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21/07/2017 | FRANCE | N°392908

France | France, Conseil d'État, 9ème - 10ème chambres réunies, 21 juillet 2017, 392908


Vu la procédure suivante :

La SAS Thermo Electron Holdings a demandé au tribunal administratif de Nantes, d'une part, de rétablir les déficits qu'elle avait déclarés au titre des exercices clos de 2003 à 2006 et qui avaient été réduits par l'administration fiscale à la suite de la réintégration dans son résultat imposable d'intérêts versés en exécution d'un emprunt conclu auprès de la société néerlandaise Thermo Euroglass BV et, d'autre part, de prononcer la décharge de la retenue à la source à laquelle elle a été assujettie au titre de l'exercice clos en 2006

ainsi que des pénalités correspondantes. Par un jugement n° 1008984 du 6 juin 2...

Vu la procédure suivante :

La SAS Thermo Electron Holdings a demandé au tribunal administratif de Nantes, d'une part, de rétablir les déficits qu'elle avait déclarés au titre des exercices clos de 2003 à 2006 et qui avaient été réduits par l'administration fiscale à la suite de la réintégration dans son résultat imposable d'intérêts versés en exécution d'un emprunt conclu auprès de la société néerlandaise Thermo Euroglass BV et, d'autre part, de prononcer la décharge de la retenue à la source à laquelle elle a été assujettie au titre de l'exercice clos en 2006 ainsi que des pénalités correspondantes. Par un jugement n° 1008984 du 6 juin 2013, le tribunal administratif de Nantes a rejeté cette demande.

Par un arrêt n° 13NT02119 du 25 juin 2015, la cour administrative d'appel de Nantes a rejeté l'appel de la société Thermo Electron Holdings contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 25 août et 25 novembre 2015 et le 26 mai 2016 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Thermo Electron Holdings demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 8 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la convention entre la République française et les Etats-Unis d'Amérique en vue d'éviter les doubles impositions et de prévenir l'évasion et la fraude fiscales en matière d'impôts sur le revenu et sur la fortune conclue le 31 août 1994 ;

- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Bastien Lignereux, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Marie-Astrid Nicolazo de Barmon, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Lyon-Caen, Thiriez, avocat de la SAS Thermo Electron Holdings ;

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article 212 du code général des impôts, dans sa rédaction applicable au litige : " Les intérêts afférents aux sommes que les associés laissent ou mettent à la disposition de la société sont admis dans les charges déductibles dans les conditions prévues au 3° du 1 de l'article 39. / Toutefois : / 1° La déduction n'est admise, en ce qui concerne les associés ou actionnaires possédant, en droit ou en fait, la direction de l'entreprise ou détenant plus de 50 p. 100 des droits financiers ou des droits de vote attachés aux titres émis par la société, que dans la mesure où ces sommes n'excèdent pas, pour l'ensemble desdits associés ou actionnaires, une fois et demie le montant du capital social. / Cette limite n'est pas applicable : / (...) b. Aux intérêts afférents aux avances consenties par une société ou à une autre société lorsque la première possède, au regard de la seconde, la qualité de société mère au sens de l'article 145 ; / (...) ". Aux termes de son article 145 : " 1. Le régime fiscal des sociétés mères, tel qu'il est défini aux articles 146 et 216, est applicable aux sociétés et autres organismes soumis à l'impôt sur les sociétés au taux normal qui détiennent des participations (...) ".

2. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Thermo Electron Holdings, établie en France, a contracté en novembre 2003 un emprunt d'un montant de 65 millions d'euros auprès de la société néerlandaise Thermo Euroglass BV afin de faire l'acquisition d'un groupe français. A l'issue d'une vérification de comptabilité, au cours de laquelle des renseignements obtenus de l'administration néerlandaise dans le cadre d'une demande d'assistance administrative internationale avaient révélé que la société Thermo Euroglass BV avait contracté un emprunt de même montant auprès de la société américaine Thermo Electron Corporation, unique associée de la société française Thermo Electron Holdings, l'administration fiscale a remis en cause, sur le fondement de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales, la déduction d'une partie des intérêts afférents à cet emprunt, au motif qu'il devait être regardé comme ayant été en réalité contracté auprès de sa société mère américaine et que, par suite, la limitation de la déduction des intérêts alors prévue par le 1° de l'article 212 du code général des impôts lui était applicable. L'administration fiscale a, dès lors, réduit le montant des déficits déclarés au titre des exercices clos de 2003 à 2006 et, estimant que la société Thermo Electron Corporation devait être regardée comme ayant eu la disposition de ces revenus distribués au sens du 2° du 1 de l'article 109 du code général des impôts, mis à sa charge, au titre de l'exercice clos en 2006, la retenue à la source prévue par le 2 de l'article 119 bis de ce code. La société Thermo Electron Holdings se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 25 juin 2015 par lequel la cour administrative d'appel de Nantes a rejeté son appel contre un jugement du tribunal administratif de Nantes du 6 juin 2013 rejetant sa demande tendant au rétablissement des déficits qu'elle avait initialement déclarés et à la décharge de cette retenue à la source.

3. Aux termes de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales, dans sa rédaction applicable au litige : " Afin d'en restituer le véritable caractère, l'administration est en droit d'écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d'un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, si ces actes n'avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. / (...) ".

4. Pour juger que l'administration établissait que la conclusion d'un emprunt par la société Thermo Electron Holdings auprès de la société néerlandaise Thermo Euroglass BV, plutôt que directement auprès de sa société mère américaine, laquelle avait prêté les sommes en cause à la société néerlandaise, n'avait été inspiré par aucun autre motif que celui d'atténuer les charges fiscales qu'elle aurait sinon supportées, la cour a relevé que cette opération permettait à la société requérante d'échapper à la limitation de la déduction des intérêts prévue par le 1° de l'article 212 du code général des impôts alors que, si elle avait directement emprunté ces sommes à son associée américaine, cette disposition lui aurait été applicable, sans qu'y fasse obstacle la convention fiscale franco-américaine du 31 août 1994.

5. Aux termes du paragraphe 3 de l'article 25 de la convention franco-américaine du 31 août 1994 : " a) A moins que les dispositions du paragraphe 1 de l'article 9 (Entreprises associées), du paragraphe 6 de l'article 11 (Intérêts) ou du paragraphe 7 de l'article 12 (Redevances) ne soient applicables, les intérêts (...) payés par une entreprise d'un Etat contractant à un résident de l'autre Etat contractant sont déductibles, pour la détermination des bénéfices imposables de cette entreprise, dans les mêmes conditions que s'ils avaient été payés à un résident du premier Etat. (...) / b) Les dispositions de la présente Convention n'empêchent en rien l'application de l'article 212 du code général des impôts français tel qu'il peut être amendé sans que son principe général en soit modifié, ou d'autres dispositions analogues qui s'ajouteraient ou se substitueraient à celles de cet article (y compris des dispositions analogues à celles qui sont applicables aux Etats-Unis), si et dans la mesure où cette application est compatible avec les principes contenus dans le paragraphe 1 de l'article 9 (Entreprises associées). " Aux termes du paragraphe 1 de l'article 9 de cette même convention : " 1. Lorsque : / a) Une entreprise d'un Etat contractant participe directement ou indirectement à la direction, au contrôle ou au capital d'une entreprise de l'autre Etat contractant, ou que / b) Les mêmes personnes participent directement ou indirectement à la direction, au contrôle ou au capital d'une entreprise d'un Etat contractant et d'une entreprise de l'autre Etat contractant, / et que, dans l'un et l'autre cas, les deux entreprises sont, dans leurs relations commerciales ou financières, liées par des conditions convenues ou imposées qui diffèrent de celles qui seraient convenues entre des entreprises indépendantes, les bénéfices qui, sans ces conditions, auraient été réalisés par l'une des entreprises mais n'ont pu l'être en fait à cause de ces conditions, peuvent être inclus dans les bénéfices de cette entreprise et imposés en conséquence. ".

