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17/02/2000 | CANADA | N°2000_CSC_10

Canada | R. c. Wells, 2000 CSC 10 (17 février 2000)


R. c. Wells, [2000] 1 R.C.S. 207

James Warren Wells Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Aboriginal Legal Services of Toronto Inc. Intervenant

Répertorié: R. c. Wells

Référence neutre: 2000 CSC 10.

No du greffe: 26642.

1999: 27 mai; 2000: 17 février.

Présents: Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory*, McLachlin, Iacobucci, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

Droit criminel -- Détermination de la peine -- Emprisonnement avec sursis -- Délinquants autochtones -

- Accusé déclaré coupable d’agression sexuelle et condamné à 20 mois d’incarcération -- Une sanction autre que l’incarcération est‑elle ju...

R. c. Wells, [2000] 1 R.C.S. 207

James Warren Wells Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Aboriginal Legal Services of Toronto Inc. Intervenant

Répertorié: R. c. Wells

Référence neutre: 2000 CSC 10.

No du greffe: 26642.

1999: 27 mai; 2000: 17 février.

Présents: Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory*, McLachlin, Iacobucci, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

Droit criminel -- Détermination de la peine -- Emprisonnement avec sursis -- Délinquants autochtones -- Accusé déclaré coupable d’agression sexuelle et condamné à 20 mois d’incarcération -- Une sanction autre que l’incarcération est‑elle justifiée dans les cas où la dénonciation et la dissuasion sont les objectifs primordiaux aux fins de détermination de la peine? -- Le juge qui a déterminé la peine a‑t‑il omis de prendre en considération les facteurs appropriés eu égard au fait que l’accusé est un Autochtone? -- Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 718.2e), 742.1.

L’accusé a été déclaré coupable d’agression sexuelle. Il participait à une fête au domicile de la victime, une jeune femme autochtone de 18 ans qui vivait avec des amis. Au procès, la preuve a établi que la victime a été agressée dans sa propre chambre à coucher, pendant qu’elle était soit endormie soit inconsciente sous l’effet de l’alcool. La preuve médicale a révélé la présence d’éraflures au vagin, mais non qu’il y avait eu pénétration. À l’audience de détermination de la peine, le juge a qualifié les actes de l’accusé d’agression sexuelle «majeure» ou «presque majeure». À son avis, la dissuasion et la dénonciation étaient les principaux facteurs de détermination de la peine à prendre en compte pour ce genre d’infraction. Le juge qui a déterminé la peine a tenu compte du fait qu’il n’y avait aucune preuve que l’acte avait été commis avec préméditation ou de propos délibéré, ou accompagné de violence gratuite. Il a également fait remarquer que l’accusé avait déjà été déclaré coupable de voies de fait à deux reprises dans le passé. Enfin, il a souligné qu’il n’y avait aucune preuve que l’accusé éprouvait des remords. De façon générale, le rapport présentenciel était favorable à l’accusé et recommandait l’emprisonnement avec sursis. Le juge qui a déterminé la peine a souligné que, comme l’accusé était un Autochtone, il était «obligé d’avoir à l’esprit» l’al. 718.2e) du Code criminel. Tenant compte de tous ces facteurs, le juge qui a déterminé la peine a estimé que «les éléments nécessaires de dissuasion et de dénonciation seraient absents» si on permettait à l’accusé de purger une peine d’emprisonnement avec sursis dans la collectivité. Il a condamné l’accusé à 20 mois d’incarcération. La Cour d’appel a confirmé la peine.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

L’interprétation fondée sur l’objet de l’art. 742.1 du Code criminel exige du juge chargé de déterminer la peine qu’il procède par étapes lorsqu’il décide de l’opportunité de l’emprisonnement avec sursis. À l’étape préliminaire, le juge n’a qu’à déterminer s’il y a lieu d’écarter deux possibilités: a) les mesures probatoires; b) l’incarcération dans un pénitencier. Suivant l’art. 742.1, dans le cadre de la deuxième étape de l’analyse, qui est également la plus importante, le tribunal doit déterminer si l’octroi du sursis à l’emprisonnement est conforme à l’objectif fondamental et aux principes de la détermination de la peine énoncés aux art. 718 à 718.2. Si, après avoir préliminairement déterminé que ni le sursis au prononcé de la peine ni l’incarcération dans un pénitencier ne constituent la sanction appropriée, et si les exigences prévues par l’art. 742.1 sont respectées, le juge a alors l’obligation de prendre en compte l’al. 718.2e) lorsqu’il décide si l’emprisonnement avec sursis est une sanction justifiée. En vertu de cette disposition, toutes les sanctions substitutives qui sont justifiées dans les circonstances doivent être examinées, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones. De plus, chaque fois que le juge arrête son choix sur une peine comportant l’incarcération, il a l’obligation d’examiner les circonstances systémiques ou historiques particulières qui sont susceptibles d’avoir contribué à la présence du délinquant autochtone concerné devant les tribunaux. De même, le juge doit prendre en compte les diverses procédures et sanctions auxquelles il est concrètement possible d’avoir recours et qui seraient appropriées à l’égard du délinquant concerné en raison de son héritage autochtone. L’application de l’al. 718.2e) n’entraîne pas automatiquement la réduction de la peine, puisque la détermination de la peine appropriée exige l’examen de tous les principes et objectifs énoncés dans la partie XXIII. Selon la sévérité des conditions assortissant l’ordonnance de sursis à l’emprisonnement, cette sanction peut être justifiée dans les cas où la dissuasion et la dénonciation sont des considérations primordiales. En bout de ligne, toutefois, la réponse à la question de savoir s’il s’agit d’un cas donnant ouverture à l’octroi du sursis à l’emprisonnement dépend de l’appréciation par le juge qui détermine la peine des circonstances particulières de l’affaire, notamment les facteurs aggravants, la nature de l’infraction, la situation de la collectivité et la possibilité de fixer des conditions permettant de refléter adéquatement la condamnation de la société.

Bien que l’objectif de justice corrective visé à l’al. 718.2e) s’applique à tous les délinquants, le fait que l’examen prévu par cette disposition soit requis «plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones» reconnaît que, dans la plupart des conceptions autochtones traditionnelles en matière de détermination de la peine, la justice corrective est considérée comme l’objectif primordial. En outre, l’al. 718.2e) poursuit un objectif réparateur particulier en ce qui concerne les peuples autochtones, en ce qu’il vise à régler le grave problème de l’incarcération excessive des délinquants autochtones dans les établissements correctionnels canadiens. Quoique l’al. 718.2e) demande l’application d’une méthodologie différente pour la détermination de la peine appropriée dans le cas des délinquants autochtones, il ne commande pas nécessairement un résultat différent. L’alinéa 718.2e) ne modifie pas l’obligation fondamentale du juge, qui est d’infliger une peine appropriée pour l’infraction et le délinquant. En outre, l’application de l’al. 718.2e) ne signifie pas que la peine infligée à un délinquant autochtone doit toujours être déterminée d’une manière qui accorde plus de poids aux principes de justice corrective qu’aux objectifs tels que la dissuasion, la dénonciation et l’isolement. Par conséquent, il était loisible au juge qui était chargé de déterminer la peine de donner préséance aux principes de dénonciation et de dissuasion en raison de la gravité du crime reproché.

Le juge qui a déterminé la peine a rendu une décision raisonnable relativement à la question de savoir s’il s’agissait d’un cas donnant ouverture à l’emprisonnement avec sursis. Il n’a pas mal apprécié la gravité du crime, et le fait qu’il ait utilisé les termes «presque majeure» et «majeure» plutôt que le terme «grave» ne constitue pas une erreur justifiant l’annulation de sa décision. Puisqu’il n’y a eu ni erreur de principe, ni insistance trop grande sur les facteurs appropriés, ni omission de prendre en considération un facteur pertinent, il faut faire preuve de retenue envers l’appréciation qu’a faite le juge du procès des circonstances particulières se rapportant à l’infraction et au délinquant.

