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30/12/1987 | FRANCE | N°87-237

France | France, Conseil constitutionnel, 30 décembre 1987, 87-237


Le Conseil constitutionnel a été saisi le 21 décembre 1987 par MM Pierre Joxe, Lionel Jospin, Maurice Adevah-P uf, Jean Anciant, Jacques Badet, Claude Bartolone, Philippe Bassinet, Guy Bêche, Alain Billon, Gilbert Bonnemaison, Augustin Bonrepaux, Jean-Michel Boucheron (Ille-et-Vilaine), Alain Calmat, Jean-Claude Cassaing, Alain Chénard, André Clert, Jean-Hugues Colonna, Marcel Dehoux, Raymond Douyère, Mme Georgina Dufoix, MM Henri Fiszbin, Jean-Pierre Fourré, Gérard Fuchs, Pierre Garmendia, Claude Germon, Jean Giovannelli, Christian Goux, Jacques Guyard, Edmond Hervé, Maurice Janetti

, Mme Catherine Lalumière, MM Jérôme Lambert, Jean Laurai...

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 21 décembre 1987 par MM Pierre Joxe, Lionel Jospin, Maurice Adevah-P uf, Jean Anciant, Jacques Badet, Claude Bartolone, Philippe Bassinet, Guy Bêche, Alain Billon, Gilbert Bonnemaison, Augustin Bonrepaux, Jean-Michel Boucheron (Ille-et-Vilaine), Alain Calmat, Jean-Claude Cassaing, Alain Chénard, André Clert, Jean-Hugues Colonna, Marcel Dehoux, Raymond Douyère, Mme Georgina Dufoix, MM Henri Fiszbin, Jean-Pierre Fourré, Gérard Fuchs, Pierre Garmendia, Claude Germon, Jean Giovannelli, Christian Goux, Jacques Guyard, Edmond Hervé, Maurice Janetti, Mme Catherine Lalumière, MM Jérôme Lambert, Jean Laurain, Christian Laurissergues, Georges Le Baill, Jean-Yves Le Déaut, Robert Le Foll, Jean Le Garrec, André Lejeune, Guy Lengagne, François Loncle, Maurice Louis-Joseph-Dogué, Philippe Marchand, Michel Margnes, Jacques Mellick, Joseph Menga, Louis Mexandeau, Jean-Pierre Michel, Gilbert Mitterrand, Louis Moulinet, Henri Nallet, Mme Paulette Nevoux, MM Jean Oehler, Pierre Ortet, Christian Pierret, Henri Prat, Jean Proveux, Philippe Puaud, Mme Yvette Roudy, MM Jacques Santrot, Michel Sapin, Mmes Odile Sicard, Gisèle Stiévenard, M Olivier Stirn, députés, et le 22 décembre 1987, par MM André Méric, Jules Faigt, Marcel Costes, Jean Peyrafitte, Léon Eeckhoutte, Robert Pontillon, Germain Authié, Michel Dreyfus-Schmidt, Lucien Delmas, Louis Perrein, René Régnault, Philippe Madrelle, Robert Laucournet, André Rouvière, Robert Guillaume, Jacques Bialski, Marcel Bony, François Louisy, Philippe Labeyrie, René-Pierre Signé, Claude Estier, Jean-Luc Mélenchon, Paul Loridant, Jacques Bellanger, Guy Penne, Charles Bonifay, Roger Quilliot, Robert Schwint, William Chervy, Raymond Courrière, Roland Bernard, Philippe Benedetti, Jean-Pierre Bayle, Gérard Roujas, François Autain, Franck Sérusclat, Guy Allouche, Gérard Gaud, Michel Moreigne, Albert Ramassamy, Michel Manet, Marc B uf, Albert Pen, Marcel Debarge, Roland Courteau, Bastien Leccia, Marcel Vidal, Jean-Pierre Masseret, Jacques Carat, Mme Irma Rapuzzi, MM Roland Grimaldi, Rodolphe Désiré, Maurice Pic, André Delelis, Pierre Matraja, Félix Ciccolini, Fernand Tardy, Raymond Tarcy, Gérard Delfau, Michel Darras, Tony Larue, Louis Longequeue, Michel Charasse, sénateurs, dans les conditions prévues à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, de la conformité à celle-ci de la loi de finances pour 1988 ;