6. Devant la cour, la société requérante soutenait que l'application du 1° de l'article 212 du code général des impôts aux intérêts versés en exécution d'un prêt que lui aurait consenti la société Thermo Electron Corporation serait discriminatoire et donc contraire aux stipulations du paragraphe 3 de l'article 25 de la convention franco-américaine citées au point précédent, dès lors que, comme le prévoit le b du 1 de l'article 212 de ce code cité au point 1 ci-dessus, cette règle n'aurait pu être appliquée à sa mère si elle avait été établie en France. Pour écarter ce moyen, la cour a relevé que les stipulations du b du paragraphe 3 de l'article 25 de la convention réservent à la France le droit d'appliquer l'article 212 du code général des impôts dans la mesure où cette application est compatible avec les principes contenus dans le paragraphe 1 de son article 9, puis jugé que c'était le cas en l'espèce dès lors que le principe énoncé à ce paragraphe, qui a pour objet d'autoriser l'administration fiscale française à procéder à la réintégration de bénéfices lorsque des transactions ont été conclues entre entreprises associées à des conditions qui ne sont pas celles du marché, " a un champ d'application différent ".

7. Il résulte des stipulations précitées du point b du paragraphe 3 de l' article 25 de la convention fiscale franco-américaine, éclairées par les commentaires adoptés par le comité des affaires fiscales de l'OCDE en 1992, antérieurement à la conclusion de cette convention, et sur lesquels ni la France ni les Etats-Unis n'ont formulé d'observation en sens contraire, qu'elles font obstacle à l'application par l'administration fiscale de l'article 212 du code général des impôts lorsque celle-ci conduit à attribuer à l'emprunteur des bénéfices supérieurs à ceux qui, compte tenu des conditions de l'emprunt, notamment de son taux d'intérêt et de son montant, auraient été réalisés dans une situation de pleine concurrence.

8. Il suit de là qu'en jugeant que le paragraphe 3 de l'article 25 de la convention fiscale franco-américaine ne faisait pas obstacle à l'application du 1° de l'article 212 du code général des impôts, sans rechercher si cette application ne conduisait pas en l'espèce à attribuer à la requérante des bénéfices supérieurs à ceux qui auraient été réalisés dans une situation de pleine concurrence, et en se fondant seulement sur ce que le paragraphe 1 de l'article 9 de la convention auquel le point b du paragraphe 3 de son article 25 fait référence aurait un champ d'application différent, la cour a commis une erreur de droit. La société Thermo Electron Holdings est, par suite, fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque. Le motif retenu suffisant à entraîner cette annulation, il n'est pas nécessaire d'examiner les autres moyens du pourvoi.

9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 500 euros à verser à la société requérante au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes du 25 juin 2015 est annulé.

Article 2 : L'affaire est renvoyée à la cour administrative d'appel de Nantes.

Article 3 : L'Etat versera à la société Thermo Electron Holdings une somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : La présente décision sera notifiée au ministre de l'action et des comptes publics et à la société Thermo Electron Holdings.


Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

CONTRIBUTIONS ET TAXES - GÉNÉRALITÉS - TEXTES FISCAUX - CONVENTIONS INTERNATIONALES - CONFIGURATION PARTICULIÈRE DANS LAQUELLE LA CARACTÉRISATION D'UN ABUS DE DROIT DÉPEND DE L'INTERPRÉTATION D'UNE CONVENTION FISCALE INTERNATIONALE [RJ1].