Jurisprudence

Arrêts examinés: R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688; R. c. Proulx, [2000] 1 R.C.S. 61, 2000 CSC 5; arrêts mentionnés: R. c. L.F.W., [2000] 1 R.C.S. 132, 2000 CSC 6; R. c. R.N.S., [2000] 1 R.C.S. 149, 2000 CSC 7; R. c. R.A.R., [2000] 1 R.C.S. 163, 2000 CSC 8; R. c. Bunn, [2000] 1 R.C.S. 183, 2000 CSC 9; R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227; R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500; R. c. McDonnell, [1997] 1 R.C.S. 948; R. c. Brady (1998), 121 C.C.C. (3d) 504.

Lois et règlements cités

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 100, 271, partie XXIII [rempl. 1995, ch. 22, art. 6], art. 718, 718.1, 718.2 [mod. 1997, ch. 23, art. 17], 726.1, 742.1 [mod. 1997, ch. 18, art. 107.1], 742.3, 742.6(9).

Loi modifiant le Code criminel (détermination de la peine) et d’autres lois en conséquence, L.C. 1995, ch. 22.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (1998), 125 C.C.C. (3d) 129, 61 Alta. L.R. (3d) 377, 216 A.R. 61, 175 W.A.C. 61, [1998] A.J. No. 405 (QL), qui a rejeté l’appel formé par l’accusé contre la peine de 20 mois d’incarcération que lui a infligée le juge McMahon après qu’il eut été déclaré coupable d’agression sexuelle. Pourvoi rejeté.

Marian E. Bryant, pour l’appelant.

Goran Tomljanovic, pour l’intimée.

Kent Roach et Kimberly R. Murray, pour l’intervenant.

Version française du jugement de la Cour rendu par

Le juge Iacobucci —

I. Introduction

1 Nous sommes appelés, dans le présent pourvoi, à examiner l’application aux délinquants autochtones des dispositions relatives à l’emprisonnement avec sursis prévues par le Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46. L’appelant interjette appel de la peine de 20 mois d’incarcération qui lui a été infligée et demande qu’elle soit commuée en une peine d’emprisonnement avec sursis, plaidant que le juge qui a déterminé la peine n’a pas pris en considération les facteurs appropriés pour l’application de l’al. 718.2e) du Code, eu égard au fait que l’appelant est un Autochtone.

2 En septembre 1996, la Loi modifiant le Code criminel (détermination de la peine) et d’autres lois en conséquence, L.C. 1995, ch. 22 («projet de Loi C‑41»), est entrée en vigueur, apportant d’importantes modifications au régime de détermination de la peine établi à la partie XXIII du Code. Notamment, ces modifications précisent l’objectif fondamental et les principes de la détermination de la peine (art. 718 à 718.2), en plus de comporter une disposition visant spécifiquement les délinquants autochtones (al. 718.2e)) et d’établir la peine d’emprisonnement avec sursis (art. 742.1).

3 Dans R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688, on demandait à notre Cour de déterminer de quelle façon l’al. 718.2e) devrait être appliqué. Pour faire cette détermination, il a été nécessaire de situer cette disposition dans le contexte des objectifs et des principes de la détermination de la peine énoncés aux art. 718 à 718.2 d’une part, et de l’économie générale de la partie XXIII d’autre part. Notre Cour a jugé que les nouvelles dispositions relatives à la détermination de la peine marquaient «une étape majeure, soit la première codification et la première réforme substantielle des principes de détermination de la peine dans l’histoire du droit criminel canadien» (par. 39).

4 Soulignant que le législateur visait deux objectifs principaux par l’édiction de ces nouvelles dispositions législatives — (i) réduire le recours à l’emprisonnement comme sanction; (ii) élargir l’application des principes de justice corrective au moment du prononcé de la peine — notre Cour a dit ceci (au par. 48):

On voit donc qu’à l’époque de l’étude du projet de loi C‑41, le gouvernement estimait que la nouvelle partie XXIII avait un caractère essentiellement réparateur. Les modifications proposées visaient tout particulièrement à réduire le recours à l’emprisonnement comme sanction, à élargir l’application des principes de justice corrective au moment du prononcé de la peine, et à poursuivre ces deux objectifs en étant sensibles, dans le cas des délinquants autochtones, aux initiatives autochtones en matière de justice communautaire.

5 Le présent pourvoi a été entendu en même temps que cinq affaires connexes, dans lesquelles notre Cour était appelée à dégager les principes généraux régissant l’application de la nouvelle disposition législative de la partie XXIII (art. 742.1) qui établit l’emprisonnement avec sursis: voir R. c. Proulx, [2000] 1 R.C.S. 61, 2000 CSC 5; R. c. L.F.W., [2000] 1 R.C.S. 132, 2000 CSC 6; R. c. R.N.S., [2000] 1 R.C.S. 149, 2000 CSC 7; R. c. R.A.R., [2000] 1 R.C.S. 163, 2000 CSC 8, et R. c. Bunn, [2000] 1 R.C.S. 183, 2000 CSC 9. Notre Cour a exposé de façon exhaustive son interprétation de l’art. 742.1 dans l’arrêt Proulx.

6 Par conséquent, les arrêts Gladue et Proulx établissent le cadre juridique qui permet de bien saisir comment l’art. 742.1 et l’al. 718.2e) interagissent eu égard aux questions soulevées par le présent pourvoi. Il convient de souligner que ni le juge du procès ni la Cour d’appel ne disposaient de ces arrêts lorsqu’ils ont examiné le nouveau régime de détermination de la peine.

II. Les faits

7 Le 8 novembre 1996, l’appelant a été déclaré coupable par un jury de l’infraction d’agression sexuelle prévue à l’art. 271 du Code criminel, et, le 19 décembre 1996, il a été condamné à une peine de 20 mois d’incarcération assortie d’une ordonnance, fondée sur l’art. 100 du Code, lui interdisant d’avoir une arme à feu en sa possession pour une période de 10 ans.

8 Tôt le matin du 15 mai 1994, l’appelant participait à une fête au domicile de la victime, une jeune femme autochtone de 18 ans qui vivait avec des amis dans la réserve de la Nation Tsuu T’ina (également connue sous le nom de réserve Sarcee). Au procès, la preuve a établi que la victime était soit endormie soit inconsciente sous l’effet de l’alcool lorsqu’elle a été agressée dans sa propre chambre à coucher. La preuve médicale a révélé la présence d’éraflures au vagin, mais non qu’il y avait eu pénétration. Quoique la victime n’ait aucun souvenir de l’agression, elle s’est sentie blessée et humiliée le lendemain matin lorsqu’elle a appris ce qui s’était passé.

III. Les dispositions législatives pertinentes

9 Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46

718. Le prononcé des peines a pour objectif essentiel de contribuer, parallèlement à d’autres initiatives de prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre par l’infliction de sanctions justes visant un ou plusieurs des objectifs suivants:

a) dénoncer le comportement illégal;

b) dissuader les délinquants, et quiconque, de commettre des infractions;

c) isoler, au besoin, les délinquants du reste de la société;

d) favoriser la réinsertion sociale des délinquants;

e) assurer la réparation des torts causés aux victimes ou à la collectivité;

f) susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants, notamment par la reconnaissance du tort qu’ils ont causé aux victimes et à la collectivité.

