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28/05/2003 | FRANCE | N°00DA00663

France | France, Cour administrative d'appel de Douai, 1re chambre - formation à 3, 28 mai 2003, 00DA00663


Vu la requête et le mémoire complémentaire, enregistrés respectivement les 7 juin et 6 juillet 2000 au greffe de la cour administrative d'appel de Douai, présentés pour l'entreprise Delattre dont le siège est 155, rue Dejean à Amiens (80000), par Me Didier, avocat ; elle demande l'annulation du jugement en date du 21 mars 2000 du tribunal administratif d'Amiens en tant que celui-ci a limité à la somme de 1 159 070 francs l'indemnité due par la ville d'Amiens à la suite de son éviction illégale d'un marché de travaux publics et la condamnation de la ville d'Amiens à lui verser l

a somme de 25 000 francs sur le fondement de l'article L. 8-1 d...

Vu la requête et le mémoire complémentaire, enregistrés respectivement les 7 juin et 6 juillet 2000 au greffe de la cour administrative d'appel de Douai, présentés pour l'entreprise Delattre dont le siège est 155, rue Dejean à Amiens (80000), par Me Didier, avocat ; elle demande l'annulation du jugement en date du 21 mars 2000 du tribunal administratif d'Amiens en tant que celui-ci a limité à la somme de 1 159 070 francs l'indemnité due par la ville d'Amiens à la suite de son éviction illégale d'un marché de travaux publics et la condamnation de la ville d'Amiens à lui verser la somme de 25 000 francs sur le fondement de l'article L. 8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;

Elle soutient que le jugement attaqué est entaché de plusieurs irrégularités ; qu'il a omis de répondre au moyen tiré de ce que les frais généraux devaient être indemnisés en raison de la perte subie par l'entreprise qui n'a pu les amortir ; qu'il n'a pas été davantage été répondu aux moyens selon lesquels le préjudice commercial devait s'analyser comme un coût supplémentaire pour l'entreprise et résultant d'un détournement de pouvoir, l'entreprise Delattre étant systématiquement évincée des marchés de la ville ; que les premiers juges n'ont pas recherché, comme ils y étaient invités, si l'entreprise Delattre avait subi des pertes ou avait du faire face à des coûts supplémentaires pour n'avoir pu couvrir la quote-part des frais généraux et pour avoir

Code C+ Classement CNIJ : 60-04-03-02-01

du faire face à la désorganisation des chantiers résultant de son éviction illégale ; que ces préjudices étaient distincts de celui lié à la perte du bénéfice espéré seul examiné par le tribunal ; qu'enfin le tribunal a méconnu le principe du contradictoire en relevant d'office, sans en informer les parties, le moyen selon lequel le manque à gagner devait s'établir par rapport au montant de l'offre de l'entreprise et non par rapport à celui du marché signé par le titulaire ; que, par ailleurs, l'indemnité due à l'entreprise a été sous-évaluée ; que le taux du bénéfice attendu aurait du être fixé à 12,43 % et non à 11,63 % ; que les frais généraux auraient dû être intégrés dans le calcul de l'indemnité d'éviction ; qu'il en va de même des coûts supplémentaires occasionnés par la perturbation du plan de charge de l'entreprise dans les premières semaines suivant son éviction illicite, qui s'élèvent selon l'expert à 215 615 francs ; que le préjudice né de la perte de chances de l'entreprise d'obtenir pour 1990 et 1991 la reconduction tacite du marché est égal au bénéfice attendu pour ces deux années et ne pouvait être inférieur à 331 160 francs soit deux fois le montant retenu par le tribunal ; qu'il convient également de prendre en compte un taux de bénéfice de 12,43 %, ainsi que les frais généraux et les surcoûts nés de la désorganisation des chantiers ; qu'en effet l'entreprise Delattre avait toutes chances de voir le marché reconduit pour deux années supplémentaires ; qu'en prenant en compte les prix de vente actualisés, le préjudice subi par l'entreprise s'élève à 937 170 francs pour 1990 et à 1 166 257 francs pour 1991 ; qu'enfin c'est à tort que le tribunal a considéré que l'entreprise Delattre n'avait pas subi de préjudice commercial en se fondant sur la seule circonstance que son activité n'a pas fléchi pendant les années suivantes ; qu'en effet l'atteinte à la réputation commerciale a pu être compensée par des efforts supplémentaires de l'entreprise lesquels ont engendré des coûts dont elle doit être indemnisée ; que ce préjudice s'élève à 3 311 519 francs ;

Vu le jugement attaqué ;

