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08/10/2010 | FRANCE | N°313139

France | France, Conseil d'État, 8ème et 3ème sous-sections réunies, 08 octobre 2010, 313139


Vu le pourvoi, enregistré le 8 février 2008 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présenté par le MINISTRE DU BUDGET, DES COMPTES PUBLICS ET DE LA FONCTION PUBLIQUE ; le ministre demande au Conseil d'Etat d'annuler l'arrêt du 11 décembre 2007 par lequel, faisant droit à la requête de M. et Mme Joël A, la cour administrative d'appel de Douai a annulé l'article 4 du jugement du 20 juin 2006 du tribunal administratif de Lille rejetant le surplus des conclusions de leur demande tendant à la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de contributions

sociales auxquelles ils ont été assujettis au titre de l'anné...

Vu le pourvoi, enregistré le 8 février 2008 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présenté par le MINISTRE DU BUDGET, DES COMPTES PUBLICS ET DE LA FONCTION PUBLIQUE ; le ministre demande au Conseil d'Etat d'annuler l'arrêt du 11 décembre 2007 par lequel, faisant droit à la requête de M. et Mme Joël A, la cour administrative d'appel de Douai a annulé l'article 4 du jugement du 20 juin 2006 du tribunal administratif de Lille rejetant le surplus des conclusions de leur demande tendant à la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de contributions sociales auxquelles ils ont été assujettis au titre de l'année 1998, ainsi que des pénalités correspondantes et prononcé la décharge des impositions restant en litige ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Patrick Quinqueton, Conseiller d'Etat,

- les observations de la SCP Ortscheidt, avocat de M. et Mme A,

- les conclusions de M. Laurent Olléon, rapporteur public,

La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Ortscheidt, avocat de M. et Mme A ;

Considérant, d'une part, qu'aux termes du 4 du I ter de l'article 160 du code général des impôts, applicable aux impositions en litige : "L'imposition de la plus-value réalisée à compter du 1er janvier 1991 en cas d'échange de droits sociaux résultant d'une opération de fusion, scission ou d'apport de titres à une société soumise à l'impôt sur les sociétés peut être reportée dans les conditions prévues au II de l'article 92 B" ; qu'aux termes du II de l'article 92 B du même code, alors en vigueur : "1. A compter du 1er janvier 1992 ou du 1er janvier 1991 pour les apports de titres à une société passible de l'impôt sur les sociétés, l'imposition de la plus-value réalisée en cas d'échange de titres résultant d'une opération d'offre publique, de fusion, de scission, d'absorption d'un fonds commun de placement par une société d'investissement à capital variable réalisée conformément à la réglementation en vigueur ou d'un apport de titres à une société soumise à l'impôt sur les sociétés, peut être reportée au moment où s'opérera la cession, le rachat, le remboursement ou l'annulation des titres reçus lors de l'échange. (...)" ;

Considérant, d'autre part, qu'aux termes de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales, dans sa rédaction alors applicable : "Ne peuvent être opposés à l'administration des impôts les actes qui dissimulent la portée véritable d'un contrat ou d'une convention à l'aide de clauses : (...) b) (...) qui déguisent soit une réalisation, soit un transfert de bénéfices ou de revenus (...) L'administration est en droit de restituer son véritable caractère à l'opération litigieuse. En cas de désaccord sur les redressements notifiés sur le fondement du présent article, le litige est soumis, à la demande du contribuable, à l'avis du comité consultatif pour la répression des abus de droit. L'administration peut également soumettre le litige à l'avis du comité dont les avis rendus font l'objet d'un rapport annuel. / Si l'administration ne s'est pas conformée à l'avis du comité, elle doit apporter la preuve du bien-fondé du redressement."; qu'il résulte de ces dispositions que l'administration est fondée à écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable, dès lors que ces actes ont un caractère fictif, ou, que, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, s'il n'avait pas passé ces actes, auraient normalement supportées, eu égard à sa situation ou à ses activités réelles ;