718.1 La peine est proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant.

718.2 Le tribunal détermine la peine à infliger compte tenu également des principes suivants:

a) la peine devrait être adaptée aux circonstances aggravantes ou atténuantes liées à la perpétration de l’infraction ou à la situation du délinquant; sont notamment considérées comme des circonstances aggravantes des éléments de preuve établissant:

(i) que l’infraction est motivée par des préjugés ou de la haine fondés sur des facteurs tels que la race, l’origine nationale ou ethnique, la langue, la couleur, la religion, le sexe, l’âge, la déficience mentale ou physique ou l’orientation sexuelle,

(ii) que l’infraction perpétrée par le délinquant constitue un mauvais traitement de son conjoint ou de ses enfants;

(iii) que l’infraction perpétrée par le délinquant constitue un abus de la confiance de la victime ou un abus d’autorité à son égard;

(iv) que l’infraction a été commise au profit ou sous la direction d’un gang, ou en association avec lui;

b) l’harmonisation des peines, c’est‑à‑dire l’infliction de peines semblables à celles infligées à des délinquants pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables;

c) l’obligation d’éviter l’excès de nature ou de durée dans l’infliction de peines consécutives;

d) l’obligation, avant d’envisager la privation de liberté, d’examiner la possibilité de sanctions moins contraignantes lorsque les circonstances le justifient;

e) l’examen de toutes les sanctions substitutives applicables qui sont justifiées dans les circonstances, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones.

742.1 Lorsqu’une personne est déclarée coupable d’une infraction — autre qu’une infraction pour laquelle une peine minimale d’emprisonnement est prévue — et condamnée à un emprisonnement de moins de deux ans, le tribunal peut, s’il est convaincu que le fait de purger la peine au sein de la collectivité ne met pas en danger la sécurité de celle‑ci et est conforme à l’objectif et aux principes visés aux articles 718 à 718.2, ordonner au délinquant de purger sa peine dans la collectivité afin d’y surveiller le comportement de celui‑ci, sous réserve de l’observation des conditions qui lui sont imposées en application de l’article 742.3.

742.3 (1) Le tribunal assortit l’ordonnance de sursis des conditions suivantes, intimant au délinquant:

a) de ne pas troubler l’ordre public et d’avoir une bonne conduite;

b) de répondre aux convocations du tribunal;

c) de se présenter à l’agent de surveillance:

(i) dans les deux jours ouvrables suivant la date de l’ordonnance, ou dans le délai plus long fixé par le tribunal,

(ii) par la suite, selon les modalités de temps et de forme fixées par l’agent de surveillance;

d) de rester dans le ressort du tribunal, sauf permission écrite d’en sortir donnée par le tribunal ou par l’agent de surveillance;

e) de prévenir le tribunal ou l’agent de surveillance de ses changements d’adresse ou de nom et de les aviser rapidement de ses changements d’emploi ou d’occupation.

(2) Le tribunal peut assortir l’ordonnance de sursis de l’une ou de plusieurs des conditions suivantes, intimant au délinquant:

a) de s’abstenir de consommer:

(i) de l’alcool ou d’autres substances toxiques,

(ii) des drogues, sauf sur ordonnance médicale;

b) de s’abstenir d’être propriétaire, possesseur ou porteur d’une arme;

c) de prendre soin des personnes à sa charge et de subvenir à leurs besoins;

d) d’accomplir au plus deux cent quarante heures de service communautaire au cours d’une période maximale de dix‑huit mois;

e) de suivre un programme de traitement approuvé par la province;

f) d’observer telles autres conditions raisonnables que le tribunal considère souhaitables, sous réserve des règlements d’application du paragraphe 738(2), pour assurer la bonne conduite du délinquant et l’empêcher de commettre de nouveau la même infraction ou de commettre d’autres infractions.

742.6 . . .

(9) Le tribunal peut, s’il est convaincu, par une preuve prépondérante, que le délinquant a enfreint, sans excuse raisonnable dont la preuve lui incombe, une condition de l’ordonnance de sursis:

a) ne pas agir;

b) modifier les conditions facultatives;

c) suspendre l’ordonnance et ordonner:

(i) d’une part, au délinquant de purger en prison une partie de la peine qui reste à courir,

(ii) d’autre part, que l’ordonnance s’applique à compter de la libération du délinquant, avec ou sans modification des conditions facultatives;

d) mettre fin à l’ordonnance de sursis et ordonner que le délinquant soit incarcéré jusqu’à la fin de la peine d’emprisonnement.

IV. L’historique des procédures judiciaires

A. Cour du Banc de la Reine de l’Alberta

10 À l’audience de détermination de la peine, le juge McMahon a qualifié les actes de l’appelant [traduction] d’«agression sexuelle majeure» ou «presque majeure». À son avis, la dissuasion et la dénonciation étaient les principaux facteurs de détermination de la peine à prendre en compte pour ce genre d’infraction. Le juge McMahon a tenu compte du fait qu’il n’y avait aucune preuve que l’acte avait été commis avec préméditation ou de propos délibéré, ou accompagné de violence gratuite. Il a également fait remarquer que l’appelant avait déjà été déclaré coupable de voies de fait à deux reprises dans le passé. Enfin, il a souligné qu’il n’y avait aucune preuve que l’appelant éprouvait des remords.

11 De façon générale, le rapport présentenciel était favorable à l’appelant et recommandait l’emprisonnement avec sursis. L’appelant avait terminé un programme de traitement pour abus d’alcool d’une durée de 28 jours dans un centre de traitement pour les Autochtones, Poundmaker’s Lodge. En outre, il a été déterminé que l’appelant n’était pas une menace pour la collectivité tant qu’il s’abstenait de consommer de l’alcool. Le juge McMahon a souligné que, comme l’appelant était un Autochtone, il était [traduction] «obligé d’avoir à l’esprit l’al. 718.2e) du Code».

12 Tenant compte de tous ces facteurs, le juge McMahon a estimé que [traduction] «les éléments nécessaires de dissuasion et de dénonciation seraient absents» si on permettait à l’appelant de purger une peine d’emprisonnement avec sursis dans la collectivité. Il a en conséquence condamné l’appelant à 20 mois d’incarcération dans un établissement correctionnel provincial.

B. Cour d’appel de l’Alberta (1998), 125 C.C.C. (3d) 129

13 L’appelant a interjeté appel, plaidant que le juge qui avait déterminé la peine n’avait pas tenu compte adéquatement de l’al. 718.2e). La Cour d’appel a rejeté l’appel et a confirmé la peine infligée par le juge du procès.

14 Dès le départ, la Cour d’appel a déclaré que la norme de contrôle applicable en appel à l’égard des peines infligées par les juges présidant les procès avait été établie dans une trilogie d’arrêts rendus par notre Cour en matière de détermination de la peine: R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227, R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500, et R. c. McDonnell, [1997] 1 R.C.S. 948. La cour a fait siens (à la p. 135) les propos suivants du juge en chef Lamer dans l’arrêt M. (C.A.), au par. 90, «sauf erreur de principe, omission de prendre en considération un facteur pertinent ou insistance trop grande sur les facteurs appropriés, une cour d’appel ne devrait intervenir pour modifier la peine infligée au procès que si elle n’est manifestement pas indiquée».

15 Le nouvel élément de preuve faisant état de la participation de l’appelant à des programmes communautaires de traitement de l’alcoolisme a été présenté à la Cour d’appel avec le consentement du ministère public. L’appelant et le ministère public avaient convenu que la Cour d’appel pouvait tenir compte de ce nouvel élément de preuve, comme s’il avait été disponible à l’audience initiale de détermination de la peine.