Vu le mémoire en défense, enregistré le 16 février 2001, présenté pour la commune d'Amiens, par Me Meignié, avocat ; la commune demande à la Cour de rejeter la requête et de condamner l'entreprise Delattre à lui verser la somme de 20 000 francs sur le fondement de l'article L. 8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ; elle soutient que l'entreprise Delattre ne peut être indemnisée que du préjudice qu'elle a réellement subi ; qu'il apparaît difficile de savoir quelle aurait été sa situation financière si elle avait été titulaire du marché public ; que son chiffre d'affaires a été maintenu en 1986 et 1987 et a augmenté en 1988 et 1989 ; que, compte tenu des conditions de fonctionnement de cette entreprise individuelle, on voit mal comment elle aurait pu faire face à une augmentation de son chiffre d'affaires de 2 173 000 francs ; que les calculs effectués par l'entreprise Delattre sont purement théoriques et ne s'appuient pas sur des données objectives ; que la reconduction du marché pour deux années supplémentaires était purement éventuelle ; que chaque partie pouvait résilier le marché avec un préavis de six mois ; que l'entreprise Delattre n'établit pas avoir subi un quelconque préjudice commercial ; que l'attitude de la ville d'Amiens à l'égard de cette entreprise a toujours été loyale ; qu'elle a d'ailleurs été retenue pour d'autres marchés publics passés avec la commune ;

Vu le mémoire en réplique, enregistré le 3 août 2002, présenté pour l'entreprise Delattre, qui conclut aux mêmes fins que sa requête par les mêmes moyens ; elle soutient avoir été systématiquement écartée des appels d'offre lancés par la ville d'Amiens en 1991 ; que la forme sociale de l'entreprise ne pouvait légalement justifier son éviction du marché ; qu'un tel motif est entaché d'erreur de droit ; que le véritable motif d'éviction est la volonté de la ville d'Amiens d'évincer systématiquement l'entreprise Delattre de ses marchés ; que la structure individuelle de l'entreprise n'aurait eu aucune incidence sur sa capacité à s'adapter à une croissance de son chiffre d'affaires ; que celui-ci a chuté en 1986 et 1987 en raison du comportement fautif de la commune ; que la circonstance que le marché pouvait être résilié par les parties ne saurait empêcher l'indemnisation d'un préjudice résultant d'une éviction illégale ; que la ville n'a pas démontré que les chances de l'entreprise Delattre d'obtenir la reconduction du marché étaient inférieures à celles de la société SADE ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code des marchés publics ;

Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;

Vu le code de justice administrative ;

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience,

Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 15 mai 2003 où siégeaient Mme Sichler, président de chambre, Mme Merlin Desmartis, président-assesseur et M. Quinette, premier conseiller :

- le rapport de Mme Merlin Desmartis, président-assesseur,

- les observations de Me Parmentier, avocat au Conseil d'Etat, pour l'entreprise Delattre et de Me Meignié, avocat, pour la commune d'Amiens,

- et les conclusions de M. Yeznikian, commissaire du gouvernement ;

Considérant que, par jugement en date du 4 mai 1992, le tribunal administratif d'Amiens a, à la demande de l'entreprise Delattre, annulé la décision en date du 12 décembre 1986 par laquelle la commission d'ouverture des plis a décidé d'attribuer à l'entreprise SADE un marché ayant pour objet la construction d'antennes de collecteurs d'eaux usées et d'eaux pluviales, la

réalisation de branchements particuliers et l'entretien du réseau existant de la ville d'Amiens pour la période du 1er janvier 1987 au 31 décembre 1991 ; que, par jugement en date du 13 mars 1995, le même tribunal a déclaré la ville d'Amiens responsable des préjudices subis par l'entreprise Delattre du fait de son éviction illégale du marché et ordonné une expertise pour permettre de déterminer les préjudices subis par l'entreprise du fait de son éviction illégale ; qu'enfin, par jugement en date du 21 mars 2000, le tribunal a, après expertise, condamné la ville d'Amiens à verser à l'entreprise Delattre la somme de 1 159 070 francs assortie des intérêts légaux et de la capitalisation des intérêts échus ; que cette entreprise fait appel de ce dernier jugement en tant qu'il a limité à 1 159 070 francs le montant de l'indemnité qui lui est due ;

Sur la régularité du jugement attaqué :

Considérant qu'aucune omission à statuer ne saurait être reprochée aux premiers juges qui, pour évaluer les conséquences dommageables pour l'entreprise Delattre de l'irrégularité de la procédure d'appel d'offres, se sont prononcés sur le manque à gagner, sur la perte de chance de voir le marché tacitement reconduit, sur la prise en compte des frais généraux ainsi que sur les préjudices qui seraient résultés de la désorganisation du plan de charge et de l'atteinte à la réputation de l'entreprise ;

Considérant qu'en estimant que le manque à gagner de l'entreprise Delattre devait être évalué au regard, non du montant du marché signé par l'entreprise titulaire du marché mais de celui de l' offre qu'elle avait présentée, le tribunal administratif a précisé les modalités d'évaluation de ce chef de préjudice ; qu'il s'est ainsi borné à faire ce qu'imposait sa saisine et n'a fondé sa décision sur aucun moyen relevé d'office ; qu'il suit de là que les dispositions de l'article R. 611-7 du code de justice administrative n'ont pas été méconnues ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la requérante n'est pas fondée à soutenir que le jugement attaqué serait entaché d'irrégularité ;

Sur le montant de l'indemnité :