Considérant que, lorsque l'administration entend remettre en cause les conséquences fiscales d'une opération qui s'est traduite par un report d'imposition, au motif que les actes passés par le contribuable ne lui sont pas opposables, elle est fondée à se prévaloir des dispositions de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales ; qu'en effet, une telle opération, dont l'intérêt fiscal est de différer l'imposition, entre dans le champ d'application de cet article, dès lors qu'elle a nécessairement pour effet de minorer l'assiette de l'année au titre de laquelle l'impôt est normalement dû à raison de la situation et des activités réelles du contribuable ; que, par suite, en jugeant que le fait pour un contribuable de placer et de maintenir, sous le régime du report d'imposition prévu au 4 du I ter de l'article 160 du code général des impôts, une plus-value réalisée à l'occasion d'un apport de droits sociaux ne déguisait par lui-même, ni une réalisation, ni un transfert de bénéfices ou de revenus au sens du b) de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales, la cour administrative d'appel de Douai a commis une erreur de droit ; que, dès lors, le ministre est fondé à demander l'annulation de l'arrêt attaqué ;

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative pour régler l'affaire au fond ;

Considérant que le placement en report d'imposition d'une plus-value réalisée par un contribuable, lors de l'apport de titres à une société qu'il contrôle, et qui a été suivi de leur cession par cette société, est constitutif d'un abus de droit s'il s'agit d'un montage ayant pour seule finalité de permettre au contribuable, en interposant une société, de disposer effectivement des liquidités obtenues lors de la cession de ces titres tout en restant détenteur des titres de la société reçus en échange lors de l'apport ; qu'il n'a en revanche pas ce caractère s'il ressort de l'ensemble de l'opération que cette société a, conformément à son objet, effectivement réinvesti le produit de ces cessions dans une activité économique ;

Considérant que, par acte du 20 juillet 1998, M. et Mme A ont créé la société civile Majomix dont ils détenaient chacun la moitié des parts ; que cette société, ayant pour objet social la réalisation de tous placements mobiliers ou immobiliers et la prise de participations dans des sociétés civiles ou commerciales, a immédiatement opté pour l'impôt sur les sociétés ; que, par acte du 22 septembre 1998, M. et Mme A ont fait apport à la société civile Majomix, de 924 des 1 850 parts qu'ils détenaient et qui représentaient la totalité du capital de la SARL Centraudis, laquelle avait pour objet l'exploitation d'un supermarché ; que, le 12 octobre 1998, la SARL Centraudis s'est transformée en société anonyme ; que, par acte du 3 novembre 1998, faisant suite à un protocole d'accord signé le 19 octobre précédent, M. et Mme A, qui restaient détenteurs de 926 actions de la SA Centraudis, et la société civile Majomix, qui en détenait 924, ont vendu ces actions à la société Amidis ; que, faisant application de la procédure de répression des abus de droit, l'administration a remis en cause le report d'imposition, prévu par les dispositions combinées de l'article 92 B du même code et du 4 du I ter de l'article 160 du code général des impôts, sous le régime duquel M. et Mme A avaient placé la plus-value d'apport réalisée le 22 septembre 1998 ; que le comité prévu à l'article L. 64 du livre des procédures fiscales a émis le 20 juin 2003 un avis favorable au maintien des redressements notifiés par l'administration ;

Considérant que, pour estimer que la société civile Majomix n'avait pas eu d'activité réelle, l'administration s'est fondée sur ce qu'elle avait cédé les actions de la société Centraudis, qui lui avaient été apportés par M. et Mme A, seulement quarante-trois jours après leur apport et que l'éventuelle acquisition d'un actif professionnel en remploi des liquidités dégagées par la vente de ces titres n'avait eu lieu que plusieurs années après ces opérations et postérieurement à l'envoi de la notification de redressements ; qu'elle en a déduit que la création de la société civile, qui ne présentait pas un intérêt particulier pour la protection du patrimoine familial des époux A, ne répondait qu'au souci de permettre aux intéressés de se placer sous le régime fiscal dérogatoire du report de l'imposition de la plus-value de 9 147 600 F qui avait été dégagée lors de l'apport de leurs 924 actions de la SA Centraudis à la société civile Majomix ;