16 Cette preuve comportait la demande faite par l’appelant en vue de suivre une deuxième série de traitements spécifiquement destinés aux Autochtones au Poundmaker’s Lodge Alcohol and Drug Abuse Centre. En outre, des observations présentées par le Tsuu T’ina Nation Spirit Healing Lodge indiquaient que cet établissement était disposé à accueillir l’appelant après l’audience de la Cour d’appel et que ce dernier pouvait participer à son programme de traitement de l’alcoolisme jusqu’à ce qu’il soit admis au Poundmaker’s Lodge. A également été déposée une brochure décrivant le programme du Tsuu T’ina Nation Spirit Healing Lodge, laquelle énonçait les buts et objectifs de cet établissement. La cour a signalé que la brochure indiquait que [traduction] «les personnes qui ont des antécédents de violence, de pédophilie et d’agressions sexuelles» étaient considérées comme «des clients inappropriés» (p. 141).

17 Jugeant que cet élément de preuve avait été déposé régulièrement, la Cour d’appel a souligné que ces renseignements l’avaient aidée dans l’examen des solutions de rechange à l’emprisonnement. Elle a cependant indiqué que cet élément de preuve était défavorable à l’appelant puisque, en raison de la nature de son crime, il était apparemment un client inapproprié pour le centre de traitement de l’alcoolisme.

18 Adoptant la méthode appliquée dans R. c. Brady (1998), 121 C.C.C. (3d) 504 (C.A. Alb.), la Cour d’appel a estimé que l’emprisonnement avec sursis constitue rarement une sanction susceptible d’être infligée dans les cas où les considérations primordiales aux fins de détermination de la peine sont la dissuasion et la dénonciation, considérations qui, selon l’arrêt Brady, commandent l’incarcération.

19 La Cour d’appel a également jugé que l’application de l’al. 718.2e) ne changerait rien à ce résultat (à la p. 142):

[traduction] Nous rejetons l’argument que l’al. 718.2e) écarte le raisonnement fait dans Brady; de plus, compte tenu, d’une part, du fait que nous sommes en présence d’un crime qui commande des mesures de dénonciation et de dissuasion et, d’autre part, du fait que la peine doit être proportionnelle à la gravité du crime, il est clair que l’al. 718.2e) ne saurait être interprété comme signifiant qu’une quelconque peine substitutive doit être infligée à l’appelant. [En italique dans l’original.]

20 La Cour d’appel a déclaré que les mots «justifiées dans les circonstances», figurant à l’al. 718.2e) devaient être interprétés globalement, dans le contexte des objectifs et des principes de la détermination de la peine énoncés aux art. 718 à 718.2. Ainsi, le mot «justifiées» exige que la peine soit conforme à ces objectifs et principes. En conséquence, parmi les «circonstances» qui doivent être prises en compte, mentionnons la gravité et la nature de l’infraction, le casier judiciaire de l’accusé, les effets du crime sur les victimes et sur la collectivité, le besoin de dénonciation et de dissuasion, la nécessité de respecter le principe de la proportionnalité, les facteurs aggravants et atténuants, la jurisprudence pertinente et la situation particulière de l’accusé (à la p. 138).

21 La Cour d’appel a poursuivi son analyse de l’al. 718.2e) en examinant le passage suivant de cette disposition: «plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones». De l’avis de la cour, ce passage exigeait du juge chargé de déterminer la peine qu’il tienne compte de tous les facteurs susmentionnés, [traduction] «ainsi que des circonstances additionnelles particulières aux délinquants autochtones» (p. 138). Étaient comprises parmi ces «circonstances additionnelles»: les facteurs sociaux particuliers aux Autochtones canadiens, la reconnaissance des méthodes alternatives de détermination des sanctions appliquées par les communautés autochtones, la disponibilité de sanctions substitutives du point de vue géographique et l’appui de la collectivité.

22 La Cour d’appel a estimé que le législateur n’avait pas pu vouloir que la loi accorde une protection moins grande aux victimes de délinquants autochtones, y compris les victimes autochtones, ni que l’al. 718.2e) prime, de quelque façon, les autres dispositions des art. 718 à 718.2. La cour a de nouveau souligné que la peine devait être conforme à tous les principes et objectifs visés aux art. 718 à 718.2 et qu’elle devait tenir compte des facteurs susmentionnés.

23 Soulignant que l’art. 726.1 du Code criminel avait un caractère facultatif et non impératif, la Cour d’appel a estimé que le juge qui avait déterminé la peine n’avait pas l’obligation de mener une enquête sur la situation du délinquant autochtone. Il incombe plutôt à l’accusé de proposer à la cour des sanctions substitutives précises, appuyées par des observations fondées sur la preuve. Le juge qui détermine la peine doit tenir compte du fait qu’il est en présence d’un délinquant autochtone et il [traduction] «doit s’attacher aux circonstances particulières des délinquants autochtones» (p. 141). Pour être acceptés, les arguments présentés au nom de l’accusé doivent être justifiés dans les circonstances et être conformes aux autres dispositions relatives à la détermination de la peine prévues par le Code criminel ainsi qu’à la jurisprudence pertinente.

24 En résumé, la Cour d’appel a décidé que le juge qui avait prononcé la peine avait tenu compte adéquatement des circonstances propres à l’appelant, y compris du fait que ce dernier était un Autochtone. En concluant, la cour a dit ceci (à la p. 142):

[traduction] Le juge du procès était saisi d’une affaire concernant une agression sexuelle sérieuse, commise contre une victime inconsciente, dans sa propre chambre à coucher, par un délinquant adulte ayant des antécédents judiciaires. Bien qu’il soit clair que l’appelant souffre depuis longtemps d’un problème de consommation abusive d’alcool, il est évident qu’il n’a rien fait avant 1994 pour régler ce problème et que tous ses efforts de réadaptation sont survenus après la perpétration de l’infraction.

Vu les circonstances du cas dont était saisi le juge du procès, il est clair que toute peine qu’il infligerait devait répondre adéquatement aux besoins de dissuasion — spécifique et générale — et de dénonciation, en plus d’être proportionnelle à la gravité de l’infraction.

V. L’analyse

A. Introduction

25 Aux termes de l’al. 718.2e) du Code criminel, toutes les sanctions substitutives qui sont justifiées dans les circonstances doivent être examinées, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones. De façon générale, le présent pourvoi soulève la question de savoir si une sanction autre que l’incarcération est justifiée, pour reprendre les termes de l’al. 718.2e), dans des cas où la dénonciation et la dissuasion sont les objectifs primordiaux aux fins de détermination de la peine. Plus précisément, il faut décider, dans le présent pourvoi, si le juge du procès a appliqué correctement l’al. 718.2e) lorsqu’il a déterminé la peine de l’appelant.

26 Je vais, dans l’examen de ces questions, traiter des points suivants. Premièrement, il importe au départ de bien comprendre quand et comment le juge chargé de déterminer la peine doit examiner les circonstances particulières dans lesquelles se trouve un délinquant autochtone afin de décider si elles donnent ouverture à l’octroi du sursis à l’emprisonnement prévu à l’art. 742.1. Étant donné que l’al. 718.2e) exige l’examen de «toutes les sanctions substitutives applicables qui sont justifiées dans les circonstances» (je souligne), la deuxième partie de mon analyse porte sur l’applicabilité de l’emprisonnement avec sursis aux crimes qui, comme celui en cause dans le présent pourvoi, commandent principalement la poursuite des objectifs de dénonciation et de dissuasion. Enfin, puisqu’il est possible d’octroyer le sursis à l’emprisonnement lorsque les objectifs visés par la détermination de la peine sont la dénonciation et la dissuasion, la troisième partie de mon analyse portera sur la question de savoir s’il était «justifié dans les circonstances» de la présente affaire d’octroyer le sursis à l’emprisonnement, plutôt que d’infliger une peine d’incarcération. En d’autres termes, il s’agit de déterminer si le juge qui a déterminé la peine a bien appliqué l’al. 718.2e) à l’appelant.