Le Conseil constitutionnel,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment le chapitre II du titre II de ladite ordonnance ;
Vu l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances ;
Le rapporteur ayant été entendu ;

1. Considérant que les saisines visent à faire déclarer contraires à la Constitution les articles 16, 68, 92 et 100 de la loi de finances pour 1988 soumise à l'examen du Conseil constitutionnel ;
- SUR L'ARTICLE 16 RELATIF A LA COMPENSATION PAR L'ETAT DE PERTES DE RECETTES FISCALES COMMUNALES :
2. Considérant que l'article 16 prévoit qu'à compter de 1989 l'État compense les pertes de recettes supportées, l'année précédente, par les communes en raison de l'exonération de la taxe foncière sur les propriétés non b ties accordée aux propriétaires des terrains qui sont ensemencés, plantés ou replantés en bois, après le 31 décembre 1987 ; que, toutefois, il est précisé qu'"il n'est pas versé de compensation quand celle-ci est inférieure à un montant fixé par décret" ;
3. Considérant que les députés auteurs de la saisine soutiennent, à titre principal, que la non compensation des pertes de recettes en dessous d'un certain montant introduit une discrimination entre les communes concernées dans la mesure où ces pertes de recettes n'ont pas la même incidence pour toutes les communes et sont fonction de l'importance globale de leurs recettes ; qu'ils font valoir subsidiairement que le législateur ne pouvait laisser au pouvoir réglementaire le soin de définir la portée effective de la compensation dans un domaine qui met en cause les ressources des collectivités territoriales et, partant, leur libre administration ;
. En ce qui concerne le moyen principal :
4. Considérant qu'aucun principe non plus qu'aucune règle de valeur constitutionnelle ne fait obstacle à ce que le législateur, lorsqu'il décide que l'État compense la perte par les communes de recettes fiscales, pose le principe d'un seuil en deçà duquel il n'y a pas lieu à compensation ; qu'il lui est loisible de prévoir la fixation de ce seuil en valeur absolue aussi bien qu'en pourcentage ;
. En ce qui concerne le moyen subsidiaire :
5. Considérant qu'en vertu de l'article 34 de la Constitution la loi détermine les principes fondamentaux de la libre administration des collectivités locales, de leurs compétences et de leurs ressources ; qu'il appartient au pouvoir réglementaire, dans le respect des principes posés par la loi, d'assurer leur mise en oeuvre ;
6. Considérant qu'après avoir posé le principe de la compensation par l'État des pertes de recettes, l'article 16 de la loi y a apporté une limite ; qu'il ressort des débats devant le Parlement que cette limite concerne exclusivement des cotes d'imposition très faibles et est destinée à éviter que la compensation de toutes les pertes de recettes, même des plus minimes, n'entraîne un coût de gestion qui serait sans rapport avec la modicité des sommes en jeu ; que, dans ces conditions, en laissant au pouvoir réglementaire le soin de fixer le montant en deçà duquel il n'y aura pas lieu à compensation le législateur n'a pas méconnu l'étendue de sa compétence au regard de l'article 34 de la Constitution ;
- SUR L'ARTICLE 68 RELATIF A LA FISCALITE DES GROUPES DE SOCIETES :
7. Considérant que l'article 68 de la loi, qui insère dans le code général des impôts les articles 223-A à 223-Q, a pour objet de réformer les règles fiscales applicables aux groupes de sociétés ; qu'au nombre de ces dispositions, l'article 223-L prévoit, dans un paragraphe 6 a), alinéa premier, que les déficits dont le report a été autorisé par le ministre compétent, en application des articles 209-II et 1649 nonies du code, à la suite d'une fusion de sociétés ou d'une opération assimilée effectuée à compter du 16 septembre 1987 et qui n'ont pas été déduits par la société bénéficiaire des apports avant son entrée dans le groupe sont reportables sur les bénéfices ultérieurs de cette société, "sur agrément du ministre chargé du budget et dans la limite définie par cet agrément" ; que, de même, selon le deuxième alinéa du paragraphe 6 a) de l'article 223-L, lorsqu'une société du groupe reçoit des apports d'une autre société, les déficits de la société apporteuse ou de la société bénéficiaire de l'apport qui n'ont pas été déduits avant la fusion ou l'opération assimilée, ou sa date d'effet, peuvent être reportés sur les bénéfices ultérieurs de la société du groupe, "sur agrément du ministre chargé du budget et dans la limite définie par cet agrément" ;
8. Considérant que les députés auteurs de la saisine critiquent les dispositions de l'article 223-L en ce qu'elles confèrent au ministre chargé du budget le "pouvoir d'agrément fiscal" ; qu'ils soutiennent qu'il y a là une méconnaissance de l'article 34 de la Constitution car le législateur "subdélègue son pouvoir fiscal" ;
