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09/11/2000 | CANADA | N°2000_CSC_51

Canada | R. c. J.-L.J., 2000 CSC 51 (9 novembre 2000)


R. c. J.‑L.J., [2000] 2 R.C.S. 600

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

J.‑L.J. Intimé

Répertorié: R. c. J.‑L.J.

Référence neutre: 2000 CSC 51.

No du greffe: 26830.

1999: 10 décembre; 2000: 9 novembre.

Présents: Les juges L’Heureux‑Dubé, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et Arbour.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [1998] R.J.Q. 2229, 130 C.C.C. (3d) 541, [1998] A.Q. no 2493 (QL), qui a accueilli l’appel de l’accusé contre sa d

éclaration de culpabilité d’infractions d’ordre sexuel et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Pourvoi accueilli.

Carole Lebeuf et Stell...

R. c. J.‑L.J., [2000] 2 R.C.S. 600

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

J.‑L.J. Intimé

Répertorié: R. c. J.‑L.J.

Référence neutre: 2000 CSC 51.

No du greffe: 26830.

1999: 10 décembre; 2000: 9 novembre.

Présents: Les juges L’Heureux‑Dubé, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et Arbour.

en appel de la cour d’appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [1998] R.J.Q. 2229, 130 C.C.C. (3d) 541, [1998] A.Q. no 2493 (QL), qui a accueilli l’appel de l’accusé contre sa déclaration de culpabilité d’infractions d’ordre sexuel et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Pourvoi accueilli.

Carole Lebeuf et Stella Gabbino, pour l’appelante.

Pauline Bouchard et Sharon Sandiford, pour l’intimé.

Version française du jugement de la Cour rendu par

1 Le juge Binnie — Dans le présent pourvoi, nous sommes appelés à examiner des aspects de la «fonction de gardien» qu’exerce le juge du procès lorsqu’il reçoit une preuve scientifique d’un genre nouveau. L’intimé a été accusé d’avoir commis, pendant quatre mois, une série d’agressions sexuelles sur deux garçonnets auxquels il tenait lieu de père. Au moment des infractions, qui auraient comporté des actes de pénétration anale, les garçonnets avaient entre trois et cinq ans. La défense a prétendu que la personne qui avait commis ces infractions souffrait d’un trouble de la personnalité très particulier, et a fait comparaître un psychiatre expert, le Dr Édouard Beltrami, qui a témoigné que la personnalité de l’intimé ne permettait pas de conclure qu’il était prédisposé à commettre de telles infractions. Le juge du procès a exclu cette preuve et a déclaré l’intimé coupable. La Cour d’appel du Québec à la majorité a ordonné la tenue d’un nouveau procès pour le motif que cette preuve avait été exclue à tort. Nous sommes d’avis que, dans les circonstances, le juge du procès avait le droit d’exclure la preuve d’expert et que le pourvoi doit être accueilli et la déclaration de culpabilité rétablie.

I. Les faits

2 La situation familiale de l’intimé est complexe. Entre le 1er février 1995 et le 19 mai 1995, il a eu la garde de W. et de L., deux enfants qui avaient entre trois ans et cinq ans. Dans son témoignage, l’intimé a déclaré qu’à l’époque où les épisodes se sont produits, il habitait avec son épouse actuelle et le fils de cette dernière. Comme W. et L. ne s’entendaient pas bien avec le fils de celle‑ci, l’intimé avait loué un appartement pour eux où ils habitaient en compagnie de l’une de ses amies qui s’occupait d’eux le soir et la fin de semaine; une dame les gardait durant la semaine. L’intimé se rendait quotidiennement à l’appartement, y prenait environ la moitié de ses repas à l’appartement et y était souvent présent la fin de semaine.

3 Le 9 mai 1995, un centre de protection de l’enfance et de la jeunesse a été informé que l’intimé aurait agressé sexuellement L. Environ une semaine plus tard, l’intimé s’est vu retirer la garde des deux enfants, qui ont été placés dans une famille d’accueil. La mère de la famille d’accueil ne connaissait aucunement l’intimé et ne savait pas non plus pourquoi il avait perdu la garde des enfants. Sa sœur et elle ont témoigné contre l’intimé au procès.

1. Les déclarations des enfants

4 Dans son témoignage, la mère de la famille d’accueil a affirmé ce qui suit:

(i) Alors qu’elle donnait un bain aux deux enfants, elle a remarqué qu’ils frottaient leur pénis ensemble. W. s’est ensuite mis à frapper le derrière de L. avec son pénis. Quand elle les a questionnés à ce sujet, les enfants ont répondu que c’était «papi» qui leur avait montré cela.

(ii) À une autre occasion, W. lui a révélé que «papi» avait frotté son «coulout» sur son corps, qu’il avait «mouillé ses cheveux», que «quand son papi a fini de faire ça, [. . .] il met son coulout dans son derrière» et que lorsqu’il eut terminé, il y avait du sang dans les selles de W. W. lui a dit que c’était douloureux et qu’il avait ensuite de la difficulté à marcher. Selon la mère de la famille d’accueil, W. avait les larmes aux yeux en racontant cela. «Coulout» est un mot d’argot qui désigne le pénis. La mère de la famille d’accueil a dit qu’elle n’avait jamais entendu ce mot avant que l’enfant l’utilise.

5 La sœur de la mère de la famille d’accueil ne connaissait pas non plus l’intimé. Elle a témoigné qu’à un moment donné elle regardait la télévision avec les enfants. Au cours d’un épisode dans lequel deux personnes s’embrassaient, W. a lâché une histoire semblable de «coulout» avec les mêmes détails en ce qui concerne le sang et la difficulté à marcher. W. a dit que «papi» prenait ensuite un papier pour enlever les excréments et que le «coulout» de «papi» était très différent du sien: «c’est plus gros [et] plein de cheveux».

6 Le 24 octobre 1995, le sergent Binette a demandé à W. qui avait mis son «coulout» dans son derrière. L’enfant a répondu «papi J.» et a rapidement identifié l’intimé comme étant «papi J.» quand on lui montré des photos.

2. Les accusations

7 L’intimé a été accusé d’avoir commis des infractions d’ordre sexuel sur W. et L., notamment d’avoir touché le corps d’un enfant de moins de 14 ans à des fins d’ordre sexuel, d’avoir eu des relations sexuelles anales illicites avec une autre personne et de s’être livré à une agression sexuelle.

3. Les médecins examinateurs

8 Le Dr Desmarchais, une pédiatre dont les services ont été retenus par le ministère public a examiné W. le 24 juillet 1995, soit plus de deux mois après que l’intimé eut perdu la garde des enfants. Elle a constaté une lésion de 1,5 cm près de l’anus, qui, à son avis, indiquait indubitablement que le garçon avait été sodomisé. Par contre, le Dr Chabot, un autre pédiatre ayant témoigné pour le ministère public, était nuancé dans ses conclusions. Il a examiné W. le 31 août 1995. Il a affirmé que, même si la cicatrice était plus longue que celle à laquelle on pourrait s’attendre lorsqu’il y a constipation, la blessure était compatible autant avec la constipation qu’avec la sodomie.

4. La preuve exclue

9 Au cours de son procès, l’intimé a fait témoigner le Dr Édouard Beltrami, un psychiatre compétent dont maints travaux portent sur le domaine de la psychologie clinique. Le témoignage du Dr Beltrami visait à établir que, selon toute probabilité, une personne atteinte d’une déviance sexuelle grave avait eu des relations sexuelles anales avec deux enfants de cet âge, et les tests qu’il avait administrés à l’intimé ne révélaient aucun trait de personnalité déviant de la sorte. Le ministère public s’est opposé à l’admission de cette preuve et un voir‑dire a été tenu. Au cours du voir‑dire, le Dr Beltrami a témoigné ainsi:

(1) Bien qu’il soit impossible d’établir le profil type des individus prédisposés à sodomiser de jeunes enfants, ces individus démontrent «fréquemment» ou «habituellement» certaines caractéristiques distinctives identifiables. L’intimé a été testé en fonction de ces caractéristiques et a été écarté.

(2) Les tests, qui ont été administrés par l’assistant du Dr Beltrami mais dont les résultats ont été évalués par le Dr Beltrami lui‑même, comportaient deux volets, soit, dans un premier temps, une série de tests de personnalité généraux et, dans un deuxième temps, un test qui, selon le Dr Beltrami, permettait de détecter les individus atteints de troubles sexuels graves.

