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24/10/1990 | FRANCE | N°52874;94276

France | France, Conseil d'État, 2 / 6 ssr, 24 octobre 1990, 52874 et 94276


Vu 1°) sous le n° 52 874, la requête sommaire et le mémoire complémentaire enregistrés les 1er août 1983 et 1er décembre 1983 au secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat sous le n° 52 874, présentés pour la Société civile immobilière "LE GRAND LARGE", dont le siège est ..., et tendant à ce que le Conseil d'Etat :
1°) annule le jugement en date du 17 mars 1983 par lequel le tribunal administratif de Marseille a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision du 28 juillet 1978 par laquelle le ministre de l'urbanisme et du logement a refusé de lui verser une

indemnité en compensation du préjudice qu'elle a subi du fait de plusie...

Vu 1°) sous le n° 52 874, la requête sommaire et le mémoire complémentaire enregistrés les 1er août 1983 et 1er décembre 1983 au secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat sous le n° 52 874, présentés pour la Société civile immobilière "LE GRAND LARGE", dont le siège est ..., et tendant à ce que le Conseil d'Etat :
1°) annule le jugement en date du 17 mars 1983 par lequel le tribunal administratif de Marseille a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision du 28 juillet 1978 par laquelle le ministre de l'urbanisme et du logement a refusé de lui verser une indemnité en compensation du préjudice qu'elle a subi du fait de plusieurs décisions illégales de l'administration,
2°) condamne l'Etat à lui verser la somme de 31 100 819 F en réparation du préjudice subi avec intérêts de droit à compter du 22 septembre 1978 et capitalisation desdits intérêts,
Vu 2°) sous le n° 94 276, le recours enregistré le 13 janvier 1988 au secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat présenté par le ministre de l'équipement, du logement, de l'aménagement du territoire et des transports et tendant à ce que le Conseil d'Etat :
1°) annule le jugement du 16 octobre 1987 par lequel le tribunal administratif de Marseille a déclaré l'Etat entièrement responsable à l'égard de la Société civile immobilière "LE GRAND LARGE" des conséquences dommageables de l'arrêté du maire de Cassis en date du 8 septembre 1981, ordonnant la suspension des travaux entrepris a ordonné la réouverture de l'instruction et la communication des mémoires parvenus après l'ordonnance de clôture et a ordonné une expertise afin d'évaluer le préjudice subi par la Société civile immobilière "LE GRAND LARGE",
2°) rejette la demande présentée par la Société civile immobilière "LE GRAND LARGE" devant le tribunal administratif de Marseille,
Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu le code de l'urbanisme ;
Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
Vu l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Après avoir entendu :
- le rapport de M. de Juniac, Auditeur,
- les observations de la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de la S.C.I. "LE GRAND LARGE",
- les conclusions de M. Abraham, Commissaire du gouvernement ;