9. Considérant que les dispositions critiquées s'insèrent dans un mécanisme d'ensemble de définition de l'assiette de l'impôt sur les sociétés qui comporte, d'une part, les règles applicables en vertu de la législation antérieure en cas de fusion de sociétés ou d'apports partiels d'actifs, qui sont présentement codifiées sous les articles 209 et 221 du code général des impôts, et, d'autre part, un régime nouveau de fiscalité des groupes de sociétés caractérisé, pour l'essentiel, par la possibilité pour une société mère de se constituer seule redevable de l'impôt sur les sociétés dû sur l'ensemble des résultats du groupe qu'elle forme avec les filiales dont elle détient 95 p. 100 au moins du capital ; que, sous l'empire de l'article 209-II du code général des impôts, lequel reste en vigueur, une personne morale nouvelle issue de la fusion de deux sociétés peut être autorisée à reprendre pour une période limitée, tout ou partie du déficit des sociétés fusionnées ; que l'article 223-L a pour objet de combiner ces dernières dispositions avec les règles nouvelles applicables à la fiscalité du groupe ; qu'à cette fin, il est prévu que si une fusion de sociétés a eu lieu après le 16 septembre 1987 et avant l'intégration de la société issue de la fusion dans le groupe, le déficit reportable à l'issue de la fusion pourra être conservé par la filiale et, par suite, déduit de ses bénéfices ultérieurs ; que, pareillement, en cas d'apports partiels d'actifs à une société du groupe, les déficits non encore déduits antérieurement à la fusion peuvent être reportés sur les bénéfices ultérieurs ;
10. Considérant cependant que, pour éviter qu'eu égard aux reports ainsi prévus, l'entrée d'une société dans un groupe ait principalement pour but de permettre d'éluder l'impôt, le législateur a subordonné la mise en oeuvre des dispositions autorisant un report des déficits à un agrément du ministre chargé du budget ;
11. Considérant qu'à défaut d'autres critères fixés par la loi, l'exigence d'un agrément n'a pas pour conséquence de conférer à l'autorité ministérielle le pouvoir, qui n'appartient qu'à la loi en vertu de l'article 34 de la Constitution, de déterminer le champ d'application d'un avantage fiscal ; qu'au cas considéré, l'exigence de l'agrément confère seulement au ministre chargé du budget le pouvoir de s'assurer, conformément à l'objectif poursuivi par le législateur, que l'opération de restructuration, de regroupement ou d'apport en cause satisfait aux conditions fixées par la loi ; qu'ainsi, les dispositions contestées par les députés auteurs de la saisine qui tendent seulement à charger l'autorité ministérielle de prendre les mesures individuelles nécessaires à l'application de la loi ne méconnaissent pas l'article 34 de la Constitution qui réserve au législateur la fixation des règles concernant l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures ;
- SUR L'ARTICLE 92 RELATIF A LA REPRESSION DE LA DIVULGATION DU REVENU DES PERSONNES PHYSIQUES :
12. Considérant que l'article 92 a pour objet de compléter les dispositions de l'article 1768 ter du code général des impôts, qui sont elles-mêmes issues de l'article 4-3° de la loi n° 71-1061 du 29 décembre 1971 ; que les compléments apportés à la législation antérieure ont pour effet de rendre passible d'une amende fiscale égale au montant des revenus divulgués toute infraction aux dispositions de l'article L. 111 du Livre des procédures fiscales qui interdisent, en dehors des cas qu'elles visent, la publication ou la diffusion de toute indication se rapportant à la liste des personnes assujetties à l'impôt sur le revenu et concernant une personne nommément désignée ;
13. Considérant que les députés auteurs de la première saisine font valoir que l'article 92 a pour conséquence d'édicter une peine qui n'est pas strictement et évidemment nécessaire ; qu'il viole, au demeurant, le principe selon lequel la loi "doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse" ; qu'il méconnaît enfin les dispositions de l'article 11 de la Déclaration des droits de 1789 ; qu'en effet, d'une part, il interdit de porter à la connaissance du public des informations sur le revenu des particuliers, même avec leur accord ; que, d'autre part, il prive un organe de presse qui aurait divulgué une information sur le revenu d'une personne déterminée des garanties prévues par la loi pénale pour les délits de presse ;
14. Considérant que l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dispose notamment que : "La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires" ;