B. La détermination de l’applicabilité de l’emprisonnement avec sursis et le rôle de l’al. 718.2e) à cet égard

27 Dans Proulx, précité, le juge en chef Lamer a estimé que l’interprétation fondée sur l’objet de l’art. 742.1 exige du juge chargé de déterminer la peine qu’il procède par étapes lorsqu’il décide de l’opportunité de l’emprisonnement avec sursis. À l’étape préliminaire, le juge n’a qu’à déterminer s’il y a lieu d’écarter deux possibilités: a) les mesures probatoires; b) l’incarcération dans un pénitencier. La durée de la peine et l’endroit où elle sera purgée ne sont pas fixés à cette étape. En outre, le juge est tenu de prendre en compte l’objectif et les principes de la détermination de la peine visés aux art. 718 à 718.2, mais seulement dans la mesure nécessaire pour délimiter la fourchette des peines applicables au délinquant. Si, à cette étape, la sanction appropriée est soit l’incarcération dans un pénitencier soit le sursis au prononcé de la peine, l’emprisonnement avec sursis ne devrait alors pas être infligé (Proulx, aux par. 58 et 59).

28 Avant de passer à l’étape suivante de l’analyse, le juge chargé de déterminer la peine doit également se demander si les exigences prévues par l’art. 742.1 sont respectées. Ces préalables sont: (i) l’absence d’une peine minimale d’emprisonnement applicable à l’infraction visée; (ii) la condamnation du délinquant à un emprisonnement de moins de deux ans (en d’autres mots, l’élimination à la première étape du recours à l’incarcération dans un pénitencier); (iii) le fait que le délinquant purge sa peine dans la collectivité ne met pas en danger la sécurité de celle‑ci. Deux facteurs doivent être pris en considération pour apprécier le danger que constitue un délinquant pour la collectivité: (i) le risque qu’il récidive; (ii) la gravité du préjudice susceptible d’être causé en cas de récidive. Dans Proulx, aux par. 69 à 76, le Juge en chef a donné des indications utiles pour apprécier ce risque.

29 Suivant l’art. 742.1, dans le cadre de la deuxième étape de l’analyse, qui est également la plus importante, le tribunal doit déterminer si l’octroi du sursis à l’emprisonnement est conforme à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine énoncés aux art. 718 à 718.2. Contrairement à l’étape préliminaire, qui ne donne lieu qu’à un examen superficiel de cet objectif et de ces principes, cette deuxième étape requiert plutôt du tribunal qu’il en fasse un examen exhaustif. C’est cet examen exhaustif qui permet au tribunal (i) de décider s’il y a lieu que le délinquant purge sa peine dans la collectivité ou en prison, (ii) de fixer la durée de la peine et, lorsqu’il s’agit d’une peine d’emprisonnement avec sursis, (iii) de déterminer la nature des conditions dont elle sera assortie.

30 Si, après avoir préliminairement déterminé que ni le sursis au prononcé de la peine ni l’incarcération dans un pénitencier ne constituent la sanction appropriée, et si les exigences prévues par l’art. 742.1 sont respectées, le juge a alors l’obligation de prendre en compte l’al. 718.2e) lorsqu’il décide si l’emprisonnement avec sursis est une sanction justifiée. La prise en compte de l’al. 718.2e) par le juge à cette étape n’écarte pas le besoin de considérer tous les autres principes et objectifs énoncés aux art. 718 à 718.2. De plus, chaque fois que le juge arrête son choix sur une peine comportant l’incarcération, il a l’obligation d’examiner les circonstances systémiques ou historiques particulières qui sont susceptibles d’avoir contribué à la présence du délinquant autochtone concerné devant les tribunaux. De même, le juge doit prendre en compte les diverses procédures et sanctions auxquelles il est concrètement possible d’avoir recours et qui seraient appropriées à l’égard du délinquant concerné en raison de son héritage autochtone (Gladue, précité, au par. 93). Comme il a été indiqué dans Gladue, l’application de l’al. 718.2e) n’entraîne pas automatiquement la réduction de la peine, puisque la détermination de la peine appropriée exige l’examen de tous les principes et objectifs énoncés dans la partie XXIII.

C. Applicabilité de l’emprisonnement avec sursis aux infractions à l’égard desquelles la dénonciation et la dissuasion sont les objectifs primordiaux aux fins de détermination de la peine

31 Dans Proulx, précité, notre Cour a jugé que l’emprisonnement avec sursis, sanction introduite par le projet de loi C‑41, constitue une solution de rechange utile à l’emprisonnement dans le cas des délinquants non dangereux. Tout comme l’al. 718.2e) (voir Gladue, précité), la disposition créant l’emprisonnement avec sursis a été édictée afin de favoriser la réalisation des objectifs suivants du législateur: la réduction du recours à l’emprisonnement comme sanction et l’élargissement de l’application des principes de justice corrective en matière de détermination de la peine. Aux par. 99 et 100 de l’arrêt Proulx, le juge en chef Lamer a décrit la manière dont l’emprisonnement avec sursis intègre les objectifs historiquement punitifs de la détermination de la peine, tout en permettant la poursuite d’objectifs de justice corrective:

L’emprisonnement avec sursis facilite la réalisation des deux objectifs du législateur. Il donne au tribunal la possibilité de façonner une peine assortie de conditions appropriées qui pourra mener — d’une manière que ne permettrait pas l’incarcération — à la réinsertion sociale du délinquant, à la réparation des torts causés à la collectivité et à la prise de conscience par le délinquant de ses responsabilités. Toutefois, il s’agit également d’une sanction punitive. De fait, c’est son aspect punitif qui distingue l’emprisonnement avec sursis de la probation. Comme nous l’avons vu plus tôt, le législateur n’entendait pas qu’un délinquant qui aurait autrement été incarcéré pendant une période de moins de deux ans bénéficie désormais de la probation ou d’une mesure équivalente.

L’emprisonnement avec sursis peut donc permettre la réalisation d’objectifs punitifs et correctifs. Dans la mesure où ces deux types d’objectifs peuvent être atteints dans un cas donné, l’emprisonnement avec sursis est probablement une sanction préférable à l’incarcération. Par contre, lorsque le besoin de punition est particulièrement pressant et qu’il y a peu de chances de réaliser des objectifs correctifs, l’incarcération constitue vraisemblablement la sanction la plus intéressante. Cependant, même dans les cas où la réalisation d’objectifs correctifs ne serait pas une tâche facile, l’emprisonnement avec sursis est préférable à l’incarcération lorsqu’il permet de réaliser aussi efficacement que celle‑ci les objectifs de dénonciation et de dissuasion. C’est ce qui ressort du principe de modération qui est exprimé aux al. 718.2d) et e) et qui milite en faveur de l’application de sanctions autres que l’incarcération lorsque les circonstances le justifient.

32 Le Juge en chef a expliqué en quoi les objectifs de la détermination de la peine énoncés aux al. 718a) à f) se rattachent à cette interprétation du double objectif de cette disposition. Tout en reconnaissant que l’emprisonnement avec sursis était une sanction généralement plus propice à la réalisation des objectifs correctifs de réinsertion sociale du délinquant, de réparation des torts causés et de prise de conscience par le délinquant de ses responsabilités, le juge en chef Lamer a indiqué que les objectifs de dissuasion et de dénonciation pouvaient être bien servis par une peine d’emprisonnement avec sursis. De fait, il a souligné que, dans certains cas, les conditions assortissant l’ordonnance de sursis à l’emprisonnement pouvaient créer des situations plus pénibles que celles liées à l’incarcération (au par. 105).

