c. Italie, 22 septembre 1993, § 14, série A no 265‑C, Figus Milone c. Italie, 22 septembre 1993, § 14, série A no 265‑D, et Goisis c. Italie, 22 septembre 1993, § 9, série A no 265‑E), la Commission y a considéré notamment que le délai de six mois commençait à courir le lendemain de la date de la décision interne définitive et qu’il expirait six mois calendaires plus tard, quelle que soit la véritable durée de ceux-ci. Par exemple, une décision interne définitive rendue le 4 février 1994 a ouvert un délai de six mois commençant le 5 février de la même année et expirant le 4 août 1994 à minuit (Hokkanen c. Finlande, no 25159/94, décision de la Commission du 15 mai 1996), une décision interne définitive rendue et prononcée le 25 janvier 1995 a donné lieu à un délai commençant le 26 janvier de la même année et expirant le 25 juillet 1995 à minuit (Pollard c. Royaume-Uni, déc. no 28189/95, décision de la Commission du 12 avril 1996).

45. Cette méthode a été appliquée par la Commission européenne dans plusieurs affaires examinées par elle ultérieurement (voir, parmi bien d’autres, Legendre c. France, no 25924/94, décision de la Commission du 15 janvier 1997). Elle a par la suite été explicitement entérinée par la Cour (voir, parmi bien d’autres, Loveridge c. Royaume-Uni, déc. no 39641/98, 23 octobre 2001, Ataman c. Turquie, déc. no 46252/99, 11 septembre 2001, Zarakolu c. Turquie, déc., no 32455/96, 5 novembre 2002, et Nelson c. Royaume-Uni, no 74961/01, §§ 12‑13, 1er avril 2008).

46. Dans ce contexte, la question s’est posée de savoir, s’agissant du dies ad quem, quelle approche il y avait lieu d’adopter lorsque le dernier jour du délai de six mois était un jour non ouvrable, c’est-à-dire un samedi, un dimanche ou un jour férié.

47. Dans la décision Fondation Croix-Etoile, Baudin et Delajoux c. Suisse (décision précitée), la Commission a considéré que lorsque le jour d’expiration du délai était férié, le délai devait être prorogé jusqu’au jour ouvrable suivant.

48. Toutefois, la Cour n’a pas tenu compte des jours non ouvrables dans la détermination du dies ad quem. Par exemple, dans l’affaire Kadikis c. Lettonie (déc. no 62393/00, 25 septembre 2003), le dernier jour du délai de six mois était un samedi. Le requérant avait introduit sa requête deux jours plus tard, soit le lundi suivant, faisant valoir qu’en pareil cas, le droit interne prévoyait la prolongation automatique des délais jusqu’au premier jour ouvrable. La Cour a rejeté cet argument, en considérant que « le respect du délai de six mois s’opère selon les critères propres à la Convention, et non en fonction des modalités prévues en droit interne de chaque État défendeur ».

49. Par la suite, la Cour a confirmé à plusieurs reprises le principe selon lequel le respect du délai de six mois doit répondre aux critères propres à la Convention et non aux modalités prévues par le droit interne de chaque État défendeur (voir, parmi bien d’autres, Otto, précité, Benet Czech, spol. s r.o., précité, et Büyükdere et autres, précité).

50. Même si elle n’est pas formellement tenue de suivre ses décisions ou arrêts antérieurs, la Cour considère qu’il est dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi qu’elle ne s’écarte pas de ses propres précédents sans motif valable (voir, par exemple, Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 70, CEDH 2001-I). Il en va de même, a fortiori, dans le domaine des règles procédurales, où la sécurité juridique s’impose encore davantage et où les précédents de la Cour devraient être suivis avec plus de rigueur encore pour assurer le respect des exigences de la prévisibilité et de la cohérence qui servent les intérêts de toutes les parties à la procédure.

Il convient donc de rechercher s’il existe des motifs valables de nature à justifier que la Cour s’écarte de sa jurisprudence et de sa pratique constantes décrites ci-dessus.

51. Dans son arrêt, la chambre souligne que la Cour a toujours tenu compte du droit et de la pratique internes s’agissant de la détermination du dies a quo, et elle décide d’appliquer la même approche au calcul du dies ad quem (arrêt de la chambre, § 40).