15. Considérant que le principe ainsi énoncé ne concerne pas seulement les peines prononcées par les juridictions répressives mais s'étend à toute sanction ayant le caractère d'une punition même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non judiciaire ;
16. Considérant qu'en prescrivant que l'amende fiscale encourue en cas de divulgation du montant du revenu d'une personne en violation des dispositions de l'article L. 111 du Livre des procédures fiscales sera, en toute hypothèse, égale au montant des revenus divulgués, l'article 92 de la loi de finances pour 1988 édicte une sanction qui pourrait, dans nombre de cas, revêtir un caractère manifestement disproportionné ;
17. Considérant que, sans même qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens invoqués par les députés auteurs de la saisine, l'article 92 doit, en tout état de cause, être déclaré contraire à la Constitution ;
- SUR L'ARTICLE 100 RELATIF A L'INDEMNISATION DES RAPATRIES DES NOUVELLES-HEBRIDES :
18. Considérant que l'article 100 de la loi de finances dispose que : "Les rapatriés des Nouvelles-Hébrides, qui y avaient résidé habituellement pendant une période d'au moins trois ans avant la date d'accession à l'indépendance de ce pays, perçoivent une indemnité forfaitaire de 45 000 F. pour la perte de biens de toute nature dont ils étaient propriétaires.- Il n'est alloué qu'une indemnité par ménage." ;
19. Considérant que les sénateurs auteurs de l'une des saisines soutiennent que ces dispositions sont, en la forme, contraires aux prescriptions de l'article 1er de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances en ce qu'elles n'ont pas une portée financière ; que, sur le fond, elles méconnaissent le principe d'égalité devant la loi affirmé tant par l'article 2 de la Constitution que par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme ;
. En ce qui concerne le moyen tiré de la violation de l'article 1er de l'ordonnance du 2 janvier 1959 :
20. Considérant que le régime d'indemnisation qui résulte de l'article 100 de la loi est mis à la charge de l'État ; que, de plus, la loi de finances pour 1988 ouvre des crédits pour l'application de cet article ; que, dans ces conditions, les dispositions dont il s'agit, ont une incidence directe sur les charges de l'État ; qu'elles sont donc au nombre des mesures qui, en vertu de l'article 1er de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959, relèvent d'un texte ayant le caractère de loi de finances ;
. En ce qui concerne le moyen tiré de l'atteinte au principe d'égalité :
21. Considérant que les principes d'égalité devant la loi et d'égalité devant les charges publiques proclamés par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, dans ses articles 6 et 13, s'appliquent aussi bien dans l'hypothèse où la loi prévoit l'octroi de prestations que dans les cas où elle impose des sujétions ;
22. Considérant qu'il incombe au législateur, lorsqu'il met en oeuvre le principe de solidarité nationale, de veiller à ce que la diversité des régimes d'indemnisation institués par lui n'entraîne pas de rupture caractérisée de l'égalité de tous devant les charges publiques ; que cependant, il lui est loisible de définir des modalités d'application appropriées à chaque cas sans être nécessairement astreint à appliquer des règles identiques ;
23. Considérant que les règles d'indemnisation fixées par l'article 100 de la loi s'ajoutent aux mesures déjà prises en faveur des rapatriés des Nouvelles-Hébrides, d'une part, sur le fondement des dispositions combinées de la loi n° 79-1114 du 22 décembre 1979 et de l'ordonnance n° 80-704 du 5 septembre 1980 et, d'autre part, en application de la loi n° 82-4 du 6 janvier 1982 portant dispositions diverses relatives à la réinstallation des rapatriés ; que les règles d'indemnisation retenues par la loi présentement examinée pour la perte des biens ont été fixées à partir d'une estimation du patrimoine laissé par les rapatriés des Nouvelles-Hébrides, dans ce territoire, postérieurement à son accession à l'indépendance sous le nom de République du Vanuatu ; que l'indemnisation forfaitaire qui est prévue doit permettre un prompt règlement de la situation des intéressés ;
24. Considérant que, même si les règles d'indemnisation ainsi définies diffèrent de celles applicables à ceux des rapatriés qui entrent dans le champ des prévisions de la loi n° 70-632 du 15 juillet 1970 et des textes qui l'ont complétée, elles n'entraînent pas cependant une différence de traitement qui, par son ampleur, serait constitutive d'une atteinte au principe d'égalité ;
- SUR LES AUTRES DISPOSITIONS DE LA LOI :
25. Considérant qu'en l'espèce il n'y a lieu pour le Conseil constitutionnel de soulever d'office aucune question de conformité à la Constitution en ce qui concerne les autres dispositions de la loi soumise à son examen ;