33 Le degré de dénonciation et de dissuasion produit par une ordonnance de sursis à l’emprisonnement varie en fonction de sa durée d’application et de la nature des conditions dont elle est assortie. Étant donné que la détermination de la peine est un processus individualisé, chaque ordonnance de sursis à l’emprisonnement doit être élaborée en s’attachant aux circonstances particulières de l’infraction, ainsi qu’à la situation du délinquant et de la collectivité où l’infraction a eu lieu (voir M. (C.A.), précité, le juge en chef Lamer, au par. 92). Par conséquent, les conditions varieront selon ces facteurs, bien qu’il soit généralement vrai que «plus l’infraction est grave et le besoin de dénonciation important, plus la durée de l’ordonnance de sursis devrait être longue et les conditions de celle‑ci rigoureuses» (Proulx, au par. 106).

34 Néanmoins, le juge en chef Lamer a souligné qu’«il peut survenir des cas où la nécessité de dénoncer [ou de dissuader] est si pressante que l’incarcération est alors la seule peine qui convienne pour exprimer la réprobation de la société à l’égard du comportement du délinquant» (Proulx, au par. 106). Il a ajouté ceci (aux par. 114 et 116):

[E]t ce en dépit du fait que l’emprisonnement avec sursis pourrait également permettre la réalisation d’objectifs correctifs. À l’inverse, selon de la nature des conditions imposées dans l’ordonnance de sursis, la durée de celle‑ci et la situation du délinquant et de la collectivité au sein de laquelle il purgera sa peine, il est possible que l’emprisonnement avec sursis ait un effet dénonciateur et dissuasif suffisant, même dans les cas où les objectifs correctifs présentent moins d’importance.

. . .

Il arrive fréquemment que le juge qui détermine la peine se trouve devant une situation où certains objectifs militent en faveur de l’octroi du sursis à l’emprisonnement et d’autres en faveur de l’emprisonnement. En pareils cas, le juge du procès doit soupeser ces divers objectifs pour déterminer la peine appropriée. Comme a expliqué le juge La Forest dans R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la p. 329, «[d]ans un système rationnel de détermination des peines, l’importance relative de la prévention, de la dissuasion, du châtiment et de la réinsertion sociale variera selon la nature du crime et la situation du délinquant». Le juge ne dispose pas d’un critère ou d’une formule d’application simple à cet égard. Il faut s’en remettre au jugement et à la sagesse du juge qui détermine la peine, que le législateur a investi d’un pouvoir discrétionnaire considérable à cet égard à l’art. 718.3.

35 Par conséquent, selon la sévérité des conditions assortissant l’ordonnance de sursis à l’emprisonnement, cette sanction peut être justifiée dans les cas où la dissuasion et la dénonciation sont des considérations primordiales. En bout de ligne, toutefois, la réponse à la question de savoir s’il s’agit d’un cas donnant ouverture à l’octroi du sursis à l’emprisonnement dépend de l’appréciation par le juge qui détermine la peine des circonstances particulières de l’affaire, notamment les facteurs aggravants, la nature de l’infraction, la situation de la collectivité et la possibilité de fixer des conditions permettant de refléter adéquatement la condamnation de la société.

D. L’octroi du sursis à l’emprisonnement est‑il justifié dans les circonstances?

36 Dans Gladue, précité, notre Cour a jugé que l’al. 718.2e) établit le principe général que l’incarcération est une sanction pénale de dernier recours à l’égard de tous les délinquants et qu’il ne faut y recourir que lorsque aucune autre sanction n’est appropriée. Pour ce qui est des mots «plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones», notre Cour a raisonné que le juge chargé de déterminer la peine doit porter une attention spéciale au fait que les circonstances dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones sont particulières, si on les compare à celles dans lesquelles se trouvent les délinquants non‑autochtones. L’alinéa 718.2e) a un objet réparateur qui vise tous les délinquants, en ce qu’il met l’accent sur le concept de justice corrective, méthode de détermination de la peine qui cherche à rétablir l’harmonie qui existait avant les actes de l’accusé. Encore une fois, le caractère approprié de la peine sera évalué en fonction des besoins des victimes, du délinquant et de la collectivité dans son ensemble.

37 Bien que l’objectif de justice corrective visé à l’al. 718.2e) s’applique à tous les délinquants, le fait que l’examen prévu par cette disposition soit requis «plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones» reconnaît que, dans la plupart des conceptions autochtones traditionnelles en matière de détermination de la peine, la justice corrective est considérée comme l’objectif primordial. En outre, l’al. 718.2e) poursuit un objectif réparateur particulier en ce qui concerne les peuples autochtones, en ce qu’il vise à régler le grave problème de l’incarcération excessive des délinquants autochtones dans les établissements correctionnels canadiens. Il est raisonnable de supposer qu’en prévoyant, à l’al. 718.2e), la possibilité de traiter différemment les délinquants autochtones dans le cadre de la détermination de la peine, le législateur cherchait à régler ce problème social, dans la mesure où il était possible de le faire par le processus de détermination de la peine.

38 Afin de fournir aux juges qui déterminent les peines des indications sur la manière de donner effet à l’objectif réparateur de l’al. 718.2e), un cadre d’analyse a été énoncé à leur intention dans les motifs exposés dans l’arrêt Gladue. Dans l’examen des circonstances dans lesquelles se trouve un délinquant autochtone, le juge qui détermine la peine doit, à tout le moins, tenir compte à la fois des facteurs systémiques ou historiques distinctifs qui peuvent être considérés comme des circonstances atténuantes parce qu’ils peuvent avoir contribué à la conduite du délinquant autochtone, et des diverses procédures de détermination de la peine et sanctions qui, dans les circonstances, peuvent être appropriées à l’égard du délinquant en raison de son héritage ou de ses attaches autochtones (Gladue, au par. 66). Compte tenu, en particulier, du fait que la plupart des approches autochtones traditionnelles en matière de détermination de la peine mettent principalement l’accent sur l’objectif de justice corrective, la possibilité d’infliger des sanctions communautaires doit être envisagée.

39 Dans la recherche de la peine appropriée, le rôle du juge qui prononce la peine consiste donc à mener le processus de détermination de la peine et à infliger des sanctions d’une manière qui prenne en compte le point de vue de la collectivité du délinquant autochtone. Comme il a été souligné dans Gladue, il arrive souvent que le fait d’infliger une peine d’emprisonnement à un délinquant autochtone ne favorise pas l’objectif réparateur de l’al. 718.2e), pas plus pour le délinquant que pour sa collectivité. Cette constatation se vérifie de façon particulière dans les affaires mettant en cause des infractions moins graves ou sans violence, où il est indubitable que l’objectif de justice corrective se verra accorder plus d’importance que les principes de dénonciation ou de dissuasion.

40 Cependant, l’al. 718.2e) s’applique à tous les délinquants et ne permet de recourir aux sanctions de rechange à l’incarcération que lorsque ces sanctions sont «justifiées dans les circonstances». Encore une fois, comme il a été dit expressément dans Gladue, la Cour n’entendait aucunement affirmer que, en règle générale, il faut accorder plus de poids aux principes de justice corrective qu’aux objectifs tels que la dénonciation et la dissuasion. De fait, une telle règle générale serait contraire à la nature individualisée (c’est‑à‑dire au cas par cas) du processus de détermination de la peine, dans lequel le tribunal se demande si la peine est appropriée dans les circonstances, eu égard aux faits particuliers de l’infraction et à la situation du délinquant, de la victime et de la collectivité.

41 Je tiens à profiter de l’occasion pour souligner que les lignes directrices énoncées dans Gladue, et réitérées dans le présent pourvoi, ne se veulent pas un critère unique, que doit appliquer le tribunal lorsqu’il détermine la peine justifiée dans les circonstances. L’alinéa 718.2e) impose au tribunal l’obligation positive de prendre en compte les circonstances pertinentes de la situation du délinquant, y compris la nature de l’infraction, les victimes et la collectivité.