10 Dans la première série de tests, l’intimé s’est vu poser une série de questions sur ses antécédents familiaux, ses études, son expérience de travail, sa vie affective et sexuelle, ses passe‑temps et ses habitudes de vie. On lui a également administré la deuxième version du test intitulé «Inventaire multiphasique de la personnalité du Minnesota» (ci‑après «MMPI2»). Les réactions de l’intimé, lorsqu’il était questionné, étaient captées par électromyographie (EMG), une technique permettant de mesurer l’anxiété. L’EMG est une sorte de détecteur de mensonges. Le MMPI2 vise à déceler diverses caractéristiques potentielles de la personnalité, dont la tendance à dire la vérité, à dissimuler des symptômes et à être psychotique, dépressif, hyperactif, anxieux, histrionique, etc. Ces tests ne sont pas conçus précisément pour déceler des troubles d’ordre sexuel.

11 Le deuxième test, qui est plus controversé, concernait les préférences sexuelles de l’intimé. Il consistait à lui présenter des images et à lui faire entendre des sons d’actes sexuels normaux et déviants, et à mesurer sa réaction psychologique au moyen d’un capteur attaché à son pénis. Le «capteur de contrainte» sert à déceler des signes d’excitation physique. Le Dr Beltrami a expliqué que si le sujet a déjà éprouvé du plaisir en se livrant à une certaine forme d’activité sexuelle, ce plaisir est enraciné dans son cerveau, et il peut être stimulé de nouveau en présence d’images ou de sons d’actes semblables. Voici comment il a expliqué cela à la cour:

Q. De quelle façon qu’on . . . que c’est fait ça?

R. C’est qu’on projette des images normales et déviantes, on fait écouter des cassettes audio normales et déviantes au sujet.

Q. Oui.

R. Et les gens qui ont déjà eu du plaisir dans une activité sexuelle déviante, cet . . .

Q. Ce test?

R. . . . ce plaisir est un peu comme enraciné dans son cerveau sous forme d’engramme, pour utiliser le terme technique . . .

Q. O.K., juste pour . . .

R. Et quand on lui représente ces mêmes situations, ça va provoquer ou une mini‑érection dont il est parfois pas conscient, mais une tumescence, c’est‑à‑dire un gonflement de son pénis qui est mesuré avec un appareil adéquat, et relié à des appareils électroniques qui prennent des mesures en conséquence.

12 Tous les tests comportaient des questions, des images et des scénarios normalisés. On n’a jamais montré l’intimé des images particulières visant à reproduire les infractions qui lui étaient reprochées.

13 Le Dr Beltrami a témoigné, au cours du voir‑dire, que la première série de tests montrait que l’intimé avait eu une enfance ordinaire, qu’il n’avait pas été victime d’abus sexuel, qu’il avait un bon niveau de scolarité qui lui a permis d’obtenir un emploi comportant des responsabilités, et qu’il était ingénieux et animé de l’esprit d’entreprise. Il a noté que l’intimé entretenait souvent deux ou trois relations hétérosexuelles intimes en même temps sans que ses partenaires ne soient au courant de ce fait. Plusieurs enfants sont issus de ces diverses relations. Le Dr Beltrami note: «Il montre clairement des troubles de jugement dans sa vie affective tumultueuse. Par contre, il ne semble pas avoir les idées irrationnelles liées à la délinquance sexuelle.» Le Dr Beltrami a remarqué une tendance à la tromperie chez l’intimé, mais il a conclu que, à part une certaine instabilité affective avec les femmes, ce dernier ne souffrait d’aucun trouble particulier.

14 Pour ce qui est de la pléthysmographie, le Dr Beltrami a jugé que l’intimé avait «un profil clairement normal avec une préférence pour les femmes adultes et une légère attirance pour les adolescentes. Il ne présente aucune déviation vis-à-vis des garçons en général ou prépubères».

15 Le juge du procès a décidé que la preuve du Dr Beltrami était inadmissible. Il a acquitté l’intimé quant aux accusations relatives à L., mais l’a déclaré coupable d’avoir, à des fins d’ordre sexuel, invité, engagé ou incité W. à le toucher (art. 152 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46), et d’avoir eu des relations sexuelles anales avec une autre personne (par. 159(1) du Code criminel). L’intimé a été condamné à purger concurremment des peines de deux ans d’emprisonnement pour chaque chef d’accusation. Après avoir statué que la preuve du Dr Beltrami aurait dû être admise, la Cour d’appel à la majorité, le juge Robert étant dissident, a accueilli l’appel et ordonné la tenue d’un nouveau procès.

II. Les jugements

1. Cour du Québec, no 500-01-015157-958, 27 septembre et 18 octobre 1996

16 Le juge Trudel a reconnu le Dr Beltrami comme étant un expert en psychiatrie, en sexologie et en physiologie. Il a toutefois considéré que son témoignage était une simple preuve de prédisposition ou de propension générale à commettre ce genre d’infraction. Ainsi, la preuve en question n’était pas visée par l’exception du «groupe distinctif» reconnue dans l’arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, qu’il a interprétée comme exigeant l’existence d’un profil type établi scientifiquement du «groupe distinctif» de délinquants. Comme le Dr Beltrami avait reconnu qu’aucun profil type de cette nature n’avait été établi, l’exception était donc inapplicable et la preuve a été exclue. Des déclarations de culpabilité ont été inscrites relativement aux infractions dont W. avait été victime.

2. Cour d’appel du Québec, [1998] R.J.Q. 2229

17 L’intimé en a appelé de sa déclaration de culpabilité pour plusieurs motifs. Pour les fins qui nous occupent, il suffit de résumer les opinions de la Cour d’appel relatives à l’admission de la preuve du Dr Beltrami, qui constituaient le fondement de la dissidence.

a) Les juges Beauregard et Fish, majoritaires

18 Le juge Fish, avec l’appui du juge Beauregard, a accueilli l’appel et ordonné la tenue d’un nouveau procès pour le motif que le juge du procès avait commis une erreur en excluant la preuve du Dr Beltrami.

19 Selon les juges majoritaires, bien que le Dr Beltrami ait été incapable de relever le [traduction] «moindre ensemble de caractéristiques de comportement que partagent tous les pédophiles adultes de sexe masculin» (p. 2232), il a pu néanmoins témoigner au sujet du profil de comportement de l’intimé et affirmer, pour l’essentiel, que ce profil ne comportait aucune des caractéristiques qui, selon lui, étaient [traduction] «compatibles avec [. . .] l’infraction dont [il] était accusé» (p. 2232).

20 Quant à l’exigence de fiabilité, le juge Fish ne croyait pas que la fiabilité absolue était la norme applicable. Il a fait remarquer que la pléthysmographie est généralement reconnue par la communauté scientifique et que les établissements psychiatriques tels que l’Institut Philippe Pinel de Montréal s’en servent pour contrôler les résultats du traitement de troubles sexuels. Il a souligné que le Dr Beltrami avait témoigné que les résultats de l’intimé montraient qu’il avait une préférence sexuelle pour les femmes adultes et qu’il n’éprouvait aucun désir et n’avait aucune préférence pour les enfants.

21 Le juge Fish n’a pas considéré que l’arrêt Mohan, précité, exige [traduction] «l’exclusion automatique d’une preuve d’expert du seul fait que la communauté scientifique n’a pas établi le moindre ensemble de traits de personnalité — ou le moindre profil psychologique — que partagent tous les délinquants qui commettent le crime reproché» (p. 2233). Il a fait observer que, dans l’arrêt Mohan, le juge Sopinka avait cité et paru approuver l’arrêt R. c. Garfinkle (1992), 15 C.R. (4th) 254 (C.A. Qué.). Dans l’arrêt Garfinkle, la Cour d’appel du Québec avait jugé la preuve du Dr Beltrami admissible d’après les faits de l’affaire.

