La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

06/02/2006 | FRANCE | N°259385

France | France, Conseil d'État, 1ère et 6ème sous-sections réunies, 06 février 2006, 259385


Vu la requête, enregistrée le 11 août 2003 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentée par le DEPARTEMENT DE LA DORDOGNE, représenté par le président du conseil général ; le DEPARTEMENT DE LA DORDOGNE demande au Conseil d'Etat d'annuler la décision du 4 avril 2003 par laquelle la commission centrale d'aide sociale a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision du 7 mars 2002 de la commission départementale d'aide sociale de la Dordogne renvoyant à titre préjudiciel les parties à se pourvoir devant l'autorité judiciaire pour qu'il soit statué sur l

a requalification en donation du contrat d'assurance vie souscrit en...

Vu la requête, enregistrée le 11 août 2003 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentée par le DEPARTEMENT DE LA DORDOGNE, représenté par le président du conseil général ; le DEPARTEMENT DE LA DORDOGNE demande au Conseil d'Etat d'annuler la décision du 4 avril 2003 par laquelle la commission centrale d'aide sociale a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision du 7 mars 2002 de la commission départementale d'aide sociale de la Dordogne renvoyant à titre préjudiciel les parties à se pourvoir devant l'autorité judiciaire pour qu'il soit statué sur la requalification en donation du contrat d'assurance vie souscrit en 1999 par Mme Armelle Y au bénéfice de sa fille, Mme Jacqueline YX ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code civil ;

Vu le code de la famille et de l'aide sociale ;

Vu le code de l'action sociale et des familles ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mlle Anne Courrèges, Maître des Requêtes,

- les observations de la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat de Mme YX,

- les conclusions de M. Christophe Devys, Commissaire du gouvernement ;

Considérant, d'une part, qu'en vertu des dispositions du 2° de l'article L. 132-8 du code de l'action sociale et des familles, une action en récupération est ouverte au département, notamment « b) contre le donataire lorsque la donation est intervenue postérieurement à la demande d'aide sociale (...) » ; d'autre part, qu'aux termes de l'article 894 du code civil : « La donation entre vifs est un acte par lequel le donateur se dépouille actuellement et irrévocablement de la chose donnée en faveur du donataire qui l'accepte » ;

Considérant qu'un contrat d'assurance vie soumis aux dispositions des articles L. 132-1 et suivants du code des assurances, dans lequel il est stipulé qu'un capital ou une rente sera versé au souscripteur en cas de vie à l'échéance prévue par le contrat, et à un ou plusieurs bénéficiaires déterminés en cas de décès du souscripteur avant cette date, n'a pas en lui-même le caractère d'une donation, au sens de l'article 894 du code civil ; que, toutefois, la qualification donnée par les parties à un contrat ne saurait faire obstacle au droit pour l'administration de l'aide sociale de rétablir, s'il y a lieu, sa nature exacte, sous le contrôle des juridictions de l'aide sociale et sous réserve pour ces dernières, en cas de difficulté sérieuse, d'une question préjudicielle ; qu'à ce titre, un contrat d'assurance vie peut être requalifié en donation si, compte tenu des circonstances dans lesquelles ce contrat a été souscrit, il révèle, pour l'essentiel, une intention libérale de la part du souscripteur vis-à-vis du bénéficiaire et après que ce dernier a donné son acceptation ; que l'intention libérale est établie lorsque le souscripteur du contrat, eu égard à son espérance de vie et à l'importance des primes versées par rapport à son patrimoine, doit être regardé, en réalité, comme s'étant dépouillé de manière à la fois actuelle et irrévocable au profit du bénéficiaire à raison du droit de créance détenu sur l'assureur ; que, dans ce cas, l'acceptation du bénéficiaire, alors même qu'elle n'interviendrait qu'au moment du versement de la prestation assurée après le décès du souscripteur, a pour effet de permettre à l'administration de l'aide sociale de le regarder comme un donataire, pour l'application des dispositions relatives à la récupération des créances d'aide sociale ;

Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu'à la suite du décès de Mme Y, qui avait perçu l'allocation compensatrice pour tierce personne durant la période allant du 1er novembre 1992 au 31 décembre 1997, le DEPARTEMENT DE LA DORDOGNE a décidé, en novembre 2001, d'exercer une action en récupération de sa créance d'aide sociale à l'encontre de la fille de l'allocataire, Mme YX, regardée comme ayant bénéficié d'une donation du fait du contrat d'assurance vie souscrit par sa mère en 1999, alors âgée de 90 ans ; que, sur requête de Mme YX, la commission départementale d'aide sociale de la Dordogne a estimé, par une décision en date du 7 mars 2002, que la question de la requalification en donation de ce contrat ne pouvait être tranchée que par la juridiction judiciaire et a renvoyé le DEPARTEMENT DE LA DORDOGNE et Mme YX à se pourvoir à titre préjudiciel devant elle ; que, par la décision attaquée, la commission centrale d'aide sociale a confirmé la régularité de ce renvoi préjudiciel ;

Considérant, toutefois, qu'il ne peut y avoir matière à question préjudicielle que si la question posée relève d'un autre ordre de juridiction, soulève une difficulté sérieuse et est nécessaire à la solution du litige ; qu'en l'espèce, la question de la requalification en donation du contrat d'assurance vie souscrit par la mère de Mme YX mettait en cause l'interprétation de dispositions du code civil et, pour établir l'intention libérale du souscripteur, ne conduisait les juges du fond qu'à se prononcer sur des éléments essentiellement factuels ne concernant ni l'interprétation ni la validité du contrat litigieux ; que, par suite, en jugeant que cette question soulevait une difficulté sérieuse justifiant qu'il soit sursis à statuer pour permettre à la juridiction judiciaire de la trancher, alors qu'elle n'exigeait que des interprétations et des appréciations relevant de la compétence des juridictions de l'aide sociale, la commission centrale d'aide sociale a commis une erreur de droit ; que, dès lors et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi, le DEPARTEMENT DE LA DORDOGNE est fondé à demander l'annulation de la décision attaquée ;

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative ;

Considérant qu'il résulte de ce qui a été dit ci-dessus que c'est à tort que la commission départementale d'aide sociale de la Dordogne, dans sa décision du 7 mars 2002, a jugé que la question de la requalification en donation du contrat d'assurance vie souscrit par la mère de Mme YX soulevait une difficulté sérieuse justifiant qu'il soit sursis à statuer pour permettre à la juridiction judiciaire de la trancher ; qu'ainsi, sa décision doit être annulée ;

Considérant qu'il y a lieu d'évoquer et de statuer sur la demande présentée par Mme YX devant la commission départementale d'aide sociale de la Dordogne ;

Considérant qu'il résulte de l'instruction que Mme Y, qui bénéficiait depuis 1992 de l'aide sociale de la part du DEPARTEMENT DE LA DORDOGNE, a souscrit en 1999, alors qu'elle était âgée de 90 ans, un contrat d'assurance vie pour un montant de plus de 30 000 euros, soit une part importante de son patrimoine, et dont les bénéficiaires étaient la contractante elle-même et, en cas de décès de celle-ci avant le terme, sa fille, Mme YX ; qu'après son décès intervenu 18 mois plus tard, sa fille a accepté le bénéfice de l'assurance vie ; que, dans les circonstances de l'espèce, l'intention libérale de Mme Y à l'égard de sa fille est établie ; que, par suite, Mme YX doit être regardée comme la bénéficiaire d'une donation pouvant donner lieu à la récupération par le DEPARTEMENT DE LA DORDOGNE de sa créance d'aide sociale ;

Considérant, toutefois, qu'eu égard à la situation financière de Mme YX, il y a lieu de limiter à 15 000 euros le montant récupérable par le département ;

Considérant, enfin, que les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge du département, qui n'est pas dans la présente instance la partie perdante, la somme que Mme YX demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;

D E C I D E :

--------------

Article 1er : La décision du 4 avril 2003 de la commission centrale d'aide sociale, ensemble la décision du 7 mars 2002 de la commission départementale d'aide sociale de la Dordogne, sont annulées.

Article 2 : La somme que le DEPARTEMENT DE LA DORDOGNE est autorisé à récupérer à l'encontre de Mme YX est fixée à 15 000 euros.

Article 3 : Les conclusions présentées par Mme YX devant le Conseil d'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 4 : La présente décision sera notifiée au DEPARTEMENT DE LA DORDOGNE, à Mme Jacqueline YX et au ministre de la santé et des solidarités.