Décide :
Article premier :
L'article 92 de la loi de finances pour 1988 est déclaré contraire à la Constitution.
Article 2 :
La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.


Synthèse
Numéro de décision : 87-237
Date de la décision : 30/12/1987
Loi de finances pour 1988
Sens de l'arrêt : Non conformité partielle
Type d'affaire : Contrôle de constitutionnalité des lois ordinaires, lois organiques, des traités, des règlements des Assemblées

Saisine

Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel l'article 64, article rattaché au budget charges communes du projet de loi de finances pour 1988.

Cet article prévoit d'accorder aux rapatriés des Nouvelles-Hébrides qui y avaient résidé habituellement pendant une période d'au moins trois ans avant la date d'accession à l'indépendance de ce pays, survenue le 30 juillet 1980, une indemnité forfaitaire de 45 000 francs par ménage pour la perte des biens de toute nature dont ils étaient propriétaires.

I : Moyens de fond

L'indépendance des Nouvelles-Hébrides survenue le 30 juillet 1980 n'a pas résulté d'une décision de ratification du Parlement car, en l'espèce, il ne s'agissait ni d'une cession de territoire, ni d'un accord relatif à l'état des personnes en vertu de l'article 53 de la Constitution.

Cependant, cette renonciation de l'influence franco-britannique avait indéniablement des incidences sur " l'état " des ressortissants français sur l'archipel ; c'est pourquoi le Gouvernement français a fait voter par le Parlement (Assemblée nationale : séance du 7 décembre 1979, Sénat : séance du 18 décembre 1979) la loi n° 79-1144 autorisant le Gouvernement à prendre par ordonnances les mesures rendues nécessaires par la déclaration de l'indépendance des Nouvelles-Hébrides.

Quatre ordonnances ont été prises et l'une d'elles, l'ordonnance n° 80-704 du 5 septembre 1980, étend aux Français des Nouvelles-Hébrides les dispositions de la loi n° 61-1439 du 26 décembre 1961 relative à l'accueil et à la réinstallation. Ces mêmes rapatriés ont aussi bénéficié de la loi n° 82-4 du 6 janvier 1982 portant diverses dispositions relatives à la réinstallation des rapatriés. Par conséquent les réfugiés du Vanuatu entrent dans la définition des rapatriés conformément à l'article 1er de la loi n° 61-1439 malgré le fait qu'il n'y ait pas eu cession de territoire au sens de l'article 53 de la Constitution.

Le législateur les a donc placés dans une situation juridique identique à celle des rapatriés. Or, si ces rapatriés bénéficient d'une égalité de traitement s'agissant de l'accueil et de la réinstallation avec les Français d'outre-mer, ils ne recevront, en revanche, pour l'indemnisation des biens spoliés qu'une indemnité forfaitaire de 45 000 F qui vise les biens de toute nature.