Considérant, toutefois, qu'il résulte de l'instruction et qu'il n'est pas contesté que, conformément à son objet, la société civile Majomix a effectué au cours des années 1999 et 2000, soit antérieurement au 15 mars 2001, date de la notification de redressement adressée aux contribuables, diverses opérations d'acquisition de participations notamment dans deux sociétés implantées en Pologne ; qu'il n'est pas davantage contesté que cette société a acquis les titres de deux sociétés ayant pour objet respectivement la propriété et l'exploitation d'un hôtel-restaurant situé à Wasquehal (Nord) ; qu'elle a, à ce titre, investi une somme d'environ 14 millions de francs, excédant très largement le montant du produit de la cession des titres de la société Centraudis qu'elle avait reçus en apport ; que cette opération a nécessité la souscription d'un prêt garanti sur le patrimoine des contribuables ; que si cette acquisition est intervenue seulement en décembre 2001, elle avait été précédée dès le mois d'avril 2000 de plusieurs tentatives d'acquisition de divers fonds de commerce relatifs à des cafés ou à des hôtels-restaurants ; qu'au demeurant ce réinvestissement dans une activité économique du produit de la cession des actions s'est effectué dans le délai nécessaire qu'impliquaient, eu égard à l'importance et à la nature de l'investissement réalisé, des prises de contacts et des démarches préalables d'autant plus requises en l'espèce que M. et Mme A, jusqu'alors spécialisés dans la gestion d'un supermarché, changeaient de secteur d'activité ; que, par suite et sans qu'il soit besoin d'examiner les moyens de M. et Mme A contestant la régularité de l'avis du comité consultatif de répression des abus de droit afin que la charge de la preuve soit supportée par l'administration, les contribuables, à supposer même que cette charge leur incombe, établissent que les actes de droit privé passés à l'occasion de leur apport suivi de la cession, par la société Majomix qu'ils contrôlaient, de leurs titres de la société Centraudis, ont été inspirés par un motif autre que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que les intéressés, s'ils n'avaient pas passé ces actes, auraient normalement supportées eu égard à leur situation et à leurs activités réelles ; que, par suite, et sans qu'il y ait lieu d'examiner si les contribuables avaient recherché le bénéfice d'une application littérale des dispositions précitées des articles 92 B et 160 du code général des impôts à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, l'administration n'était pas fondée à remettre en cause, selon la procédure de répression des abus de droit, le régime du report d'imposition de la plus-value réalisée le 22 septembre 1998 par les intéressés ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que M. et Mme A sont fondés à soutenir que c'est à tort que, par l'article 4 du jugement attaqué, le tribunal administratif de Lille a rejeté le surplus des conclusions de leur demande tendant à la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de contributions sociales auxquelles ils sont restés assujettis au titre de l'année 1998, ainsi que des pénalités correspondantes et, en conséquence, à demander la décharge de ces impositions ;

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat, en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, le versement à M. et Mme A de la somme de 4 500 euros au titre des frais exposés par eux devant le Conseil d'Etat et la cour administrative d'appel et non compris dans les dépens ;

D E C I D E :

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Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Douai du 11 décembre 2007 est annulé.

Article 2 : M. et Mme A sont déchargés des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de contributions sociales auxquelles ils sont restés assujettis au titre de l'année 1998, ainsi que des pénalités correspondantes.

Article 3 : Le jugement du tribunal administratif de Lille du 20 juin 2006 est réformé en ce qu'il a de contraire à la présente décision.

Article 4 : L'Etat versera à M. et Mme A une somme de 4 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : La présente décision sera notifiée au MINISTRE DU BUDGET, DES COMPTES PUBLICS ET DE LA REFORME DE L'ETAT et à M. et Mme Joël A.