19-01-01-05 Société établie en France ayant souscrit un emprunt auprès de sa soeur néerlandaise en vue de l'acquisition d'un groupe français, cette dernière ayant elle-même souscrit un emprunt de même montant auprès de la mère américaine. L'administration a remis en cause les intérêts afférents à cet emprunt sur le fondement de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales (LPF) au motif que, cet emprunt devant selon elle être regardé comme ayant été directement contracté par la société française auprès de sa mère américaine, la limitation de la déductibilité des intérêts d'emprunt prévue par le 1° de l'article 212 du code général des impôts (CGI) était applicable.... ,,Pour contester l'existence d'un abus de droit, la société requérante soutenait que l'application de ces dispositions était discriminatoire et donc contraire aux stipulations du b du paragraphe 3 de l'article 25 de la convention franco-américaine dès lors qu'elles n'auraient pu être appliquées si la mère avait été établie en France.... ,,Il résulte des stipulations du b du paragraphe 3 de l'article 25 de la convention fiscale franco-américaine qu'elles font obstacle à l'application par l'administration fiscale de l'article 212 du code général des impôts lorsque celle-ci conduit à attribuer à l'emprunteur des bénéfices supérieurs à ceux qui, compte tenu des conditions de l'emprunt, notamment de son taux d'intérêt et de son montant, auraient été réalisés dans une situation de pleine concurrence. Pour caractériser l'existence d'un abus de droit, il convenait donc de rechercher si ces conditions étaient ou non remplies.

CONTRIBUTIONS ET TAXES - GÉNÉRALITÉS - RÈGLES GÉNÉRALES D'ÉTABLISSEMENT DE L'IMPÔT - ABUS DE DROIT ET FRAUDE À LA LOI - CONFIGURATION PARTICULIÈRE DANS LAQUELLE LA CARACTÉRISATION D'UN ABUS DE DROIT DÉPEND DE L'INTERPRÉTATION D'UNE CONVENTION FISCALE INTERNATIONALE [RJ1].

19-01-03-03 Société établie en France ayant souscrit un emprunt auprès de sa soeur néerlandaise en vue de l'acquisition d'un groupe français, cette dernière ayant elle-même souscrit un emprunt de même montant auprès de la mère américaine. L'administration a remis en cause les intérêts afférents à cet emprunt sur le fondement de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales (LPF) au motif que, cet emprunt devant selon elle être regardé comme ayant été directement contracté par la société française auprès de sa mère américaine, la limitation de la déductibilité des intérêts d'emprunt prévue par le 1° de l'article 212 du code général des impôts (CGI) était applicable.... ,,Pour contester l'existence d'un abus de droit, la société requérante soutenait que l'application de ces dispositions était discriminatoire et donc contraire aux stipulations du b du paragraphe 3 de l'article 25 de la convention franco-américaine dès lors qu'elles n'auraient pu être appliquées si la mère avait été établie en France.... ,,Il résulte des stipulations du b du paragraphe 3 de l'article 25 de la convention fiscale franco-américaine qu'elles font obstacle à l'application par l'administration fiscale de l'article 212 du code général des impôts lorsque celle-ci conduit à attribuer à l'emprunteur des bénéfices supérieurs à ceux qui, compte tenu des conditions de l'emprunt, notamment de son taux d'intérêt et de son montant, auraient été réalisés dans une situation de pleine concurrence. Pour caractériser l'existence d'un abus de droit, il convenait donc de rechercher si ces conditions étaient ou non remplies.


Références :

[RJ1]

Comp., s'agissant du principe selon lequel il incombe au juge de l'impôt de se placer d'abord au regard de la loi fiscale nationale pour rechercher si l'imposition a été valablement établie, CE, Assemblée, 28 juin 2002, Min. c/ Sté Schneider Electric, n° 232276, p. 233.


Publications
Proposition de citation: CE, 21 jui. 2017, n° 392908
Mentionné aux tables du recueil Lebon
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Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Bastien Lignereux
Rapporteur public ?: Mme Marie-Astrid Nicolazo de Barmon
Avocat(s) : SCP LYON-CAEN, THIRIEZ

Origine de la décision
Formation : 9ème - 10ème chambres réunies
Date de la décision : 21/07/2017
Date de l'import : 03/04/2018

Fonds documentaire ?: Legifrance


Numérotation
Numéro d'arrêt : 392908
Numéro NOR : CETATEXT000035260302 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;conseil.etat;arret;2017-07-21;392908 ?
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