Considérant que la requête de la Société civile immobilière "LE GRAND LARGE" et le recours du MINISTRE DE L'EQUIPEMENT sont relatifs au même litige ; qu'il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision ;
Sur la régularité du jugement du tribunal administratif de Marseille en date du 16 octobre 1987 :
Considérant que selon le 3ème alinéa de l'article R.172 du code des tribunaux administratifs, les jugements visent l'ordonnance de clôture ; qu'aux termes de l'article R.160 du même code : "Le président peut rouvrir l'intruction par une décision qui n'est pas motivée et ne peut faire l'objet d'aucun recours ... Les mémoires qui auraient été produits pendant la période comprise entre la clôture et la réouverture de l'instruction sont communiqués aux parties" ;
Considérant qu'il ressort de la minute du jugement attaqué qu'il comporte le visa de l'ordonnance de clôture intervenue le 27 janvier 1987 ; que la décision prise par le tribunal administratif de rouvrir l'instruction et de communiquer au ministre le mémoire produit par la Société civile immobilière "LE GRAND LARGE" le 23 septembre 1987 n'est pas susceptible d'être discutée devant le juge d'appel ; que le ministre de l'équipement n'est, dès lors, pas fondé à soutenir que le jugement attaqué est entaché d'irrégularité ;
Sur la responsabilité :
Considérant qu'il ressort de la décision du Conseil d'Etat statuant au Contentieux du 28 septembre 1985 que la Société civile immobilière "LE GRAND LARGE" s'est trouvée titulaire, le 14 septembre 1977, d'un permis de construire tacite portant sur un ensemble de 176 logements à Cassis (Bouches-du-Rhône) et que ce permis de construire n'était pas entaché d'illégalité ; que la mise à exécution de ce projet s'est trouvée aussitôt paralysée par un arrêté préfectoral de sursis à statuer du même jour, équivalant à un retrait du permis tacite, puis par une décision de refus du 10 juillet 1978, jusqu'à ce que ces deux décisions soient annulées par un jugement du tribunal administratif de Marseille du 4 juin 1981, confirmé en appel par la décision précitée du Conseil d'Etat ; que, toutefois, l'exécution du projet a été à nouveau empêchée à la suite d'un arrêté du maire de Cassis du 8 septembre 1981 ordonnant l'arrêt des travaux puis d'un nouveau jugement du tribunal administratif de Marseille du 27 juillet 1982 prononçant, à la demande d'un tiers, l'annulation pour excès de pouvoir du permis tacite ; que ce jugement a lui-même été annulé et la requête dirigée contre ledit permis rejetée, par la décision susmentionnée du 28 septembre 1985 ; qu'ainsi, ce n'est qu'après l'intervention de cette décision du Conseil d'Etat que la société requérante s'est trouvée en mesure de mettre en oeuvre le permis de construire dont elle était titulaire depuis le 14 septembre 1977 ;

Considérant que les décisions illégales prises par le préfet des Bouches-du-Rhône les 14 septembre 1977 et 10 juillet 1978 constituent des fautes de nature à engager la responsabilité de l'Etat pour la période allant jusqu'à la notification, le 12 juin 1981, du jugement du 4 juin 1981 prononçant leur annulation ; que le pouvoir attribué au maire par l'article L.480-2 du code de l'urbanisme d'ordonner l'interruption des travaux réalisés en infraction à la législation et à la réglementation du permis de construire lui ayant été conféré en sa qualité d'agent de l'Etat, l'illégalité de l'arrêté du maire de Cassis du 8 septembre 1981 constatée par un jugement du tribunal administratif de Marseille du 27 mai 1982, notifié le 19 juillet suivant et devenu définitif, constitue une faute qui, ainsi que l'a jugé le tribunal administratif par son jugement du 16 octobre 1987 que le ministre de l'équipement ne conteste pas sur ce point, ne saurait engager que la responsabilité de l'Etat ;
Considérant, en revanche, que le fait que le tribunal administratif ait, par son jugement du 27 juillet 1982, annulé à tort le permis tacite accordé à la Société civile immobilière "LE GRAND LARGE" ne saurait être regardé comme une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l'Etat ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la Société civile immobilière "LE GRAND LARGE" est fondée à soutenir que c'est à tort que, par son jugement du 17 mars 1983, le tribunal administratif a rejeté entièrement sa demande d'indemnité ; qu'il y a lieu de faire droit à cette demande pour les périodes allant du 14 septembre 1977 au 12 juin 1981 et du 8 septembre 1981 au 19 juillet 1982 ;

Sur le préjudice :
En ce qui conserne l'expertise prescrite par le jugement du 16 octobre 1987 ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction que le tribunal administratif de Marseille disposait d'éléments suffisants pour évaluer le préjudice causé à la Société civile immobilière "LE GRAND LARGE" par l'arrêté illégal du maire de Cassis en date du 8 septembre 1981 ; que le ministre de l'équipement est, dès lors, fondé à soutenir que l'expertise prescrite par le jugement du 16 octobre 1987 aux fins d'évaluation de ce préjudice était frustratoire et à demander l'annulation du jugement ;
Considérant qu'il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement sur la demande de la Société civile immobilière "LE GRAND LARGE" tendant à être indemnisée du préjudice que lui ont causé l'arrêté du maire de Cassis et les décisions illégales du préfet des Bouches-du-Rhône ;