52. Toutefois, de l’avis de la Grande Chambre, une analyse de la jurisprudence des organes de la Convention démontre que la prise en compte du droit et de la pratique internes pertinents constitue un élément certes important mais non décisif dans la détermination du point de départ du délai de six mois. Cette analyse permet en effet de distinguer en la matière deux types de situations, face auxquelles les organes de la Convention n’ont pas adopté la même approche.

53. La première situation regroupe les cas où il s’agissait de déterminer la date à laquelle avait été portée à la connaissance d’un requérant une décision interne définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes. Dans l’affaire Worm (décision précitée), le Gouvernement avait excipé du non-respect du délai de six mois, en arguant que ce délai devait commencer à courir à compter de la date à laquelle la cour d’appel avait donné lecture de la décision définitive. Or, en vertu du droit autrichien, la décision définitive devait être signifiée par écrit au requérant ou, le cas échéant, à son avocat. Dans sa décision, la Commission, tout en reconnaissant que cette affaire l’amenait à revoir l’approche qu’elle avait suivie jusqu’alors, a conclu que lorsqu’en vertu du droit interne, la décision définitive devait être signifiée par écrit, le délai de six mois devait être calculé à partir de la date de la signification, que le tribunal ait ou non donné précédemment lecture, en tout ou en partie, de la décision en question.

La Cour a ensuite confirmé cette approche et a jugé plus conforme à l’objet et au but de l’article 35 § 1 que le délai de six mois commence à courir à compter de la date de signification de la copie de l’arrêt (arrêt Worm, précité, § 33). Dans ses décisions et arrêts ultérieurs, elle a suivi cette jurisprudence et n’a pas hésité à fixer le point de départ du délai de six mois en tenant compte d’une pratique ou d’une règle de droit internes afin de donner plein effet à la nécessité d’assurer l’exercice effectif du droit de recours individuel (voir, parmi bien d’autres, Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 29, CEDH 1999‑II, relatif à la date de la mise au net d’une décision, et Seher Karataş c. Turquie, no 33179/96, § 28, 9 juillet 2002, relatif à la notification d’une amende).

54. Le second type de situations se rapporte notamment à la détermination d’un point de départ dans les affaires où la violation alléguée consiste en une « situation continue » et/ou dans lesquelles il n’existe aucun recours effectif en droit interne. Selon la jurisprudence constante de la Cour, dans les cas de situation continue, le délai recommence à courir chaque jour, et ce n’est que lorsque la situation cesse qu’un délai de six mois commence réellement à courir (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 159, CEDH 2009). De même, lorsqu’il est clair d’emblée qu’un requérant ne dispose d’aucun recours effectif, le délai de six mois part de la date des actes ou mesures dénoncés ou de la date à laquelle l’intéressé en prend connaissance ou en ressent les effets ou le préjudice (ibidem, § 157). Il incombe alors à la Cour de déterminer, compte tenu des différents enjeux, à quel moment un requérant qui entend porter un grief devant elle est censé introduire sa requête (ibidem, § 169).

55. Le caractère variable de l’approche décrite ci-dessus trouve sa source dans le principe selon lequel le délai de six mois constitue une règle autonome qui doit être interprétée et appliquée dans chaque affaire de manière à assurer l’exercice efficace du droit de recours individuel (voir, parmi bien d’autres, Büyükdağ c. Turquie, (déc.) no 28340/95, 6 avril 2000, Fernandez-Molina-Gonzalez c. Espagne et 369 autres, (déc.), no 64359/01, 8 octobre 2002, et Zakrzewska c. Pologne, no 49927/06, § 55, 16 décembre 2008).

56. Par ailleurs, l’application par la Cour de ses propres critères de computation des délais, indépendamment des règles nationales, tend à assurer la sécurité juridique, une bonne administration de la justice et, ainsi, le fonctionnement pratique et effectif du mécanisme de la Convention. En effet, si, dans la détermination du dies ad quem, la Cour devait nécessairement tenir compte du droit et de la pratique internes, il lui faudrait établir un calendrier complet des jours fériés dans les 47 États parties à la Convention, lesquels varient d’un pays à l’autre et parfois même au sein d’un même pays (voir, par exemple, l’affaire Stone Court Shipping Company, S.A. c. Espagne, no 55524/00, § 39, 28 octobre 2003 où les deux communautés autonomes impliquées dans l’affaire n’avaient pas la même liste de jours fériés) et peuvent également changer au fil des années.