S'il est vrai que le droit à une juste indemnisation n'est pas un principe constitutionnel, force est de constater que ces rapatriés se trouvent dans une situation rigoureusement identique à celle des rapatriés bénéficiaires des lois d'indemnisation :

: loi n° 70-632 du 15 juillet 1970 ;

: loi n° 78-1 du 2 janvier 1978 ;

: loi n° 87-549 du 16 juillet 1987.

Aux termes de ces lois, les rapatriés perçoivent une indemnisation obéissant à des critères d'évaluation dans le cadre d'un échéancier de remboursement. Autrement dit, l'indemnité moyenne versée par dossier pour un rapatrié d'Afrique du Nord atteindra 269 000 F, par application des lois précitées ; elle sera seulement de 45 000 F par ménage originaire du Vanuatu.

Le critère retenu, à savoir une indemnité forfaitaire par ménage, est un autre élément de rupture du principe d'égalité entre personnes se trouvant dans une situation identique devant la loi car jusqu'à présent l'indemnisation était nominative et non pas par ménage.

Par ailleurs, cette indemnité étant globale, elle exclut des catégories de biens contrairement au dispositif prévu par les lois d'indemnisation précitées.

Enfin, l'article 64 de la loi de finances pour 1988 institue une indemnité forfaitaire " pour les biens de toute nature " alors que les lois d'indemnisation précitées font une distinction entre les biens agricoles, les biens immobiliers autres que les biens agricoles, les biens des entreprises commerciales, industrielles et artisanales, et les éléments servant à l'exercice des autres professions non salariées.

Il y a donc rupture du principe constitutionnel d'égalité devant la loi en vertu de l'article 2 de la Constitution et de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme, alors même que ces rapatriés du Vanuatu sont dans une situation rigoureusement équivalente par rapport à celle de l'ensemble des rapatriés bénéficiaires des lois d'indemnisation précitées.

Certes, en vertu de la décision n° 86-209 DC du 3 juillet 1986, le Conseil constitutionnel déclare que : " le principe d'égalité ne fait pas obstacle à ce qu'une loi établisse des règles non identiques à l'égard de catégories de personnes se trouvant dans des situations différentes ; mais qu'il ne peut en être ainsi que lorsque cette non-identité est justifiée, compte tenu de l'objet de la loi, par la différence de situation ". Dans le cas d'espèce, la non-identité n'est pas justifiée par la différence de situation.

II. : Moyens de forme

Les dispositions contenues dans l'article 64 de la loi de finances pour 1988 ne sont pas au nombre de celles susceptibles de figurer dans un texte ayant le caractère de loi de finances au sens de l'article 1er de l'ordonnance n° 59-2 du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances.

C'est pour l'ensemble de ces raisons, et toutes celles dont vous voudrez bien vous saisir, que les sénateurs soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci la loi qui vous est déférée.

Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.

Monsieur le président, messieurs les conseillers,

Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi de finances pour 1988 telle qu'elle a été définitivement adoptée par le Parlement.

Sur l'article 9 ter (nouveau) :

Cet article prévoit qu'à compter de 1989 l'Etat compensera les pertes supportées par les communes en raison de l'exonération de la taxe foncière consentie au profit de la politique forestière. Mais la dernière phrase de cet article précise que " toutefois, il n'est pas versé de compensation quand celle-ci est inférieure à un montant fixé par décret ". Cette dernière disposition n'est pas conforme à la Constitution.

Dans le cadre de la politique forestière qu'il a décidé de conduire, l'Etat impose une charge aux collectivités territoriales en exonérant certaines propriétés de la taxe foncière, dans les conditions prévues par la loi. Aussi est-ce tout naturellement que la loi de finances prévoit que les collectivités en recevront la compensation.

Mais en prévoyant que cette compensation ne sera pas versée lorsqu'elle est d'un montant inférieur à une certaine somme, la disposition contestée introduit une discrimination entre les collectivités concernées. Cette discrimination est d'autant plus manifeste que son critère est un montant, c'est-à-dire une somme déterminée en valeur absolue, et non un pourcentage ou un quantum.

