Vu les requêtes n°s 225875 et 225876, enregistrées au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat le 9 octobre 2000, présentées par Mme Eylem Z..., épouse Y..., et par M. Duran Y..., demeurant tous deux chez M. Kamar X..., ... ; Mme et M. Y... demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler les jugements du 3 juillet 2000 par lesquels le magistrat délégué par le président du tribunal administratif de Paris a rejeté leurs demandes dirigées contre les arrêtés des 11 et 31 mai 2000 par lesquels le préfet de la Seine-Saint-Denis a décidé leur reconduite à la frontière ;
2°) d'annuler pour excès de pouvoir ces arrêtés ;
3°) de condamner l'Etat à leur verser à chacun la somme de 5 000 F au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens ;
Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Vu l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 modifiée relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mlle Hedary, Auditeur,
- les conclusions de M. Austry, Commissaire du gouvernement ;
Considérant que les requêtes n° 225875 de Mme Eylem Z..., épouse Y..., et n° 225876 de M. Duran Y..., présentent à juger les mêmes questions et ont fait l'objet d'une instruction commune ; qu'il y a lieu de les joindre pour y être statué par une seule décision ;
Considérant qu'aux termes du I de l'article 22 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée : "Le représentant de l'Etat dans le département et, à Paris, le préfet de police peuvent, par arrêté motivé, décider qu'un étranger sera reconduit à la frontière dans les cas suivants : 3° Si l'étranger, auquel la délivrance ou le renouvellement d'un titre de séjour a été refusé ou dont le titre de séjour a été retiré, s'est maintenu sur le territoire au-delà du délai d'un mois à compter de la notification du refus ou du retrait ( ...)" ; qu'il ressort des pièces du dossier que Mme et M. Y..., ressortissants turcs, se sont maintenus sur le territoire national plus d'un mois à compter des notifications, le 27 octobre 1999, des décisions du 22 octobre 1999 leur refusant la délivrance d'un titre de séjour et les invitant à quitter le territoire ; qu'ils se trouvaient ainsi dans le cas où, en application du 3° du I de l'article 22 de l'ordonnance du 2 novembre 1945, le préfet peut décider la reconduite d'un étranger à la frontière ;
Sur l'exception d'illégalité des décisions de refus de délivrance d'un titre de séjour :
Considérant qu'à l'appui de leur demande d'annulation des arrêtés ordonnant leur reconduite à la frontière, Mme et M. Y... sont recevables à exciper de l'illégalité des décisions du 22 octobre 1999 leur refusant la délivrance d'une carte de résident en qualité de réfugié, contre lesquelles ils ont introduit un recours contentieux dans les délais ;
Considérant, en premier lieu, que le moyen tiré de la méconnaissance des stipulations de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne peut être utilement invoqué à l'encontre des décisions refusant la délivrance d'un titre de séjour ;
Considérant, en deuxième lieu, que si Mme et M. Y... font valoir que la famille de M. Y... vit en France et qu'ils ont eu un enfant né en France le 3 janvier 2000, il ressort des pièces du dossier que, compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, notamment de la durée et des conditions irrégulières de séjour en France des requérants, en l'absence de toute circonstance les mettant dans l'impossibilité d'emmener leur enfant avec eux et eu égard aux effets d'une mesure de reconduite à la frontière, les arrêtés du préfet de la Seine-Saint-Denis des 11 et 31 mai 2000 n'ont pas porté au droit des intéressés au respect de leur vie familiale une atteinte disproportionnée aux buts en vue desquels ces arrêtés ont été pris ; que, par suite, les époux Y... ne sont pas fondés à soutenir que les arrêtés attaqués auraient méconnu les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Considérant, enfin, que si M. Y... soutient qu'il a d'importants problèmes de santé, dont il allègue qu'ils seraient consécutifs à son service militaire, il ne ressort toutefois pas des pièces du dossier qu'il se trouverait dans l'impossibilité de suivre hors de France un traitement médical approprié ; que, par suite, le préfet de la Seine-Saint-Denis n'a pas entaché son arrêté du 31 mai 2000 d'une erreur manifeste dans l'appréciation des conséquences de la mesure d'éloignement contestée sur la situation personnelle de M. Y... ;
Sur les autres moyens dirigés contre la légalité des arrêtés de reconduite à la frontière :
Considérant, en premier lieu, que le moyen tiré de la méconnaissance des stipulations de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne peut être utilement invoqué à l'encontre d'un arrêté de reconduite à la frontière en tant que celui-ci, dans son article 1er, ne désigne pas de pays de destination de la reconduite ;
Considérant, en second lieu, que, comme il a été dit ci-dessus, les arrêtés du préfet de la Seine-Saint-Denis des 11 et 31 mai 2000 n'ont pas méconnu les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et que le préfet de la Seine-Saint-Denis n'a pas entaché son arrêté du 31 mai 2000 d'une erreur manifeste dans l'appréciation des conséquences de la mesure d'éloignement contestée sur la situation personnelle de M. Y... ;
Sur la légalité de la décision distincte fixant le pays de destination de la reconduite :
Considérant que l'article 2 des arrêtés de reconduite à la frontière des 11 et 31 mai 2000 pris à l'encontre de Mme et M. Y... doivent être regardés, dans les termes où ils sont rédigés, comme comportant une décision de renvoi des intéressés en Turquie ; qu'il ressort des pièces du dossier que M. et Mme Y... sont d'origine kurde et appartiennent à la communauté alévite, que des membres de la famille de M. Y... ont obtenu en France le statut de réfugié, que M. Y... a été condamné à une peine d'emprisonnement par un tribunal militaire turc pour insoumission ; que, dans les circonstances de l'espèce, la réalité des risques allégués par M. Y... en cas de retour dans le pays dont il a la nationalité est établie ; que, dès lors, les décisions fixant ce pays comme destination de sa reconduite et de celle de son épouse les exposeraient à des risques personnels de traitements contraires à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et doivent être annulées pour ce motif ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que M. et Mme Y... ne sont fondés à demander l'annulation des jugements du 3 juillet 2000 du magistrat délégué par le président du tribunal administratif de Paris qu'en tant qu'il rejette leur demande d'annulation des décisions, incluses dans les arrêtés des 11 et 31 mai 2000 du préfet de la Seine-Saint-Denis, fixant la Turquie comme pays de destination de leur reconduite ;
Sur les conclusions de Mme et M. Y... tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justive administrative :
Considérant qu'il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de condamner l'Etat à verser à M. et Mme Y... la somme qu'ils demandent au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens ;
Article 1er : Les décisions des 11 et 13 mai 2000 qui ont fixé la Turquie comme pays de reconduite à la frontière de M. et Mme Y... sont annulées.
Article 2 : Les jugements du magistrat délégué par le président du tribunal administratif de Paris en date du 3 juillet 2000 sont annulés en tant qu'ils rejettent les conclusions de M. et Mme Y... dirigées contre les décisions fixant la Turquie comme comme pays de destination de leur reconduite.
Article 3 : Le surplus des requêtes de M. et Mme Y... et de leurs demandes devant le tribunal administratif de Paris est rejeté.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à Mme Eylem Z..., épouse Y..., à M. Duran Y..., au préfet de la Seine-Saint-Denis et au ministre de l'intérieur.