Sur les différents chefs de préjudice :
Considérant, en premier lieu, que l'obligation où s'est trouvée la Société civile immobilière "LE GRAND LARGE" de verser à l'architecte des intérêts moratoires sur les honoraires qu'elle lui devait au titre des missions qu'il avait exécutées avant le 14 septembre 1977 et entre les mois de juillet et d'octobre 1982 est exclusivement imputable à son propre retard dans le versement de ces honoraires et non aux fautes commises par l'administration ; qu'elle ne saurait obtenir le remboursement de ces intérêts ;
Considérant, en second lieu, que si la société civile immobilière "LE GRAND LARGE" se prévaut de préjudices résultant de la hausse du coût de la construction des immeubles, de la voirie et des réseaux divers, de l'augmentation du montant des honoraires d'architecte et de l'accroissement du volume des emprunts souscrits que la Société civile immobilière "LE GRAND LARGE" a dû subir en raison du retard avec lequel elle a pu entreprendre les travaux projetés, il ne résulte pas de l'instruction que la Société, dont les prix de vente ont connu une évolution comparable à celle des coûts de construction et qui a réalisé son projet avec une marge bénéficiaire normale, ait subi une perte par rapport au résultat qu'elle pouvait escompter de l'opération ; qu'elle n'établit pas avoir eu à supporter inutilement les frais financiers pendant la période de retard litigieuse ; qu'elle ne peut, dès lors, prétendre à l'indemnisation de ces chefs de préjudice ;

Considérant, en troisième lieu, que la société requérante ne justifie pas qu'elle n'aurait pas été en mesure de déduire, de répercuter ou de se faire rembourser le montant intégral de la taxe sur la valeur ajoutée afférente à ses différents débours ; que le préjudice résultant de modifications apportées à la réglementation applicable en matière de construction pendant la période où la société a été empêchée de réaliser son projet, n'est pas la conséquence directe des illégalités commises et n'ouvre, dès lors, pas droit à réparation ;
Considérant, en quatrième lieu, qu'en vertu des accords passés entre le promoteur et le propriétaire du terrain, celui-ci devait être rémunéré par la dation en paiement d'un certain nombre de logements représentant 21 % de la surface habitable de l'ensemble immobilier ; qu'il n'est ni établi, ni même allégué que l'évolution de la valeur du terrain pendant la période litigieuse n'ait pas été comparable à celle de la valeur des logements construits ; que la Société civile immobilière "LE GRAND LARGE" n'est, en conséquence, pas fondée à soutenir qu'elle aurait subi un préjudice du fait de l'augmentation de la valeur des logements cédés en échange du terrain ;
Considérant, en cinquième lieu, que la société a procédé à certaines dépenses initiales qui ont été utiles à la réalisation du programme ; qu'elle ne saurait, par suite, demander réparation du préjudice correspondant à l'immobilisation des fonds correspondant auxdites dépenses ; qu'enfin elle n'établit pas que la vente des logements se serait heurtée à des difficultés du fait d'une modification de la demande immobilière ;

Considérant, en revanche, que la société qui était en mesure, après l'intervention du jugement du tribunal administratif de Marseille du 4 juin 1981, de mettre en oeuvre le permis tacite dont elle était titulaire a entrepris à cette date le débroussaillage du terrain ; que les travaux ayant été interrompus par l'arrêté illégal du maire de Cassis du 8 septembre 1981, elle a du procéder à un nouveau débroussaillage en 1985 ; qu'elle est en droit d'obtenir le remboursement des travaux de débrousaillage inutilement réalisés en 1981 dont le montant hors taxe s'est élevé à 27 562 F ;

Considérant que les accords conclus par la Société civile immobilière "Le Grand Large" avec le propriétaire du terrain prévoyaient le versement à ce dernier d'une pénalité en cas de retard dans la livraison des logements cédés en échange du terrain ; que cette pénalité ayant été effectivement versée, la société est fondée à en demander le remboursement pour la partie correspondant au retard afférent à la période indemnisable soit un montant de 2 914 989 F ; Considérant que la privation pendant plusieurs années des revenus que le promoteur aurait pu tirer du placement des bénéfices que lui aurait certainement procurés la commercialisation des logements construits constitue un préjudice indemnisable dont il sera fait une juste appréciation en le fixant pour la période considérée à 1 700 000 F ; Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que la Société civile immobilière "Le Grand Large" a droit au versement d'une indemnité totale de 4 642 551 F ;