22 Contrairement à la preuve d’expert rejetée dans l’arrêt Mohan, la preuve du Dr Beltrami indiquait que [traduction] «l’infraction reprochée comporte un niveau extrême de déviance sexuelle. Elle peut être qualifiée, à juste titre, de distinctive en raison de la nature biologique de l’acte et du très jeune âge des prétendues victimes» (p. 2233). Ces éléments portent à croire qu’il s’agit d’un délinquant qui possède un ou plusieurs traits de personnalité distinctifs. D’après le Dr Beltrami, la personne qui a commis l’infraction réagirait probablement de façon appréciable au test de la pléthysmographie pénienne étant donné que l’appareil utilisé est particulièrement efficace pour détecter la déviance extrême. Le test de l’intimé ne s’est pas révélé positif, et la preuve du Dr Beltrami pourrait donc «aide[r] considérablement à déterminer l’innocence ou la culpabilité»: Mohan, précité, à la p. 37. La Cour à la majorité a accueilli l’appel et ordonné la tenue d’un nouveau procès.

b) Le juge Robert, dissident

23 Se référant à l’arrêt Mohan, précité, le juge Robert a examiné les critères applicables à l’admissibilité d’une preuve d’expert en ce qui concerne la prédisposition à commettre un crime. Il faut que l’auteur du crime ou l’accusé possède des «caractéristiques distinctives» qui permettent au juge des faits de faire des comparaisons qui l’aideront à décider de la culpabilité ou de l’innocence. La dissidence repose en partie sur le passage suivant de l’arrêt Mohan, à la p. 37:

Le juge du procès devrait considérer, d’une part, l’opinion de l’expert et, d’autre part, si ce dernier exprime simplement une opinion personnelle ou si le profil de comportement qu’il décrit est couramment utilisé comme indice fiable de l’appartenance à un groupe distinctif. En d’autres termes, la profession scientifique a‑t‑elle élaboré un profil type du délinquant qui commet ce genre de crime? Une conclusion affirmative sur ce fondement satisfera aux critères de pertinence et de fiabilité. [Je souligne.]

24 Le juge Robert a convenu avec le juge du procès que la preuve du Dr Beltrami était inadmissible en grande partie parce que la science n’avait encore défini aucun profil type des personnes qui se livrent à la sodomie sur de jeunes enfants. Le fait que le Dr Beltrami a considéré que la personnalité de l’intimé est incompatible avec les caractéristiques qui se retrouvent «fréquemment» ou «habituellement» chez les personnes qui commettent le crime dont est accusé l’intimé ne satisfait pas au critère de l’arrêt Mohan. La preuve du Dr Beltrami constituait une preuve de prédisposition générale et n’était pas visée par l’exception limitée de l’interdiction de produire une telle preuve. Le juge Robert aurait donc rejeté l’appel.

III. Analyse

25 Les témoins experts ont un rôle essentiel à jouer devant les tribunaux criminels. Toutefois, la croissance spectaculaire de la fréquence de l’assignation de témoins experts au cours des dernières années est à l’origine du débat actuel qui porte sur les restrictions qu’il convient d’appliquer à leur participation, les précautions à prendre pour écarter la «science de pacotille», et la nécessité de préserver et de protéger le rôle du juge des faits, que ce soit le juge ou le jury. L’arrêt Mohan, précité, a fait grandement progresser le droit à cet égard. Dans cet arrêt, le juge Sopinka a fait part de cette préoccupation, à la p. 21:

Exprimée en des termes scientifiques que le jury ne comprend pas bien et présentée par un témoin aux qualifications impressionnantes, cette preuve est susceptible d’être considérée par le jury comme étant pratiquement infaillible et comme ayant plus de poids qu’elle ne le mérite.

Et à la p. 24:

Il y a également la crainte inhérente à l’application de ce critère que les experts ne puissent usurper les fonctions du juge des faits. Une conception trop libérale pourrait réduire le procès à un simple concours d’experts, dont le juge des faits se ferait l’arbitre en décidant quel expert accepter.

26 Dans l’arrêt R. c. Béland, [1987] 2 R.C.S. 398, à la p. 434, le juge La Forest a fait une mise en garde sur le poids indu accordé à la «preuve empreinte de la mystique de la science», et plus récemment, dans l’arrêt R. c. McIntosh (1997), 117 C.C.C. (3d) 385, la Cour d’appel de l’Ontario a rejeté une preuve d’expert soumise par la défense pour analyser les faiblesses de l’identification par témoin oculaire. Le juge Finlayson a souligné que l’admission d’une telle preuve indiquerait que, sans l’aide d’un expert, [traduction] «notre système de jury n’est pas en mesure de déterminer la culpabilité d’un accusé hors de tout doute raisonnable lorsque la preuve d’identification est essentielle à la preuve du ministère public» (p. 395). Le présent pourvoi concerne un juge d’une cour provinciale siégeant seul, mais il suscite la même controverse quant à la nécessité de tracer convenablement la ligne entre le rôle de l’expert et celui de la cour.

27 Dans l’arrêt Mohan, la Cour a exclu une preuve d’expert portant sur un point de vue semblable à celui exprimé par le Dr Beltrami en l’espèce. Dans cette affaire, un médecin faisait l’objet de quatre chefs d’agression sexuelle sur quatre patientes âgées de 13 à 16 ans. La défense a fait comparaître un psychiatre qui était prêt à témoigner que l’auteur des infractions reprochées faisait partie d’un groupe limité et distinctif de personnes (celui des pédophiles et des psychopathes sexuels) et que l’accusé ne possédait pas les caractéristiques habituelles des membres de ce groupe. Notre Cour a accepté la conclusion du juge du procès que la science n’avait encore établi aucun profil suffisamment normalisé des pédophiles et des psychopathes sexuels auquel l’auteur présumé pouvait être comparé. La preuve a donc été rejetée pour le motif qu’elle n’était ni fiable, ni nécessaire en ce sens qu’elle n’était pas requise pour clarifier «une question qui serait autrement inaccessible» (p. 38).

28 Dans Mohan et d’autres arrêts, la Cour a souligné que le juge du procès devrait prendre au sérieux son rôle de «gardien». La question de l’admissibilité d’une preuve d’expert devrait être examinée minutieusement au moment où elle est soulevée, et cette preuve ne devrait pas être admise trop facilement pour le motif que toutes ses faiblesses peuvent en fin de compte avoir une incidence sur son poids plutôt que sur son admissibilité.

29 En raison de sa fonction de gardienne, la Cour doit offrir aux parties la possibilité de soumettre la preuve la plus complète, conformément aux règles de la preuve. Comme l’a fait remarquer le juge McLachlin dans l’arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, à la p. 611:

Les tribunaux canadiens, comme ceux de la plupart des ressorts de common law, ont beaucoup hésité à restreindre le pouvoir de l’accusé de présenter une preuve à l’appui de sa défense, cette hésitation tenant du principe fondamental de notre système judiciaire selon lequel une personne innocente ne doit pas être déclarée coupable.

Néanmoins, la recherche de la vérité exclut la preuve d’expert susceptible de «fausser le processus de recherche des faits» (Mohan, à la p. 21). Pour faciliter l’exercice du rôle de gardien, la Cour a établi une liste de critères qui, en l’espèce, doivent servir à évaluer l’admissibilité de la preuve du Dr Beltrami. Pour des raisons de commodité, je vais les aborder dans un ordre qui diffère quelque peu de celui suivi dans l’arrêt Mohan.

1. Objet de l’analyse

30 Dans l’arrêt Mohan, à la p. 23, le juge Sopinka a approuvé le passage de l’arrêt Kelliher (Village of) c. Smith, [1931] R.C.S. 672, à la p. 684, selon lequel [traduction] «[l]’objet de l’analyse est tel qu’il est peu probable que des personnes ordinaires puissent former un jugement juste à cet égard sans l’assistance de personnes possédant des connaissances spéciales». Voir également R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24, le juge Dickson, à la p. 42; R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852, le juge Wilson, à la p. 896; McIntosh, précité, le juge Finlayson, à la p. 392.

31 La preuve du Dr Beltrami respecte cette exigence préliminaire. Dans R. c. McMillan (1975), 23 C.C.C. (2d) 160, conf. par [1977] 2 R.C.S. 824, le juge Martin de la Cour d’appel de l’Ontario a considéré qu’une preuve psychiatrique de prédisposition est admissible [traduction] «lorsque la prédisposition ou la propension en question est propre à un groupe anormal, dont les caractéristiques relèvent de l’expertise du psychiatre» (p. 169 (je souligne)). Voir également R. c. Lupien, [1970] R.C.S. 263, McMillan, précité, et R. c. Robertson (1975), 21 C.C.C. (2d) 385 (C.A. Ont.). La Cour, dans l’arrêt Mohan, a approuvé ce courant jurisprudentiel en notant, à la p. 36, que le concept‑clé est le terme «distinctif» plutôt que le terme «anormal»:

À mon avis, le terme «distinctif» définit mieux les caractéristiques de comportement qui sont une condition préalable à l’admission de cette forme de preuve.

32 Cette exception s’appuie sur l’idée que [traduction] «des caractéristiques tant psychiques que physiques peuvent être pertinentes pour identifier l’auteur du crime» (McMillan, le juge Martin, à la p. 173), et «amène le psychiatre à exprimer l’avis que l’inculpé ne possède pas la capacité de commettre le crime dont il est accusé» (Lupien, précité, le juge Ritchie, à la p. 278 (je souligne)). Il s’agit clairement d’un sujet qui se prête à une preuve d’expert. Il reste à déterminer si la preuve soumise dans la présente affaire est admissible.