Considérant, en premier lieu, qu'il résulte de l'instruction que l'entreprise Delattre a été, compte tenu du caractère irrégulier de la procédure d'appel d'offres, privée d'une chance sérieuse de remporter le marché ; qu'elle pouvait dès lors, comme l'ont jugé les premiers juges, prétendre être indemnisée du manque à gagner réellement subi ; que le tribunal administratif n' a pas fait une inexacte appréciation des faits de l'espèce en fixant à 11,63 % le taux de bénéfice attendu, taux retenu par l'entreprise elle-même dans son offre ; que ce taux doit s'appliquer, comme le préconise l'expert, au montant des travaux, calculé hors-taxe, effectivement payé à l'entreprise SADE, titulaire du marché ; que le bénéfice attendu pour chacune des années en cause s'élève ainsi à 232 283 francs pour 1987, 397 329 francs pour1988 et 403 445 francs pour 1989 ; que le manque à gagner de l'entreprise Delattre s'élève donc, pour les années 1987 à 1989, à 1 033 057 francs (157 490 euros) au lieu des 993 490 francs retenus par les premiers juges ;

Considérant, en deuxième lieu, que, compte tenu de l'expérience et du savoir-faire de l'entreprise Delattre dans la réalisation de ce type de travaux publics, il y a tout lieu de penser qu' elle aurait bénéficié de la reconduction tacite du marché pour deux années supplémentaires comme le soutient l'expert et comme cela a d'ailleurs été le cas pour l'entreprise SADE, attributaire du marché ; que, compte tenu du chiffre d'affaires moyen retenu pour les trois années précédentes, il sera fait une juste appréciation de cette perte de chances en fixant à 100 000 euros l'indemnité due à ce titre pour les années 1990 et 1991 ;

Considérant, en troisième lieu, qu'il ressort du rapport d'expertise que l'entreprise Delattre a du faire face, dans les semaines consécutives à son éviction illégale, à une perturbation de son plan de charge dont le coût, compte tenu du coût de revient horaire des salariés momentanément inemployés, peut être évalué, pour l'année 1987, seule année à prendre en compte, à 215 615 francs ; qu'il y a lieu par suite de l'indemniser pour ce chef de préjudice à hauteur de 32 870 euros ; qu'en revanche, il ne résulte pas de l'instruction que l'entreprise ait exposé des frais généraux qui ne trouveraient pas leur contrepartie dans la rémunération afférente à la réalisation du marché ;

Considérant, enfin, qu' il ne résulte pas de l'instruction que la perte du marché en cause ait porté atteinte à la réputation commerciale de l'entreprise au cours des années suivantes ni qu'elle ait du, comme elle le soutient, effectuer des efforts particuliers pour restaurer sa crédibilité professionnelle ; qu'il n'est pas davantage démontré qu'elle aurait été par la suite systématiquement évincée des marchés publics de la ville d'Amiens ; qu' elle ne saurait dès lors prétendre être indemnisée pour ces chefs de préjudice ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que l'entreprise Delattre est fondée à soutenir que c' est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif a limité à 1 159 070 francs l'indemnité qui lui est due laquelle doit être fixée à 290 360 euros ;

Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de condamner la ville d'Amiens à payer à l'entreprise Delattre la somme de 2 000 euros au titre des frais engagés par elle et non compris dans les dépens ; qu'en revanche l'entreprise Delattre, qui n'est pas la partie perdante, ne saurait être condamnée à verser à la ville d'Amiens la somme qu'elle demande au même titre ;

DÉCIDE :

Article 1er : La somme que la commune d'Amiens a été condamnée à verser à l'entreprise Delattre par le jugement du tribunal administratif d'Amiens du 21 mars 2000 est portée à 290 360 euros.

Article 2 : Le jugement en date du 21 mars 2000 du tribunal administratif d'Amiens est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 3 : La commune d'Amiens versera à l'entreprise Delattre la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 5 : Les conclusions de la commune d'Amiens présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 6 : La présente décision sera notifiée à l'entreprise Delattre, à la commune d'Amiens, au ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales ainsi qu'au ministre de l'équipement, des transports, du logement, du tourisme et de la mer.

Copie sera transmise au préfet de la Somme.

Délibéré à l'issue de l'audience publique du 15 mai 2003 dans la même composition que celle visée ci-dessus.

Prononcé en audience publique le 28 mai 2003.

Le rapporteur

Signé : M. Merlin Desmartis

Le président de chambre

Signé : F. Sichler

Le greffier

Signé : M. Milard

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme

Le greffier

Muriel Milard

7

N°00DA00663


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Douai
Formation : 1re chambre - formation à 3
Numéro d'arrêt : 00DA00663
Date de la décision : 28/05/2003
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : Mme Sichler
Rapporteur ?: Mme Merlin-Desmartis
Rapporteur public ?: M. Yeznikian
Avocat(s) : SCP PARMENTIER - DIDIER

Origine de la décision
Date de l'import : 02/07/2015
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.douai;arret;2003-05-28;00da00663 ?
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