Ainsi, une commune ayant des ressources élevées et pour laquelle l'exonération représente une perte relativement modeste verrait celle-ci compensée tandis qu'une autre, dont la structure de recette est telle qu'elle se verrait privée d'une ressource peut-être minime en valeur absolue mais importante au regard de son budget, ne verrait pas cette perte compensée.

Le principe même de la non-compensation en dessous d'un certain montant n'est donc pas conforme à la Constitution.

Ne le sont pas non plus, en second lieu, les modalités de détermination de ce montant puisqu'il est fixé par décret. Ainsi est-ce de l'autorité gouvernementale seule que dépendent, en réalité, l'effectivité de la mesure et sa portée. Selon que le décret mentionné fixera un montant minimum bas ou élevé, et il le fera discrétionnairement, les collectivités concernées auront ou n'auront pas accès à la compensation décidée par le législateur. Ce dernier ne peut donc déléguer à l'autorité réglementaire un pouvoir qu'il appartient d'autant plus au Parlement d'exercer seul qu'il met en cause les ressources des collectivités territoriales et, partant, leur libre administration également.

A ce double titre donc, la disposition contestée ne pourra manquer d'être déclarée non conforme à la Constitution.

Sur l'article 53 :

Cet article introduit dans le code général des impôts un ensemble de dispositions, numérotées 223 A à 223 Q, relatives aux groupes de sociétés. Parmi ces dispositions, figure l'article 223 L qui prévoit que des reports de déficits peuvent être opérés " sur agrément du ministre chargé du budget et dans la limite de cet agrément ".

C'est le pouvoir d'agrément fiscal consenti au Gouvernement qui se trouve ainsi posé. L'agrément est une pratique dont nul ne conteste la constance, voire l'utilité, mais dont on peut légitimement mettre en cause la constitutionnalité.

Perçue dans sa réalité, cette technique n'est ni plus ni moins que la reconnaissance, au profit d'une autorité gouvernementale, du pouvoir de modifier l'assiette, le taux ou les modalités de recouvrement d'impositions de diverses natures. Par ce moyen, le législateur attribue en réalité compétence à l'administration pour écarter ou modifier l'application des règles qu'a définies le Parlement lui-même.

Certes, on ne manquera pas d'objecter que l'agrément étant prévu par la loi, ses utilisations étant circonscrites, et ses effets limités, il n'y a pas là abandon d'une compétence législative mais au contraire exercice de celle-ci par la fixation de règles.

Mais une telle argumentation ne saurait convaincre. En effet, il convient à tout le moins de distinguer la notion même d'agrément et les conséquences qu'y attache la disposition concernée. On peut parfaitement concevoir que le ministre compétent ait à apprécier si les conditions prévues par la loi pour bénéficier d'une facilité sont matériellement réunies et que la traduction juridique de cette vérification prenne la forme d'un agrément, ou d'un refus d'agrément.

Tout autre est la situation dans laquelle, comme le prévoit expressément la disposition incriminée, le ministre ne se borne pas à délivrer ou à refuser un agrément mais dispose du pouvoir d'en moduler la portée. Or ce pouvoir-ci n'est entouré d'aucune garantie, assorti d'aucune limite, encadré par aucune règle.

Une nouvelle fois, donc, le législateur subdélègue son pouvoir fiscal, ou plus exactement l'abdique, ce que la Constitution ne l'autorise pas à faire.

C'est la raison pour laquelle cette disposition sera déclarée non conforme à la Constitution.

Sur l'article 61 ter (nouveau) :

Dans le texte complet qui serait désormais le sien, l'article 1768 ter du code général des impôts serait ainsi rédigé : " toute infraction aux dispositions de l'article L 111 du livre des procédures fiscales relatif à la publicité de l'impôt ou des revenus est punie d'une amende fiscale égale au montant des impôts ou des revenus divulgués ".

Cette disposition introduit une notion totalement inédite : celle d'une amende proportionnelle non à la gravité de l'infraction mais aux revenus de celui qui est réputé en être la victime. Cela s'apparente en quelque sorte à la situation dans laquelle les auteurs d'une attaque à main armée verrait leur peine fixée en fonction du bilan consolidé de la banque qu'ils ont dévalisée.