2. Nouvelle théorie ou technique scientifique

33 L’arrêt Mohan a laissé la porte ouverte aux nouvelles théories ou techniques scientifiques, rejeté le critère de [traduction] «l’acceptation générale» formulé aux États‑Unis dans Frye c. United States, 293 F. 1013 (D.C. Cir. 1923), et s’est engagé dans la même direction que le critère qui l’a remplacé, à savoir celui du [traduction] «fondement fiable» qui a été établi plus récemment par la Cour suprême des États‑Unis dans l’arrêt Daubert c. Merrell Dow Pharmaceuticals, Inc., 509 U.S. 579 (1993). Bien que l’arrêt Daubert doive s’interpréter en fonction du texte particulier des Federal Rules of Evidence, qui diffère de celui de nos propres règles de procédure, la Cour suprême des États‑Unis a énuméré un certain nombre de facteurs susceptibles d’être utiles pour évaluer la solidité d’une nouvelle théorie ou technique scientifique (aux pp. 593 et 594):

(1) la théorie ou la technique peut‑elle être vérifiée et l’a‑t‑elle été?

[traduction] La méthode scientifique actuelle est fondée sur la formulation d’hypothèses et leur vérification pour voir si elles sont fausses; en réalité, cette méthode est ce qui distingue la science des autres domaines de la connaissance.

(2) la théorie ou la technique a‑t‑elle fait l’objet d’un contrôle par des pairs et d’une publication?

[traduction] [L]’assujettissement à l’examen de la communauté scientifique fait partie de l’«application rigoureuse de la démarche scientifique», en partie parce qu’il augmente les chances de déceler des failles importantes dans la méthode en cause.

(3) le taux connu ou potentiel d’erreur ou l’existence de normes, et

(4) la théorie ou la technique utilisée est‑elle généralement acceptée?

[traduction] L’«évaluation de la fiabilité n’exige pas, quoiqu’elle le permette, l’identification explicite d’une communauté scientifique pertinente ni la détermination d’un degré particulier d’acceptation au sein de cette communauté.»

. . .

L’acceptation générale peut être un facteur important pour décider qu’un élément de preuve particulier est admissible, et «une technique connue qui n’a obtenu qu’un appui minimal au sein de la communauté,» [. . .] peut à juste titre être envisagée avec scepticisme.

34 En conséquence, aux États‑Unis comme ici, l’«acceptation générale» n’est qu’un des divers facteurs dont il faut tenir compte. La pléthysmographie pénienne n’est peut‑être pas encore généralement acceptée en tant qu’outil médicolégal, mais elle peut le devenir. Une évaluation dans chaque cas des nouvelles théories ou techniques scientifiques est nécessaire compte tenu de la nature changeante de notre connaissance scientifique: les plus hautes autorités du monde occidental ont déjà accepté que la terre était plate.

35 À la page 25 de l’arrêt Mohan, le juge Sopinka a souligné qu’une «nouvelle théorie ou technique scientifique» doit être «soigneusement examinée»:

En résumé, il ressort donc de ce qui précède que la preuve d’expert qui avance une nouvelle théorie ou technique scientifique est soigneusement examinée pour déterminer si elle satisfait à la norme de fiabilité et si elle est essentielle en ce sens que le juge des faits sera incapable de tirer une conclusion satisfaisante sans l’aide de l’expert.

La pléthysmographie pénienne, comme l’a noté le juge Fish, est généralement reconnue par la communauté scientifique et les établissements psychiatriques tels que l’Institut Philippe Pinel de Montréal s’en servent pour contrôler les résultats du traitement de troubles sexuels. La pléthysmographie permet au personnel médical d’évaluer les progrès des thérapies suivies par les déviants sexuels connus et avérés. Cela ne s’applique pas à l’intimé. Il nie faire partie d’un tel groupe. Il ne suit aucune thérapie. Au Canada, le Dr Beltrami fait œuvre de pionnier en essayant d’utiliser cet outil thérapeutique en tant qu’outil médicolégal lorsqu’on a du mal à déterminer, premièrement, si l’infraction ne peut avoir été commise que par une personne qui possède des traits psychologiques distinctifs et identifiables, deuxièmement, si un «profil type» de ces traits a été établi et, troisièmement, si l’accusé correspond à ce profil. La preuve du Dr Beltrami est donc «soigneusement examinée». Bien que les techniques utilisées ne soient pas nouvelles, il s’en sert à des fins nouvelles. Un niveau de fiabilité très utile en thérapie pour obtenir des renseignements quant à une série de traitements n’est pas nécessairement suffisant, devant une cour de justice, pour identifier ou exclure l’accusé en tant qu’auteur potentiel d’une infraction. En fait, la pléthysmographie pénienne a reçu un accueil mitigé au sein des tribunaux québécois: Protection de la jeunesse — 539, [1992] R.J.Q. 1144; R. c. Blondin, [1996] A.Q. no 3605 (QL) (C.S.); L. Morin et C. Boisclair dans «La preuve d'abus sexuel: allégations, déclarations et l'évaluation d'expert» (1992), 23 R.D.U.S. 27. Aux États‑Unis, les tentatives d’utiliser la pléthysmographie pénienne pour établir la prédisposition ont été vaines dans la plupart des cas: People c. John W., 185 Cal.App.3d 801 (1986); Gentry c. State, 443 S.E.2d 667 (Ga. Ct. App. 1994); United States c. Powers, 59 F.3d 1460 (4th Cir. 1995); State c. Spencer, 459 S.E.2d 812 (N.C. App. 1995); J. E. B. Myers et autres, «Expert Testimony in Child Sexual Abuse Litigation» (1989), 68 Neb. L. Rev. 1, aux pp. 134 et 135; J. G. Barker et R. J. Howell, «The Plethysmograph: A Review of Recent Literature» (1992), 20 Bull. Am. Acad. of Psychiatry & L. 13.

36 Le Dr Beltrami paraît également s’appuyer sur les tests d’inventaire de la personnalité (MMPI2) portant sur la propension de l’intimé à une déviance sexuelle, mais ces tests sont trop larges et généraux pour qu’il puisse le faire, même si les résultats peuvent bien avoir fourni des renseignements généraux utiles pour le test plus précis de la pléthysmographie. Là encore, il lui était loisible d’établir la fiabilité de ces tests afin d’exclure l’intimé en tant qu’auteur des infractions, mais l’arrêt Mohan nous enseigne qu’une telle démarche doit être «soigneusement examinée».

3. Le rapprochement de la question fondamentale

37 La preuve du Dr Beltrami, si elle était acceptée, pouvait être très puissante. Dès qu’on accepte que l’infraction a probablement été commise par un membre d’un «groupe distinctif» dont l’accusé est exclu, on est très près de la conclusion sur la question fondamentale de la culpabilité ou de l’innocence. Selon l’hypothèse sous‑jacente du Dr Beltrami, si l’intimé n’a pas réagi à la pléthysmographie, il ne doit être pas prédisposé à commettre de tels actes. On en déduit que, s’il n’est pas prédisposé à commettre un acte, il ne l’a pas commis. Le fait que son opinion se rapproche de la question fondamentale justifie d’autant plus un examen minutieux, comme l’a mentionné le juge Sopinka dans l’arrêt Mohan, à la p. 25:

Plus la preuve se rapproche de l’opinion sur une question fondamentale, plus l’application de ce principe est stricte.

Voir également R. c. Pascoe (1997), 5 C.R. (5th) 341 (C.A. Ont.), le juge Rosenberg, à la p. 357.

4. L’absence de toute règle d’exclusion

38 Dans l’arrêt McMillan, précité, et encore une fois dans l’arrêt Mohan, précité, la Cour a établi une exception à la règle générale selon laquelle le caractère de l’accusé, dans le sens de la prédisposition à commettre ou à ne pas commettre l’infraction, ne peut être démontré que par sa réputation générale dans la collectivité. L’exception du «groupe distinctif» a déjà été mentionnée. Comme l’a expliqué le professeur A. W. Mewett, dans l’article intitulé «Character as a Fact in Issue in Criminal Cases» (1984‑85), 27 Crim. L.Q. 29, aux pp. 35 et 36, qui a été analysé dans l’arrêt Mohan, aux pp. 34 et suiv., elle s’applique lorsque [traduction] «il est démontré que le crime est tel qu’il ne pourrait être ou, selon toutes les probabilités, ne serait commis que par une personne ayant des caractéristiques identifiables que l’accusé ne possède pas» (je souligne). Dans l’arrêt Garfinkle, précité, on a considéré que les pédophiles constituaient un tel groupe «distinctif». On peut toutefois se demander si une infraction particulière ne serait commise «selon toutes les probabilités [. . .] que» par un pédophile, par opposition à un non‑pédophile dont le comportement inhabituel a été modifié par l’impulsivité, le stress, l’alcool ou une drogue (R. c. B.L., [1988] O.J. No. 2522 (QL) (Div. gén.); R. c. G. (J.R.) (1998), 17 C.R. (5th) 399 (C. Ont. (Div. prov.)). Ainsi, dans l’arrêt Mohan, précité, à la p. 38, le juge Sopinka a souligné que

[e]n dépit de l’opinion du Dr Hill, le juge du procès n’était pas non plus convaincu que les caractéristiques reliées à la quatrième plainte identifiaient l’auteur comme membre d’un groupe distinctif. Il n’était pas disposé à accepter que les caractéristiques de cette plainte étaient telles que seul un psychopathe pouvait avoir commis l’acte. Rien ne démontre que cette théorie soit généralement acceptée. [Je souligne.]