42 Malgré l’existence, en matière de détermination de la peine, de conceptions qui peuvent fort bien différer chez les Autochtones et les non‑autochtones, il est raisonnable de présumer que pour certains délinquants autochtones, et selon la nature de l’infraction, les objectifs de dénonciation et de dissuasion sont fondamentalement pertinents pour la collectivité du délinquant. Comme il a été jugé dans Gladue, au par. 79, pour autant qu’il soit possible de généraliser, plus violente et grave sera l’infraction, plus grande sera la probabilité que la peine appropriée ne différera pas en pratique entre les délinquants autochtones et les délinquants non‑autochtones, étant donné que, dans de telles circonstances, les objectifs de dénonciation et de dissuasion se voient accorder une importance plus grande.

E. L’octroi du sursis à l’emprisonnement est‑il une sanction justifiée dans les circonstances de la présente affaire?

(1) L’importance de l’objectif de justice corrective dans la détermination de la peine des délinquants autochtones déclarés coupables de crimes graves

43 L’appelant soutient que, en accordant plus de poids aux objectifs de dénonciation et de dissuasion en raison de la nature de l’infraction en cause, le juge qui a déterminé la peine n’a pas, comme l’exige l’al. 718.2e), tenu compte de l’importance primordiale de la justice corrective dans les communautés autochtones. Il prétend également, pour le même motif, que la Cour d’appel a fait erreur en jugeant qu’il serait déraisonnable de conclure qu’une peine appropriée pour un délinquant non‑autochtone ne le serait pas également pour un délinquant autochtone. Il importe toutefois de souligner que, conformément au raisonnement suivi dans Gladue, précité, la Cour d’appel visait les «crimes graves», plutôt que les infractions en général, lorsqu’elle a dit ce qui suit (à la p. 140):

[traduction] Pour les crimes graves, il ne serait pas raisonnable de conclure qu’une peine appropriée pour un non‑autochtone ne le serait pas également pour un Autochtone, et ce point a été souligné par le juge Esson, qui s’exprimait alors pour les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans R. c. Gladue (1997), 119 C.C.C. (3d) 481, à la p. 506, lorsqu’il a affirmé: «Autrement dit, les circonstances particulières ne pouvaient pas raisonnablement appuyer la conclusion que si la peine était appropriée pour un non‑autochtone, elle ne le serait pas également pour un Autochtone». [Je souligne.]

44 Je dois souligner que, quoique l’al. 718.2e) demande l’application d’une méthodologie différente pour la détermination de la peine appropriée dans le cas des délinquants autochtones, il ne commande pas nécessairement un résultat différent. L’alinéa 718.2e) ne modifie pas l’obligation fondamentale du juge, qui est d’infliger une peine appropriée pour l’infraction et le délinquant. En outre, comme il a été mentionné plus tôt, notre Cour a souligné dans Gladue que l’application de l’al. 718.2e) ne signifie pas que la peine infligée à un délinquant autochtone doit toujours être déterminée d’une manière qui accorde plus de poids aux principes de justice corrective qu’aux objectifs tels que la dissuasion, la dénonciation et l’isolement (au par. 78). Par conséquent, il arrivera généralement, en pratique, que les infractions particulièrement graves et violentes entraîneront l’emprisonnement aussi souvent pour les délinquants autochtones que pour les délinquants non‑autochtones (Gladue, au par. 33). Par conséquent, j’estime que, en l’espèce, il était loisible au juge du procès de donner préséance aux principes de dénonciation et de dissuasion en raison de la gravité du crime reproché.

45 La question de savoir si, dans des circonstances données, le crime en cause est vraiment grave est, à mon avis, une question de fait qui ne peut être tranchée qu’au cas par cas. Je ne suggère pas par là qu’il y a des catégories d’infractions qui écartent présomptivement la possibilité d’une peine ne comportant pas d’emprisonnement. De fait, le juge en chef Lamer a expressément rejeté une telle approche dans le cas du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement (Proulx, précité, au par. 79). De façon plus générale, dans l’arrêt McDonnell, précité, aux par. 32 et 33, le juge Sopinka a rejeté le recours à une méthode de détermination de la peine fondée sur des catégories pour les motifs suivants:

De toute façon, j’estime que l’omission de situer une infraction particulière dans une catégorie d’agressions créée par les tribunaux, aux fins de la détermination de la peine, ne constitue jamais une erreur de principe en soi. Il y a deux raisons principales de tirer cette conclusion. Premièrement, deux arrêts unanimes récents de notre Cour, à savoir Shropshire et M. (C.A.), indiquent clairement qu’il y a lieu de faire preuve de retenue à l’égard de la décision qu’un tribunal d’instance inférieure a rendue en matière de peine. Si une cour d’appel pouvait simplement établir des principes susceptibles de révision en créant des catégories d’infractions, la retenue judiciaire serait diminuée d’une manière non conforme aux arrêts Shropshire et M. (C.A.). Pour contourner la retenue et permettre le contrôle en appel d’une peine particulière, un tribunal peut simplement créer une catégorie d’infractions et un «point de départ» pour ces infractions, et considérer comme une erreur de principe toute dérogation à la catégorie ainsi créée, commise en déterminant la peine. [. . .] Si les catégories sont définies de façon stricte et que les dérogations à cette catégorisation sont généralement infirmées, le pouvoir discrétionnaire qui devrait être laissé aux juges du procès et aux juges qui infligent les peines est donc largement transféré aux cours d’appel.

Deuxièmement, rien ne justifie, en droit, la création par les tribunaux, aux fins de déterminer la peine, d’une catégorie d’infractions dans le cadre d’une infraction prévue par la loi. Comme c’est le cas depuis l’arrêt Frey c. Fedoruk, [1950] R.C.S. 517, il appartient non pas aux juges de créer des infractions criminelles, mais plutôt au législateur d’édicter de telles infractions.

46 En outre, le juge en chef Lamer a raisonné qu’une approche par catégories ne constitue qu’une application partielle, et de ce fait non équilibrée, du principe de la proportionnalité, principe fondamental de la détermination de la peine prévu à l’art. 718.1 (Proulx, précité, au par. 83). Qui plus est, l’art. 718.1 précise que «[l]a peine est proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant» (je souligne). Par conséquent, lorsque nous apprécions la gravité d’un crime, il nous faut prendre en compte la gravité de l’infraction et le degré de responsabilité du délinquant.

47 Dans la présente affaire, le juge du procès s’est effectivement référé à des [traduction] «arrêts indicatifs liant la cour», référence évidente aux décisions ayant élaboré des lignes directrices fixant des «points de départ» aux fins de détermination des peines à infliger en cas d’agressions sexuelles sérieuses. La mention d’un «point de départ» n’établit toutefois pas que le juge a omis de tenir compte de la gravité de l’infraction et du degré de responsabilité du délinquant à la lumière des faits de l’espèce. Indépendamment de cette mention, il est clair que le juge du procès a estimé qu’il s’agissait d’un crime grave, compte tenu de la gravité de l’infraction, de la présence ou non de facteurs aggravants et de l’absence de preuve de manifestation de remords:

[traduction] La peine maximale prévue par le Code criminel est 10 ans d’emprisonnement. L’agression sexuelle a eu lieu lorsque la victime, âgée de 18 ans, était soit endormie soit inconsciente sous l’effet de l’alcool. La preuve médicale a révélé la présence d’éraflures au vagin, mais non qu’il y avait eu pénétration ou rapports sexuels. Quoi qu’il en soit, j’estime qu’il s’agit d’une agression sexuelle majeure ou, à tout le moins, presque majeure, au sens où ces termes ont été utilisés dans les arrêts indicatifs liant la cour. Les principaux facteurs de détermination de la peine applicables à l’égard de ce genre d’infractions sont la dissuasion et la dénonciation.