La notion de proportionnalité n'est pas forcément critiquable en elle-même. Au moins la proportion doit-elle avoir un lien direct soit avec la gravité de l'infraction, soit avec la situation personnelle de son auteur. Mais on ne saurait considérer comme strictement et évidemment nécessaire la peine dont l'importance dépend d'un élément tiers.

Au demeurant, la disposition contestée viole le principe selon lequel la loi " doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ". En effet, dès lors qu'il s'agit de faire obstacle à la publication des revenus, moins les revenus seraient élevés moins serait protégé celui qui les perçoit, tandis qu'un niveau de fortune très élevé garantirait une protection absolue.

Certes, on objectera que la presse a davantage coutume de présenter les palmarès de la fortune que ceux de la misère, mais c'est une circonstance qui est constitutionnellement indifférente. En outre, il peut arriver qu'une personne physique privée de revenus n'ait pas spécialement envie que cela soit publié (ce que la presse pourrait avoir la tentation de faire par exemple s'il s'agissait d'une personne qui eut une période de notoriété). Malheureusement pour elle qui ne perçoit pas de revenus et ne paie pas d'impôt, celui qui en ferait état violerait gratuitement l'article 1768 ter du code général des impôts.

Il y a plus. L'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme proclame que " tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ".

Les développements modernes de ce droit se traduisent notamment par une vocation particulière de la presse à dénoncer les scandales dont elle peut avoir connaissance. Conformément à l'article 11 précité, elle doit répondre de ses propres abus éventuels, ce que nul ne conteste.

Mais avec le système proposé, s'il apparaissait qu'une personnalité publique multiplie les fraudes à l'impôt au point qu'à des revenus considérables ne correspond qu'une contribution modeste, cette information ne pourrait être portée à la connaissance du public, au mépris d'ailleurs des termes de l'article 14 de la déclaration précitée. Et si d'aventure l'information était malgré tout publiée, plus grande serait la fraude plus grand serait le châtiment de celui qui la dévoile !

On peut comprendre que le législateur, au nom notamment de la défense de la vie privée, se préoccupe de dissuader efficacement ceux qui voudraient violer l'article 1758 ter. Mais il lui suffit alors de prévoir des amendes pénales éventuellement élevées, mais en offrant ainsi à l'auteur de l'infraction les garanties de la procédure judiciaire, comme pour tous les délits de presse.

Le système retenu, enfin, est notoirement absurde dans sa rédaction. Soit un journal qui se livre à une enquête, comme il en paraît fréquemment, sur les plus grandes fortunes ou encore sur la fortune des personnalités politiques. Il demande à un certain nombre de personnes si elles acceptent de répondre aux questions relatives à leurs revenus. Celles qui y consentent reprennent alors tout naturellement les données qui figurent sur leur déclaration d'impôt et sont indiquées dans la liste mentionnée à l'article L 111 précité. Lorsque le journal publie les réponses, il encourt alors une amende fiscale égale à la somme des revenus publiés, même si les intéressés ont formellement donné leur accord. Certes, ce peut être un mécanisme très incitatif pour multiplier les enquêtes de presse approfondies sur la grande pauvreté, mais cela n'en reste pas moins une immixtion inacceptable dans la décision que peuvent prendre en commun un support et l'intéressé de publier le montant de revenus.

A tous égards, donc, et de quelque manière qu'on aborde la question, l'article 61 ter de la loi ne peut résister à la censure.

C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conforme à celle-ci la loi qui vous est déférée.

Nous vous prions d'agréer, monsieur le président, messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.


Références :

DC du 30 décembre 1987 sur le site internet du Conseil constitutionnel
DC du 30 décembre 1987 sur le site internet Légifrance

Texte attaqué : Loi de finances pour 1988 (Nature : Loi ordinaire, Loi organique, Traité ou Réglement des Assemblées)


Publications
Proposition de citation : Cons. Const., décision n°87-237 DC du 30 décembre 1987
Origine de la décision
Date de l'import : 02/11/2017
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CC:1987:87.237.DC
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