39 De même, dans l’arrêt McMillan, précité, à la p. 827, le juge Spence a approuvé la déclaration qu’a faite le juge Martin au moment où la Cour d’appel de l’Ontario examinait l’affaire, selon laquelle l’exception relative à la preuve se limitait aux cas où [traduction] «l’infraction est de celles qui sont commises uniquement par les membres d’un groupe anormal» (p. 173 (je souligne)).

40 Dans la mesure où cette condition préalable est établie selon la prépondérance des probabilités, le profil de personnalité du groupe auquel appartient l’auteur de l’infraction doit être suffisamment complet pour pouvoir relever des éléments psychologiques distinctifs qui, selon toute probabilité, étaient présents et en action chez ce dernier au moment de la perpétration de l’infraction. L’absence de caractère distinctif dépouille l’exception de sa raison d’être. Ainsi, dans l’arrêt R. c. Taillefer (1995), 40 C.R. (4th) 287 (C.A. Qué.), le juge Proulx, confirmant la décision du juge du procès d’exclure un témoignage psychiatrique destiné à établir que l’auteur du crime en cause possédait des caractéristiques distinctives qu’aucun des accusés ne possédait, a affirmé à la p. 325:

. . . le premier juge a conclu à bon droit, dans une décision bien motivée, que le crime reproché ne comporte pas de caractéristiques de comportement suffisamment distinctives pour faciliter l’identification de l’auteur du crime. [Je souligne.]

De même, dans l’arrêt R. c. B. (S.C.) (1997), 119 C.C.C. (3d) 530 (C.A. Ont.), les juges Doherty et Rosenberg, appliquant l’arrêt Mohan, précité, ont affirmé ceci, à la p. 537:

[traduction] [L]a défense peut, toutefois, produire une preuve d’expert quant à la prédisposition de l’accusé, lorsque le crime reproché a été commis par une personne qui appartient à un groupe qui possède des caractéristiques de comportement distinctives et identifiables. Dans ces cas, la défense peut produire une preuve pour montrer que l’état d’esprit et les caractéristiques de comportement de l’accusé l’excluaient de ce groupe.

41 La question est de savoir si en plus de relever et de décrire les caractéristiques de comportement distinctives et identifiables, l’expert doit être capable d’indiquer un «profil type» plus détaillé qui complète le reste du portrait de la personnalité. On dit que cette exigence additionnelle trouve appui dans l’arrêt R. c. K.B. (1999), 176 N.S.R. (2d) 283 (C.A.), le juge Bateman, au par. 10. Il est certes vrai qu’à la p. 37 de l’arrêt Mohan le juge Sopinka a fait référence à un profil type dans l’une de ses formulations de la question litigieuse.

. . . la profession scientifique a‑t‑elle élaboré un profil type du délinquant qui commet ce genre de crime?

Il s’agit de déterminer ce qu’on entend par «profil type». Comme la preuve vise à définir avec une précision raisonnable les caractéristiques psychologiques de la catégorie de personnes à laquelle appartient l’auteur du crime reproché et, de là, à démontrer que l’accusé fait ou ne fait pas partie de cette catégorie, il importe de déterminer ce qui, au juste, différencie ou distingue du reste de la population les membres de la catégorie en cause. Le «profil type» concerne directement ces caractéristiques distinctives. Cela ressort clairement de la phrase précédente du juge Sopinka:

Le juge du procès devrait considérer, d’une part, l’opinion de l’expert et, d’autre part, si ce dernier exprime simplement une opinion personnelle ou si le profil de comportement qu’il décrit est couramment utilisé comme indice fiable de l’appartenance à un groupe distinctif.

42 Le niveau de précision que requiert le «profil type» peut varier selon le caractère concluant de certains éléments pris individuellement. Par exemple, si la perpétration d’une infraction exige, selon toute vraisemblance, un trait psychologique aussi «distinctif» que la nécrophilie, comme dans l’affaire R. c. Malbœuf, [1997] O.J. No. 1398 (QL) (C.A.), autorisation de pourvoi refusée, [1998] 3 R.C.S. vii, il peut être suffisant pour écarter l’accusé d’établir qu’il n’a pas une telle tendance, sans qu’il soit nécessaire de compléter le reste du portrait psychologique de l’auteur du crime reproché. Dans l’arrêt Malbœuf lui‑même, le [traduction] «meurtre motivé par la nécrophilie» a été considéré comme étant suffisamment distinctif pour permettre au ministère public de produire une preuve d’expert que l’accusé «manifestait des caractéristiques distinctives qui le faisaient entrer dans la catégorie des personnes qui commettraient ce genre de crime» (par. 5). Il va sans dire qu’un caractère hautement distinctif s’ajoute aux autres limites applicables à la capacité du ministère public de produire une telle preuve d’expert, notamment les exigences suivantes: qu’elle ait un rapport avec une autre question litigieuse que la [traduction] «simple propension», et que sa valeur probante l’emporte sur son effet préjudiciable: Pascoe, précité, à la p. 355.

43 Les troubles de la personnalité plus courants sont peut‑être moins distinctifs que la nécrophilie. Ils sont moins susceptibles de tenir lieu d’élément qui distingue du reste de la population la catégorie à laquelle appartient l’auteur du crime reproché. Ainsi, dans la décision R. c. Perlett, [1999] O.J. No. 1695 (QL) (S.C.J.), le juge du procès a conclu que les profils de personnalité des auteurs du crime reproché, soumis par l’expert, étaient tout simplement trop larges pour aider sérieusement à décider de la culpabilité ou de l’innocence: [traduction] «Le présent ensemble de maux paraît trop vague et général pour satisfaire au critère de l’arrêt Mohan» (le juge Platana, au par. 36).

44 Entre ces deux extrêmes, la gamme et le caractère distinctif des traits de personnalité attribués aux auteurs de différentes infractions varient considérablement. L’exigence du «profil type» a pour objet d’éviter que le profil des caractéristiques distinctives soit établi de manière ponctuelle en fonction de chaque cas particulier. En outre, il faut déterminer si le «profil» suffit aux fins auxquelles il doit servir et si l’expert peut déterminer et décrire avec une précision réaliste ce qui, au juste, fait que l’auteur distinctif ou déviant du crime diffère des autres personnes. Si la démarcation est claire et convaincante, le fait que le portrait de la personnalité ne puisse être complété au moyen d’éléments qui ne servent pas à distinguer l’auteur des autres personnes n’est pas fatal pour ce qui est d’accepter la preuve. Bien que le juge du procès ait été quelque peu énigmatique dans ses motifs sur ce point, il me semble que sa décision est conforme à la présente analyse.

45 Le juge Fish de la Cour d’appel a souligné que, dans l’arrêt Mohan, précité, le juge Sopinka avait cité l’arrêt Garfinkle, précité, dans lequel la Cour d’appel du Québec avait admis une preuve d’expert en psychiatrie que la pédophilie est [traduction] «anormale» et «que Garfinkle n’a pas une telle prédisposition». Bien que l’exception de l’«infraction distinctive» reconnue dans l’arrêt Garfinkle ait été confirmée dans Mohan, l’arrêt Garfinkle a été rendu en l’absence de la fonction de «gardien» établie dans l’arrêt Mohan. Dans l’arrêt Mohan lui-même, à la p. 38, la preuve d’exclusion relative à la pédophilie a été jugée inadmissible car

aucun document dans le dossier ne permettait de conclure que le profil du pédophile ou du psychopathe a été normalisé au point où on pourrait soutenir qu’il correspond au profil présumé du délinquant décrit dans les accusations.