Synthèse
Formation : 8ème et 3ème sous-sections réunies
Numéro d'arrêt : 313139
Date de la décision : 08/10/2010
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

19-01-03-03 CONTRIBUTIONS ET TAXES. GÉNÉRALITÉS. RÈGLES GÉNÉRALES D'ÉTABLISSEMENT DE L'IMPÔT. ABUS DE DROIT. - RÉGIME PRÉVOYANT LE REPORT D'UNE IMPOSITION - UTILISATION ABUSIVE - 1) POSSIBILITÉ DE RÉPRESSION SUR LE FONDEMENT DE L'ARTICLE L. 64 DU LPF (RÉDACTION ANTÉRIEURE À LA LOI DE FINANCES RECTIFICATIVE POUR 2008) - EXISTENCE [RJ1] - 2) RÉGIMES OPTIONNELS DE REPORT D'IMPOSITION DE LA PLUS-VALUE RÉALISÉE EN CAS D'APPORT D'ÉLÉMENTS D'ACTIF À UNE SOCIÉTÉ - MONTAGES DITS D'« APPORT-CESSION » - A) CRITÈRES PERMETTANT DE REGARDER LE MONTAGE COMME CONSTITUTIF D'UN ABUS DE DROIT - B) ABSENCE D'ABUS DE DROIT EN L'ESPÈCE.

19-01-03-03 1) Lorsque l'administration entend remettre en cause les conséquences fiscales d'une opération qui s'est traduite par un report d'imposition, au motif que les actes passés par le contribuable ne lui sont pas opposables, elle est fondée à se prévaloir des dispositions de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales (LPF), dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2008-1443 du 30 décembre 2008 de finances rectificative pour 2008. En effet, une telle opération, dont l'intérêt fiscal est de différer l'imposition, entre dans le champ d'application de cet article, dès lors qu'elle a nécessairement pour effet de minorer l'assiette de l'année au titre de laquelle l'impôt est normalement dû à raison de la situation et des activités réelles du contribuable. 2) a) Le placement en report d'imposition d'une plus-value réalisée par un contribuable, lors de l'apport de titres à une société qu'il contrôle, et qui a été suivi de leur cession par cette société, est constitutif d'un abus de droit s'il s'agit d'un montage ayant pour seule finalité de permettre au contribuable, en interposant une société, de disposer effectivement des liquidités obtenues lors de la cession de ces titres tout en restant détenteur des titres de la société reçus en échange lors de l'apport. Il n'a en revanche pas ce caractère s'il ressort de l'ensemble de l'opération que cette société a, conformément à son objet, effectivement réinvesti le produit de ces cessions dans une activité économique. b) En l'espèce, la société bénéficiaire de l'apport a effectué, avant la date de la notification de redressement adressée aux contribuables, diverses opérations d'acquisition de participations. Elle a ensuite acquis les titres de deux sociétés ayant pour objet respectivement la propriété et l'exploitation d'un hôtel-restaurant, en investissant à cette occasion des sommes excédant très largement le montant du produit de la cession des titres apportés, ce qui a nécessité la souscription d'un prêt garanti sur le patrimoine des contribuables. Si cet investissement n'est intervenu que postérieurement à la date de la notification de redressements, elle avait été précédée, antérieurement à cette date, de plusieurs tentatives d'acquisition de divers fonds de commerce relatifs à des cafés ou à des hôtels-restaurants. Au demeurant ce réinvestissement dans une activité économique du produit de la cession des actions s'est effectué dans le délai nécessaire qu'impliquaient, eu égard à l'importance et à la nature de l'investissement réalisé, des prises de contacts et des démarches préalables d'autant plus requises en l'espèce que les contribuables, jusqu'alors spécialisés dans la gestion d'un supermarché, changeaient de secteur d'activité. Dans ces conditions, et à supposer même que la charge de la preuve incombe au contribuable, l'abus de droit ne peut être retenu.


Références :

[RJ1]

Rappr. 27 juillet 2009, Caisse interfédérale de crédit mutuel, n° 295358, T. p. 684 ;

dans un état antérieur de la jurisprudence, 3 novembre 1986, Castel, n° 49462, inédite au Recueil.


Publications
Proposition de citation : CE, 08 oct. 2010, n° 313139
Mentionné aux tables du recueil Lebon

Composition du Tribunal
Président : M. Arrighi de Casanova
Rapporteur ?: M. Patrick Quinqueton
Rapporteur public ?: M. Olléon Laurent
Avocat(s) : SCP ORTSCHEIDT

Origine de la décision
Date de l'import : 23/03/2016
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2010:313139.20101008
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