Sur les intérêts et les intérêts des intérêts :
Considérant que les fractions de l'indemnité correspondant, d'une part, à la pénalité de retard versée au propriétaire du terrain et s'élevant à 2 914 989 F et, d'autre part, aux travaux de débrousaillage et s'élevant à 27 562 F doivent porter intérêts au taux légal à compter respectivement, pour la première fois, du 27 juin 1978 et, pour la seconde, du 6 novembre 1981, dates auxquelles l'indemnisation de ces chefs de préjudice a été demandée pour la première fois à l'administration ; que la fraction de l'indemnité correspondant à la privation pendant plusieurs années des revenus du bénéfice que la société pouvait normalement tirer de l'opération et s'élevant à 1 700 000 F portera intérêts au taux légal à compter du 20 février 1986, date de la première demande de la S.C.I. "Le Grand Large" ; Considérant que la capitalisation des intérêts a été demandée les 6 décembre 1982, 20 février 1986 et 18 avril 1988 ; qu'à chacune de ces dates il était dû, sur les sommes de 2 914 989 F et 27 562 F, au moins une année d'intérêts ; qu'au 18 avril 1988, il était dû au moins une année d'intérêts sur la somme de 1 700 000 F ; que, dès lors, conformément à l'article 1154 du code civil, il y a lieu de faire droit, et dans la mesure ainsi définie, à ces demandes ;
Article 1er : Les jugements du tribunal administratif de Marseille en date des 17 mars 1983 et 16 octobre 1987 sont annulés.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser à la Société civile immobilière "Le Grand Large" une indemnité de 4 642 551 F. La somme de 2 914 989 F portera intérêts au taux légal à compter 27 juin 1978. La somme de 27 562 F portera intérêts au taux légal à compter du 6 novembre 1981. Les intérêts échus le 6 décembre 1982, 20 février 1986 et 18 avril 1988 seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts. La somme de 1 700 000 F portera intérêts à compter du 20 février 1986. Les intérêts de cette dernière somme échus le 18 avril 1988 seront capitalisés à cette date pour produire eux-mêmes intérêts.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête de la Société civile immobilière "Le Grand Large", le surplus des conclusions du recours du ministre de l'équipement, du logement, des transports et de la mer et le surplus des conclusions de la demande de la société civile immobilière "Le Grand Large" présenté devant le tribunal administratif de Marseille sont rejetés.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la Société civile immobilière "Le Grand Large" et au ministre de l'équipement, du logement, des transports et de la mer.


Sens de l'arrêt : Annulation évocation indemnité
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

- RJ1 PROCEDURE - INSTRUCTION - MOYENS D'INVESTIGATION - EXPERTISE - RECOURS A L'EXPERTISE - CARACTERE FRUSTRATOIRE - Existence - Juge disposant d'éléments suffisants pour évaluer un préjudice (1).

54-04-02-02-01-01, 54-08-01-04-02 Tribunal administratif disposant d'éléments suffisants pour évaluer le préjudice causé à une société. Le ministre de l'équipement était dès lors fondé à soutenir que l'expertise prescrite par le jugement attaqué aux fins d'évaluation de ce préjudice était frustratoire et à demander l'annulation du jugement. Evocation.

- RJ1 - RJ2 PROCEDURE - VOIES DE RECOURS - APPEL - EFFET DEVOLUTIF ET EVOCATION - EVOCATION - Tribunal administratif ayant ordonné une expertise frustratoire (1) (2).


Références :

Code civil 1154
Code de l'urbanisme L480-2
Code des tribunaux administratifs R172, R160

1.

Cf. 1985-05-06, Association Eurolat Crédit Foncier de France, p. 141. 2.

Rappr. 1970-05-13, Sieur Monti c/ Commune de Ranspach, p. 322


Publications
Proposition de citation: CE, 24 oct. 1990, n° 52874;94276
Mentionné aux tables du recueil Lebon
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Composition du Tribunal
Président : Mme Bauchet
Rapporteur ?: M. de Juniac
Rapporteur public ?: M. Abraham

Origine de la décision
Formation : 2 / 6 ssr
Date de la décision : 24/10/1990
Date de l'import : 02/07/2015

Fonds documentaire ?: Legifrance


Numérotation
Numéro d'arrêt : 52874;94276
Numéro NOR : CETATEXT000007779640 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;conseil.etat;arret;1990-10-24;52874 ?
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