Chaque cas est un cas d’espèce. La conclusion du juge du procès dans Garfinkle, confirmée par la Cour d’appel du Québec, que, dans les circonstances de cette affaire, la preuve du Dr Beltrami était probante et ses bénéfices l’emportaient sur son coût ne liait le juge du procès en l’espèce, qui a tiré une conclusion contraire fondée sur la preuve présentée lors du voir-dire.

5. Un expert compétent

46 On a reconnu la compétence du Dr Édouard Beltrami dans les domaines de la psychiatrie, de la sexologie et de la physiologie. Il était compétent pour offrir un témoignage d’opinion concernant les divers tests administrés sous sa surveillance et son interprétation des résultats.

6. Pertinence du témoignage proposé

47 Une preuve est pertinente [traduction] «lorsque, selon la logique et l’expérience humaine, elle tend jusqu’à un certain point à rendre la proposition qu’elle appuie plus vraisemblable qu’elle ne le paraîtrait sans elle» (D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (1996), à la p. 19). Comme la notion de pertinence constitue un seuil peu élevé («tend jusqu’à un certain point»), l’arrêt Mohan a incorporé dans l’exigence de pertinence une analyse du coût et des bénéfices afin de déterminer «si la valeur en vaut le coût» (p. 21) en ce qui concerne son incidence sur le déroulement du procès. Les critères d’admissibilité applicables sont donc la pertinence, la fiabilité et la nécessité par rapport au délai, au préjudice, à la confusion qui peuvent résulter: R. J. Delisle, «The Admissibility of Expert Evidence: A New Caution Based on General Principles» (1994), 29 C.R. (4th) 267. Qu’il soit considéré comme un aspect de la pertinence ou comme une règle d’exclusion générale, «[l]e facteur fiabilité‑effet revêt une importance particulière dans l’appréciation de l’admissibilité de la preuve d’expert» (Mohan, à la p. 21).

48 C’est relativement à cette exigence que la preuve du Dr Beltrami est particulièrement vulnérable.

(a) L’existence d’un groupe distinctif

49 La définition que le Dr Beltrami a donnée du groupe «distinctif» de personnes qui ont une propension à commettre ces «crimes distinctifs» est vague. Comme l’ont fait remarquer le juge du procès et le juge Robert, il n’y a pas de profil type. La fiabilité des fondements scientifiques de la théorie selon laquelle certains actes sont presque toujours accomplis par des personnes qui possèdent certaines caractéristiques distinctives doit être prouvée; elle ne peut pas être simplement présumée: K.B., précité, au par. 12; R. c. S. (J.T.) (1996), 47 C.R. (4th) 240 (C.A. Alb.), à la p. 246; R. c. Dowd (1997), 120 C.C.C. (3d) 360 (C.A.N.‑B.), à la p. 366. Le Dr Beltrami a affirmé que «ça sert à rien de me le faire dire mille fois, y’en a pas de profil type, mais j’ai quand même comparé certaines caractéristiques qui se trouvent fréquemment, pas d’une manière absolue» (je souligne). Le Dr Beltrami décrit ces caractéristiques de la façon suivante:

Bien, comme je l’ai dit tout à l’heure, l’abus sexuel peut [. . .] être commis par des gens qui ont des troubles organiques, des gens qui sont psychotiques, des débiles mentaux, des alcooliques, des toxicomanes, donc c’est évident que des gens différents peuvent avoir commis des abus sexuels, mais habituellement, quand il y a des abus sur des jeunes enfants avec un clair et marqué (sic) comme la pénétration, il y a, — il n’y a pas une pathologie type, il n’y a pas une pathologie qui est toujours la même et qui est catégorisable, mais habituellement y’a un certain nombre de choses qui ressortent et celles qui ressortent le plus souvent c’est ce qui a été cité plus tôt, l’impulsivité et aussi d’avoir des normes, qui souvent ont été héritées ailleurs, sociales et inadéquates. Alors, oui, c’est vrai qu’il n’y a pas, — ce n’est pas un type psychologique particulier qui commet ça, mais quand quelqu’un a commis cet acte‑là il y a un dérangement quelque part et je les ai passés en revue les dérangements possibles. [Je souligne.]

Même si la mention d’un «profil type» dans l’arrêt Mohan ne devrait pas être interprétée comme exigeant un inventaire exhaustif des traits de personnalité, le profil doit ramener la catégorie à des proportions utiles. Un spectre des «troubles» de la personnalité qui s’étend des alcooliques aux psychopathes sexuels est trop large pour être utile. Si une personne qui a des préférences sexuelles plus ou moins ordinaires est susceptible d’avoir commis ces infractions alors qu’elle était sous l’influence de l’alcool ou d’une drogue, la catégorie d’auteurs potentiels des infractions n’est pas suffisamment «distinctive», au sens de l’arrêt Mohan, pour que la preuve d’expert soit utile. Le Dr Beltrami a estimé que les facteurs biologiques relatifs aux intérêts sexuels constituaient l’indice le plus important, mais il n’a pas écarté la possibilité que l’infraction soit imputable à des facteurs comportementaux plutôt qu’à des facteurs biologiques.

(b) La spécificité des tests

50 La défense devait convaincre la cour que les principes et la méthode qui sous‑tendent les tests administrés à l’intimé étaient fiables et, qui plus est, applicables. Le MMPI2 et des tests connexes ont été utilisés pour tenter de déceler chez l’intimé des problèmes de comportement susceptibles de déclencher une conduite qui ne lui ressemble pas sur le plan sexuel, mais ces tests n’étaient pas conçus pour compléter le test de la pléthysmographie, et, en tout état de cause, les infractions liées à la drogue et à l’alcool ne sont guère distinctives au sens de l’arrêt Mohan. Le Dr Beltrami a reconnu volontiers que le MMPI2 n’était pas conçu pour découvrir des troubles d’ordre sexuel et qu’il ne comportait rien de particulier pour détecter des préférences sexuelles inhabituelles. Aucun scénario particulier n’a été préparé pour le test de la pléthysmographie, comme nous le verrons plus loin. En fait, aucune preuve n’a été soumise par les gens qui ont effectué les entrevues ou administré le test de la pléthysmographie. Aucun protocole de test n’a été produit et rien n’a confirmé que toute procédure normale existante a été suivie. Un expert comme le Dr Beltrami a certainement le droit de se fonder sur des données obtenues grâce à des tests effectués sous sa surveillance, mais il a plus ou moins nié avoir exercé une fonction de surveillance et n’a pas pu répondre à des questions précises sur la façon dont les tests ont été administrés à l’intimé.

(c) Le taux d’erreur des résultats de la pléthysmographie

51 Dans le rapport qu’il a soumis lors du voir‑dire, le Dr Beltrami a indiqué que la «sensibilité» du pléthysmographe permet de découvrir un déviant sexuel dans 47,5 pour 100 des cas. Quand un déviant sexuel est découvert, le résultat est considéré très fiable (97,4 pour 100). Le test subi par l’intimé s’est révélé négatif, en ce sens que l’intimé a été écarté, mais le taux de réussite de 47,5 pour 100 signifie que, même dans une population expérimentale composée entièrement de déviants sexuels, le test donnerait un faux résultat négatif dans plus de la moitié des cas. Au cours du voir‑dire, le Dr Beltrami a fait remarquer ceci, par exemple: «Donc, je reconnais que dans la littérature habituelle, avec des gens venant de tous les milieux, en mettant ensemble toutes les études que, y’a presque cinquante pour cent (50%) d’individus qui parfois ne scorent pas.» Un tel résultat rendrait le test tellement sujet à erreur qu’il ne serait pas utile pour identifier ou pour exclure.

52 Quand le Dr Beltrami a été contre‑interrogé au sujet du taux de réussite de 47,5 pour 100, il a répondu: «y’a aussi quand même y’a des articles qui signalent bien que plus la déviation est vers un âge bas et qu’elle est inusitée, plus le test va être spécifique et sensible plus exactement». Il a précisé, sans plus, que des études effectuées «à Montréal» indiquaient que le taux de détection des «préférences» plus «inhabituelles» pouvait aller jusqu’à 87 pour 100. Ainsi, la sensibilité du test varierait entre 47,5 pour 100 et 87 pour 100, mais le Dr Beltrami n’a pas donné de chiffre plus précis à cet égard, sauf qu’il a affirmé que, lorsqu’une personne a tiré plaisir de la pénétration anale d’un enfant qui n’a pas atteint la puberté, le taux de détection est vraisemblablement plus élevé. Il a dit:

Alors, donc, quand on parle, si vous me demandez mon opinion professionnelle pour une pénétration anale, c’est un acte grave qui, quoiqu’on en dise, est pas si toléré que ça par des enfants naïvement et c’est un acte qui demande quand même une certaine pression, que ce soit psychologique, que ce soit de force physique ou autre et ça laisse des traces, ça laisse des traces et le fameux quarante pour cent (40%) peut remonter à quatre‑vingts pour cent (80%) parce que là, on sort vraiment de la norme habituelle.