En l’espèce, M. Wells a abusé d’une fille de 18 ans qui avait perdu conscience. Le fait que, de son propre aveu, il était lui‑même volontairement intoxiqué n’est pas une excuse. Il a violé l’intégrité personnelle de la victime de la manière la plus vile qui soit.

48 Je ne peux conclure que le juge du procès a mal apprécié la gravité du crime. En outre, le fait qu’il ait utilisé les termes «presque majeure» et «majeure» plutôt que le terme «grave» ne constitue pas une erreur justifiant l’annulation de sa décision. J’estime qu’il n’y a eu ni erreur de principe, ni insistance trop grande sur les facteurs appropriés, ni omission de prendre en considération un facteur pertinent, et, par conséquent, je m’en remets à l’appréciation qu’a faite le juge du procès des circonstances particulières se rapportant à l’infraction et au délinquant (M. (C.A.), précité). Le juge du procès a donc rendu une décision raisonnable relativement à la question de savoir s’il s’agissait d’un cas donnant ouverture à l’emprisonnement avec sursis.

49 À ce stade‑ci, j’aimerais ajouter que l’arrêt Gladue, précité, n’écarte pas la possibilité que, dans des circonstances appropriées, le juge qui détermine la peine puisse faire primer le concept de justice corrective, et ce malgré le fait que le délinquant autochtone ait commis un crime grave. Comme il a été jugé dans Gladue, au par. 81, conformément à l’objectif réparateur de l’al. 718.2e), le juge chargé de déterminer la peine doit non seulement tenir compte des circonstances particulières dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones, mais également apprécier les différences culturelles pertinentes en fonction des objectifs du processus de détermination de la peine:

Dans la détermination de la peine à infliger à un délinquant autochtone, comme pour tout autre délinquant, l’analyse doit être holistique et viser à déterminer la peine indiquée dans les circonstances. Il n’existe pas de critère unique qui guidera le juge qui prononce la peine. Le juge est tenu de prendre en considération toutes les circonstances entourant l’infraction, le délinquant, les victimes et la communauté, y compris les circonstances particulières dans lesquelles se trouve le délinquant en tant qu’autochtone. La détermination de la peine exige la sensibilisation aux difficultés auxquelles les autochtones ont fait face dans le système de justice pénale et dans la société en général. Procédant à l’examen de ces circonstances au regard des buts et des principes de détermination de la peine énoncés à la partie XXIII du Code criminel et reconnus par la jurisprudence, le juge doit s’efforcer d’en arriver à une peine juste et appropriée dans les circonstances. Sous le régime de l’al. 718.2e), les juges ont la latitude et le pouvoir discrétionnaire voulus pour examiner, dans les circonstances qui s’y prêtent, les peines substitutives appropriées pour le délinquant autochtone et la communauté, tout en respectant l’objectif et les principes énoncés de détermination de la peine. De cette façon, il est possible de conserver l’accent que mettent les peuples autochtones sur la guérison et le rétablissement tant de la victime que du délinquant.

50 La généralisation faite dans Gladue, selon laquelle plus grave et violente sera l’infraction, plus grande sera la probabilité, d’un point de vue pratique, que des peines d’emprisonnement semblables soient infligées aux délinquants autochtones et non‑autochtones, ne se voulait pas un principe d’application universelle. Dans chaque affaire, le juge qui détermine la peine doit examiner les circonstances dans lesquelles se trouve le délinquant autochtone. Dans certains cas, il est possible que, parmi ces circonstances, figure la preuve de la décision de la collectivité de s’attaquer aux activités criminelles liées à des problèmes sociaux, l’agression sexuelle par exemple, en insistant sur les objectifs de justice corrective, malgré la gravité des infractions en cause.

51 Comme l’a souligné le juge en chef Lamer dans M. (C.A.), précité, au par. 92, la détermination de la peine commande une appréciation individualisée non seulement de la situation du délinquant, mais également de celle de la victime et de la collectivité:

On a à maintes reprises souligné qu’il n’existe pas de peine uniforme pour un crime donné. [. . .] La détermination de la peine est un processus intrinsèquement individualisé, et la recherche d’une peine appropriée applicable à tous les délinquants similaires, pour des crimes similaires, sera souvent un exercice stérile et théorique. De même, il faut s’attendre que les peines infligées pour une infraction donnée varient jusqu’à un certain point dans les différentes communautés et régions du pays, car la combinaison «juste et appropriée» des divers objectifs reconnus de la détermination de la peine dépendra des besoins de la communauté où le crime est survenu et des conditions qui y règnent. [Je souligne.]

52 À cet égard, je souligne que l’appelant a présenté la preuve de la disponibilité de programmes de traitement pour abus d’alcool ou de drogue destinés spécifiquement aux Autochtones. Il y avait toutefois une indication que le programme pertinent n’était pas approprié pour l’appelant, puisque ce dernier était un délinquant sexuel. En outre, il n’y avait aucune preuve de l’existence d’un programme de traitement des délinquants sexuels ou de la participation de l’appelant à un tel programme.

(2) L’étendue de l’obligation du juge qui détermine la peine de s’enquérir des circonstances dans lesquelles se trouve un délinquant autochtone

53 Comme il a été souligné dans Gladue, précité, au par. 83, il est nécessaire, dans tous les cas, que le juge qui détermine la peine prenne connaissance d’office des facteurs systémiques ou historiques qui ont contribué aux difficultés auxquelles font face les Autochtones, tant au sein du système de justice pénale que dans la société en général. En outre, le juge est obligé de s’enquérir des circonstances particulières dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones.

54 Il peut arriver, à l’occasion, qu’il soit nécessaire de présenter des éléments de preuve de cette nature. Dans notre système accusatoire de droit pénal, il est normal de s’attendre à ce que la poursuite et la défense présentent ces éléments de preuve, mais même lorsque les avocats ne fournissent pas les renseignements nécessaires, l’al. 718.2e) impose au juge qui détermine la peine l’obligation positive de s’enquérir des circonstances pertinentes. Dans la plupart des cas, l’obligation de porter une attention spéciale aux circonstances dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones peut être satisfaite au moyen des renseignements figurant dans les rapports présentenciels. Lorsque ces renseignements sont insuffisants, l’al. 718.2e) autorise le juge qui détermine la peine à demander, de son propre chef, que des témoins viennent déposer à l’égard de solutions de rechange à l’emprisonnement qui pourraient être justifiées.

55 Cela dit, lorsque notre Cour a établi la méthodologie appropriée pour cette appréciation, elle n’a jamais eu l’intention de transformer le rôle du juge qui détermine la peine pour lui confier celui d’une commission d’enquête. Il faut se rappeler que, dans Gladue, cette obligation positive de ne pas s’en tenir aux renseignements figurant dans le rapport présentenciel se limitait aux cas où «les circonstances s’y prêtent» et où de telles enquêtes sont «concrètement possible[s]» (par. 84). L’application de l’al. 718.2e) demande une enquête qui est concrètement possible, non pas une enquête qui soit irréalisable dans les faits. Comme pour toute autre conclusion de fait tirée par un tribunal de première instance, les juridictions d’appel font montre de retenue à l’égard de la décision du juge qui détermine la peine relativement à la question de savoir si des enquêtes supplémentaires sont opportunes ou faisables.

VI. La conclusion et le dispositif

56 Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

Pourvoi rejeté.

Procureur de l’appelant: Marian E. Bryant, Calgary.

Procureur de l’intimée: Le procureur général de l’Alberta, Calgary.

Procureurs de l’intervenant: Kent Roach et Kimberly R. Murray, Toronto.

*Le juge Cory n’a pas pris part au jugement.



Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Wells

Références :
Proposition de citation de la décision: R. c. Wells, 2000 CSC 10 (17 février 2000)


Origine de la décision
Date de la décision : 17/02/2000
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2000 CSC 10 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2000-02-17;2000.csc.10 ?
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