57. De surcroît, eu égard aux multiples moyens de communication dont disposent de nos jours les requérants potentiels (courrier postal, télécopie, communications électroniques, internet etc.), la Cour estime que le délai de six mois est, encore plus qu’autrefois, suffisant pour leur permettre d’apprécier l’opportunité d’introduire une requête devant elle et, le cas échéant, en déterminer le contenu, dans le respect de l’article 47 du règlement de la Cour. A ce sujet, elle observe que s’il est essentiel pour l’efficacité du mécanisme que les États contractants respectent leur obligation de ne pas entraver l’exercice du droit de recours individuel, les requérants n’en sont pas moins tenus de se montrer vigilants quant au respect des règles procédurales en la matière (voir, mutatis mutandis, Varnava et autres, précité, § 160).

58. En outre, la Cour prend note du Règlement (CEE, Euratom) du Conseil du 3 juin 1971 portant détermination des règles applicables aux délais, aux dates et aux termes (art. 3 § 4) et de la Convention européenne sur la computation des délais du 16 mai 1972 (art. 5), laquelle n’a été ratifiée à ce jour que par quatre des dix pays signataires (paragraphes 20‑23 ci-dessus). Toutefois, vu les impératifs de sécurité juridique en matière de procédures et de délais, et dans la mesure où il serait difficile de conclure qu’un consensus général s’est dessiné entre les membres du Conseil de l’Europe quant à la computation des délais, elle s’en tiendra à sa propre approche.

59. A la lumière de ce qui précède, la Cour ne décèle aucun motif de nature à justifier qu’elle s’écarte des précédents décrits ci-dessus (paragraphe 49).

c. Conclusion

60. Dans ce contexte, il suffit d’observer qu’en l’espèce, la décision définitive de la Haute Cour administrative militaire du 16 novembre 2005 a été signifiée au requérant le 28 novembre 2005. Le délai fixé par l’article 35 § 1 de la Convention a donc commencé à courir le lendemain, 29 novembre, et a expiré le dimanche 28 mai 2006 à minuit. Or, la requête a été introduite le 29 mai 2006, c’est-à-dire après l’expiration du délai susvisé.

61. Pour la Cour, le fait que le dernier jour du délai de six mois, à savoir le 28 mai 2006, soit tombé un dimanche et qu’en pareil cas, en droit interne, les délais se prolongent jusqu’au jour ouvrable suivant n’a aucun incidence sur la détermination du dies ad quem. Elle rappelle qu’en vertu de sa jurisprudence constante, le respect du délai de six mois s’apprécie selon les critères propres à la Convention. Par ailleurs, rien n’indique en l’espèce, compte tenu de la durée du délai prévu à l’article 35 § 1 de la Convention, que le requérant, représenté par un avocat qui se devait de connaître la jurisprudence de la Cour en la matière, n’ait pas été en mesure de prévoir que le dies ad quem coïnciderait avec un jour non ouvrable et d’agir en conséquence (Otto, précité, et Büyükdere et autres, précité, § 10).

62. Par conséquent, ayant été saisie de la présente requête plus de six mois après la signification de la décision interne définitive au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, la Cour ne peut pas connaître du fond de l’affaire.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

Dit qu’elle ne peut connaître du fond de l’affaire.

Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 29 juin 2012.

Johan CallewaertNicolas Bratza
Adjoint au GreffierPrésident

* * *

[1]1. Toutes les conversions en euros dans cet arrêt ont été faites suivant le taux de change en vigueur à l’époque pertinente.


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-111950
Date de la décision : 29/06/2012
Type d'affaire : Arrêt (exception préliminaire)
Type de recours : Exception préliminaire retenue (Article 35-1 - Délai de six mois)

Parties
Demandeurs : SABRİ GÜNEŞ
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BINICI A.E.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2012-06-29;001.111950 ?

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