53 Le Dr Beltrami n’a pas expliqué comment, en supposant que le test de la pléthysmographie reposait sur la stimulation du souvenir de plaisirs passés, les résultats varieraient selon le degré de déviance par rapport à une norme donnée, et il n’a pas non plus abordé cette question dans son rapport écrit.

54 Le Dr Beltrami a convenu qu’un faux résultat négatif (c’est-à-dire lorsque la pléthysmographie n’a pas permis de découvrir un déviant réel) peut notamment être attribuable au fait que les scénarios visuels et auditifs présentés au sujet ne comportaient pas certains éléments de stimulation particuliers, tels que l’humiliation de la victime. Il a dit que des scénarios sont parfois conçus spécialement pour correspondre exactement aux faits allégués, mais que cela n’avait pas été fait en l’espèce. Les scénarios normalisés dont s’est servi le Dr Beltrami n’ont pas été soumis à la Cour, et l’on n’a pas tenté de démontrer qu’ils reproduisaient en fait le type de stimulation qu’aurait eu le présumé délinquant en accomplissant l’acte reproché.

55 À mon avis, le juge du procès avait de bonnes raisons de douter de la valeur de ce témoignage. Même en donnant une interprétation large à la nécessité d’un «profil type» et en faisant abstraction des doutes que seul un pédophile serait capable de commettre l’infraction, la preuve du taux d’erreur du test en ce qui a trait à la «concordance» de l’intimé avec la «catégorie distinctive» ou à son «exclusion» de cette catégorie était problématique. La possibilité qu’une telle preuve — «empreinte de la mystique de la science» (Béland, précité, à la p. 434) — fausse le processus de recherche des faits était très réelle. En outre, lorsque la défense soumet une preuve de ce genre, on peut s’attendre à ce que le ministère public réponde au moyen d’une preuve d’expert, d’où le risque que le procès dégénère en controverse sur la prédisposition ou la propension et se transforme en un «simple concours d’experts, dont le juge des faits se ferait l’arbitre en décidant quel expert accepter» (Mohan, à la p. 24). Le juge du procès n’a pas considéré que le témoignage en cause était assez fiable pour exclure l’intimé en tant qu’auteur potentiel du crime, et la prise en considération de l’analyse du coût et des bénéfices semble appuyer la conclusion que ce témoignage a apporté autant de problèmes que de solutions.

7. La nécessité d’aider le juge des faits

56 Dans l’arrêt Mohan, le juge Sopinka a conclu que la preuve d’expert en question devait être plus que simplement utile. Il a exigé que l’opinion d’expert soit nécessaire: «au sens qu’elle fournit des renseignements “qui, selon toute vraisemblance, dépassent l’expérience et la connaissance d’un juge ou d’un jury” [. . .] la preuve doit être nécessaire pour permettre au juge des faits d’apprécier les questions en litige étant donné leur nature technique» (p. 23). Dans l’arrêt Béland, précité, à la p. 415, le juge McIntyre a, au sujet de l’inadmissibilité de la preuve obtenue au moyen d’un test polygraphique, cité la décision Davie c. Magistrates of Edinburgh, [1953] S.C. 34, portant sur le rôle des témoins experts et dans laquelle lord Cooper a dit (à la p. 40):

[traduction] Il leur incombe de fournir au juge ou au jury les critères scientifiques nécessaires pour vérifier l’exactitude de leurs conclusions, afin de permettre au juge ou au jury de former sa propre opinion par l’application de ces critères aux faits établis par la preuve. [Je souligne.]

La preuve d’expert vise donc à aider le juge des faits en lui fournissant des connaissances particulières qu’une personne ordinaire n’aurait pas. Elle n’a pas pour objet de substituer l’expert au juge des faits. C’est un acte de jugement éclairé, et non un acte de confiance, qui est requis du juge des faits.

57 Il est clair que le Dr Beltrami a estimé qu’il ne lui appartenait pas de faire en sorte que le juge des faits soit en mesure d’évaluer le fondement des déductions qu’il proposait de faire en faveur de l’intimé à partir de ses données. Il a offert une opinion toute faite, sans toutefois être disposé à communiquer au juge du procès les données sur lesquelles il s’était appuyé. À un moment donné, quand le ministère public l’a interrogé sur son omission de produire la courbe des résultats de la pléthysmographie pénienne, le Dr Beltrami a affirmé:

Écoutez, Votre Seigneurie, il faut comprendre que si on commence, -- habituellement ni on remet les tests psychologiques en détail ni les courbes parce qu’à ce moment‑là si on commence à calculer tout en centimètres ou en millimètre, on va passer la matinée ici. Disons que cette courbe analysée d’une manière pertinente montre les résultats suivants qu’il n’y a pas, d’après l’habitude d’évaluer ces courbes‑là, il n’y a pas de traces du comportement déviant chez lui.

Ailleurs, le Dr Beltrami a expliqué pourquoi il n’avait pas produit les données sur lesquelles il avait fondé son opinion:

O.K. Mais c’est pas produit d’habitude parce que sinon ce serait trop complexe de produire tous les détails, y’aurait des batailles sur des petits détails.

58 Bien entendu, c’est souvent dans les «petits détails» qu’on trouve à redire et, à la suite du contre‑interrogatoire, l’avocate du ministère public a eu l’échange suivant avec le juge au sujet de la non‑production des documents‑clés:

LA COURONNE:

Moi, je fais le commentaire pour peut-être permettre à mon confrère de compléter, vous comprenez ce que je veux dire?

LA COUR:

Ah, oui, mais ça . . .

LA COURONNE:

D’une certaine façon . . .

LA COUR:

C’est son problème.

LA COURONNE:

Ça va.

Le juge du procès a par la suite dit à l’avocat de la défense:

LA COUR:

. . . Alors, c’est votre problème à vous ça . . .

59 Pour pouvoir accorder une valeur probante à l’opinion d’un expert, il faut conclure à l’existence des faits sur lesquels elle repose. Même si le Dr Beltrami avait offert une explication de ses données et expliqué au juge du procès les raisons d’«expert» pour lesquelles il estimait que le juge du procès pourrait faire les déductions appropriées, il restait à déterminer si la contribution du Dr Beltrami à la capacité du juge de tirer sa «propre conclusion indépendante» sur la question de l’exclusion de l’intimé valait le coût de la possibilité que soit faussé l’examen indépendant, par le juge, de la preuve d’opportunité, des déclarations extrajudiciaires des enfants, du lien parental de l’intimé avec les enfants et des relations hétérosexuelles que l’intimé avait avec plusieurs femmes d’âge mur. Il me semble qu’on a seulement soumis au juge du procès une opinion théorique qui, au cours du contre‑interrogatoire, s’est révélée dépourvue d’appui scientifique établi. Pour ce qui est des questions posées dans Daubert, précité, le Dr Beltrami a traité du «taux connu ou potentiel d’erreur», mais on ne lui a demandé d’aborder ni l’historique ou l’acceptation des techniques de diagnostic par opposition aux fins thérapeutiques, ni le niveau d’acceptation à cette fin parmi ses pairs de la profession scientifique.

60 La preuve du Dr Beltrami indiquait en fait qu’il fallait ajouter foi à la dénégation de l’intimé parce qu’il n’était pas le genre de personne susceptible d’agir ainsi. Cela ressemblait à un témoignage justificatif dans des circonstances non visées par l’exception du témoin expert: R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223, le juge McLachlin, à la p. 248. Étant donné que le juge du procès a exclu la preuve du Dr Beltrami en raison de l’absence de «profil type», il n’a pas traité de l’exigence de nécessité dans ses motifs, mais il lui aurait été certainement loisible d’écarter l’opinion du Dr Beltrami en fonction également d’une analyse du coût et des bénéfices de l’exigence de nécessité.

8. Le pouvoir discrétionnaire du juge du procès

61 L’analyse de l’arrêt Mohan place nécessairement une grande confiance dans la capacité du juge du procès de s’acquitter de son rôle de gardien (arrêt Malboeuf, précité). Le juge du procès a abordé les exigences juridiques appropriées qui ont été établies dans l’arrêt Mohan. Même s’il peut s’être attardé à la nécessité d’un «profil type», ses motifs indiquent, dans l’ensemble, que la preuve que la défense a choisi de présenter ne l’a simplement pas convaincu que les exigences de l’arrêt Mohan avaient été respectées. Le fait que le juge du procès a évité que la recherche des faits soit faussée par la présentation d’un témoignage d’expert inapproprié, en exerçant sa fonction de gardien dans l’évaluation des exigences de procès juste et équitable, mérite beaucoup de respect. En l’espèce, une grande partie de la preuve étayait la décision du juge du procès d’exclure le témoignage du Dr Beltrami, et je suis d’avis que les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec ont commis une erreur en intervenant dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire à cet égard.