Synthèse
Formation : 1ère et 6ème sous-sections réunies
Numéro d'arrêt : 259385
Date de la décision : 06/02/2006
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

04 PROCÉDURE - INCIDENTS - NON-LIEU - EXISTENCE - DÉCISION RETIRÉE - ACTION EN RÉCUPÉRATION - CONTRAT D'ASSURANCE-VIE - REQUALIFICATION EN DONATION - A) CONDITIONS - INCLUSION - RÉVÉLATION - POUR L'ESSENTIEL - D'UNE INTENTION LIBÉRALE [RJ1] - CRITÈRES - B) CAS DANS LEQUELS IL Y A MATIÈRE À RENVOI PRÉJUDICIEL AU JUGE JUDICIAIRE.

04 a) En lui-même, un contrat d'assurance-vie n'a pas le caractère d'une donation. L'administration de l'aide sociale, tout comme son juge, peuvent toutefois requalifier en donation un tel contrat si, compte tenu des circonstances dans lesquelles il a été souscrit, il révèle, pour l'essentiel, une intention libérale du souscripteur au profit du bénéficiaire. L'intention libérale doit être regardée comme établie lorsque le souscripteur du contrat, eu égard à son espérance de vie et à l'importance des primes versées par rapport à son patrimoine, s'y dépouille au profit du bénéficiaire de manière à la fois actuelle et irrévocable en raison de la naissance d'un droit de créance sur l'assureur. Cette requalification ne peut avoir lieu qu'après que le bénéficiaire a donné son acceptation au contrat. La circonstance que cette acceptation intervienne au moment du versement de la prestation assurée après le décès du prescripteur est sans incidence sur ce pouvoir de requalification.,,b) Il ne peut y avoir matière à question préjudicielle que si la question posée relève d'un autre ordre de juridiction, soulève une difficulté sérieuse et est nécessaire à la solution du litige. La question de la requalification en donation d'un contrat d'assurance vie, lorsqu'elle met en cause l'interprétation de dispositions du code civil et, pour établir l'intention libérale du souscripteur, ne conduit les juges du fond qu'à se prononcer sur des éléments essentiellement factuels ne concernant ni l'interprétation ni la validité du contrat litigieux, n'exige que des interprétations et des appréciations relevant de la compétence des juridictions de l'aide sociale. Elle ne soulève donc pas une difficulté sérieuse justifiant qu'il soit sursis à statuer pour permettre à la juridiction judiciaire de la trancher.

COMPÉTENCE - COMPÉTENCES CONCURRENTES DES DEUX ORDRES DE JURIDICTION - CONTENTIEUX DE L'INTERPRÉTATION - CAS OÙ UNE QUESTION PRÉJUDICIELLE NE S'IMPOSE PAS - RECOURS EN RÉCUPÉRATION DE PRESTATIONS D'AIDE SOCIALE - REQUALIFICATION D'UN CONTRAT D'ASSURANCE VIE - REQUALIFICATION NÉCESSITANT SEULEMENT L'INTERPRÉTATION DE DISPOSITIONS DU CODE CIVIL ET L'APPRÉCIATION D'ÉLÉMENTS FACTUELS.

17-04-01-02 Il ne peut y avoir matière à question préjudicielle que si la question posée relève d'un autre ordre de juridiction, soulève une difficulté sérieuse et est nécessaire à la solution du litige. La question de la requalification en donation d'un contrat d'assurance vie, lorsqu'elle met en cause l'interprétation de dispositions du code civil et, pour établir l'intention libérale du souscripteur, ne conduit les juges du fond qu'à se prononcer sur des éléments essentiellement factuels ne concernant ni l'interprétation ni la validité du contrat litigieux, n'exige que des interprétations et des appréciations relevant de la compétence des juridictions de l'aide sociale. Elle ne soulève donc pas une difficulté sérieuse justifiant qu'il soit sursis à statuer pour permettre à la juridiction judiciaire de la trancher.


Références :

[RJ1]

Cf. Section, 19 novembre 2004, Roche, p. 443.


Publications
Proposition de citation : CE, 06 fév. 2006, n° 259385
Publié au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Président : Mme Hagelsteen
Rapporteur ?: Mlle Anne Courrèges
Rapporteur public ?: M. Devys
Avocat(s) : SCP WAQUET, FARGE, HAZAN

Origine de la décision
Date de l'import : 04/07/2015
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2006:259385.20060206
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award