Conformément aux dispositions de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi d'orientation agricole telle qu'elle vient d'être définitivement adoptée par le Parlement.
Nous estimons, en effet, que l'article 29 de cette loi n'est pas conforme à la Constitution pour les motifs suivants.
Bien que la Constitution ne vise pas expressément cette catégorie juridique, les lois d'orientation s'analysent comme des textes déterminant, dans le cadre de son article 34, les options essentielles et donc les «principes fondamentaux» d'un secteur particulier de la politique de la nation. Dans cette perspective, et bien que la loi d'orientation n'ait pas à entrer dans les détails, elle doit au moins comporter les dispositions juridiques précises qui épuisent la sphère de compétence législative dans le domaine concerné. Ainsi, elles ne peuvent laisser au Gouvernement que le soin de prendre les décisions portant sur les domaines d'ordre strictement réglementaire, au sens de l'article 37 de la Constitution. Or, tel n'est pas, à l'évidence, le cas en ce qui concerne la loi qui vous est soumise et plus particulièrement son article 29.
1 . L'article 29 consent une délégation législative irrégulière.
L'article 29 de la loi dispose que : (...) cet alinéa laisse au pouvoir réglementaire le soin d'établir, par décret en Conseil d'Etat, une « directive nationale d'aménagement rural » déterminant «les conditions d'application des orientations» qu'il définit.
Or, il convient de relever que lesdites opérations sont énoncées de façon particulièrement imprécise au point qu'elles n'imposent au pouvoir réglementaire aucune contrainte véritable. Il suffit d'ailleurs pour s'en convaincre de constater que sur aucune des orientations il n'aurait été raisonnable - ni même constitutionnellement possible - de dire autre chose que ce qui est écrit (eût-il été concevable de déclarer qu'il n'y avait pas lieu à prendre en compte les problèmes d'emploi ou qu'il faudrait aggraver les déséquilibres démographiques, etc.). La loi, en réalité, ne fixe aucune règle ni même ne détermine aucun principe fondamental. Elle se borne à transférer au Gouvernement l'ensemble des compétences, qu'elles soient législatives ou réglementaires, en matière d'aménagement rural (et notamment tout ce qui touche aux successions, à la propriété, aux obligations civiles et commerciales, au droit du travail et à la sécurité sociale).
On en vient à s'interroger sur l'intérêt et l'utilité de l'énumération apparemment détaillée à laquelle procède l'article 29 dès lors que la généralité de ses termes, l'évidence des principes qu'il pose et l'absence de limites juridiques aux actions conseillées équivalent en fait, soit à ne rien dire, soit à reproduire des dispositions de caractère général qui ne trouvent normalement leur place que dans les lois d'habitation de l'article 38 de la Constitution. Encore faut-il, dans ce cas, que l'exposé des motifs du projet de loi comporte les précisions et justifications nécessaires (cf. votre décision n° 76-72 DC du 12 janvier 1977) ce qui n'est pas le cas du projet de loi dont l'article 29 est issu.
Ainsi, il en résulte un véritable détournement de procédure; sous couvert d'orientation, c'est en réalité une véritable délégation de pouvoir qui est opérée par l'article 29. Celle-ci ne pourrait être consentie par le Parlement que dans le cadre et selon les formes et procédures prévus à l'article 38 de la Constitution et ne peut donner lieu qu'à des ordonnances soumises à ratification et non à un décret. Et s'il est évident que plusieurs des dispositions découlant de l'article 29 ne peuvent être que de nature réglementaire, il est néanmoins certain que d'autres ont nécessairement un caractère législatif que le Gouvernement, compte tenu de la rédaction de l'article 29, peut se croire fondé à méconnaître.
Ainsi que nous le soulignons plus haut, le Conseil constitutionnel a légitimement rappelé que les projets de loi et les lois d'habilitation doivent définir avec précision l'ampleur des délégations consenties. A fortiori, les lois d'orientation, exclusives de toute délégation, ne peuvent pas donner au pouvoir réglementaire, d'une manière imprécise, le droit d'agir dans le domaine de la loi.
En vain, peut-on objecter que tout acte réglementaire excédant le domaine de l'article 37 est susceptible de recours en annulation devant le Conseil d'Etat. Dans le cas de l'article 29, le juge administratif, en se reportant aux travaux préparatoires, ne pourra que constater que le législateur n'a envisagé aucune réelle limite à la compétence du Gouvernement pour mettre en œuvre les orientations prétendument définies, et ne pouvant censurer le législateur, le Conseil d'Etat serait contraint de s'abstenir de toute censure à l'égard du décret en cause.
Aussi, en tant qu'il délègue le pouvoir législatif en déterminant les orientations de façon à ce point imprécise que cela équivaut à ne pas les définir, et en méconnaissance des articles 34 et 38 de la Constitution, l'article 29 nous paraît non conforme à la Constitution.
2 - L'article 29 ne peut créer, par voie législative, une nouvelle catégorie d'actes réglementaires.
- L'article 29 crée, en effet, une nouvelle catégorie juridique dont la Constitution n'autorise pas l'émergence: la « directive nationale» dont le dispositif n'a généralement pas la forme d'un décret en Conseil d'Etat puisque le décret ne fait, en l'espèce, qu'approuver un texte qui lui est annexé (exemple des directives en matière d'urbanisme).
Si la jurisprudence administrative admet l'existence d'un « pouvoir d'orientation », se traduisant tantôt par des directives internes, tantôt par des directives d'aménagement national. cette reconnaissance est assortie de conditions adaptées au caractère particulier de ces normes relatives. Relatives, en effet, sont les dispositions qui, à l'inverse de la 1 loi et du règlement, ne s'imposent pas de manière générale et absolue. Aussi y a-t-il contradictio in terminis à parler de « décret portant directive». Ou il s'agit d'une directive et elle n'est pas contraignante que dans les cas et limites fixés par le Conseil d'Etat ; ou il s'agit d'un décret et il s'impose à tous en totalité. Admettre le contraire permettrait à n'importe quelle autorité « d'interpréter une interprétation» d'un texte législatif, au besoin en empiétant sur la sphère de compétence de l'article 34 de la Constitution.
La Constitution prévoit un certain nombre de normes. Parmi elles, figure la loi et si cette dernière nécessite des mesures générales d'application, celles-ci au terme des articles 13 et 37, ne peuvent prendre que la forme d'une catégorie de décret. En d'autres termes et pour parodier un adage célèbre, «orientation ne vaut».
- En outre, la directive a par nature pour objet de suggérer une orientation sujette à interprétation et non de l'imposer en toute hypothèse. S'ils sont à des degrés divers tenus par ses termes, les responsables locaux des services extérieurs de l'Etat peuvent, pour des raisons diverses, aggraver ou atténuer, voire écarter, l'application de certaines dispositions en raison de circonstances particulières et notamment de circonstances locales.
Une telle souplesse peut parfois se justifier pour la mise en œuvre de certains textes administratifs. Il n'est pas concevable, en revanche, qu'il en aille de même pour des dispositions qui sont matériellement d'ordre législatif ou réglementaire. Le principe d'égalité devant la loi et l'unité de la République interdisent, en effet, que des régimes distincts soient appliqués à des citoyens placés dans des situations juridiques identiques, selon qu'ils résident sur telle ou telle partie du territoire.
C'est pourtant ce que permet l'article 29 en abandonnant à une directive le soin de mettre en œuvre des principes faussement définis par le législateur, L'issue inéluctable du processus serait, quelle qu'en soit la qualification, que la loi de la République ne serait pas la même pour tous.