IV. Dispositif

62 Le pourvoi est donc accueilli et la déclaration de culpabilité inscrite par le juge du procès est rétablie.

Pourvoi accueilli.

Procureur de l’appelante: Le substitut du Procureur général, Montréal.

Procureurs de l’intimé: Silver, Morena, Montréal.


Synthèse
Référence neutre : 2000 CSC 51 ?
Date de la décision : 09/11/2000
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et la déclaration de culpabilité est rétablie

Analyses

Droit criminel - Preuve - Preuve d’expert - Admissibilité - Critère de l’arrêt Mohan - Accusé inculpé d’avoir agressé sexuellement deux garçonnets - Expert témoignant que la personnalité de l’accusé ne permet pas de conclure qu’il est prédisposé à commettre de telles infractions - Le juge du procès a-t-il commis une erreur en excluant la preuve d’expert?.

L’accusé a été inculpé d’avoir commis une série d’agressions sexuelles sur deux garçonnets. Il a fait témoigner un psychiatre dans le but d’établir que, selon toute probabilité, l’auteur des mauvais traitements qui comprenaient des relations sexuelles anales était une personne atteinte d’une déviance sexuelle grave, et que divers tests administrés à l’accusé, dont une pléthysmographie pénienne, ne révélaient aucun trait de personnalité déviant de la sorte. À la suite d’un voir-dire, le juge du procès a exclu la preuve d’expert pour le motif qu’elle paraissait démontrer seulement une absence de prédisposition générale disposition et n’était pas sauvegardée par l’exception du «groupe distinctif» reconnue dans l’arrêt Mohan. L’accusé a été déclaré coupable. La Cour d’appel à la majorité a accueilli l’appel de l’accusé et ordonné la tenue d’un nouveau procès pour le motif que la preuve d’expert avait été exclue à tort.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli et la déclaration de culpabilité est rétablie.

Le fait que le juge du procès a évité que la recherche des faits soit faussée par la présentation d’un témoignage d’expert inapproprié, en exerçant sa fonction de gardien dans l’évaluation des exigences de procès juste et équitable, mérite beaucoup de respect. Dans la présente affaire, le juge du procès n’était pas convaincu que les exigences de l’arrêt Mohan étaient respectées.

Une nouvelle théorie ou technique scientifique doit être «soigneusement examinée». En l’espèce, le psychiatre a fait œuvre de pionnier au Canada en essayant d’utiliser, en tant qu’outil médicolégal, la pléthysmographie pénienne auparavant reconnue comme étant un outil thérapeutique. De plus, si on acceptait une preuve d’expert que l’infraction a probablement été commise par un membre d’un «groupe distinctif» dont l’accusé est exclu, on serait très près de la conclusion sur la question fondamentale de la culpabilité ou de l’innocence. Cela justifiait d’autant plus un examen minutieux.

L’exception du «groupe distinctif» que l’on cherche à appliquer dans la présente affaire exige qu’il soit démontré que le crime ne serait ou ne pourrait être commis que par une personne ayant des traits de personnalité distinctifs que l’accusé ne possède pas. Le profil de personnalité du groupe auquel appartient l’auteur de l’infraction doit relever des éléments psychologiques véritablement distinctifs qui, selon toute probabilité, étaient présents et en action chez ce dernier au moment de la perpétration de l’infraction. L’exigence de l’arrêt Mohan que ce profil soit un profil «type» avait pour objet d’éviter qu’il soit établi de manière ponctuelle en fonction de chaque cas particulier. En outre, la réponse à la question de savoir si le «profil» est suffisant dépend de la capacité de l’expert de déterminer et décrire avec une précision réaliste ce qui, au juste, fait que l’auteur distinctif ou déviant du crime diffère des autres personnes, et du motif pour lequel l’accusé peut être exclu. La preuve d’expert qui a été produite en l’espèce était insuffisante à ces deux égards. La définition du groupe «distinctif» de personnes qui ont une propension à commettre ce «crime distinctif» était vague. Même si la mention d’un «profil type» dans l’arrêt Mohan ne devrait pas être interprétée comme exigeant un inventaire exhaustif des traits de personnalité, le profil doit ramener la catégorie à des proportions utiles. En outre, le témoin n’a pas convaincu le juge du procès que les principes et la méthode qui sous‑tendent les tests administrés à l’accusé étaient fiables et, qui plus est, applicables. Même en donnant une interprétation large à la nécessité d’un «profil type» et en faisant abstraction des doutes que seul un pédophile serait capable de commettre l’infraction en cause, la preuve du taux d’erreur des tests administrés à l’accusé était problématique. La possibilité qu’une telle preuve fausse le processus de recherche des faits était très réelle. La prise en considération de l’analyse du coût et des bénéfices appuie la conclusion du juge du procès que ce témoignage a apporté autant de problèmes que de solutions, et le juge avait donc le pouvoir discrétionnaire de l’exclure. La Cour d’appel à la majorité a commis une erreur en intervenant dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : J.-L.J.

Références :

Jurisprudence
Arrêt appliqué: R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9
arrêts mentionnés: R. c. Garfinkle (1992), 15 C.R. (4th) 254
R. c. Béland, [1987] 2 R.C.S. 398
R. c. McIntosh (1997), 117 C.C.C. (3d) 385
R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577
Kelliher (Village of) c. Smith, [1931] R.C.S. 672
R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24
R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852
R. c. McMillan (1975), 23 C.C.C. (2d) 160, conf. par [1977] 2 R.C.S. 824
R. c. Lupien, [1970] R.C.S. 263
R. c. Robertson (1975), 21 C.C.C. (2d) 385
Frye c. United States, 293 F. 1013 (1923)
Daubert c. Merrell Dow Pharmaceuticals, Inc., 509 U.S. 579 (1993)
Protection de la jeunesse — 539, [1992] R.J.Q. 1144
R. c. Blondin, [1996] A.Q. no 3605 (QL)
People c. John W., 185 Cal.App.3d 801 (1986)
Gentry c. State, 443 S.E.2d 667 (1994)
United States c. Powers, 59 F.3d 1460 (1995)
State c. Spencer, 459 S.E.2d 812 (1995)
R. c. Pascoe (1997), 5 C.R. (5th) 341
R. c. B.L., [1988] O.J. No. 2522 (QL)
R. c. G. (J.R.) (1998), 17 C.R. (5th) 399
R. c. Taillefer (1995), 40 C.R. (4th) 287
R. c. B. (S.C.) (1997), 119 C.C.C. (3d) 530
R. c. K.B. (1999), 176 N.S.R. (2d) 283
R. c. Malboeuf, [1997] O.J. No. 1398 (QL), autorisation de pourvoi refusée, [1998] 3 R.C.S. vii
R. c. Perlett, [1999] O.J. No. 1695 (QL)
R. c. S. (J.T.) (1996), 47 C.R. (4th) 240
R. c. Dowd (1997), 120 C.C.C. (3d) 360
Davie c. Magistrates of Edinburgh, [1953] S.C. 34
R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 152 [abr. & rempl. ch. 19 (3e suppl.), art. 1], 159(1) [idem, art. 3].
Doctrine citée
Barker, James G., and Robert J. Howell. «The Plethysmograph: A Review of Recent Literature» (1992), 20 Bull. Am. Acad. Psychiatry & L. 13.
Delisle, R. J. «The Admissibility of Expert Evidence: A New Caution Based on General Principles» (1994), 29 C.R. (4th) 267.
Mewett, Alan W. «Character as a Fact in Issue in Criminal Cases» (1984‑85), 27 Crim. L.Q. 29.
Morin, Luc, et Claude Boisclair. «La preuve d'abus sexuel: allégations, déclarations et l'évaluation d'expert» (1992), 23 R.D.U.S. 27.
Myers, John E. B., et al. «Expert Testimony in Child Sexual Abuse Litigation» (1989), 68 Neb. L. Rev. 1.
Paciocco, David M., and Lee Stuesser. The Law of Evidence. Concord, Ont.: Irwin Law, 1996.

Proposition de citation de la décision: R. c. J.-L.J., 2000 CSC 51 (9 novembre 2000)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2000-11-09;2000.csc.51 ?
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